Comme une fleur, j'apparais sur le coin du bureau d’Ariane, la bouche en cœur. Les mains dans mon dos et mon petit sourire laissent présager que je prépare un mauvais coup -rien de bien terrible pourtant. Sans cérémonie, je ne tarde pas trop à mettre fin au suspense ; si la jeune femme se souvient des évènements de son calendrier, elle se rappelle qu’elle a accepté de m'accompagner à une certaine soirée d'une certaine importance pour moi un certain jour, et ce jour, c'est aujourd'hui. Elle n’a sûrement pas oublié, d'ailleurs, que sa lamentable défaite au baby-foot le soir même de cette promesse m’a permis de gagner le droit de choisir ce qu'elle portera, ce qui n’avait rien d'un mauvais gage car Ariane doit bien se douter que je ne compte pas l’enlaidir s'il est question qu'elle soit à mon bras. Et puis, ce n’est pas tant une corvée de se faire offrir une robe de couturier, sûrement plus chère que ce qu'elle pourrait s'offrir avec un an de salaire. Je tire donc de mon dos le sac opaque du pressing et le dépose sur sa table avec précaution. “Comme prévu : ta robe.” Elle peut grimacer autant qu'elle veut, la demoiselle n’a pas le choix si elle veut tenir parole -et elle a plutôt intérêt. Elle découvrira la pièce de tissu plus tard, a moins qu'elle ne puisse pas résister à la pression de ses collègues qui la harcèleront pour la voir avant de la découvrir sur les photos de la soirée et les réseaux sociaux. Cela, je la laisse gérer, et j'observerai sûrement du coin de l'oeil avec un sourire amusé. “Je te laisse accessoiriser. Pas de faute de goût je t'en prie.” Cela va de soi, mais je le souligne tout de même ; qu'elle s'attende à être passée au scanner avant d'avoir le droit de pénétrer dans la salle de réception et allégée de tout ce que je jugerai superflu ou inadapté. Cela ne sera pas tant un moment de festivités pour moi qu'une autre facette de mon travail ; des heures supplémentaires, en somme, payées en champagne et bonne cuisine. J'appréhende, mais il n’est pas question de le laisser transparaître ; je suis un peu comme un comédien avant d'entrer en scène, le ventre tordu de bon trac. De toute manière, que pourrait-il bien se passer de terrible ? “Le rendez-vous est à dix-neuf heures mais sois là-bas pour huit, cela nous donnera juste assez de retard.” Parce qu'il faut savoir se faire désirer, c'est une règle de base, mais pas trop lorsque l'on est l'attraction principale de la soirée. Il faut pouvoir arriver sur place et avoir assez de mains à serrer, et ne pas être celui qui attend qu'on lui serre la main à l'entrée en somme. L'horaire étant fixé, je laisse Ariane à son travail. Je ne passerai pas la chercher chez elle, et contrairement à ce que cela laisse penser, c'est une marque d'attention ; comme ce fut le cas avec Joanne, comme pour toutes les premières sorties avec une femme, rendez-vous ou pas, je laisse ainsi à celle-ci tout loisir de partir quand elle le souhaite sans dépendre de moi. Que pourrait-il y avoir de pire que de se sentir piégé d'un endroit où l'on ne veut finalement pas être parce que votre chauffeur décide de rester ? Abhorrant les contraintes moi-même, c'est un détail auquel je pense constamment. Et connaissant le spécimen roux de l'autre côté de l'open space, cette porte de secours sera toute appréciée. J'arrive sur place avant elle, car de toutes les personnes à faire attendre, votre cavalière est tout en bas de la liste. Être en retard, certes, mais être présent pour l'accueillir tout de même. Cela fait partie du jeu. Mais cela fait plus de dix minutes que j'attends dans le hall en faisant régulièrement signe à l'hôtesse que, oui, je finirai par rejoindre la réception. Dix minutes deviennent quinze, vingt… encore cinq minutes, me dis-je à chaque fois afin de ne pas me résigner à l'idée simple qu'elle ne viendra pas. Peut-être a-t-elle cru que je n'étais pas si sérieux que ça, peut-être a-t-elle changé d'avis. Je lâche un soupir qui résonne avec l'écho des conversations dans la grande salle qui traverse les grandes portes. Je suppose que j'affronterai le banc de requins seul dans ce cas. Le bon trac a eu le temps de laisser place à une vraie angoisse. Et si tous étaient au courant que les premières semaines furent loin d'être roses ? Et si les deux premiers numéros parus n’étaient pas appréciés ? Et si c'était un bain d'hypocrisie la plus infecte dans lequel je devrais plonger et passer la soirée ? J’ai envie de faire marche arrière, mais ce genre de caprices d'enfant ne sont plus tolérés depuis longtemps -s’ils l’ont été un jour. Alors j'inspire profondément afin de réunir le courage nécessaire pour me mêler aux invités, lève le menton et… “Parker !” Dès que mon regard tombe sur elle je rends l'espace du hall pour la rejoindre. Pour le moment, impossible de déterminer si je suis en colère ou soulagé. “Je sais que le retard c'est chic, mais plus d'une heure c'est indécent, qu'est-ce que tu…” Mon oeil attrapé par la brillance d'un collier dévie totalement ma concentration vers le reste de la silhouette de la jeune femme. J’observe, scrute, lui tourne autour en inspectant le moindre détail, des chaussures aux cheveux, les mesures du vêtement, chaque chose à sa place. Et je suis plus impressionné, plus surpris aussi, et plus visuellement satisfait que je ne saurais l'avouer au delà de ce “pas mal” un peu bougon que je lâche -et qui est tout ce que je parviens à articuler à ce sujet tant que je ne parviens pas à remettre de l'ordre dans mes pensées.
