“Eh. Papa.” La voix fluette d'Adam est si lointaine, et sa main, posée sur mon bras, imperceptible pour mon corps engourdi des pieds jusqu'à la tête. Une tête lourde, lourde, s'enfonçant dans l'oreiller, s'étouffant dedans, attendant la mort, ou simplement la fin de cette ignoble gueule de bois. Un peu de sueur froide goût vodka, des courbatures dans tous les membres, l’estomac retourné, tout le combo gagnant est présent pour me garder en PLS toute la journée. “Pssssst.” Adam me secoue un peu plus fort, je ne réagis pas plus. Avec de la chance, il me laissera tranquille. Non, avec de la chance il nous fera des pancakes. Toujours au fin fond du bout de la vie, mes paupières sont bien trop lourdes pour s'ouvrir, et ma bouche, pâteuse comme si ma salive était du plâtre, reste scellée. Je grimace à peine ; tous les traits de ma belle gueule sont figés dans une moue inexpressive. Il va se fatiguer, je le sens, et il va retourner devant la télévision. “Papa !” Ou pas. Mon dos roule sur le matelas afin que je fasse enfin face à mon fils, élégamment vêtu de son pyjama à motifs T-Rex que je lui envie depuis le jour de l'achat. La chambre est plongée dans le noir, pourtant le peu de lumière provenant du couloir suffit à m’éblouir. Je grogne, façon papa ours au fond de sa grotte, et je remonte la couverture sous mon menton. Pas moyen d’agoniser en paix. “Tu as mal à la tête ?” demande naïvement le mini-moi, malgré une réponse plus qu’évidente. Il pose sa main sur mon front ; pas de fièvre, mais au moins il a eu l’air d’un grand qui sait ce qu’il fait pour une seconde. Pour ma part, j’acquiesce d’un signe de tête, même si parler de mal de crâne est une manière euphémisante de résumer mon allure de zombie. “Attends.” Comme si je comptais aller où que ce soit. Le voilà qui s’en va, et j’entends des placards, des tiroirs s’ouvrir, un petit garçon qui fouille, des tintements, des claquements, Adam qui se pince les doigts, se cogne la tête -pas doué en somme, on sait de qui il tient. Il revient avec un verre d’eau, un doliprane -du moins j’espère qu’il s’agit de ça et qu’il ne s’est pas emmêlé les pinceaux avec les anti-diarrhéiques- et son paresseux en peluche, celui du disney là -on s’en fout. “Tiens. Ça ira mieux.” Avec détermination, Adam me donne le verre, le cacheton, et pose le doudou près de moi. “T’es pas un peu vieux pour avoir des peluches ?” Il fronce les sourcils. J’ai dit une bêtise de vilain papa, c’est ça ? “Si t’en veux pas, dis-le.” fait-il, le nez plissé, les bras croisés. Ecrasé par la contrariété de mon fils qui ne cherche qu’à bien faire, je me ravise, j’arrête de faire le malin, et j’installe un peu plus confortablement le paresseux contre mon oreiller. “Non, non, c'est cool.” Puis je me redresse pour gober le doliprane, mon meilleur ami pour survivre à la journée et espérer voir le soleil se lever demain. Je constate avec désolement le grand vide à côté de moi dans le lit. Suis-je rentré seul, ou est-elle déjà partie ? Ma fierté penche pour la seconde option, qu’importe qu’elle soit vraie ou non. Ca fera un petit-déjeuner en moins à fournir, sachant qu’il ne reste que des chips à la maison. D’ailleurs, quelle heure est-il ? Treize heures d’après l’écran d’accueil de mon téléphone. J’en dormirai bien treize de plus. “Heidi m’a montré ce qu'il faut faire quand on est malade.” dit fièrement Adam. C’est un bonhomme débrouillard et futé, lui. Dommage qu’il s’agisse de skills acquis dans le cadre de sa survie avec un père dans mon genre. Il m’aime quand même, je crois. En tout cas, il grimpe dans le lit et se glisse sous la couverture pour se blottir contre moi et mon t-shirt de la veille gluant et puant l’alcool. “Oh, oh, qu'est-ce que tu fais ?” “Un câlin. Heidi fait ça aussi.” “Si Heidi le fait…” Adam et moi demeurons ainsi un long moment. L’obscurité et mon cerveau engourdis me font somnoler, et j’alterne entre repos et sursauts d’éveil. Le garçon prolonge également sa nuit, les doigts plongés dans le poil de la peluche. Ce n’est même pas la faim, mais l’ennui qui me pousse à nous tirer du lit. L’appel du ventre ne tardera pas à se faire ressentir quelques minutes plus tard, juste le temps que mon estomac se réveille à son tour et prenne conscience qu’il n’est qu’un trou noir, un néant de nourriture. “Hé, un Jackass, ça te dit ?” je propose, poussé par mes talents de pédagogue à vouloir rererererevoir un de ces concentrés d’idioties dangereuses avec mon fils. Vous savez, celui qui m’a rappelé qu’il ne pouvait pas monter sur la moto sans un casque sur la tête. “Je préférerais regarder les dessins animés.” murmure-t-il. “Ça fera l'affaire.” Tant qu’on n’attends pas de moi de connecter mes deux neurones. Nous nous arrachons au lit, Adam en ouistiti sur mon dos courbaturé que je porte et largue dans le canapé. Ma carcasse se traîne dans la cuisine afin de récupérer le stock de chips et de soda. Le tout tapisse le sol au pied du sofa qui sera notre citadelle pour le reste de la journée. Lorsque le bruit d’une clé insérée dans la serrure de la porte nous fait sursauter, l’identité de l’invitée ne fait aucun doute ; car Heidi est bien la seule personne à pouvoir s’inviter à tout moment de la journée pour crasher sur le canapé avec nous, ou, au contraire, nous traîner dehors. Sa bouille apparaît, j’imagine que le bordel de l’appartement ne la surprend pas. Honnêtement, je ne suis pas certain d’avoir déjà branché l’aspirateur une seule fois depuis que nous emménagé. Mais la télé, ça oui. On a pas fière allure, Adam et moi, mais cela ne nous empêche pas d’accueillir la jeune femme avec un sourire jusqu’aux oreilles, bras ouverts, mais pas prêts à céder de la place sur le canap’. “Viens rejoindre le club de la déchéance !”
Boys will be boys. And even that wouldn't matter if only we could prevent girls from being girls. △
ben & heidi
Je montais rapidement les marches dans la cage d’escalier de l’immeuble où Ben et Adam venaient d’emménager, dans l’objectif d’arriver plus vite à destination. Comme toujours, lorsque j’allais retrouver deux des trois hommes de ma vie (mon grand frère tenant la place numéro un dans mon cœur et ce depuis que j’avais vu le jour), j’étais pleine d’énergie, saisie d’une certaine excitation. Pour sûr, ces deux-là avaient radicalement changé ma vie aussitôt qu’ils étaient venus s’y immiscer. Ben et son immaturité, sa peur de l’engagement, son humour bien particulier et ses talents de séducteur, s’étaient imposés à moi sournoisement. J’avais appris à l’aimer comme on tombait d’une chaise, de façon aussi inattendue que brutale. Sans le moindre effort il s’était attribué la place de meilleur ami, de pilier, de compagnon d’infortune, sans que personne ne puisse lui faire la moindre concurrence. Je songeais à Adam, à cet amour inconditionnel que j’avais aussitôt ressenti pour lui dès l’instant où mes yeux s’étaient posés sur lui et que j’avais compris qu’il était la progéniture de Ben, quand l’imminence d’une collision stoppait net mes pensées. « Oh excusez-moi, Monsieur Cavanaugh, je ne vous avais pas vu. » m’exclamais-je alors que le voisin de palier de Ben sortait de son appartement pour descendre les poubelles à l’horaire habituel, comme à l’accoutumée. « Pas de soucis ma petite » répliquait-il avec un petit sourire, descendant sa vieille carcasse, armée des ordures, avec précaution. Son petit sourire, je m’y étais habituée, comme au regard courroucé que me lançait régulièrement la concierge de l’immeuble lorsque je la croisais en venant rendre visite à Ben. Il fallait dire que les choses, d’un point de vue purement extérieur, pouvaient sembler bien étranges dans notre organisation avec Ben. Je ne savais pas trop ce que s’imaginaient les voisins des garçons. Sûrement pensaient-ils qu’Adam était notre fils, à tous les deux et que nous en partagions la garde. Ou alors pensaient-ils que Ben et moi formions une sorte d’étrange ménage, avec mes allées et venues entre ici et mon propre appartement et les demoiselles qui rendaient visite à mon meilleur ami, une fois la nuit tombée. Si cela m’avait légèrement amusé au début, je n’y prêtais plus la moindre attention désormais. C’était certes une situation atypique, une organisation bancale, mais c’était à notre image et cela nous convenait parfaitement. Il faudrait bien plus que l’avis de quelques voisins curieux pour nous faire changer nos habitudes. Après avoir salué le vieil homme, j’avais glissé ma clé dans la serrure de la porte pour entrer dans l’appartement comme si c’était chez moi : voilà longtemps que Ben et moi acceptions avec plaisir de voir l’autre débarquer à toute heure du jour et de la nuit à l’improviste. Oh bien sûr, les choses deviendraient plus délicates, nécessiteraient peut-être une nouvelle organisation, lorsque l’un de nous deux se déciderait à grandir réellement et à se caser. Mais les choses n’étaient pas prêtes d’évoluer dans ce sens-là pour aucune d’entre nous. J’étais trop tiraillée entre mes aspirations professionnelles, mes déboires amoureux et ma quête de liberté pour trouver chaussure à mon pied dans l’immédiat. Quant à Ben, se caser, s’établir au profit d’une constance en laquelle il ne croyait pas, n’était pas dans ses plans. Pourtant à cette pensée, le visage de Ginny interpellait mon subconscient. Aussitôt, mon estomac se nouait étrangement et je sentais ma bonne humeur presque habituelle s’effriter. Ils n’étaient pas nombreux à pouvoir se vanter de déclencher chez moi un tel sentiment de rejet, mais Ginny McGrath tenait la première ligne avec fierté et obstination depuis que nous étions adolescentes. Malgré les années, je ne parvenais toujours pas à comprendre comment les McGrath avaient pu mettre au monde une personne aussi incroyable, drôle et talentueuse que l’était Matt et engendrer une jeune femme aussi peu sûre d’elle et pourtant réellement agaçante et insipide que Ginny. La querelle que nous entretenions depuis le lycée (même si je tenais sûrement presque toute la responsabilité de mon côté, il fallait l’avouer), ne s’était pas améliorer avec les années. Pire, la jeune femme avait continué à aérer dans mon entourage, s’amourachant sans cesse d’hommes qui appartenaient à mes proches, m’imposant sans cesse sa présence dont je ne désirais pas. Et de tous les hommes, voilà que Ginny avait dû jeter son dévolu sur personne d’autre que Ben. Nouvelle que j’avais eu le déplaisir d’apprendre très récemment de la pire façon qui soit. La trouver, là, au milieu de l’appartement de Ben qui était mon point de chute, m’avait on-ne-pouvait-plus chamboulée. A tel point que Ginny avait réussi l’exploit de me pousser à fuir cet appartement plus rapidement qu’à l’accoutumée, abandonnant Ben et Adam à leurs retrouvailles après un week-end de séparation, pour éviter toute confrontation avec la concernée. Evidemment, comme