“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Elle était complètement avachie sur le comptoir, crevée par le décalage horaire et le changement de climat. À peine avait-elle posé ses bagages à l’hôtel qu’elle s’était détendue quelques minutes sous le jet de la douche. Ensuite, elle avait enfilé un jeans et une chemise blanche, puis elle avait sorti de son sac à dos une pochette en carton où se trouvaient des curriculum vitae imprimés l’avant-veille, quand elle était encore aux Etats-Unis. Malgré la fatigue du voyage, elle avait décidé d’écumer tous les bars du quartier pour se faire connaître, et peut-être décrocher un boulot.
Au bout de trois heures à arpenter les rues de Brisbane sous un soleil de plomb, elle s’était arrêtée dans un dernier bar. Le patron des lieux avait poliment accepté la feuille qu’elle lui avait tendue, et l’avait négligemment rangée dans un tiroir en promettant de "voir ça plus tard". En gros, ça resterait prendre la poussière pendant des mois avant qu’il la retrouve complètement par hasard et qu’il la jette à la poubelle. Un scénario prévisible, mais qui n’allait pas entamer le moral de battante de Gio.
Un peu vaseuse entre la chaleur et l’épuisement de cette journée un peu trop longue, elle se redressa et s’empara du verre qui lui venait de lui être servi.
— Merci, souffla-t-elle de sa voix feutrée.
Elle éprouva presque un soulagement à la sensation de fraîcheur de sa boisson à la menthe, et apprécia le feu de l’alcool qui suivit, se mariant magnifiquement avec le premier arôme ressenti. Peut-être le sirop était-il un peu trop prononcé, du moins, c’était la critique qu’elle aurait pu faire en tant que barmaid. Mais là, la première chose qui lui venait à l’esprit, c’était se désaltérer, se détendre, et pourquoi pas faire connaissance avec quelques personnes du coin.
Elle tourna le dos au comptoir, un coude nonchalamment posé contre le rebord en bois, son regard sondant la foule qui commençait à se former dans la salle. La soirée promettait d’être animée, en témoignait l’agitation collective perpétrée par chacun des groupes qui se constituaient au fil des discussions.
Laissant parler son instinct qu’elle avait développé au fil des années, Gio étudia un par un ces petits comités. Intégrer l’un d’eux ne l’effrayait pas. Il émanait d’elle une assurance et un charisme qui ne laissaient pas indifférent, et surtout son sourire franc et chaleureux inspirait confiance. Sans en abuser, elle avait appris à utiliser ces atouts à bon escient. En l’occurrence, pour se faire des amis en ces terres inconnues, ce n’était pas une mauvaise idée que de compter sur son bagou et ainsi s’attirer la sympathie des habitués du coin.
Mais pour le moment, elle se confortait dans une phase d’observation. Pas de précipitation. Et puis prendre son temps allait lui permettre de finir son verre en toute tranquillité...
Le rythme répétitif de la musique lui pénètre les oreilles et semble trouver preneur parmis le public de la boîte de nuit. Lene n’a aucune envie de danser, ou même de porter attention à ce style, qui bien que actuel, est très ennuyeux pour elle et ne provoque même pas un déhanché du haut de son tabouret. L’endroit est bondé de monde et en plus de ça, personne ne fait attention à elle, ce qui bousille un peu son intention de sortir ce soir pour se sociabiliser. La tête dans la main, le coude sur le bar, elle joue avec la paille de son verre pour occuper son temps jusqu’à ce qu’elle se dise que trop, c’est trop et se décide à, soit partir à la rencontre d’autres personnes, soit partir tout court et rentrer jouer à la playstation. Pour l’instant, rien ne semble plus intéressant que cette foutu paille, alors elle ne bouge pas. Tout semble être ralenti autour d’elle.
Elle sort de sa torpeur quand une jeune femme passe à ses côtés afin de tendre au barman ce qu’elle comprend être une candidature pour un éventuel poste dans cette boite. La scène est plutôt banale dis comme cela, mais à ce moment il n’en faut pas plus pour occuper Lene qui n’a décidément rien de mieux à faire que d’observer la jeune femme qui malgré le fait qu’elle n’aura probablement jamais d’emploi là, s’attarde pour commander une boisson. Elle l’observe du coin de l’oeil en espérant qu’il se passe un truc comme dans ces films où finalement le barman donne sa chance à la meuf en galère et elle met le feu à la pièce en servant des cocktails du tonnerre. Evidemment, après quelques minutes, il ne se passe rien et Lene se résout à revenir à la platitude de sa vie. On dirait presque Madame Bovary, assise à son comptoir, à rêver la vie des autres. Elle se fait un peu pitié.
