Avec un lourd soupire je me laisse tomber en arrière sur mon fauteuil et ne bouge plus, laissant les muscles de mes jambes se détendre d'elles même. Je ferme les yeux et me passe le dos de ma main sur le visage pour essuyer la sueur qui y perle, soupirant doucement. Lorsque Jeff, mon kiné, pose une main sur mon épaule et me demande si ça va, j'hoche simplement la tête, ma respiration ne m'autorisant pas une réponse orale tout de suite. Je fini tout de même par rouvrir les yeux et regarde mon kiné avec un sourire  «Je … je l'ai fait » soufflais-je  «Je l'ai vraiment fait ? » demandais-je. Jeff éclate de rire et hoche la tête  « Oui Nathan, tu l'a vraiment fait» dit-il, enjoué, comme d'habitude. Je regarde la pièce derrière lui et secoue la tête  « C'est pas possible ...» dis-je doucement.  «Un peu que c'est possible Nath !» reprends le kiné en me donnant une tape sur l'épaule. Je lève mon regard sur lui et souris finalement, largement  «Je pensais pas que ce serait possible » Jeff secoue la tête, amusé  «Moi j'étais persuadé que tu y arriverais » je souris, heureux de cet encouragement, puis prends appuis sur les roues pour me redresser et m'installer correctement dans mon fauteuil.

 « Merci Jeff» dis-je en remettant mes pieds sur le repose pied et enlevant les freins.  « Ne me remercie pas, félicites-toi plutôt » je rigole doucement et hoche la tête  «Je n'y manquerais pas » dis-je, amusé  « Bon, allez, repose toi. T'as bien mérité ta pause» je relève mon regard vers Jeff  « On fait pas encore des altères ou je ne sais quoi pour le haut du corps»  « Non, c'est assez pour ce matin. On travaillera tout ça dans la balnéo cet après midi. Ok ?» je le regarde, hésite quelques instants puis hoche la tête  « oui... oui ok, ça marche » déclarais-je finalement  « dans le sens propre du terme» me répond le kiné avec un clin d'oeil. Je lève les yeux au ciel et rigole de bon cœur  «Oui, dans le sens propre du terme. A tout à l'heure »

Après avoir échangé un high five avec mon kiné préféré je pousse sur mes roues pour sortir de la salle, récoltant encore quelque compliments au passage auxquels je réponds poliment. Une fois dans le couloir, je prends à droite et sort du bâtiment pour me diriger vers le parc. Il fait un peu plus frais que d'habitude, preuve que l'été est fini et qu'on approche à nouveau l'hiver. Mais je dois avouer que moi, ces températures plus basses m'arrangent pas mal. Enfin peu importe. Je me dirige vers l'hôpital et me gare dans le hall en attendant Azur, une infirmière qui s'est déjà occupée de moi à plus d'une reprise, mais qui est surtout devenue une très bonne amie à moi.

Dans la salle de pause, je laisse mes doigts pianoter avec insouciance sur mon téléphone. Mon quart de travail est terminé pour la journée, et d'habitude je ne m'attarde pas plus qu'il le faut à l'hôpital, aujourd'hui je reste. Avachie dans une position qui me donne l'air d'une gamine, je laisse ma jambe droite se balancer au rythme de mon insouciance, ne réalisant pas ce que de mouvement signifie. Depuis quelques semaines, elle recommence à m'élancer, sans que j'en sache réellement la raison. J'ai fait toute ma réadaptation, mais la mobilité ne reviendra jamais et je sais que j'aurai toujours ces spasmes qui se présentent suite aux faux-mouvements, mais depuis un moment, ils sont trop présents et ça commence à m'inquiéter. Mon kiné m'a simplement dit que c'était le stresse, théorie qu'il a appuyé en désignant toutes les autres parties de mon corps plus crispées qu'à la normale. Une pression sur l'épaule et je me suis tordue de douleur en laissant échapper un petit cri aigu. Son seul conseil: de mettre ma vie en ordre, ce à quoi j'ai répondu par un petit sourire crispé -ah, ah- avant de sortir de son bureau pour poursuivre ma journée. Mettre ma vie en ordre, je devrais, mais pourtant... J'ai beau me partir une playlist de yoga sur youtube le soir en arrivant chez moi, acheter du kale et promettre de me faire des smoothie, je finis toujours sur le bord de ma fenêtre, une clope au bec, à passer la majorité de la nuit à tourner dans tous les sens. Je ne prends pas soin de moi et mon corps commence à m'envoyer des signaux d'alarme. Il serait temps que je commence à l'écouter.

