Il ne s'agit pourtant pas d'un événement important, le vernissage de cette collection acquise par la fondation pour agrémenter le département des littératures en langue africaines et pourtant, les crépitements des flashs mitraillent Jonathan Deauclaire alors qu'il quitte le gala dont il était l'hôte. Quelques photographes de la presse locale, beaucoup plus de photographes correspondants de la presse people australienne. Les premiers relaieront l'information culturelle dans un article insipide dans le Brisbane Times, les autres parutions on s'en doute, s’inquièteront - comme lui à l'issue de son discours d'ouverture - que de l'absence à ses côtés.
Il se fraye un passage jusqu'à la Lamborghini rutilante qui l'attend déjà grâce à l'un des voituriers engagés par ses propres soins pour la soirée, en relativisant du fait que la présence des paparazzis ce soir est entièrement de sa faute. S'il ne s'était pas pavaner top model au bras quelques jours plus tôt, les vautours de la presse à scandale ne seraient pas en train de survoler la moindre de ses allées et venues pour voir qui lui tient compagnie, ou pas. Choux blanc ce soir, puisqu'il repart tel qu'il est arrivé: seul. Est-ce elle qu'il va rejoindre quittant le domaine de la fondation pied au plancher afin que les berlines noires ne puissent pas le suivre ?
...Les Touaregs ont un rapport privilégié avec la solitude. Esuf, le mot qui la désigne, a chez eux un sens particulièrement riche. Comme en français, il désigne aussi bien la situation et les sentiments du délaissé que les lieux désertés par les hommes mais il a une signification supplémentaire : on dit d’un homme qu’« il est dans l’esuf », ou que « l’esuf est en lui », s’il est accompagné dans sa solitude par le souvenir des moments enfuis où elle ne l’habitait pas. L’esuf est la solitude mêlée au sentiment vif encore d’une présence maintenant abolie."
Il monte le son de KIIS FM au maximum, et bien que le dernier single de cet artiste américain qui a assisté à son dernier défilé front row ne soit pas sa tasse de thé, les basses ont le mérite d'être assez profondes et puissantes pour l'empêcher de ressasser la conclusion de son discours d'ouverture de tout à l'heure, déjà qu'il y a passé la nuit après avoir passé 24h non stop à l'atelier à travailler pour terminer la robe que portera une starlette en vogue sur le tapis rouge du Toronto International Film Festival. Deux nuits blanches d'affilée se terminant sous un tonnerre d'applaudissements au gala alors que la conclusion du discours a éveillé la douleur chronique responsable de son humeur devenue incompatible avec les festivités de la soirée. Il est complètement déphasé, de l'ordre du décalage horaire alors qu'il n'a pas bougé de Brisbane. Alors il a quitté le Gala de la fondation avant la fin, après avoir serré le nombre réglementaires de mains pour pouvoir se barrer plutôt que de supporter l'hypocrisie et l'ironie ambiante.
Tout cette étalage de richesse dont il est le premier à faire preuve, et pourtant il n'a profité de rien, car il n'avait personne avec qui le partager. Et s'il n'avait personne avec qui le partager, c'est parce-que d'une part Jamie n'a pas pu faire acte de présence ce soir, et d'autre part, parce-que Jonathan Deauclaire n'est pas assez bien pour Irène Delaney, pensez-vous. Dans le fond est-ce que ça change quelque chose d'avoir son nom sur le podium du classement des fortunes australiennes selon Forbes ? Non. L'argent ne fait pas le bonheur et il ne transforme pas non plus les roturiers en prince de sang royal. Quoi que...
La musique est interrompue par une de ses inspirations "brillantes" et au grand désarrois de ses investisseurs, il ne s'agit pas d'un savant mélange de matières et de nuances pour la prochaine collection de la Maison Deauclaire. Première tonalité. Trop tard pour essayer de se souvenir du nombre de flutes de champagnes qu'on lui a servi et qu'il accepté, mais il sait qu'il n'a pas besoin d'un DUI à son palmarès et qu'il ne devrait pas être en train de conduire cette voiture, encore moins à cette vitesse, encore moins en téléphonant, encore moins à Irène.
Répondeur. Jon imite l'accent anglais à la perfection lorsqu'il a bu, c'est juste un peu con que l'alcool le fasse mâcher la moitiée des mots. Ca le rendrait presque méconnaissable au téléphone. Sauf qu'Irène - en plus de reconnaître son numéro- est sans doute capable de le reconnaître entre milles âme marchant à travers la vallée de l'ombre de la mort.
"Ca ne vas pas m'empêcher de te parler parce-qu'il y a très peu de choses capables de me stopper ce soir et un répondeur n'en fait pas parti.
Tu savais qu'il était possible d'acheter un titre de Lord en même temps qu'une parcelle de terrain en écosse pour une bouchée de pain sur internet ?
Je n'étais pas certain duquel était le plus prestigieux et j'ai eu la flemme de faire des recherche alors j'ai plus ou moins tout acheté je suppose que ça fait de moi quelqu'un de plus titré que toi, plus que ton père sans doute plus que tout les membres de ta famille réunis, plus que "Victor" et peut être même plus que la Reine tiens. Et pourtant, tu n'es toujours pas là...là étant...je n'ai aucune idée d'où je suis...quelque part où tu n'est pas c'est tout ce que je sais. Et comme ça me donne l'impression de mourir voici mes derniers mots et mes dernières volontées:
- Pour écouter votre message tapez 1 pour l’enregistrer à nouveau tapez 2... -
Et merde. Il raccroche, mais ne rappelle pas. Car maintenant qu'il y pense et s'il s'agissait réellement de ses derniers mots qu'est-ce qu'il lui dirait ? Depuis le temps qu'ils sont séparés il en a eu des occasions d'inventer des discours à lui servir. Mais il n'est pas prêt, il est même sérieusement saoul, et la musique est interrompue une deuxième fois cette fois par un appel entrant. Il décroche, le timbre de voix beaucoup plus froid que ce qu'elle à du entendre sur sa messagerie vocale:
e téléphone sonna une première fois dans le vide. Posé sur la table haute, le mode "silencieux" activé, les faibles notes de musique répétitives prétendirent résonner dans la pièce pendant ce qui sembla être une éternité. Sur l'écran, un nom scintillant en lettres lumineuses, une nom qui à lui seul aurait dû déclencher le protocole d'alerte. Et puis l'agitation s'évanouit, et le silence reprit ses aises.
Irene ne leva pas la tête une seconde. Le regard perdu dans la folle danse des flammes, au fond de l'âtre de la cheminée, un verre de vin à la main, elle faisait délicatement tourner le liquide grenat d'un geste du poignet. Elle ferma les yeux un instant, savourant la quiétude de l'instant, le son des vagues qui lui parvenait à travers la baie vitrée, grande ouverte. À côté d'elle, un livre fermé, attendant d'être lu pour la première fois. Pourtant, Irene n'avait pas la tête à se perdre dans les lignes d'encre, ce soir, non. À la place, son esprit ne faisait que tracer, dessiner, dissiper, plusieurs visages dont elle connaissait trop bien les traits. Elle savait qu'il était revenu en ville, et attendait un signe de vie avec la résignation d'une captive.