toujours, il avait fallu qu’elle s’accroche, qu’elle cherche à avoir une discussion avec moi, chose que je lui avais finalement accordé à son plus grand déplaisir (et au mien). Ca avait été une altercation plutôt violente, surtout dans mes paroles, à tel point que j’avais réussi l’exploit de la faire sentir de sa candeur habituelle. Mais cet échange tumultueux m’avait voulu de perdre quelques plumes également dans le combat, notamment lorsque j’avais fini par comprendre que mon meilleur ami fréquentait cette McGrath depuis quelques temps déjà. La réaction épidermique ne s’était pas faite attendre. J’étais pire qu’une petite amie jalouse, telle une mère défendant son nid, j’avais attaqué sans veiller à le faire dans les règles de l’art et c’était la peur au ventre que j’avais fini par abandonner le combat. Cette altercation avec Ginny avait occupé mes pensées des jours durant, me mettant à fleur de peau, d’humeur maussade que seule la perspective de retrouver Ben et Adam seuls pouvait faire passer. Secouant la tête rapidement en refermant la porte, pour chasser ces pensées désagréables, je finissais par pénétrer dans le salon de l’appartement, curieuse de savoir s’ils étaient déjà tous les deux debout. C’est sans surprise, mais soulagée, que je les découvrais tous les deux avachis sur l’unique canapé du salon, seuls. Pas de Ginny à l’horizon, je ne pouvais m’empêcher de jubiler intérieurement. « Salut la compagnie ! » m’exclamais-je avec un large sourire qui venait droit du cœur. « Je vois que c’est toujours aussi bien rangé ici » ne pouvais-je m’empêcher de les taquiner. Mais le désordre général de cet appartement avait quelque chose de rassurant, il leur ressemblait tellement. C’était notre cocon, notre QG et je n’étais pas prête à céder ma place facilement à la première qui s’en réclamerait. « Viens rejoindre le club de la déchéance ! » me lançait Ben avec un large sourire qui ne dissimulait cependant pas les larges cernes sous ses yeux, signe d’une soirée mouvementée. Je me précipitais vers ses bras ouverts, répondant à l’appel silencieux, pour me jeter sur ses genoux, me laissant tomber le long du canapé, mes fesses sur Ben, ma tête reposant doucement sur les petites jambes d’Adam qui s’empressait d’embrasser ma joue. Je serrais son petit corps contre moi, l’embrassant à mon tour avec affection avant de reposer mon regard sur mon meilleur ami. « Permets-moi de te le dire, c’est là mon rôle d’amie, mais tu sens le poney. » Parmi les relents d’alcool et de tabac froid, je parvenais à sentir une odeur de transpiration. « Bonne soirée hier j’en conclus ? » De nouveau, une part de moi continuait de se réjouir de voir qu’il n’avait pas arrêté ses bonnes habitudes de célibataire. Cette histoire avec Ginny n’avait plus de raison de m’inquiéter, tant qu’il continuait à jouer les Don Juan pour courir de l’australienne. « Je dois avouer que je venais vous trouver dans l’espoir de pouvoir vous traîner pour une petite balade en bord de mer, histoire de vous aérer les neurones et de laisser un peu de répit à ce pauvre appartement qui pue le fennec » plaisantais-je, pour les taquiner tous les deux. Ragaillardie par l’absence de signes de la présence de Ginny dans leurs vies, j’avais envie de faire quelque chose de ma journée, de bouger et prendre l’air. Le bord de mer me manquait.
S'il existe une seule partie de ce foutoir qui détonne, qui sort d'une autre dimension où je ne serais pas allergique aux chiffons, aux éponges, et aux produits nettoyants, c'est mon bureau. Mais il est bien plus compliqué de le garder en état maintenant qu'il se trouve dans le salon avec le reste des babioles crasseuses, tandis que dans l'ancienne maison il avait sa place dans une pièce qui lui était dédié. Ah, grandes villes, petit budget. Quoi qu'il en soit, je suis capable de mettre de l'ordre, si ce bureau doit en être l'unique preuve, ça me va. Le travail est cette petite partie de ma vie qui parvient à m'arracher le meilleur de moi-même. Du reste, dans mon appartement comme dans ma vie de grand ado de trente ans, rien n’est vraiment à sa place. Et autant pour l'un que pour l'autre, je sais que je peux compter sur Heidi pour me taper sur les doigts de temps en temps. Une petite remarque, pas méchante, pas accusatrice, et je comprends que je commence à atteindre une certaine limite. Souvent elle le dit dans deux intérêts ; le mien, car il est quand même important d'accueillir ses conquêtes dans un environnement qui donne envie, personne n’a envie de risquer d'attraper le choléra pour un coup d'un soir, et sinon, pour Adam, qui mérite mieux que tout ça, mieux que moi, mais qui s'en sort pas trop mal malgré tout. Ça doit être parce qu'il aime le ménage au moins autant que moi. Comme deux enfants, les corvées doivent être transformées en jeu pour espérer nous tirer du canapé. Quoi qu'à cet instant, jeu ou pas, la douleur latente entre mes deux oreilles ne supporterait pas la moindre effluve de javel. Heidi brave donc les dangers de la jungle de poussière, les pieds évitant les tâches sur le parquet collant, afin de s’écraser avec nous -sur nous- dans le canapé. La tentation de lui chatouiller les pieds est immense, la contenir me fait presque mal, mais la crainte de recevoir un coup de pied bien placé est particulièrement dissuasive. “Tu sais ce qu'on dit sur les poneys.” je réponds avec un sourcil arqué par une montagne de sous-entendus salaces qui se trouvent derrière quasiment un mot sur deux de mon vocabulaire. J'attends pourtant que Heidi regarde ailleurs pour passer un coup de narine sous une aisselle, et je confirme, la senteur entre le purin, le crin mouillé et la vieille paille n’est pas mon musc habituel. “Eh bien, c'est assez flou… Mais en général ça veut dire que c'était cool.” Les réminiscences de ma mémoire à retardement post-soirée devraient faire leur apparition d'ici quelques heures, quelques jours au maximum, et bientôt je pourrai non seulement narrer toute la soirée mais aussi rapporter tout ce qui a été dit -et ça c'est une arme particulièrement puissante. “Moi je me souviens que y’avait pas de femme avec toi pour une fois.” intervient Adam qui ne récolte que mes yeux ronds et désapprobateurs. “Tu dormais pas ?!” Je dois vraiment virer cette baby-sitter, son joli derrière ne suffit plus à excuser que mon bonhomme n'est jamais au lit à l'heure -et je ne veux même pas songer à quel moment de la nuit ou du petit matin je suis rentré hier soir. “Euh… si, si. C'était ce que je voulais dire.” Il se penche soudainement vers moi et pose à nouveau sa main sur mon front, diversion maladroite pour changer rapidement de sujet, même si son petit sourire nerveux, entre peur d'être grondé et malice d'être parfaitement conscient que je ne suis pas en état de lui botter le derrière, le trahit complètement. “On dirait que ça va mieux !” Il ne paie rien pour attendre. “Papa a mal à la tête, reprend-t-il en s'adressant à Heidi, alors je me suis occupé de lui tout comme toi quand j'étais malade.”. A vrai dire je ne sais toujours pas quelle est la nature du cacheton qu'il m’a donné tout à l'heure, mais j'approuve d'un signe de tête pour lui faire plaisir, et parce qu'il est si fier. La proposition d'aller dehors est accueillie avec ravissement par les deux billes brillantes dans les orbites d'Adam qui dégaine déjà le regard du dis-oui-dis-oui-dis-oui. Je soupire et laisse tomber mon pauvre crâne endolori sur le sommet du dossier du canapé. Même en superposant trois paires de lunettes de soleil sur mon nez je ne crois pas être capable de supporter un rayon de soleil, un vrai vampire. “Dis-moi que t’as engagé une équipe de femmes de ménage qui viendra tout nettoyer en notre absence.” Non ? Dommage. “Bon, t’as entendu la grand manitou. Debout, fils.” Il saute du sofa, court dans sa chambre, pense à un truc, revient en glissant sur ses chaussons avec ce sourire qui laisse deviner qu'il veut quelque chose. “Je peux prendre un ballon ?” Ouais, ouais, je suppose. “Tant qu'il finit pas emporté par la marée jusqu'à Singapour.” D'un geste de la main je lui indique de filer se préparer. On peut entendre son “yaaaaaaaaaay" jusqu'à ce qu'il ferme la porte. Pour ma part, je traîne ma carcasse jusqu'à la douche, et je ne réalise à quel point j'en avais besoin, à quel point ça manquait à ma vie, une fois sous le jet d'eau. Je réalise aussi que j'ai oublié d'enlever les chaussettes. Bref, après avoir enfilé des vêtements propres, après avoir retrouvé toute l'allure du Brody, je retrouve les deux autres déjà dans le couloir devant la porte de l'appartement. Encore dans les vapes, mes membres sont lourds et chaque mouvement est à la fois trop lent et trop violent. Mettre un pied devant l'autre, ça passe. Tourner la tête pour voir Heidi ou Adam, un peu moins. Le monde n’est pas super droit, et je me retiens de marcher bras dessus bras dessous avec la brunette pour m'assurer que je ne me casse pas la figure, façon petit octogénaire. On prend la voiture d’Heidi pour atteindre la plage, parce que même si je ne serais pas contre un test, être à trois sur une moto n’est pas ce qu'il y a de plus safe. Et comme j'ai le sens des priorités, j’ai vendu la voiture pour m'offrir cette bécane. Le moindre virage sur la route me donne envie de vomir, de mourir, pourtant je survis jusqu'au bord de mer. Là, j’admets que l'air iodé me fait du bien. Dès qu'on lâche la bête, le petit se met à courir après son ballon dans le sable. Nous traitons plus loin, derrière. “Est-ce que tu veux enfin parler de l'autre jour ? Avec Ginny.” Parler de ce qu'il s'est passé, ou plutôt, ce qu'il ne s'est pas passé ; sûrement heidi était-elle venue pour rester un peu, mais à la vue de l'autre jeune femme, elle a détalé. Et elle ne pourra jamais me faire croire qu'elle était pressée de partir à cause d'autre chose que cette présence, je la connais beaucoup trop bien pour cela. Il y a quelque chose, et personne pour me dire quoi -sachant que je fais un très mauvais devin et qui considère que s'il existe des lignes ce n’est pas pour dire ce qu'il y a à dire entre ces foutus lignes. “Tu sais qu'il y a que quand j'ai la gueule de bois que je peux tenir des conversations sérieuses, alors profites-en.” Sûrement parce que l'on cerveau n'est pas assez vif pour assurer mon débit habituel d'âneries à la minute. “Et Ginny ne me dira jamais, mais toi, tu es ma meilleure amie, alors tu n’as pas vraiment le choix, tu dois tout me dire, n'est-ce pas ?” J’abaisse légèrement les solaires sur mon nez et je lui adresse un battement de paupières par dessus la monture, l'air de dire qu'un non ne sera pas considéré comme une réponse et que, oui, elle ne peut pas se défiler, car je sais devenir insupportable pour arracher des aveux, autant que je peux être adorable une fois que j'ai ce que je veux.