« Azur ? » Une voix me tire de la contemplation de mon téléphone. Je lève les yeux pour croiser ceux de Sophie qui me regarde avec un air incertain sur le visage. « Oui ? » « Qu'est-ce que tu fais encore là ? » Mes sourcils se froncent. « Tu sais quelle heure il est ? » Mes sourcils se froncent encore plus, je suis certaine que ça me fera des rides prématurées. Sauf que le doigt de mon amie pointe l'horloge et les yeux s'agrandissent comme des soucoupes. Merde ! Sans un mot de plus, je me lève et part aussi vite que je peux devant l'entrée de l'hôpital. J'ai beau dire que je déteste être en retard, je suis du genre à pratiquer une ponctualité sélective. Souvent, j'arrive cinq minutes après l'heure prévue. « Hey ! » Je salue Nathan, le souffle court après cette marche rapide. À me voir, on dirait que j'ai 87 ans et il serait impossible de savoir que je courais autrefois des kilomètres sans difficulté. « Pardon du retard. » Je m'excuse, alors que je sais très bien que je serai en retard lors de notre prochaine rencontre. C'est dans ma nature. « Alors, on y va ? Comment ça s'est passé aujourd'hui ? » Je me dirige vers lui afin de me saisir de son fauteuil, l'entrée encombrée rendant la navigation plus difficile.

Je ne dois, finalement, pas attendre bien longtemps avant de la voir la chevelure blonde d'Azur. Je me redresse sur mon fauteuil et affiche un sourire chaleureux lorsqu'elle arrive vers moi.  « Salut » la saluais-je à mon tour avant de faire un signe de la main en l'entendant s'excuser  « T'inquiète, c'est pas grave. J'ai l'habitude» ricanais-je. Oui, Azur est toujours un peu en retard. Pas de beaucoup, souvent que quelques minutes, mais elle n'est jamais exactement ponctuelle. Ce doit être dans sa nature. Mais peu importe.

J'hoche la tête lorsqu'elle me demande si ça va et comment ça s'est passé aujourd'hui, mais je ne peux rien dire que déjà elle est derrière moi et, empoignant d'elle-même mon fauteuil, elle le pousse. Je déteste ça, plus que tout au monde, qu'on me pousse sans que je n'ai rien demandé. Je soupire et empoigne fermement mes roues pour les bloquer de manière à ne plus pouvoir avancer et regarde au dessus de mon épaule  «Azur ... » dis-je doucement  « Laisses moi faire s'il te plaît. Je me sens tellement pas à l'aise quand quelque d'autre prends les commandes. Je te dirais quand j'ai besoin d'aide, ok ?» expliquais-je avec douceur et tranquillité.

J'attends qu'elle m'ait lâcher pour pousser sur mes roues et sortir du hall d'entrée qui est un peu encombré.  «Sinon, ouais, ça va très bien ! »dis-je avec un large sourire  « J'ai réussi à faire une fois le tour complet de la salle en marchant avec deux béquilles » expliquais-je avec entrain.  «J'avais envie de continuer encore mais Josh, le kiné, n'a pas voulu » je grimace un peu et hausse les épaules  « Enfin, il connaît son métier, il sait ce qui est bon pour moi » je souris doucement  « Et puis à vrai dire, si j'avais continué je n'aurais plus de force pour la balnéo cet après midi » je rigole doucement et secoue la tête en me dirigeant vers le parc  «Et toi, ça va ? » demandais-je, levant mon regard sur Azur  «D'ailleurs, on va manger où ? Faudrait trouver une place en terrasse, c'est mieux. Autant profiter encore un peu des derniers rayons de soleil »