La tentation de prendre les devants avait été forte, ou même de réagir directement. Le souvenir de la photo volée, en pleine une, déclenchait toujours un battement irrégulier dans sa poitrine. Irrationnel. Jonathan et elle avaient vécu les dix dernières années séparés, et les rumeurs le concernant se portaient facilement jusqu'en Angleterre, mais elle ne gardait pas le souvenir d'en avoir autant souffert. Était-ce la distance ? Parce-qu'il n'était alors plus qu'un souvenir précieux, un trésor immatériel de sa mémoire ? Et que des nouvelles, aussi scandaleuses soient-elles, restaient une meilleure option que pas de nouvelles du tout. Maintenant qu'ils s'étaient revus, cependant, et qu'ils vivaient dans la même ville, les choses devenaient indéniablement plus compliquées.
Irene n'avait rien envoyé, même pas un message froid et coupant comme elle aurait pu oh si bien le faire. Elle y avait songé, à des phrases plus percutantes les unes que les autres. Mais jamais ses doigts n'avaient fait plus qu'effleurer l'écran du téléphone, retombant toujours à la dernière seconde. Ils n'étaient, pour ainsi dire, rien. Au nom de quoi pouvait-elle lui demander des comptes ? À presque quarante ans, Jon savait bien quoi faire de sa vie. Et elle était fiancée ! La Lady trempa les lèvres dans son vin avec agacement, resserra un peu plus sa prise autour du pied en cristal. La visite de Victor lui laissait un drôle de sentiment, un mélange de joie et de nostalgie qu'elle éprouvait le plus grand mal à supporter. Son fiancé était venu lui faire une belle surprise, à son tour quittant ses rues familières de Californie pour la retrouver sur un autre continent. Victor l'aimait, et malgré toutes ses bonnes intentions et son réel attachement à lui... Deux yeux bleus s'imposèrent à elle, mais ils ne reflétaient pas la douleur d'un doux ciel sans nuages. Au contraire, ils portaient le feu en eux, un feu sacré, une flamme de Dieu.
Elle posa précautionneusement son verre sur la table à côté d'elle par précaution, avant de le briser ou bien de le jeter contre un mur sous l'effet de la frustration. Irene ne se souvenait que trop bien des paroles de Jamie, de sa mise en garde. Et pourtant, elle avait choisi de faire confiance à Jonathan projetant sur le styliste mondialement acclamé les réactions attendues du jeune homme qu'elle avait passionnément aimé dix ans auparavant. Maintenant, elle se retrouvait le coeur brisé, puisqu'après avoir presque caressé ses lèvres et s'être nourrie de ses mots, elle avait un aperçu de l'envers du décor. Quel imbécile avait dit "les promesses n'engagent que ceux qui les croient" ? Là encore, elle ne pouvait pas lui en vouloir : après tout, il ne lui avait rien promis. Et même avec toute la mauvaise foi du monde, Irene ne pouvait pas douter de lui quand il lui avait dit qu'il pensait toujours à elle. Pauvre Victor, qui débarquait au milieu d'une mauvaise tragédie dont elle se trouvait seule actrice, élément déclencheur du drame. Elle devrait se résoudre à lui parler, au moins à lui expliquer la situation car elle ne souhaitait pas le prendre pour un idiot, ou lui donner une telle impression. Irene aimait Victor et le respectait. Et pourtant, elle mourrait d'en vouloir plus.
Elle se leva avec un affreux mal de tête, fermant la baie vitrée et repassant par la cuisine pour y déposer son verre. La nuit se trouvait bien avancée déjà, elle détourna le regard de l'horloge, préférant éviter de se torturer davantage avec l'heure tardive. Elle récupéra son téléphone sans y penser, mais la notification accrocha son oeil. Oh, dear.
Irene retint son souffle en écoutant le message, et ne fut pas longue à retourner l'appel, une sonnerie d'alerte transmettant une injection d'adrénaline à toutes les cellules de son corps. Ce qu'il disait n'avait aucun sens, et il était ivre, sinon plus que ça. Irene était inquiète, et il fallait qu'elle le retrouve. Au lieu de monter les escaliers pour aller se coucher, elle se dirigea vers le vestibule, enfila un manteau, une écharpe, sa paire favorite de Converses et prit ses clés de voiture. La Lady fermait sa porte au moment où il décrochait. Sa voix lui donna des frissons, et honnêtement, elle aurait eu du mal à dire si c'était une bonne chose ou non.
« Jon ? » Le diminutif était pratiquement ancré dans sa peau. Elle retint un très élégant "what the fuck" en entendant ses premières paroles, poussa à la place un soupir bien audible. Quiconque la connaissait un peu pouvait parfaitement l'imaginer lever les yeux au ciel comme elle savait si bien le faire - mais une pointe d'anxiété transparaissait malgré l'apparent agacement. À la place, elle opta pour une formule du même genre, quoique plus... diplomatique. « Shut up, est-ce que ça va ? Je n'ai rien compris à ton message, je... est-ce que tu es en train de conduire ? Ivre ? Dis-moi où tu es, gare-toi, je viens te chercher. Reste en ligne, surtout ne raccroche pas. »
Elle ouvrit la portière de la Porsche et démarra, quittant Bayside à la lueur des phares. Irene savait qu'elle devrait lui parler jusqu'à atteindre sa destination, encore grande inconnue de l'équation de la nuit qui s'annonçait exceptionnellement longue. Et pour être honnête elle n'avait pas vraiment besoin de ça maintenant. « Je quitte Bayside, j'ai besoin de tes directions. » Elle essayait au maximum d'adopter le ton de la froide et noble Lady Irene, peu désireuse de céder à la panique qu'elle sentait grandir dans son ventre et sa poitrine. Mais, connaissant Jonathan, surtout si ivre, il était plus intelligent de ne pas se braquer. Il y eut un silence au bout du fil, ne laissant de place que pour le bruit étrangement relaxant des roues sur le bitume. « So... quelle est cette histoire de titre et de terres ? Tu es le plus grand styliste du monde et tu as l'Australie à tes pieds, murmura-t-elle finalement. Et personne n'a dit que tu n'étais pas assez bien pour moi. » Elle jeta un coup d'oeil dans son rétroviseur, prenant la direction du centre en attendant d'en savoir plus. « Pour ce que ça vaux, je peux te confirmer que tu ne seras jamais aussi titré que la Reine. C'est la Reine, Jon. Mais tu serais sans aucun doute un très honorable concurrent pour le Duc d'Edimbourg. »
Un éclat de rire tellement pur que les vitres de la lamborghini auraient pu éclater, car il aime bien se prêter de tels pouvoirs surnaturels, ils auraient étés durement acquis. Après il a peut être la voiture qui irait avec mais tu parles d'un héro. D'ailleurs, il change de ton de manière édifiante. Parce-qu'il n'y a rien de drôle, et Irène en à pris conscience immédiatement. Elle a aussi prit sa voiture, et seulement maintenant Jon commence à mesurer la portée de ses actions.
Je vais te dire où je suis.