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ben & heidi
Je levais les yeux au ciel à la remarque salace de mon meilleur ami sur les attributs des poneys, plus qu’habituée (voire même presque immunisée) à son humour douteux. « Eh bien, c'est assez flou… Mais en général ça veut dire que c'était cool » répondait-il lorsque je lui demandais comment s’était passée sa soirée. La réaction d'Adam cependant me tirait un rire, lorsque celui-ci évoquait l'absence étonnante d'une femme aux côtés de son père. Je laissais le père et le fils régler leurs problèmes quant aux horaires de coucher d'Adam, ne pouvant m’empêcher de songer que ce dernier grandissait beaucoup trop vite pour son age. Il était parfois si mature pour un enfant de six ans que je ne pouvais me retenir de me demander parfois lequel était le plus responsable des deux entre le père et le fils. Malheureusement pour Ben, ce n'était pas lui qui remportait la manche à chaque fois que je me posais cette question. Coupant finalement court à la conversation, ce n'était pas peu fière de moi que je parvenais finalement à faire sortir les garçons de leur léthargie. Adam, comme toujours retrouvait aussitôt son énergie dès lors que j’évoquais une balade en bord de mer. S'il avait toujours été parfaitement clair que je n’étais pas sa mère et que je n'avais par conséquent aucun droit sur son éducation, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un élan d'amour et de fierté pour cet enfant dès que je reconnaissais mon influence dans son comportement. Amoureuse inconditionnée de l’océan, des vagues et du surf, imprégnée de mes jeunes années passées ici sur les plages de Brisbane, j'avais tenté d'inculquer cette fascination pour le grand bleu au fils de Ben. Ce qui n’était pas plus mal étant donné que Ben avait tendance à préférer une journée devant la console à un bon bol d'air frais. Adam, plein d’énergie et de vivacité, n'avait, bien-sûr, pas été bien difficile à convertir. Aux anges à l’idée de pouvoir sortir se dépenser, le garçon avait disparu dans sa chambre pour se préparer et récupérer son ballon, laissant à son père le temps de prendre une douche afin de retrouver forme humaine. Et comme toujours, Adam et moi nous retrouvions à attendre Ben qui traînait la patte, son cerveau baignant encore indéniablement dans les vapeurs d'alcool de la veille, malgré une douche salvatrice. A le voir tituber légèrement, tout en veillant à ne pas trop secouer la tête à chaque mouvement, je ne pouvais m’empêcher de rire, ouvrant la porte de l'appartement pour dévaler les escaliers et rejoindre ma voiture garée plus loin. « Je te préviens, ma voiture est toute propre. » précisais-je, en pointant mon meilleur ami d'un index menaçant. Parfaitement consciente que Ben devait faire appel à toute sa volonté pour ne pas repeindre l’intérieur du véhicule, comme en témoignaient les quelques gouttes de sueur qui perlaient sur son front et l'étrange mais peu seyant teint verdâtre qu'avait pris son visage, je tachais de conduire de la façon la plus douce et souple possible, évitant les virages trop marqués ou les stop trop brusques. Adam, installé sur le siège arrière, se faisait calme, comme c’était souvent le cas avant la tempête. Et pour cause ! A peine avais-je garé la voiture que le garçon avait sauté hors du véhicule pour aller courir sur la plage à toute vitesse, nous laissant seuls avec son père, à la traîne. Surveillant d'un œil Adam, j'adaptais mon rythme à celui de Ben, qui semblait reprendre contenance maintenant sur la terre ferme à respirer de l'air pur. « Est-ce que tu veux enfin parler de l'autre jour ? » demandait-il alors, avant d'ajouter, confronté à un regard interrogatif de ma part : « Avec Ginny. » Aussitôt, malgré moi, je pinçais les lèvres, enfouissant mes mains dans les poches de ma veste. « Oh. » soufflais-je, sans trop savoir quoi dire d'autre. Il fallait dire que celle-là, je ne l'avais pas vue venir. Ben me prenait de court, évoquant sans que je ne m'y sois attendue un sujet pour le moins épineux. Lisant visiblement le trouble en moi, mon meilleur ami enchaînait, m'encourageant à parler de cet incident. « Tu sais qu'il y a que quand j'ai la gueule de bois que je peux tenir des conversations sérieuses, alors profites-en. » Et il n'avait pas tort, comme pour tout dans sa vie, mon immature meilleur ami avait tendance à contourner les problèmes et à faire l'autruche jusqu'à ce que les choses ne lui explosent à la figure. C'était d'ailleurs mon rôle principal, en tant que meilleure amie, de lui ouvrir les yeux sur sa situation, en règle générale. Mais avec Ginny dans l’équation, c’était tout qui s'en retrouvait chamboulé. D'ailleurs, le voir ainsi prendre les devants au sujet de ma rencontre fortuite avec la jeune femme dans son appartement, m'irritait. J’étais sure et certaine que d'ordinaire, pour n'importe quelle pimbêche écervelée et peroxydée, Ben ne se serait pas donné la peine de me relancer sur le sujet. « Et Ginny ne me dira jamais, mais toi, tu es ma meilleure amie, alors tu n’as pas vraiment le choix, tu dois tout me dire, n'est-ce pas ? » enchaînait-il, mettant un terme à mon petit débat introspectif. « Hummm. » soupirais-je, tout à coup bien moins bavarde qu'à l'accoutumée. Comment pouvais-je raconter à Ben ce qui m’était passé par la tête ce jour-là, sans passer pour totalement paranoïaque ? Ce n’était pas que j'avais peur du jugement de mon meilleur ami, parce que c’était bien là l'une des plus grandes qualités du Brody : jamais il n’était dans le jugement, certainement parfaitement conscient qu'il était mal placé pour juger qui que ce soit. Non, ce que je redoutais davantage en ayant cette conversation avec Ben, c’était que mes craintes ne soient vérifiées. Je savais parfaitement que mon aversion pour Ginny était puérile et basée sur des faits tout à fait discutables, mais rien que de l'imaginer faire partie de la vie de Ben, ça me rendait malade. C’était d'ailleurs sûrement un fait qu'ignorait totalement le jeune homme, mes griefs contre Ginny ayant commencés bien avant que je ne le rencontre à Sydney, aux cotés de Dean. La seule personne réellement au courant de mes rapports tendus avec la McGrath étant son propre frère, qui y avait été directement confronté à l'époque où nous étions tous les deux ensemble. Matt avait même tenté pendant un temps de nous réconcilier avec Ginny, en vain. « J'étais étonnée de la découvrir au milieu de ton salon, voilà tout. » déclarais-je, dans une tentative quelque peu désespérée de me débarrasser de ce problème comme d'une patate chaude. Mais le regard que me lançait aussitôt Benjamin me confirmait qu'il n’était pas dupe et que ma réponse était loin de le convaincre. Je détournais aussitôt le regard, pour fixer l'horizon, mais je sentais les iris de mon meilleur ami percer deux petits trous sur ma joue droite. Nouveau soupir de ma part, plus théâtral cette fois-ci. « Ginny et moi, tu sais, ça n'a jamais vraiment été le grand amour. » Le fait que la jeune femme ait une fâcheuse tendance à tomber amoureuse des hommes qui constituaient mon entourage privilégié, n'aidant de toute évidence pas. Mais ma réponse ne satisfaisait toujours pas la curiosité du Brody, qui posait sur moi un regard insistant. Je grognais alors, en lui lançant un regard noir. « D'accord ! Tu as gagné. Tu veux la