« Jamie. » Un léger sursaut, et je redresse soudainement la tête. Mon regard atterrit, un brin désorienté, dans celui de Nathan Siede. Le brouillard dans lequel mon esprit avait plongé le monde s’efface avec les courants d’airs dans les couloirs du palais du justice. Tout redevient net, enveloppé dans le puits de lumière de ces grandes façades en baie vitrée à travers lesquelles brillent les dalles foulées par les prétendus chevaliers de la justice et de la vérité. S’il faut être tout à fait honnête, ces deux-là ne sont guère de grandes amies à moi pour aujourd’hui, et s’il m’est plus habituel de les affectionner que de les abhorrer, j’admets préférer demeurer dans l’ombre, me glisser dans les interlignages des textes de loi dans l’espoir d’y trouver une issue favorable à mon cas. Cela est de plus en plus compromis. Mon avocat m’a dévoilé, à peine entrés dans le grand bâtiment, que le juge devant lequel nous passerons est une femme à la négociation difficile. Les audiences avant la nôtre ont toujours quelques minutes de retard, nous sommes néanmoins venus en avance. Pas de médias sur les marches et devant les portes, pas d’euphorie ; seulement quelques stagiaires de différentes rédactions qui assisteront à la séance publique de cette annonce de peine. J’avais pris place sur un banc, dans le couloir, afin de soulager mes jambes affaiblies par la nervosité. Les mains moites, jointes devant moi, me servaient de point à fixer jusqu’à ce que le monde m’entourant disparaisse dans ce fameux brouillard. C’est de ce néant que résonna la voix de Nathan. « Cet homme souhaite vous parler. Saul Masterson. Vous le connaissez ? » La tête alourdie par une foule de pensées indistinctes, je me redresse un peu et observe la personne en question tenue éloignée par le garde du corps imposé par l’avocat. De loin, la silhouette ne m’est pas familière. « Non, je... » Quoiqu’il se pourrait que j’ai déjà croisé ce brun quelque part. Je plisse les yeux, comme pour mieux capter les détails de ce visage que je tente de remettre par tous les moyens. Je n’ai qu’une vague impression qu’il ne m’est pas complètement inconnu. « Je crois que c'est un voisin. » dis-je dans un murmure songeur, finalement peu apte à réfléchir à quoi que ce soit d’autre que mon propre sort. Mes prunelles demeurent fixées sur l’homme qui attend patiemment l’autorisation d’approcher. « Je peux lui dire que vous ne souhaitez voir personne avant l'audience. » m’assure Siede avec bienveillance. Bon nombre d’insultes réelles et virtuelles m’ont sonné et vivement attaqué le moral, je n’ai guère besoin d’un coup supplémentaire. Pour autant, le visiteur ne m’a pas l’air hostile. Pas agressif, du moins. « Ca ira. Autant écouter ce qu'il a à me dire et lui épargner d'avoir fait le chemin jusqu'ici pour rien. » je réponds avec cet ersatz de sourire qui ne berne personne. C’est avant tout la curiosité qui me pousse à accepter la requête de cet homme. « Merci Nathan. » Ma main se pose furtivement sur son épaule alors que je passe près de lui. Mes jambes molles me transportent sur ces quelques mètres qui me séparent du gorille dressé entre moi et mon interlocuteur. Cela doit paraître bien ironique qu’un homme présent dans ce bâtiment pour un délit tel que le mien puisse se faire protéger de la sorte, alors que tout porte à croire que ce sont mes bons concitoyens, notamment mon ex-fiancée, qui auraient besoin d’être mis à l’abri. C’est en tout cas ce que je crois discerner comme jugement dans l’expression du visage dudit Saul Masterson lorsque le garde du corps s’écarte de quelques pas sur le côté. Il demeure tout près de nous, faisant mine de ne pas écouter, de ne pas entendre tout ce qui se dira et qui ne le regarde pas. Nathan, lui, a toujours l’oreille collée au téléphone. « Qu'est-ce que je peux faire pour vous, Saul ? » je demande, ayant pour habitude de ne pas tourner autour du pot et encore moins de perdre du temps en formules de politesse toutes faites –même s’il, comme le nom l’indique, cela serait plus poli. Si je pense bien que le camp de mon interlocuteur est tout indiqué, je me fais quand même courtois, juste assez souriant pour ne pas tomber dans l’hypocrisie, et lui tend même une main à serrer s’il souhaite s’y risquer.
Il ne devrait pas être ici. Saul le savait, sa place n'était ni dans ce couloir, ni dans ce palais de justice, et encore moins un jour comme celui-ci. C'était alors ce qu'il se répétait depuis qu'il y avait mis les pieds, mais aujourd'hui sa volonté n'était pas du même coté que sa raison, c'est pourquoi ses jambes refusaient toujours de faire demi-tour et de s'éloigner de ce lieu dont il n'aurait probablement jamais du pousser la porte. Ses yeux, eux, demeuraient fixés sur l'homme qui se tenait assis à plusieurs mètres de là. Un homme qu'il n'avait jusqu'à lors jamais approché d'aussi près, et qu'il connaissait plus pour ses fréquentes apparitions en une des magazines que parce que l'occasion leur avait été donné de se rencontrer formellement. Serait-ce le cas aujourd'hui ? Rien n'était moins sûr, à la façon dont le garde du corps posté non loin de lui semblait vouloir le dissuader de faire ne serait-ce qu'un pas de plus en direction de son voisin. Pourtant, c'était bien dans cette optique que Saul avait fait le déplacement. Dans cette optique qu'il s'était armé de tout son courage, et qu'il s'était décidé à braver la tempête qui semblait s'annoncer pour pleinement assumer ses actes. Il ne savait pas vraiment comment il se sentait vis à vis de cet homme, ou ce que lui procurait l'idée qu'il soit aujourd'hui dans cet endroit en partie à cause de lui. Mais ce qu'il savait, c'est qu'il ne pouvait pas s'empêcher de se demander comment Jamie Keynes, lui, se sentait. A quoi pensait-il alors qu'il passerait bientôt devant le juge ? Craignait-il que l'issue de cette audience lui soit défavorable, ou bien l'abordait-elle avec la confiance d'un homme certainement mieux placé que beaucoup d'autres pour espérer que cette histoire lui nuise un minimum ? Saul l'observait patiemment et sentait grandir en lui un ensemble d'émotions qu'il ne saurait précisément identifier. Le voir face à un destin qu'il avait contribué à provoquer, ça ne pouvait pas le laisser indifférent. Et quoi qu'il ait pu assurer à Joanne, ou s'assurer à lui-même le jour où il avait pris la décision qui les avait mené jusqu'ici, ce n'était pas rempli de fierté qu'il avait pénétré dans ce palais de justice. Et ce n'était pas non plus avec l'envie de s'acharner désespérément qu'il espérait s'entretenir avec cet homme. « Je veux simplement lui parler, je vous assure que je ne serai pas long. » Saul assura alors à l'homme qui se tenait face à lui et dont l'imposante carrure dissuaderait n'importe qui de tenter une approche. Le garde du corps devait craindre qu'il ne soit qu'un opposant de plus qui cherchait à passer ses nerfs sur l'homme qu'on accusait d'avoir violenté une femme, et Saul doutait qu'expliquer les raisons de sa présence dans ce couloir joue en sa faveur. De là où il se trouvait, il lui sembla alors identifier la silhouette de Nathan Siede, qu'il avait croisé à quelques rares occasions et qui sans doute serait bien incapable de se remémorer leurs échanges dans le présent contexte. Saul comprit qu'il représentait alors très certainement Jamie Keynes, et l'idée qu'il soit entouré d'une telle pointure – mais aussi et surtout du père d'Hannah – le partagea entre plusieurs