Et par la même occasion, retrouver un aperçu de l'influence qu'il peut avoir sur elle, même si pour cela il faut utiliser à la peur. C'est le propre de ceux qui flirtent un peu trop avec le côté obscur. Mais maintenant qu'elle s'est bien concentrée sur ce qu'il va lui dire, qu'il à sa pleine attention, il peut lui avouer exactement où il se trouve.
Je suis là d'où je n'ai jamais bougé alors que je pourrais facilement vivre à Paris, Milan...Peut être que je me suis dit qu'un jour tu reviendrais pour moi c'est la seule chose qui fait que j'ai pas perdu les pédales. Peut être aussi que si tu avais été là où je suis depuis dix ans, tu connaitrais mes habitudes et tu saurais exactement ou je vais m'arrêter ce soir.
Je ne t'en veux pas au point d'aller jetter mon génie créatif du haut d'une falaise alors rassure toi je t'attendrais la bas. C'est juste que cette fois je n'attendrais pas dix ans.
C'est un tel plaisir de la revoir, ne serais-ce que de l'entendre après tout ce temps. Un "Jon ?" révélateur. Quoi qu'il ai provoqué chez elle en l'appelant ce soir, elle était l'espace d'un instant hors de contrôle, ce qu'elle déteste, alors lui révéler malgré elle qu'il à sur elle ce genre de pouvoir ? Il avait été sur le point d'exprimer sa supériorité et son intention d'en profiter aussi souvent que l'occasion se présenterait. Mais elle l'avait coupé d'un "shup up" cinglant, qui n'eu pour effet de le réconforter un peu plus dans ce sentiment. Ca l'avait fait sourire en silence, le temps à Irène de l'imaginer à travers la ligne, et le temps pour lui de réaliser l'avoir peut être mise dans une situation délicate et de s'en vouloir même s'il n'en dira rien.
Aussi amoureux, pourquoi ne pas se contenter d'une déclaration d'amour ? Parce-que ce serais trop plat, banal ? On ne choisi pas son tempérament. Et vu ce qu'on dit du sien, "le Dragon", il est évident qu'il à une image à soigner maintenant. Laissons le être celui qu'il est devenu, puisque ça s'est fait au prix d'un sacrifice un peu lourd, l'amour ? Jon est resté à Brisbane, mais c'est cette partie de lui qui est partie.
Non mieux: elle est revenue. Et l'amour étant ce qu'il est, il s'est entiché d'un autre ? Il y a de quoi être un dégouté. Irène veux discuter c'est sa manière de retenir son attention qui se laisse retenir, mais apprivoiser le nouveau Jon est quelque chose de complètement différent.
Cette histoire de titres et de terres est une blague d'un goût aussi mauvais que le champagne qu'on nous as servi au gala de ce soir. Et dire que j'ai les moyens de fournir mes propre événements avec ton vin mais tu m'as brisé le coeur,je ne vais pas en plus te payer pour me torturer.
Peu importe, justement. En dix ans, j'ai été décoré Chevalier de la légion d'honneur. Un pauvre titre de chevalerie française c’est “peu” comme prédestinée, si c'était assez bien pour toi tu le saurais puisque tu aurais assisté à la cérémonie.
Elle l'aura peut être lu dans les magazines à l'époque et soudainement, Jon espère qu'elle ne le voit plus souvent dans les journaux. Elle n'y est pour rien il le sait il ne lui en veut plus pour les 10 dernières années mais qu'en est il maintenant ? Du jour au lendemain, elle n'ai qu'à sauter dans sa voiture pour le rejoindre en moins d'une heure et pourtant rien n'est comme avant, sauf quand ils arrivent à voler un moment ensemble. La encore, une simple invitation par message aurait pu suffire, plutôt que les conneries comme cette histoire de top model - pourvu qu'elle ne l'ai pas vu - ou comme cet appel à Irène ce soir.
J'aimerais savoir ce qui t'as fait revenir. Si c'est moi tu dois savoir que mon coeur apprécierait autant que mon égo, soit c'est de la sérieuse concurrence. Mais la concurrence est loin d'ici il me semble ? Et tu me manques plus maintenant que tu es de retour, essaye de me retrouver ?
our une étrange raison, Irene n’aima pas du tout la voix que prenait Jonathan lorsqu’il commença à lui répondre. Elle conduisait toujours, se rapprochant du centre-ville, incapable d’attendre plus longtemps dans une espèce d’angoisse paralysante, incapable de rester calme et mesurée, rongée par ce comportement qui ne lui ressemblait pas et par son ton coupant. Et pourtant elle ne voulait pas particulièrement se retrouver un soir, bien trop tard, à sillonner les routes à la recherche de son amant pour lequel elle venait de se donner une migraine quelques heures auparavant. Irene redouait de lui faire face s’il était ivre mais elle ne pouvait pas du tout rester sans rien faire ; la détresse qu’elle croyait discerner dans cet appel complètement impromptu lui aurait fait faire n’importe quoi pourvu qu’elle le retrouve et qu’elle s’assure qu’il aille bien. Ou, en tous cas, qu’il ne soit pas blessé. La Lady adressa un silencieux remerciement en un dieu auquel elle ne croyait pas vraiment pour ne pas avoir passé la soirée en compagnie de Victor. Irène préférait ne pas imaginer le tour qu’aurait pris la situation si elle avait dû recevoir cet appel en présence de son fiancé.
Plus Jonathan parlait, plus Irene écrasait l’accélérateur, incapable de penser à autre chose qu’à la voix de velours de Jon, et à ses accents venimeux. Malgré le virage et la nuit noire, elle ne pouvait se concentrer sur rien d’autre. « Je me suis dit qu’un jour tu reviendrais pour moi… » Marqué au fer rouge dans son esprit, elle savait déjà que ce qu’elle venait d’entendre la hanterait pendant longtemps. Elle conduisait probablement trop vite à ce moment-là mais se sentait incapable de s’arrêter, son cœur déchirant sa poitrine et un frisson glacé tétanisant ses muscles et toute pensée rationnelle. Les mots continuaient de couler ; elle aurait préféré ne pas les entendre, si seulement elle se trouvait trop engourdie par sa propre détresse… mais non, son esprit les recevait, les gardant probablement au chaud pour les prochaines longues nuits d’insomnie.
Elle n'aperçut les phares de la voiture d'en face qu'à la dernière seconde, et fit une embardée pour ne pas la percuter - Irene pila et les roues crissèrent affreusement, sa voiture manquant d’emboutir un panneau de signalisation, s’arrêtant à quelques centimètres d’une barrière de sécurité.
Malgré les tremblements, elle écarta les cheveux bruns qui lui tombaient dans les yeux, trop sonnée pour former une pensée cohérente. Le temps semblait s’être arrêté. Touchant son visage du bout des doigts, comme pour se rassurer et se prouver qu’elle n’avait rien, elle sentit quelque chose d’humide sur ses joues. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle réalisa qu’elle pleurait en silence, et au bout du fil, Jonathan continuait de cracher un venin qu’elle ignorait pouvoir jamais trouver en lui. Pendant un court instant de pur délire, Irene se demanda si c’était bien lui au bout du fil. L’homme qui avait accueilli son retour un an auparavant avec suspicion mais espoir ; qui l’avait étreinte dans son Atelier comme si leur passé avait pris fin la veille… Lui avait-il montré une facette de lui trop polie, trop contrôlée ? Sans doute assistait-elle à la révélation d’une autre partie de lui, nettement moins plaisante, et beaucoup plus blessante.
