« There’s a lot of things you need to get across this universe. And you know the thing you need most of all? You need a hand to hold. »
« Lady Delaney ? Nous sommes arrivés. » Irene acquiesca d’un sourire, et sortit ses lunettes de soleil tandis qu’Adrian, le chauffeur que Mr Ferguson avait mis à sa disposition pour son séjour à Brisbane, venait lui ouvrir la porte. « Souhaitez-vous que je vous attende ? — Merci Adrian, c’est parfait. Non, je ne pense pas, je vous appellerai si besoin mais pour le moment vous pouvez disposer. Si vous voyez ma nièce, dites-lui qu’elle ne m’attende pas. »
Sans plus attendre, la voiture s’éloigna, laissant Irene sur le parking des studios de la Australian Broadcasting Corporation. Elle sourit, délicieusement excitée à l’idée de mettre en œuvre sa petite surprise. Elle avança vers l’entrée du bâtiment et s’assit sur un banc bien en vue, décider à profiter de la chaleur et de la lumière, mais placée de telle manière à pouvoir surveiller les allées et venues des employés. Pas question de le louper…
Elle n’avait pas revu Jamie depuis qu’il s’était envolé pour l’Australie, il y a quoi, quatre ans ? Elle-même n’était pas très présente en Angleterre à ce moment-là, partie voyager en Asie. Elle eut un sourire en repensant à cette période, mais il s’éteignit bien vite : elle n’avait pas pu être là pour Jamie. Tout avait été très difficile et très confus pendant un temps.
Oh, Irene, ambassadrice des meilleures intentions au monde. Dommage que les actions ne concordent pas.
L’Anglaise espérait que sa visite serait une belle surprise. Jamie avait été tellement important pour elle, elle s’en voulait un peu de ne pas avoir montré plus de soutien. C’était bien l’une des rares personnes avec lesquelles elle pouvait se montrer parfaitement honnête. Et maintenant qu’elle était là… À vrai dire, même si le but de son séjour était de revoir Jonathan, elle était tout aussi excitée de revoir son ami d’enfance, et beaucoup moins inquiète. Ils s’étaient quittés en de bons termes, et même s’ils avaient perdu contact, ils avaient toujours trente ans d’indéfectible amitié à leur actif. C’était la première personne qu’elle avait envisagé de revoir en atterrissant : elle aurait besoin de sa sagesse, de sa gentillesse, de ses conseils pour trouver la force d’accomplir ce pourquoi elle était venue. Et puis vraiment, plus que tout, elle voulait retrouver un visage familier et amical ici, passer du bon temps avec un ami sans que les choses ne se compliquent ; elle voulait savoir ce à quoi il avait employé sa vie les quatre dernières années, elle voulait lui raconter tellement d’anecdotes, lui rapporter deux-trois potins sur la bonne société londonienne, lui donner des nouvelles de leurs amis en commun… Bref, beaucoup trop de bonnes raisons pour ne pas retarder leurs retrouvailles. Les soucis viendraient plus tard. Irene s’accordait aujourd’hui une journée de bonheur, et elle en avait bien le droit.
Pour l’occasion, elle avait acheté un bouquet de fleurs qu’elle tenait précieusement entre ses bras : un peu kitsch, sûrement, mais Irene adorait faire des surprises, et les faire bien. Elle aurait voulu réserver une table pour après, mais elle avait appris que Jamie, en plus d’avoir un super boulot dans lequel il avait l’air exceller, était désormais époux et père, et elle ne souhaitait pas contrarier ses plans s’il avait d’autres obligations familiales. L’idée c’était de passer pour faire coucou, ils auraient tout le temps de se revoir ensuite.
Une dizaine de minutes après, elle repéra un homme sortant des bureaux. Elle sourit largement. Immanquable… Et, avec toute la grâce dont elle était capable, sachant qu’il passerait non loin du banc, lui adressa un salut de la main.
Sans un bruit, je m’introduis dans le studio d’enregistrement, laissant à la porte ma casquette de rédacteur en chef pour celle d’animateur. Pile à l’heure. Comme d’habitude, les imprimantes n’en font qu’à leur tête. Celle de mon bureau a bien failli me mettre en retard, refusant catégoriquement de sortir le texte de mon émission de ce soir correctement écrit. A peine ais-je déposé le casque sur mes oreilles et me suis-je assis devant le micro que le jingle sonne seize heures pile. La page de pub arrivant à sa fin, la collègue me précédent de charge de m’annoncer bien à sa manière, un large sourire sur son visage laissant présager qu’elle est déjà fière de son tetxte; « Il est beau, il est grand, il est fort, il est dans les pages du dernier Vogue paru la semaine dernière et il prend l’antenne pour les deux prochaines heures ; j’ai la joie de vous laisser en la compagnie de Jamie et je vous dis à demain. » Mes yeux s’arrondissent, je pouffe un peu nerveusement, surpris et terriblement gêné. « Wow, eh bien, okay… » Je bafouille un court instant avant. « Merci, je ne sais plus du tout où me mettre, vous pouvez commencer l’émission sans moi je pense ! » Le retour est bon, et une fois que j’ai repris contenance, je peux véritablement débuter l’émission. L’avantage d’être un anglais à Brisbane, c’est le profil international. Contrairement à mes collègues qui traitent majoritairement de sujets touchant Brisbane, Sydney, Perth, ainsi que le reste de l’Australie et de l’Océanie, même s’ils touchent aux autres continents, c’est que je peux m’y consacrer plus en long en large et en travers. Offrir un plus vaste éventail des événements qui secouent le monde. Quoi que, selon les jours, je peux bien me contenter de culture pop’. Je n’ai que deux chroniqueurs avec moi, la composition en trio me convient très bien. Entre deux gros sujets, une interview d’une personnalité publique. Deux heures est un bon format en radio. Entrecoupé de musique et de publicités, ce n’est ni trop long, ni trop court. Et les auditeurs aident à faire une bonne partie du travail, dans la mesure où une majeure partie du concept du show repose sur les réseaux sociaux. J’adore les deux petites heures quotidiennes derrière le micro. Je ne suis plus uniquement le grand manitou de mon équipe de journalistes. J’ai moi aussi le droit de retourner à mes premiers amours, les murmures aux oreilles du public. Le temps passe toujours à une vitesse folle. « Déjà dix-huit heures mes chers, c’est qu’il en est terminé de mon temps. On se retrouve demain, même heure. Ne changez pas de station, c’est Lana Del Ray dans un court instant. » Je souffle, satisfait, alors que le jingle démarre. En quittant le studio, et en me dirigeant vers mon bureau, je dis