I know as the night goes on, you might end up with someone. So why do I bite my tongue? Oh, I wanna know ya. I'm lookin' around the room, is one of those strangers you? And do you notice me too? You're a face I won't forget. I don't know how much time is left. We haven't had a moment yet.
Et je grogne. Devant le reflet que me renvoie le miroir, devant le regard plein de sous-entendus que me lance Sofia, devant la coupe qui épouse un peu trop bien mes courbes, qui me force à rester bien droite, à remonter les épaules, à redresser le dos. « J’vais emprunter ta robe, la noire, et ça sera tout. » et mon amie qui soupire, qui se laisse tomber sur mon lit, qui fixe le plafond comme si son geste trop dramatique rendait parfaitement bien et que ça me ferait plier à tous vents. La blague. « T’es folle. Il a bien choisi, t'es à tomber. Assume. » je frissonne, et pas parce qu’il fait froid. On a abusé ce mois-ci sur le chauffage, parce que la paie rentre bien, et parce qu’on en avait assez de se balader dans l’appartement les lèvres bleutées. Pour ce qui est de la robe par contre, je ne pourrais pas soupirer plus fort. Le simple fait que Jamie ait remporté la partie de babyfoot m’horripile, à savoir que j’avais probablement laissé des marques d’ongles bien ancrées dans le manche de la baguette de jeu tellement j’étais agacée d’avoir perdu. Fallait-il qu’il se la joue macho à mort, me prenant pour une poupée, une Barbie en bonne et due forme, qu’il habillerait comme toutes ses autres victimes, la bouche en coeur les yeux qui rêvent. « Et après c’est le droit de vote qui saute, et mon nom de famille. » j'exagère à peine. Ce genre de mecs-là, je le voyais venir à des kilomètres. Ils couvent leurs nanas de cadeaux, ils les complimentent, ils les font sentir comme des princesses. Et le jour où elles font un faux-pas à leurs yeux parce que la majorité du temps hausser le ton ou proposer une option qui plaît au potentiel féminin du couple n’est pas un affront en soit, c’était direction claque sur la figure. Domination patriarcale, hiérarchie du mâle. Je le voyais déjà se complaire de mon habillement pour ensuite jouer de sa posture de pouvoir à GQ pour me reléguer à un truc plus girly à son sens, la potiche aux photocopies, la nunuche qui sert le café. C’était bien mal me connaître de penser que j’allais plier, et ma rébellion commencerait par sa garde-robe que j’allais gracieusement refuser. Bien fait. « T’es folle, je répète. Et très conne. Regarde-toi comme il faut, et pas juste avec tes yeux de fille bornée. » pauvre Sofia qui avait à vivre avec moi au quotidien, avec mes hauts, et surtout mes bas. J’avais pas été la meilleure amie du monde ces derniers temps, encore moins la meilleure personne. À croire que je m’étais perdue entre Tad et tout le reste, et que j’avais laissé mon cynisme rafler tout sur son passage. Si ça m’amusait de voir les airs choqués de quiconque se frottait à ma verve piquante, envers elle, c’était pas toujours cool. Je ravale, alors qu’elle quitte mon lit pour passer à la cuisine finaliser son dîner. Je ne serai pas là ce soir pour repasser les derniers épisodes de The Bachelor avec elle en criant des bouh bien sentis à chaque réplique cheesy des célibataires au profit de ma carrière, ou du moins, d’une meilleure ambiance au bureau - j’espère qu’elle saura me le pardonner un jour. « J’te laisse la robe noire sur mon lit... par dépit. » qu’elle soufflera avant de passer le pas de ma porte, l’air las. Et j’esquisse un pas puis un autre vers le miroir à sa demande, détaillant encore une fois la silhouette, la fameuse robe surplombée d’une épée de Damocles que le patron avait laissée sur mon bureau comme si c’était normal. Merde. C’est vrai, que ça tombe bien sur mes hanches, qui ça couve joliment le reste. Et de dos, ça le fait, clairement. J’ignore ce qui me fait plus rager, entre le fait qu’il a vu juste, et l'idée que peu importe ce que je peux croire, je finirai par me plier à la tenue plutôt qu’à la pauvre robe noire qui sied tristement dans la chambre de Sofia. Un râle puis un autre, et je passe la première veste que je trouve sur mes épaules. Qu’il n’en fasse pas une habitude.