Elle se rappela soudainement de respirer, et reprit peu à peu possession de son corps. La mâchoire serrée, elle se remit en route, plus prudemment cette fois – et faisant demi-tour. La falaise ? Quelle putain de falaise ? Elle n’avait aucune idée de quoi il parlait ; il lui fallait des coordonnées, une adresse… mais elle ne voulait pas lui donner une autre raison de remuer le couteau dans la plaie. Où qu’il soit, elle le trouverait, même si elle devait passer par toute la côte de ce pays, jusqu’en Ecosse ou en Chine, elle le trouverait, lui et sa maudite falaise.
Irene reprit la direction de Bayside, choisissant de ne pas répondre aux accusations à peine voilées de Jon. Intérieurement, elle bouillait, de tristesse et de rage et de frustration, de déception et d’impuissance. Sérieusement, il choisissait ce moment pour lui reprocher ? Il savait ce qu’il s’était passé, qu’elle n’avait rien à voir avec son propre départ et qu’on leur avait sciemment menti, à tous les deux. À l’époque, Irene sortait de son monde et devait encore obéir à ses parents et à la pression sociale et jamais, jamais, elle n’aurait osé défier l’autorité de sa famille. Et lui, s’il était si malin ?
Echouant à se retenir si longtemps, elle lui retourna sa propre rhétorique. Une gaminerie certainement, "c'est celui qui dit qui y est", une simple répartie facile et cheap. Peu importe s’il entendait sa voix secouée par les larmes – elle doutait d’ailleurs qu’il puisse le percevoir. Irene pleurait rarement ; de la même manière qu’elle s’excusait, complimentait, se confiait ou se mettait en colère, il s’agissait d’une démonstration d’émotions particulièrement vive, et donc rare, cantonnée à des occasions extrêmes. Le sentiment lui était peu familier et l’habitude de se montrer impassible tellement forte qu’elle n’aurait pas été surprise si sa voix n’avait pas flanché. « Et toi alors ? Entre te payer un appartement sur les Champs Elysées à Paris ou une villa à Milan, tu n’as pas pensé qu’un billet d’avion pour Londres serait l’option la plus raisonnable ? » S’il pensait vraiment ce qu’il lui reprochait, alors il se comportait comme le roi des abrutis. Il aurait pu venir la chercher, en Angleterre, dès le début de sa notoriété. Il avait eu dix ans pour économiser, acheter un foutu billet et s’armer de son légendaire courage et de sa tumultueuse audace pour venir la chercher, pendant tout le temps où elle attendait ses lettres et où elle se croyait abandonnée. Ses doigts lui firent mal à force de se crisper sur le volant, mais Irene se retient à la dernière minute de hurler dans le haut-parleur qu’elle était revenue pour lui – et avec, une énumération d’insultes qui ne devraient probablement pas sortir de la bouche d’une aristocrate. Ce n’était pas utile, elle doutait qu’il la croie, si persuadé de… de quoi au juste ? « Ne joue pas la carte de l’amoureux abandonné parce-que si tu crois une seule seconde que ça a été facile pour moi… » Son ton indiquait une menace, et sa voix se brisa au souvenir de sa dépression. To hell and back, de retour auprès de lui. Et il osait en douter ?
« Et dire que j'ai les moyens de fournir mes propres événements avec ton vin mais tu m'as brisé le coeur, je ne vais pas en plus te payer pour me torturer. »
La brune étouffa un hoquet de surprise, mais heureusement pour elle qu’il enchaîna tout de suite, l’effet bombe nucléaire dispersé immédiatement, parce-qu’elle n’était pas sûre qu’elle y aurait survécu, eut-il ménagé une pause après ça. Irene fit appel à toute sa concentration, toute sa force et à trente-quatre ans d’éducation rigoureusement empreinte de tradition et de maintien pour ne pas planter sa voiture ou exploser sur le champ. Il lui en voulait encore ? Après ce qui leur avait fallu pour se pardonner, il lui en tenait toujours rigueur, dirigeant contre elle la rancœur initiée par leurs bourreaux ? Finalement, la Lady haussa les épaules, évacuant un peu de frustration en grommelant une défense peu convaincante. « Oh please, tu es absolument ridicule. » Probablement pas la meilleure chose à dire, mais c’était tout ce qu’elle possédait pour le moment.
N’allait-il pas la lâcher avec cette histoire d’être assez bien pour elle ? Elle leva les yeux au ciel d’une manière qui aurait glacé n’importe qui. Oui, bien sûr, elle savait, elle l’avait lu partout et s’était sentie emplie d’une immense fierté en apprenant la nouvelle. Comme tout le reste d’ailleurs, puisqu’elle avait suivi son ascension avec attention, de son premier défilé à son dernier couronnement. Juste le parcours professionnel, bien sûr. Elle faisait peu de cas des conquêtes que les journaux lui prêtaient, préférant éviter inutilement de ressasser les mêmes cauchemars.
Finalement, le Dragon avait peut-être intérêt à ce qu’Irene ne le trouve pas. Sa carapace se fissurait à vitesse grand V et si elle ne se calmait pas d’ici là, elle était bien capable de lui asséner la plus grande gifle de l’Histoire. Méritée, de toute évidence. Et ceci, mesdames et messieurs, comptait parmi les raisons pour lesquelles Irene ne se soûlait jamais. Éviter les appels inappropriés à son grand amour, lui reprocher dix ans de misère affective à coup de punchlines sauvages… ce genre de choses.
La suite la calma à peine, lui donnant au mieux l’impression de ressasser toujours la même chose – et ignorant avec une mauvaise foi flagrante que peut-être elle ne lui avait jamais révélé pourquoi elle était revenue. Légitimement, elle avait évoqué la seule raison professionnelle, pourtant prenant garde à semer des indices ici et là. Légitimement, comme peut-être toute femme, ou toute âme amoureuse, elle s’attendait à ce que l’objet de son attention comprenne les messages subliminaux, les silences dans ses phrases, et lise les sous-titres si évidents de ses confessions voilées.
Irene garda le silence longtemps, profitant de cette brève trêve pour chercher sa direction. Enfin, pour tout ce qu'elle savait, "falaise" pouvait désigner un endroit naturel aussi bien que le nom d'un bar ou d'un night-club. Un soupir à peine audible, et elle s'engagea sur une route qui semblait monter. Jusqu'au sommet du monde, alors. Elle se demanda brièvement jusqu'à à quel point garder le silence jusqu'au bout ou changer de sujet était acceptable. Parce-que pour tout l'or du monde, elle ne souhaitait pas du tout répondre à ça. Décidément, il n'y avait bien que le Dragon Deauclaire pour la faire sortir de ses gonds de manière aussi violente et chaotique.