Finalement, elle se décide à prendre son destin en main et après s’être redressée elle tourne le visage vers sa voisine pour lui adresser la parole. “Si tu cherches du taff, tu devrais aller voir au McTavish à Bayside.” lui dit-elle, sans se dire que peut être qu’elle parle de ce qui ne la regarde pas. “Ils sont plutôt cools et ils embauchent souvent des gens d’passage.” explique avant de se taire quelques minutes pour peser le pour et le contre de sa future réflexion. “Et puis … C’est un peu nul à chier comme ambiance ici.” Une fois de plus, elle n’a pas sa langue dans sa poche, et elle sait très bien que l’on pourrait lui demander en retour ce qu’elle fout encore là. D’ailleurs, elle se pose sérieusement la question.
“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Jamais elle n’aurait imaginé que se poser quelques minutes la tiraillerait entre un sentiment de bien-être et l’épuisement qui s’emparait d’elle à cet instant précis. Se lancer dans la recherche d’un job, après plus de dix heures d’avion et sous une chaleur implacable, c’était pas forcément le choix le plus judicieux. Malgré cette lassitude, elle était satisfaite de sa journée. Rien ne lui garantissait un emploi d’ici les prochains jours, mais au moins, elle avait fait connaissance avec le quartier et y avait pris ses repères. Et de ce qui lui avait été présenté dans cette petite partie de Brisbane, il lui tardait de découvrir le reste de la ville.
Une voix à ses côtés attira son attention et elle observa la jeune femme qui venait de s’adresser à elle. Loin de s’offusquer que l’on s’occupe de ses affaires, elle se réinstalla plus confortablement contre le comptoir et accueillit une nouvelle gorgée de son cocktail. Elle était attentive à ce que la demoiselle lui disait, et pour le montrer, elle acquiesça silencieusement à ses propos, avant de reporter son regard sur son verre. Elle passa sa langue sur ses dents, comme pour leur diffuser la sensation de fraîcheur que ses papilles retenaient de la menthe. Eh, on cherchait la fraîcheur comme on le pouvait, surtout après toutes ces péripéties.
La dernière remarque de la jeune femme lui enleva un sourire. Perdue dans la contemplation de son verre, elle ne put s’empêcher de secouer doucement la tête, amusée. C’était pas faux, elle avait connu plus branché, au cours de ses contrats. Le dernier en date, où elle avait passé cinq années à bosser dans une boîte de nuit gay, était sans doute le lieu de travail le plus agréable qu’elle avait jamais connu. Retrouver une telle ambiance serait certainement compliqué.
— C’est rassurant, ce n’est donc pas tout Brisbane qui est comme ça, répondit-elle, ses yeux perdus dans la contemplation des bouteilles de sirop alignées contre le mur de l’autre côté du comptoir. Quelque part, c’est plutôt positif, ce que tu viens de dire.
Son accent encore fortement imprégné de ses trente années aux Etats-Unis ne laissaient aucun doute à ce sujet : elle venait d’arriver, et ne connaissait effectivement rien de la capitale australienne. Ce que lui confiait cette fille à ses côtés, certes, cela risquait de lui provoquer des a priori sur certains lieux, mais cela pouvait également l’amener à découvrir d’autres quartiers de la ville, et peut-être trouver un lieu de détente un peu plus dynamique. Et pourquoi pas, y trouver un emploi…
Elle tourna la tête vers son interlocutrice qui lui semblait un peu désabusée et la détailla du regard tout en lui adressant un sourire simple mais sincère. C'était une jeune brunette, plutôt jolie d’ailleurs, avec ce qu'il fallait de féminité pour être attirante, et un charisme renforcé par son franc-parler.
— Giovanna Salvaggi, mais tout le monde m’appelle Gio. Enchantée.
Se présenter, surtout quand on n’était pas du coin, c’était quand même la base même de la politesse. Et puis discuter avec cette demoiselle au caractère manifestement bien trempé pouvait s’avérer intéressant.