stricte vérité, tu vas l'avoir ! Mais je te préviens, ça ne va pas te plaire. » Il n’était pas dupe, et me connaissait suffisamment pour savoir que le fait que j’apprécie ou non qui partageait ses nuits n'avait jamais causé le moindre soucis. Je m’étais toujours plus ou moins fichue de qui fréquentait mon meilleur ami, sauf lorsqu’il se jouait de ma meilleure amie, comme il l'avait fait avec Cora. Je n'avais jamais perçu quiconque comme un potentiel danger pour ma place au sein de la vie de Ben et Adam. La seule femme qui m'irritait profondément à tourner autour de Ben étant Loan, non pas parce qu'elle avait un certain pouvoir que les autres femmes n'avaient pas sur lui, mais surtout parce que c’était la mère d'Adam. Mais Ginny avait aussitôt fait ressortir tout un tas d’inquiétudes, de doutes et de questionnements quant à mon avenir dans la famille Brody. « Je n'aime pas du tout l'idée que cette fille traîne autour de toi. » Au moment même de l'avouer, je me rendais compte à quel point cet aveu était compromettant pour ma personne. Je passais clairement pour celle qui était jalouse, méfiante, qui sortait les griffes avant même d'avoir des raisons de le faire. Je savais également que je n'avais pas la moindre légitimité à faire un tel reproche à Ben, je n'avais pas mon mot à dire sur ses fréquentations. « A dire vrai, je ne comprends même pas ce que tu peux bien lui trouver à cette fille. » Ginny était tellement... Insipide, timide, maladroite, naïve et niaise au possible. C'était l'exact opposé de toutes les filles qui avaient jusque là trouvé un jour grâce aux yeux du beau brun. « Je n'ai pas envie de l'avoir dans les pattes constamment. Or, pot de colle comme je la connais, elle ne va plus te lâcher d'une semelle et je serai condamnée à me farcir son sourire gluant de candeur et de maladresse à longueur de journée. » Je plissais le nez, affichant une moue boudeuse pour appuyer mes propos avant de relever le regard vers mon meilleur ami, pointant vers lui un index accusateur. « T'as trente secondes pour te moquer de moi, pas une de plus. »
Le bord de mer n'est pas une si mauvaise idée que ça, mais ne me le faites pas dire trop fort. Je vois Heidi ravie, Adam qui s'amuse, et cela me convient bien. Je trouve mon compte sur la terre ferme, faisant fi de la houle des vagues qui adopte le même comportement que ma nausée persistante : ça s'en va et ça revient. J'ai trop de dignité pour m'appuyer sur la jeune femme comme sur une canne mais l'envie de me manque pas. Je rêve d'être un gros bébé baladé en poussette, mais je me sens comme un vieillard qui aurait bien besoin d'un fauteuil roulant. Mes genoux m'ont l'air rouillés, mes pieds lourds, mais je survis. Le plan n'est pas tant de s'extasier devant la nature, et nous pourrions aller jouer avec Adam en réalité, mais je préfère profiter de ce moment pour demander quelques explications à mon amie par rapport à sa réaction face à Ginny. Même je ne suis pas le roi de la confrontation, je n'ai pas d'autre choix que de mettre le sujet sur le tapis cette fois ; si les deux seules femmes que j'estime être des amies ne peuvent pas être dans la même pièce, si prononcer leur nom leur donne des boutons, j'ai besoin de le savoir, question de stratégie. « Comme si c'était la première nénette que tu trouvais dans mon salon. Et pas à poil, en plus. » je réponds à la vaine tentative d'Heidi d'éluder la conversation, noyer le poisson, ni vu ni connu. J'en rajoute un peu, je la titille, je verrais bien l'effet que ça lui fait ; si la perspective que je me sois envoyé en l'air avec Ginny la fait réagir ou au contraire, si cela l'indiffère. Je joue du regard, j'insiste, je ne lâche pas mon os avant que la brunette ne vide son sac -c'est assez drôle de la taquiner ainsi, de voir son nez retroussé et sa moue boudeuse. Elle sait qu'elle doit être honnête avec moi, ça fait partie du tout, du pacte, de ce qui nous lie ; sans filtre, sans jugement, seulement l'un pouvant compter sur l'autre, le comprendre et le compléter comme il est bien rare de la vivre. Je souris, victorieux, lorsqu'elle daigne enfin me dire toute la vérité et rien que la vérité -je le jure. Je doute que cela me déplaise comme elle le dit, je ne suis pas assez sentimental ou susceptible pour laisser cela m'affecter. Si l'idée est qu'elles ne s'aiment pas, il suffit de le dire, et cela ne me fera ni chaud ni froid. Je suis trop occupé à regarder Heidi comme si elle était le plus adorable des bébés labradors, la queue basse et les oreilles qui tombent pendant qu'elle m'explique qu'elle ne veut pas de Ginny dans les parages. « T'es teeeelleeeeement mignonne quand tu joues les maman poule. » dis-je pour la taquiner en lui tirant légèrement la joue, profitant des trente secondes qui me sont accordées pour me moquer. Mais je n'en abuse pas, je sens bien que le sujet est un peu sensible, et je ne suis pas stupide au point de pousser les limites de la sensibilité de la jeune femme trop loin et ainsi risquer de la vexer. Heidi est bien l'une des rares personnes avec qui je me donne du mal, lorsqu'il est question d'y aller avec des pincettes. Elle a toujours pris soin de moi, elle a toujours été là, et jamais je ne cracherais dans la soupe en abusant de sa patience. J'en donne parfois l'impression, mais je sais où sont les limites. Elle compte, mais depuis peu, Ginny compte aussi, et il n'est pas simple de le glisser dans la conversation. « Ginny est gentille. On se ressemble un peu. Je l'aime bien. » je reprends, un brin timidement, et un brin comme si ce n'était vraiment pas si important. Je minimise, sans pour autant mentir ; on verra plus tard, on verra si cela lui suffit. « Elle est intéressante, elle ne se prend pas au sérieux, et ça me change des greluches dont je m'entoure d'habitude. Je l'aide pour son divorce, et aussi à se changer les idées, tu sais, par rapport à son fils. Mais rien de plus. » J'insiste là-dessus, je me disque ça peut jouer, détendre Heidi à ce sujet ; je suis toujours Ben, le bon ami, le clown, et le tombeur de ses dames. « Rien de rien » Pas de romantisme, rien d'engageant. Parce qu'il faut dire ce qui est ; la situation de Ginny est flippante pour un type comme moi, et je n'aurais jamais les épaules pour tenir tout ce qu'elle traverse avec brio. Je ne peux que rester sur le bas côté et l'encourager avec des popcorn. Je n'aime pas la difficulté, ni le drama ; il faut que ce soit simple, et que ça coule de source. Alors logiquement, je devrais la fuir. J'imagine que je l'aurais fait si cela avait été quelqu'un d'autre. Mais pour Ginny, je suis là. Quoi qu'il en soit, rien n'obligent les deux jeunes femmes à se côtoyer par ma faute. « Tu veux qu'on invente un mot d'alerte que je t'envoie par sms à chaque fois que tu-sais-qui sera à l'appart' ? » que je demande pour plaisanter, même si la solution n'est pas complètement idiote ni à écarter. Je ne veux pas de scène dans mon salon, de crêpage de chignon, sauf si cela implique des maillots de bain et de la boue. Je peux tenir ma langue et ne plus jamais prononcer son nom, je peux occulter toutes les fois où l'on s'est vus et faire comme si elle n'existait pas lorsque je suis en présence de Heidi ; je peux me plier en quatre pour que cela la travaille moins, mais dans tous les cas, je ne cesserai pas de côtoyer l'une au nom de l'autre.