Un ricanement lui échappa, cependant. « La concurrence ? Je croyais que le Dragon était incontesté dans son domaine... » finit-elle par répondre. Irene pensa qu'il se référait à Victor, à son fiancé du bout du monde. Ça ne pouvait être que ça, right ? « Tu sais très bien pourquoi je suis revenue, et si tu ne le sais pas, tant pis pour toi. Je ne te dirais rien tant que je ne te verrai pas. C'est trop facile sinon. » Certainement plus délicat que de répondre quelque chose comme "oh oui, je suis revenue parce-que je me marie dans quelques mois mais que je l'aime moins que toi", ou dans le même genre, "je suis revenue me torturer parce-que je suis finalement engagée à quelqu'un d'autre mais personne n'est aussi bien que toi"; et certainement moins banal que "je suis revenue parce-que j'aime l'Australie et nous avons de belles vignes ici". Et moins traumatisant que "je suis revenue pour toi".
« Maintenant, si tu veux bien arrêter deux secondes d'être aussi cryptique et cynique, je suis en train de tourner dans Bayside et j'ai besoin d'une direction précise. Je ne suis pas d'humeur à faire toutes les rues pendant dix ans jusqu'à ce que tu daignes te montrer. Même si, et elle a le sentiment net qu'ils le savent très bien tous les deux, elle le ferait sans hésitations... mais pas sans se faire un peu prier avant. Et fais un effort pour avoir l'air un minimum sobre quand j'arrive, s'il te plaît. Ma voiture est neuve, j'aimerais ne pas tacher les sièges. », commente-t-elle sobrement. Aussi, Irene n'a jamais particulièrement été reconnue pour son humour. Elle a de l'esprit et est toujours agréable, mais la Lady n'a pas le rire facile et n'a jamais cultivé un penchant pour la comédie. Jon a toujours aimé la faire tourner en bourrique et elle se prenait tout le temps au jeu ; c'était innocent, plaisant, follement amusant, et il la faisait rire comme jamais, la joie pour simple raison de vivre. Ce soir, le jeu n'a pas les mêmes enjeux, plutôt une amertume la rattrapant maintenant que ses larmes avaient séchées.
Pire, elle ne savait toujours pas ce qu'elle ferait lorsqu'il se tiendrait devant elle.
Pas besoin de faire d'efforts pour avoir l'air sobre à vrai dire. Les bandes de signalisations défilaient un peu trop vite sous les phares de la voiture, et il trouvait les mots d'Irène aussi acerbes que les siens, elle aurait tout aussi bien pu lui hurler "à quoi tu joue ?!" sauf que ça n'a rien d'un jeu et il ne le prend pas comme tel. Pas après qu'il se soit garé lui même sur le côté de la route pour se laisser le temps de de se calmer et laisser son rythme cardiaque reprendre une allure normale. Le bruit du klaxon et les crissements de pneus la respiration erratique d'Irène et les sanglot qui menacent à tout prix de briser sa voix lorsqu'elle parle, il aurait fallu être sourd où absolument self-absorbed pour ne pas les avoir entendus. Ça l'avait fait dessaoulé en moins de deux.
Après un long silence il reprend la parole, quand il retrouve un semblant de ses pleins moyens pour lui dire ce qu'il ce qu'il pense calmement, et sans jouer une comédie qui dure depuis trop longtemps. Leur rôles s'inversent et maintenant c'est lui qui espère qu'ils se rejoignent le plus vite possible ne serait-ce que pour être en sécurité et pas en voiture, mais plus en sécurité. A un point de rendez-vous beaucoup plus neutre que l'Atelier d'ailleurs.
Ses pensées vont à un peu trop vive allure lorsqu'il est dans cet état et à cet instant il veut lui donner ce fichu point de rendez-vous mais la manière dont elle l'a appelé "Le Dragon Deauclaire" lui a laissé sous entendre qu'elle n'est pas fan de cet homme, peut être même qu'elle le craint. Il comprend que si Irène ne s'est pas retombé dans ses bras immédiatement, c'est peut être parce-qu'il n'a pas été cohérent dans sa manière d'agir soit indigne de confiance ou de sacrifier un autre amour représenté par sa bague de fiançailles. Ce n'est pas faute d'avoir essayé de renvoyer l'image de l'ancien Jon qu'elle espérait retrouver mais les journaux se sont sans doute occupés de la prévenir qu'il était "incontesté dans son domaine", dans la mode comme avec les femmes. L'idée que j'entretienne un harem de femmes mariées ne dois pas être séduisante, pourtant:
Oui, je suis incontesté dans mon domaine, tu m'as appelé Dragon c'est que tu as lu des chose sur moi alors tu sais que mon domaine c'est les femmes des autres. Tu es fiancée à la concurrence c'est plus compliqué mais tellement plus beau, on dirait de la poésie: la femme fiancée ou la femme mariée que je désire le plus ne pouvait être que toi...
Tu ne dois te marier que jusqu'à preuve du contraire et tu mourrais d'envie que je sois cette preuve sinon tu ne serais pas revenue à Brisbane. Je sais, mais je voudrais l'entendre. Rejoins moi au pub McTavish ?
Jon reprend le volant pour se rendre au pub. L'institution familiale qu'est le Mactavish est un des endroits favoris de Jon et il se doute qu’elle n'y a jamais mis ses pieds de Lady. Elle devrait être surprise lorsqu'au lieu de se retrouver avec son ex bourré dans le dernier des rades du pays, elle serait projetée dans une ambiance d'Écosse du 18ème siècle en compagnie de celui qu'on appelle "le Dragon", qu'elle vas rencontrer pour la première fois. La part obscure qui a éclos sur une plage.
Je t'y attends. Fais en sorte de pas te faire enlever par les aliens en chemin cette fois et Irène, je suis désolé de t'avoir fait prendre ta voiture dans de telles circonstances.
Et il est sincère, tout comme il ne pourrait pas nier qu'il apprécie la manière désespérée avec laquelle elle s'est jeté corps et âme à sa recherche parce-que c'est lui, même si elle ne sait plus très bien qui il est. Il a toujours beaucoup d'ascendant sur elle, elle le sait et il a hâte de la revoir s'énerver pour ça.
l y a dans le paysage nocturne quelque chose qui la rassure, au fur et à mesure qu'elle roule. Son coeur reprend une allure décente, et les brumes de ses pensées se dissipent peu à peu. Même si son instinct lui souffle que la partie d'ascenseur émotionnel qui est en train de se jouer malgré eux est loin de se terminer, refuser la trêve qui se présente serait idiot. Et Irene continue de conduire, petite Lady brutalisée par le souvenir d'un homme qui n'est plus, hantée par le fantôme qui hante son coeur et son corps depuis dix ans. Pas d'illusions pour la comtesse, celui vers qui elle se dirige sera le Dragon en majuscules. Quant à savoir si elle aura le courage de lui faire face, c'est une autre histoire.