C'est presque ironique que j'aille une montre au poignet gauche, alors que je ne prends jamais le temps de la regarder. Je pense même que la batterie est morte depuis des semaines, si ce n'est des mois. C'est l'automatisme de la mettre chaque matin, bien qu'elle ne m'est d'aucune utilité. Mon téléphone greffé à ma main droite ne réussit pas non plus à me fournir l'heure, alors je pense que je suis simplement une cause perdue. Prétexter que je suis blonde n'arrangera pas mon cas non plus, je me doute. C'est le songe qui anime mes pensées alors que je m'empare des poignées de la chaise de Nathan, comme un automatisme. Sûrement que je suis trop habituée, comme la chaise roulante est dans les politiques de l'hôpital pour bien des patients, sauf que Nathan n'est pas comme les autres. Dès qu'il me dit de le lâcher, je m'exécute, comme si les poignées étaient aussi chaude que du fer chauffé à blanc. « Désolé ! » Ma voix est un peu plus aigüe que la normale, et je décale afin de me positionner à côté de lui pour marcher vers la sortie. « J'avais aussi horreur qu'on pousse la mienne. » Parce que même si je me tiens droite, sur mes deux jambes, j'ai moi aussi passé trop de semaines le cul vissé sur une chaise roulante, trimballée de partout comme si j'étais une incapable. Je pense d'ailleurs que mon côté cynique me vient de cette période. J'écoute Nathan me parler de ses progrès en réadaptation, consciente qu'il s'agit réellement d'un gros pas pour lui. Juste, je n'ai pas envie de lui offrir des 'oh' et des 'aaaah!' tous aussi vides de sens les uns que les autres. Y'avait rien de pire quand j'étais à sa place, quand les gens s'extasiaient pour des trucs qui me fâchaient. Réussir à se tenir debout, ohh, c'est bien Azur ! Alors qu'avant, je me faisais hurler dessus par ma coach parce que mon saut pivoté n'avait pas assez de puissance, là on s'extasie pour un rien ? Non, j'aime mieux rester réaliste. « C'est vraiment cool Nathan. » Et je le pense, alors qu'un doux sourire éclaire mon visage. Je connais son but et je ferai tout en mon pouvoir pour l'aider à se réaliser. « Si tu suis les conseils de Josh, je suis certaine que tu y arriveras. » Parce que ce n'est pas la motivation qui manque à mon ami non plus. « Sinon, un peu fatiguée, mais ça va. Aloooors, Bobbie m'a parlé d'un petit resto à quelques rues au sud. Elle dit qu'elle y va lorsqu'elle doit m'attendre avant qu'on rentre les soirs. Selon elle, leur menu est très 'venice california' - va savoir ce que ça veut dire ! » Je ris en m'imaginant mon amie prononcer ces mots. « Ça te branche ? Elle m'a juré qu'il y avait une terrasse. » Parce que Nathan a raison, ne pas profiter d'une aussi belle journée ne serait pas une bonne idée

Ce qui est bien avec Azur, c'est qu'elle sait très bien ce que ça fait quand une autre personne pousse notre fauteuil. Non pas que je sois content qu'elle le sache, je veux dire, ça signifie que sa santé n'a pas toujours été au beau fixe et qu'elle ait été obligé pendant quelques temps d'utiliser un fauteuil roulant pour se déplacer -et dieu sait que je ne souhaite ça à personne, pas même à mon pire ennemi- mais ça semble être du passé pour elle. Tant mieux !

Lorsqu'elle me demande comment ça va, c'est tout naturellement que je lui parle de mes progrès en rééducation, ce que j'ai réussi à faire aujourd'hui et a quel point ça me motive. Azur est sincèrement heureuse pour moi, ça se voit et ça s'entend aussi. Et ça fait plaisir surtout.  « Merci» lui répondais-je, touché par ses encouragements. S'il est vrai que tout le monde m'encourage, il y a des personnes chez qui j'ai l'impression que c'est sincère que chez d'autre.

Nous mettons ensuite ce thème de côté et je lui demande où nous allons bien pouvoir manger. Elle me réponds que Bobbie -une amie à elle, sans doute- lui a parlé y a pas trop longtemps d'une restaurant non loin d'ici dont la carte est très 'venice california'.  « Je ...crois qu'on est deux à ne pas savoir ce que ça veut dire » dis-je, amusé avant d'hausser les épaules  «Bon ben allons-y pour la surprise alors » reprenais-je, laissant Azur nous guider.

