I don't know what's round the corner but I swear we'll never change
Le pinceau frôle mon visage et y dépose un peu de poudre pour arranger mon teint. Je ne suis pas au meilleur de ma forme, je suppose que cela se voit, mais personne ne le dit. On se contente d’arranger tout cela sans un mot, et avec un petit sourire de convenance. On arrange mes cheveux, le fond sur lequel je suis pour les photos, la lumière. Je ne pensais pas m’habituer à ce genre de sessions, mais la chaîne semble aimer me faire de ma promotion, alors je passe par la case shooting régulièrement. J’ai appris à ne plus être intimidé par cette agitation autour de moi, le maquillage, les assistantes. La dernière chose qui me fait peur, la plus importante, c’est l’objectif de l’appareil. « On va juste retrousser les manches de la chemise, comme ça. Ca fera moins austèr-… » La voix de la jeune photographe s’évapore. Ourlet après ourlet, elle est tombée sur les marques tracées sur l’un de mes avant-bras par la lame du rasoir qui a dansé sur ma peau il y a deux semaines de ça. C’est impressionnant dans l’ensemble, tous ces traits aléatoires, ces plaies plus ou moins grandes. Ca ne ressemble pas à une tentative de suicide, non, et ça n’en est pas une. C’est plutôt… un tableau, un dessin triste. Le souvenir d’un moment d’inconscience où tout m’a semblé bien futile, moi le premier. La demoiselle reste silencieuse quelques secondes, mais ne perd pas son sourire professionnel. Et c’est avec calme, sans jugement, qu’elle reprend son geste où elle l’avait laissé et continue de retrousser les manches de ma chemise. « On fera disparaître tout ça sur photoshop. Ne vous en faîtes pas. » On fait des merveilles avec ce genre de logiciels. Ce ne sont pas des marques de ce genre qui seront une grande épreuve. Guillerette, la photographe prend place derrière son appareil, et avant de débuter, m’adresse un clin d’œil et pose un doigt sur ses lèvres. « Et motus et bouche cousue. » Je réalise que les photographes sont détenteurs de bon nombre de secrets. Non seulement des défauts physiques, des complexes, mais aussi les véritables humeurs et pensées de ces gens qui doivent sourire, jouer le jeu, faire rêver même si leur vie est un enchaînement de drames. Eux, ils savent ce qu’il en est réellement. « Merci. » je souffle tout bas. Puis je retourne dans la peau de cet animateur enjoué qui fait résonner sa voix tous les après-midis avec chaque jour le même plaisir de se trouver au creux de l’oreille des auditeurs.
La session ne dure pas très longtemps. Il s’agit avant tout de portraits, des clichés pouvant être détourés et dérivés à l’infini. « C’est parfait, je vous libère. » dit la photographe une fois satisfaite, estimant avoir assez de matière pour contenter le service communication. Je rabaisse mes manches et remet ma veste sur mes épaules. Curieux, je jette un coup d’œil à quelques photos. Je me dis que Hannah serait fière de me voir si bon acteur. « Prenez soin de vous. » me glisse la jeune femme en posant sa main sur mon épaule, le regard sincère. J'esquisse un sourire. On fera au mieux. Sur ce, je la quitte et me met en route pour le rendez-vous suivant.
D'accord, ce n'en est pas vraiment un. Mais arrive un point où un emploi du temps comme le mien est si bouché qu'il est nécessaire de faire passer ses propres amis pour des rendez-vous si l'on veut avoir l'espoir de les voir de temps en temps. Je n'en ai pas vraiment l'occasion en dehors de ces horaires ; une fois chez moi, je ne pense qu'à profiter de ma famille, prendre soin de mon fils, ma fiancée, les quatre chiens qui demandent bien de l'énergie, puis me coucher pour attaquer la journée suivante. Alors je me permets ces faux rendez-vous sans réelle honte. Je peux mériter mon salaire sans me priver d'une vie sociale après tout, non ? Ainsi, je prend la route jusqu'à Bayside. Je me gare non loin du port où je dois rencontrer mon amie -nous irons ensuite à pied chez elle, c'est l'occasion d'une courte balade dans ce quartier que je connais bien peu. Ainsi elle me montrera le chemin jusqu'à sa nouvelle maison, où je n'ai pas encore eu l'honneur de mettre les pieds. La belle brune est à l'heure. « Irene… » Je la prend dans mes bras, tout sourire, on ne peut plus ravi de revoir ce visage qui m'est si cher. « Tu sais, je songe vraiment à acheter un bateau. Quelque chose de petit pour aller un peu en mer avec Joanne et Daniel. » dis-je en haussant les épaules en observant le port. Pourquoi pas. « Mais je me dis que ça ferait vraiment trop mégalo. » Ce n'est pas vraiment une excuse. Qu'est-ce qu'on s'en fiche, parfois, d'avoir l'air snob et trop aisé pour notre propre bien. Néanmoins, Joanne m'en a fait la remarque une ou deux fois, et j'avoue que ce n'est pas le genre d'image que j'aime cultiver auprès d'elle.
Mes mains se posent sur le visage d'Irene pour mieux la contempler. À un éclair de lucidité près, je n'aurais plus jamais pu porter mon regard sur celle qui a toujours été comme une soeur pour moi. Quelle folie. « Tu es rayonnante. » dis-je avec un sourire affectueux. Et moins pâle qu'à son arrivée, la faute au soleil australien sans aucun doute. Pour engager le pas, je lui tend mon bras afin qu'elle y glisse le sien. « Ton implantation à Brisbane se passe bien, on dirait. » Mais la réelle question, elle le sait, est de savoir ce qu'il en est de ses retrouvailles avec mon très cher Dragon.