bonsoir à tout le monde. Comme convenu avec Joanne, désormais, je ne reste plus travailler après l’émission. Je perds trop facilement la notion du temps, et si je me plonge dans la paperasse, je n’en lève pas le nez avant les premières heures de la nuit. Non, désormais, je prends la route dans l’heure, je rentre pour profiter de mon fils, lui donner le biberon du soir. C’est mon moment particulier avec lui. Alors je récupère ma veste, ma sacoche, éteint l’ordinateur. Je salue encore quelques personnes sur le chemin de l’ascenseur, puis dans le hall d’entrée. La standardiste, à l’entrée, s’amuse toujours à m’appeler my Lord. Elle trouve cela cocasse, un aristocrate exilé en Australie qui joue les animateurs radio. Il est vrai que ça l’est. Prêt à retrouver ma voiture dans le parking, je traverse la petite place que surplombe le bâtiment de la chaîne, là où tout le monde aime venir déjeuner en été. A cette heure, elle est toujours déserte. Ce soir, il n’y a qu’une jeune femme sur un banc. Une jeune femme qui me fait signe et me sourit. « Irene ? » Je m’arrête sec, certain de la reconnaître. Même après quatre ans sans se voir, le visage d’une amie d’enfance, d’une soeur, ne s’oublie pas. Et même s’il change, son aura se reconnaît entre toutes. J’approche pour la voir de plus près, et plus je m’avance, plus ses traits se précisent. « Oh mon Dieu c’est toi ! » Elle se lève, et je ne tarde pas une seule seconde pour la prendre dans mes bras. Je loge mon visage dans ses mèches brunes, retrouvant une présence et une odeur familières. Sûrement les seules que je suis véritablement ravi de retrouver ici, moi qui abhorre tout ce qui est lié de près ou de loin à mon ancienne vie londonienne. Mais Irene est l’une des meilleures personnes que j’ai pu connaître en ce monde. « Tu ne peux pas imaginer à quel point ça me fait plaisir de te voir. Tu m’a manqué. » Je rechigne à la lâcher, je pourrais la garder ainsi enlacée pendant des heures afin de rattraper toutes les étreintes que nous n’avons pas échangées depuis des années. Mais je la lâche finalement, et je remarque enfin le bouquet qu’elle porte et dont je la déleste. « Et tu es toujours aussi adorable. » Et puis, elle est toujours magnifique. Le temps ne semble pas vraiment avoir eu d’emprise sur elle, alors que moi, je vieillis à vue d’oeil. Je ne lui demande pas pourquoi elle ne m’a pas prévenu de son arrivée en Australie; la connaissant, elle souhaitait me faire la surprise en bonne et due forme, et voilà chose faite. Alors je lui pose l’autre question des plus classiques ; « Qu’est-ce que tu fais à Brisbane ? » Oh, la dernière fois qu’elle est venue dans cette ville, dans le pays, je l’ai récupérée dans un sale état à son retour. J’espère que ce nouveau séjour la guérira du précédent. « Non, attends avant de me dire. Il y a mieux comme endroit pour parler. Tu as le temps pour boire un verre n’est-ce pas ? »
« Irene ? » Le sourire de la brune s'élargit, et, riant comme une gamine, elle se lève pour se jeter dans les bras de son ami. C'est comme dans les films, mais après tout, ils le méritent: ça fait bien trop longtemps qu'ils n'ont pas eu l'occasion de se voir. L'émotion la submerge, elle essuie les quelques larmes de joie qui perlent à ses yeux et plante un baiser sonore sur la joue de Jamie. Elle a l'impression d'avoir cinq ans, ou mille, elle ne sait plus trop. Plus que tout, elle a l'impression d'avoir retrouvé une partie d'elle-même.
Exagéré ? Non, franchement, non. Oh, aucun souci à se faire; Irene n'éprouve aucun sentiment amoureux pour Jamie. Mais la tendresse et le respect qu'elle a envers lui surpassent parfois un simple amour. Elle n'oublie pas qu'elle lui doit sa santé, sa guérison et que si sa vie est stable maintenant, c'est bien grâce à lui. Et pour ça, il sera toujours sur un piédestal devant elle, un ange parmi les hommes. « Surprise, darling ! » répond-elle avec un air malicieux, incapable de dissimuler son éclatante joie.
Irene aime aussi Jamie à l'infini car il lui a toujours permis de se sentir libre. Loin des contrôles, loin des carcans: et avec lui elle peut s'exprimer, elle peut rire et pleurer, elle peut jurer, courir, manger plein de gâteaux, jouer des farces à leurs familles, grimper aux arbres - qu'elle ait dix ou trente ans ça n'a jamais trop changé.
Elle lui tend le bouquet, un peu écrasé par son élan. Puis, Irene pose ses mains sur ses joues, caresse doucement ce visage qu'elle redécouvre. « Regarde-toi, comme tu es beau ! On dirait même que tu as bronzé, incroyable. L'Australie te va bien, on dirait. » Et c'était vrai. Il avait toujours été un homme extrêmement séduisant, mais loin de l'atmosphère étouffante de Londres et de leur monde, c'était comme s'il s'était épanoui au-delà du possible. Elle connaissait ce sentiment, et surtout son effet inverse.
Ils s'éloignent un peu, elle reprend son souffle. Comment a-t-elle fait pour passer quatre ans loin de lui ? Il commence à lui poser une question, évidente, sur la raison de sa présence. Le ton positif qu'il emploie la touche - elle se doute que tous n'auront pas la même réaction en la voyant débarquer à nouveau ici. Et un visage familier, une épaule contre laquelle se poser, un sourire accueillant, un repère, un point fixe dans son histoire, c'est mieux qu'une bouffée d'oxygène.
« Non, attends avant de me dire. Il y a mieux comme endroit pour parler. Tu as le temps pour boire un verre n’est-ce pas ? — Ce serait avec plaisir ! J'ai tout mon temps tu sais. Mais... j'ai cru comprendre que c'était plutôt toi qui avait de nouvelles responsabilités désormais. Clin d'oeil - elle ne peut s'empêcher de révéler ce qu'on lui a appris sur la situation de son ami. On m'a soufflé à l'oreille que tu étais père et fiancé... Jamie je n'en reviens pas ! Toutes mes félicitations, tu n'imagines pas à quel point je suis fière et heureuse pour toi. Tu le mérites tellement ! Enfin, je ne veux surtout pas te déranger dans tes obligations familiales tu sais, on aura toujours le temps d'aller boire un verre plus tard. Promis, je n'ai pas l'intention de rentrer avant quelques mois. » (Cette fois, c'est sûr, je compte bien rester aussi longtemps que possible.)
À vrai dire, Irene meurt d'envie de s'installer autour d'un bon verre et juste de passer du temps avec Jamie, mais, et c'est sincère, elle ne veut pas contrarier ses plans s'il en a. Comme elle l'a dit, elle est là pour un bon moment, et ce qui importait, c'était de passer lui faire la surprise de sa présence.