Elle a avait choisi de sortir de sa torpeur en abordant la jeune femme venue s’installer à ses côtés pour boire. Lene n’est pas la personne la plus loquace, mais parfois, quand elle sent bien les gens, elle se permet à donner deux trois conseils et rendre service. Espérons que son karma agisse en conséquence. En se tournant vers elle, le jeune femme ne parait pas fâchée que Lene ne soit pas restée à regarder dans son verre, elle le prend comme une invitation à poursuivre ses paroles jusqu’à même se permettre un commentaire, pas forcément pertinent ou même utile, mais Lene a des avis qu’elle a très souvent besoin de partager même si on ne lui demande rien. « C’est rassurant, ce n’est donc pas tout Brisbane qui est comme ça » lui répond t-elle, provoquant une sourire chez Lene, ravie d’avoir enfin l’occasion de gaspiller un peu de salive. « Et non, nous savons l’exacte même diversité de tempérament que partout dans le monde. » Elle parle presque comme une commerciale prête à vendre l’endroit, juste avec un peu plus d’humour. « Quelque part, c’est plutôt positif, ce que tu viens de dire. » Lene sourit, de sorte à appuyer son propos sur la boite, ses yeux acquiescent et font comme le tour de la pièce. « Oui, quelque part. Mais attention, si jamais ils t’offrent un taff, je t’invite quand même à le prendre. » Elle rit, c’est un peu contradictoire avec son propos mais Lene n’a que très peu de regard sur les choses dès qu’il s’agit de gagner de l’argent et mine de rien, les pourboires défilent plus par ici qu’au McTavish, il faut être honnête au moins sur ce sujet. Sur le moment, elle n’éprouve d’ailleurs aucune honte à donner cet avis, alors que bien des personnes pourraient être perdues. « Giovanna Salvaggi, mais tout le monde m’appelle Gio. Enchantée. » finit par ajouter l’autre jeune femme, son prénom répond à moitié aux interrogations que Lene était en train de se poser. Si elle était étrangère ? Oui. Américaine ? Apparemment non. Mais bon, comment peut-elle conclure des choses aussi vite qu’en entendant un prénom et un patronyme alors que des siècles ont passés depuis les grandes migrations. « Lene. » Elle marque un blanc avant de préciser. « Adams. » mais juste pour l’information parce que rien n’est plus banal que ce nom de famille. « Du coup, je pense pouvoir conclure que tu n’es pas d’ici. Ça se passe bien les premiers pas à Brisbane ? » demande t-elle assez curieuse de savoir comment ça se passe, si sa ville mérite autant qu’elle la vante et puis à l’occasion si elle peut aider. « En tout cas, n’hésite pas à postuler un peu partout, vu que c’est presque toujours l’été ici, y’a toujours un nid à touriste qui recrute. »
“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Gio ne put s’empêcher de sourire quand la demoiselle s’amusa à lui rétorquer l’indéniable normalité de Brisbane face au reste du monde. Un melting-pot culturel sans doute aussi varié que ce qu’il était possible de rencontrer à Los Angeles. Une diversité ethnique que la famille Salvaggi avait élargie en partant s’installer sur les côtes californiennes, alors qu’elle avait tout juste six ans.
Songeuse alors que cette bribe d’enfance refaisait surface, elle faisait tourner le verre devant ses yeux, comme pour en observer toutes les faces. Elle acquiesça lentement au conseil de Lene. Il était certain que même si ce bar ne réunissait pas tous les critères qu’elle souhaitait, elle ne déclinerait pas pour autant une offre si le gérant venait à lui proposer un poste.
— Pas de souci, je le prendrai. Si je veux avoir mon studio assez vite, il faut que je présente une promesse d’embauche aux agences immobilières.
Lene Adams. Elle avait connu une Lene durant ses trente années passées en Californie. Elle se rappelait d’ailleurs très bien d’elle... mais ce n’était peut-être pas le moment de se perdre dans les souvenirs de ses anciennes conquêtes. Heureusement pour l’androgyne, la jeune fille embraya sur un autre sujet, et Gio rebondit dessus aussitôt.
— Je suis arrivée ce matin vers dix heures, mais de ce que j’ai pu voir, c’est sympa. Du soleil, des gens plutôt ouverts... de jolies filles aussi.