And on most of the days we were searching for ways to get up and get out of the town that we were raised, yeah...
Tout est passé si vite. Un verre de vin à la main, le regard pensif, Irene se tient devant la fenêtre de son salon, les yeux cherchant la nuit sans but précis. Un feu crépite dans la cheminée ; non pas qu'il fasse froid au contraire, mais, plutôt par habitude. À cette époque de l'année, c'est l'automne à Londres, peut-être sa saison préférée. Elle doit aller chercher Jamie au port, et puis ils reviendront ici pour le reste de la soirée. Catharine est absente, et elle sait que Jamie a besoin d'elle, d'une figure chère à son coeur. Sa maison de Bayside offre un refuge parfait, recréant une petite atmosphère britannique. Si elle part maintenant, elle sera à l'heure : posant son verre sur une table, elle part simplement sans prendre la peine ni de fermer la porte, ni d'éteindre le feu: le majordome et la cuisinière est encore là, préparant le repas du soir. C'est un peu vieux jeu, mais Irene a encore du personnel à son service, même à l'autre bout du monde. La tradition aristocratique encore bien ancrée dans sa tête... Après avoir été élevée par des nourrices, et vécu entourée de personnel de maison pendant toute sa vie, il est logique qu'elle reproduise ce schéma, maintenant qu'elle est installée.
Elle arrive quelques minutes avant Jamie, et ils s'étreignent très fort. Il est vraiment un frère pour elle. « Un bateau ? Tu veux dire que tu n'en as pas ? Elle rit un peu, repousse une mèche de ses cheveux sur son front. Les parents en ont, en Espagne, tu sais, à cause des DiCarles. Mais en Australie, c'est l'occasion rêvée : moi je n'ai pas mis les pieds sur un bateau depuis longtemps. Et les marinas ici sont tellement belles ! Tu peux aisément te le permettre. » (Il n'y a rien de mal à vivre en adéquation avec nos moyens).
Pour Irène, tout est facile, tout est simple : elle n'a jamais eu de soucis financiers et la moindre envie peut devenir réalité. Alors un bateau, si c'est un projet raisonnable, pourquoi pas.
« Arrête, tu vas me flatter. Et je dois tout à mon mode de vie ici ! Le soleil, la mer, le sourire des australiens... Ça fait vraiment du bien. Je me sens vraiment très heureuse ici. Elle accepte le bras que Jaime lui tend et ils se mettent à marcher en direction du quartier. Tu ne connais pas trop Bayside je crois ? Moi non plus tu me diras, mais je vais nous faire passer par quelques rues sympa. Les plus jolies qu'elle a déjà pu repérer, bordées de somptueuses villas et de jardins fleuris dont le parfum des fleurs et les lumières des maisons animent la rue. Et attends de voir la villa, dit-elle malicieusement. Le top du top ! Je me demande si je ne vais pas finir par m'implanter ici, pour de vrai... Ça m'avait trop manqué. Elle pose sa tête contre l'épaule de Jaime, reprend d'une voix plus douce. Je ne sais pas trop ce que je vais faire maintenant. Le plan était si simple au début et puis... » Elle soupire, laissant sa phrase en suspens.
Il est vrai que tout s'est bien passé pour elle, jusqu'à présent. Ses retrouvailles avec Jonathan ont été intenses, et elle est maintenant perdue dans un tourbillons de sentiments. Mais quelque chose lui dit que Jamie saura la conseiller et la réconforter, comme toujours.
« Et toi, tu tiens le coup ? je sais que la période est difficile... j'ai demandé à la cuisinière de faire des pies et de la purée pour ce soir. Ce n'est pas la période, mais je me suis dit qu'un peu de gastronomie anglaise te ferait du bien. »
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Dernière édition par Irene Delaney le Mar 14 Mar 2017 - 21:23, édité 2 fois
I don't know what's round the corner but I swear we'll never change
Peut-on dire qu’Irene est la personne qui me connaît le mieux au monde ? A première vue, oui, car en dehors de ma mère –qui n’a jamais vraiment eu cure de mon existence- la Lady est bien la seule femme qui me connaisse depuis le berceau et avec qui j’entretiens un lien tout au long de ma vie. Elle sait mes joies et mes peines, que je les lui narre ou qu’elle les devine d’un simple regard. Elle est la sœur que je n’ai jamais eue, en somme, qui m’est à la fois similaire et complémentaire sur bien des points. Son parfum est un peu celui de la maison, et son sourire une de ces images qui réchauffe instantanément le cœur. Je dois dire que je suis vraiment heureux qu’elle soit à Brisbane en ce moment, et que j’espère qu’elle le restera aussi longtemps que possible. Elle est l’unique touche londonienne dont j’ai besoin dans mon exil. J’adore la manière dont l’élégance de son accent met en lumière le traditionalisme de son éducation. Notre éducation, en réalité, mais la jeune femme est restée bien plus ancrée dedans que moi. Sûrement l’Australie qui déteint sur moi. Tout cet argent, et pas de bateau, cela paraît impensable pour un aristocrate vivant au bord de la mer, et pourtant. « Nous verrons, ce n'est pas dans mes priorités. » dis-je à ce sujet avec un petit sourire et un haussement d’épaules. Plus tard sûrement, lorsque ma vie privée sera plus en ordre. Un peu comme s’il fallait que ce bateau puisse également naviguer sur un climat sentimental moins tempétueux. Pour Irene, tout semble aller pour le mieux. Le climat de l’Océanie lui réussit et le retour dans ce pays qu’elle avait tant aimé dix ans auparavant la ravit. « Heureux de l’entendre. » En s’installant à Bayside, la belle brune se tient néanmoins en retrait de l’agitation de la ville. C’est un quartier auquel