My mother will start to worry, beautiful, what's your hurry? Father will be pacing the floor, listen to the fireplace roar. So really I'd better scurry, beautiful, please don't hurry. Maybe just a half a drink more, put some records on while I pour. The neighbors might think, baby, it's bad out there. Say, what's in this drink, no cabs to be had out there. I wish I knew how, your eyes are like starlight now. To break this spell, I'll take your hat, your hair looks swell.
La robe que j’avais choisie à la va vite avec Matt lors d’une énième journée sur Kensington avenue était trop serrée, trop étouffante, trop criarde. Elle suffoquait sur elle-même, elle gardait tout en place, soutenir, supporter, diriger. Elle avait sa façon à elle de m’immobiliser, de me garder attentive, inquiète, détaillant les moindres plis, les coutures, les courbes que me renvoyaient le miroir. Un corps que je ne reconnaissais pas, que je ne reconnaissais plus. Un corps qui, il y a quelques semaines déjà, ne m’appartenait même plus. Un corps qu’on promenait de clinique en hôpital, de cabinet de psychologie puis de droit, de salon à la cuisine, de la salle de bain à ma chambre. Toujours sur mes talons, toujours à observer le moindre fait et geste, toujours à se douter du pire, à encaisser les coups à l’avance, à scruter le moindre de mes gestes comme s’il était le dernier. J’avais merdé, oui, j’avais laissé la pression faire le reste. Il s’était avéré que le cri avait été entendu, aussi sourd soit-il. Mes parents avaient arrêté de vivre sous terre, sous leurs convictions, sous l’étouffement du silence pour porter ne serait-ce que la moindre attention sur comment leur fille se sentait, elle qui avait tenté de commettre l'irréparable. Plutôt que de diriger, d’orchestrer, de manipuler, ils avaient pris le temps de se poser, de jouer leur rôle, aussi égaré ait-il pu être. Leur fille n’allait pas bien, et peu importe les conséquences de ses actes, ils avaient pris ce qui leur restait de force, de courage, de temps pour m’écouter. Ou du moins, pour me laisser souffler un peu. Quelques jours de répits, quelques heures de silence, pour finir par revenir vers une ambiance encore plus survoltée, encore plus tenaillée qu’avant. Une mère nerveuse, un frère qui suit ma moindre trace et un père qui reprend les rennes comme s’il en avait toujours été décidé ainsi. J’avais cru pourtant, que tout se calmerait, qu’ils comprendraient, qu’ils verraient. Que j’avais besoin d’eux, que Noah avait besoin d’eux, mais à notre façon. Jusqu’à ce que le jugement tombe. J'étais une mère à problème, mère instable, enfant en danger. Maman l’avait apporté comme une fleur, comme une rose au dîner, un simple papier à signer, une simple formalité au cas où quelque chose de grave se produirait. Puis les petits caractères qui s’alignent, la lueur de la lampe de chevet qui dévoile des bribes de leur plan, des marionnettes que je jouais à la ligne, leur tempo, ma vie. Ridicule. Mais c’étaient eux, dans toute leur splendeur.
Puis Bailey. Bailey, fils d’un ami de longue date, anglais prometteur, riche financier, sourire charmeur. Il m’avait fait rire, la première fois. Un esprit vif, allumé, sympathique. Il avait bien joué ses cartes, il était allé à tâtons, à petits pas, comme s’il savait comment m’apprivoiser, comme si on lui avait soufflé à l'oreille chaque étape, à la lettre, chaque parole choisie au compte-gouttes. Les premières rencontres se passaient bien – trop bien. Papa l’aimait déjà beaucoup trop, maman prenait assidûment de ses nouvelles. Seul Matt, dans son coin, qui se triturait la tête, qui semblait toujours à quelques secondes de dévoiler quelque chose, pour finir par se taire. Bailey qui avait tout vu, mes déboires, mes débuts. Qui était passé à l’hôpital, qui s’était excusé aussi, confus. D’avoir demandé trop vite, d’avoir poussé trop fort. Ces quelques mots, sa proposition, son offre de cristal, demande en mariage arrangée pour bien couvrir les choses, les traces, mes gaffes. Quelle grande âme, qu’on disait. Un déclencheur comme un autre. Et Noël qui se pointe le bout du nez. La première neige qui fait office de paysage, Londres qui frémit, qui s’illumine. Londres la romantique que je découvre à travers les yeux de Bailey, un Bailey attentionné, omniprésent, dévoué, assaillant.
Matt passe la tête dans l’embrasure de la porte, s’arrêtant dans son élan, détaillant du regard le reflet que je renvoie dans le miroir. « Ça fait différent de te voir dans autre chose qu’un vieux pyjama troué. » je lui tire la langue, en dénotant que mes cernes ont fini par s’estomper, que mes joues sont de moins en moins creuses. L’appétit qui revient, les bases qui se retrouvent. L’anneau à mon doigt qui chauffe, que je cache en passant la main derrière mon dos, suivant le pas de mon frère qui m’entraîne vers la voiture, qui m’y laisse pour retourner vaquer à ses propres conneries. La société pour laquelle Bailey travaillait organisait le traditionnel cocktail de Noël avant de fermer les portes pour quelques jours et évidemment, toute bonne fiancée les poings liés par sa famille se devait de faire office, d’être bien présente. Je me glisse près de lui sur le siège arrière, quelques mots échangés, un baiser sur la joue à la va vite, et le charme se reporte sur son portable, sur ses actions à suivre, sur les chiffres et rien d’autre. Silence, salvateur. La course se termine quelques minutes plus tard devant un immense building d’époque, bureau chef de la division anglaise, là où Bailey passe le plus clair de son temps. On nous aide à sortir du véhicule, puis quelques pas sous les flocons humides nous laissent à l’entrée, illuminée de vert, de rouge, de blanc pour l’occasion. Bailey prend mon manteau j’ai le regard ailleurs, vers les différentes toiles ornant les murs, lorsque je réalise qu’il détaille lui aussi la fameuse robe. À croire que personne ne voyait que sous la loque humaine que j’étais devenue, se cachait autre chose. « Tu es superbe, chérie. » la main au creux de mon dos, il m’attire à lui avant de nous amener dans la pièce d’à-côté où le piano a déjà commencé à être effleuré, où les rythmes de jazz se mélangent aux mélodies des Fêtes.
Ce n’est que 30 minutes plus tard que je finis par m’excuser d’une discussion flirtant entre la situation économique avantageuse du Moyen-Orient versus le crash de l’Asie du sud-ouest pour passer au bar. L’alcool étant très rarement une solution, j’avais pour l’instant un goût amer à chasser au travers de la gorge. L’impression d’être tout sauf à ma place, encore plus qu’à l’habitude. Une silhouette me précède pourtant dans la file, un homme, grand, cheveux foncés, l’air déterminé, se glissant entre moi et le barman sans grande gêne. Oh, la robe ne faisait pas tout finalement que je rigole, en silence. « Scotch, double. » que je l’entends demander. « Et il n’est que 17h. » ma voix répond toute seule, chantante, un brin moqueuse. Je n’avais pas tout perdu, finalement. « La même chose pour moi aussi, s’il vous plaît. » le barman hausse le sourcil, amusé, avant de sortir un deuxième verre pour y verser son contenu ambré.
C'était le même cirque année après année, Noël après Noël, depuis que son père trônait à la tête de l'une des entreprises les plus florissantes de l'hémisphère sud. Les cocktails faussement improvisés dans des locaux de haut standing, les invités prestigieux aussi crispés qu'élégants, les discussions existentielles entre des hommes qui par leur allure se prenaient systématiquement pour les maîtres du monde … Saul n'avait que trop l'habitude de ce genre de mascarades et celles-ci le confortaient chaque fois davantage dans l'idée que ce monde n'était décidément pas le sien. Il ne doutait pas que son père – comme beaucoup d'autres sans doute – y trouvait largement son compte entre sa confortable réussite et l'admiration qu'il inspirait à ses pairs, mais Saul, lui, tenait beaucoup trop de sa mère pour s'épanouir dans un milieu où l'hypocrisie se mêlait à une course effrénée pour la réussite et le pouvoir. Cette dernière avait passé des années à fréquenter ces mondanités incessantes à l'époque où elle était une reine de beauté au sommet de sa gloire, et elle en était ressortie – selon ses propres dires – profondément répugnée. Il n'y avait probablement que sa rencontre avec son père qui sauvait encore à ses yeux ces années passées à sourire pour flatter l’ego de riches entrepreneurs qui avaient longtemps vu les femmes de son rang comme des trophées ambulants, et c'est presque inconsciemment qu'elle avait finalement transmis à son fils son dédain plus que prononcé pour ce milieu des plus superficiels. Mais c'était aussi et surtout son coup de foudre pour le théâtre qui avait achevé d'opposer les aspirations de Saul à celles de son père. Car là où le théâtre délivrait une sincérité véritable et sans autre artifice que le jeu de comédiens prêts à exhiber jusqu'au plus profond de leur être, les masques que l'on portait dans le monde des affaires n'avaient rien d'une fiction. Saul le constatait une nouvelle fois ce soir, dans ce building londonien semblant tout droit tiré d'un film d'espionnage, où des hommes qu'il avait vu se tirer dans les pattes pendant des mois se saluaient ici à grand renfort de gestes chaleureux et de sourires surfaits. C'est alors un énième soupire qu'il poussa, lui, les yeux directement rivés vers ce spectacle désolant, tandis que près de lui son père serrait autant de mains qu'il avait jusqu'ici enchaîné les coupes de champagne. « C'est vraiment dommage qu'Elsie n'ait pas pu venir. Elle t'aurait sûrement déridé un petit peu, et puis tu sais que si les gens te voient faire cavalier seul, ils risquent de s'imaginer que ta femme et toi traversez une mauvaise passe. » Sa voix le sortit justement de ses songes et Saul posa sur son père un regard incrédule. Sa tendance à se soucier du qu’en-dira-t-on était une preuve de plus qu'ils n'avaient pas été taillés dans le même bois, et que leurs préoccupations différaient bien souvent. « Ils peuvent bien penser ce qu'ils veulent. Elsie est restée à Brisbane pour veiller sur Caleb et s'occuper des préparatifs de Noël, c'est aussi simple que ça. » Mais si quelques curieux avaient envie de s'imaginer que rien n'allait désormais plus dans le mariage du fils du PDG, alors grand bien leur fasse sans doute. « Un jour, c'est lui qui sera à la tête de cet empire. Mon petit-fils, assis derrière mon bureau … oh oui, je l'y vois déjà. » Cette fois, c'est un sourire presque attendri qu'esquissa Saul, lui qui pourtant avait bien d'autres ambitions pour son fils unique que de marcher dans des traces que lui-même avait délibérément renoncé à suivre. « Tu ne doutes vraiment de rien, papa. » Il commenta alors, d'un ton qui n'avait rien d'un reproche et qui marquait simplement l'idée que son père avait décidément des projets pour tout et pour tout le monde. Des projets que lui avait réussi à contrer, il y a quelques années de ça, mais qui bien souvent lui revenaient malgré tout en pleine figure, les soirs où la conciliation de son père disparaissait en même temps que sa sobriété. « Je n'ai peut être pas su faire entendre raison à son père, mais j'ai bon espoir que ce brave gamin soit un peu moins contrariant ... et un peu plus ambitieux. » Sa remarque, pourtant, lui valut d'encaisser un certain dépit. Sans doute devrait-il mettre ce genre de réflexions sur le compte de l'alcool, mais son père savait toujours comment s'y prendre pour appuyer là où ça faisait systématiquement le plus mal, et ce soir Saul n'était pas nécessairement d'humeur à faire semblant ou bien à jouer au jeu des ripostes. « Je crois que tu as un peu trop bu, je vais voir si je ne peux pas te rattraper. » Il s’éclipsa ainsi à plusieurs mètres de son père, le laissant volontiers aux nombreux partisans qui gravitaient autour de lui et se feraient certainement une joie de l'arracher à sa solitude. Saul, lui, trouverait auprès du bar une compagnie certainement plus enviable, ainsi c'est sans chercher à dissimuler son besoin grandissant de décompresser qu'il se dirigea tout droit vers le barman. « Scotch, double. » Il formula à son attention, sans même avoir noté qu'une jeune femme attendait déjà d'être servie. Ce n'est que lorsque sa voix s'éleva tout près de là que son attention fut captée et qu'il put poser les yeux sur une jolie brune qui comptait visiblement la franchise parmi ses qualités. « Passez cinq minutes avec mon père et je vous garantis que vous perdrez vous aussi la notion du temps. » Saul répliqua alors, dans un léger rire, le premier depuis qu'il avait posé ses valises dans la capitale anglaise. « C'est l'homme au centre de la pièce, avec la cravate rouge et déjà quelques verres dans le nez. Hal Masterson, celui à qui l'on doit ce genre d’événements. » Il jugeait bon de faire les présentations sans même compter sur l'intervention de son père, encore trop occupé à sourire à la moitié de la salle, tendant bientôt une main à la jeune femme, alors qu'il poursuivit. « Je suis Saul. Et vous l'aurez compris, je ne passe pas la meilleure soirée de ma vie. » C'était une précision superflue dès lors que son expression trahissait son envie de se téléporter en dehors de cette pièce, de ce bâtiment et même de cette ville qu'il aurait certainement apprécié de retrouver dans des circonstances un peu plus spontanées. « Je suis désolé de vous être passé devant, je crois que j'avais désespérément besoin de ce verre. » Il reprit finalement, après quelques secondes et dans un léger sourire, préférant qu'elle ne s'imagine pas avoir à faire à l'un de ces mufles qui se croyaient tout permis sous prétexte qu'ils portaient un costume de marque et des chaussures cirées. « Mais je vois que je ne suis pas le seul. Dois-je comprendre que vous préféreriez être ailleurs, vous aussi ? » C'est dans un nouveau rire qu'il osa cette fois l'interroger, après que la jeune femme ait elle-même commandé un scotch, piquant ainsi tout particulièrement sa curiosité. « Vous ne travaillez pas pour mon père, je me trompe ? » Car sans aller jusqu'à prétendre qu'il reconnaîtrait entre milles chacun des visages des employés de son père – pour ceux qui n'étaient pas expatriés aux quatre coins du monde, du moins – Saul avait toujours eu une excellente mémoire visuelle et croyait pouvoir dire que ce minois-ci lui apparaissait pour la première fois. Alors, avait-elle comme lui concédé à faire un peu de figuration auprès d'un père particulièrement persuasif ? Ou bien comptait-elle parmi ces nouvelles recrues qu'il n'avait pas encore eu la chance de rencontrer et que son père se chargeait d'exhiber à ce genre d'occasions, sachant pertinemment qu'une jolie jeune femme distrairait facilement tout un groupe de millionnaires, surtout lorsque comme lui ils avaient jugé bon d'épargner à leurs épouses ce genre de mondanités ?