Boys will be boys. And even that wouldn't matter if only we could prevent girls from being girls. △
ben & heidi
Prise de cours, j’étais acculée, obligée, contrainte et forcée de répondre aux interrogations de mon meilleur ami concernant mon attitude plus qu’étrange vis-à-vis de sa toute nouvelle prétendante. Ginny McGrath, mon enfer personnel, cette dalle sur laquelle je persistais à trébucher à chaque fois que je pensais m’en être finalement débarrassée. Et si avant c’était avant tout le mépris, l’incompréhension et une certaine pitié qui se saisissait de moi lorsque la jeune femme débarquait dans mon champ de vision, la trouver dans le salon de Ben avait fait naître en moi une angoisse. Celle de la voir m’éjecter peu à peu de la vie de Ben, d’Adam pour prendre ma place. « Comme si c'était la première nénette que tu trouvais dans mon salon. Et pas à poil, en plus. » me titillait-il. Je voyais clair dans son jeu, il abattait une à une toutes les tentatives que j’esquissais pour essayer de ne pas avoir à répondre sérieusement à sa question. Mais je ne parvenais pas à retenir ma réplique, levant les yeux au ciel. « Encore heureux, il ne manquerait plus que ça. » L’idée même de découvrir Ben et Ginny en plein coït me donnait la nausée. Traitement qui était visiblement réservé à la jeune femme puisqu’en une décennie passée aux côtés de Ben, je ne comptais plus le nombre de fois où je l’avais surpris en position compromettante avec le sexe opposé. Mais, voir Ginny en pleine action était vraiment le dernier de mes souhaits. L’ignorance avait du bon parfois. Mais Ben ne semblait pas de cet avis aujourd’hui, décidé à me tirer les vers du nez. Et au nom de notre amitié sacrée et si chère à mon cœur, je me livrais alors, lui révélant le fond du problème avec Ginny. Et sa réaction n’était pas différente de ce à quoi je m’étais attendue, prenant les devants en le limitant à 30 secondes de moqueries. « T'es teeeelleeeeement mignonne quand tu joues les maman poule. » Il profitait au maximum des secondes qui lui étaient allouées pour agir avec moi comme on l’aurait fait avec un poupon, me pinçant la joue et je me laissais faire, consciente que c’était de bonne guerre mais qu’il n’en abuserait pas non plus. Il rassemblait finalement son sérieux, lâchant ma joue que je ne pouvais m’empêcher de venir masser légèrement, alors qu’il répondait à l’une de mes questions qui n’en était pas vraiment une : « Ginny est gentille. On se ressemble un peu. » J’arquais un sourcil, incrédule. J’avais beau avoir bon nombre d’apriori sur la jeune femme, je ne parvenais pas du tout à voir en quoi elle pouvait n’avoir ne serait-ce qu’un point commun avec cet être merveilleux qu’était mon meilleur ami, aussi immature soit-il. « Je l'aime bien. » Aïe, je ne pouvais empêcher mon cœur de se serrer un peu à cette idée. De toutes les filles qu’il avait ramenées chez lui, j’étais à peu prs certaine, sans tenir de rapports, que Ginny était la seule à pouvoir se vanter de pareil compliment. Et ça me faisait peur. Sentant visiblement que j’étais sceptique, il se décidait à étayer son propos. « Elle est intéressante, elle ne se prend pas au sérieux, et ça me change des greluches dont je m'entoure d'habitude. » Je ne pouvais me retenir de rire un peu, songeant avec incrédulité à quel point cela ne rejoignait pas du tout ma propre opinion concernant la jeune femme qui incarnait selon moi la candeur à l’état pur et la maladresse. « Je l'aide pour son divorce, et aussi à se changer les idées, tu sais, par rapport à son fils. Mais rien de plus. » poursuivait Ben et je cessais aussitôt de rire, interpellée par ses propos. Son divorce ? J’avais tout juste appris de la bouche de Matt lors de notre dernier rencart qu’elle était mariée à l’égérie masculine de ma collection de vêtements, faisant le lien avec les étranges questions que m’avait posé Edward au sujet d’un hypothétique mariage arrangé. Mais visiblement l’union forcée entre les deux était sur le point de s’annihiler. Néanmoins ce fût surtout la deuxième partie de sa phrase qui retenait toute mon attention. « Son fils ? Ginny a un fils ? » L’étendue de mon ignorance concernant la jeune femme me frappait soudainement. Je m’étais toujours contentée de mépriser son béguin pour Soren, de m’agacer en la découvrant devant le palier d’Ezra mais jamais je n’avais imaginé qu’elle puisse avoir une toute autre vie hors de mon entourage. Et malgré moi, je sentais la piqure de la culpabilité s’en prendre à mon petit cœur, ce qui m’agaçait encore un peu plus. « Rien de rien » insistait-il, me tirant de mes pensées. Je lui tirais un petit sourire, reconnaissante de le voir essayer de me détendre au sujet de la demoiselle. « J’ignorais que c’était compliqué avec son fils. » confessais-je, toujours perturbée par cette information que venait de me révéler Ben. Je me sentais un peu comme la méchante sorcière, celle qui, rongée par la jalousie, faisait du mal autour d’elle, jugeant tout et tout le monde sans prendre la peine de connaître les faits réels. « Tu veux qu'on invente un mot d'alerte que je t'envoie par sms à chaque fois que tu-sais-qui sera à l'appart' ? » me proposait-il et je secouais la tête négativement. Parce que même si Ginny me sortait par les yeux, que l’idée de la voir s’installer peu à peu dans la vie de Ben me rendait malade et que savoir que j’allais devoir la fréquenter plus que je ne le faisais depuis que nous nous connaissions ne me réjouissait pas pour un sou, je n’imposerai jamais pareille situation à Ben. Si son intérêt pour la brune dépassait totalement mes capacités de compréhension, je n’étais pas cruelle au point de lui imposer l’ambiance de parents divorcés entre Ginny et moi. Je n’avais pas envie de le faire choisir entre moi et elle, d’une part parce que je l’aimais suffisamment pour ne pas le souhaiter, d’autre part parce que je n’étais pas certaine de sortir gagnante de ce duel, du moins pas sur le long terme. Et je détestais, cette petite voix craintive, qui doutait de tout, que Ginny avait naître en moi. Ben était habituellement mon pilier, mon repère, la seule constante dans le chantier qu’était ma vie personnelle. Il était rapidement devenu celui sur qui je me reposais, un soutien sans faille, une présence rassurante. Et je ne doutais pas de lui, jamais. C’était la promesse que nous nous étions faite tous les deux, une promesse silencieuse, un accord tacite : nous pouvions nous accorder une confiance aveugle et compter l’un sur l’autre, quoi qu’il advienne, peu importe les kilomètres qui nous séparaient. « Elle sera donc souvent à l’appart ? » lui demandais-je, nez retroussé, sans répondre à sa question. Je préférais qu’il soit parfaitement honnête avec moi dès le début, que je puisse prendre sur moi à l’idée de croiser la petite sœur de Matt chez mon meilleur ami, car il me faudrait beaucoup de self control pour ne pas laisser sa présence influencer mon humeur. « Non, pas de sms. Et pas de tu-sais-qui non plus par la même occasion. » Autant appeler un chat un chat. Le fond du problème n’était pas tant d’appeler Ginny par son nom ou de la savoir chez Ben. Le véritable problème, le sentiment à l’origine de toute cette petite crise de jalousie de ma part résidait dans le simple fait que j’avais peur de l’avenir. C’était une angoisse que j’avais toujours plus ou moins eu, notamment en présence de Loan. C’était une crainte que j’avais toujours attendue, persuadée qu’un jour Ben trouverait une femme à son goût, celle qui prendrait le rôle de mère de substitution aussi bien pour lui que pour Adam, me reléguant au rôle de simple amie. Mais j’avais toujours imaginé ça dans plusieurs années, Adam beaucoup plus grand, Ben et moi beaucoup plus vieux. Je m’étais toujours imaginé que j’aurai trouvé mon compagnon pour la vie quand Ben aurait fini par trouver la sienne, atténuant alors le choc, la douleur et le sentiment d’abandon de le voir se détourner de moi au profit d’une autre. Je n’aurai jamais cru que les choses arriveraient si tôt, en la personne de Ginny. « Juste… Si un jour tu l’aimes vraiment bien, préviens-moi. Que je me prépare psychologiquement à devoir laisser ma place. » lui demandais-je alors, tout à coup l’air beaucoup plus sérieux, le regard un peu fuyant. Aucun de nous deux n’était doué pour les effusions de sentiments, mais il fallait parfois prendre les devants.
Pour une personne qui dit mépriser l'autre, il apparaît que Heidi n'en sait pas tant que cela ; Noah est un élément incontournable de la vie de Ginny, pour ne pas dire qu'elle n'a que son nom à la bouche, et que la petite brune ne soit pas au courant de son existence en dit long sur son aversion pour elle qui a l'air désormais basée sur pas mal de préjugés. Je ne dirais pas que cela est décevant de la part de mon amie, parce que je ne me permettrais pas de le penser. Mais c'est étrange, cette réaction que je ne lui connais pas, cette manière de jauger une personne. Ainsi, Heidi n'a pas idée de toutes les qualités que cela implique chez Ginny. A quel point elle est solide, battante et optimiste, tout ce qui la rend digne d'admiration, ou au moins, devrait permettre à la Hellington de lui accorder le bénéfice du doute. « Il a une maladie, je reprends à propos d'Adam pour lui donne tous les éléments, je sais pas trop quoi, mais du coup il lui faut un rein sinon… » Je m'interromps, pris d'un doute. Et s'il y a une bonne raison pour laquelle Heidi ne sait pas déjà tout ça. Forcément, je dois penser à cette éventualité trop tard, après avoir ouvert la bouche bien grand et tout déballé. « Attends, je sais pas si je suis pas vraiment supposé te dire tout ça. » C'est fait, de toute manière, Heidi ne peut pas oublier ce qu'elle sait désormais, et elle fera bien ce qu'elle veut de cette information. Peut-être que cela ne changera rien, que son mépris est trop physique, trop viscéral. Il est des personnes que l'on ne peut pas voir sans raison valable, et si celle d'Heidi consiste à baser son amertume sur le nombre de fois où elle a croisé Ginny dans son entourage, alors j'aurais tendance à la caser dans cette catégorie. Elle n'a pas l'air spécialement ravie à l'idée que la jeune femme soit une visiteuse récurrente de mon appartement, et pour me dédouaner de sa question je prends mon plus bel air débile ; « J'en sais trop rien, je ne connais pas son agenda. » Comme si je n'avais pas saisi que l'idée était un peu plus générale que ''tous les mardis, jeudis et samedis soirs à partir de dix-neuf heures''. Ce n'est même pas aussi fréquent que ça. Mais c'est assez souvent pour que je remarque, sur le moment, que ses visites sont véritablement régulières. Heidi n'a plus le monopole, et c'est bien cela qui la fait tiquer -ce que je ne comprends que trois plombes après sa déclaration d'amour fraternel sous couvert de jalousie maladive, et un « quoi ?! » aigu et bien stupide. « Comment ça si je l'aime vraiment bien ? Qu'est-ce que tu racontes comme idioties ? » Je ne vois pas de quoi elle parle. Ou, si, bien sûr, je le vois, mais c'est n'importe quoi, ça n'a pas de sens, pas pour moi. C'est bizarre, comme pensée, c'est incohérent de sa part, ce n'est pas moi, c'est mal me connaître et elle devrait le savoir. Mince j'ai vraiment les neurones qui pataugent trop dans les vapeurs d'alcool pour ce genre d'effusions, et pourtant, c'est ce qui me permet de parler plus librement. Après tout, il est important pour moi d'effacer les doutes de la petite tête vide d'Heidi, qu'elle ne s'encombre pas de tracas qui n'ont pas lieu d'être. Alors je l'arrête dans sa marche en lui prenant le bras et je l'incite à me faire face, à lever les yeux vers moi, quitte à s'user les cervicales. J'ai l'impression de voir deux brunettes pour le prix d'une à travers mes paupières qui peinent à rester ouvertes, derrière mes lunettes de soleil. Je les glisse légèrement sur mon nez, pensant que cela montrerait tout mon sérieux alors que j'essaye de la rassurer ; « Hey, ce n'est pas parce qu'il s'avère que je suis capable d'avoir une deuxième amie au féminin que tu en deviens moins unique. » Personne ne peut remplacer Heidi. Un pilier comme elle, une amie aussi précieuse, personne ne peut prétendre prendre sa place. Elle a son piédestal à mes yeux, et je lui suis bien trop acquis. Jamais n'aurais-je cru qu'elle puisse se sentir menacée par qui que ce soit, parce qu'elle ne peut pas être éclipsée, occultée, oubliée. Elle est mon repère aussi, le nord à ma boussole. « Ce n'est pas comme si j'allais me caser avec Ginny ou quoi, c'est ridicule. Une nana qui a eu un gosse avec un de mes amis, gosse qui est super malade, c'est… trop. Et puis elle a été mariée, elle divorce… Allons. Tu me connais. C'est bien le profil de la dernière personne au monde avec qui je voudrais tenter quoi que ce soit. C'est ridicule. » C'est le mot, oui… Bien que je devine qu'une partie de moi n'est pas totalement d'accord, voire même est-elle déçue que je persiste à penser de la sorte, ou du moins, à m'en persuader. Que ce soit cette peur de l'engagement, ou ce déni complet de mon affection pour Ginny, il sera temps de grandir un jour, d'ouvrir les yeux. Naaaan, pas de si tôt, ça ne risque pas. « Et toi, tu es là depuis toujours. Tu passeras toujours en premier. » que j'assure à Heidi avec un sourire, sincère, sûr de ces paroles et de leur véracité ad vita eternam.