Ah, oui, le bouquet. Je le récupère des mains d'Irene et tente de lui rendre un peu de sa contenance, le pauvre. La jeune femme a un truc pour les leurs, elle les choisit toujours avec goût, et depuis le temps que nous nous connaissons, elle ne pouvait pas se tromper dans sa sélection. On voit là tout son raffinement. Je la remercie peut(être deux ou trois fois, je n'en sais rien. Je suis si euphorique. Personne de ma vie de Londres ne m'a autant manqué qu'Irene, et la voir ici est absolument inespéré. Mais avant d'en parler plus dans le détail, nous devrions trouver un endroit adéquat où nous asseoir autour d'un verre. Nous n'allons pas rester plantés là. Mes yeux s’écarquillent lorsque mon amie m'énumère ma propre vie australienne sans que j'ai à lui apprendre quoi que ce soit à propos de mes fiançailles et de la naissance de mon fils. « Tu es déjà au courant de tout, hein ? Je ne vais rien avoir à raconter. » Non, j'espère quand même avoir des détails à lui servir, quelques choses intéressantes, si jamais elle est curieuse d'en savoir plus. « Mais ne t'inquiètes pas pour tout ça, il n'y a pas mort d'homme si je rentre plus tard ce soir. » En accord avec Joanne, je me débrouille du mieux que je peux pour rentrer tôt, et je m'y tiens bien depuis quelques temps. Alors je peux bien aller boire un verre avec ma plus vieille amie. Tant pis pour le biberon du soir de Daniel, ce n'est que partie remise jusqu'à demain soir. « Je préfère passer un peu de temps avec toi ce soir. Me connaissant, si nous manquons l'occasion et que nous repoussons à plus tard, cela ne se fera pas avant des mois. Je ne suis pas doué pour me dégager du temps libre. » Entre le travail, ma vie de famille et mes activités parallèles, j'ai à peine cinq minutes pour moi seul. Je crois que les seuls moments où je souffle vraiment, c'est quand je suis au volant entre chez moi et le travail. Je n'ai pas de temps pour mes amis australiens, je vois à peine toute la cousinade que je me suis découverte ici même, les enfants de ma tante, alors j'ai beau adorer Irene, je sais que si ce n'est pas ce soir, ça ne sera pas avant deux mois. « Laisses-moi juste une minute, que je prévienne ma fiancée. » dis-je en dégainant mon téléphone portable, juste le temps d'envoyer un sms à Joanne lu disant vaguement que j'ai un empêchement de dernière minute. Faisant vite, je n'ai pas trop le temps de me demander si je dois oui ou non lui dire que je suis avec une autre femme, amie d'enfance venue de Londres. Au cas où, je ne préfère pas. Histoire qu'elle ne se fasse pas d'idées, elle qui a l'imagination si fertile. « Si tu restes quelques mois, tu devrais vraiment la rencontrer. Je suis certain que vous vous entendriez à merveille, vous êtes toutes les deux des exemples de bonté. » Entre autres qualités dont je pourrais faire l'éloge pendant les heures. Quoi qu'il en soit, à mes yeux, les deux jeunes femmes se ressemblent sur bien des points. Il est impossible que le courant ne passe pas. « Oh, et tu devrais rencontrer Daniel aussi, notre fils. C'est vraiment un amour. » j'ajoute une fois le message envoyé. Le petit est une véritable boule de tendresse à l'état pur qui a hérité de tout le calme et la générosité de sa mère. Déjà à quatre mois, il est simple de deviner quels traits il a hérité de ses parents. Pour le moment, il a ma couleur de cheveux, et il est aussi dormeur que moi. « Il y a un petit bar juste là, c'est un peu le repère des employés de la chaîne, j'espère que ça ira. Je te montrerai un lieu plus chic la prochaine fois. » J'indique le troquet à Irene, qui ne se trouve qu'à deux minutes à pied sur la grande place dont fait partie ABC. Nous nous dirigeons donc par là et trouvons une table en terrasse. Pour les Australiens, l'hiver approche bien trop vite, mais pour nous autres anglais habitués aux climats ingrats, le froid de l'hémisphère sud est un beau jour de printemps en Grande-Bretagne. Pendant que les habitants de Brisbane songent à sortir leurs pulls, nous trouvons la brise agréable. « Alors, dis-moi tout. Qu'est-ce qui t'amènes à Brisbane ? »
C'est finalement un soulagement que de l'entendre repousser ses objections, et elle acquiesce avec joie. « Laisses-moi juste une minute, que je prévienne ma fiancée. — Bien sûr, je t'en prie, c'est la moindre des choses. Pas une seconde elle ne pense pouvoir mettre Jamie dans l'embarras une fois qu'il accepte de prendre un verre avec elle. Le petit monde ordonné d'Irene Delaney n'a pas de place pour la jalousie et l'idée que l'épouse de Jamie puisse s'inquiéter à son sujet ne l'effleure même pas: sa vraie inquiétude était plutôt de lui faire manquer ses devoirs de père de famille. « Quant à ce que je sais... Irene penche la tête sur le côté, un air malicieux sur le visage. Les Lords anglais ont beau s'expatrier à l'autre bout du monde, tout se sait toujours quand il s'agit des gens comme nous. Tu penserais quand même avoir un peu de tranquillité, mais ce n'est jamais vraiment le cas. Je ne sais plus comment j'ai appris tout ça, c'est venu de manière assez sporadique... Mais si ça peut te rassurer, ça n'a quand même pas fait grand bruit à Londres. Pour être honnête, je pense que nous l'avons su car papa et ton père étaient très liés. Les Keynes et les Delaney... Difficile de couper les ponts. Enfin, peu importe, je parle trop ! Et bien sûr, j'ai hâte de t'entendre me raconter les détails... Après tout je n'ai eu droit qu'aux grands titres ! »
Connaissant Irene, c'était très peu probable qu'elle se contente d'apprécier de loin la situation de son plus vieil et plus cher ami. Et elle irait à la pêche aux détails elle-même s'il le fallait - Irene Delaney n'était pas vraiment du genre à renoncer. Quant à rencontrer la famille de Jamie, c'était absolument impensable de faire autrement. « À priori je reste un moment ici donc j'accepte avec plaisir ! D'ailleurs, seriez-vous disponible pour un dîner d'ici quelques semaines ? Je loge à l'hôtel et ne puis vous convier moi-même mais Frank Ferguson - plus ou moins l'homme de confiance de grand-père et papa en Australie, tu l'as déjà rencontré je crois ? Enfin bref, il serait ravi de me faire hôtesse de sa maison pour une soirée. Je serais absolument ravie de vous recevoir, toi, ton épouse et ton fils. » (Et "non" n'est pas une réponse acceptable...) Irene a toujours été habituée aux grandes réceptions, et il lui paraît naturel de lancer une invitation, quand bien même ce n'est pas chez elle: après tout, Mr Ferguson se tient à sa disposition et elle n'est pas du genre à refuser des services. Après tout, Irene vit encore dans une bulle, et même si les dernières années lui ont un peu remis les pieds sur terre, elle est toujours convaincue que le monde tourne autour de principes simples et vieux comme les traditions aristocratiques.
Avec un sourire, elle suit Jamie dans le bar qu'il lui indique - évidemment que ça ira, même si elle est très à cheval sur l'étiquette, ils ne sont pas en 1910... Et avec Jamie, elle irait au bout du monde sur une pirogue en bois... ou presque. Prenant place, elle commande un cocktail - il est peut-être un peu tôt mais elle a rarement l'occasion d'en voir en Angleterre: le temps s'y prête rarement et elle se sent d'humeur festive, alors... Parfaitement décontractée, Irene se surprend à savourer ce moment de quiétude. Il n'y a rien qui cloche, et tout va pour le mieux. Encore une fois, Jamie lui prodigue cet îlot de sécurité dont elle a tant besoin.
« Alors, dis-moi tout. Qu'est-ce qui t'amènes à Brisbane ? » Elle lui répond par une petite moue d'abord, entre un sourire et une grimace, puis hausse un sourcil. Pas besoin de faire semblant ni de mettre un masque, alors, elle n'a pas d'excuse pour ne pas commencer son histoire. Mais, well, ça ne va pas être simple à expliquer, néanmoins. Si elle n'a rien à cacher à Jamie - après tout il a bien vu le pire de ce qu'elle pouvait être - elle trouve difficile de savoir par où commencer.
« Eh bien, s'il faut parler de moi... Mais je n'oublie pas qu'après cela, tu me dois le récit de ces quatre dernières années ! plaisante-t-elle. Officiellement, je suis là pour affaires. Tu as devant toi la nouvelle directrice commerciale de la maison de vins Delaney, secteur Australie ! La promotion est méritée, honnêtement, dit-elle avec un sourire qui n'en laisse pas penser moins. Je suis ici pour une sorte de... d'inspection, vérifier que tout aille bien, mettre mon nez dans le processus. Bref, une saine occupation. Oh, et je suis avec ma nièce, Cat - elle m'accompagne pour une sorte de voyage de fin d'études. Elle serait ravie de te revoir, tu sais ? Elle t'a toujours beaucoup admiré. » Sourire complice, qui s'efface un peu, tandis qu'Irene reprend son sérieux.