My mother will start to worry, beautiful, what's your hurry? Father will be pacing the floor, listen to the fireplace roar. So really I'd better scurry, beautiful, please don't hurry. Maybe just a half a drink more, put some records on while I pour. The neighbors might think, baby, it's bad out there. Say, what's in this drink, no cabs to be had out there. I wish I knew how, your eyes are like starlight now. To break this spell, I'll take your hat, your hair looks swell.
Les visages qui se confondent, se mélangent, s’agencent, se divisent. Je m’y perds à travers les sourires, les poignées de main, les questions évasives, les réponses articulées. Un jeu de cartes, de marionnettes, d’apparences qui s'orchestre sous mes yeux, et qui paraît déjà moins éprouvant lorsqu’on le prend comme tel. Une succession de noms que je ne retiendrai jamais, pas par impolitesse mais bien à l’inverse, par respect. Ces gens n’ont pas besoin d’une autre femme de financier à amadouer, d’une autre âme charitable à convaincre, d’une place de plus à leur table d’honneur, d’un portefeuille supplémentaire pour investir dans leurs levées de fond. Bailey, par contre, nage comme un poisson dans l’eau, et je me complais à l’observer, à tenter de comprendre, de voir là où j’ai manqué à l’appel, de saisir à quel moment il a décidé par lui-même d’entrer dans le jeu alors que j’ai préféré il y a bien longtemps déjà céder ma place au plus offrant. La flûte de champagne qu’on m’a offerte il y a quelques minutes, ou quelques heures, je ne sais plus, reste bien stoïque, bien droite entre mes doigts distraits alors que j’entends leurs discussions, que je constate leurs divergences, que j’assiste à leurs opinions arrêtées, luttes verbales qu’ils s’imposent, jeu du plus fort qui leur sied comme un gant. Tellement, que je m’excuse, que je m’éclipse, le temps de passer du champagne au scotch, de faire le point sur le carrelage au fond de la pièce, celui qui semble être du marbre ou de la céramique, celui qui m’intrigue plus que les actions et la bourse, que l’import et l’export. Et voilà que je semble avoir trouvé pire situation que moi, alors que le grand brun qui se faufile au bar sous mes yeux en profite pour souffler, pour se vider le cœur un brin, pour faire amende honorable. Son père alors, un costard de plus, une affaire de famille encore. Je ravale mon sourire en pensant au mien, celui qui étouffe, celui qui abrège, et j’ose même les imaginer, le mien et le sien, duel l’un contre l’autre. Qui ferait plier en premier? Qui motiverait le second à commander lui-même un double alcoolisé? J’en étais là dans ma réflexion lorsque l’inconnu se rapproche, qu’il dégaine même une présentation, donnant plus d’étoffe, de caractère à ce personnage presque mythique qu’il décrit maintenant. « Oh, celui-là. » je constate, suivant les doigts qui pointent dans la direction du patron de Bailey, apparemment. « Je ne crois pas avoir eu l’honneur encore… est-ce que je devrais garder ce verre pour les dommages collatéraux? » je souris, je compatis surtout. Boy, we’re on the same boat.
Je m’attendais à être laissée là. Non pas par habitude – depuis les cachets, on ne me laissait plus seule, plus aucun temps mort, plus aucune liberté si ce n’est celle de prendre une longue douche brûlante, entendant la respiration d’un membre de la famille de l’autre côté de la porte – mais plutôt par résignation. Sa résignation, son abandon, lui qui tourne la page et nos chemins qui se séparent le plus normalement du monde. Mais il renchérit, et le parquet qui semblait si intéressant quelques minutes plus tôt sombre maintenant dans l’oubli. Un nom, une explication, de la politesse surtout. Sa voix est douce, posée, triste sous l’éloquence. Le cœur qui se serre, un peu. « Ginny, enchantée. » je lui tends la main, les lèvres qui dessinent doucement un sourire plein de compassion. « Et en effet, disons qu’il y a des obligations maritales qui sont un peu plus mon style que celle-ci. Mais si le scotch est bon, alors le reste est superflu. » je joins le geste à la parole en approchant mon verre du sien pour l’y cogner. Saul questionne mon boulot, l’idée des bouquins d’art qui trônent sous mon lit accompagnés de notes inachevées m’effleure tranquillement alors que je balaie l’idée du revers de l'esprit. « Bien vu. J’accompagne la cravate bleue, à l’extrême droite. » que je renchéris, utilisant le même code que lui pour décrire ma propre obligation. Son regard suit le mien, pour y découvrir Bailey en pleine discussion enflammée avec deux autres cadres qui me semblent s'être présentés plus tôt. Si? « Je me demande s’ils sont en train de s’emporter sur le fait qu’ils vont tous acheter chez le même tailleur, ou s’ils se demandent laquelle des nouvelles associées cèdera à leurs avances la première. » Je régresse, je m’amuse, je tente de lire sur leurs lèvres, bien sarcastique. « À une joute sans fin. » je porte le verre à mes lèvres, toujours autant fascinée par la scène qui se joue devant moi, avant de tourner la tête vers Saul qui semble se prêter lui aussi au jeu. « Et vous, c’est par affaires ou par plaisir que vous avez dû enfiler la cravate? » la question se pose d’elle-même, à croire que j'apprivoise doucement mes premiers pas dans la fabuleux monde du small talk comme il ne s’en fait plus.
Saul n’a même pas le temps d’ajouter qu’une main se glisse autour de ma taille, m’attirant fermement vers la gauche. « Je m’inquiétais. Tu devais revenir et… » il a la voix ferme, la poigne qui l’est toute autant et à l’instant, je sens la plus intense des pulsions de rage se nourrir à l’intérieur de mon ventre. Aucune liberté, aucun air. Évidemment, j’étouffe le tout – si ironiquement bien dit – avant de laisser mes yeux lui confirmer le reste. « Je prenais un verre, simplement. On se rejoint au dîner? » Bailey hausse le sourcil devant ma voix mielleuse, celle qu’il connaît pour être à double tranchant, avant de détailler Saul comme s’il ne le connaissait pas, comme s’il le voyait pour la première fois, apparaître d’un nuage de fumée ou d’une explosion d’artifices. « Bailey Livingston. Je ne crois pas déjà vous connaître. » il s’avance pour lui serrer la main, d’une poigne de coq de basse-cour. Ridicule. Il finit par partir, non pas sans jeter plusieurs regards à la dérobée espérant que je le suive à la trace. Les visages autour auront au moins eu ça de bon d’être des témoins. « Il n’est pas toujours comme ça… » que je l’excuse, par habitude. « Mais ça me donne tout de même envie de voir comment il réagirait si je sors de la pièce et pas seulement de son champ de vision. » une expression moqueuse trouve son chemin sur mon visage. L’envie de jouer qui se pointe le bout du nez. Ça faisait longtemps.