sentiments contradictoires. Nathan Siede échangea finalement quelques regards avec le garde du corps, puis sembla s'entretenir brièvement avec son client. Et quand enfin Jamie Keynes lança un regard dans sa direction, Saul sentit qu'un échange était finalement peut être envisageable. Son voisin quitta alors le banc qu'il occupait jusqu'à lors, et il crut sentir son cœur rompre sous la pression qui s'y exerçait à présent qu'il le voyait s'approcher. Saul n'était pas à l'aise, sa fébrilité transparaissait à chacune de ses respirations, ainsi c'est dépourvu d'une assurance qui lui aurait pourtant été utile qu'il accueillit les paroles bientôt soufflées par Jamie Keynes. « Saul Masterson. Je ... je vis à Logan City, au numéro 24. » Il énonça alors en premier lieu, par souci de correction mais aussi d'équité, supposant que son interlocuteur devait se douter qu'il ne se trouverait pas ici s'il ne s'était pas un minimum intéressé à cette affaire et à ce qui lui était tombé dessus, et préférant ainsi lui offrir un minimum d'informations sur sa personne. « Monsieur Keynes, je ne suis pas venu vous accabler. Et je ne suis pas non plus venu vous répéter ce que beaucoup vous ont probablement déjà dit de nombreuses fois. » Sa démarche était sincère, il ne s'était pas déplacé pour lui cracher à la figure tout ce qu'il pouvait penser de lui. L'espace de cet échange, il tenterait au contraire d'occulter le fait qu'il ait depuis bien longtemps des a prioris sur l'homme qui se trouvait face à lui. D'abord à cause de cette affaire qui avait valu à Hannah de s'effondrer dans ses bras quelques semaines plus tôt, ensuite à cause de ce que son échange avec Joanne lui avait appris sur ses excès de colère. Saul mentirait s'il disait avoir une haute estime de lui, mais ici l'heure n'était pas à un règlement de comptes. « Vous êtes ici … parce qu'un témoin s'est entretenu avec la police au sujet des violences physiques subies par votre fiancée. Des violences qui ont laissé des traces et qui ont conduit cette personne à témoigner, de peur que vous repassiez à l'acte. » A l'entendre, peut être Jamie penserait-il qu'il avait à faire à un autre avocat, ou bien à un journaliste de métier qui avait bravé la sécurité dans l'espoir d'obtenir de lui ses impressions. Il était peu probable que son voisin connaisse son activité comme lui pouvait connaître la sienne, à moins d'avoir appris de la bouche d'Hannah que leurs chemins professionnels s'étaient rejoints. « J'imagine toutes les questions que ce témoignage a pu soulever à vos yeux, et je sais … je sais que vous pensez aujourd'hui connaître l'identité de ce témoin. » A présent, Saul arborait une mine un peu plus grave. Il arrivait à ce moment de la conversation où tout pourrait brusquement basculer, et où d'un simple voisin un peu curieux, il deviendrait brusquement le coupable de ses tourments. « Mais vous vous trompez. » Parce que son dernier échange avec Joanne lui avait appris que son ancien compagnon suspectait Hassan d'être à l'origine de sa dénonciation et qu'il ne pouvait plus lui laisser penser ça. « C'est par ma faute si vous êtes ici. C'est moi qui ai témoigné contre vous. » Là, sa gorge se serra pour ne plus laisser passer qu'une petite quantité d'air, lui coupant la respiration l'espace d'une seconde, tandis qu'il appréhenda légèrement la réaction du brun. Il le savait colérique, impulsif, et avait évidemment envisagé que cet échange puisse mal se terminer lorsqu'il avait pris la décision de se confronter à lui. Ici les lieux et la présence du garde du corps éviteraient peut être à cette conversation de dégénérer, mais Saul ne se leurrait pas, il n'y avait pas de bonne façon d'annoncer ce genre de choses et il était peu probable que son aveu laisse son interlocuteur indifférent. « Je voulais que vous le sachiez. Que vous saviez à qui vous deviez en vouloir. » Il reprit après un temps d'hésitation, sans trop savoir si cette précision était la bienvenue sachant qu'il lui semblait déjà sentir que la tension était montée d'un cran. Il n'était pas entrain de lui dire qu'il acceptait d'endosser toute la responsabilité de cette situation, parce qu'il persistait à penser qu'il n'était pas celui qui avait scellé le sort de Jamie Keynes au départ. Mais il lui devait d'être complètement franc, autant qu'il se devait d'assumer ses choix. Saul n'avait pas parlé à la police pour ensuite se désintéresser à cette affaire, et s'il pouvait bien accorder une chose à cet homme, c'était sûrement une vérité qui au moins balaieraient pour de bon ses derniers doutes.
Il est faux de croire qu'un procès se limite aux quatre murs d'une salle d'audience. Il s'étend bien au-delà à l'extérieur, dans le coeur des Hommes, dans leur regard, et de nos jours, même dans le monde binaire. Le jugement ne s'arrête pas au moment où le juge frappe du marteau sur la table et clos le dossier avec une peine supposée être juste. Il se poursuit dans la vie de tous les jours, face à la famille, aux voisins, aux collègues. C'est ce que j'expérimente depuis quelques semaines. L'omniprésence du procès. La ville est devenu un tribunal géant à mes yeux, et au final, c'est au palais de justice que je me sens le plus à l'abri de la virulence du public. Je m'y sens presque en sécurité. Pourtant, il ne reste que quelques minutes, moins d'une heure avant que mon tour ne vienne d'écouter la peine qui m'est attribuée et qui écroulera sur mes épaules une nouvelle vague d'accablement. Nous ne sommes que deux à savoir que toute punition sera injuste et disproportionnée, à savoir Joanne et moi, les principaux intéressés. Je ne suis pas le monstre qui bat sa fiancée que tous aiment à voir sur le banc des accusés, un de plus dans leur grande chasse aux sorcières. Oui, la violence est parfois ma solution ; oui, mon casier n'est pas vierge à cause de mon tempérament ; oui, j'ai déjà levé la main sur Joanne une fois ; oui, j'ai très certainement besoin de reprendre la thérapie où je l'ai laissée. Mais ce n'était qu'un moment d'égarement. Je ne voulais pas faire de mal. J'avais promis de ne plus faire de mal. Personne ne croira qu'un homme dans mon genre puisse changer et se repentir. Je me résume à cela aujourd'hui ; un homme de ce genre. Mis dans le même panier que d'autres individus véritablement dangereux pour leur entourage. Je ne le suis pas ; je pourrais le hurler, personne n'écoutera. Saul n'a pas l'air de faire exception à la règle. Même s'il dit être venu en paix et prêt à me laisser au fond de mon trou sans ajouter sa pelle pour le creuser un peu plus profondément, ses paroles trahissent sa pensée. Il suffit de l'entendre prononcer des termes comme « les violences physiques subies par votre fiancée » pour comprendre que telle est la version de l'histoire qu'il connaît et décide de croire. Mon visage s'est redressé au-dessus du sien, le regard assez haut, les yeux plissés lorsque l'homme, bel et bien un voisin, m'assure que je me fourvoie au sujet de l'identité de celui qui m'a dénoncé. Ce n'est pas Hassan, c'est lui, Saul Masterson, du 24 Logan City, un inconnu, qui m'a quasiment mit les menottes aux poignets lui-même. Je le dévisage, j'imprime cette face dans ma tête, celle du vrai coupable. Voilà que je me surprends à penser que toute cette situation était plus digeste lorsque je croyais que Hassan m'avait jeté dans ce tribunal pour défendre Joanne. Non, c'est cet homme que je ne connais ni d'Eve, ni d'Adam. Un