Arriver sur place, j'avise une table et me hisse de mon fauteuil sur une des chaises plus confortables avec dossier. Mon fauteuil étant petit, je le plie simplement et le met sous la table, là où il ne gênera personne, avant de reporter mon attention sur Azur  « T'es fatigué parce que tu travail beaucoup ?» demandais-je, curieux  «Pas trop dur ton service aujourd'hui ? » Peut-être est-elle aussi simplement fatigué pour une toute autre raison qu'elle ne va peut-être pas me révéler ?

On m'a souvent dit que je parlais trop, et pas toujours pour dire des trucs gentils. Sauf qu'avec Nathan, je découvre une partie de moi avec qui je ne suis pas assez souvent en contact: la partie emphatique de moi-même, parce que oui, elle existe ! Sauf qu'avec tout ce que j'ai vécu, on me perçoit souvent comme une femme froide qui n'en a pas pour personne. Je suis simplement plus difficile à attendrir, c'est tout. Des problèmes on en a tous, et rien ne fâche plus que lorsque les gens s'apitoient sur leur sort sans raison. Sauf qu'aujourd'hui, Nathan allège mon coeur alourdi par toutes les peines des dernières semaines. Ça va bien pour lui, dans sa réadaptation, et c'est franchement ce que j'avais besoin d'entendre pour qu'un sourire s'affiche sur mon visage. Nous faisons notre chemin jusqu'au restaurant avec le menu mystère, où nous prenons place sur la terrasse. Je laisse Nathan s'occuper lui-même de son fauteuil sachant que s'il a besoin d'aide il me le demandera. Il n'y a rien de pire que d'assumer que les gens ne peuvent pas réussir sans votre aide, un peu comme je l'ai fait tout à l'heure. Alors que je me saisis du menu pour tenter de faire un choix, j'entends mon ami me demander la raison de ma fatigue. Mes yeux se bloquent quelques instants, consciente que je ne pourrais pas lui avouer le fond de ma pensée. Je n'ai jamais été le genre de femme à étendre ses problèmes à la vue de tous, et le soleil rayonnes trop pour ramener les nuages avec mes propos. « En autre oui, l'hôpital c'est pas toujours facile. » Je commence comme ça, les yeux toujours fuyant avant de reposer le menu. « En vrai, il y a des hauts et des bas, pour moi comme pour tout le monde, alors je fais avec. Mais aujourd'hui, on célèbre, tu penses pas ? » Je dis en référence à ses progrès à la réadaptation. « Et je pense que le mystère est levé, je vois au moins trois  smoothie avec du Kale. » Je pointe ma découverte avant de rire doucement, amusée par la chose. Venice California, c'est genre de la bouffe bio avec des options végétaliennes. En effet, la photo du burger accompagné d'une montagne de frites laisse planer un doute quant à son aspect santé.

Azur elle a cette foutue manière de parler pour ne rien dire. Ne comprend-t-elle donc pas que j'ai envie qu'elle me dise ce qui ne va pas ? J'ai sans doute été trop vague dans mes questionnements aussi. Ou alors elle n'a tout simplement pas envie de parler, ce que je respecte aussi. Mais alors autant se taire et ne pas dire des choses tel que 'il y a des hauts et des bas pour moi'. Rah, j'ai envie de savoir maintenant ce qui ne va pas dans sa vie. C'est fou comment je déteste ce sentiment d'être impuissant face aux détresses de mes amis. Je m'énerve contre moi-même, en vrai. J'hoche tout de même la tête pour lui montrer que j'ai bien compris tout ce qu'elle m'a dit mais que j'ai surtout compris et que je respecte son envie de ne pas parler d'avantage.