Boys will be boys. And even that wouldn't matter if only we could prevent girls from being girls. △
ben & heidi
Si l’aversion était un sentiment humain guidé par la raison, il y avait tout à parier qu’il ne serait pas si répandu que ça. N’ayant jamais porté Ginny dans mon cœur, agacée au plus haut point par la grande majorité de ses mimiques et apparitions trop régulières dans ma vie, je n’avais jamais poussé ma curiosité au sujet de la jeune femme. J’étais pleine d’à priori à son sujet et m’en étais toujours contentée sans jamais chercher plus loin. J’avais même toujours évité avec application la moindre occasion qui s’était présentée à moi d’en apprendre plus sur la jeune femme. Car moins je la connaissais et moins je prenais le risque de découvrir qu’elle n’était pas aussi diabolique et insipide que je voulais bien le croire. Je m’étais toujours complu dans mes idées reçues. Mais voilà que Benjamin avait eu la bonne idée de s’enticher de la demoiselle et de me balancer à la figure un élément qui ne manquait pas d’attirer mon attention au sujet de la jeune femme : un fils. Ainsi donc Ginny, malgré ce côté maladroit et mielleux que je lui reprochais tant, avait mis au monde un enfant ? La nouvelle était aussi improbable que terriblement déconcertante, notamment parce que Ben avait laissé entendre que les choses n’étaient pas simples concernant son fils. Et malgré moi, je n’avais pu m’empêcher de rebondir sur le sujet. « Il a une maladie, je sais pas trop quoi, mais du coup il lui faut un rein sinon… » Mon meilleur ami s’interrompait au milieu de sa phrase réalisant soudainement qu’il était peut-être en train d’en dire trop : « Attends, je sais pas si je suis pas vraiment supposé te dire tout ça. » En effet, je doutais sincèrement que ce soit des éléments que Ginny avait envie qu’il porte à ma connaissance, non seulement parce qu’ils étaient très personnels, mais également parce que je ne méritais pas le moins du monde d’avoir accès à ces informations. Je méprisais la jeune femme, ainsi sa vie personnelle n’était pas censée me concerner. Néanmoins, Ben en avait déjà trop dit. Aussitôt, la culpabilité se saisissait de moi de nouveau. J’avais toujours su que mon aversion pour la jeune femme n’avait rien de rationnel et que si, tant de personnes de mon entourage semblaient apprécier la jeune femme, il n’y avait pas de raisons valables pour que j’ai autant de soucis avec elle. La compassion et une certaine pitié ne valaient certainement pas bien mieux que mon aversion naturelle pour elle, mais c’était là les sentiments qui me venaient après la révélation de Ben. Néanmoins, je ne poussais pas davantage le sujet auprès de Ben, sachant qu’il en avait déjà révélé bien plus qu’il n’était censé le faire et je n’avais pas la moindre envie de m’immiscer dans sa relation avec Ginny et encore moins de devenir la raison d’un potentiel conflit entre les deux. Je ne pouvais cependant m’empêcher de noter dans un coin de ma tête de penser à demander à Matt plus d’informations au sujet de sa petite sœur avec laquelle il avait essayé tant de fois de me réconcilier. Cependant, finissant par réussir à additionner un plus un, Ben parvenait à lire entre les lignes de mes petites remarques au sujet de sa nouvelle relation avec Ginny qui m’embêtait bien plus qu’elle ne le devrait normalement. Comprenant visiblement que l’origine de toute cette conversation n’était qu’une certaine jalousie de ma part et une crainte pour moi de le voir se détourner de moi au profit des beaux yeux de la petite sœur de Matt, il s’exclamait soudainement : « Quoi ?! Comment ça si je l'aime vraiment bien ? Qu'est-ce que tu racontes comme idioties ? » Je ne pouvais m’empêcher de pouffer légèrement de rire en l’entendant ainsi s’écrier comme une petite fillette avant de reprendre un semblant de sérieux pour répondre à sa question. « Tu sais très bien de quoi je veux parler. » répondis-je avec un regard lourd de sous-entendus. J’avais observé l’animal en action plus d’une fois, je l’avais vu séduire quantité de femmes, briser de nombreux cœurs, déflorer des dizaines de jeunes femmes, mais c’était bien la première fois que je le voyais parler d’une autre femme de cette façon-là. Même Loan qui s’était toujours distinguée du reste des conquêtes du Don Juan qui me servait de meilleur ami, n’avait jamais réussi l’exploit de toucher Ben de la façon dont Ginny semblait l’avoir fait. Et c’était là, la raison de ma véritable jalousie. Evidemment, j’éprouvais une certaine culpabilité et une certaine honte à ce sentiment qui naissait en moi, mais nous n’avions pas pour habitude de nous mentir l’un l’autre et puisqu’il m’avait lui-même lancé sur le sujet, je n’avais pas d’autres choix que d’affronter la situation. Devinant alors qu’il s’agissait d’une réelle inquiétude chez moi, il prenait un air sérieux qu’il n’arborait pas si souvent : « Hey, ce n'est pas parce qu'il s'avère que je suis capable d'avoir une deuxième amie au féminin que tu en deviens moins unique. » Je lui adressais un petit sourire en coin. « Eh bien, par définition, si un peu. » J’avais toujours été la seule femme, en dehors de sa mère et de sa sœur, à réussir à lier une relation avec lui sans qu’il n’y ait la moindre histoire de fesse associée. C’était une fierté et l’un des fondements de notre relation. Aussi le titre de meilleure amie me revenait par défaut, faisant nécessairement de moi la femme la plus importante dans sa vie qui ne partageait pas son patrimoine génétique. Non pas parce que j’avais des qualités qui me plaçaient au-dessus des autres, mais seulement parce que j’étais la seule prétendante au titre. Que se passerait-il quand Ben se rendrait compte que Ginny était peut-être plus qualifiée que moi pour ce rôle ? Me jetterait-il alors comme il le faisait avec les autres femmes de sa vie ? L’idée même me terrifiait autant qu’elle me semblait absurde. La présence de mon meilleur ami dans ma vie depuis dix ans était l’un des principes mêmes de mon existence d’aujourd’hui. C’était inconcevable pour moi d’envisager un monde où Ben et moi ne serions pas l’un l’autre, coude à coude, pour affronter l’adversité. Le perdre et céder ma place sans me battre était tout bonnement inimaginable. « Ce n'est pas comme si j'allais me caser avec Ginny ou quoi, c'est ridicule. Une nana qui a eu un gosse avec un de mes amis, gosse qui est super malade, c'est… trop. Et puis elle a été mariée, elle divorce… Allons. Tu me connais. C'est bien le profil de la dernière personne au monde avec qui je voudrais tenter quoi que ce soit. C'est ridicule. » Plus Ben énumérait les raisons pour lesquelles ma jalousie vis-à-vis de Ginny n’avait pas lieu d’être, plus, au contraire, j’avais l’impression d’être confortée dans mon opinion. En temps normal, il aurait senti le piège à des kilomètres et aurait fui en entendant le dixième de ce qu’il venait de m’énumérer. Mais il était toujours là, laissant la McGrath graviter autour de lui. Serait-elle la première à réaliser l’exploit de faire fondre le cœur de ce Casanova de Brody ? Cela semblait à priori bien engagé. « Et toi, tu es là depuis toujours. Tu passeras toujours en premier. » achevait-il finalement. Et si ces mots n’avaient rien d’une déclaration enflammée ou à cœur ouvert, elle représentait beaucoup à mes yeux. Parce que Ben et moi ne parlions jamais de ce lien que nous avions, c’était un accord silencieux que nous avions passé, un contrat commun mais tabou. Et je savais ce que laisser échapper ces mots lui coûtaient. Alors dans un élan d’affection pour ce grand enfant, je venais entourer un instant son buste de mes petits bras pour le serrer contre moi, ma joue se posant sur sa poitrine. Puis je m’arrachais aussitôt à cette étreinte, avant même qu’il n’ait eu le temps de protester pour lui asséner un coup de coude dans les côtes. « Arrête tu vas me faire pleurer. » Je lui adressais un petit clin d’œil, un large sourire illuminant mon visage, bien qu’il y avait une part de vrai dans mon aveu. Finalement, avec un petit air mutin, je venais le toucher de ma main en m’écriant : « C’est toi le chat maintenant. » Et aussitôt je partais en courant à toute vitesse, m’époumonant à l’attention d’Adam : « C’est ton père le chat, attention ! » sachant pertinemment que c’était diaboliquement cruel de faire courir Ben avec sa gueule de bois.