L'alcool ne réussissait pas toujours à son père. C'était une chose que Saul constatait à chaque diner de famille où le choix des vins primait bien souvent sur le choix du menu, à chaque réveillon où il se permettait généralement quelques folies en prévision des bonnes résolutions qui suivraient, mais aussi et surtout à chaque réception donnée en l'honneur de son entreprise, où son père buvait sous le coup de la pression sociale d'un milieu qui voulait que les « grands hommes » se réunissent autour d'un verre bien plein. Chaque fois, le résultat était alors le même : il enchainait les verres en se promettant qu'il arriverait à troquer sa coupe de champagne pour un grand verre d'eau lorsqu'il commencerait à perdre le contrôle, et finissait pourtant systématiquement par dépasser les limites qu'il s'était fixé. Et dans ces moments-là, sa discrétion et sa diplomatie s’évanouissaient bien souvent tandis que son père devenait cet homme à la franchise caustique qui ne s'encombrait plus de finesse. C'est ainsi que Saul avait régulièrement droit aux mêmes allusions, aux mêmes reproches, lui qui déjà avait passé toute une partie de sa vie à essuyer les remarques d'un père qui avait mis du temps à accepter l'idée que leurs aspirations soient diamétralement opposées. Car là où son père faisait les yeux doux au pouvoir, Saul vivait d'une passion plus modeste, qui bien que lui ayant réussi ne se résumait pas à rechercher la toute-puissance. Alors ce soir, tandis que son père n'avait pas perdu de temps pour vider quelques premières coupes de champagne – entre autres choses – sans doute n'y avait-il rien d'étonnant au fait qu'il n'ait pas laissé passer une occasion de lui renvoyer en pleine figure la déception qu'il lui avait longtemps inspiré. Et bien qu'habitué au tempérament parfois lunatique de son paternel, Saul eut cette fois bien du mal à prétendre que sa réflexion ne l'avait pas blessé. Alors, pensant que cette soirée serait bien assez longue sans qu'il ait en plus besoin d'épiloguer sur ce genre de sujets, c'est rapidement qu'il entreprit de s'éloigner pour prendre la direction du bar. Un verre, voilà de quoi il avait besoin. Et sa précipitation pourrait bien lui avoir rendu service, maintenant qu'il se retrouvait face à une jeune femme qui sans nul doute serait de bien meilleure compagnie que son père. Elle ne semblait pas manquer de répartie, elle non plus, mais dégageait une délicatesse bienvenue dans ce milieu où s'affrontaient requins et loups affamés. Alors, songeant que la soirée pourrait enfin devenir intéressante, c'est naturellement que sa langue se délia au moment où il lui présenta sommairement son père, telle une entrée en matière obligée lorsque comme souvent il lui devait une certaine irritation. La remarque de la brune dessina alors sur ses lèvres un sourire amusé. « Je suis sûr qu'il se fera une joie de vous en offrir un autre une fois qu'il nous aura vu discuter et qu'il se sera inquiété de savoir son fils marié seul avec une jeune femme et à la merci des rumeurs. » Parce que son père aspirait à sauver les apparences quoi qu'il arrive, et que Saul avait probablement fait preuve de suffisamment d'inconscience en consentant à ce que sa femme et son fils restent à Brisbane tandis que lui était parti pour Londres. Comme si les gens n'avaient rien de mieux à faire que de cancaner sur la vie du fils du PDG alors que son père attirait certainement beaucoup plus l'attention rien qu'en vidant une coupe de champagne. Déclinant en tout cas sa propre identité, à présent bien décidé à s'attarder quelques peu, c'est un sincère « De même » que Saul souffla bientôt lorsque la dénommée Ginny se présenta à son tour, puis un rire – sans doute un peu nerveux – qu'il laissa échapper. « J'en conclus que c'est l'une de vos premières fois ? » Il le supposait à sa façon de préserver un certain recul sur la situation, et de voir malgré tout une once de positif dans ce tableau pourtant déplorable. « C'est une chance, car croyez-moi lorsque tout ça devient tristement routinier et que l'on se retrouve à ne même plus savoir à quel moment on a bien pu se laisser convaincre d'entrer dans la danse, même le meilleur scotch finit par perdre de son attrait. » Il en savait quelque chose, pour prendre part à ce genre de réceptions depuis déjà quelques années. Et c'était vrai, lui-même aurait bien du mal à se remémorer le jour où il avait accepté de jouer les figurants, ou plutôt la raison pour laquelle il n'avait pas fui en courant ce jour-là. « Je ne devrais sûrement pas vous dire ça, mais vous pouvez peut être encore vous en sortir. » Sourire complice et amusé à l’appui, Saul n'usait pas d'un ton tout à fait sérieux, mais lui souhaitait malgré tout d'avoir un peu plus de chance que lui sur la durée, et de ne pas se voir imposer ce genre de comédies indéfiniment. La jeune femme lui désigna alors à son tour l'homme à qui elle devait sa présence ici. Son mari, donc. Un homme au charisme certain que Saul jurerait avoir déjà aperçu ou qui lui rappelait peut être simplement les fayots toujours prêts à faire du zèle lorsque son père était dans les parages. Dieu sait qu'il en avait connu. La remarque de Ginny, en tout cas, l'amusa pour de bon. « A moins qu'ils ne débattent de la qualité et de la cuisson des petits-fours. Malheureusement mon père s'est vu conseiller l'un des meilleurs traiteurs de la ville, alors j'ai bien peur qu'on soit privés d'un peu d'animation. » Lui aurait pourtant donné cher pour voir ces hommes argumenter sur la cuisson des amuse-bouches. Mais parce que son père avait pu compter sur les conseils avisés de quelques experts en la matière, l'ambiance ne serait certainement pas relevée de si tôt. Souriant ensuite à sa prochaine remarque, c'est un doux soupire qu'il laissa échapper. « Ni l'un ni l'autre, à vrai dire. Je ne suis là que parce que mon père s'est mis en tête d'adoucir son image auprès de ses collaborateurs en présentant son fils comme l'une de ses plus grandes fiertés. Mais on sait lui et moi que la vérité est un peu moins réjouissante. » Un peu moins réjouissante pour lui, du moins, qui bien qu'en meilleurs termes avec son père qu'à une certaine époque savait pertinemment qu'il se maudirait toujours de ne pas avoir su lui donner le goût des affaires et de l'entrepreneuriat. Et c'était difficile à vivre, bien sûr, de savoir qu'il ne le rendrait jamais aussi fier que s'il avait marché sur ses pas, peu importe les efforts qu'il pourrait faire pour s'accomplir et vivre de sa passion. « Toute ma vie s'est presque résumée a évité ce milieu où je ne me serais pas senti à ma place. Mon truc à moi, c'est le théâtre, et je mentirais si je disais que ce choix de carrière l'a enthousiasmé au départ. » Difficile encore aujourd'hui d'en parler sans que sa voix ne laisse transparaitre un certain dépit, pourtant Saul n'avait aucune envie de s’apitoyer sur son sort, et encore moins alors que cette jeune femme devait déjà trouver cette soirée passablement ennuyante. « Et vous alors, que faites-vous lorsque vous n'accompagnez pas votre époux à ce genre de soirées ? » Saul lui demanda par la suite, d'un ton aussi curieux qu'intrigué. Il ne l'imaginait pas dans un cadre aussi austère que celui-ci, la brune lui donnant en effet l'impression d'avoir elle aussi choisi sa propre voie, peut être contre l'avis de ses proches et alors qu'on lui avait tracé une toute autre route au départ. Que ce soit vrai ou non, Saul apprécierait d'en apprendre lui aussi un peu plus sur sa comparse d'un soir. Mais ce fut sans compter sur l'intervention de l'homme précédemment désigné par Ginny. La « cravate bleue », selon ses propres termes, attira en effet la jeune femme contre lui, laissant Saul à demi interloqué face à ce troublant élan de possessivité. S'en suivit un échange entre les deux époux, avant que l'homme ne daigne finalement lui accorder un semblant d'attention, d'abord en le dévisageant, ensuite en se présentant à lui. Répondant alors à sa poignée de main, c'est toutefois dans un sourire un brin crispé que Saul souffla. « Saul Masterson. » Il n'ajouta rien de plus, supposant que son interlocuteur ferait sûrement le lien entre son nom et celui de son père, si comme il l'imaginait cet homme faisait partie de ses rangs. Passé ce drôle d'échange qui lui avait donné l'impression d'un avertissement quasi silencieux, Saul reporta alors son regard sur Ginny, attendant d'être certain que Bailey se soit éloigné pour s'amuser de la remarque de la brune. « Ça tombe bien, j'allais justement vous proposer d'aller prendre un peu l'air. » Il reprit ainsi, un sourire un peu plus malicieux accroché aux lèvres, car s'il pouvait lire dans son regard une pointe de défi, lui-même devait bien avouer que ce bref échange avait réveillé son coté joueur – et peut être aussi son esprit de contradiction. « Vous fumez ? » Et sortant de sa poche son paquet et son briquet, il aligna quelques pas jusqu'à la baie vitrée qui les séparait jusqu'à lors du balcon, rejoignant celui-ci après l'avoir interrogée du regard pour s'assurer qu'un bol d'air frais lui faisait autant envie qu'à lui. « Comment ça se passe, généralement, lorsque vous disparaissez un peu trop longtemps ? Est-ce qu'il remue ciel et terre jusqu'à vous retrouver ou bien est-ce qu'il contacte directement Scotland Yard ? » Saul se tourna cette fois complètement vers Ginny et étouffa un rire légèrement sarcastique, forcé d'admettre qu'il valait certainement mieux s'en amuser, là encore. « Je suis sûr que leurs menottes accessoiriseraient parfaitement ce costume. » Car parions que si Ginny n'était pas réapparue dans le prochain quart d'heure, son époux ne manquerait pas de l'accuser d'avoir entrepris de la kidnapper. Ses sourires n'avaient trompé personne, Saul savait qu'il ne s'était pas fait un nouvel ami, et il ne serait pas étonné que ce Bailey soit déjà entrain de guetter sa montre, transpirant d'angoisse à l'idée de la savoir hors de son champ de vision, accompagnée de surcroit.
My mother will start to worry, beautiful, what's your hurry? Father will be pacing the floor, listen to the fireplace roar. So really I'd better scurry, beautiful, please don't hurry. Maybe just a half a drink more, put some records on while I pour. The neighbors might think, baby, it's bad out there. Say, what's in this drink, no cabs to be had out there. I wish I knew how, your eyes are like starlight now. To break this spell, I'll take your hat, your hair looks swell.
Je laisse mes prunelles s’accrocher aux siennes, arborant un sourire qui complète le tableau. Alors que j’avais prévu une soirée de plus à porter un masque, à laisser les mots faire leur chemin sans grand impact, à m’adapter au silence, pesant, aux regards insistants, aux idéaux manipulés, il semble être la sortie de secours dont j’avais besoin. Sans grand chevaux, sans pression aucune, il me laisse me faire une place au bar et dans sa vie, m’en racontant les moindres détails, m’incluant dans sa propre soirée, son propre quotidien. Ses mots me font l’effet d’un baume, un baume à double tranchant tout de même. Alors voilà que les apparences nous rattrapent, pour lui maintenant, alors qu’il mentionne son mariage, l’absence de sa partenaire, et les rumeurs qui en seraient reliées. Je retiens mon envie de rouler des yeux, d’abdiquer devant la routine, la roue qui tourne, le superflu encore et toujours. À croire que le vrai est trop beau, trop difficile à assumer, tellement mieux à cacher qu’à réaliser. Je le comprends autant qu’il m’intrigue, je l’écoute autant qu’il me semble répéter un exposé similaire à celui que je m’impose moi-même. J’en profite pour balayer la salle, m’amusant à imaginer la vie secrète, les bribes cachées des gens présents. Maîtresse qui attend à l’hôtel d’à-côté ? Divorce en branle et enfants en tornade ? Dépression et surmenage, impression d’être un imposteur, peut-être ? Ce petit jeu me distrait une seconde pour m’ennuyer la suivante. Je n’ai jamais aimé me moquer des autres, jamais aimé mettre leurs faiblesses au grand jour. Et pourtant, ce sont eux qui m’ont rendue ainsi. Saul me ramène à lui d’une question, toute simple, à laquelle j’hausse les épaules, désabusée. « J’essaie de voir chaque nouvelle soirée du genre comme une première. Ça rend les choses un peu plus amusantes, presque moins prévisibles. » Il fallait y voir du positif là où on le pouvait. Si je comptais le nombre de soirées où j’avais assisté à la même ribambelle d’hommes d’affaires, alternant les cocktails, les cravates et les opinions, j’en serais bien devenue folle. Mais l’idée était d’y trouver mon compte, un peu plus chaque fois. Les gens y étaient pour beaucoup et, en somme, Saul rachetait à sa façon la partie après quelques minutes seulement. Je laisse le liquide ambré monter à mes lèvres alors qu’il ressasse ses propres conclusions, essayant de trouver la faille derrière ses paroles. Le problème, c’est qu’il a malheureusement raison. « Dans des moments comme ça, on passe au whisky. Ou même au bourbon. Il faut savoir faire avec ce qu’on a sous la main. » j’appuie mes mots d'un clin d’œil, mes maux eux, se cachant sous l’humour. L’avenir tout tracé qui se défilait sous mes doigts me promettait une ascension dans ce monde, un monde d’apparences, un monde qui n’est jamais beau et qui pourtant donne tout pour l’être. Le plus tard je le réaliserais, le mieux je m’en porterais.