Pas la peine de cacher sa nature, c’était une cavaleuse, et elle ne s’était pas privée de se rincer l’œil devant certaines silhouettes attrayantes qui avaient croisé son chemin, dans les rues de Brisbane. Pourtant, elle était bien loin d’être grossière, et loin d’elle l’idée de reluquer la moindre paire de fesses moulée dans un jeans. Mais certaines femmes étaient de véritables séductrices, dont la tenue choisie pour sortir avait pour seul objectif celui d’être remarquée. Face à ce genre de dames, Gio n’avait aucun problème à honorer leurs efforts en les appréciant du regard.
Les plus réceptives à ses coups d’œil étaient généralement les femmes d’affaire, proche de la cinquantaine. Celles qui, souvent, n’avaient rien connu d’autres que quelques garçons au lycée, avant de vivre une vie bien rangée aux côtés d’un homme puissant et riche. Une vie de faste, de luxe, de confort. Mais sans surprise, finalement. Cette caste faisait partie des cibles préférées de Gio.
— J’ai postulé dans tous les bars, cafés et boîte de nuit du coin, répondit-elle. J’ai pas encore eu l’occasion de visiter le reste de la ville. Il y a des endroits où j’aurai plus de chance de trouver du taf, tu penses ? Ou bien que je devrais plutôt fuir ?
Après tout, Lene semblait bien connaître Brisbane. Peut-être pouvait-elle conseiller l’androgyne sur les lieux intéressants, et ceux qu’il valait mieux éviter.
Le cynisme. Elle ne se prive pas pour exprimer les choses telles qu’elle les pense. Ici, Brisbane – ou plutôt les gens qui la peuplent parce que pour Lene, Brisbane est merveilleuse – ne diffère en rien du reste du monde. On y croit les mêmes gens stupides, les mêmes idées arrêtées et parfois, si on a de la chance, les bonnes personnes. Ainsi elle ne pense pas que les gens soient particulièrement plus sympa pas ici. Alors qu’elle parle, ses doigts en sont encore à jouer avec la paille de son verre, un geste qu’elle surveille à chaque moment où elle finit par se taire. « Pas de souci, je le prendrai. Si je veux avoir mon studio assez vite, il faut que je présente une promesse d’embauche aux agences immobilières. » Le fait de parler d’immobilier donne à Lene l’impression que la jeune femme est venue sur du long terme et l’impressionne un peu parce que ça fait bien adulte subitement. Mais elle n’en dit rien, et se contente d’acquiescer en commentant simplement. « Pragmatique. » Cette fois, elle s’arrête de jouer avec sa paille et porte son verre à ses lèvres, tandis que l’étrangère se présente à elle avec un nom qui éveille sa curiosité. Lene est tout de même sympa, et par curiosité, elle demande comment se passe l’arrivée à Brisbane, juste pour savoir si la ville est à la hauteur. « Je suis arrivée ce matin vers dix heures, mais de ce que j’ai pu voir, c’est sympa. Du soleil, des gens plutôt ouverts... de jolies filles aussi. » Une nouvelle fois, Lene a envie de rétorquer que c’est partout pareil et que des belles filles, il y’en a sûrement partout dans toutes les villes du monde, mais c’est une remarque qu’elle prend un peu pour elle alors elle refuse de dire quoique ce soit qui sous entendrait qu’elle soit banale. « En effet. Et ça va, tu supportes le jet lag ? Tu devrais essayer d’aller voir la plage. La vraie, à Bayside, pas la fausse en ville. Y’a beaucoup de chose à voir et à faire là-bas. » Oui, après si tout l’monde écoutait Lene, tout l’monde vivrait à Bayside. « J’ai postulé dans tous les bars, cafés et boîte de nuit du coin, J’ai pas encore eu l’occasion de visiter le reste de la ville. Il y a des endroits où j’aurai plus de chance de trouver du taf, tu penses ? Ou bien que je devrais plutôt fuir ? » Elle réflechit. « En dehors d’ici ? Je ne voudrais pas te faire perdre une opportunité parce que j’aime pas un coin mais, évite tout ce qui est trop près de l’université. Les étudiants donnent de mauvais pourboires. Mais vraiment, le McTavish à Bayside, je trouve que tu as l’aura type de serveur. Sinon, il va y avoir un festival de bouffe le mois prochain. L’évènementiel paye super bien. »
“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Gio s’autorisa un sourire au qualificatif employé. Pragmatique ? Oui, ça lui ressemblait assez pour ce genre de choses. Se sentir chez soi était devenu important pour elle. Elle qui avait connu les squats pendant une certaine période de son adolescence, passé son vingt-cinquième anniversaire, elle avait réalisé qu’avoir au moins sa propre piaule était un véritable confort. Pour autant, ce côté « pragmatique » disparaissait sur tous les autres plans. Mais il n’était pas nécessaire d’exposer d’emblée son caractère un peu léger devant une jeune fille.