je me suis toujours intéressé, moi qui ait un attrait tout particulier pour la mer, mais il est vrai que je me suis toujours contenté de la verdure de Logan City et de mon bout de plage à quelques minutes à pied de la maison. « Je vous suis, Lady Delaney. » dis-je alors qu’elle passe son bras sous le mien afin de me guider à travers les quelques rues sympathiques qu’elle a déjà repérées. J’inspire l’air iodé et revigorant à plein poumons. Ce moment avec Irene est ma bouffée d’air frais. J’ai hâte de voir sur quelle villa son choix s’est porté. « Pas que je veuille t’influencer, mais si tu restes, nous pourrons nous voir quand nous le voulons. Nous avons été éloignés bien trop longtemps si tu veux mon avis. » Et il est bien trop laborieux de toujours s’arranger en fonction des quelques créneaux raisonnables que nous offre le décalage horaire entre Londres et Brisbane pour se parler de temps en temps. « Et tant pis pour ton fiancé, on s’en fiche. » j’ajoute avec un sourire malicieux. De toute manière, elle n’en veut pas, de cet homme. Il n’est qu’une obligation dont elle peut s’affranchir si elle en a le courage et l’audace. La jeune femme sera plus heureuse ici sans lui, faisant sa vie comme elle l’entend, qu’auprès de lui à mener une existence qui ne lui appartiendra plus vraiment. Poliment, Irene me retourne ma question, et sachant la réponse d’avance, elle m’assure qu’elle a bien prévu de prendre un peu soin de moi ce soir. « C’est adorable. » Je l’embrasse sur la tempe entre deux pas. « Je fais aller. Je me concentre sur le travail, et sur Daniel… » Sur tout ce qui est stable et rassurant, en somme. « Nous organisons toujours le mariage avec Joanne. » j’ajoute en retenant un petit soupir de désarroi. Plus le temps passe, moins je crois en la faisabilité de cette cérémonie, plus je me demande si ceci a un sens. Joanne et moi ne faisons que nous éloigner, rien n’est comme cela le fut un jour où cette union était encore une évidence. Aujourd’hui, cette pierre angulaire se fissure de toutes parts. « Nous aurions vraiment du rester fiancés, toi et moi. » dis-je tout bas, songeur. Cela ne semble plus si ridicule que cela. « En tout cas, si nous avions su ce qui nous attendait, je pense que nous le serions restés. » Difficile de croire que, en effet, nos parents savaient finalement mieux que nous ce qui était le mieux pour leurs enfants. Même si notre bien n’entrait pas tant que cela en compte en réalité. Néanmoins, si nous n’avions pas été pris d’élans de rébellion, je crois que nous serions heureux, Irene et moi. A notre façon. Que de sottises qui traversent mon esprit… Je me concentre sur un sujet moins fantaisiste ; « Alors est-ce que tu comptes m’en dire plus sur ton rendez-vous avec Jon ou vas-tu m’obliger à t’arracher les vers du nez ? »
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« C'était bizarre, sans toi, Londres. Les dernières années ont été assez difficiles. Je crois que je me sentais seule. Ici, c'est différent, tout le monde est très accueillant... Je crois que je commence à réaliser à quel point nous sommes enfermés dans un carcan. Elle ne sait pas encore si elle pourra s'en défaire un jour, mais la réalisation la peinait. Même la trentaine passée, tu dois toujours obéir sous peine de te retrouver... enfin, tu sais. » Elle n'ajoute rien, la Lady sait trop bien que Jamie est passé par là. Elle, elle a toujours été la fille parfaite, mais lui c'est différent. Irene avait toujours apprécié les parents de Jamie et réciproquement, malgré les tensions très fortes qui existaient entre le fils et ses parents. Mais elle devait reconnaître qu'après le drame, les choses avaient changé.
Enfin, les deux anglais arrivent à la villa, et Irene l'emmène faire le tour de l'extérieur. La nuit est belle et la vue offre une atmosphère rassurante. « Je croyais que tout se passait bien ? Evidemment, l'air soucieux de Jamie n'échappe pas à l'anglaise. Est-ce qu'il y a des soucis avec Joanne ? Lors de leur dernière entrevue, il lui décrivait sa fiancée avec des étoiles dans les yeux et une tendresse infinie. Debout sur la terrasse, Irene passe un bras autour de la hanche de Jamie et se blottit contre lui - un geste familier, qui n'a rien de déplacé pour eux. Elle pose sa tête sur son épaule, soupire. Je me faisais la même réflexion, dit-elle enfin. Toi et moi, rois de notre monde... on aurait peut-être étés heureux, finalement. elle hausse les épaules. Effectivement, peut-être qu'ils auraient dû accepter la proposition de leurs parents et se marier. Ils s'aimaient d'un amour qui n'avait rien de romantique, mais ne dit-on pas qu'il faudrait se marier avec son meilleur ami ? En tous cas, il aurait mieux valu ça pour lui qu'un mariage bancal avec cette Enora qu'elle n'avait jamais apprécié, et mieux pour elle qu'une dépression abyssale suite à la perte de Jonathan. Ils auraient hérité du domaine de Jamie, puisque son frère à elle aurait Gresham à la mort de ses parents. L'alliance des Keynes et des Delaney aurait donné un mariage en grande pompe, presque princier. Ils auraient construit non pas une vie à deux dans un château, mais un peu l'équivalent adulte de leur cabane dans les arbres. Puis, quelque chose lui traversa l'esprit et elle grimaça. Mais je ne pense pas qu'on aurait jamais réussi à faire des gosses. » Elle éclata de rire, soudain hilare à la pensée de Jamie et elle dans le même lit. Ils auraient sûrement passé leur nuit de noce à se tirer la langue d'un air dégoûté en se lançant des oreillers dessus.