Encore une fois, sa réplique est coupante et appuie parfaitement là où ça fait mal. Elle, elle n'a pas tellement changé, finalement. Ou peut-être vit-elle encore dans le passé ? Irene encaisse les coups avec une certaine dignité, si l'on veut, après avoir failli se foutre en l'air et pleuré comme une adolescente. « Oui, je suis incontesté dans mon domaine, tu m'as appelé Dragon c'est que tu as lu des chose sur moi alors tu sais que mon domaine c'est les femmes des autres. » Elle hausse un sourcil et sent qu'on approche d'un point sensible. Irene voudrait lui demander de se taire mais c'est trop tard et ils sont allés trop loin, on ne s'enfuit pas comme avant. C'est douloureux mais c'est à ce prix qu'elle comprend que le présent la rattrape et qu'il va falloir lâcher prise, abandonner à l'écrin du passé son grand amour. Et s'il en demeure une partie chez cet homme redoutable et redouté, génie absolu, maître de son monde et dieu parmi les hommes, elle devra lutter pour le lui faire avouer. « Tu es fiancée à la concurrence c'est plus compliqué mais tellement plus beau, on dirait de la poésie: la femme fiancée ou la femme mariée que je désire le plus ne pouvait être que toi... Tu ne dois te marier que jusqu'à preuve du contraire et tu mourrais d'envie que je sois cette preuve sinon tu ne serais pas revenue à Brisbane. Je sais, mais je voudrais l'entendre. » Ah, on y est. Quelque part, la brune se sent soulagée - soulagée qu'il sache. Il a toujours su, de toute façon. Irene ne croit pas aux coïncidences mais veut croire aux probabilités. Soit, il l'entendra. Mais elle garde pour lui une pique, pour lui faire ravaler sa poésie et cracher son feu encore une fois. Enfin, cela ne change rien. Oui, elle meurt d'envie qu'il soit cette preuve et d'un autre côté, peut-être aurait-elle préféré entendre une autre version, qui rendait les choses infiniment moins compliquées. Ça n'aurait pas été plus supportable s'il l'avait rejeté, mais moins déchirant. « Rejoins moi au pub McTavish ? Je t'y attends. Fais en sorte de pas te faire enlever par les aliens en chemin cette fois et Irène, je suis désolé de t'avoir fait prendre ta voiture dans de telles circonstances. » Elle acquiesce silencieusement. « Bien. Je suis en chemin. J'arrive. » Puis, Irene coupe la conversation, laissant le silence - sinon le roulement des pneus sur la route - envahir à nouveau l'habitacle.
Le pub McTavish, bien. Elle n'y a pas souvent mis les pieds mais elle sait où ce trouve ce lieu phare de la vie à Brisbane, et ne met pas très longtemps à le trouver. Jonathan doit déjà être là, lui. Irene se gare proprement, coupe le contact et attend. Une, deux, cinq minutes ? Elle ne saurait plus le dire, mais elle attend suffisamment pour que la tempête soit retombée en elle. Et puis elle se recoiffe, prend soin d'effacer les traces de mascara qui ont inondé ses joues de noir, et rajoute juste une touche de rouge à lèvre. Pour se donner du courage, dit-elle. C'est lorsqu'elle sort de la voiture que, pour la millionième fois, ses yeux bruns tombent sur cette petite bague qui scintille à son doigt, petit bijou fin et délicat qui lui ressemble tant. Petite bague qui n'a rien demandé, sinon d'unir deux coeurs, et certainement pas de les briser tous les deux. Étant donné les circonstances, elle n'est pas sûre que parader avec ce symbole de la concurrence soit judicieux, mais d'un autre côté, ce n'est pas juste pour Victor de l'enlever et de prétendre qu'elle n'existe pas. Alors, en dépit d'une bonne alternative, Irene défait de son cou la petite chaine en argent qui ne la quitte jamais et y glisse sa bague, à la manière d'un pendentif. Là. Un compromis.
Elle marche vers le bar et réalise alors qu'elle porte toujours la même tenue ; un jean sombre, un joli pull blanc et une paire de Converses bleu marine. Sur cette femme qui se tient droite et marche comme une princesse, ça aurait presque l'air déplacé mais de toute façon, Irene ne peut pas s'habiller en Deauclaire tous les jours... Il est la première silhouette qu'elle aperçoit dans le bar. Assis à une table, et son coeur s'enflamme rien que de poser les yeux sur lui- elle lutte pour que sa résolution ne faiblisse pas, et le rejoint, s'installant directement en face de lui.
Il y a un silence, pendant lequel ses yeux le parcourent et tentent de l'apprivoiser à nouveau. Le besoin, cruel, de le toucher, de l'effleurer... « J'ai eu raison des aliens, comme tu peux le voir, finit-elle par murmurer avec un sourire fin, une pointe d'ironie dans la voix qui ne trahit pas le tumulte intérieur. Malgré tout ses yeux se voilent d'une inquiétude légitime et l'ironie a disparu maintenant. « Je vois que tu vas bien, je suis soulagée. » Elle ne sait pas vraiment quoi dire, et finalement, amorce les hostilités. « Mais tu as raison, Jon. Tu peux l'entendre, tu as bien gagné ce droit, après tout. Je suis censée me marier cet hiver, donc dans quelques mois seulement, jusqu'à preuve du contraire, comme tu dis. » Elle ne leur laisse pas de répit et s'assure de rencontrer les yeux bleus comme le ciel qui lui font face. « C'est une confession qu'on ne m'arrache pas facilement, mais c'est vrai, je voudrais que tu sois cette preuve. » Elle retient son souffle un instant, tente de ne pas se perdre. Opération à coeur ouvert, cette fois. Elle n'a, de toute façon, rien à lui cacher. Il pourra le lire en elle, malgré tous ses masques et là, ce soir, après la fatigue et l'anxiété, irene n'est pas d'humeur à lui cacher ses pensées. « Ça a toujours été toi. » Cinq petits mots de rien du tout, lâchés dans un battement de coeur, elle n'est pas sûre qu'ils recevront un écho.
Finalement, c'est ça, leur moment épique ? L'instant dont elle avait rêvé ? Sauf qu'à une différence près, ils n'étaient pas assis dans un bar après que l'un d'entre eux se soit soûlé, pas après avoir pris la voiture et s'être malmenés au téléphone. Et surtout, dans son rêve, elle n'a pas l'horrible et terrifiante peur qu'il lui brise le coeur, l'âme, et elle avec. Non, dans son rêve, ils se retrouvent et c'est heureux ! C'est un bloody happy ending, de ceux qu'on promet aux princesses et aux gamines, où les deux amants éternels se retrouvent et réussissent à s'aimer. Mais elle n'est que comtesse, et elle n'est plus une gamine.
« Mais pour toi ? Que suis-je ? Une femme presque mariée que tu désires, une autre, juste une autre ? Que tu désires uniquement parce-que je suis engagée. Qui sait, si j'étais revenue célibataire tu ne m'aurais peut-être même pas regardée, et si j'étais mariée, tu m'aurais déjà eue. » Un rire sans joie s'échappe de ses lèvres rouges et elle espère elle aussi appuyer où ça fait mal. S'il a quelque chose à avouer elle veut l'entendre et savoir si elle pourra continuer sa vie ou si elle devra se jeter du haut de la falaise. La question est rhétorique mais l'interrogation qui se dessine en relief est bien réelle. Irene sait qu'il la lit dans ses yeux et elle ne fait pas miner de la déguiser outre mesure. En fait, c'est plutôt explicite. S'il la désire juste parce-qu'elle est engagée à un autre, c'est une balle dans le coeur, c'est une seconde mort et des funérailles pour ses dix ans de désolation. Si ce n'est pas le cas... eh bien, à ce moment-là s'ouvrira l'éventail des possibles.