Je rigole doucement lorsqu'elle me dit que de toute manière, aujourd'hui on célèbre. Quoi ? Mes progrès en rééducation ?  «Juste parce que j'ai fait un tour complet de la salle de kiné ? » demandais-je, demi sourire sur les lèvres  «Certes, ce n'est pas rien pour moi, si on y réfléchis, mais de là à célébrer ça ... » ça me met plus mal à l'aise qu'autre chose. Je pince les lèvres et pose mon regard sur le menu que j'étudie. Et je me rend bien rapidement compte de ce que signifie 'venice california'. D'ailleurs, avec un rire, Azur m'indique qu'elle sait aussi ce que ça veut dire vu qu'elle est déjà tombé sur trois smoothie au kale. J'hoche la tête en grimaçant  « C'pas mon trip ça » avouais-je tout en lisant le menu  «Enfin... je sais que c'est la grande mode mais j'adhère pas » expliquais-je  « Enfin aux smoothies au kale, j'entends» précisais-je en relevant mon regard sur Azur  « Pour le reste ...» reprenais-je, réfléchissant  « J'vais peut-être me laisser tenter par le burger de lentille et la mayonnaise au basilic» je fronce les sourcils, affichant une moue de réflexion puis hoche la tête  « Yep, je vais faire ça » concluais-je en refermant le menue.

 « Et donc Bobbie, celle qui t'as parlé de ce restaurant, c'est ta coloc, c'est ça ?» demandais-je, avant de laisser glisser mon regard sur la devanture du restaurant  « Je devrais en parler à Martin » dis-je doucement en reportant mon regard sur Azur  «C'est un kiné qui bosse aussi au centre parfois, il est aussi sur un trip végétal, vegan et tout. J'crois même qu'il est carrément engagé au niveau militantisme » expliquais-je  « Et quelque part, il n'a pas tort je penses » je suis de nature très influençable. Il suffit d'avoir quelques petits arguments défendant une cause pour me mettre dans le même état d'esprit.

Je suis une contradiction, je le réalise par de trop nombreuses occasions dans ma vie. Je veux dire, je suis le genre à dire un truc et à faire l'inverse tout de suite après comme une réelle indécise. Je suis le genre de fille à me fermer complètement, me tenir campée sur mes positions comme quoi je ne me confierai pas pour ensuite m'ouvrir comme un libre ouvert. Heureusement pour moi, Nathan me me force pas la main pour m'ouvrir sur mes soucis, même si je peux voir dans son regard qu'il aurait envie d'en savoir plus. Seulement, je pense que je me suis confiée à un trop grand nombre de gens pour le moment, et même avec tous ces avis différents, je reste encore perdue dans ma tête et dans mes sentiments. Seul le temps pourra m'aider, ou me guérir, je l'espère. Parce que cette chute libre devient de plus en plus rapide et je redoute fortement le moment où j'entrerai en contact avec le sol, pour me disloquer de toute part. Oh, douce analogie, j'ai envie de rire, presque ! Je passe une main derrière mon oreille alors que Nathan relève mon commentaire sur la célébration. Je suis la première à ne pas avoir aimé voir mes petits exploits amplifiés, et je lui fais exactement la même chose. « En autre... » Je débute. « On célèbre aussi parce qu'on passe du temps ensemble, et que je suis de bonne humeur ! » Je ris suite à cette remarque, consciente que je fronce tellement les sourcils que j'aurai probablement des rides profondes d'ici les prochaines semaines. « Faudrait faire ça plus souvent. » Je poursuis avant de reposer mon attention sur la carte. J'écoute Nathan me parler de son avis sur le menu, alors que mes yeux s'agrandissent de plus en plus à regarder les ingrédients dans la préparation de plats. Certes, j'ai la pire alimentation du monde, mais je m'en tiens aux trucs connus quand je mange ailleurs, comme la viande, les frites... « Je pense pas que c'est mal d'essayer de nouvelles choses... » Je sonne concentrée alors que je tente de m'imaginer le gout que peut avoir du kale dans un smoothie tropical. « Mais de là à dire que la viande nous tue à petit feu et tout... » Je souffle longuement, parce que dans le temps où je m'entrainais, j'avais un régime très strict avec des protéines animales, et j'étais au top de ma forme. Ah, doux souvenir, alors que je pince rapidement mon ventre flasque sous la table. Peut-être que je devrais me mettre aux lentilles et tous ces trucs moi aussi. Je suis certaine que Bobbie serait partante. « Soyons fous ! Je vais prendre la salade avec le tempeh barbecue -whaaaaat?- et le jus vert extra chlorophylle ! » Je me bidonne comme une dinde à mon choix de menu. Je repose mon menu avant de répondre aux autres questions de Nathan. « Bobbie c'est ma coloc, ouais. Je pense par contre qu'il faudrait pas lui présenter ce martin en question par contre, comme elle est propriétaire d'une animalerie... S'il est militant je pense pas qu'ils s'entendes bien ces deux-là. » Un frissons me parcourt à l'idée d'une rencontre entre les deux. À vrai dire, j'ai toujours eu un peu de difficulté avec les gens extrémistes trop ancrés dans leur convictions, incapable de faire preuve de flexibilité.