« Allez viens, le repas doit être servi, ajoute-elle en le tirant à l'intérieur. Rapidement, elle lui fait faire le tour du propriétaire : Tu vois, il y a largement assez de place, alors si un jour tu n'as pas sommeil et que tu veux profiter d'un espace neutre pour travailler ou mater de vieux films, tu sais où t'installer. C'est super différent de l'appartement de Londres cela dit, j'ai encore du mal à me dire que c'est vraiment chez moi ! Tu aimes ? » Elle lui jette un un regard entendu, sans faire plus de commentaires. Elle lit en lui comme dans un livre ouvert, et l'évocation de ses soucis avec Joanne laisse un pli songeur sur son front. Si elle peut l'effacer en lui assurant que sa porte lui sera toujours ouverte, elle sera soulagée.
Et puis, il pose une question qui la fait sourire. « Weeeeell... Passons à table, tout ira mieux avec une bonne bouteille. Ils finissent par s'installer, et la cuisinière, Mrs Caulfield, leur sert le diner. C'est parfait. Un verre dans la main, le regard nostalgique, elle prend enfin la parole et livre son coeur à celui qui recueille ses secrets depuis trente ans. Jon et moi nous sommes revus à l'Esquire. J'avais peur qu'il ne vienne pas, j'avais peur qu'il vienne. Je... je l'ai laissé attendre sur cette maudite plage, ç'aurait été naturel qu'il fasse de même. Elle boit pour se donner du courage. Jamie connaît toute l'histoire, mais elle a besoin de trouver la force de raconter la suite. Tu sais, cette lettre... Celle que je lui avait écrite avant de partir ? Celle à laquelle il n'a jamais répondu ? Elle ne lui est jamais parvenue. Mon père a du la brûler ou la jeter dans l'océan... peu importe. Jonathan a cru que je l'avais abandonné car mon père n'a pas eu la décence morale de lui donner mon mot d'adieu. Ma dernière volonté. Elle boit encore, tant pis pour la suite. Jamie l'a déjà vue dans tous ses états, soule, heureuse, dépressive, amoureuse, il ne sera pas surpris. Je me suis excusée, et Jon... je crois qu'il ne m'en veut pas. Pas trop. Nous avons été coupés par l'arrivée de photographes. Et en fait, je n'ai pas eu le temps de lui expliquer que j'étais fiancée. Je n'ai pas eu le temps de lui dire que je l'aimais encore. Elle a un sourire amer, et comme une petite fille boudeuse, joue du bout de sa fourchette avec ce qui se trouve dans son assiette. Il a dit qu'il ne m'avait pas oublié. En fait, il a dit qu'il n'avait pas cessé de penser à moi. Qu'il avait changé, que j'arrivais à un moment compliqué dans sa vie mais que... sa gorge se noue, et elle sent que Jamie l'encourage. ... que je faisais de lui l'homme le plus heureux en revenant dans sa vie. »
Du bout de l'index, elle essuie une perle qui menace de rouler de ses yeux, et rit un peu. « C'est ridicule hein ? J'en suis encore toute émue. Je ne sais pas s'il disait la vérité, mais ça complique tout. Puis elle regarde Jamie, complètement à nu sous son regard. Les mêmes vieux problèmes avec les mêmes personnes. Mais cette fois-ci peut-être qu'il y aura une issue. »
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Dernière édition par Irene Delaney le Mar 14 Mar 2017 - 21:23, édité 1 fois
J'imagine qu'être à Londres sans moi a été aussi bizarre pour Irene que d'être à Brisbane sans elle pour moi. A vrai dire je suis arrivé avec mes valises et sans aucun repères, je ne connaissais ni la ville, ni le moindre habitant. C'est le passé qui est venu à moi au compte-goutte, d'abord Madison, puis Kelya, maintenant Irene, sans oublier le fantôme de ma tante qui m'a menée à cette fratrie de cousins. J'ai fini par comprendre tous les signaux que l'univers envoyait pour me faire comprendre que ma vie est ici et nulle part ailleurs désormais. Je n'ai as souvent le mal du pays à vrai dire, mes rares venues à Londres relevaient de la corvée. Ce qui m'a manqué, ce sont mes quelques proches laissés derrière moi, dont la belle brune aujourd'hui à mon bras. J'ose espérer qu'elle ne repartira pas. Qu'importe si cela est égoïste de ma part, je ne veux plus être séparé de mon amie, celle qui me connaît depuis toujours. Et je ne veux sûrement pas qu'un autre homme, que je ne connais pas, qui ne semble pas faire complètement son bonheur, soit la raison pour laquelle elle doive me laisser derrière elle à son tour. Est-ce que je ne suis pas plus important qu'un fiancé qu'elle n'aime même pas ? Est-ce que le soleil, la plage, l'atmosphère de Brisbane ne vaut pas le coup d'abandonner l'hémisphère nord ? Nombreux sont ceux qui plaquent tout pour faire leur vie ici, beaucoup de français, quelques anglais, Irene ne serait qu'une parmi d'autres. Et ici, elle est hors de portée de ses responsabilités de Lady. Les titres n'importent pas ici malgré l'ancienne colonie et ce drapeau toujours incrusté dans le coin supérieur gauche de celui de ce pays. Elle pourrait être juste Irene, amoureuse et amante de qui elle veut, à condition de ne pas regarder en arrière. C'est un choix qui n'appartient qu'à elle, il ne servirait à rien que j'insiste et finisse par lui forcer la main. Elle mène sa barque comme elle l'entend après tout. Difficile de ne pas laisser l'étiquette nous rattraper quand elle est tout ce que nous avons connu. Le correct, le raisonnable, prioritaires sur nos opinions et nos émotions. Et Irene est une bonne Lady, élevée au grain. Je grimace légèrement lorsqu'elle m'interroge au sujet de Joanne. Je suis bien incapable de lui cacher que ma relation avec la petite blonde n'est as au beau fixe, quelques mois avant la date prévue du mariage. C'est lorsque les choses se concrétisent que tout devient incertain. « Nous avons connu des jours meilleurs. » je réponds vaguement, encore persuadé qu'il est possible de remonter cette pente, comme toutes les autres jusqu'à présent. Tous les couples ont des hauts et des bas, n'est-ce pas ? Même si cette courbe semble continuer de