demeuré lambda se prenant pour un justicier. Les muscles de mes bras croisés se crispent. Je demeure longuement silencieux, essayant de comprendre ce qui a pu pousser cet homme à me dénoncer, et j'avoue que tout ceci m'échappe. Je peux comprendre le besoin de justice et la volonté de protéger une jeune femme d'aspect si fragile. Ce qui me laisse perplexe, c'est ce qui a pu créer le déclic et le décider à agir. Ce qui lui a fait penser que je méritais tout ceci. « En réalité, je n'ai qu'une question, et c'est la question que l'on se pose toujours face à une situation qui nous échappe ; pourquoi ? » La voix grave et basse, j'articule les mots dans un souffle peiné plus que révolté. Être en colère ne sera pas en ma faveur ici, et mis à part ceci, je réalise que je ne blâme pas Saul pour avoir fait ce qui lui semblait être le mieux. « Vous ne me connaissez pas, nous ne nous connaissons pas. Je me suis à peine souvenu de votre visage au loin. Et Joanne ne m'a jamais parlé de vous, alors je doute que vous soyez des amis bien proches. Vous ne nous connaissez pas, vous ne savez rien d'autre que ce que les traces que nous avez vues sur elle pouvaient laisser penser. Je doute qu'elle m'ait décrit comme un homme fréquemment violent et dangereux, parce que je ne le suis pas. Je suis un homme qui aime profondément sa famille, et vous l'auriez su si vous aviez gratté la surface. Rien n'excuse les bleus que vous avez vus, mais je ne suis pas ce que vous pensez. » Je ne roue pas Joanne de coups tous les deux soirs en rentrant un peu à cran du travail. J'élève la voix, parfois, je m'emporte. Néanmoins je m'en suis bien plus souvent pris à moi-même qu'à la jeune femme. « Son ex-mari, qui les a vus aussi, a au moins eu le courage de me confronter avant de penser à effectuer la moindre manœuvre contre moi. Vous, vous… » Faute de trouver des termes qui ne frôleraient pas l'insulte, je me ravise. Saul comprendra de lui-même le fond de ma pensée. Il s'est mêlé de ce qui ne le regardait pas. Les contours vagues d'un événement hors contexte lui ont suffi à agir. Dire que je trouve cela méprisable et arrogant serait un euphémisme, mais ça, il le lira dans le regard que je lui jette depuis que je sais qui il est et ce qu'il m'a fait. « Vous êtes en train de détruire ma vie, à cet instant. Je suis une figure publique, la nouvelle s'est répandue partout, parfois complètement déformée. Maintenant la moindre personne qui me reconnaît dans la rue me regarde comme un lion évadé du zoo, on me met à l'écart de ma propre équipe au travail. On me toise comme un être dangereux qui bat sa compagne et qui aurait pu la tuer à force de frapper, qui sait. Mais ce n'est pas ce que je suis. Et maintenant ce regard qu'on me porte ne me quittera pas pendant des années, peut-être toute ma vie. » Après tout, il suffira de taper mon nom sur internet pour retrouver tous les détails de l'affaire. Il y aura cinq ou dix lignes immuables sur ma page wikipédia, et une ou deux dans ma nécrologie lorsque le jour viendra afin que l'on oublie pas que j'ai vécu pareil moment de disgrâce. Une étiquette se décolle avec le temps ; ce que l'on me fait actuellement, c'est me marquer au fer rouge au milieu du front. Une stigmate qui ne disparaîtra pas. « Mais comme si cette forme de jugement et de punition n'étaient pas suffisantes, je vais devoir entrer dans cette salle d'audience pour qu'on décide de ma peine et qu'on détermine si j'aurai à nouveau le droit d'approcher mon fils. » Je ne sais pas si Saul a des enfants. Si c'est le cas, il saura sûrement s'imaginer quelle torture cela est d'être considéré comme dangereux pour sa propre progéniture quand vous ne seriez pas capable de lui faire le moindre mal, d'en être éloigné par la loi, de ne pas pouvoir le prendre dans vos bras tout ce temps. Mais cela serait oublier que le brun m'a dénoncé en prenant très certainement ce facteur en compte, ce qui signifie qu'il doit trouver tout ceci juste. « En ayant conscience de tout cela, en sachant que vous stigmatisez à vie un homme dont vous ne savez rien sur la base d'un événement pris hors contexte, est-ce que vous vous sentez en paix avec vous-même ? »
Il aurait pu faire demi-tour, plusieurs fois, avant de se retrouver face à cet homme qui regretterait probablement d'avoir croisé sa route d'ici quelques minutes. Il aurait pu faire demi-tour lorsque son taxi l'avait déposé à l'entrée du tribunal, puis lorsqu'il s'était retrouvé perdu au milieu de cet immense décor où s'agitaient toutes sortes de protagonistes qui tous avaient certainement d'excellentes raisons de se tenir ici aujourd'hui, et lorsqu'enfin il avait pénétré dans ce couloir et s'était retrouvé nez à nez avec cet agent de sécurité aussi imposant que dissuasif. Et pourtant, il était toujours là. Debout, les yeux rivés vers Jamie Keynes, incapable de dire ce que sa présence ici lui inspirait ni s'il se félicitait d'être au moins parvenu à le mener jusqu'à cette audience. Saul n'en savait trop rien, beaucoup de pensées se bousculaient à l'intérieur de son esprit depuis qu'il avait pris la décision d'aller à la rencontre de cet homme, si bien qu'à cet instant il n'était même pas certain du rôle qu'il était venu jouer auprès de lui. Celui d'un bourreau qui viendrait lui cracher toutes ses vérités à la figure et exulterait d'avoir indirectement provoqué cette issue ? Celui d'un coupable repenti qui implorerait sa compréhension face à une décision qu'il n'avait pas prise de bon cœur ? Ces questionnements semblaient sans fin, mais légitimes pour lui qui avait délibérément refusé de se conditionner pour cet échange. Il n'était pas venu réciter une tirade, simplement confronter un homme à qui il devait la vérité. C'était là son but et la raison pour laquelle il s'était armé de tout son courage alors même qu'il avait conscience que cette confrontation avait toutes les chances de se dérouler avec pertes et fracas. Car ce qu'il avait sur le cœur ne serait pas facile à dire, mais ce serait encore moins évident à entendre, ainsi c'est animé d'une vive appréhension que Saul vit finalement Jamie approcher. Son entrée en matière fut alors hésitante, peut être maladroite, mais à présent qu'il était lancé Saul tendait à croire qu'il valait mieux arracher le pansement d'un seul coup plutôt que de faire durer le plaisir. C'est ainsi qu'il en arriva rapidement à confesser à son interlocuteur qu'il était bien placé pour connaître les raisons qui l'avaient conduit jusqu'à ce tribunal, et en l’occurrence les accusations qui pesaient sur sa personne, puisque c'était lui qui avait fourni à la police le témoignage nécessaire à l'ouverture d'une enquête pour violences physiques. Pas Hassan, l'homme qu'il savait dans la ligne de mire de Jamie, mais bien lui. Lui qui n'aurait jamais pensé se retrouver au cœur d'une affaire qui ne le concernait pas au départ. Lui qui n'avait certainement pas besoin de s'attirer des problèmes supplémentaires. Lui, l'homme qui était loin d'être lui-même un modèle de vertu et un exemple pour les autres, mais qui n'avait écouté que son instinct lorsqu'il avait eu le choix entre parler ou garder le silence sur des faits particulièrement problématiques, du moins à ses yeux. Face à lui, Jamie réclamait des explications, posant des questions dont il formulait lui-même les réponses, et s'imaginant sans doute détenir toute la vérité sur les circonstances dans lesquelles il était passé à l'acte. Et Saul, qui ne