« ... mais il y a plus. Tu sais, quand je suis venue ici, puis partie, il y a dix ans ? Je pense que tu t'en rappelles. Enfin... Bon, je ne sais pas comment dire ça autrement. Je suis fiancée, Jamie. À un anglais vivant en Californie. Mais... mon dieu c'est ridicule, je suis désolée, mais... je te dois bien ça. La vraie raison de ma présence, celle que j'ai moi-même du mal à m'avouer. Elle déglutit. Elle n'a jamais mis les mots sur son problème, et c'est moins facile qu'en théorie. L'homme à qui je suis fiancée, Victor, je ne l'aime pas. C'est un bon parti, c'est un homme bien sous tout rapports mais je n'ai qu'une affection amicale pour lui, rien de plus. Alors que l'homme que j'ai rencontré ici, et que j'ai laissé... Jon... je n'ai jamais vraiment cessé de l'aimer. Non, en fait, ce n'est même pas ça: je suis toujours amoureuse de lui. » Elle évite son regard maintenant, mais malgré elle, a repris son air de grande Lady qui a le don de se distancier de ses sentiments, ce qui rend la situation presque triste. Irene bataillant avec elle-même pour expliquer ses sentiments sans se les avouer. (Pauvre Jamie... bonne chance à toi. Je suis désolée de te faire subir mes états d'âme encore une fois, pour la même raison.)
« Je sais qu'il est passé à autre chose, je ne veux pas m'imposer à lui, je ne cherche pas à le reconquérir. Enfin, ce n'est pas son but premier. Mais j'aimerai le revoir, pour panser mes blessures. M'excuser, qui sait ? Enfin, je veux mettre un terme à cette histoire avant que je puisse passer à autre chose. Il est tant que je trouve une situation stable, et Victor m'en offre une. J'ai trente-quatre ans maintenant et je ne suis toujours pas mariée, sans enfants, sans réel héritage hormis le titre et la fortune de papa et George. Victor pourra m'aider à maintenir mon statut et ma réputation mais... je voudrai juste avoir une chance de revoir Jonathan. Il n'a jamais répondu à ma lettre, je suis partie en lâche, j'estime que je dois faire preuve de courage pour une fois et essayer de lui expliquer à quel point je regrette tout ça. »
Sa voix n'est plus qu'un murmure, et elle n'ose pas regarder Jamie en face. Sa confession lui fait du bien mais elle est finalement honteuse d'être en proie à ces doutes.
“Oh, tu sais, j’ai conscience d’avoir l’illusion de la tranquillité ici. Et encore…” De moins en moins. Je suis arriv�� comme rédacteur en chef pour la ranche locale de la radio. J’ai gratté une émission parce que le studio me manquait. Puis l’émission, l’équipe et moi sommes passés en national. Sans oublier l’engagement auprès de WWF qui s’est ajouté il y a quelques mois. Et, enfin, ma courte relation avec Hannah Siede, comédienne à la renommée internationale, pour parfaire ma nouvelle couverture médiatique sur le sol australien. Du coup, je ne doute pas que mon pays natal se souvienne de moi, surtout les hautes sphères dont nos pères respectifs sont (ou était, pour ma part) deux piliers. “Mais, oui, tu sauras tout.” J’adresse un regard complice à Irene avant de terminer d’écrire mon message pour Joanne et appuyer sur “envoyer”, libérant ainsi cette soirée que je peux consacrer à mes retrouvailles avec ma vieille amie. Je garde déjà dans un coin de ma tête l’idée de l’inviter dîner à la maison un soir afin qu’elle puisse faire la connaissance de ma fiancée et de mon fils. Je ne ferai pas la même erreur qu’avec Madison ; les deux jeunes femmes ont entendu parler l’une de l’autre pendant un an avant de se voir pour la première fois dans un climat plutôt tendu. Irene semble lire dans mes pensées, et malgré ma surprise sur le moment, je me souviens bien vite que cela n’a finalement rien de surprenant. La belle brune me connaît si bien, et au final, nos éducations similaires mènent aux mêmes réflexes de courtoisie. Me prenant donc de court, c’est l’anglaise qui convie ma petite famille à venir dîner dans la demeure de son bras droit. “Ca sera avec grand plaisir!” je réponds sans cacher mon enthousiasme. “Je me souviens vaguement de Frank. Mais si cela est plus pratique pour toi, nous pouvons organiser ce dîner chez moi.” Je m’attends à essuyer un refus. Si la jeune femme a proposé de jouer les hôtesses, quitte à occuper la maison d’une autre personne le temps d’une soirée, c’est sûrement qu’elle y tient.
Loin de nos standings habituels, je mène Irene dans un bar non loin de là qui sert plus ou moins de repère aux employés d’ABC -surtout lorsqu’il est question de fêter une arrivée, un départ, ou simplement de boire un verre en suivant un match. Le cocktail de la jeune femme est accompagné de ma propre commande d’un verre de whisky. Cela ne fait que quelques mois que la boisson de prédilection de mon père a fait son apparition dans ma tout aussi récente consommation d’alcool. De mes quinze ans jusqu’à l’année dernière, je me faisais revivre les temps de la Prohibition en m’interdisant la moindre goutte d’alcool. Voir les ravages sur mon paternel -qui n’avait rien d’un alcoolique mais avait tout de même un goût trop prononcé à mes yeux pour la boisson qui le rendait encore plus amer qu’à l’accoutumée- et mon frère -qui lui avait sombré dans ce vice bien trop tôt- m’avait convaincu que cela était la meilleure des décisions. Mais j’ai commencé à être plus souple avec moi-même. Une unique cigarette par jour, un verre de temps en temps. Cela me rend un peu plus humain qu’avant.
Curieux, je ne tourne pas plus longtemps autour du pot et attends d’Irene qu’elle me dise sans détour la raison de sa venue à Brisbane. Quelque part, j’espère faire un peu partie de sa justification. Mais vu les longues seconde nécessaires avant que la brune se mette à parler, l’explication me semble moins simple que cela. Je lui souris avec une certaine tendresse afin de la mettre en confiance. Elle sait qu’elle peut tout me dire. Après avoir pris des bains ensemble quand nous étions petits, nous n’avons plus rien à nous cacher. Irene m’apprend sa petite promotion au sein de l’entreprise familiale. “Je ne doute pas le moins du monde que tu le mérites.” dis-je avec un petit rire face à sa manière de ne pas s’encombrer de fausse modestie, mais les mots tout à fait sincères. Irene est une femme brillante, et dans l’aristocratie plus que chez les mortels, il n’est pas aisé d’être une personne de son acabit et de parvenir à s’imposer. Notre petit monde est resté bloqué dans des temps anciens -et nous aussi, un peu. J’hausse les sourcils en entendant le nom de Cat. “Elle doit avoir bien grandi et beaucoup changé depuis la dernière fois que je l’ai vue.” je fais remarquer façon vieillard au fond de son rocking chair. Mais c’est vrai, ce ne sera plus une petite fille à qui j’aurai affaire. Cela ne fait que mettre en évidence à quel point le temps passe vite.