descendre de plus en plus profondément. « Je ne veux vraiment pas en parler, c'est déjà assez étouffant tous les jours, et je ne suis pas là pour me lamenter. » Au contraire, l'idée est de laisser Joanne et tout ce qui se rapporte à elle à la maison, qu'elle quitte mon esprit un moment, me laissant enfin souffler. Je n'aurais jamais pensé formuler des regrets par rapport à l'union arrangée par nos parents il y a bien des années de cela, et pourtant, à la réflexion, cette solution aurait en effet été la plus profitable à tous. J'arque un sourcil, surpris d'apprendre qu'Irene songeait à la même chose -à croire que les années et la distance ne nous ont pas empêchés de rester sur la même longueur d'ondes. Nous aurions sûrement été heureux à notre façon. Néanmoins, nous aurions formé un couple particulièrement stérile. « Quelle horreur ! » je m'exclame en riant en imaginant nos vaines tentatives d'avoir des enfants. Projeter le ventre rond arboré par Joanne durant sa grossesse sur Irene me dégoûte presque au point d'avoir la nausée. Un mini-nous ? Non, jamais de la vie.
Je pénètre enfin dans la demeure de la Lady sur le sol australien. Une villa digne de ce nom, déjà décorée avec goût malgré un emménagement récent. Ce n'est pas le foyer d'une personne sur le départ à tout instant, et cela me rassure un peu. Je regarde le mobilier et les babioles ici et là, les murs sot un peu vides à mon goût et cela méritera une balade dans les galeries d'art de la ville pour y remédier. J'aime le nid d'Irene, un peu à son image, élégant et soigné mais avec une touche de chaleur humaine. J'approuve d'un signe de tête quand elle me demande mon avis, la laissant croire que j'apprécie sans plus, juste histoire de la taquiner. « Je n'ai pas le droit de dire non de toute manière. » j'ajoute pour enfoncer le clou, avant de me contredire avec un large sourire amusé. Je suis la jeune femme jusqu'à la salle à manger. Elle ne m'en dira plus à propos de son rendez-vous avec Jonathan qu'une fois autour du repas, un verre de vin à la main. Je ne buvais jamais d'alcool avant mon arrivée à Brisbane ; c'est une conviction révolue, et aujourd'hui j'apprécie d'avoir un verre à pied au bord des lèvres. Je touche un peu à mon plat d'une fourchette distraite, plus occupé à écouter le récit de mon amie qu'à véritablement apprécier la cuisine de Mrs Caulfield, malheureusement pour elle. Je lève les yeux au ciel et soupir longuement en apprenant que le père de la jeune femme a fait en sorte que la lettre d'adieu de sa fille ne parvienne jamais à Jon. Ah, les Lords pères. Ils s'emploient à nous empoisonner l'existence. Le mien ne me manque pas, jamais, et j'estime qu'il a vécu bien trop longtemps. Celui d'Irene ne mérite pas que je lui souhaite pareil sort, néanmoins, sa manière d'interférer dans sa vie m'exaspère. Mais c'est aussi ça, les archaïsmes d'être Lady. Quoi qu'il en soit, les retrouvailles des deux anciens tourtereaux émeut grandement la principale intéressée. Je souris, attendri. Pourtant je ne peux pas m'empêcher d'émettre une réserve qui pourrait piquer ; « Tu sais que ce n'est pas mon genre d'être pessimiste, mais Jon… Je ne sais pas quel Jonathan tu as connu il y a dix ans, mais celui que je connais est compliqué. » Le mot est faible. Mon Jon est volage par plaisir, arrogant car bourré de talent, égoïste pour survivre, impitoyable pour rester au sommet. Il ne s'est pas forgé une réputation de Dragon sur du vent, et ce qui se cache sous les écailles n'est à portée que d'une poignée de personnes triées sur le volet. « C'est une très bonne chose que vous ne soyez pas en mauvais termes, que vous ayez pu vous expliquer et faire la lumière sur ce qu'il s'était passé à l'époque. Je pense que ce n'est pas une mauvaise chose qu'il ne sache pas tout tout de suite, concernant ton fiancé, tes sentiments… » Cela pourrait le faire fuir en courant, et alors la désillusion serait de taille pour Irene. Et puis, même s'il l'aime, est-ce que cela serait assez pour qu'il prenne sur lui la responsabilité de briser les fiançailles de la jeune femme afin de s'engager avec elle ? Le Jon que je connais ne s'engage pas auprès d'une femme, jamais. « Il ne faut pas te précipiter et risquer de te blesser. Tu dois d'abord apprendre à connaître ce Jon là. On idéalise souvent les personnes dans nos souvenirs. » A croire que je la prépare à une déception, ce qu'elle ne s'attendait certainement pas à entendre. « Tu attendais sûrement plus d'enthousiasme de ma part. » je murmure, désolé de ne pas être cet ami là sur le moment. Je prends une gorgée de vin et reprends ; « Je connais ta sensibilité et tes fragilités, Irene. Et je connais bien Jonathan. Je veux simplement que l'issue de cette histoire ne soit pas la même que la dernière fois. Vous êtes tous les deux précieux à mes yeux. »
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Se confier n'a jamais été naturel, pour elle. Se mettre à nu, dévoiler ses pensées et son coeur, est un exercice auquel elle n'est pas rompue. Son milieu, son éducation, laissent peu de place aux états d'âme - même au XIXè siècle, le monde des Lords et des Ladies ne pouvait se permettre un épanchement des sentiments. Ce n'était juste pas dans leurs moeurs. Sans restreindre la liberté dont ils jouissaient, surtout la plus jeune génération, il était de coutume d'appliquer le sacro saint principe, never explain, never complain. Ce n'était sûrement pas chez les Delaney de Gresham qu'on trouverait dérogation à ce principe. Leur conquête des plus hautes sphères de l'Angleterre s'était savamment faite dans un mélange de discrétion et d'ambition. Irene connaissait l'histoire de sa famille par coeur, créée par des femmes et des hommes forts. Tout le monde faisait toujours bonne figure, et même sous la menace du pire on ne laissait transparaître ni le doute ni l'angoisse.