« En effet. Et ça va, tu supportes le jet lag ? Tu devrais essayer d’aller voir la plage. La vraie, à Bayside, pas la fausse en ville. Y’a beaucoup de chose à voir et à faire là-bas. »
L’androgyne acquiesça. Les décalages horaires ne représentaient pas un réel problème. Ce n’était pas parce qu’elle avait dépassé la trentaine qu’elle avait des journées sagement ordonnées. Au contraire, aucun jour ne ressemblait à un autre, et elle se plaisait à mener une vie sans aucune organisation. Si quelqu’un venait un jour à oser rédiger un agenda récapitulatif de ses journées, nul doute que les premiers mots qui lui viendraient seraient « horaires bordéliques ».
« Tu viens de me faire percuter un truc, Lene... » murmura-t-elle en souriant devant son verre, avant de plonger son regard dans le sien. « Je me rends compte que malgré toutes ces années passées en Californie, je n’ai pas été très souvent à la plage. Bayside, tu dis ? »
Il allait falloir se souvenir très vite des différents noms de quartier, et Gio n’était pas certaine d’être immédiatement à l’aise. Aux Etats-Unis, les secteurs n’étaient pas désignés de la même façon, et beaucoup d’états faisaient d’ailleurs la mention de « districts ».
Elle leva un regard intéressé quand la jeune fille lui dévoila le nom d’un des bars dans le quartier qu’elle semblait tout particulièrement affectionner. Après tout, chacun avait ses lieux de prédilection, et l’androgyne était d’une nature assez curieuse pour suivre le conseil et découvrir cette partie de Brisbane encore inexplorée.
« Un festival de bouffe ? »
Elle n’avait pu s’empêcher de répéter ces mots avec un rire amusé.
« Et ça consiste en quoi ? Ne me dis pas qu’il y a des concours de celui qui mangera le plus de donuts ou de hamburgers ? Vraiment, ce serait... so american. »
Son regard s’était éclairé d’une petite lueur taquine. Elle avait l’impression que cette demoiselle avait beaucoup à partager, si l’on ne se braquait pas d’emblée contre son attitude désinvolte. De toute manière, Gio n’était pas de ces personnes qui jugent au premier regard. Lene était peut-être un peu blasée, avec un sens critique assez affûté, mais cela n’ôtait en rien les qualités que l’étrangère semblait deviner en elle.
« Tu viens de me faire percuter un truc, Lene... » lui annonce la jeune femme en attirant automatiquement son attention, quoi ? qu’a-t-elle dit ? « Je me rends compte que malgré toutes ces années passées en Californie, je n’ai pas été très souvent à la plage. Bayside, tu dis ? » « Oui oui, Bayside. C’est le quartier en dehors de la ville. » Explique-t-elle en se demandant comment ça pouvait être possible de vivre près de la mer et de ne pas avoir envie d’y passer ses journées, parce que la Californie, c’était pas les plages qu’elle avait connu en Angleterre et ça faisait pas mal rêver. Lene a beaucoup de mal à y croire, si elle avait eu la chance (enfin, chance modérée parce qu’elle n’échangerait pour rien au monde ses plages australiennes) de sur la côte ouest américaine, elle aurait passé sa vie sur sa planche de surf. C’est toujours étranger pour elle de rencontrer des personnes qui ne voient pas les mêmes opportunités qu’elle. Après, elle est sûre que cela marche dans tous les sens. « Mais, j’ai beaucoup de mal à croire que tu aies passé aussi peu de temps au bord de la plage, s’il y’avait pas une demi-heure de route pour y aller, j’y passerais mes journées. » Et encore, elle vient techniquement d’y passer chacune de ses journées d’été à profiter du soleil et monter sa planche autant qu’elle le pouvait. Parlant de cela, elle ne tarde pas à lui conseiller de postuler au McTavish, ou à peu près n’importe quel endroit dans le coin, pour le moment, c’est l’été et pour se trouver une embauche, c’est là. Il y’a les touristes et l’évènementiel saisonnier. Que demande le peuple ? « Un festival de bouffe ? » Elle fit oui de la tête en reportant sa paille à ses lèvres. « Et ça consiste en quoi ? Ne me dis pas qu’il y a des concours de celui qui mangera le plus de donuts ou de hamburgers ? Vraiment, ce serait... so american. » « Et pourtant » répond t-elle en lui faisant un grand sourire pour lui faire comprendre qu’elle a mis le doigt dessus. « C’est exactement ce qu’il s’y passe. Enfin, ça ressemble plus à une grosse foire, avec des exposants, des restaurants, il y’a des jeux, plein de choses. Je te l’ai dit ? On n’est pas différent d’ailleurs, ici aussi tu nous trouveras à manger des hamburgers et insulter les gens en volant. » Elle rit, bien qu’elle ne pense pas que Giovanna soit réellement surprise de ça. La mondialisation n’est plus un secret pour personne depuis un moment. « Je t’invites à y faire un tour, au moins pour voir si tu peux te faire un carnet de relation, l’évènementiel paie bien même si c’est parfois pour un soir ou deux. Enfin, comme j’te disais, je pense que ça aussi, c’est partout pareil. »
“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Gio tenta de visualiser Bayside, ce à quoi le quartier pouvait ressembler. Dans sa tête, les immeubles n’étaient pas très hauts, mais modernes et d’un blanc immaculé, avec énormément de balcons pour que les résidents puissent profiter au mieux de la vue. Les palmiers bordaient les routes, et la mer turquoise allait et venait sur le rivage. La couleur dorée que lui évoquait devait être parsemée de touches de couleurs vives, tels les bikinis des demoiselles et les bermudas des jeunes hommes. Du beach-volley comme activité sportive, quelques surfeurs et des corps à perte de vue, offerts aux rayons généreux du soleil.
En fin de compte, ce cliché très californien risquait d’être brisé en éclat lorsqu’elle poserait les pieds dans le quartier hautement conseillé par Lene. D’ailleurs, cette dernière l’arracha de ses pensées en lui faisant part de son étonnement, et l’androgyne lui retourna un sourire amusé :
— Je squattais les piscines de mes amies, je préfère les petits comités. En plus, tu peux avoir la télé en fond sonore et les cocktails préparés par tes hôtes.
Exposer son corps face à des inconnus n’avait rien de confortable pour elle. Absolument pas pudique de nature puisque se mettre à poil devant des amies ne la gênait aucunement, elle n’aimait tout simplement pas dévoiler son corps à n’importe qui. Aussi, les rares fois où elle avait été à la plage à Los Angeles, elle était restée relativement vêtue.
Elle se mordilla la lèvre en fixant son verre, quand même satisfaite de ce qu’elle entendait.
— Mince, ça veut dire que vous êtes des gens normaux ? Moi qui cherchais le dépaysement...
C’était de l’humour. Le dépaysement, elle l’avait par les paysages et le climat, et c’était bien suffisant. Mais en discutant avec Lene, elle se rendait compte combien les Américains avaient des idées préconçues au sujet des Australiens, souvent catalogués de beaux gosses bronzés au sourire Colgate, éternels adolescents insouciants, toujours souriants et chaleureux, à passer leur vie entre bière et barbecue.
Enfin ça, c’était encore ce qui se disait de pas trop méchant. Des mauvais clichés, il y en avait à la pelle, et les Australiens, principaux concernés, étaient certainement au courant des bruits qui couraient à leur sujet. De même, les Américains savaient pertinemment ce que le reste du monde pensait d’eux.
— Ouais, j’ai travaillé pour de l’événementiel. La Gay Pride en 2003. C’était génial, faut l’avouer.
Pourtant, les années suivantes, elle avait décliné l’offre proposée par ce même employeur. Franchement, c’était bien mieux de le vivre que d’y bosser !
— Eh bien tu m’as convaincue. Je vais y faire un tour. Après tout, j’ai rien de plus à faire pour le moment, autant en profiter.