Le sourire d’Irene s’efface et, par automatisme, le mien aussi. Comment oublier son dernier séjour à Brisbane? Ou plutôt, comment en oublier le retour. Ce dur retour à une réalité dont elle ne voulait pas et qu’elle a tout fait pour fuir à sa façon, sombrant dans ses pensées noires. Je plisse les yeux, écoutant mon amie avec attention. Alors, elle s’est finalement fiancée. Loin d’être de la jalousie, je sens qu’il n’y a pas vraiment de raison de sourire pour cette nouvelle. Bien sûr qu’elle ne l’aime pas. L’amour se devine dans le regard d’une personne lorsqu’elle pense à l’élu de son coeur avant même de l’évoquer à voix haute. Je n’avais pas une femme amoureuse face à moi, pas de ce Victor en tout cas. L’étincelle que j’attends se devine plutôt quand elle parle de l’homme qu’elle avait rencontré ici il y a dix ans. Alors elle n’a pas besoin de l’articuler pour que je sache qu’elle l’aime toujours. Si elle est là, c’est surtout pour lui.
“Je vois.” je murmure histoire de ne pas laisser le silence s’imposer, le temps de tout assimiler. Nos commandes sont arrivées pendant le discours de la jeune femme. Le liquide ambré brille au fond du large verre sous les lumières de la terrasse et se reflète sur la surface de la table. Je relève le regard à la recherche de celui de mon amie, mais elle s’est murée dans une froideur réconfortante. “Tu sais comment tu vas t’y prendre pour retrouver ton Jonathan? Est-ce que tu connais son nom de famille? Le travail me donne pas mal de contacts, je peux t’aider à mettre la main dessus si tu veux.” Je le ferai avec plaisir d’ailleurs, mais je comprendrais qu’elle me déboute pour vivre son Odyssée à la recherche du pardon toute seule. Ce qui m’inquiète, en revanche, c’est ce qu’il se passera une fois qu’elle le verra. “Tu sais, je crains que si tu le revoies… Vu que tu l’aimes toujours, tu…” Je cherche une manière de le dire qui ne l’offense pas, mais je ne suis pas le plus doué qui soit pour utiliser des moyens détournés de faire passer des messages à mes proches. “Je crains que tu retombes dans l’état dans lequel je t’ai récupéré il y a dix ans quand tu le laissera encore une fois derrière toi pour épouser quelqu’un que tu n’aimes pas.” Et qu’elle ne dise pas le contraire, il y a des chances pour que cela arrive.
C’est le second point qui me chiffonne. “Tu sais que tu vaux mieux qu’un mariage d’opportunité de ce genre, Irene.” dis-je en allant trouver sa main. Elle ne sera pas heureuse ainsi, et c’est quelque chose de la plus haute importance à mes yeux, son bonheur.
Irene a écarté d'un sourire la proposition de Jamie: elle invitera, il aura largement le temps de lui rendre la pareille plus tard. Et puis, elle ne souhaite pas mettre son épouse au pied du mur: ce sera plus facile si elle ne joue pas les intrus et si les Keynes profitent simplement de l'invitation. Ça fait des lustres qu'Irene n'a pas eu l'occasion de jouer les maîtresses de maison, ça lui procurera une occupation bienvenue, et une occasion de se familiariser aux coutumes australiennes.
Maintenant assis face à face dans le bar, les derniers mots de sa confession encore accrochés à ses lèvres, Irene attend la réaction de Jamie. Elle est un peu nerveuse, ça ne lui ressemble pas (plus?) de se laisser aller comme ça ; elle a toujours mieux su recueillir les confessions que les énoncer. Plus jeune, Irene avait moins de mal à parler de ses sentiments. Elle était plus spontanée, plus insouciante, plus espiègle, aussi. Les années l'ont assagies, et évidemment, sa rupture avec Jon, et sa maladie. La dépression l'a gangrénée physiquement, et psychologiquement, rongeant peu à peu sa capacité à exprimer ses sentiments avec aisance. Dès lors, c'est devenu plus facile de tout garder à l'intérieur, de ne se révéler que lorsque les rideaux sont tirés. Avec un peu de pratique, ce n'est pas difficile de sourire automatiquement, de maîtriser le ton de sa voix et de garder un visage imperturbable. En tous cas, plus facile que de se laisser emporter par un tourbillon de sentiments qui menace de tout noyer.
Et Jamie... il l'a connue avant, il l'a connue après, et il sait tout ça. Elle peut être maladroite avec lui, il ne lui en tiendra jamais rigueur. Après tout, ils ont presque trente ans de relation commune, comment imaginer qu'il ne lui pardonne pas le tremblement de sa voix, les silences dans ses phrases ? Avec un sourire encourageant, il lui parle d'une voix douce, et elle l'écoute. Ses conseils sont précieux, car elle sait aussi qu'il ne lui veut que du bien. Elle prend son temps pour répondre, chérit la main qui vient réchauffer la sienne. Irene soupire, boit une gorgée.
« Tu n'as pas idée à quel point je suis contente de t'avoir. Merci pour ton honnêteté, c'est rafraichissant. Contrairement à l'atmosphère feutré de Londres, où l'on est prompt à oublier sa dépression et à l'encourager à passer à autre chose sans prendre le temps de lui dire la vérité. Je comprends que tu t'inquiètes, je sais. C'est ridicule, hein ? Dix ans après, me revoilà à courir après la même personne... Mais j'en ai besoin. J'ai cet infime espoir que peut-être il pourra me pardonner. J'ai bien conscience qu'il est passé à autre chose, en tous cas il en a l'air, mais si j'avais la chance de pouvoir le serrer dans mes bras une dernière fois, de lui dire "au-revoir" correctement, ça m'aiderait je pense. Si je n'étais pas fermement décidée à le revoir, je ne serais jamais venue ici... elle lève les yeux sur Jamie, et sourit. Mais je t'aurai fait parvenir trois billets d'avion pour Londres pour que tu me rendes visite ! Oh Jamie, qu'est-ce que je ferais sans toi ? »
Les dernières paroles de son ami lui font baisser les yeux. C'est cruel à entendre, elle n'est pas sûre qu'il ait raison. « Non ? C'est gentil de dire ça. Je ne suis pas sûre que ça soit vrai, cependant. Et j'ai mes raisons. J'ai eu des aventures depuis Jon, qui n'ont jamais vraiment duré longtemps, je ne voulais pas m'engager. Et puis maintenant j'ai la trentaine passée, j'aimerais avoir une vie à moi. Une famille, un nouveau but. Je sais que tu as traversé des périodes extrêmement difficiles, mais tu sembles heureux et serein aujourd'hui, et j'envie ça. »
Finalement, c'est facile de se confier et de se laisser aller. L'atmosphère australienne, sûrement.
« Le truc c'est que je ne sais pas combien de temps je suis encore capable de résister. Je m'imaginais un autre futur, mais je ne suis pas sûre d'avoir encore le choix. » Elle serre la main de Jamie dans la sienne, pose le masque. Elle se sent soudain si lasse, si triste.