Il me glisse à l’oreille que je peux m’en sortir. L’anneau à mon doigt m’hurle le contraire, mais l’idée est tout de même douce à entendre. Naïveté certaine, mais tout de même. Le cirque continue de se jouer sous nos yeux et j’arrive même à retrouver Bailey dans sa marrée de sosies, lac de connaissances aux noms qui s’entrecoupent, qui riment ensembles, qui me rappellent tout et rien. Il ne me remarque pas, occupé à vendre le meilleur et le pire à la fois. Et je me surprends même à le détailler. La mâchoire, les yeux, les gestes. Dans une autre vie, dans un autre monde, peut-être. Il avait de l’humour, de la force. Un peu trop rude, un peu trop égocentrique, mais il avait quelque chose, un détail, une douceur peut-être. Je ne le détestais pas, au final. Je ne le maudissais pas non plus, pour le sort qu’on nous avait imposé. Il avait dû, lui-même, se plier à la volonté de ses parents et pour la peine, sa nouvelle fiancée, mère et dépressive, n’a sûrement pas été la meilleure nouvelle qu’il avait pu recevoir. Et toutefois, il restait, il prenait sa place, il gardait assurance, prestance. Alors oui, peut-être. Peut-être que son courage, que son esprit, que sa stature m’aurait plu, ailleurs, avant. Mais trop s’était passé, trop m’avait été arraché pour que ça puisse vraiment compter. À quoi bon. Je blague de nouveau, Saul renchérit. Il est sur la même longueur d’ondes que moi et, pour une fois, c’est rafraîchissant. Si seulement il pouvait toujours se retrouver à ce genre d’événement, j’aurais mon joker bien prêt à être dégainé si besoin est. L’instant d’après pourtant, c’est un regard plus sombre, nostalgique qui couronne son visage. Et évidemment, je m’en fais violence. D’un doux soupir suit ses quelques mots qui me vont directement au cœur. S’il savait comme je comprends… Les parents, la pression, le besoin de voir leur enfant réussir coûte que coûte, réussir à leur façon et pas à la sienne. La déception que j’avais pu lire sur les yeux de mes parents à mon entrée à la Brisbane School of Arts. L’horreur qui avait suivi lorsqu’ils apprirent ma grossesse. Et l’abandon, le déni pur et dur qui ornait leurs visages alors qu’ils étaient dans ma chambre d’hôpital. Saul parle d’éviter ce milieu, il s’emballe maintenant sur le théâtre, sa vraie passion, et à ce simple constat ses yeux retrouvent leurs étincelles. Mieux, beaucoup mieux. « Semblerait-il qu’être parent va de pair avec le besoin viscéral de tenir son enfant bien loin des arts et de tout ce qui s’en rattache. » Je souris, compatissante, me jurant de faire le contraire pour Noah. « Remplacez le théâtre par l’histoire de l’art et j’aurais bien l’impression que vous êtes entré dans ma tête pour avoir ce discours, le même que moi. » Nous voilà, deux moutons noirs, deux exclus, deux imposteurs sans aucune grande envie de se confondre dans la masse. La beauté de la chose aura tout de même été qu’on se soit trouvé. À temps, j’ose espérer.
J’allais répondre à sa question en lui précisant à mon tour un peu ce qui ponctue mes journées, avant que Bailey ne décide de se présenter de lui-même. Le coq, le lion, le roi de la jungle qui gonfle le torse et toise de haut en bas. Je l’esquive alors que je m’en veux un peu trop d’imposer à Saul notre ménage si peu fonctionnel. Mais mon nouvel ami y navigue comme s’il avait toujours su bien y faire, et c’est près de l’éclat de rire qu’il se tourne vers moi lorsque le Livingston nous quitte de reculons. Ma blague résonne à ses oreilles, et il me propose une sortie en vitesse, ce à quoi je pouffe de plus belle. « Je rêve d'air frais depuis que je suis entrée ici, pour être honnête. » que j’accepte, le suivant dans sa fuite. L’idée de joindre le geste à la parole me paraît idéale, et déjà, c’est plus vite qu’à mon habitude que je franchis les quelques pas nous séparant du balcon. Tant pis s’il y fait froid, tant pis si Bailey panique, tant pis si, pour quelques douces minutes, j’ai l’impression de retomber en adolescence, loin des règles, des contrats et de tout ce qu’ils imposent. Saul me tend une cigarette que j’accepte doucement, glissant mes cheveux derrière mes épaules, me souvenant de la dernière bouffée qui datait de bien loin, mais qui me semblait méritée, nécessaire. Je le laisse faire craquer le briquet avant d’inspirer doucement, gardant la cigarette entre mes doigts, les yeux qui brillent d’interdit. « Il n’alarme que la famille, les amis, et la majorité des médias. » que je blague, ajoutant à son questionnement sarcastique. « La dernière fois, la police lui a imposé la règle du 48h avant la disparition. Il s’y tient pour ne plus perdre la face, je crois bien. » nouvel éclat de rire, nouvelle bouffée de nicotine qui entre doucement par la gorge, descend le long de la trachée, vient se loger à l’intérieur. « Tant que les menottes ne s’agencent pas à ma robe, je me sens un peu plus en sécurité. » il est drôle, Saul, que je pense. Il sait où voir le ridicule, et surtout où l’adoucir. Son expression hilare, ses yeux rieurs, tout me soulage le temps d’un instant, court, où rien ne compte, où les engagements sont loin, bien blottis à la maison, là où ils m’attendent sagement à mon retour. Mais plus maintenant. « Et si vous me parliez un peu de théâtre ? Et pas de papa qui n’aime visiblement pas, mais plutôt, de ce qui fait que vous, vous aimez autant ? » j’ai en mémoire l’enthousiasme avec lequel il a effleuré le sujet un peu plus tôt. S’il arrive à me partager ne serait-ce qu’un peu de sa passion, de son amour pour le jeu, déjà, je sens que la soirée aura réussi à être encore meilleure que toutes les autres à mon actif, depuis mon arrivée à Londres. « J’ai toujours adoré la scène, ce qui est tout de même ironique quand je déteste autant le petit jeu d’apparences qui se joue tout autour de moi. Mais on dirait qu’à mes yeux, les acteurs ont quelque chose de plus, de vrai, de vulnérable derrière les masques qu’ils portent. »
Je me plais à parler d’art, quel qu’il soit. Évidemment, la peinture et la photographie restaient mes deux premières passions, mais la littérature, le cinéma, le théâtre restaient tout de même des disciplines qui m’inspiraient beaucoup. Si j’avais poursuivi mes études… la simple idée traversant mon esprit me garde d’aller plus loin dans ma réflexion, et je m’appuie sur la rambarde, dos à la salle, face à la ville, pour écouter ce que Saul veut bien me raconter. L’air doux de décembre caressant mes épaules, je profite de chaque effluve d’air pour recharger un peu mes batteries, pour me recentrer surtout.
Pour avoir participé à maintes soirées similaires à celles-ci, servi de faire-valoir à son père à de nombreuses occasions et goûté tous les mousseux qu'on puisse décemment trouver sur le buffet d'un hôtel de haut standing, Saul savait que ses chances d'échapper à une énième soirée neurasthénique étaient proches de zéro. Il s'y était préparé, avait investi les lieux tout en sachant pertinemment que ce cocktail serait comme un pansement de plus à arracher, un mauvais moment qui s’évanouirait d'ici une poignée d'heures, et que tout le monde, y compris son père, oublierait dès lors qu'il serait de nouveau temps pour ces joyeux lurons de repasser à l'offensive et de ranger ce drapeau blanc qu'ils semblaient tous fièrement agiter tant que le monde des affaires restait cette bulle édulcorée où l'on trinquait ensemble avant de se déclarer à nouveau la guerre. Résigné plus que fataliste, il s'était alors approché du bar à défaut de se sentir plus longtemps capable de supporter les réflexions de son père, toujours très inspiré dès lors qu'on lui mettait un verre entre les mains. Mais ce qui aurait pu rester une soirée sans consistance gagna brusquement en intérêt lorsqu'une jeune femme, semblant presque tombée du ciel, vint l'arracher à ses ruminements et éclipser l'ensemble des individus paradant tout autour d'eux. Saul l'avait su dès que leurs regards s'étaient croisés, elle non plus n'était pas à sa place au milieu de cette supercherie. Son authenticité sautait aux yeux, et cette seule raison faisait déjà d'elle une intruse, tout comme cette douce franchise qu'il avait décelé dès les premiers mots qu'elle avait prononcé. Alors, est-ce qu'elle aussi venait tout juste de fausser compagnie à un père contrariant, qui l'avait traînée jusqu'ici bon gré mal gré ? Rien n'était moins sûr, mais son père, lui, préférerait certainement le savoir en compagnie d'un riche investisseur plutôt qu'auprès d'une aussi élégante créature. Une raison de plus, s'il lui en fallait une, de s'éterniser auprès de la jeune femme. Cette dernière, visiblement familière elle aussi de ce genre de soirées, parvenait à relativiser sur des détails que Saul regardait quant à lui avec des yeux plus résignés. « Alors c'est qu'ils ne vous ont pas encore enlevé tout votre optimisme. Le mien a du s'évaporer il y a déjà quelques années, entre deux coupes du même éternel champagne, ou après une énième poignée de main hypocrite. » Le genre de choses qu'il n'avait que trop vues, trop faites, et qui à long terme l'avaient probablement rendu un brin cynique. Difficile de s'émerveiller de ce qui n'était à la longue qu'une suite de répétitions, comme un disque qui tournerait en boucle et perdrait peu à peu de son attrait. Si Ginny pouvait encore trouver une pointe de surprise au milieu de cette duperie, alors il s'en réjouissait pour elle. Mais lui, malheureusement, souriait à contre-coeur depuis déjà longtemps. « En plus d'être une connaisseuse, vous savez visiblement vous adapter. » Il reprit par la suite, dans un sourire quant à lui des plus sincères. « Élégante, spirituelle, et maintenant ça. Pas de doute, mon père vous adopterait à la seconde s'il se tenait à ma place. » Lui qui en plus a toujours rêvé d'avoir une fille se retint-il d'ajouter, pensant qu'il valait certainement mieux garder ce genre de précisions pour sa psychiatre, et préférant épargner à Ginny le premier acte de sa relation souvent tumultueuse avec son père. A la place, il aimait autant penser que la camisole qu'il sentait étriquer son âme chaque fois qu'il se rendait à ce genre d’événements ne s'était pas encore totalement refermée sur sa compagne d'un soir. Que lui n'ait jamais su dire « non » à son père était une chose, et il ne niait pas avoir sa part de responsabilité dans le fait qu'il lui soit aujourd'hui impossible de quitter l'allée en cul-de-sac qu'il avait emprunté des années plus tôt, mais cette jeune femme aux allures de mirages méritait mieux que de se retrouver prise au piège elle aussi. Pourtant, lorsque celle-ci lui désigna l'homme qui l'avait vraisemblablement conduite jusqu'ici, Saul nota qu'à l'instar de son père, l'homme en question ne méritait guère mieux que d'être distingué à la couleur de son écharpe. Aussitôt, une interrogation le frappa alors de plein fouet. Est-ce qu'une femme heureuse en ménage aurait ainsi présenté son époux à un inconnu qui se serait amplement satisfait d'un portrait dense et