Jonathan a eu le temps de commander un premier verre. D'appeler la conciergerie centurion de sa carte american express pour organiser le chauffeur qui passera prendre sa voiture pour la ramener chez lui. Il prendra un taxi, ou Irene le reconduira si elle n'a pas trop peur pour les sièges de sa voiture. Car il a commandé un deuxième verre de whisky et il est bien entamé lorsqu'elle fait son apparition.
Et son apparition lui fait le même effet que si c'était la première fois qu'ils se revoient après 10 ans, comme si dans le fond une partie de lui n'avait jamais quitté la plage, l'attendait encore et la voyait arriver. C'est pathétique. Heureusement elle ne lui laisse pas le temps de jouer à l'amoureux transit bien que son regard se soit chargé de le trahir et de révéler à Irene l'importance qu'elle a pour lui. Elle ne le sait pas, elle vient de le dire elle même, elle en doute, mais alors que la liste de ses aventures s'allonge, il n'y a qu'elle qu'il regarde de la sorte: ça a toujours été elle.
Les choses escaladent vraiment rapidement et pour une fois il n'y est pour rien, à moins que ce soit l'état dans lequel il l'a mise qui à au moins le mérite d'avoir fait tomber les barrières de la jeune femme ? Comment ça, c'est une confession qu'on ne lui arrache pas facilement ? C'est trop facile: sans filtre, sans la moindre retenue, alors qu'elle est à peine installée face à lui, elle lui déclare de vive voix ce qui se passe dans leur échange de regard: ça a toujours été eux.
Il ne peux qu'imaginer l'état dans lequel elle se trouve d'avoir à lui dire et surtout dans des conditions aussi pitoyables, mais Jon, ou plus exactement le Dragon n'en ai pas grand chose à faire, c'est vrai. Patienter des heures sur une plage ça anéanti le goût du romantisme au point ou, au point ou on en est, fuck le romantisme on est dans un pub on ne vas pas engager l'orchestre pour jouer la sérénade en fond sonore non plus.
Le rire d'Irene aurait pu lui glacer le sang si lui même n'était pas aussi chaud, commandant son troisième verre d'un signe de la main à la serveuse. Et quand elle lui apporte sa commande, la main de Jonathan ne se tend pas pour attraper son verre mais pour oser un mouvement vers Irene, qu'il a observé dans le plus grand des silence depuis qu'elle s'est mise à rire nerveusement. Excepté pour ce qui est de ne la considérer que comme un trophée, le portrait redoutable qu'elle à dressé de celui qu'elle a retrouvé à Brisbane est fidèle à la réalité. Bras tendu vers son visage, les doigts de Jon effleurent la mâchoire d'Irene du bout des doigts avec un touché de styliste qui découvre la plus parfaite des fabriques pour le plus beau de tous ses projets.
“Ce que tu dis est si vrai que j'aimerais que tu sois déjà mariée, j'aurais au moins le souvenir de t'avoir déjà eu, et je ne t'aurais pas prise qu'à moitié.”
Joueur d'échec, stratège, Dragon...Jonathan aurait probablement utilisé la politique de la terre brûlée en s'assurant que la concurrence ne soit plus mariée qu'à des cendres si un tel scénario avait eu lieu, d'autres ont brûlés des empires en commençant pourtant seulement par mettre le feu aux draps. Lui qui cherche un petit nom affectueux pour appeler ce Dragon qui lui colle à la peau, Nero semble tout indiqué.
“Il n'y a que toi que je veuille vraiment.”
Seul problème, il a changé, et elle n'aime pas particulièrement celui qu'il est devenu. Elle ne l'a pas exprimé de vive voix mais il s'en doute. Pourtant même ce soir, le Dragon n'a pas prévu de prendre des vacances pour laisser Jon refaire surface. Winter is coming, le mariage d'Irene est prévu dans quelques mois et la personnalité redoutable donc de Jonathan n'a pas la moindre intention de se résoudre à une telle issue. Il a prit l'habitude d'obtenir tout ce qu’il souhaite ou plus exactement de faire en sorte que les autres veuillent la même chose que lui. Ce qui le rend fou ? Il ne peut pas affirmer avec certitude qu’Irene le veut tout autant. Si elle ne veut pas de celui qu’il est devenu mais qu’elle ne peut pas avoir celui qu’il n’est plus, alors il se trouve dans une zone grise, une brume épaisse dans laquelle il s’enfonce un peu plus verre après verre.
e frisson qui la parcourt lorsqu'il pose ses doigts sur son visage n'a rien à voir avec la fraîcheur de la nuit. Irene ferme les yeux, laisse les mots de Jonathan pénétrer son esprit, graver sa mémoire, comme tous les précédents. Elle sent une chaleur douce envahir son ventre, sa poitrine. Ce que tu dis est si vrai que j'aimerais que tu sois déjà mariée, j'aurais au moins le souvenir de t'avoir déjà eu, et je ne t'aurais pas prise qu'à moitié. Il n'y a que toi que je veuille vraiment. Le rouge de ses joues s'intensifie lorsqu'elle sent le poids de son regard sur elle. Il la brûle, il fait fondre ses manières de glace, et l'alcool qui rend son regard bleu brillant sert à alimenter ce feu.
Elle n'a qu'à le croire. Elle n'a qu'à le vouloir. Ils sont seuls au monde et la flamme brûle encore ; ce ne sont pas des cendres mais bien un brasier gigantesque qui les consume. Et maintenant ? « Tu es ivre, Jon... » C'est juste un petit murmure, mais c'est impossible de se faire des illusions : il l'a vraiment atteint en plein coeur. Elle ne s'attendait pas à recevoir ce genre de déclaration et maintenant elle ne sait pas comment réagir. Toutes ses manières de Lady, son habit de princesse parfaite et ses habituelles parades ne lui sont d'aucune utilité ; Irene est vulnérable ce soir. Malgré cela, elle ne veut pas croire à des mots qu'il ne prononcerait jamais sobre. Elle veut une preuve, elle veut autre chose qu'une phrase dans un bar. Et pourtant elle n'échangerait ce moment pour rien au monde, parce-que c'est tellement lui, avec le poids de tout ce qu'il est devenu depuis ce soir maudit. « Est-ce que tu penses la même chose quand tu es au sommet du monde, dans tes défilés, dans ton Atelier, avec les plus belles femmes du pays à ton bras, dans ton lit, à tes pieds ? » La voix se veut douce mais la jalousie est un sentiment tellement peu normal chez Irene qu'elle en souffre encore plus. D'habitude, ce sont les autres qui l'envient, pas l'inverse. Pourtant, personne n'envie ses tourments et ses caprices, ses dilemmes et ses regrets.