C'est à la fois étrange et exquis de constater que Heidi est capable de froncer les sourcils et plisser le nez de cette manière pour moi, par jalousie. Il faut l'admettre, tout le monde aime être à l'origine d'un peu de jalousie saine, celle qui dit “je tiens à toi”, celle qui vous rappelle que vous avez de la valeur aux yeux de quelqu'un. Bien que, concernant ma brunette, je n’ai jamais demandé ni eu besoin de preuves, je ne pensais pas qu'elle puisse se penser en danger face à qui que ce soit, remise en question, presque menacée. Mais je suppose que les doutes sont le lot de tout à chacun, que nous voulons tous un peu d'exclusivité, et cette sensation d'être unique, au moins pour une personne, même elle. La situation est inédite et je m'étonne moi-même à la prendre en main avec moins de maladresse que d'habitude, et pour une fois, je peux me dédouaner en disant “c'est l'alcool" pour un truc positif. Je ne dis pas que mes paroles sont parfaites, je n'ai jamais eu à rassurer la jeune femme à propos de notre amitié, ou ce lien un peu plus fort que ça qu'il y a entre nous -je le pensais plus évident, plus facile. Est-ce que Heidi doit craindre la présence de Ginny ? Je décide que leurs querelles ne me regarde vraiment pas ; quelque chose d'aussi ancré avec les années ne sera pas effacé en un claquement de doigts et ce n’est pas mon rôle de les rabibocher, même si la perspective que mes deux amies puissent se voir en peinture pour me faciliter la vie soit séduisant. Mon rôle, c'est de rappeler à Heidi qu'elle compte, et qu'elle comptera toujours. Qu'elle est unique, même si elle le met en doute. “Non, parce que toi tu ne finiras jamais au pieu, alors que Ginny ça ne me dérangerait pas des masses.” je me vois lui rétorquer, aussi cru et pas très gentleman cela puisse paraître, comptant sur elle pour comprendre que, oui, ça fait une énorme différence. Ça la rend spéciale, ça la met au-dessus des autres, même de son Némésis. D'une manière très Brody, certes. Derrière les paroles que je lui balance et en lesquelles je veux croire, juste pour me prouver qu'elle a tort, il y a ce petit pincement au coeur à l'idée de te le un discours aussi dur à propos d'une personne aussi gentille que Ginny. Je fais le topo et je suis tiraillé entre une partie de moi acquiesce -oui, jamais de la vie je ne serais casé avec un cas pareil, trop de données- et l'autre se demande pourquoi je ne suis pas déjà loin, pourquoi son numéro est toujours enregistré, pourquoi je sais comment elle aime son café et les heures de ses workshops arty à deux balles. Qu'est-ce que je fous encore là. Je n’ai jamais eu à me poser la question avec Heidi, je n’ai jamais eu peur de quoi que ce soit, jamais douté. Elle s'est juste imposée dans ma vie sans que je ne sache trop comment, et une fois que c'était fait, il n’y avait pas de retour en arrière possible -pas que je l'ai un jour voulu. Et c'est pour ça que ça me touche pas mal, qu'elle ait même besoin d'un câlin comme pour sceller le pacte une nouvelle fois, ce elle et moi contre le reste du monde qui nous fait tenir bon depuis des années. Ça nous ressemble pas, mais je suppose qu'il n’est jamais trop tard pour se renouveler, ou juste faire un écart et en rire après. “Ouais, et je vais me faire gerber de sentimentalisme.” Classieux. Petit clin d'œil complice, la balade était partie pour reprendre tranquillement quand Heidi me touche la patte et se met à détaler. Et mon crâne engourdi, ma gorge acide, mon estomac noué, mes grandes jambes flemmardes s'écrient tous en même temps ; “Tu déconnes ?!” Adam ne se fait pas prier pour se prêter au jeu, et ils sont déjà tellement loin que j'en serais presque découragé. “Heidi ! Mais !” Je tape mes flancs de mes bras ballants et dépités. Je suppose que je n’ai pas le choix, que je vais avoir encore plus de sable dans les chaussures, que le mal de tête va revenir à la charge et que je ne vais pas garder longtemps dans le ventre les trois chips avalées rapidement ce matin. Je soupire, cherche la motivation là où il n’y en a aucune -aucune autre que celle de ne pas passer pour un faible pas fichu de faire un chat. Ils m'attendent un peu, ils ont sûrement de la pitié, ce que je saurai leur faire regretter. “Le premier que j'attrape aura du dégueulis sur les pompes !” je lance alors que j'accélère, le foie en coton imbibé bien accroché. Et Adam se laisse distraire par le dégoût le plus total qui le stoppe pour me juger du haut de ses trois pommes et demi. “Papa, c'est dégoûtant !” “Attends que je te raconte comment t’as été conçu, le gnome.” Je pourrais prendre en photo la tête qu'il tire et m'en faire un poster, de ce moment où il s'écrie comme si je lui avais spoiler la fin de fight club un “Papa !” suraigu. Et j'en profite pour le toucher avant de filer comme une gazelle.
C'est Heidi le chat quand je m'arrête au milieu de la plage, essoufflé mais étrangement moins nauséeux, regardant à droite et à gauche avec une moue soudainement plus sérieuse. “Où est-ce qu'il est passé ?” Adam n’est plus dans les parages, du moins, pas tout proche. Quand mon regard tombe sur lui, je constate qu'il a profité du jeu pour se carapater à toute allure jusqu'au stand de glaces, pensant sûrement que cela passerait ni vu ni connu entre deux vannes que la brune et moi nous envoyons en pleine course. Je fais signe à celle-ci et nous trottons pour le rejoindre. “Qu'est-ce que tu fais ?” “Ça se voit, non ? J'achète une glace.” C'est quand il s'adresse à moi comme ça que je réalise que l'adolescence va être un enfer, à deux gosses de seize ans dans le même appartement. Mais pour le moment, il doit encore se dresser sur la pointe des pieds pour tendre ses dollars durement gagnés en taches ménagères au vendeur. “C'est mon argent de poche, j'en fais ce que je veux.” J'ai déjà entendu ça quelque part. “Et demander la permission à ton père ?” Son autre main attrape le cornet fermement, puis le bonhomme se tourne vers moi avec cette face de petit démon et prend une première grande lappée. “Trop tard !” Qu’il est fier, et il n’a peur de rien. “T’avais prévu ça dès le départ, hein ? T’es trop futé pour moi.” Ma main glisse dans sa tignasse et mon unique vengeance face à cet affront sera de lui décoiffer les mèches au-dessus du crâne -avec un petit rire pour parfaire le manque total d’autorité. Tant que j’y suis, je tends à mon tour quelques dollars et récupère deux autres cornets, puis en tends un à Heidi. “Tiens, c'est ma tournée.”
Boys will be boys. And even that wouldn't matter if only we could prevent girls from being girls. △
ben & heidi
Je venais de faire à Ben l’aveu d’une faiblesse, exprimant avec difficulté mes inquiétudes quant à notre amitié et son avenir potentiellement menacé par l’arrivée de Ginny. C’était nouveau, pour nous deux, car avant aujourd’hui personne n’avait jamais réussi l’exploit de nous faire douter de ce lien si fort qui nous unissait. Même Dean, qui avait pourtant toujours été aux côtés de Ben, s’y était cassé les dents. Non pas que j’ai un jour demandé à Ben de choisir entre mon ex-fiancé et moi, mais le cours des choses avait voulu que Ben m’ait suivi à Brisbane, laissant son meilleur ami de toujours derrière lui. Et malgré ma légère appréhension à l’idée que Ben ne me prenne pas au sérieux, c’était tout le contraire qui se profilait. Il arborait un air sérieux que je ne lui connaissais que lorsqu’il s’acharnait sur un dossier pour sa plaidoirie. Un peu maladroitement mais plein de bonne volonté et avec une certaine délicatesse que je ne lui connaissais que trop peu, mon meilleur ami cherchait à me rassurait du mieux qu’il pouvait. « Non, parce que toi tu ne finiras jamais au pieu, alors que Ginny ça ne me dérangerait pas des masses. » Je grimaçais aussitôt, affichant une mine de dégoût absolument exagérée. « Encore heureux ! Par contre, sois gentil et épargne-moi les détails de tes fantasmes avec McGrath. » que je répliquais aussitôt avec un certain amusement. Mais la discussion reprenait vite un ton plus sérieux alors que Ben cherchait à calmer mes inquiétudes, me promettant, de vive voix pour la première fois, que ça serait lui et moi contre le reste du monde quoi qu’il en coute et à tout jamais. Et dans un élan d’amour pour ce grand enfant qu’était Ben, je venais le serrer dans mes bras, comme pour sceller le renouvellement de notre accord tacite. Evidemment, je ne tardais pas à reprendre mes distances, pas vraiment habituée à ces démonstrations d’affection avec Ben. « Ouais, et je vais me faire gerber de sentimentalisme » qu’il confirmait alors que je lui disais d’arrêter avant de me faire pleurer et sa remarque me tirait un petit rire. Et parce que cette atmosphère un peu lourde et bien trop sérieuse à mon goût ne nous ressemblait pas assez, je me décidais à lancer notre trio infernal dans une partie de chat endiablée, commençant par faire de Ben ma première victime avant de détaler à toute vitesse en direction d’Adam pour fuir son père. « Tu déconnes ?! » s’indignait le père. « J’ai l’air de déconner ? Les règles officielles ne précisent pas que la gueule de bois est un motif valable de dispense. » que je répliquais à quelques mètres de lui avec un petit sourire en coin. « Heidi ! Mais ! » Et je le voyais agiter ses bras le long de ses flancs en signe de résignation, ne pouvant m’empêcher de remarquer la ressemblance avec son fils. Et après quelques instants à résoudre son dilemme intérieur, Ben se prêtait finalement au jeu : « Le premier que j'attrape aura du dégueulis sur les pompes ! » Un éclat de rire me fendait la gorge, en écho avec celui d’Adam qui se stoppait un instant dans sa course pour réprimander son père : « Papa, c'est dégoûtant ! » Comme toujours, la maturité d’Adam m’impressionnait et me rendait tellement fière que j’avais l’impression que mon cœur se gonflait d’amour pour ce bonhomme dans ma poitrine. « Attends que je te raconte comment t’as été conçu, le gnome. » Cette fois-ci ce fut la tête de profond choc que tirait le garçon qui déclenchait mon hilarité. « Comment traumatiser votre fils en une leçon, par Benjamin Brody. » m’exclamais-je pour que ma voix couvre le bruit du vent sur la plage. Ce fut au tour d’Adam de nous poursuivre de ses petites jambes alors que Ben détalait à toute vitesse. Ces après-midi passés tous les trois à jouer comme des enfants de dix ans, c’était à