élogieux qu'il n'aurait pu contredire ? Probablement pas, mais lui tenir compagnie ne lui octroyait pas le droit de tirer d'hâtives conclusions, quand bien même l'explication la plus simple – et ici la plus désolante – était bien souvent la meilleure. Ainsi préféra-t-il enchaîner sur une note plus légère, plaisantant à sa suite au sujet des préoccupations assurément existentielles des hommes qui demeuraient amassés en troupeaux aux quatre coins de cette salle. Puis vint le moment de jouer franc jeu, et d'admettre que sa présence ici ne tenait pas de son possible intérêt pour le monde des affaires, un monde au sein duquel il n'avait à vrai dire jamais essayé de se faire la moindre place. Au grand dam de son père, qui certainement avait toujours vu en ce genre de soirées une habile façon de se voiler la face quant à la voie qu'avait choisie son fils. Une voie qu'il ne comprenait pas, et qu'il avait toujours regardée du haut de toute sa prétention d'homme d'affaires pour qui engendrer du profit importait plus que de vivre de sa passion. Une passion que Ginny, elle, semblait comprendre. Saul n'en était guère étonné, mais constater qu'ils avaient une nouvelle fois ce petit quelque chose en commun n'était pas sans le réjouir. Il vivait pour le théâtre là où la brune semblait vivre pour ce qui l'exaltait elle aussi, et face à eux s'était toujours dressé un mur de médisance et d'incompréhension. Un mur que même le temps n'avait pas fait céder. « Il faut croire que la vie d'artiste telle qu'ils se l'imaginent détone avec les costumes trois pièces et les berlines que nos pères affectionnent tant. Je suis sûr que le mien m'a plus d'une fois imaginé écrire des pièces à la lueur d'une bougie, me laissant pousser les cheveux et luttant contre mes démons intérieurs, les jours où je ne suis pas trop occupé à siroter un verre d'absinthe. » Un rire lui échappa tandis qu'il visualisa la scène et s'imagina à combien de clichés ambulants son père avait déjà bien pu l'associer. Celui du hippie et de son gilet en peau de mouton, du saltimbanque se produisant à même la rue ou encore de l'artiste torturé vivant en dessous du seuil de propreté et prêt à vendre son âme au diable pour quelques pilules du bonheur. Pas de doute, son père avait sa propre vision du monde de l'art et ça n'était certainement pas aujourd'hui qu'il accepterait d'adopter un point de vue moins tranché. Manifestant en tout cas une certaine curiosité à l'égard des activités de son interlocutrice, Saul fut forcé de remettre ses interrogations à plus tard lorsque l'homme précédemment désigné par la jeune femme s'approcha d'eux, visiblement en mal d'attention. S'en suivit un échange des plus surprenants durant lequel il eut l'impression d'être discrètement rappelé à l'ordre, ce qui toutefois ne le dissuada pas de plaisanter si tôt l'homme reparti d'où il était venu, et de proposer à la jeune femme de le suivre à l'extérieur. « Alors nous sommes deux. » Qu'il répliqua par la suite, dans un sourire teinté d'un peu de malice, tandis qu'il leur paraissait à présent évident que leur place n'était plus au milieu de tous ces hommes tirés à quatre épingles. « Cette intervention était peut être bien bénie du ciel, finalement. » Cette fois, c'est un regard complice qu'il lui adressa. Voilà qu'ils avaient désormais une excuse pour s'échapper quelques instants, et ainsi ignorer ce que leur absence pourrait bien provoquer chez ceux qui tenaient tant à les avoir dans leur champs de vision. Le mari de Ginny. Son père. Tant d'individus qui survivraient bien sans eux le temps d'un grand bol d'air frais. Ainsi gagnèrent-ils tous deux le balcon, tout juste rafraîchis par le léger vent qui y soufflait, avant de s'autoriser une nouvelle prise de risques en partageant cette fois une cigarette, puis une nouvelle boutade. « Oh, dans ce cas j'aurai peut être le temps de regagner le parking avant que ses bras-droits ne me tombent dessus pour me faire avouer tout ce que nous nous serons dit pendant qu'il vous avait perdue de vue. » Saul souffla, riant toujours de l'éventualité selon laquelle son époux pourrait bien décider d'alarmer la terre entière si tôt qu'il aurait constaté sa « disparition ». Ginny renchérit avec un commentaire qui lui valut d'étouffer un nouveau rire, avant qu'il ne retrouve un certain sérieux au moment de reprendre. « Croyez-vous qu'à sa place, vous partageriez la même inquiétude si une jeune femme vous l'enlevait le temps d'une cigarette ? » La réaction qu'avait eu Ginny un peu plus tôt lui donnait une petite idée de la réponse, mais Saul voulait qu'elle se sente libre d'admettre qu'à l'inverse de son époux, l'idée de le savoir hors de son champs de vision ne la rendrait pas maladivement angoissée. Pas seulement parce qu'il n'y aurait rien de plus normal – sa femme et lui étant après tout à plusieurs milliers de kilomètres l'un de l'autre sans qu'aucun ne s'empêche de vivre pour autant – mais aussi parce que certains signes ne trompaient décidément pas, et que cette union lui apparaissait de plus en plus comme un boulet que la brune traînait à sa cheville. A sa réflexion sur les menottes, Saul esquissa un nouveau sourire, avant de se voir proposer de revenir sur un sujet qui lui tenait tout particulièrement à cœur. Le théâtre, passion qui s'était réveillée un beau jour au creux de son cœur et n'en était plus jamais ressortie. « Je crois que le théâtre est entré dans ma vie à une époque où je cherchais à trouver ma place dans ce monde. Mon père avait trouvé la sienne, très tôt, et elle n'était pas auprès de moi. A l'époque nous n'étions plus que tous les deux, pourtant, mais j'ai trouvé plus de réconfort au dernier rang de la salle de spectacle de mon lycée qu'auprès de lui. » Les yeux d'ors et déjà éclairés d'une lueur sans pareil, Saul laissa son regard s'égarer un instant sur l'horizon, rattrapé par des souvenirs auquel il ne s'autorisait que trop rarement à repenser. « C'est comme ça que je suis tombé dans la marmite du théâtre, en observant des adolescents pudiques, introvertis, des adolescents qui auraient pu être moi, monter sur une scène et briser leur carapace. Je me souviens être resté des heures à les observer répéter, puis lâcher prise, et montrer au monde tout ce qu'ils portaient en eux mais que les autres ne pouvaient pas voir. C'est de les voir travailler si dur pour trouver la juste nuance, et créer l'illusion parfaite qui dissimulerait aux spectateurs ces longues heures de travail, qui m'a donné envie d'écrire pour eux. J'ai su dès le départ que ma place n'était pas sur une scène, que je n'avais pas cette aura qui saurait capter toute l'attention d'un public, mais qu'en revanche je pouvais faire naître à mon tour un monde où ils auraient plaisir à s'évader. » Parce qu'écrire avait toujours été un plaisir, un exutoire, mais qu'au contact du théâtre il avait véritablement trouvé la voie qui lui permettrait de libérer toute son imagination, sans règle ni retenue. Combien de feuilles avaient-ils noircies de ses idées ? Il ne les comptait plus. « Je ne joue pas, mais je voue une admiration sans borne à mes comédiens. Et c'est cette admiration qui m'a récemment donné envie de les mettre en scène, d'être au plus près d'eux lorsqu'ils travaillent à l'incarnation de leur personnage. Les répétitions sont désormais l'étape que je préfère, j'aime chercher avec mes acteurs comment faire honneur au travail de chacun. Je conçois mais ils m'assistent, tous, jusqu'à ce que tout le monde soit satisfait de lui-même. » C'était un travail intransigeant, mais qu'il exerçait avec beaucoup de respect pour ceux qui l'entouraient. Aussi bien les comédiens que l'équipe technique avec qui il avait appris à travailler le jour où la mise en scène lui était apparue comme une évidence, il les voyait tous comme l'essence même de son travail, ceux sans qui ses textes ne pourraient pas prendre vie. La remarque de Ginny dessina sur ses lèvres un sourire plus tendre. « Vous avez raison, on ne peut pas tricher dès lors qu'on se produit sur scène. C'est comme se mettre à nu, laisser toute une foule d'inconnus nous disséquer des pieds à la tête, nous étudier à la loupe. Un acteur peut devenir quelqu'un d'autre, mais c'est l'unique moment où il revêt un masque. Car derrière, il ne peut pas mentir, ni s'économiser. Il doit se donner tout entier à ce qu'il fait. Quand il pleure, quand il crie, quand il rit, il le fait comme lorsque le rideau est baissé. » Et c'était ça qui à ses yeux aussi faisait qu'un acteur était un être profondément authentique, sans voile ni demi-mesure. Les vrais comédiens, ceux qui étaient prêts à dédier leur vie à leur art, étaient ceux qui savaient mettre leur cœur sur la table, et leur âme à nue. Constatant toutefois qu'il s'était peut être légèrement emballé, c'est cette fois dans un léger rire qu'il reprit. « Je suis désolé, ce n'est pas souvent qu'on me questionne sur ce que m'inspire mon art. Au théâtre on devine ce que vous ressentez sans que vous ayez besoin de le dire, parce que tout le monde reste pour les mêmes raisons, mais dans mon entourage il est rare qu'on me témoigne une telle curiosité. » Et il ne blâmait personne en soi, si ce n'est peut être son père qui lui n'avait jamais cherché à comprendre d'où pouvait bien lui venir une telle passion pour le monde du spectacle. Abel vivait dans un monde bien différent du sien, et a contrario de sa mère ou bien d'Elsie, peu étaient sans doute en mesure d'assimiler l'importance du théâtre à ses yeux. « Vous savez maintenant qu'on peut aimer le théâtre sans pour autant en jouer, mais ce que je me demande, c'est si contrairement à moi vous aimez joindre la théorie à la pratique. Est-ce qu'il vous arrive de peindre, de dessiner, de photographier peut être ? » Parce qu'il avait retenu, bien sûr, que Ginny s'était quant à elle passionnée pour l'histoire de l'art. Une discipline qu'il lui semblait lui-même avoir touchée du doigt du temps où il étudiait à l'université, mais qu'il n'avait toujours qu'effleurée. « Je suis sûr que vous n'avez pas vous-même suivi une voie artistique dans le simple but de contrarier vos parents, alors comment en êtes-vous arrivée à étudier des œuvres ? Et qu'est-ce qui vous plaît tant dans cet exercice ? » Le brun demanda cette fois, après une nouvelle bouffée, quittant un instant son regard pour s'assurer que ce balcon resterait leur repère secret pour encore quelques minutes, sans qu'on vienne ruiner cette parenthèse, qui sauvait indéniablement cette soirée.
My mother will start to worry, beautiful, what's your hurry? Father will be pacing the floor, listen to the fireplace roar. So really I'd better scurry, beautiful, please don't hurry. Maybe just a half a drink more, put some records on while I pour. The neighbors might think, baby, it's bad out there. Say, what's in this drink, no cabs to be had out there. I wish I knew how, your eyes are like starlight now. To break this spell, I'll take your hat, your hair looks swell.