tenait pas à repartir d'ici avec l'esprit aussi ombragé qu'au départ et sans avoir eu l'occasion de dire ce qu'il avait sur le cœur, s'arma ici d'une totale transparence. « Le fait qu'à vos yeux ces traces ne représentent pas un problème suffisamment grave pour justifier votre présence ici prouve que j'ai probablement bien fait de dire ce que je savais. » Il formula ainsi, sans chercher à user d'un ton corrosif, mais néanmoins avec l'intention d'aller droit au but. Il l'avait dit, son intention n'était pas de lui appuyer la tête sous l'eau en se délectant du spectacle, mais il n'était pas non plus venu le trouver pour se repentir d'avoir fait ce qu'il estimait être juste, particulièrement à cet instant précis. « C'est vrai, vous et moi ne nous connaissons pas. Je ne sais pas qui vous êtes dans l'intimité de votre famille, et malgré ce que vous devez probablement penser, je suis prêt à croire que vous puissiez être un père aimant ou un ami dévoué. » Il était sincère, en aucun cas son témoignage n'avait visé à salir cet homme dans sa globalité. Il s'était présenté à la police armé de faits, uniquement de faits, et s'était contenté de présenter un problème qui méritait selon lui que l'on se penche sérieusement sur la question. « Mais certainement pas un compagnon inoffensif, et c'est là qu'à mes yeux se situe le problème. Vous dites vouloir savoir ce qui m'a poussé à me mêler de cette histoire, eh bien ce sont ces bleus. Juste ces bleus. Ces bleus que Joanne cachait honteusement sous les manches de son pull, comme si elle en était la responsable. Parce que c'est ce qu'elle pense. Qu'elle a provoqué votre colère et mérité ce traitement en vous poussant à bout. » C'était ce qui lui l'avait conduit à nourrir une telle inquiétude à l'égard de la jeune femme, et probablement à parler lorsqu'il lui avait paru évident que Joanne n'aurait jamais le déclic qui lui aurait permis de s'assurer personnellement qu'un tel incident ne se reproduirait pas. « Voilà pourquoi j'ai décidé de parler. Parce que Joanne ne l'aurait jamais fait, elle, peu importe que cet incident se soit répété une, deux ou dix fois. Elle n'aurait jamais rien dit, et les choses ne se seraient certainement pas réglées d'elles-mêmes, pas alors que vous auriez toujours pu compter sur son pardon. Alors oui, tout ça est très hypothétique, mais ce n'était pas le genre de risques que j'étais prêt à prendre. » C'était peut être injuste, en effet, de lui jeter ainsi la pierre dès ce premier impair, de partir inévitablement du principe que parce qu'il avait fauté une fois, il n'était pas à l'abri de recommencer. Mais une colère pouvant nous pousser au pire n'était-elle pas une colère qu'il fallait absolument maîtriser ? Et comment la maîtriser si on ne s'infligeait pas à soi-même un mal nécessaire à une rédemption future ? « Elle s'est confiée à moi. » Sa voix s'éleva à nouveau tandis que son regard demeura ancré à celui de Jamie. « Elle l'a fait, et qu'elle ne vous en ait rien dit ne signifie pas que ça n'a jamais eu lieu, mais simplement qu'elle n'a pas à vous tenir au courant de ce qu'elle peut raconter, et à qui. » Peut être que pour le coup, la façon dont Jamie avait laissé entendre qu'il était impossible que Joanne ait pu voir en lui une personne de confiance et lui ouvrir les portes d'une partie de son intimité l'avait contrarié. Saul n'avait pas forcé la jeune femme à se confier sur son couple, sur ses sentiments pour un homme qui ne l'avait pas épargnée, pas plus qu'il n'avait employé la force pour observer les marques qu'elle gardait sur les bras. Il ne doutait effectivement pas du fait que la jeune femme ait pu passer sous silence leur échange et ce qui s'y était dit, pour autant les certitudes de Jamie Keynes – qui peut être n'appréciait pas l'idée que Joanne puisse aussi discuter avec d'autres hommes – lui paraissaient assez inappropriées vu les circonstances. « Mais vous pouvez être rassuré, elle pense exactement comme vous, que je n'aurais jamais du m'en mêler. Elle réfute l'idée que j'ai pu agir pour son bien, alors n'allez pas croire que je m'en tire avec les honneurs, parce que c'est loin d'être le cas. » Et ça n'avait pas d'importance au fond, quand bien même l'idée que Joanne s'imagine qu'il ait pu agir autrement que dans son intérêt l'avait déjà largement dépité lorsque leurs routes s'étaient recroisées et que certaines choses avaient été dites. Il ne pouvait pas la forcer à le croire et il ne voulait pas non plus altérer la vérité simplement parce que Jamie avait peut être besoin de comprendre qu'un homme qui voulait le bien de Joanne n'était pas nécessairement une menace pour lui. Son interlocuteur reprit alors la parole, et Saul sentit sa gorge se serrer légèrement. Il n'était pas insensible, et quand bien même il ne cautionnait pas certains faits, l'idée de traîner quelqu'un dans la boue n'avait jamais été source de réjouissances pour lui. « Je suis désolé. Pas d'avoir fait ce que j'estimais être juste, mais d'avoir eu ne serait-ce qu'un court instant le pouvoir de vous faire tout perdre. Parce que je n'ai jamais voulu ruiner votre réputation ou vous marquer au fer rouge, mais simplement que vous assumiez les conséquences de vos actes. » Jamie pouvait penser qu'il jubilait de le savoir en une aussi mauvaise posture, mais Saul aspirait simplement à la justice et à l'idée que personne ne puisse espérer agir comme il l'avait fait sans être sanctionné. Ça ne voulait pas dire qu'il lui souhaitait d'être pourchassé par cette histoire ni de ne jamais pouvoir s'en relever, tout comme ça ne voulait pas dire qu'il s'acharnerait jusqu'à ce que la sentence soit à la hauteur de ses attentes. « Il y a bien longtemps que je ne me sens plus en paix avec moi-même. Mais pour la première fois depuis des années, j'ai eu le sentiment d'agir pour le bien de quelqu'un, et je n'ai pas envie de me le reprocher. » A quoi bon s'en être mêlé, si c'était pour s'en repentir ensuite ? Saul l'avait dit, il n'avait jamais voulu que cette histoire prenne d'aussi grandes proportions, pour autant il restait en accord avec la décision qu'il avait prise, parce que la donne n'avait pas changé et qu'il aimait penser qu'au moins une partie de lui était capable d'agir dans l'intérêt des autres. Fixant toujours Jamie, il ajouta ensuite. « Je ne témoignerai pas au procès. On ne me l'a pas proposé, mais si ça avait été le cas j'aurais refusé. J'ai dit ce que j'avais à dire, ce que je savais, ce que j'avais vu … Et c'est déjà plus que ce j'aurais voulu au départ. » Il avait peut être délibérément endossé le rôle du témoin dans cette histoire, mais loin de lui l'envie de lui asséner un nouveau coup de pelle. S'acharner ne l'intéressait pas, il préférait maintenant s'en remettre à la justice, quand bien même elle l'avait si souvent déçue par le passé. Il avait joué son rôle, et il s'arrêtait ici, aux portes de cette salle d'audience. « Faites-vous aider, Jamie. C'est votre meilleure chance de vous en sortir, et je sais que vous le savez. » Ses lèvres reprirent par la suite, peut être d'un ton un peu plus hésitant, n'étant pas certain de la façon dont ce conseil – car c'en était un – serait accueilli. Jamie pouvait penser qu'il ne voulait que lui nuire, mais Saul serait le premier à lui accorder le droit à une seconde chance si cet homme se donnait les moyens de soigner ce qui le rendait pour le moment dangereux pour les autres, mais certainement aussi pour lui-même.