Célébrer parce qu'on passe du temps ensemble et qu'elle est de bonne humeur ? Je préfère mille fois ça ! J'avoue avoir beaucoup de mal avec toute les félicitations du genre « oh, tu as fait un tour complet à pied ? Mais c'est trop bien ! Faut fêter ça » oui, c'est trop bien, non ça ne se fête pas. Le fait de partager ce repas avec Azur et que la bonne humeur peu être contagieuse, oui, ça, ça se fête clairement. J'hoche donc la tête et lui offre un sourire  «Ouais, je préfères ça » dis-je avec un clin d'oeil avant de reporter mon attention sur le menu.

Nous ne manquons pas de commenter ce qu'ils nous servent ici car c'est assez … bizarre. Pas de viande, tout est a base végétal. C'est plus perturbant qu'autre chose je trouve. Mais bon, tant qu'à faire, autant se prendre au jeu, non ? Je me décide donc pour un burger de lentille à la sauce basilic, avec des frites et en boisson un smoothie qui m'a l'air plutôt appétissant. En entendant ce qu'Azur compte commander, je retiens une grimace. Faut que j'arrête de juger avant de savoir ce que s'est réellement !

Je fini par changer de sujet, demandant à Azur qui est réellement cette Bobbie, avant de lui parler de mon kiné, Martin, qui est aussi dans un trip 'vegan' mais que lui pousse le vice encore plus loin en étant carrément militant. Enfin, heureusement que je le connais dans son métier et que je le respecte parce qu'il est plutôt bon dans ce qu'il fait, mais je penses que je ne supporterais pas en vrai. D'ailleurs, Azur me dit qu'il faudrait éviter de le présenter à sa Bobbie qui est sa coloc car elle tient une animalerie. Je grimace et hoche la tête  «Yep, je crois que ça ne lui plairait pas. D'ailleurs, il m'a raconter qu'il a manifester contre une animalerie dernièrement » j'hausse les épaules  «franchement, il en faut beaucoup m'énerver et pour que je dise que quelque chose me fasse chier, mais les vegan extrémistes en font clairement partis » je me passe une main dans les cheveux puis me redresse lorsque je vois le serveur qui arrive. Nous passons notre commande avant que je ne reporte mon attention sur Azur  «T'as prévu quoi ce week-end ? » demandais-je, histoire de relancer la conversation.