« Pardonne-moi, je ne voulais pas rendre ce rendez-vous si déprimant... Ça devrait être joyeux! Toi et moi, comme au bon vieux temps. Et je te remercie pour ta proposition, mais je devrais arriver à le trouver par moi-même... C'est qu'il est plutôt connu, maintenant. Tu dois avoir entendu parler de lui d'ailleurs. Eh oui, ta petite Irene est tombée amoureuse du grand styliste australien Jonathan Deauclaire. En première page des magasines et des tabloïds, n'est-ce pas fantastique ? Elle lève les yeux au ciel, supprime un sourire ironique. Ils auraient le temps d'en parler plus tard. Mais passons à autre chose ! Portons plutôt un toast à nos retrouvailles ! Et... pourquoi ne me parles-tu pas de Brisbane, maintenant ? La ville comme tu la connais ? J'ai tellement hâte de la redécouvrir, l'Australie m'avait tellement manqué ! »
“Tu ne ferais rien du tout sans moi. Tu m’aimes bien trop pour te passer de ma personne.” je m’exclame avec une moue bien trop snob qui se solde par un petit rire. “Et je refuse de croire en l’hypothèse qu’il existe une réalité toute autre où nous ne faisons pas partie de la vie l’un de l’autre.” J’ai fini par croire que certaines âmes sont dans toutes les vies qu’elles traversent dans les siècles, et même si c’est une fantaisie pour laquelle Irene peut hausser gracieusement un sourcil dubitatif, je pense qu’elle et moi, comme Joanne et moi, sommes un microcosme impossible à séparer. Mon enfance aurait été encore plus pénible qu’elle ne l’a déjà été sans Irene, c’est certain. Elle a été une de mes rares alliées pendant tout ce temps. S’il est une chose que l’on peut dire à mon sujet et qui n’a jamais vraiment changé avec les années et les aléas d’une vie bien mouvementée, c’est que je fais rarement ce que l’étiquette attend de moi et que je suis bien trop franc pour faire un bon aristocrate. Du moins, je ne serais jamais aussi bon dans ce rôle que la belle brune. Certes, j’ai rongé mon frein pendant des années dans l’espoir d’attirer un regard positif de la part de mes parents, mais une fois que l’on comprend que les efforts sont vains, alors le naturel revient au galop. Et j’ai toujours été l’enfant terrible. Aujourd’hui, j’ai plus de trente ans et peut-être de la sagesse acquise avec le temps, mais ce que j’ai retenu de ma vie à Londres, c’est que ne pas être fidèle à soi-même vous tue à petit feu, et que la vie est trop précieuse pour ce genre de stupidité. Ce que je vois, c’est Irene sur le point de faire cette erreur en acceptant un mariage qui n’est pas tant pour son épanouissement personnel que pour l’étiquette, je pense.
Au fond, il y a une folle pression sociale sur les femmes afin qu’elles soient rangées avant leurs trente-cinq ans, et pour celles qui ne sont pas dans le rang, il faut savoir supporter les regards que portent les cruels gens de notre monde. “Le bonheur prend son temps avant de se présenter à soi, et il attend souvent le dernier moment. Je ne veux pas que tu lui fermes la porte par peur du temps qui passe, ou de décevoir ta famille, et prendre le risque de t’engager dans une vie qui ne te correspond pas.” J’ai attendu toute ma vie pour avoir le droit d’être heureux, et me dire que je mérite tout ce que j’ai. Et ce n’est pas facile lorsque l’on a entendu votre entourage vous traiter de bon à rien et prendre l’humiliation pour un jeu auquel on s’adonne pendant les soirées ennuyeuses. Il y a toujours ce frère sur un piédestal, et que je n’atteindrai jamais, quoi que je fasse. J’avoue que depuis la mort d’Edward, je suis libéré de ce poids. Ma mère, depuis son centre de repos de Londres, parvient encore et toujours à me rappeler qu’en plus de ne pas être désiré je ne suis que déception. Je pensais finir ma vie seul, incapable d’aimer, et refusant catégoriquement d’avoir des enfants afin de m’assurer que je serai le dernier Keynes à polluer l’air. Aujourd’hui, je vais me marier et mon fils est le plus précieux de mes trésors. Mais je n’ai pas forcé la main au destin. Il m’a frappé quand je m’y attendais le moins -littéralement. Quand j’avais baissé les bras. Alors Irene aurait bien du mal à me rétorquer que mes paroles sont plus faciles à dire qu’à faire. Mais elle ne connaît pas encore toute cette histoire pour pouvoir se fier à mon expérience.
Toujours avec tendresse, je garde la main de mon amie dans la mienne, et en caresse parfois le dos du bout du pouce. Je vois bien qu’elle a besoin d’une épaule pour la soutenir et d’une oreille pour parler. Je préfère qu’elle me déballe son sac plutôt qu’elle ne pense devoir sauver les apparences même devant moi. Mon sourire est rassurant. Ici, avec moi, elle est un peu à la maison. Elle a un refuge si elle en a besoin, tout comme elle a été le mien lorsque nous étions petits, quand j’avais plus que tout besoin d’une amie. Mais puisque la soirée n’est pas faite pour être triste, Irene insiste pour changer de sujet. Tout ce qu’elle me glisse au sujet de son amour de jeunesse, c’est son nom. J’arque un sourcil, amusé. “Deauclaire, hm ? Ca me dit quelque chose.” dis-je vaguement. C’est un nom qui dit quelque chose à tout le monde ici. Je ne sais pas pourquoi je ne lui avoue pas que je le connais, et que Jon est l’un de mes proches amis. Quelque chose me dit que c’est une information à garder pour moi.
“A nos retrouvailles alors. J’espère que Brisbane te rendra tout ce qu’elle t’a pris la première fois.” dis-je alors que nos verres tintent discètement. Je prends une fine gorgée de mon whisky avant de reprendre, au sujet de la ville ; “Eh bien… Brisbane n’a vraiment rien à voir avec Londres. Absolument tout est différent, et pas seulement parce qu’ils ont deux fois plus de jours de soleil ici que chez nous. Non, c’est… l’ambiance, l’état d’esprit…” On pense que l’eldorado se trouve aux Etats-Unis pour vivre le rêve américain, mais à mes yeux, c’est ici, sur ce continent encore aride et bien vide, que tout est possible. “Je crois que je ne pouvais pas tomber mieux pour reprendre ma vie en main. Je n’aurais pas pu rester en Europe, toutes les villes m’auraient semblé trop proches de Londres. Je sais que je n’aurais pas été heureux aux Etats-Unis, pas mon genre d’état d’esprit. Brisbane était un coup de tête, mais je suis bien tombé.” Tout n’a pas toujours été simple, et rien ne l’est encore. Personne ne peut se targuer d’avoir une vie simple, en vérité.