Dernière édition par Saul Masterson le Ven 23 Déc 2016 - 15:32, édité 1 fois
La confrontation sous forme de dialogue de sourds n’allègera sûrement pas les épaules d’aucun des deux partis. A mes yeux, ni l’un ni l’autre n’avons véritablement envie de comprendre les motivations de l’autre ; la seule visée de cette entrevue est, pour Saul, de dédouaner un innocent et se donner la bonne conscience d’avoir assumé ses actes, et pour moi, d’avoir un soupçon de vérité ainsi qu’un visage à haïr pour mon sort –peut-être même de pouvoir enfin plaider ma cause auprès de celui qui m’a dénoncé et s’est mis en tête de détruire une réputation durement forgée avec les années et bien plus de mérite que mon patronyme ne le laisse croire. Du reste, ni l’un ni l’autre ne cesserons de camper sur nos positions, lui me jugeant coupable, et moi injustement accablé. Mais qui a l’air le plus coupable, entre le voisin à la volonté de défendre son prochain, et celui qui a heurté la pauvre petite blondinette ? Même moi, face à moi-même, je ne croirai pas que je ne mérite pas ma punition. Peut-être même que me défendre me donne une allure un peu plus coupable et détestable. Je suis persuadé de savoir ce qu’il en est, qu’importe la vision de mon interlocuteur et de tous ceux qui abordent la situation d’un regard extérieur, je sais qui je suis, mais toutes les accusations parviennent parfois à ébranler mes propres convictions. Quel innocent ne remettrait pas furtivement en question sa culpabilité si le monde entier le pointait du doigt en le jugeant coupable ? Les accusations de Saul ont cette fois l’effet inverse ; savoir ce qui l’a motivé à me dénoncer met en lumière l’injustice de ce jugement à mes yeux. « Votre certitude prouve votre prétention. » je souffle en esquissant un rictus amusé par l’ironie de la situation ; c’est l’être le plus extérieur à ma relation avec Joanne qui est intervenu et débute mon procès avant l’heure devant les portes de la cour. Les bleus lui ont suffi. Qu’est-ce que toute autre information si ce n’est un contexte inutile ? Qui s’en soucie ? Des bleus sont des bleus, non ? C’est d’un manque d’esprit. « Je ne suis pas responsable de la manière dont Joanne a perçu ce qu’il s’est passé. Je n’ai jamais nié ma faute et jamais je ne lui aurais fait penser qu’elle ne devait s’en prendre qu’à elle-même. Je suis seul coupable et je refuse tout pardon de sa part. Je ne peux simplement pas l’empêcher de se sentir coupable si c’est ainsi qu’elle voit les choses. » Et malheureusement, aux yeux de Joanne, eh bien, Joanne est coupable de tout, et ce tout englobe non seulement ces bleus, mais aussi l’état de notre relation, la politique turque et le réchauffement climatique. Ses pensées sont sombres, en permanence. Daniel est certainement le seul qui fasse naître un peu de lumière dans son monde. Moi, je ne suis jamais parvenu à l’aider –si ce n’est en lui donnant ce fils. Il n’est pas un jour où je ne me sente pas parfaitement impuissant face à l’esprit autodestructeur de mon ex-fiancée, et où cela ne me dévore pas également. « Elle n’aurait rien dit parce qu’elle aurait eu ses raisons, parce qu’elle sait qui je suis. Elle sait que j’aurais moi-même fait en sorte que cela ne se reproduise pas. Peut-être que cela n’aurait pas été parfait, personne ne l’est, aucun couple ne l’est, mais on ne peut pas dire que votre intervention règle quoi que ce soit. » Bien au contraire. « Je vous l’ai dit, vous ne la connaissez pas. Vous pensez qu’une discussion suffit à la cerner mais vous n’avez pas effleuré toute sa complexité et ses paradoxes. » Encore ais-je de la chance que les accusations à mon encontre ne lui aient pas fait l’effet d’un lavage de cerveau ; le dernier sujet sur lequel nous nous accordons encore, c’est l’injustice de tout ceci, et au moins suis-je rassuré de savoir que la jeune femme l’a prêché même auprès de mon principal détracteur. Il ne mérite pas de couronne de lauriers si tel fut son souhait. « Heureusement, parce que vous n’avez aucun honneur à tirer de cette situation. Vous n’avez sauvé personne en dehors de votre propre conscience. Admettez simplement que vous vous êtes mêlé d’une situation qui ne vous regarde pas et qui vous dépasse. » Au moins l’homme s’excuse-t-il d’avoir sali mon nom. Je suppose que je ne peux pas en attendre plus de sa part, et je pense pouvoir m’en contenter, faute de mieux. Des excuses qui auraient été parfaites si Saul n’en avait pas profité pour souligner la nécessité de son intervention afin que justice soit faite. « J’assumais déjà pleinement en souffrant du regard apeuré de ma fiancée au quotidien, croyez-moi. » Il n’a pas idée du calvaire que cela peut être à vivre, le mari parfait et sans reproches. J’hausse les épaules. Le code de conduite chevaleresque de Saul ne m’émeut pas, qu’il témoigne ou non m’indiffère, ce n’est pas cela qui changera quoi que ce soit au jugement ni à ma vision de lui. Je pourrais presque être désolé qu’il ait voulu se rendre utile à la société en sautant sur la mauvaise occasion et qu’il se contente de la petitesse de cette satisfaction sur son ego. « Grand bien vous en fasse. » je souffle, las. « C’est déjà plus que ce que vous pensiez savoir et avoir vu. » Ce qui n’empêche pas mon interlocuteur de lancer une dernière petite phrase bien sentie qui pourrait me pousser à lui cracher à la figure si cela ne serait pas cruellement manquer de distinction. « De m’en sortir ? » J’arque un sourcil. Je n’aurais pas à me sortir de quoi que ce soit aux yeux de qui que ce soit si cet ahuri n’était pas intervenu. Et la prétention du donneur de leçons va visiblement au-delà de ce que je m’imaginais. « Vous croyez que je n’ai pas conscience que quelque chose cloche ? Vous pensez vraiment que je me complais dans mon statut de danger potentiel sans rien faire ? Vous me regardez vraiment d’aussi haut ? » Pendant un court instant, j’hésite à poursuivre la discussion. L’envie de faire raccompagner Saul dehors grandit en moi, l’homme m’écoeure de plus en plus et mon regard ne cesse de le toiser. Pourtant je suis curieux de connaître sa réaction lorsqu’il aura véritablement toutes les cartes en main pour saisir ce qu’il s’est passé. Qui sait si toute la vérité lui fera saisir l’ampleur de l’accablement que peut avoir un passage devant le juge sur quelqu’un comme moi. Quelqu’un dont la personnalité est qualifiée de trouble. « J’ai été aidé, mais les thérapies prennent du temps, Monsieur Masterson, et les traitements médicamenteux sont insupportables, sans oublier qu’il faut encaisser la dégringolade de sa propre estime et tenter de ne pas baisser les bras, ce qui est une bataille à livrer contre soi-même au jour le jour dans la plus grande des solitudes. » Personne ne comprend. Être plus heureux qu’heureux, être plus triste que triste, être plus en colère qu’en colère. Ressentir le monde à pleine puissance, subir la saturation des émotions. Avec quelques cachets par jour, tout s’annule, un calme atonique s’installe, si bien que naît l’impression de n’être qu’un fantôme, une ombre. « J’ai baissé les bras au bout d’un an, et j’ai pensé pouvoir me débrouiller seul. Je voulais au moins cesser d’avoir l’impression d’être le simple spectateur de ma vie et avoir à nouveau le droit de ressentir quelque chose de réel, sans filtre, d’être moi-même. Je pensais sincèrement que m’accepter pourrait suffire à résoudre une partie du problème. » Alors que les mots s’écoulent comme une rivière entre mes lèvres, je fais mine de tout naturellement remonter mes manches, comme part souci de confort, l’air de rien. S’il est attentif, mon détracteur verra petit à petit se dessiner, sous ses yeux, les arabesques pâles sur mes bras meurtris par un désir, non pas de mourir, mais de punir. Des coupures aléatoires visant à décharger la culpabilité d’être comme je suis. Puis je croise les bras. « J’ai eu tort, et je n’avais pas besoin de vous pour enfoncer le clou. Joanne est au courant de tout ceci, elle sait tous les efforts que je fournis, et je les fournis pour elle et pour mon fils. C’est pourquoi elle n’aurait rien dit à propos de cet incident. » Je ne m’esquive pas de ma culpabilité. Rien n’excuse mon geste. Tout ce que je souhaite démontrer, c’est que l’homme face à moi a tiré avant de viser sur un animal déjà blessé. S’il m’avait approché avant d’agir, j’aurais imploré sa tolérance. « Mais merci infiniment pour le conseil, Monsieur Masterson, je me ferai aider maintenant que ma lanterne est éclairée. J’espère que la vôtre l’est aussi. » A-t-il une petite idée de la taille de son erreur désormais, ou demeure-t-il incapable de remettre sa décision en question ? A vrai dire, je parierais que cela ne change rien pour lui. Des bleus sont des bleus.