Je ne suis pas une personne qui plait aux gens d'habitude. Je veux dire, je suis assez difficile d'approche, ne souriant que très rarement et ne laissant paraitre l'aspect agréable de ma personnalité seulement aux gens dont je suis proche. J'ai l'impression d'avancer dans un monde assez difficile, de trainer les vestiges de mon passé partout sur mon passage, tels des boulets à mes chevilles, ce qui a forcément un impact sur toutes mes rencontres. C'est surtout pour ça que j'aime autant passer du temps avec Nathan, parce que je n'ai pas besoin de faire semblant avec lui. Il sait exactement ce par quoi je suis passé il y a quelques années, ce qui fait en sorte que je suis capable de m'ouvrir facilement à lui. Cet homme est profondément bon, capable de voir que je ne suis pas une cause perdue complètement désagréable derrière mes trop nombreuses moues boudeuses. Nous en venons à parler de ma coloc et de son animalerie, passant par la case des vegans extrémistes. J'hoche la tête quand il dit que lui aussi, les bouffeurs d'herbe l'irritent. À vrai dire, je n'ai rien contre les gens qui ont des convictions, mais cette catégorie de militants ont souvent tendance à s'inviter dans votre assiette  sans que vous ne leur ayez demandé leur avis. Heureusement, on change assez vite de sujet, parce que malgré la douceur de Nathan, je sens que ce sujet a beaucoup de potentiel pour des commérages et j'ai pas envie que notre déjeuner ensemble se résume à maudire des gens. Non, je suis de bonne humeur, faut garder ça comme ça, c'est tellement rare ! On passe commande et mon ami décide d'orienter la conversation vers le weekend. J'aurais envie de lui dire que j'ai un rendez-vous galant, une séance de shopping et une fête au planning, mais ma vie est beaucoup tranquille pour n'avoir ne serait-ce qu'une seule de ses activités de prévues. « J'compte passer tout mon temps avec l'amour de ma vie: Netflix. » Triste, mais vrai. « Moi qui croyais que la vingtaine c'était nos années avec le plus de rebondissements, j'ai parfois l'impression d'être déjà à la retraite. » J'ajoute, à la blague. Je sais bien que mon rythme de vie calme est entièrement attribuable à mon côté asocial qui me fait préférer les quatre murs de ma chambre aux bars et aux boites de nuit. Les seuls rebondissements de mon existence, ce sont les moments que je passe en compagnie d'Orion, mais la nature complètement éclectique de notre relation m'empêche de savoir si nous nous verrons ce weekend. On a beaucoup trop d'orgueil pour se voir et faire les premiers pas, comme les gros cons que nous sommes. « Toi, quelque chose de prévu ? »

Nous passons très rapidement outre les commentaires plus ou moins anti-vegan. Ce n'est pas le moment de nous plaindre de ces choses qu'aucun de nous peut changer. Je ne suis pas totalement contre, ils peuvent bien faire leur truc, tant qu'ils ne m'attaquent pas moi et mes principes. Enfin, peu importe. Lorsque je demande à mon amie ce qu'elle compte faire aujourd'hui, elle ne semble pas être totalement satisfaite de la réponse qu'elle me donne : elle va passer le week-end avec Netflix, son meilleur ami, précisant qu'elle a parfois plutôt l'impression d'être à la retraite plutôt que d'être dans sa vingtaine. Je grimace un peu, compatissant puis hausse les épaules lorsqu'elle me retourne la question.

 « Moi ? Je serais solidaire envers toi : je vais aussi faire chauffer Netflix» dis-je, amusé avant d'hausser les épaules  «Après, en fonction du temps je vais peut-être aller me balader un coup dans le parc avec Myrddin et mon neveu  » reprenais-je. Je me redresse lorsque notre repas et nos boissons arrivent et remercie le serveur avant de relever mon regard sur Azur  « bon appétit, hein» dis-je avec une grimace avant de rigoler doucement.

 « ça te dit qu'on se voit peut-être ce week-end ?» demandais-je soudainement après avoir avaler la première bouché de mon burger  «Genre, j'sais pas … on peut aller boire un coup le samedi et après aller au cinéma. Y a des films cool qui sont sortis cette semaine. Et puis si on est de toute manière seuls, autant être seul à deux, non ? » osais-je demandé. Je ne suis pas sûr qu'elle accepte, elle aurait même toutes les raisons du monde de ne pas le faire, mais au moins j'aurais demandé.