“Est-ce que tu as vu des photos de Joanne ? J’en doute, attends que je t’en montre.” En fait, j’ai déjà le téléphone quasiment sorti de la poche, Irene ne peut pas vraiment refuser. Je ne pense pas qu’à Londres le minois de ma fiancée soit très connu pour le moment, mais je sais qu’il le sera de plus en plus. Non pas à cause de moi, mais grâce à son récent poste de directrice de la fondation Keynes. Elle fait déjà un si bon travail pour tous les enfants et les jeunes là-bas que c’est à croire qu’elle était taillée pour ce job depuis toujours. Une fois le gala de cet été passé, pendant lequel elle sera officiellement présentée comme titulaire du poste devant tout le gratin et les soutiens de l’association, je ne doute pas qu’une bonne partie fondront comme neige au soleil pour ce petit ange tombé du ciel. Mon doigt glisse sur l’écran du téléphone, allant donc de photo en photo, jusqu’à tomber sur celles du bébé. “Et ça, c’est Daniel.” C’est incroyable, la vitesse à laquelle il grandit. Irene peut constater que le petit brun, fort souriant et un brin charmeur, a les mêmes yeux que sa mère, d’un bleu intense. “Il n’a rien à voir avec moi, je trouve. Tu sais à quel point j’étais un gamin turbulent. Lui, il est si calme. Il est curieux de tout, il donne l’impression d’aimer de tout son coeur absolument toutes les personnes qu’il rencontre. Mais il est sage, il ne pleure quasiment jamais.” C’est pour le mieux. Même si je me suis fait à l’idée d’être père et que j’en suis heureux, j’ai toujours prié pour que mon enfant ne tienne rien de moi. On ne m’ôtera pas de la tête que le sang Keynes est malade de je ne sais quel mal qu’on ne peut pas trouver dans un laboratoire. “C’est un vrai koala avec sa mère. Une fois qu’il est accroché…”
Quatre ans de séparation, et les revoilà à se parler comme s'ils s'étaient quittés la veille. Irene ne cesse de sourire, acquiesçant avec un haussement de sourcils entendu lorsque Jamie dit que dans un autre espace-temps, ou dans un autre univers, ils ne pourraient même pas être séparés. Il n'a pas tort - même si Irene n'est pas une grande rêveuse, elle est tellement attachée à son ami qu'elle se sentirait incomplète sans lui. Comme avec leur ami Augusto, finalement, c'est une histoire de famille... Leurs parents se connaissaient, voire leur grands-parents, et elle mettrait sa main au feu que leurs enfants respectifs et toute leur descendance continuera d'être liée par un lien transcendant les générations. C'est un peu romantique et carrément fou, mais le monde et petit et certaines amitiés se transmettent presque par le sang. Et puis, l'aristocratie anglaise a un certain don pour créer des alliances solides...
L'anglaise écoute pensivement son ami lui conseiller de prendre son temps. Philosopher ne servira a rien, pense-t-elle avec tristesse, et du temps, elle n'en a plus beaucoup. Au fond, il a raison - c'est une évidence. Mais dans la pratique, elle a besoin d'une nouvelle dynamique. C'est bien beau d'être une riche héritière, mais comme le dit si bien ce proverbe de comptoir, une vie sans amour est une vie bien vide et Irene a peur de s'en rapprocher dangereusement. Elle a essayé, vraiment essayé, d'oublier Jon et de se lancer dans des relations sérieuses. Toutes ont échoué, car aucun de ses prétendants n'ont su susciter ce quelque chose en elle qui la pousserait à accepter de passer sa vie avec. Et Victor... Elle a beaucoup de tendresse pour lui, certainement. Jamais elle n'aurait accepté sa demande s'ils n'avaient pas un minimum d'alchimie : ils s'entendent bien, mais d'une manière plus pragmatique que passionnée. C'est vraiment quelqu'un de bien, qui semble authentiquement épris d'elle, et elle sait qu'il fera tout pour la rendre heureuse. Elle pourra faire semblant de l'aimer, tant que la sympathie et la tendresse seront présentes au sein de leur couple, mais ensuite ? Lorsque leurs enfants, s'ils en ont, seront raisonnablement grands, et lorsqu'elle se sera lassée d'une vie de paraître, lassée de mentir, que fera-t-elle ? Devenir infidèle, demander séparation, tout quitter et partir du jour au lendemain ? Autant d'options qui ne la réjouissent pas. Mais, encore une fois, elle n'est pas sûre d'avoir de meilleures cartes en main.
Puis, ils changent de sujet, et l'angoisse momentanée que l'anglaise a ressenti s'évapore rapidement. Laisser les soucis de côté; après tout ils auront bien le temps d'en reparler. Alors elle écoute Jamie lui parler de Brisbane, et accepte avec joie lorsqu'il lui montre des photos de sa fiancée et de son fils. Pour sûr, Jamie sait choisir ses femmes... Joanne semble magnifique sur les photos, douce et rayonnante. Si Irene avait eu la moindre inclinaison à la jalousie, elle se serait sûrement sentie menacée par la présence d'une femme comme ça aux côtés de son meilleur ami. Mais c'est l'une des qualités d'Irene que de vouloir le bien des autres, et elle ne pourrait être plus heureuse et soulagée de voir que la future Madame Keynes renvoie une image positive tout à fait charmante.
« En voilà une belle petite famille! Ne soit pas si dur à ton égard Jay, tu étais un enfant adorable... Certains souvenirs lui reviennent en tête et elle jette un coup d'oeil complice à son ami. ... turbulent en effet, mais avec un coeur en or aussi. Elle sirote son cocktail, tentant de déceler un air de Jamie dans les traits poupons de Daniel. En tous cas, il respire la joie et la santé, et vu ses parents, ça ne m'étonne pas qu'il reste accroché à vous. J'ai hâte de voir ce petit bout de chou pour de vrai! Et le fait que tu sois si loin de chez nous et de notre monde pour repartir sur de nouvelles bases et fonder une famille, élever ton enfant, ça ne peut que te faire du bien. Est-ce que... est-ce que tu comptes quand même revenir, un jour ? » demande-t-elle après une petite hésitation. Elle se doute de la réponse, mais ne peut s'en empêcher. Après tout, elle ne s'est jamais vraiment détachée de Londres. Même si Irene a beaucoup voyagé, longtemps parfois, elle y est toujours revenue. Même en parlant avec Victor, il était question de passer au moins six mois là-bas, en Angleterre. Elle a sa ville dans le sang, et il lui faudrait une vraie bonne raison pour accepter de s'en détacher définitivement.
« ... au moins pour l'enterrement de la Reine? » ajoute-t-elle avec une espièglerie mal dissimulée.
Mon monde tourne actuellement autour de ma petite famille. Comme tout jeune père et futur marié qui se respecte je suis aussi gaga de mon fils que je suis fou d’amour pour ma fiancée. Cela se devine rien qu’au nombre de clichés d’eux deux dans mon téléphone portable. Je ne tiens pas à ennuyer Irene avec de l’amour et du bonheur dégoulinant, mais au moins, elle peut mettre un nom sur chaque visage, et se rendre compte que je ne mens pas lorsque je lui dis que j’ai trouvé tout ce dont j’ai besoin ici. Je suis aujourd’hui bien au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer être un jour à Londres. Alors non, je ne regrette absolument pas mon choix de m’exiler, au contraire. Et je pense que Irene comprend également que j’ai bien fait de partir, tout laisser derrière moi sans me retourner. Elle sourit en voyant le visage de ma belle et de notre petit. Elle pourrait se vexer que je fasse défiler sous son nez le genre de photographies qu’elle aimerait aussi me montrer d’un mari qu’elle aime et de ses enfants, mais c’est un programme compromis. Elle ne m’en tient pas rigueur ; je la devine heureuse pour moi. Elle sait mieux que quiconque que j’ai attendu bien assez longtemps avant d’avoir droit à ma petite part de bonheur. Être un enfant non désiré n’a jamais été facile, le rejet de mes parents et leurs paroles culpabilisatrices ont eu raison de mon estime de moi, me brisant dès l’enfance. J’aurais tout fait pour avoir leur attention, pour qu’ils cessent de regretter mon existence et soient fiers de moi, mais il n’y avait rien à faire. J’étais un petit garçon frustré et en colère, avec trop d’énergie et d’amour à donner qui n’allait que dans un sens. « Ne dis pas n’importe quoi, j’étais un cauchemar. » je rétorque à mon amie en levant les yeux au ciel. D’abord en couche culotte, puis avec ma cape sur le dos –celle qui ne me quittait jamais car j’avais décrété que je serais un superhéros quand je serai grand. On dira que ce n’était pas de ma faute, le manque d’attention rend turbulent. C’est le décès d’Oliver qui m’a calmé instantanément. Et après… Après, c’est une période floue de ma vie que je préfère oublier. Je vois ma venue en Australie comme une seconde naissance. Et au fond, je fais les mêmes erreurs qu’un enfant qui se cherche et trouve ses limites. Je grandis, j’évolue, je change, et j’essaye de trouver l’homme que je veux être. Je trébuche beaucoup. Je suis redevenu un garçon turbulent. Contrairement à Joanne et Daniel qui sont deux anges.