Si Saul ne s'était pas préparé outre mesure au moment où il se retrouverait face à Jamie Keynes sans autre bouclier que sa franchise, ici il devait bien avouer être légèrement déstabilisé par la tournure que semblait déjà prendre cet échange. Il savait en passant les portes de ce tribunal que ce ne serait pas facile, que tout homme à peu près raisonnable se serait certainement bien gardé d'aller à la rencontre de celui qu'il avait dénoncé et que la meilleure chose qu'il aurait certainement pu faire, c'était se focaliser sur ses propres soucis sans plus s'impliquer dans une histoire où il avait déjà joué un rôle bien trop important à son goût. Ainsi c'était certainement la raison pour laquelle il s'était approché de Jamie Keynes avec l'appréhension propre à tout individu qui s'apprêterait à subir de plein fouet les conséquences de ses actes. Mais à mesure que son voisin et lui échangeaient, Saul prenait conscience que leurs divergences d'opinion ne viendraient pas non plus simplifier cet échange déjà passablement inconfortable lorsqu'on était dans l'une ou l'autre de leurs positions. Chacun voyait midi à sa porte et tous deux semblaient déterminer à camper sur leurs positions. Saul, qui était prêt à entendre les réclamations de son interlocuteur, s'étonnait en revanche que ce dernier semble réduire ses gestes à l'égard de Joanne à un simple incident, ne justifiant visiblement pas à ses yeux sa présence dans ce tribunal. Jamie, quant à lui, le jugeait prétentieux de s'être précisément arrêté à ces bleus, et d'en avoir tiré des conclusions trop hâtives à ses yeux. Dans ce match improvisé où leurs arguments s'affrontaient, il n'y aurait alors ni gagnant, ni perdant. Juste deux personnalités déterminées à obtenir le dernier mot et qui termineraient aussi frustrées l'une que l'autre lorsque sonnerait la fin du rand. Saul, qui se garda alors de répliquer quand il semblait évident que Jamie et lui ne tomberaient pas d'accord, prêta toutefois une attention particulière à ses prochaines paroles. « Mais vous pouvez comprendre que dans ces conditions, et face à la certitude qu'elle préférerait toujours se reprocher cette situation plutôt que de vous en tenir pour responsable, je me sois inquiété pour elle ? » Il demanda alors, sans trop savoir s'il attendait véritablement de Jamie qu'il tente ne serait-ce qu'un court instant d'imaginer ce qui avait pu lui passer par la tête lorsqu'il avait vu cette femme, les bras parsemées de bleus, se reprocher d'avoir mérité le traitement qui lui avait été infligé. « Ou bien est-ce que je suis le seul à devoir me mettre à votre place et envisager le fait que j'ai pu commettre une erreur de jugement ? » Peut être, puisqu'il avait visiblement tous les torts depuis qu'il s'était délibérément mêlé de cette histoire. Alors peut être qu'en effet Jamie attendait de lui une compréhension qu'il n'était pas prêt à lui donner en retour, quand il paraissait évident qu'en dépit de tout ce qu'il pourrait dire pour justifier sa décision de contacter les autorités, rien n'empêcherait son interlocuteur de se persuader que l'homme face à lui avait agi par désir de lui causer un maximum de tort. Jamie n'en démordrait probablement pas, tout comme il ne s’enlèverait certainement pas de la tête que Saul ait pu se convaincre d'avoir parfaitement cernée celle avec qui il ne s'était pourtant entretenu qu'à de rares reprises, et chaque fois dans des circonstances qui n'avaient pas vraiment facilité le moindre rapprochement. « C'est là que vous vous trompez. Je n'ai jamais prétendu que je connaissais Joanne, et encore moins que deux échanges pouvaient suffire à la cerner. J'ai tenté de la comprendre, je ne prétendrais pas le contraire, mais je suis revenu de notre dernier échange avec l'impression d'avoir dépensé mon temps et mon énergie à tendre la main à quelqu'un qui ne voulait pas être aidé, et croyez-moi ça m'a suffi pour comprendre qu'il me restait beaucoup de choses à assimiler à son sujet, et que ça ne se ferait ni en une après-midi, ni en une semaine. » A vrai dire, depuis son dernier échange avec la jeune femme, il n'était plus tout à fait certain d'avoir les armes pour comprendre Joanne, dont les réactions l'avaient plus d'une fois pris de court et qui s'était elle aussi déjà méprise sur ses intentions à son égard. Il lui avait assuré, pourtant, avoir agi dans son intérêt et parce que son sort l'avait véritablement préoccupé, mais il semblerait que certains détails lui aient laissé penser qu'il ne serait jamais entièrement de son coté. Rien de bien étonnant alors au fait que Joanne lui ait tenu rigueur de sa décision de dénoncer Jamie. Une idée qui ne manqua pas de contenter le principal intéressé, celui-ci émettant une remarque qui l'incita à soupirer légèrement. « Vous n'avez pas complètement tort lorsque vous supposez que je n'ai pas agi uniquement dans l'intérêt de Joanne, mais vous faites fausse route si vous pensez que ma conscience a quoi que ce soit à voir là-dedans. J'aurais pu passer ma route et estimer que rien de ce qui lui était arrivé ne me concernait, ou que nous ne nous connaissions pas suffisamment pour que son sort doive me préoccuper, mais j'ai choisi de ne pas rester les bras croisés car j'avais toutes les raisons de penser que sa situation était critique. Et elle l'était, peu importe que Joanne soit aujourd'hui la dernière à vous blâmer ou que rien de tout ça n'ait été intentionnel. Ma réaction a peut être été précipitée à vos yeux, mais à ce moment-là j'aurais donné n'importe quoi pour avoir vu ces bleus plus tôt, parce que je n'aurais pas pu voir les choses autrement que comme elles me sont apparues. Personne n'aurait pu. » Parce qu'en dehors même du fait que ses principes moraux et religieux l'empêchaient de cautionner toute violence exercée à l'encontre d'une femme, d'un enfant ou plus généralement de toute personne innocente et/ou sans défense, il fallait s'être retrouvé dans sa position pour