mes yeux de véritables trésors et pour rien au monde je ne troquerais ces moments contre quoi que ce soit d’autre. Dans ces moments-là, difficile de dire lequel de nous trois était le plus adulte. C’était d’ailleurs le détail qui me revenait à l’esprit alors que soudainement Ben s’inquiétait de la disparition d’Adam. Trop occupés à nous courir l’un après l’un, nous avions perdu le petit garçon de vue. L’inquiétude avait à peine le temps de s’insinuer en moi cependant, que déjà Ben repérait Adam au loin. Au pas de course, nous rejoignons le bonhomme devant un stand de glace, son père s’inquiétant aussitôt de ce qu’il faisait quand la réponse était évidente selon moi. Je regardais l’échange entre père et fils avec un petit sourire en coin : c’était décidément les deux hommes de ma vie. « T’avais prévu ça dès le départ, hein ? T’es trop futé pour moi. » concluait finalement mon meilleur ami en passant une main dans les cheveux de son fils avant de passer à son tour commande. « Franchement Adam, tu pourrais essayer de laisser croire à ton père que c’est encore lui qui a les commandes. » plaisantais-je, soufflant cette remarque suffisamment fort au garçon pour que Ben n’en loupe pas une miette. Ce dernier se tournait vers moi pour me tendre un cornet. « Merci » soufflais-je à l’attention de mon meilleur ami alors que nous nous mettions tous les trois en marche pour terminer notre promenade le long de la plage, Adam qui s’amusait à nous courir autour en se raconter des histoires comme seuls les enfants savaient le faire. « Bon je ne te promet rien, hein. Mais si, pour une raison qui m’échappe totalement, la compagnie de Ginny t’est agréable, je pourrais essayer de faire un effort. » lâchais-je, sans préavis, en adressant un petit sourire à mon meilleur ami. Je ne comptais pas jouer avec les faux-semblants ou me forcer à l’apprécier, de toute façon cette histoire entre Ginny et moi ne se règlerait pas en un jour, mais je pouvais, par amour pour Ben, concéder à faire un peu d’effort et à mettre un peu d’eau dans mon vin. « Par contre, je te vois venir ! Retire-toi tout de suite de la tête ces projets de pyjama party tous les trois… » l'avertissais-je, index menaçant mais sourire malicieux sur le visage. « Sauf si j’ai le droit de lui mettre une raclée monumentale sur Street Fighter. Là ça se négocie peut-être. » ajoutais-je après un petit silence, un moue taquine sur le visage. Avec un sourire amusé, je retournais à la dégustation de ma glace avant de rompre à nouveau le silence qui s’était installé entre nous. « D’ailleurs tu sais s’il se passe quelque chose entre Ginny et Matt ? » Matt ne s’était jamais étendu sur le sujet en ma compagnie, connaissant sûrement mes griefs contre sa petite sœur, mais quand il l’évoquait lors de nos discussions je sentais bien qu’il y avait quelque chose qu’il ne me disait pas. « Non tu sais quoi, ne me dit rien. Je ferai les yeux doux à Matt pour qu’il crache lui-même le morceau. » Je n’avais pas envie que Ben se retrouve à faire les messagers, me révélant ce que Ginny lui confiait. Ça n’était pas honnête et je pouvais bien prendre mon courage à deux mains pour interroger moi-même Matt lors de notre prochain rendez-vous. Un petit sourire en coin étirait mes lèvres alors que je songeais à l’ironie certaine de la situation. C’était drôle, au fond, de songer que Ben et moi, liés par cette amitié profonde et unique, avions tous les deux un penchant évident pour le McGrath du sexe opposé au notre. « Qu’est-ce que vous diriez d’une petite partie de Mario Kart pour finir la journée en beauté ? On commandera sushis, si ça vous dit. » proposais-je, n’ayant pas la moindre envie de me séparer des Brody pour le moment.
Pour un gosse, Adam a toujours été trop futé, très débrouillard. Il sait parfaitement se débrouiller seul, et surtout, il adore tirer avantage de mon incompétence comme père pour me faire de sales coups. Bien entendu, il reste un petit garçon dans le fond, celui qui aime dormir dans son pyjama dinosaure et manger des pâtes en forme de lettres. Celui qui joue à chat, qui aime les glaces, et pour qui faire tourner son père en bourrique n’est qu’un jeu de plus. Je redoute ce moment crucial, dans quelques années, où il ne sera plus la bouille d’ange que j’ai tenté d’élever tant bien que mal avec Heidi et Loan. L’adolescence, quand il comprendra que j’ai toujours été un parent bas de gamme, quand il me jugera, me détestera, comme tous les ados. Je crois que je ne serais jamais prêt pour ce genre de crises existentielles et ces remises en question à répétition de mon peu d’autorité. J’ai mal préparé le terrain, je ne peux m’en prendre qu’à moi. Peut-être que Heidi sera plus à la hauteur que moi, peut-être qu’elle saura y faire, ou bien aurons-nous l’air de deux idiots qui essayent de canaliser et encadrer un garçon plus malin qu’eux. Parce qu’elle sera toujours là, c’est évident. La question ne se pose pas. Je ne m’imagine pas une seule seconde que quelque chose puisse la pousser loin de moi, et moi loin d’elle. C’est une certitude qui ne s’explique pas, qu’on ne questionne pas. La brune est là aujourd’hui, elle sera là demain, et tous les jours suivants jusqu’à je ne sais quand. C’est une évidence, quelque chose que rien ne peut changer, n’est-ce pas ? Il y aura d’autres sorties tous les trois sur la plage, d’autres jeux, d’autres enjeux, d’autres cornets de glace, les pieds dans le sable, la gueule de bois en moins. Y songer a quelque chose de rassurant et rend confiant. Quoi qu’il arrive, quelqu’un protège mes arrières. Comme un filet de sécurité. Rien de mal ne peut arriver. Rien qu’on ne puisse pas solutionner ensemble. Je ne pensais pas que la présence de Ginny dans ma vie serait un tel problème, pas au point que Heidi s’y oppose aussi farouchement. Et je crois bien avoir réussi à la rassurer un tant soit peu lorsqu’elle concède, soudainement, de faire un effort afin de cohabiter avec cette autre demoiselle qui s’est imposée si facilement dans ma vie. J’arque un sourcil dramatique, feignant d’être surpris tandis qu’en réalité je n’en attendais pas moins de sa part. Parce que je savais qu’elle le ferait pour moi, tout comme je m’adapterais pour elle dans la situation inverse. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle l’admette. Mon imagination assemble d’elle-même l’idée d’une pyjama party tous les trois avec un scénario de porno cheap où la soirée tournerait en orgie -et si cette idée me fait grimacer de dégoût, c’est bien parce qu’il y a Heidi dans le tableau et que cela reviendrait à coucher avec ma propre sœur ; gross. « Ca sera difficile parce qu’elle me botte le cul à Street Fighter et... » Ginny ne laisse personne gagner, pas même pour être sympa, pas même son propre fils. Et elle s’offusque lorsqu’on la laisse gagner. Non, la brune griffe et mord, elle sort les crocs, elle est intraitable, et chaque partie est une véritable question de vie ou de mort dont la manette finira traumatisée. Elle n’aurait pas de pitié pour Heidi, je le sais, mais peut-être que le souligner n’était pas nécessaire. Ce pourquoi la phrase s’évanouit dans l’air. « Je suis fier de toi. » je reprends plutôt, un bras autour des épaules de mon amie. Partager est sûrement l’une des leçons les plus difficiles à apprendre dans une vie, surtout dans une relation aussi exclusive que la nôtre. Il n’y a jamais eu d’autre personne, pas depuis des années, pas depuis Dean. Mais si même un ami d’enfance n’a pas pu faire le poids, qui le pourrait ? Je suis un peu plus étonné d’entendre la jeune femme parler de Matt et se montrer curieuse au sujet de l’état de la relation frère-sœur des McGrath. Je n’ai jamais considéré que cela était mes oignons et je préfère autant ne pas m’en mêler. Trop pour moi. « Tu sais, j’évite de m’étaler auprès de Ginny ou de Matt par rapport à mon amitié avec l’un ou l’autre. Je ne tiens pas trop à me mettre entre ces deux-là. » Comme on ne s’interpose pas entre deux chiens qui grognent. Heidi décide d’enquêter dans son coin, grand bien lui fasse, bien que je ne sache pas ce qui la pousse à vouloir des réponses à ce sujet. Une fois que notre balade touche à sa fin, Heidi pleinement satisfaite de cette bouffée d’air frais, moi un peu moins malade qu’il y a quelques heures, et Adam commençant à être à court d’anecdotes scolaires, la jeune femme propose que nous rentrions à l’appartement pour quelques jeux vidéos et des sushis qui sont deux suggestions qu’un bon Brody ne décline jamais. Adam hurle littéralement son consentement en commençant à courir en direction de la voiture, les bras tendus comme un avion pour allez savoir quelle obscure raison qui ne naît que dans l’esprit d’un gosse. Que j’acquiesce à mon tour n’est pas un mystère. Le chemin se transforme rapidement en carpool karaoké lorsque Bohemian Rapsody résonne dans l’habitacle, ce qui est un véritablement classique de ce trio déchaîné ; chacun a sa part, tout le monde sait ce qu’il doit faire, si bien que les canons et les harmonies sont impeccables, la chorégraphie bien en place, les mimiques au poil, et que la petite représentation privée est sans fausse note. Freddy serait si fier. Une fois à l’appartement, je réalise que j’ai laissé mon téléphone sur la table basse du salon. Une notification indique quelques appels manqués, des sms et des snaps de la soirée d’hier qui sont certainement un concentré de choses que j’aurais préférées oublier. Mais le plus important, c’est ce message vocal, ce timbre féminin qui me remercie pour hier soir et qui, pour le plus grand plaisir et la sainteté de mon égo, complimente mes performances avec autant de générosité qu’une cuillère de Nutella sur du pain. « JE LE SAVAIS. » je m’écrie, les bras en l’air, vainqueur et soulagé d’avoir essuyé mon esprit d’un doute qui m’aurait hanté jusqu’à la fin de mes jours ; étais-je rentré seul ou était-elle partie tôt ce matin. « Je le savais qu’elle était partie avant que je me réveille ! » L’honneur est sauf, le nom de Brody est sans tâche, le blason brille et c’est une ligne de plus au tableau de chasse du grand seigneur de la drague. « Qui ça, papa ? » demande Adam, curieux, lui qui était si fier de son sale coup consistant à me faire croire que j’avais failli à ma réputation. Et j’hausse les épaules. « Qu’est-ce que j’en sais ? » Ce n’est pas comme si son nom était important.