Pour Lene, il est inconcevable de vivre près de la mer et de ne jamais y aller. C’est même là tout l’intérêt de vivre dans ce type d’endroit, et elle tombe assez haut en écoutant Giovanna. Il lui faut un moment pour se rappeler que tout l’monde n’est pas elle et qu’elle ne doit pas faire de son cas une généralité. Il n’empêche qu’elle ne se prive pas de faire part de son étonnement. « Je squattais les piscines de mes amies, je préfère les petits comités. En plus, tu peux avoir la télé en fond sonore et les cocktails préparés par tes hôtes. » C’est vrai, pour quelqu’un ne pratiquant pas le surf, les propos de Giovanna sont une explication plutôt sérieuse à laquelle Lene acquiesce. « J’admets, en fonction de priorité de chacun. Ça offre plus d’avantage. » Oui, juste pas pour elle pour des raisons déjà abordé. « Après, je pense qu’il faut avoir les amis pour ça. Malheureusement, le mieux que les miens puissent m’offrir pour faire trempette, ça doit être une baignoire. » plaisante t-elle en haussant les épaules, enfin quand on connait Lene, on sait surtout que c’est la partie « amis » qui pêche, la jeune femme n’a jamais été bonne à s’en faire et elle ne piétinera pas sa franchise pour forcer la chose. La discussion se poursuit sur quelques conseils de Lene pour aider Giovanna à trouver du travail. C’est un peu compliqué, ne sachant pas trop les recherches de la jeune femme, mais quitte à ce qu’elle postule dans des boites, elle se dit que lui parler de l’évènementiel dans le coin peut-être utile. Il ne peut s’agir que de servir des toats pendant un diner d’entreprise, mais ça paye plutôt bien. Elles en reviennent à plaisanter sur la banalité de l’évènement qui se tient actuellement à Brisbane : le queensland show. « Mince, ça veut dire que vous êtes des gens normaux ? Moi qui cherchais le dépaysement... » « Eeeet oui » soupire t-elle avant d’ajouter l’air sarcastique, indiquant néanmoins une plaisanterie. « Sauf peut-être pour le onzième orteil. » Elle garde la blague, tout en reprenant une gorgée de son verre. « Ouais, j’ai travaillé pour de l’événementiel. La Gay Pride en 2003. C’était génial, faut l’avouer. » « C’est vrai ? En Californie je suppose ? » Oui, parce qu’elle n’en sait pas plus, et que bon, les californiens renvoient une image assez fun quand ils célèbrent la gay pride. « Tu peux toujours essayer participer à celle de cette année, elle a lieu en août. » Bon après, elle n’a pas le contact pour l’aider, et la chose reste compliqué mais sait-on jamais. « Eh bien tu m’as convaincue. Je vais y faire un tour. Après tout, j’ai rien de plus à faire pour le moment, autant en profiter. » « Great ! » ajoute t-elle en reprenant son verre. « Si jamais j’te vois derrière un stand de bouffe, je passerais te saluer. » lui dit-elle en lui levant son verre.
“ Run. Just run. Run as fast as you can. Because if you stop, you will be tempted to look over your shoulder, and see what you have left behind you. Run. Just run. And change this fear of the past into a desire to live your future.”
Gio s’accouda au comptoir et fourra son menton dans la main alors qu’elle dévisageait la jeune femme. Elle sourit à l’évocation d’une baignoire en guise de pataugeoire. Certes un peu embarrassée d’avoir parlé sans aucune retenue des richesses matérielles de ses amies restées à Los Angeles, elle rebondit sur cette touche d’humour et répliqua d’une voix douce :
— Ce qui est pratique à Los Angeles, c’est que si un mec dans un quartier fait construire une piscine, chaque habitant du reste de ce quartier va l’imiter, quitte à s’endetter avec un crédit, juste pour ne pas se sentir à la ramasse... à la fin, ça devient assez facile d’avoir des amis qui te proposent ce luxe.
Au cœur des banlieues américaines, toutes les maisons se ressemblaient. Chose assez contradictoire quand on savait que lesdites banlieues abritaient la classe moyenne américaine qui fuyait plus que tout l’exiguïté des immeubles de centre-ville et la promiscuité avec les voisins de palier. Les Américains n’étaient de toute façon guère reconnus pour leur sociabilité une fois franchi le pas de leur porte, mais au final, ils cherchaient tous à se ressembler, sans aucune exception.
Après tout, cette obstination à entretenir une telle rivalité cachait ni plus ni moins que la volonté des individus à se fondre dans la masse.
— Par contre, je t’avoue que pour le coup, je pourrai pas te proposer mieux qu’une douche.
Les aléas de la vie à l’hôtel. Elle avait opté pour la formule la plus économique, ne sachant pas combien de temps durerait cette période transitoire entre son arrivée à Brisbane et son installation définitive dans une maison. Tout dépendait de la rapidité à trouver du travail. Forcément, en attendant, le confort ne pouvait qu’en pâtir de façon proportionnelle au tarif proposé par l’hôtel.