En soi, l'anglaise serait prête à tout lui pardonner sur un seul mot, une seule promesse de sa part. Quelque part, elle se souvient qu'elle a promis d'être raisonnable et qu'elle est engagée mais les émotions de cette nuit commencent à prendre le dessus et elle se sent dériver, lâcher prise. Sans lui demander la permission, elle tend le bras, se saisit du verre de Jon et y trempe les lèvres. Elle hait le whisky, elle ne boit que du vin ou du champagne et l'odeur lui pique le nez, laisse un mauvais goût dans sa bouche mais c'est mieux que rien. « C'est assez fort pour te faire délirer » dit-elle en indiquant le liquide ambré qui scintille sous l'éclairage tamisé du pub. Et puis c'est plus fort qu'elle, elle n'arrive pas à lui dissimuler bien longtemps ce qu'il doit savoir. Ce qu'elle doit exprimer à haute voix pour décharger sa conscience, vu le chemin que prend leur discussion. « Il est à Brisbane, tu sais ? Mon fiancé. Victor. Depuis quelques jours seulement. » D'une main hésitante, puis plus assurée, elle pose à son tour ses doigts sur la joue de Jonathan, dérive vers ses lèvres. Condamnée à jouer la femme adultère, à briser un coeur quoiqu'il arrive. « Et tu es là, toi aussi. C'est un peu messed up comme situation, tu ne trouves pas ? »
Ce qui est messed up c'est qu'elle ai l'audace de lui dire droit dans les yeux, pouce sur les lèvres qu'elle trouve que c'est la pagaille maintenant, alors qu'elle est revenue en sachant très bien ce qu'elle voulait et quelle conséquence ça aurait sur son engagement. Jon entre en mode trouble instantanément, en décidant de la confronter de plein fouet.
Je préférais fucked up, bien que je n'oserais jamais utiliser le F word pour décrire la manière dont je te ferais l'amour...
Ses yeux quittent ceux d'Irène pour scruter le verre dans lequel elle vient de boire, et l'endroit ou elle l'a marqué de ses lèvres se pose maintenant sur les siennes. Il prend le temps de mieux goûter au whisky qu'il enchaine pourtant depuis tout à l’heure.
...De manière délirante. Parce-que les autres n'ont pas ta saveur et contrairement à toi je ne me sens absolument pas coupable de vouloir y goûter encore.
Et mieux que de vouloir il y a Pouvoir. Jon replonge franchement les lèvres dans le whisky avant de se rapprocher définitivement d'Irène puisque ses lèvres se collent aux siennes pour y déposer la brulure douce de l'alcool, et la caresse de sa langue sur sa lèvre avant qu'il retourne s’assoir paisiblement. "Le baiser du Dragon" ? Plus narcissique tu meurs. Un sourire se dessine au coin des lèvres de Jon alors qu'il prend note mentalement d'appeler son premier parfum de la sorte.
Ne me dit pas que ce n'étais pas meilleurs.
Il s'adosse beaucoup mieux, plus détendu. Comme un joueur de poker qui vient d'engager son tour il vient de rendre ses intentions claires jouant de ses atouts directement contre Irène pour prendre l'ascendant sur elle.
"Victor" serais furieux. Le père d'Irène serait furieux. Quiconque dans son entourage serait furieux. Jon lui même est furieux. C'est sa réaction à l'annonce qu'il a maintenant le fiancé dans les pâtes, et surtout à la peur qu'Irène puisse aimer cet homme suffisamment pour repousser ses avances. Cela voudrait dire que contrairement à lui, elle n'aime pas que lui.
n violent rouge colore ses joues, mais elle ne le quitte pas du regard, pas une seconde - le défiant, plutôt. Et malgré toute l'arrogance qu'elle entend dans sa voix, elle se fait la réflexion qu'il n'a pas changé tant que ça, finalement. Il est toujours son Jon, celui qui la faisait sortir de sa zone de confort, qui lui murmure à l'oreille ce que personne d'autre n'a jamais osé lui dire. Celui qui la traite comme une égale et non comme une Lady, celui qui voit la femme derrière la comtesse. Celui qui la rend vivante, celui qui lui donne un sens. Elle se mord la langue pour ne pas le lui dire, lui crier à quel point il lui à manqué et à quel point elle a besoin de lui. À quel point elle voudrait qu'il la fuck ou tous les autres mots du monde tant qu'il ne fait exister qu'elle entre ses bras.
En réponse au silence de la Lady, ce sont les lèvres chaudes au goût de whisky du Dragon qui se posent sur les siennes, si délicatement que ça pourrait être un rêve. Elle ferme les yeux, le laisse la frôler puis s'éloigner comme le guerrier triomphant. Irene garde encore les yeux clos un moment, sachant pertinemment qu'un premier pas a été franchi et qu'elle n'est pas sûre de vouloir faire demi-tour. La pente est glissante, un mauvais pas et... Sa conscience coupable, pour se rassurer, lui fait penser qu'au moins elle n'a rien initié - presque pas. À peine remise, elle désapprouve ce qu'elle voit : la suffisance qui se lit sur son visage, comme s'il suffisait d'un baiser pour qu'elle lui tombe entre les bras. Évidemment, oui, c'est le cas. Parvenir à ne pas céder lui demande un gros effort. « Meilleur ? Tu m'embrasses, sa voix tremble, et c'est tout ce que tu trouves à dire ? Ce n'est pas une compétition, Jon. » Même si c'en est une, il l'a toujours gagnée, de toute façon. Mais là, c'est son avenir qui est aussi en jeu, un peu. « Je pense qu'il serait plus sage de rentrer, dit-elle finalement d'une voix plus calme. Vu ton état, je n'aimerais pas que tu regrettes... ça, demain matin. » Elle ne sait pas combien de verres il a bu et elle s'en fiche, tout ce qu'elle cherche est un prétexte, un pare-feu pour la protéger elle et lui de cette folie qui se noue entre eux. Se dire qu'il n'est pas pleinement maître de ses actions ni conscient de leurs implications suffit amplement, Irene n'a pas besoin de chercher plus loin.
Elle pose sans y penser un billet d'une valeur largement suffisante sur la table et se lève, franchit la distance qui les sépare jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que quelques centimètres entre eux. Un sourire triste sur son visage, elle touche délicatement le visage du Dragon et doucement, très doucement, l'embrasse à son tour, seulement au coin des lèvres. Sa main trouve finalement la sienne, puissante, et leurs doigts s'entrelacent. « Viens. Je te ramène chez toi. » Sans rompre le contact, elle le mène dehors. La nuit est tiède mais lui fait l'effet d'une douche froide au vu du feu qui la consume, et elle se serre un peu contre Jon. « Je suis garée là-bas. C'est drôle, je ne sais même pas où tu vis, maintenant. Je sais que tu as gardé l'Atelier mais je doute que tu sois resté dans ton appartement des débuts. » Juste en arrivant à la voiture, elle se tourne vers Jonathan, prête à dire quelque chose, mais les mots lui font défaut, s'échappent, achèvent de faire exploser tout sentiment de cohérence en elle. Finalement, son inspiration meurt - plutôt que de s'empêtrer dans des explications lamentables elle choisit le coût du silence, et s'installe au volant sans un mot de plus. Il monte à côté d'elle et ils partent dans la nuit, direction l'antre du Dragon.