Ce discours, ses paroles. Si chaque mot semblait trop fort, trop puissant, il trouvait étrangement écho à travers mes pensées, mes constats. Je n’aimais pas voir le négatif d’abord, je n’aimais pas être de celles qui critiquaient sans comprendre, sans tenter de changer. Force était d’admettre que ce quotidien, cette vie voilée, ces apparences trompeuses prenaient graine en nous, finissaient par nous atteindre, nous salir, nous noircir. J’osais croire, probablement à tort, probablement un peu trop candide que je ne la laisserais pas faire, cette vie en surface. Que je serais plus forte, différente, meilleure à ce jeu. Un jeu auquel je refusais de jouer beaucoup plus que simplement par principe. Mais je sentais tout de même les sangles se resserrer – l’impression de perdre pied au ralenti et sans issue, sans geste ou fuite possible. C’est lorsqu’il adressa le sujet délicat de la famille, des parents, son père que je me redresse beaucoup trop attentive. Réceptive. Une relation brisée qui entrecoupe la mienne ; le retour de l’enfant jadis prodige qui en a déçu plus d’uns lors de son épisode chaotique. La vérité était qu’ils m’avaient poussée à bout, la réalité voulait que j’aie laissé la pression d’une grossesse hors mariage, la rupture abrupte la suivant creuser ma propre tombe. Personne n’assumait sa responsabilité, ni même moi pour la mienne, et au-delà de mes propres erreurs je sentais bien que leur désillusion n’irait qu’en grande croissance. Saul et son art, Saul et sa douceur, Saul et sa facilité à parler d’un sujet qui a facilement pu laisser d’horribles marques bien ancrées au plus profond de son âme. J’aurais voulu lui dire que ce n’était qu’une phase, j’aurais voulu le rassurer, l’adoucir, porter un baume sur ses souvenirs en lui promettant que ce ne serait plus jamais ainsi. Pourtant, je savais un peu trop moi-même à quel point ces paroles n’étaient pas sans fondements, à quel point la déception d’un parent ne s’éteignait pas d’une simple brise. Mon entrée à l’Académie, les longues soirées à n’entendre que le silence remplir la maison. Le front dur de mon père, crispé, hargneux. Les doutes de ma mère, son stress constant, ses remises en question. Si Matt n’avait pas été là, s’il n’avait pas vu et su à quel point cela comptait pour moi jamais je n’aurais emprunté ce chemin. Et pourtant ; c’était bien cette époque qui restait, et de loin, la plus belle de ma vie. Là où j’étais foncièrement et sans aucun doute possible heureuse. À ma place. Je lui tends à son tour la cigarette, consciente qu’il a maintenant besoin d’une bouffée, d’un peu de paix, d’un calme temporaire. L’impression de jouer à l’adolescente me fait sourire, regarder par-dessus mon épaule, tressaillir à l’idée d’être prise en flagrant délit. Se cacher des adultes, des grandes personnes, des désillusionnés. Et il reprend, note plus légère, Bailey et sa phobie de me perdre du regard, probablement fondée par ce fameux moment de faiblesse qui me valu plusieurs nuits à l’hôpital. « Dans le parking? Oh, c’est beaucoup trop évident et visible pour ce genre d’altercations. À mon avis, votre confessionnal se terminerait dans les ruelles enfumées de Camden. »
Bailey, oh cher Bailey. Saul pose la question qui est probablement sur toutes les lèvres, les miennes déjà. Cet homme qu’on m’a imposé, qui a tenté, qui a voulu essayer de toutes ses forces. Dans un autre monde, dans une autre vie, dans d’autres circonstances peut-être aurait-il su ravir mon cœur – mais il n’avait pas eu la chance d’arriver à ce moment parfait où tous les signes pointaient vers lui. Une relation sur papier, des chaînes qui nous agrippaient violemment l’un à l’autre. À nos premiers jours, j’avais senti qu’il espérait, qu’il avait en tête le scénario parfait, le roman à l’eau de rose, la princesse qui succombe. La réalité en avait été toute autre, et il avait bien dû se rendre à l’évidence que ce mariage d’apparences en serait un et uniquement cela. Mon cœur était resté à Brisbane, éclaté aux quatre coins de la ville, et risquait d’y passer le reste de son existence sans le moindre effort de ma part pour le recoller. Toute ma force, tout mon amour se dirigeaient maintenant et fidèlement vers Noah. Toutefois, ce n’était pas une raison pour me moquer de Bailey, pour le dénigrer, pour en faire une risée. L’incompatibilité ne signifiait pas le manque de respect, non plus. Mon silence me trahit pourtant, et je laissai planer une réponse vague, ennuyante, mais signifiant que je souhaite passer à autre chose. « J’ose espérer qu’il en choisira une aussi sympathique que vous, au moins. » le clin d’œil accompagnant ma phrase se veut gentil, poli. Je sens pourtant qu’il reste sur sa faim, et malgré les quelques minutes que cumulait notre première rencontre il me semble logique de m’ouvrir au moins un peu plus, au même titre que ses propres confidences. Je tâte donc le terrain, la voix douce, basse, tout sauf assumée. « Je ne vous cacherai pas que notre mariage est bien loin du conte de fée qui semble faire la fierté de mes parents. Pourtant, jamais je ne ferai quoi que ce soit qui pourrait le blesser, volontairement. J’ose croire qu’il ferait de même, dans une situation similaire. Entre nous, il règne un climat de respect, et je lui en serai pour toujours reconnaissante. C’est ce qui arrive quand deux humains se retrouvent aux prises avec trop de responsabilités pour ce que leurs épaules frêles peuvent encaisser. » Satisfaisant? Probablement pas, non. La vérité étant si dure à admettre, à comprendre, à vivre pour moi, qu'elle me paraît encore plus difficile à verbaliser. Disons que pour ce soir, il en sait plus que la grande majorité des gens qui m’entourent, ici et ailleurs. Sentant la pression, il enchaîne vite sur ce qui faisait briller ses pupilles quelques instants plus tôt, et sa voix empressée de s’exprimer chasse toutes les idées noires qui finement se frayaient un chemin jusqu’à moi.
Ce monde qui l’émerveille tant, ce monde qu’il crée de ses mains depuis si longtemps, jouant par et pour ses acteurs, me garde scotchée à ses lèvres, avide d’en savoir plus, d’en entendre plus. Tout ce travail, et cette écoute, cette analyse finissent par me renverser en douceur, impression d’être transportée dans un monde si beau, une galaxie si lointaine à laquelle je me surprends bêtement à rêver. Puis, quelques mots arrivent à mes oreilles comme un électrochoc, puissant, agressif. Un acteur peut devenir quelqu'un d'autre, mais c'est l'unique moment où il revêt un masque. Car derrière, il ne peut pas mentir, ni s'économiser. Il doit se donner tout entier à ce qu'il fait. Quand il pleure, quand il crie, quand il rit, il le fait comme lorsque le rideau est baissé. L’air frais n’est pas assez glacial pour générer le frisson qui traverse ma colonne vertébrale, frisson d’horreur, de compréhension, complètement retournée. Comment un inconnu arrivait à mettre des mots si justes, à savoir exactement quoi dire pour décrire ce sentiment, ce désarroi, le mien. Il poursuit sur sa lancée, et je reste muette, sonnée par tant de vérité, par ce cœur qui bat devant mes yeux. Il est loin, bien loin des autres à l’intérieur, pantins qui passent le plus clair de leurs journées à parler de finances, d’actions, de bourse sur un ton monotone, sans vie, dénué de sens. En cinq minutes seulement il a su me partager la passion d’une vie alors qu’eux ne vivent et ne respirent que l’argent pur et dur, celui qui consume, qui démolit, qui dilapide. « C’est un plaisir de vous entendre parler avec autant d’amour, autant de ferveur. Ce genre de passion semble s’être perdue un peu trop facilement ici, si vous voulez mon avis. Ils auraient beaucoup à apprendre de vous, et non l’inverse. » et je le pense sincèrement. Ces robots devraient cesser leur mascarade pour écouter ce qu’une personne vraie, vivante pourrait leur enseigner.
Vient alors le malaise, pesant. Évidemment, mon tour arrive et ma mention anodine d’art un peu plus tôt refait surface. Mon regard devient fuyant, mes mains moites. L’art, la peinture, la photographie, tant d’amours délaissés, tant de créations cachées au plus profond de mes placards. J’emboîte pourtant le pas, misant sur ce que j’aime, plutôt que ce sur quoi je pourrais construire de mes doigts. « Ce qui me plaît… » je prends le temps de réfléchir, de peser mes mots, de toucher de nouveau à ce volet si bien renié depuis plusieurs mois déjà. « Une toile, déjà. Ce canevas où on arrive à lire l’artiste, où les couleurs se marient, où l’émotion est transmise sans le moindre effort, naturellement. J’aime lorsqu’un peintre prend le temps de donner tout ce qu’il a, de réfléchir à la teinte qui exprime le mieux sa pensée, aux courbes qui la complètent, aux visages qui l’illustrent. » Des souvenirs me reviennent, ces longs après-midis passés aux divers musées entourant l’école où je me perdais volontairement entre les salles pour tenter de découvrir l’histoire, la légende derrière chaque toile. « C’est un travail de technique, de savoir, de théorie et de pratique. C’est une connaissance accrue des matériaux et de ceux qui aideront à atteindre l’ultime résultat, celui qui flirte avec notre esprit, celui auquel on rêve même, en pleine nuit, tellement passionné par cette image qui se crée en nous. » douces nuits d’insomnie à courir vers l’atelier pour y coucher sur un canevas ce qui me gardait éveillée. Ezra qui grognait à la lueur de la lampe de chevet alors que je caressais le papier de mon fusain tremblant. « Ce sont des vies qu’on y lit, des témoignages. Des douleurs, mais aussi des succès, des fiertés. » Probablement ce qui me garde de recommencer à peindre. Y voir ce qui me terrorise, ce qui m’a réduite à une Ginny que je reconnais si peu souvent à travers la glace. « Et surtout, il y a ce mystère. L’interprétation qu’on s’en fait et surtout l’idée derrière l’artiste qui lui, la gardera pour toujours comme son énigme, son ultime secret. » j’inspire doucement, les iris qui détaillent la ville illuminée, au loin. Les mots qui suivent sortent un peu sous l’effet de l’engouement, beaucoup sous le couvert de la confidence. « Beaucoup de choses ont changé, et rapidement. L’art n’occupe plus une si grande place qu’avant dans ma vie mais… le souvenir qu’il a laissé restera l’un des plus beaux auxquels j’ai eu droit. » nos regards se croisent, un ange passe, puis un autre. Je souris, adoucie. « La ville, elle, ferait une merveilleuse toile. » je reporte mon attention devant nous, vers les immeubles qui s’érigent sous nos yeux. « Le contraste, les ombres qui jurent, qui englobent. Puis la lumière, définie, qu’on croit pouvoir toucher du doigt… mais qui est aussi inaccessible qu’une étoile. Jolie constellation qu’on voit vibrer à elle seule. On croit que c’est nous qui la faisons vivre, mais elle n’a besoin de personne. » mes gestes accompagnent mes paroles alors que je pointe doucement les points d’intérêts, les endroits qui méritent d’être vraiment vus et pas juste admirés. « Et il vous inspire une pièce, le Londres nocturne? » ce nouveau jeu me plaît plus qu’il ne devrait, et je fais bien vite volte-face, doublement intéressée par la suite que prendra cette conversation.