Curieuse, Irene se demande si je reviendrai un jour au pays. Rentrer au bercail était une option plus que sérieusement envisageable il y a plus d’un an. J’avais alors perdu le courage de vivre ici seul. Je regardais vers le passé, et je me disais que je n’étais pas si mal loti. Que je devrais revenir la queue entre les jambes. Et puis… Joanne. « Ca dépend, je ne leur ferais l’honneur de ma présence que s’ils m’envoient un carton d’invitation personnel. » dis-je en prenant mon plus bel air snob avant de porter mon whisky à mes lèvres. Puis je reprends, plus sérieusement ; « J’ai déjà fait quelques allers retours à Londres cette année et l’année dernière, surtout pour des affaires à régler. Des voyages express. » Ce qui explique que je n’ai pas pris la peine de prévenir qui que ce soit de mon arrivée et que je ne suis pas passé faire des coucou de politesse. « Je suis allé sur la tombe d’Oliver l’année dernière. Puis j’ai vendu mon appartement sur place. Je devais aussi être présent à l’enterrement de mon père. » Je devais aussi choisir dans quel centre de repos placer ma mère qui n’a plus toute sa tête. Entre autres réjouissances. Alors entre ça et la fatigue, je n’aurais pas été de bonne compagnie, de toute manière. « Nous comptons y passer quelques vacances avec Joanne, dans peu de temps. Je vais enfin lui montrer le domaine familial à Chilham. Nous y emmènerons Daniel quand il sera plus grand. » Ma famille possède le château qui domine ce village du Kent. J’y ai passé mon enfance, avant que ma mère ne nous fasse déménager à Londres quand j’avais dix ans. Le choc qui a démoli ma famille à mon avis. Je me souviens qu’Irene passait souvent des week-ends entiers au domaine. Quand ce n’était pas moi qui allais chez elle. « Mais en dehors de ça, je ne pense pas me réinstaller là-bas un jour. J’ai été adopté par l’Australie, et inversement. » Je me sens plus à ma place ici qu’à Londres. Et je sais que ma vie serait complètement différente là-bas. A l’autre bout du globe, je fuis la pression sociale du monde des gens de mon rang. C’est plaisant, d’avoir un titre. Les contraintes le sont moins. L’étiquette. La pression. Ce n’est pas ce que je veux pour ma famille. De toute manière, Joanne est bien trop fragile pour ça. « Si jamais tu as besoin d’une visite guidée… Eh bien, je suis un très mauvais guide, mais j’aime marcher et me perdre, alors nous pourrons nous égarer tous les deux. » dis-je avec un rire. « Peut-être que Brisbane t’adoptera aussi. »
Nous passons ainsi encore une heure à parler de nos vies respectives. C’est comme si nous ne nous étions jamais quittés. Nous finissons nos verres, et puis, il faut bien partir. Joanne attend mon retour depuis bien assez longtemps. « Appelle-moi, d’accord ? Dès que tu le peux, quand tu le veux. J’espère que nous pourrons passer du temps ensemble, même si nous avons des emplois du temps chargés. De toute manière, je suis prioritaire, n’est-ce pas ? » La question ne se pose même pas. « Et je veux tous les détails de ta chasse au Dragon. » j’ajoute avec un clin d’œil, on ne peut plus curieux de savoir comment cette histoire va se finir.
Quelqu'un pour partager sa vie, une bague au doigt et des rires d'enfants... Voilà une situation qu'Irene avait du mal à imaginer. Bien sûr, elle avait envie de fonder une famille. Elle avait toujours été douce et assez maternelle avec les autres - et d'ailleurs elle était rodée avec Cat. Mais jusqu'à présent, elle n'avait pas pu se résoudre à sauter le pas, à accepter de passer sa vie avec un homme et à assurer la continuité de la lignée des Delaney de Gresham. Non, et pour une raison évidente : Jonathan Deauclaire. Toujours lui, encore lui. Il faisait partie d'Irene comme de son coeur et il malgré tous ses efforts elle n'avait pu se résoudre à l'abandonner. Certes, elle avait été lâche, mais avait toujours entretenu l'espoir.
Lorsqu'ils s'étaient rencontrés et étaient tombés amoureux, il ne leur avait pas fallu longtemps pour commencer à se projeter. Sincèrement, ils prévoyaient de faire leur vie ensemble. Si leurs discussions n'avaient pas valeur absolue, il y avait toujours une part de sérieux et depuis, Irene n'avait pas pu laisser ces idées partir. Car pour elle, il n'y avait que lui, il n'y aurait toujours que lui. Son plan ne consistait pas à se dire "si je ne peux faire ma vie avec lui, je ne la ferai avec personne", loin de là : ça ne lui traversait même pas l'esprit de continuer à vivre sans lui. Pendant dix ans elle avait erré et s'était occupée de toutes les manières possibles, voyageant beaucoup pour tromper son chagrin et sa solitude. Mais quelque part, elle voulait toujours revenir vers lui.
Bien sûr, elle ne se faisait pas d'illusions. La probabilité qu'elle ait un jour la chance de renouer avec Jonathan au point qu'ils redécouvrent leur passion commune et veuillent continuer leur vie main dans la main était extrêmement mince. C'était en partie pourquoi elle avait accepté la demande de Victor. Elle se tiendrait à ses côtés, et élèverait leurs enfants. Ce serait son sacrifice, le prix à payer pour sa faute et elle s'y soumettait. Mais son coeur ne connaîtrait jamais la paix. Ça, son envie de famille, elle ne l'avait avoué à personne encore. On avait fini par se dire que Lady Delaney n'éprouvait pas l'envie d'avoir des enfants à elle... mais la pression sociale jouait bien son rôle et Irene était loin d'être immunisée. Et donc, elle enviait naturellement Jamie et la chance qu'il avait d'aimer une femme, et d'avoir un enfant d'elle.
Ils continuèrent à parler comme s'ils s'étaient quittés hier, et la jeune femme ne vit pas le temps passer. C'était si bon de le retrouver ! Finalement, il jeta un oeil à sa montre, et Irene comprit qu'il était temps qu'ils se séparent. Elle embrassa la joue de son ami, et, ne résistant pas, finit par le prendre dans ses bras. De telles démonstrations d'affection étaient assez rares chez Irene, toujours si réservées, mais comment la blâmer ?
« Bien sûr, tu peux compter sur moi. Tiens, voici mon numéro... Tu sais où me trouver si besoin. Pour le moment je suis assez disponible, alors n'hésite pas. Ça m'a fait beaucoup de bien de te retrouver... et maintenant que je suis là tu n'es pas prêt de te débarrasser de ta vieille amie Irene ! Elle sourit. Quant à Jonathan... eh bien, je te tiendrai au courant. Je suppose que ça ne sera pas facile mais on n'a rien sans rien, pas vrai ? »
Puis, après un ultime au revoir, Irene regarda Jamie s'éloigner. La nuit était tombée désormais, et avec un sourire, elle s'en alla à son tour. Décidément, elle n'avait que trop tardé pour revenir ici.