Acquiesçant pensivement à la question de Lene qui lui rappelait quelques souvenirs des gay prides californiennes, elle ne put réprimer un sourire lorsque la jeune femme lui indiqua la date de la Marche des Fiertés sur le continent australien :
— Ce serait intéressant d’y participer... Je me demande comment vous fêtez ça. J’ai l’impression qu’aucune Gay Pride ne se ressemble entre les pays qui la célèbrent. Tu y as déjà été ?
Une question sans arrière-pensée. La sexualité des gens n’était pas inscrite sur leur front, et l’androgyne n’était pas du genre à s’intéresser à leur vie privée. Mais puisque Lene semblait assez au fait du calendrier des animations à Brisbane, peut-être avait-elle également une expérience à raconter sur ce sujet. Bien que dans les faits, une gay pride restait une gay pride.
Gio ne connaissait pas grand-chose du reste du monde en-dehors de Los Angeles. Sa vie à Milan avait été très succincte pour qu’elle puisse se souvenir d’une quelconque fête homosexuelle. Mais elle était d’une nature très ouverte et elle ne demandait qu’à apprendre et découvrir. Bien sûr, Brisbane présentait un mode de vie relativement proche de celui des occidentaux américains, mais l’expérience restait entière et grisante.
— Tu me trouveras plutôt du côté des cocktails, par contre, glissa-t-elle avec un clin d’œil, en levant également son verre avant de le vider.
« Ce qui est pratique à Los Angeles, c’est que si un mec dans un quartier fait construire une piscine, chaque habitant du reste de ce quartier va l’imiter, quitte à s’endetter avec un crédit, juste pour ne pas se sentir à la ramasse... à la fin, ça devient assez facile d’avoir des amis qui te proposent ce luxe. » Elle ouvre grand les yeux, s’empêchant de râler à voix haute que les américains sont vraiment des moutons et ainsi s’éviter tout un débat sur combien la mentalité outre-pacifique est totalement conne et mérite d’être changée, parce que importe ce que Lene aura à redire sur les cousins américains, comme elle le disait à Giovanna, ici n’est pas différent d’ailleurs et il est certain que quelque part en Australie, il doit bien y avoir des villes où des gens débiles copient leur voisin pour ne pas paraître à la ramasse. C’est là une triste réalitée qui se présente à Lene. « Par contre, je t’avoue que pour le coup, je ne pourrai pas te proposer mieux qu’une douche. » Elle rit à la boutade de Giovanna, qui calme un peu les ambitions anticapitaliste de la jeune femme. « Pour beaucoup de personne, c’est déjà très bien je trouve. Il te manque l’eau chaude avec et tu peux avoir foule de guest à condition de leur apprendre ce qu’est une file indienne. » lui assure t-elle comme si elle lui prédisait la meilleure party de la ville. Finalement, la conversation sur le travail s’enchaine, et trentenaire commence à lui raconter ses expériences passés à la gay pride en Californie, ce qui vend peut-être un peu de rêve à Lene qui s’dit que c’est le genre d’évènement qui peut mériter le voyage vu les images qui en défile. « Ce serait intéressant d’y participer... Je me demande comment vous fêtez ça. J’ai l’impression qu’aucune Gay Pride ne se ressemble entre les pays qui la célèbrent. Tu y as déjà été ? » « Ici, à Brisbane ? » demande t-elle, ne comprenant pas tant le sens de la question tant la réponse est logique. « Bien sûr, tous les ans. Demande à un allemand s’il est déjà allé à la fête de la bière ? » rétorque t-elle en riant, les questions étant assez similaires dans les deux cas. « Tu me trouveras plutôt du côté des cocktails » ajoute la barmaid. « Parfait ! C’est même encore mieux ! » ajoute Lene, même si elle sait pertinemment que l’alcool lui ait interdit. Son téléphone finit par recevoir une alerte pour son service. « Oh ! le devoir m’appelle ! » dit-elle en finissant rapidement son verre. « Voici le numéro de mon taxi si jamais ! » Elle lui donne la carte. « Fais moi signe si jamais, au pire on se recroisera ! » ajoute t-elle avant de partir, prête à aller à la rescousse d’un pauvre gars en demande de taxi à Pine Rivers
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