C'était rafraîchissant, de se sentir ainsi compris par quelqu'un qui ne lui devait pourtant rien. Ni son temps, ni sa bienveillance, ni cette incroyable empathie que Ginny parvenait à lui témoigner là où tant de ses proches avaient longtemps échoué. Son père, notamment, pour qui le jugement et la comparaison avaient longtemps été l'unique façon de dialoguer, d'ouvrir son cœur, d'offrir son âme, à un fils qui avait appris à se contenter de peu, de si peu qu'aujourd'hui encore le moindre de ses sourires, la moindre de ses intentions semblait valoir tout l'or du monde – ou celui qu'il pouvait du moins s'offrir. Non, Ginny ne lui devait rien, et pourtant elle restait là, à l'écouter vider son sac comme s'il rêvait depuis des siècles d'évacuer toute la frustration qui s'était confinée en lui, à mesure qu'il avait enchaîné les soirées comme celles-ci, tenu la jambe à des hommes imbus d'eux-mêmes, vidé des coupes du même éternel champagne et fini par retrouver sa chambre d’hôtel pour y appeler sa femme et lui faire le récit de ces heures interminables passées à se demander pourquoi il s'était ridiculisé une fois encore, pour finalement lui promettre qu'il y réfléchirait à deux fois avant de se prêter à nouveau à l'exercice imposé par son père – sans toutefois jamais s'y tenir. Saul était à la médisance ce que Ginny semblait être au venin, et pourtant ce soir il avait comme l'occasion de se libérer d'un poids qu'il portait à bout de bras depuis des années, simplement parce qu'il était le fils de son père, le seul qu'il ait eu de surcroît, et généralement bien incapable de lui refuser quoi que ce soit. Son père, d'ailleurs, n'approuverait certainement pas que la jeune femme et lui se risquent à parler d'art, pour la simple et bonne raison que cette discipline échappait en tous points à des hommes tels que lui, dont l'esprit était peut être trop porté sur le concret, trop fermé ou simplement trop occupé à élaborer des stratagèmes, et autant d'autres choses qui ne faisaient définitivement pas de lui le meilleur candidat pour comprendre un fils amateur de théâtre, qui avait très tôt choisi entre marcher aux cotés de son père sur un sentier prétendument glorieux, et emprunter sa proche route, parait-il jalonnée d'obstacles. Que savait-il exactement de la vie d'artiste, lui qui semblait être né derrière un bureau et qui se levait chaque matin avec la certitude que son empire se maintiendrait debout avec ou sans lui ? Que savait-il des nuits passées à écrire des pièces, puis des efforts entrepris pour leur donner vie, en dépit du scepticisme de certains, ou des bâtons qu'on nous mettait parfois bien volontiers dans les roues ? Que savait-il d'un milieu où la légitimité ne s'acquérait pas à grand renfort de promotions ou de rachats de parts, et où un nom, même connu, ne suffisait pas toujours à ce qu'on vous prenne au sérieux ? Probablement rien, car son père ne voyait en son choix de devenir artiste qu'une habile provocation, ou un besoin de se tester, de démarrer en bas de l'échelle sociale après avoir toujours baigné dans le confort, l’opulence, la facilité. Son père, mais aussi les parents de sa compagne d'un soir, qui semble-t-il savait elle aussi ce que signifiait le fait de s'évertuer à choisir les arts en dépit de l'avis de ses proches, et du sentiment d'exclusion qui en découlait fatalement. Peut être avait-elle connu les clichés, les mises en garde et l'incompréhension émanant de chaque parole, de chaque regard, de chaque intention. Peut être avait-elle pensé renoncer, un jour, comme il y avait lui-même probablement songé lorsque s'était présenté à lui un choix cornélien : faire ce qui lui plaisait, ou plaire enfin à son père. Peut être qu'ils étaient encore plus semblables qu'il se l'imaginait depuis déjà quelques minutes, et peut être cette rencontre ne tenait-elle définitivement pas du hasard. Une rencontre qui aurait d'ailleurs pu basculer après l'intervention de l'époux de la brune, mais qui finalement fut nourrie d'un souffle nouveau, plus rafraîchissant encore, lorsque se posa la question de savoir ce qu'il risquait exactement à lui tenir ainsi compagnie. Gros, sans doute, si on tenait compte de l'avertissement silencieux qu'il avait cru intercepter quelques instants plus tôt. « Dans ce cas, je ferais peut être mieux de vous donner tout de suite de quoi contacter ma femme, au cas où mon corps finirait dépecé dans une benne à ordures. La vie m'a appris à ne jamais sous-estimer mes adversaires. » Saul ne perdait rien de son sourire, se plaisant volontiers à fantasmer cette course-poursuite qui le laisserait en bien mauvaise posture. « Mieux vaut par contre ne pas mêler mon père à cette histoire, imaginez un peu quel discrédit le décès de son fils jetterait sur son empire. Personne ne veut ça. » Même pas lui, qui cette fois avait repris avec l'once d'une ironie à peine voilée, face à la triste évidence que si son père avait choisi ses affaires au détriment de son fils près de deux décennies plus tôt, il en serait certainement de même aujourd'hui. Saul, en tout cas, laissa parler la curiosité qui l'animait depuis le début de cet échange au moment d'interroger la jeune femme, cherchant à savoir ce que lui provoquerait la vision d'un Bailey accompagné d'une autre femme, dans une réalité parallèle où les rôles se trouvaient inversés. C'était il est vrai une façon à peine détournée de l'amener à parler de cet homme, et ce lien visiblement particulier qui l’unissait à lui, peut être parce qu'une partie de lui sentait que ça n'était pas le genre de sujets sur lesquels elle pouvait facilement s'étendre d'habitude. Lui n'était après tout qu'un inconnu, dieu seul savait si leurs routes étaient prédestinées à se recroiser. Ginny pouvait alors vider son sac, à son tour, cette conversation ne filtrerait jamais à l'extérieur de ce balcon. Ainsi accueillit-il sa réponse avec un fin sourire, d'abord, flatté d'avoir su se montrer avenant, quand ce genre de soirées lui valaient généralement de s'attirer hypocrisie et dédain. Néanmoins impatient de l'écouter se livrer davantage, il prêta une oreille particulièrement attentive à ses prochaines paroles, le cœur légèrement serré face à l'évidence que leurs parcours, jusqu'ici plutôt semblables, avaient aussi leurs dissemblances. « Et est-ce que cela suffit ? Je veux dire ... à vouloir faire sa vie avec quelqu'un, lorsqu'il semble manquer l'essentiel ? » Et par l'essentiel, il voulait bien évidemment parler d'amour, de ce qui lui l'avait prédestiné à épouser Elsie, au-delà même du fait qu'il l'ait évidemment désiré au départ. Il acceptait, pourtant, l'idée que chaque mariage soit différent et que tout le monde ne franchisse pas cette étape de la même manière, ou pour les mêmes raisons. Il comprenait que l'amour soit parfois secondaire, ou ne se développe qu'avec le temps. Et ici, bien qu'il déplore que Ginny ne vive pas le mariage qu'elle aurait sans doute choisi si elle l'avait pu, le brun se rassurait néanmoins d'un détail : il n'était peut être pas exactement question d'amour, mais il était au moins question de respect. « Il a beaucoup de chance. Le lien qui vous unit est particulier, et pourtant il obtient de votre part plus d'égards que vous n'en trouveriez certainement en tendant l'oreille du coté des épouses de nos chers invités. Parce que l'amour n'implique malheureusement pas toujours le respect, et que choisir, finalement, est peut être un luxe qui a ses limites et ses inconvénients. » Ses bons cotés, aussi, comme lui pouvait précisément en attester. Mais peut être qu'en effet, on obtenait parfois plus de considération d'un être que nous n'aurions pas choisi au départ, pour qui on se sentait bien incapable de développer des sentiments, et qui pourtant nous choisirait toujours en dépit du reste. « Il semble très épris. Je ne crois pas qu'il puisse effectivement songer à vous causer du tort, lui non plus. » Saul finit par reprendre, dans l'esquisse d'un sourire plus tendre. Et si Ginny n'avait pas eu besoin de lui pour le remarquer, il devait néanmoins avouer être partiellement rassuré par ce constat. L'homme qu'il avait rencontré un peu plus tôt ne lui avait peut être pas fait la meilleure impression du monde, mais savoir qu'il n'irait jamais délibérément nuire à la jeune femme lui ôtait tout droit de le juger. Devinant en tous les cas que ce sujet n'était pas celui que la brune abordait avec le plus de facilité, ni celui sur lequel elle irait probablement s'étendre pendant des heures, c'est sans tarder que Saul enchaîna, facilement porté par l'entrain qui l'habitait toujours lorsqu'il en venait à parler de son art. Le théâtre, c'était toute sa vie. C'était son échappatoire, son exutoire aussi, et une passion qui n'en finissait plus de grandir, de mûrir, de se préciser. Une passion à laquelle Ginny fut naturellement des plus réceptives, comme il s'en était douté lorsqu'elle avait souhaité l'entendre se livrer, tout en sachant qu'une fois lancé il aurait le plus grand mal à s'arrêter. « Ces hommes n'agissent pas par passion, c'est autre chose qui doit les animer. L'envie de pouvoir peut être, ou la certitude de toucher un salaire fixe à la fin du mois. » Tant de choses qui lui ne l'avaient jamais attiré, bien qu'il ne les condamne pas d'avoir simplement d'autres aspirations que les siennes. « Je ne sais pas s'ils ont beaucoup à apprendre de moi, mais je sais qu'à leur place je trouverais le temps long si je devais retrouver chaque matin le même costume, le même bureau et les mêmes collègues à qui serrer la main à contre-coeur, simplement pour garder ma place dans ce petit monde impitoyable. » Impitoyable, le monde de la scène l'était aussi à sa manière, mais jamais Saul ne s'était rabaissé à suivre des codes qu'il n'estimait pas faits pour lui. Il avait déjà dit « non » à un metteur en scène, avait déjà imposé son point de vue contre l'avis de tous, et combattait l'ennui et la routine comme ces hommes combattaient certainement l'insécurité. « Mais peut être qu'après tout, au moins une partie d'eux se plaît vraiment dans ce qu'ils font. Ce serait même rassurant, non ? » Qu'une partie de ces hommes soient finalement comme son père, et se complaisent en tous points dans cette vie de bureau qui avaient certainement ses avantages et ses attraits, après tout. En tous les cas persuadé que Ginny ne tarissait pas non plus d'arguments pour lui transmettre sa passion pour son art, c'est tout naturellement qu'il l'interrogea à son tour, les yeux brillant d'ors et déjà à l'idée de l'entendre se livrer plus intimement, sans cette pudeur qui avait encore sa place au début de leur échange, lorsqu'ils n'étaient l'un pour l'autre que des inconnus, mais qui ici se devait de disparaître au profit d'une transparence totale, comme lorsque deux artistes laissaient communier leur passion commune. Il l'écouta alors, bientôt charmé, conquis par sa façon de lui communiquer sa flamme, et toutes ces choses sur lesquelles elle mettait des mots si justes, si parfaitement pesés, qui lui parlaient comme si lui-même pouvait prétendre évoluer dans son univers, qui ne lui semblait plus autant étranger maintenant qu'il l'entendait parler de courbes, de couleurs, de lumière … De tant de choses qui l'émerveillaient comme si une toile se dessinait précisément sous ses yeux, à mesure que la voix de Ginny l'enveloppait d'une mélodie et d'une précision absolument troublantes. « J'ai toujours pensé que les artistes avaient beaucoup à nous dire à travers leurs créations, et que c'était notamment vrai pour ces toiles qui ornent les musées, les galeries, et qui n'attendent que de transmettre la vision, les ressentis de leurs auteurs. » Il souffla alors, plus inspiré qu'il n'en avait même probablement conscience par la justesse des paroles de la brune. « Paradoxalement, c'est aussi pour ça que j'évite généralement ce genre d'endroits. Parce que là où il y a ces guides, ces galeristes qui vous expliquent volontiers ce que vous devez voir et comment vous devez le voir, il y a cette influence consciente ou non qui vous empêche de découvrir ces œuvres par vous-même, avec votre regard, votre intérêt et votre sensibilité. » Et lui aimait assimiler les choses par lui-même, se faire sa propre opinion, deviner ce qui pouvait l'être et se surprendre à développer un avis