Peut-être Irene était elle faible, alors. Sa dépression n'avait pas bien été perçue par son entourage, au sein de l'establishment - on avait préféré dire qu'elle était malade. Elle s'était sentie traitée comme une indésirable qu'on souhaite éloigner des regards. Mais le contexte, la pression, et l'inextinguible courant fort de l'aristocratie avaient fini par triompher, et petit à petit, Irene était rentrée dans le rang.
Donc, elle ne se confiait pas- mais à ce principe, une exception : l'homme qu'elle avait en face de lui. Elle n'avait rien à cacher, mais plus encore, elle savait qu'il ne la jugerait pas, ou si c'était le cas, de manière rationnelle. Et réciproquement - elle garda donc pour elle ses questions au sujet de Joanne, jugeant plus sage de respecter la décision de Jamie. Elle comprenait qu'il ait besoin de penser à autre chose, l'espace d'une soirée.
Pour sa part, la présence familière et confortante de Jamie et le vin l'enhardissaient, ce fut donc sans peine qu'elle mit des mots sur les tourments de sa tête. Elle s'attendait à ce que Jamie la rassure, la console, la gronde ; aussi crut-elle mal entendre, au départ, quand il se mit à parler.
« Tu sais que ce n'est pas mon genre d'être pessimiste, mais Jon… Je ne sais pas quel Jonathan tu as connu il y a dix ans, mais celui que je connais est compliqué. » Sidérée, elle l'écouta parler, d'un Jon - de Jon, et sentit comme un iceberg couler au fond de son coeur. Avec une extrême prudence, elle reposa sa fourchette, son verre de vin, cherchant une explication aux propos qu'elle entendait, trop interloquée pour chercher une réponse en l'interrompant.
Chose rare, un silence presque inconfortable prit place pendant de longues secondes, alors que la Lady tentait toujours de donner un sens aux mots de Jamie.
« My god Jamie... de quoi tu parles ? Elle se sentait comme engourdie, pas vraiment sûre de vouloir comprendre. Brutalement, toute trace de contentement s'évapora de son visage. Difficile de contenir un tel choc, d'autant plus que pour une fois, elle n'avait pas à feindre l'indifférence. C'était Jamie, il avait vu le pire, et elle pouvait se permettre d'être pire. Un rire nerveux s'échappa de ses lèvres. « Est-ce que tu viens juste de me dire que tu connais Jonathan Deauclaire ? Le styliste ? Le Dragon ? L'homme que... l'homme que j'aime depuis dix ans ? Elle n'en revenait pas. Comme si de rien n'était ! Oh Jamie, non. Non ! À quoi tu joues ? »
Elle essayait de ne pas laisser la panique ou la colère l'atteindre. Mais plus que tout, elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas pourquoi, ni comment, il pouvait lâcher ce genre de révélation en plein milieu du repas, sans préavis ! C'était impossible, c'était... c'était à l'encontre de toutes les règles de la bienséance et des relations les plus primitives !
« Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps tu sais... qu'il est lui ? Ça fait longtemps que vous êtes amis ? Pourquoi tu m'as menti ? Pourquoi tu ne m'as rien dit plus tôt ? Ça aurait pu tout changer... oh fuck Jamie franchement je n'arrive pas y croire, for God's sake ! Je suis tellement déçue. »
Atterrée, elle se mura dans un silence buté, attendant une explication, qui avait plutôt intérêt à trouver grâce à ses yeux. Jamie était son meilleur ami, pour quelle bon sang de raison ne lui avait-il pas dit plus tôt ? Son juron était révélateur de ses pensées. Elle n'avait même pas prêté attention au contenu de ses mots, ni à sa mise en garde concernant Jon : tout ce qu'elle voyait, c'était cette désagréable sensation de trahison de la part de celui à qui elle aurait confié sa vie.