Mon esprit vagabonde quelques instants, alors que j'imagine la vie que je pensais avoir à mon âge. Je ris de ma niaiserie, sachant trop bien que je suis loin d'avoir tout ce qui me tentait autrefois. Je voyais la maison avec la barrière blanche, le copain ou fiancé, des projets d'avenir qui vont loin, trop loin... Célibataire, en colocation et n'étant même pas capable de prédire ce que je ferai la semaine suivante, j'ai l'impression d'avoir manqué le train vers la vie d'adulte, laissée pitoyablement sur le quai. J'hausse les épaules, ne me torturant pas plus longtemps. Je n'ai plus les mêmes envies qu'avant non plus: au diable la maison, le mari et les enfants. Je verrai bien de que le destin me réserve, mais la petite vie clichée toute tracée ne m'attire plus. Aussi bien m'en distancer le plus possible. Au moins, passer le temps avec Nathan me rassure: lui aussi a Netflix dans sa vie. Il a aussi des amis, chose que je n'ai pas réellement, alors qu'il me parle de son neveu et de Myrddin. Sur ces entrefaites, nos consommations nous sont apportées et je lâche un rire à voir la tête de Nathan face à mon breuvage. C'est vrai que le vert n'est pas très appétissant. « Merci, toi aussi. Tu sais ce que les vegans disent ? Enfin, moi non plus je sais pas, mais sûrement un truc genre green is the new black. » Ma blague est terrible, mais c'est le prix à payer pour passer du temps en ma compagnie. J'en prends une gorgée, et j'avoue que le goût d'herbe est assez présent, mais je me dis qu'on doit souffrir pour avoir ses vitamines. C'est ma mère qui serait contente de me voir boire un truc de la sorte, elle qui faisait tout un plat de ma santé... Nathan me sort de ma rêverie en proposant qu'on puisse se voir le weekend. Outre regarder à nouveau Friends ou Gossip girl, me plaindre de ma vie à moi-même et tenter de ranger mon appart, rien d'intéressant au menu. Bobbie passe de moins en moins de temps à la maison, ce qui rend ma solitude encore plus présente. « Pourquoi pas. Il y a des lustres que je n'ai pas été au cinéma, je t'avoue que je ne sais pas ce qu'il y a de nouveau, mais je suis bon public. » Je passe sous silence que je ne fais pas ma difficile pour les films parce que je m'endors 90% du temps dessus, mais ça c'est chez moi. En public, je devrais savoir me tenir, du moins, je l'espère. « C'est vrai qu'on devrait se voir hors de l'hôpital, t'as pas eu la chance d'être exposé à mon sens du style encore. » Je désigne mes habits d'un geste de main, riant encore de ma connerie. Outre les jeans et les baskets, je ne suis plus celle qui mettait des jolies robes et des talons.

e rigole doucement à l'espèce de joke d'Azur. C'est plus un rire forcé que ça ne vient de bon cœur car, avouons-je, ce n'est pas marrant. J'hausse simplement les épaules et commence à manger. Au final, ce burger a bien plus de saveur que je ne l'aurais imaginé. Les frites aux patates douces aussi. Bref, je me régale. Même la mixture verte qu'on appelle smoothie n'est pas mauvaise. Je ne pourrais clairement pas me nourrir que de ça tous les jours, mais pour une fois de temps en temps ça passe bien.

Lorsqu'Azur me dit qu'elle n'a rien à faire ce week-end, je lui demande si ça lui dirait qu'on se voit. Genre se faire un cinéma et boire un coup. Ou juste le cinéma. Ou juste le bar. Au choix. La jeune femme m'observe quelques instants et j'avoue que l'espace d'une demi seconde je me dis qu'elle ne va pas accepter, mais c'est tout le contraire qui se produit ! Elle me dit que oui, pourquoi pas, bien qu'elle n'ait absolument pas suivi les sorties ciné de ces derniers temps.  «T'inquiète pas, je suis un planning des séances ambulant » dis-je avec un sourire amusé.

Je relève mon regard sur la jeune femme lorsqu'elle confirme que, oui, on devrait se voir un peu plus souvent en dehors de l'hôpital car je ne suis pas encore habitué à son style douteux. Style vestimentaire ? Sans doute, vu ce qu'elle désigne en souriant. Je ne vois pas trop de quoi elle parle, mais j'hausse les épaules et hoche la tête  «Yep, ça ne peut pas nous faire de mal » répondais-je, souriant  «C'est quand même un peu triste de se voir qu'à l'hôpital quoi » je prends une bouché de mon burger et l'avale avec du smoothie.

Nous continuons de parler encore pendant plusieurs minutes, de tout et de rien, me permettant de me rendre compte que je suis vraiment sur la même longueur d'onde qu'Azur, qu'elle et moi somme fait pour nous entendre. Et puis, en se quittant dans le hall de l'hôpital, j'avoue avoir hâte de la revoir ce week-end. Ça va nous changé de nos éternels rendez-vous pendant la pause de midi.