sur ce qui à première vue ne touchait pourtant pas à sa spécialité. « J'espère qu'un jour j'aurai l'occasion de découvrir vos toiles, ici ou ailleurs. » « Plutôt ailleurs » aurait-il même certainement ajouté si toutefois il ne craignait pas d'être impoli en supposant, le plus naturellement du monde, qu'une rencontre comme celle-ci n'était forcément pas dénuée d'une suite, quelle qu'elle soit. « Je devine que vous ne vous épanouissez dans votre art que lorsque vous pouvez pleinement vous y consacrer, alors j'espère que vous le pourrez bientôt à nouveau. Je sens que vous avez beaucoup de vous-même à y inscrire. » Les lèvres étirées en un doux sourire, il lui faisait comprendre, à sa manière, que si beaucoup avaient certainement cherché à tuer cette passion qui l'animait au plus profond d'elle-même, lui endosserait bien volontiers le costume du supporter, de celui qui encourage, qui pousse, qui soutient. En tout bien tout honneur, ou si la vie décidait de faire de cette rencontre inespérée le début de beaucoup d'autres choses. L'avenir le leur dirait. « Vous devriez revenir, ici, un jour où ni mon père ni ses acolytes n'occuperont plus ces lieux. Vous devriez revenir, et peindre tout ce que vous inspire la ville, pour qu'au moins vous puissiez associer un heureux souvenir à ce balcon. Un souvenir qui n'appartiendra qu'à vous. » En dehors de cet échange qui, il l'espérait, lui laisserait un goût aussi agréable qu'à lui. Ginny méritait de pouvoir apposer sur une toile tout ce qu'elle lui avait décrit avec ferveur et inspiration. Elle méritait de pouvoir s'évader, le temps d'une soirée, non pas pour échapper à un cocktail rasoir mais bien par choix. Accueillant finalement sa prochaine question avec un sourire presque intimité de devoir enchaîner après un aussi beau plaidoyer, c'est doucement qu'il reprit. « Elle m'inspire un drame, mais un drame optimiste, où viendraient s'entrecroiser des solitaires, des exclus, des désillusionnés, et des laissés pour compte ... tant de protagonistes que la vie aura déçus, parfois abusés, mais qui y reprendront goût à force de rencontres imprévues, de jolies surprises … de petits bonheurs qu'on ne surprend qu'en pleine nuit, à la lumière des néons et à l'abri des regards qui savent si bien nous paralyser lorsqu'il fait encore jour. » La nuit, c'était finalement ce que chaque artiste préférait, pour ce qu'elle offrait de liberté et d'imprévisible, quand pendant la journée tout semblait encore régi par les règles, les codes, les lois. « Qui sait, peut être écrirai-je cette pièce dès cette nuit, dans ma chambre d'hôtel. Et peut être que vous y aurez votre place, telle une muse qui s'ignore. » Il lui lança cette fois un regard complice, presque malicieux, bien conscient qu'il n'oublierait pas Ginny et son aura si particulière une fois retourné dans ses quartiers, quand bien même l'étage se serait vidé et cet échange ne serait plus qu'un souvenir. Finalement, comme la preuve que le destin avait parfois un certain sens de l'humour, c'est cet instant très précis que choisit son père pour faire une apparition détonante, à la porte qui les séparait du reste des invités. « Saul, lorsque tu auras terminé, j'aurai quelques personnes à te présenter. Des amis, à qui j'ai beaucoup parlé de toi. » Le brun se mit à sourire, après un signe de tête censé faire comprendre à son père qu'il ne serait plus très long. Il souriait, à la fois surpris que son paternel ne se soit même pas risqué à lui reprocher de s'être isolé du groupe, et amusé à l'idée d'avoir sans doute été une énième fois vendu comme un fils exemplaire à une ribambelle d'inconnus qui se satisferaient sans doute parfaitement de ce tableau légèrement surfait. « Compte sur moi. » Il finit par articuler, attendant que son père retrouve ses invités pour se tourner de nouveau vers Ginny, et esquisser ce sourire un peu triste qui semblait annoncer la fin imminente de cet échange si agréable. « On dirait qu'il l'a fait exprès, d'approcher au moment où nous louions l'art sous toutes ses formes. » Comme si rien ne tenait du hasard et qu'il savait très exactement quand les interrompre pour les frustrer un maximum … Non, pour le coup, c'est certainement lui qui était un peu injuste. « Vous êtes une belle personne, Ginny. La plus belle qu'on puisse assurément rencontrer dans ce triste théâtre où des rencontres comme la notre sont malheureusement trop rares. » Et alors qu'il n'aurait pas pu être plus sincère, c'est doucement qu'il saisit la main de la brune, la portant à l'extrémité de ses lèvres pour y déposer un baiser, rapide et silencieux, dont il espérait qu'un certain Bailey ne saurait jamais rien. « Ne lui dites pas que je vous ai dit ça. » Ce serait leur secret, tout comme ce qui se serait dit durant cet échange. Ni Bailey ni son père n'avait besoin de savoir ce qui s'était passé sur ce balcon, et combien le temps lui paraîtrait de nouveau long une fois qu'il aurait quitté Ginny pour retrouver le hall, son agitation et ses protagonistes bien moins accueillants que l'avait été la brune.
My mother will start to worry, beautiful, what's your hurry? Father will be pacing the floor, listen to the fireplace roar. So really I'd better scurry, beautiful, please don't hurry. Maybe just a half a drink more, put some records on while I pour. The neighbors might think, baby, it's bad out there. Say, what's in this drink, no cabs to be had out there. I wish I knew how, your eyes are like starlight now. To break this spell, I'll take your hat, your hair looks swell.
Sans même m’en rendre compte, mes paupières se ferment alors qu’il laisse aller ses propres idées, son imagination colorée. J’aurais dû rester concentrée, j’aurais dû lui dédier toute mon attention et plus encore, emplie de gratitude face à ces confidences qu’il n’hésite pas une seule seconde à me partager. Il est doux, il est bon, il est généreux et j’absorbe plus encore que je ne l’aurais cru, vulgaire éponge qui s’est oubliée elle-même à travers un quotidien qui ne lui ressemble pas, qu’elle n’aurait jamais choisi de par elle-même. Pourtant, c’est plus fort que moi, et la tentation de rêver éveillée à même son savoureux délire me garde d’avoir les yeux bien ouverts, bien attentifs à la moindre faille à son scénario, à la moindre parcelle de réalité. Je laisse mon esprit, mon corps dériver là où il l’y amène à grands coups de tirades théâtrales. Plus tôt, il parlait d’art, je lui parlais du mien, il espérait le voir, le découvrir, et bêtement, je me surprends à espérer être en mesure de peindre ce qu’il décrit là, d’adjoindre mes propres inspirations aux siennes le temps d’un canevas barbouillé, dédié un peu trop à ces hommes qui n’en valent pas la peine. La beauté de son idée rejoint bientôt mes neurones et me dicte un autre sens, loin du noir, du gris, des traits durs, tirés. Il y voit des bonheurs, fins, indélébiles, à peine perceptibles aux gens qui entrent, qui sortent, qui ne regardent pas, pas assez du moins. Un fin sourire se dessine sur mes lèvres alors que je le laisse poursuivre, s’emballer, s’embraser, et que je ne me fais que l’intermédiaire, la porte-parole de ce qu’il crée en quelques minutes à peine. J’espère y voir une brèche de lumière après cette soirée, j’espère le recroiser, j’espère trouver un point d’ancrage autre que du vent, que de vulgaires tuteurs en plastique qui risquent de casser, qui casseront au prochain grand vent. Il n’a pas idée à quel point je lutte, il n’a pas idée à quel point je suis inconfortable, sauvage, difficile, déchue depuis des mois, des semaines, des jours, des heures. Il n’a pas idée et il n’a pas à savoir, mais d’une simple conversation échangée sans grand éloge je m’en sens déjà un peu mieux, un peu plus vive, plus d’énergie, de confiance surtout. S’il existe, d’autres aussi. S’il est là, tout va mieux que je me convaincs, que je me soulage. Ses mots ralentissent, son histoire trouve imperceptiblement sa conclusion, et il m’adresse enfin la parole directement, comme s’il tenait à me réveiller en douceur, à me prouver que ceci n’était pas qu’un mirage, que c’était bien vrai et bien salvateur, que le souvenir ne serait pas de ceux dont on doute, comme s’il n’avait été que le fruit d’une conscience assoiffée de mieux. Une muse rien de moins. Je laisse aller un rire, un soupir, soutenant son regard amusé, éclatant. Saul est poli, respectueux. Il sait que je n’y vois aucune attaque, aucune intrusion. Que je comprends, tout simplement. « Si vous faites cela, je risque de me donner tout le crédit lumineux, attention. » je le mets en garde, moqueuse à mon tour, avant de balayer à mon tour ce balcon, cette vue, cette soirée à travers ses yeux, et même un peu des miens. « Je crois bien que je reviendrai, oui. » que je réponds, finalement, ayant été atteinte par sa mince nostalgie. « J’aime l’idée d’en faire mes propres souvenirs, de ratisser le noir pour y mettre du blanc. » Londres est tellement belle, Londres m’émeut tellement, que je ne pourrais pas l’associer encore et toujours à cette nouvelle vie, abomination de sentiments absents qui m’élaguent tout de même les entrailles. Londres, et tout ce qu’elle signifiait avant, et tout ce qu’elle est maintenant. « J’y glisserai un indice de votre présence… » que je renchéris, arquant la tête dans sa direction. « Ce serait notre petit secret d’artistes incompris. » à voir si un jour, ces œuvres hypothétiques se retrouveront à être observées, scrutées, à savoir ce qu’elles voulaient vraiment dire à l’époque où leurs créateurs se sont rencontrés, ont dressé les bases de ce qui semble être déjà plus grand qu'eux. Un silence rassurant s’installe entre nous, une complicité qui est légère, bienvenue, tout sauf de trop – moment de tranquillité qui est vite rattrapé par la propre bête noire de Saul, par son père, vif, qui laisse passer sa tête à travers notre petit monde, ignorant tout de ma présence. Je ne m’en plains pas, bien au contraire, reculant machinalement pour me retirer de son champ de vision un peu plus. Mécanisme d’auto-défense certain, je ne peux m’empêcher de reconnaître cette intonation, cette demande, cet ordre qui m’a déjà été fait maintes et maintes fois par mon propre paternel, avide d’exhiber sa fille durant ses meilleurs jours. Je ne dis mots, et il consent. « Ils ont les oreilles fines pour ce genre de discussion. » que je rétorque, sur le même ton, déçue, compréhensive. « Peut-être craignent-ils d’être contaminés, si exposés pendant trop longtemps. » je roule des yeux devant cette impression ridicule, mais qui semble prendre tant de sens à voir comment il était facile pour mes parents, pour son père, de couper tout espoir sans même regarder derrière. Regarder devant. Et pour la suite, elle viendra lorsque nos chemins se recroiseront. Ce que j’espère de toutes mes forces. Il finit par conclure, mots soufflés emplis de bienveillance, de gratitude, et je rougis, naturellement. Même si normalement j’en aurais profité pour ne pas répondre, pour éviter de le relancer, pour me garder de quelconques complications, je ne peux qu’y voir une franchise désarmante, une innocence dont je ne me passerais plus, plus jamais. « La beauté passe à travers les yeux de celui qui regarde. » j’ajoute, blagueuse, utilisant l’humour d’une citation trop vue et trop entendue pour m’éviter les honneurs. « En espérant que la vie n’attendra pas 22 années supplémentaires pour me permettre de recroiser la personne brûlante de vérité, de passion et d’amour que vous êtes. » Une âme, une belle âme, la sienne. Qui s’accroche à la mienne avec tout sauf l’intention de la quitter. Son au revoir ne fait qu’ajouter à la suite, comme un doux baume qui me gardera de sombrer trop, du moins pour ce soir. L’impression de retrouver une vie le moindrement normale, un mari qui l'est tout autant, des rêves qui se greffent au reste. Et alors que ma silhouette rejoint celle de Bailey, quittant ce balcon, cette faille dans le temps qui était tout ce qu’il y a de plus beau, c’est le cœur un peu plus léger que je laisse le reste s’écouler. Les discours, les apparences, le faux, la hargne, tout me semble loin, bien loin de moi maintenant, comme si le simple tableau d’une pause entre un homme et une femme avides de mieux me servait d’idéal, me donnait une raison d’espérer de nouveau.