Déçue. Les yeux écarquillés, les sourcils froncés, j'ai reçu sans ciller les critiques et les reproches d'une Irene que je ne comprends pas. Ce n’est qu'après coup que j'ai réalisé que je venais de lui avouer qu'en réalité je connais Jonathan, son Jonathan, depuis le début. Mais ce n’est pas grave, non ? Ce n’était qu'une plaisanterie, peut-être mauvaise, une omission insouciante dans le seul but de voir comment les amis allaient se débrouiller sans que m’avoir comme connaissance en commun ne puisse interférer. Je ne me suis permis qu'un conseil une fois que les amants de jeunesse furent réunis, uniquement lorsque Irene, romantique comme tout, se figurait qu'ils pourraient peut-être recommencer à zéro, reconstruire. Je ne veux pas qu'elle soit blessée. Mais elle n'en a cure. Tout ce que la Lady retient, c'est que je ne lui ai pas tout dit dès le départ. Et cela ressemble à tel drame dans sa bouche que je demeure muet un instant. Je tente de digérer sa réaction et la dureté de ses paroles avec une gorgée d'eau -rien n’y fait, cette déception qu'elle clame me reste en travers de la gorge. J'ai beau connaître mon amie par coeur, je constate que l'amour rend idiot absolument tout le monde, change les gens, et les rendent parfois méconnaissables. “Seigneur, Irene, tu fais vraiment une montagne d'un rien.” Si je n’étais pas dans cette passe, dans ce moment difficile de ma vie, j'aurais sûrement fait comme si de rien n'était. Pour le bien de cette amitié, j'aurais tout simplement balayé les accusations de la jeune femme. Mais je suis à fleur de peau. Je me suis fait attentif pour elle quand j'avais besoin d'attention, parce que je.ne voulais pas que ce moment ensemble tourne autour de mes problèmes, de Joanne, de ces marques sur mes bras. Je voulais voir ce que la vie faisait de bien en ce moment. Au final, me voilà accablé pour un détail. Accablé une nouvelle fois, par une autre des femmes de ma vie. Le noeud de la rancoeur se resserre et alourdit ma détresse. Encore une que je déçois. La mâchoire serrée, je garde contenance, mais mon visage s'est fermé. “Je le connais depuis des années, c'est un de mes meilleurs amis ici. Enfin, je le croyais, parce qu'il ne m’a jamais parlé de votre histoire. Je l'ai toujours connu tel qu'il est aujourd'hui. Et même s'il est mon ami, cette personne là peut te faire du mal.” J’aurais sûrement pu en avertir Irene immédiatement, mais j'ai la conviction que cela ne l'aurait pas dissuadée de courir après son amour de jeunesse. Peut-être que mes paroles d'aujourd'hui n'y changeront rien non plus. “Je ne t’ai pas menti. Ou qu'importe si tu le crois. Je ne te l'ai pas dit parce que ça me semblait mieux pour toi que tu sois sur ses traces sans moi. C'est votre histoire après tout.” Plus tard, ils se seraient rendu compte que le Jamie de l'un est le Jamie de l'autre, et nous en aurions bien ri. C'était ça le plan. C'était ce qu'il aurait dû se passer. “Et ça n’aurait rien changé que je t'en parle, rien du tout. Tu l'avais déjà retrouvé quand tu es venue me voir, tu avais déjà rendez-vous à son atelier. Tu n’avais pas besoin de moi.” Et puisque mon avis, mes conseils n’ont pas d'importance, alors la Lady n’a toujours pas besoin de moi je suppose. Le regard bas, j’observe l'assiette que je ne finirai pas. J'abandonne les couverts sur le bord, dépose ma serviette à côté. L’invitation était pour un ami, mais à cet instant j'ai l'impression d'être perçu comme un traître. “Désolé de t'avoir déçu, Irene. Honnêtement… je le suis aussi. Et si tu ne m'écoutes pas, Jonathan te décevra également.” Je quitte la table le coeur lourd. Voire même plus lourd à mon départ qu'à mon arrivée. En quittant la villa, je me fais une raison ; nous avons chacun besoin d'un ami que l'autre ne peut pas être à ces moments de nos vies. Nous reviendrons l'un vers l'autre quand le timing sera bon.
And on most of the days we were searching for ways to get up and get out of the town that we were raised, yeah...
La phrase si anodine avait produit l'effet d'une bombe, et ses pensées tournaient sans arrêter à lui en donner le vertige. Si Jamie connaissait Jonathan, pourquoi ne lui en avait-il pas parlé avant ? Il devait savoir, il avait du savoir qui il était pour elle, à quel point elle avait sacrifié sa vie pour lui dans un tourbillon de ténèbres pendant plusieurs années. Il devait savoir que la moindre chance de rentrer à nouveau en contact avec lui aurait illuminé son monde, ravivé son cœur fané. Et soudain très émotive, sans aucun impératif de masque à garder et de sentiments à réprimer, elle ne comprenait pas pourquoi diable Jamie n'avait rien dit, jamais. Aurait-elle dû savoir ? Deviner ? Traquer les photos des magasines pour déceler un visage familier à côté de l'un ou de l'autre ? Elle se sentait vraiment trahie, blessée, comme une enfant à qui l'on promet un bonbon sans jamais le lui donner, comme une princesse qui apprend que son Prince est passé devant sa tour d'ivoire mais ne s'est pas arrêté pour la délivrer. Et dans son petit monde, où Irene faisait figure de soleil, il était inconcevable que Jamie plus que quiconque ait ignoré ça. Et que Jonathan n'ait pas pensé à le questionner, enfin, bref, ils auraient dû savoir, ils auraient dû faire quelque chose !
Mais apparemment, elle fait une montagne d'un rien. Et voilà Irene trahie mais dorénavant vexée, presque humiliée par la réaction désinvolte de Jamie - les nerfs à fleur de peau, un rien pour déclencher un caprice de la Lady. Le sang bat à ses tempes et c'est un retournement de situation qu'elle n'avait absolument pas vu venir. Et c'est vrai, l'aurait-elle découvert autrement, dans un autre contexte, peut-être ne serait elle pas si prompte à montrer les dents, mais pas maintenant. Les dernières semaines ont été éprouvantes - et ignorant que ses émotions reflètent celles de son meilleur ami, elle s'entête. Enfin, pour dire vrai, elle s'attendait à des excuses, parce-que c'est son Jamie bon sang et que Jamie connaît la princesse qu'elle est et qu'en temps normal il ferait en sorte d'arranger la situation. Parce-que c'est ce qu'il fait, Jamie l'homme de la situation qui a toujours tout arrangé pour elle quand les choses n'allaient pas bien. Sauf ce soir.