pouvoir s'imaginer l'intense culpabilité qui s'était emparée de lui lorsqu'il avait compris ce qui s'était joué près de chez lui. « Je crois que mes intentions vous dépassent, elles aussi. » Saul ajouta par la suite, soutenant un instant le regard de son interlocuteur avant que celui-ci ne souffle une prochaine remarque, l'incitant à réprimer le commentaire qui lui aurait probablement échappé s'il ne lui apparaissait pas comme évident que la situation était déjà suffisamment inconfortable pour que se dispense d'une provocation qui viendrait simplement envenimer les choses. Alors, préférant faire savoir à Jamie qu'il n'avait pas l'intention de témoigner à l'intérieur de la salle d'audience, c'est dans un nouveau soupire qu'il accueillit ses nouvelles paroles. « Vous êtes le seul ici à vous être convaincu que j'estimais tout savoir de cette histoire. Je ne me suis jamais pris pour autre chose que ce que j'ai été ce jour-là, à savoir un témoin qui aurait pu rester dans l'ignorance mais qui a vu ces bleus et a décidé de parler. » C'est tout, et ça ne voulait pas dire qu'il avait agi en pensant détenir la vérité absolue quand il paraissait évident qu'il ignorait encore beaucoup de choses sur une affaire qui semblait loin d'avoir livré tous ses secrets. Il n'y avait qu'à voir la façon dont Joanne lui avait dépeinte sa relation avec Jamie, qui semblait des moins banales. S'il avait parlé, c'était pour des raisons qui lui avaient paru légitimes et qu'il continuerait de défendre, mais certainement pas parce qu'il avait voulu écrire de sa propre main la fin d'une histoire qui lui échappait certainement en partie. La suite, elle, aurait pu calmer le jeu si toutefois Saul n'avait pas cru bon de formuler un conseil que Jamie accueillit cette fois avec une plus grande animosité. Son ton était corrosif, et tout dans son regard laissait penser qu'il se faisait violence pour ne pas le planter ici avec ses recommandations. Et Saul, qui eut bien du mal à rester indifférent face aux confessions du grand brun, aurait été prêt à reconnaître de lui-même sa maladresse si toutefois il en avait eu le temps. Alors, l'écoutant détailler le parcours qui avait été le sien suite au diagnostic de ce qui ressemblait à un mal bien plus profond que celui qu'il avait d'abord imaginé, c'est envahi d'un certain malaise qu'il nota bientôt les traces de lacérations figurant sur ses avant-bras, qui le figèrent un instant dans sa torpeur. « Je vous crois. » Ça ne changeait peut être rien pour Jamie, mais pour la première fois depuis le début de cet échange, Saul ne s'imaginait pas contester ses paroles. « Et même si ce sera certainement très difficile à croire pour vous, on peut vouloir que quelqu'un réponde de ses actes et malgré tout lui souhaiter de se libérer du mal qui le ronge. C'est mon cas, et c'est la raison pour laquelle je m'étais pris à espérer que ma décision vous inciterait à vous soigner, avant de savoir que vous aviez déjà suivi un traitement. Je sais qu'à vos yeux cette décision restera purement égoïste, motivée par d'obscures intentions et sans autre finalité que celle de vous détruire … mais ça ne m'empêche pas d'être désolé pour vous. » Et sincèrement. Car aussi malintentionné et vaniteux était-il peut être aux yeux de son voisin, Saul n'était pas insensible et aucun récit impliquant le combat d'un tiers contre ses démons intérieurs ne pourrait décemment le laisser de marbre. « Je ne suis pas venu en ennemi lorsque j'ai décidé de m'entretenir avec vous. C'est peut être l'impression que j'ai donné, mais il n'y a personne dans ce tribunal qui n'espère pas que vous vous en sortirez, j'en suis certain. Quelle que soit la décision que prendra le juge, elle vous apparaîtra peut être comme une punition mais il est sûrement encore possible de tirer du « bon » de toute cette histoire. » Il l'avait dit l'instant d'avant, l'une des raisons pour lesquelles il avait dénoncé Jamie était qu'une partie de lui espérait que cet homme saurait être aidé pour s'éviter de nouveaux problèmes à l'avenir, des problèmes qui risqueraient de lui nuire autant que de nuire aux autres. « Je ne sais pas si j'aurais réagi autrement si j'avais su, mais je sais qu'en aucun cas je n'aurais voulu vous donner l'impression que je cherchais à vous infliger le coup de grâce. » Or c'était peut être le cas à présent, et bien qu'encore une fois Jamie le pense probablement incapable du moindre recul et de la moindre empathie, Saul en venait à regretter d'avoir peut être usé d'une démarche maladroite compte tenu de la situation. Il ne pouvait pas prétendre que ça changeait tout au fond du problème, mais Saul ne refusait jamais d'accorder des circonstances atténuantes quand c'était justifié. Restant alors quelques secondes à laisser s'installer un silence qui témoignait de son incapacité à jauger la suite de cet échange, Saul se risqua finalement à une question, qu'il formula avec la prudence d'un écolier qui se tiendrait prêt à recevoir un coup de bâton d'un élève plus grand, plus imposant, plus dissuasif. « Est-ce qu'Hannah le savait ? » Ce n'est qu'au moment où ces mots sortirent de sa bouche qu'il réalisa que cette question en apparences anodine tomberait comme un cheveu sur la soupe après de longues minutes à s'efforcer de laisser la comédienne en dehors de cette histoire. Il le savait, Hannah déprécierait qu'il remue un passé qu'il valait sans doute mieux laisser à sa place. Mais c'était plus fort que lui, une partie de Saul se demandait à présent si elle avait compris, au même titre que Joanne. C'était la première fois qu'il évoquait implicitement l'idée qu'Hannah et lui aient pu longuement échanger au sujet de cette histoire. La première fois aussi qu'il s'avouait finalement que tout ça l'avait remué et inquiété plus qu'il n'en avait réellement eu conscience. Qu'Hannah l'ait su ou non ne changerait peut être plus rien, mais Jamie était le seul qu'il osait encore questionner à ce sujet.
Pour ceux qui n'ont plus foi en leurs voisins, il y a un espoir. Pour ceux qui ne croient plus que les Hommes se souvient les uns des autres et veulent le bien de leur prochain, pour ceux qui sont persuadés que nous sommes tous invisibles les uns pour les autres et que personne ne lèvera le petit doigt pour vous, parce que nous sommes tous trop occupés avec nos propres vies, nos propres problèmes -mais aussi parce qu'il est souvent préférable de ne pas se mêler des affaires des autres. Pour tous les désillusionnés, les dégoûtés par l'humanité, il y a Saul Masterson. Le bon samaritain. Je peux considérer son point de vue. Une jeune femme fragile, mignonne, sans une once de confiance en elle, des bleus, un fiancé visiblement impulsif. Aurais-je immédiatement fait appel à la police pour autant ? Difficile à dire, et tergiverser sur toutes les possibilités, tous les univers parallèles qui existeraient, tirés de la réalité après chaque choix, formant des centaines et des centaines de scénarios parallèles mais différents, tenter de décrypter tout ceci serait une immense perte de temps. Ce n'est pas le but, de théoriser. Je ne suis pas Saul, et Saul n'est pas moi, ni dans ce monde, ni dans aucun, et pour cela nous n'échangerons jamais nos places, nous ne nous comprendrons jamais, et nous serons toujours persuadés d'avoir raison. « Je ne vous demande pas de vous mettre à ma place, bien au contraire ; que chacun reste a sa place aurait été la meilleure solution. » je réponds, et là encore je ne m'attends pas à ce que l'homme face à moi, ce modèle de vertu, puisse savoir pourquoi je me refuse à ce petit jeu de rôle consistant à empathiser. Ce n'est qu'un exercice hypocrite. Et cela ne change rien à la situation actuelle ; dénouons cette discussion-là plutôt que d'essayer de dénouer des hypothèses ridicules de réalités parallèles qui n'existeront jamais. Je me lasse d'entendre Saul répéter que je me trompe, d'autant plus lorsque, au final, celui-ci me donne raison. Et s'il a eu l'impression d'avoir perdu son temps et son énergie pour Joanne, alors je ne peux que m'en réjouir, et me contenter de ceci comme maigre vengeance ; pas de lauriers pour le faux héros. La petite blonde et moi ne sommes plus ce que nous étions, mais elle ne se réjouit pas de mon malheur, bien au contraire. Elle ne m’aurait jamais souhaité tout ceci sachant quelles batailles je livre, et qui l’ont toujours laissée impuissante. « Elle ne voulait pas être aidée, c'est l'idée. » j’appuie, car c’est là le cœur du problème et Saul aurait pu s’en apercevoir bien plus tôt. J’arbore un sourire pincé, contrarié, dents serrées, laissant deviner toute mon envie de montrer à cet homme ce qu’est une réelle situation critique qui lui vaudrait une assistance bien méritée. Cela ne serait que donner raison à tous ceux qui comptent bien me condamner aujourd’hui, alors je me contente du tableau d’une parfaite vengeance dans ma tête. « Nous sommes d'accord sur ce point. » je souffle plutôt que de lui hurler ma haine. Ses intentions me dépassent. Cet homme me dépasse. Cette situation me dépasse, et le dépasse lui aussi, ce qu’il refuse catégoriquement d’admettre. Jusqu’à ce que je lui en fournisse la preuve. Je peux me délecter de quelques secondes du silence, de l’absence de justifications absurdes de la part de Saul –du son de sa voix même ; d’un court instant où je devine, sur ses traits figés et son regard fixant mes bras, qu’il réalise qu’il ne voyait que la surface du mal, autant le mien, que celui de Joanne, que celui-ci qu’il a lui-même causé. Pas tant une remise en question qu’un simple éclair de lucidité. Partiel, néanmoins, mais je m’en doutais ; à ses yeux, je dois toujours payer pour la seule et unique fois où j’ai perdu le contrôle au point de vraiment faire du mal à Joanne. « Oh, mais si vous êtes désolé pour moi, ça change absolument tout. » dis-je avec un cynisme que je ne prends pas la peine de dissimuler, je pense qu’il est parfaitement établi que Saul et moi ne serons jamais bons amis et que, dans le meilleur des cas, nous ne nous reverrons plus jamais. Qu’il soit désolé me fait une belle jambe. Peut-être devrait-il entrer en audience avec moi et leur dire à tous, à la juge, qu’il est désolé pour moi. Qui sait si un élan de compassion générale sera déclenché par l’intervention du bon samaritain. Même si une partie de moi veut croire qu’il y a véritablement de la bienveillance dans les paroles du brun, l’autre bout et consume tout espoir de paix. Qu’importe s’il ne l’a pas voulu, Saul s’est fait mon ennemi à la seconde où il a enfourché son cheval blanc pour aller faire justice. Qu’il me prenne désormais en pitié m’écoeure presque plus que toute l’arrogance dont il a fait preuve jusqu’à présent. « Bien sûr, je suis certain que je réussirai à tirer un avantage de la méfiance généralisée de mon entourage, mes collègues et mes concitoyens, de mon déménagement précipité, de l'éventuelle perte de mon travail ainsi que de quelques amis. Ne m'en voulez pas si je ne vous remercie pas tout de suite du véritable tremplin que vous avez fourni à mon existence. » Voire jamais. Saul le magnanime ne se vexera pas des vociférations que je lui crache avec férocité, il continuera de prier sur l’autel de l’aveugle justice que ce pauvre hère soit secouru de lui-même, lui qui se montre si ingrat face à sa prêche. Je demeure de marbre, silencieux, franchement désabusé. Encore une fois, je ne me prêterai pas au petit jeu consistant à prétendre vouloir deviner ce qu’il se serait passé si mon cher voisin avait pris la peine de s’assurer qu’il avait bel et bien toutes les données nécessaires à la compréhension de cette prétendue situation critique avant de me dénoncer –s’il avait fait comme tout être normal, à savoir réfléchir avant d’agir. Parce que même s’il se pourrait qu’une infime partie de lui concède qu’il n’aurait pas pris les mêmes décisions, sa bouche, elle, refuserait de l’avouer tout haut, et sa fierté ferait barrage. Encore une fois, l’exercice est inutile. Cet échange doit également, normalement, toucher à sa fin. Pourtant, l’homme dévoile enfin l’autre partie de ses motivations, à l’aide d’une question d’allure banale qui est pourtant lourde de sens. Saul sait qui je suis par rapport à Hannah. De la bouche de la jeune femme ou de celles de prétendus journalistes, je ne sais pas. Quoiqu’il ne ressemble pas à un friand de tabloïdes. Alors c’était ça… Toute forme d’expression faciale disparue, le cœur particulièrement serré et lourd, je l’entends encore me cracher qu’elle préfère être seule plutôt qu’avec moi, comme si ce moi était ce qu’elle connaissait de plus révulsant qui soit au monde, un pacte avec le diable que même elle ne passera jamais. Malgré toute la colère que j’ai déversée sur elle ce jour-là, aujourd’hui l’évocation de la comédienne ne m’inspire qu’une profonde peine. Je me sens encore piétiné par ses hauts talons. « Hannah... » J’avais banni son nom de mes lèvres. Je voulais la croire morte. « Elle n'a jamais appelé ça une maladie, ou d'une autre manière qui me fasse sentir anormal. Ou en tout cas, elle ne l’a pas dit. C'était juste… moi. Et j’avais le droit d’être comme je suis, j’étais libre. Elle m’a déjà vu en colère. J’ai détruit un guéridon chez elle. Elle ne m’en a pas tenu rigueur. Elle… » Elle ne comprenait pas, parce que personne ne le peut. Elle aurait voulu être un remède, mais il n’en existe pas. Mais elle a essayé. « Je lui serai toujours reconnaissant pour ça. » je souffle. On ouvre les portes de la salle d’audience. Le père de la comédienne, justement, m’indique qu’il est l’heure. D’un geste las et mécanique, je remets les manches de ma chemise jusqu’au bout de mes poignets. Saul est donc une sorte de nouveau moi alors. A croire que Hannah les aime bruns. « Bon courage avec elle. » dis-je avec un maigre sourire. Il comprendra bien vite qu’une amitié, ou qu’importe la forme de la relation qu’ils entretiennent, n’est pas de tout repos avec la SIede. Qu’il faut être à la hauteur, ce qui est impossible. Nathan me presse. « Et tenez-vous à bonne distance de ma famille. Vous en avez assez fait. » j’ajoute plus froidement. A moins qu’il n’entre également pour se régaler du spectacle, son œuvre, je quitte là Saul Masterson, un nom que je n’oublierai pas.