« Je le connais depuis des années, c'est un de mes meilleurs amis ici. Enfin, je le croyais, parce qu'il ne m’a jamais parlé de votre histoire. Je l'ai toujours connu tel qu'il est aujourd'hui. Et même s'il est mon ami, cette personne là peut te faire du mal. »
Difficile d'ignorer la blessure évidente sur les traits fins d'Irene, tandis que Jamie continue de parler dans un silence maintenant étouffant. Les mots prennent sens désormais et forment une cohérence - c'est un de mes meilleurs amis, il ne m'a jamais parlé de votre histoire, tu n’avais pas besoin de moi. Terribles phrases, coups de poignards lancés à pleine vitesse dans son esprit qui peinte à résister à leur violence symbolique. C’est le sortilège qui vient briser sa bulle dorée, son univers chatoyant si loin des soucis ordinaires : son premier amour, son meilleur ami, une terre d’accueil, une belle villa, un métier passionnant, et que le monde tourne, tourne. La réalité ne lui plaît pas – ses désirs sont des ordres, un coup de baguette et elle s’en invente une, plus conforme à ses désirs. Malheureusement, rien n’est aussi simple.
Les yeux humides, elle détourne le regard. Jonathan n’a jamais parlé d’elle ? À son meilleur ami ? Jamais, pas une fois, pas une fois évoqué le souvenir de la jeune comtesse anglaise s’émerveillant de la vie loin des contraintes ? Un silence obtus sur leur amour passion, leur idylle déchirante ? La Lady pince ses lèvres, tente de ramasser une dignité éclatée. Qu’avait-elle cru ? Jonathan ne l’avait pas oubliée, c’était certain, ce qu’il lui avait dit plus tôt en témoignait. Ses gestes, sa douceur n’avaient rien de feint. La lassitude s’emparait d’elle alors que ses questions restaient toujours sans réponse.
« Jamie… ». Une supplique lorsqu’elle le voit poser ses couverts, et elle comprend trop tard ce qui est en train de se passer. Oh, non. Non. Il se lève tandis que figée, trop empêtrée dans les sentiments contradictoires qu’elle échoue tant à gérer, elle ne le retient pas, reste ballante comme une poupée. La porte se ferme et la comtesse porte ses mains à son visage – spectacle de désolation, et cette impression amère qu’elle casse tout ce qu’elle touche. Comment est-ce possible, dès qu'elle n'est plus en Angleterre, de ne pas parvenir à ce point à contrôler ses réactions ?
Les larmes ont souillé ses mains quand quelques secondes plus tard elle relève la tête ; elle essuie ses paumes sur le tissu de ses vêtements, sa joue d’un revers de main et part sur les traces de Jamie, se mettant à courir franchement lorsqu’elle réalise que ces quelques secondes étaient en fait des minutes et que son ombre ne surgit pas sous le ciel de Brisbane.
« Jamie ! Attends ! » Elle le rattrape enfin alors qu’il a déjà quitté la villa, le retient par le bras. Ne lui laissant pas le temps de réagir, elle s’enfouit dans ses bras, l’enfermant dans une étreinte aussi forte que brève. « Hé ! Cela fait quatre ans que je ne t’ai pas vu, Lord Keynes, ne t’avise plus jamais de partir comme ça ! Irene reprend son souffle, cherche dans le regard de l'autre un soutien, une compassion. Ne pars pas, c'est ridicule. Ecoute, je suis désolée. Etrange son que celui de l’excuse pour celle qui d’habitude ne se reproche rien. Mais mets toi à ma place ! Imagine, toutes ces années sans nouvelles de lui et là, j’apprends que tu es son meilleur ami ? Ce n’est pas rien. Et je ne suis plus aussi fragile qu'avant, je ne comprends pas pourquoi il me ferait du mal... Enfin, peu importe. Son ton suppliciant laisse place à une nouvelle invitation : après les explications, elle cherche un réconfort que lui seul est en mesure de lui apporter. S'ils se séparent maintenant sur cette querelle, elle ne donne pas cher de sa santé mentale. Allez, viens, rentre. La soirée n’est pas finie. On n’est pas obligés d’en parler, juste laisse-moi le temps de me faire à cette idée, mais ne me tourne pas le dos. Posant une main tendrement sur sa joue, elle sourit malgré le tumulte. Je t'en prie. J'ai besoin de toi, au contraire. Et tu sais bien que je te pardonne toujours tout, de toute façon. » Un sourire derrière les cils humides, une prière.
Ils pouvaient encore parler de milliers de choses, si ce n'est de leurs amours : leurs projets, leurs rêves, leurs bêtises, leur travail ; leurs nouvelles passions, de musique ou de films, de ces choses que se disent les amis intimes qu'elles soient futiles ou des secrets d'état. Ils pouvaient refaire le monde, faire une bataille de nourriture avec les petits pois comme à l'aube de leur cinq ans, même construire un fort en oreillers. Ils n'ont pas à parler de Jonathan ni de Joanne, ni de leurs vies qui ne sont peut être pas tout à fait devenues celles dont ils avaient rêvé.
« Et j'ai demandé à Mrs Caulfield de faire ton dessert préféré, tu ne peux pas vraiment refuser. » Quelques pas à reculons, pour reprendre le chemin en sens inverse, et un début de sourire complice naît sur ses lèvres.