Jamie avait dit une heure de retard, j’ai suivi la recommandation à la lettre. Ce n’est qu’à l’entrée que je me fais arrêter dans mon élan, d’abord par un mec qui repasse la liste d’invités au peigne fin pour s’assurer que je ne suis pas une hacker russe en mission prête à faire exploser la salle avec une bombe que j’ai savamment scotchée sous mon corset. Puis par un troupeau de blondes aux lèvres agencées à leurs escarpins qui s'extasient du designer qui a bien pu faire le bout de tissu qui a tant fait jaser à l’appartement. Je reconnais le nom, hoche distraitement de la tête, complimente l’une sur sa coiffure et l’autre sur son humour, je doute seulement de la finalité, si elles comprendront que je suis sarcastique au possible ou si elles me trouveront simplement gentille. J’ose même pas terminer la réflexion, lorsque je finis par déboucher sur le hall d’entrée où Jamie m’attend, semblerait-il, de pied ferme. C’est qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort à voir son teint blafard et ses sourcils froncés. « Keynes. » et je resserre la veste sur mes épaules, encore pas tout à fait à l’aise avec son regard de faucon qui descend le long de ma silhouette et qui scrute le moindre détail comme si j’étais une mannequin chez Bloomingdales. « Juste pas mal? » j’hausse le sourcil, joueuse, ayant bien remarqué qu’il a posé ses pupilles directement là où ça compte. Qu’il ne joue pas, je sais exactement que l’effet attendu est réussi, et mine de rien, ça rattrape un peu l’agacement que j’ai eu dès que j’ai enfilé la dite tenue. Pas le temps de parler de banalités qu’il attaque par contre, et je roule des yeux non sans tenter de retenir le mouvement. Mais il est trop tard, et son empressement, sa mention de mon pseudo retard d’à peine une poignée de minutes me semble beaucoup trop exagéré pour le laisser passer. Calmement, je justifie, l’intérêt déjà ailleurs. « On m’a arrêtée à l’entrée. Apparemment, les nouveaux visages ont besoin de se présenter sous toutes leurs coutures pour avoir le droit de se joindre à votre prestigieuse clique. » voilà qui devrait le sustenter. J’avais absolument aucun repère face à ce monde-là, et je ne m’en plaignais pas du tout. Rien qu’à voir l’opulence et les apparences qui se renchérissent pour mieux se descendre, et déjà j’avais envie de retourner me cacher dans mon vieux pyjama. « Et un peu de champagne vous fera le plus grand bien je pense. » mais je suis polie, et tout de même concernée. Un serveur qui s’approche suffit à ce que je lui agrippe deux flûtes non sans le remercier du bout des lèvres, et que j’en offre une au boss. Jamie qui retrouvait ce visage qu’il arborait à sa première journée à GQ, et ma maigre expérience à ses côtés me confirmait que c’était mauvais signe, et pour tous ceux présents ici ce soir, et pour moi. Autant assurer mes arrières, et au final les leurs. « C’est par là, les festivités? J’espère qu’on arrive à l’heure des scandales. » j’initie le mouvement vers la salle, pointant un premier petit groupe du menton. Let’s play.
Un rictus se substitue à bien des mots, et suffit, dans le cas présent, à laisser deviner tous les compliments pour la jeune femme qui traversent bel et bien mon esprit, mais pas les lèvres. Je n'en suis habituellement pas avare, mais une question d'orgueil sans trop de sens me pousse à garder ces paroles sous scellé afin qu'Arianne ne s'en sorte pas en retard et admirée malgré tout. Je doute qu'elle ait réellement été retenue à l'entrée toute une heure mais si telle est l'excuse qu'elle tient à présenter alors je saurai m’en contenter. Le motif n’est pas si important après tout. “J’espère que tu leur a dit que tu es le courrier du coeur et que leurs mâchoires sont tombées de ne pas avoir affaire à une Bridget Jones.” Je suis à peu près certain que toute personne qui songe à ce poste s'imagine une Martha d'un mètre cube vivant dans un studio sombre avec ses douze chats et sa télévision constamment allumée, pas vraiment en position de conseiller qui que ce soit, mais qui sait si bien ce que c'est d'être à la recherche de la personne qui saura s'attarder sur sa beauté intérieure que ses mots sur le papier sont une véritable poésie pour les coeurs d'artichaut. J'approuve l'initiative d'aller en quête de champagne et remercie Ariane pour la première flûte salvatrice dont les bulles ne tardent pas à me taquiner le palais, de quoi se donner un peu de courage pour la suite. Nos pas nous font avancer dans la grande salle où s'agglutinent de belles gens entre les grandes tables rondes finement décorées, sur les bords d'une piste de danse qui fera inaugurée plus tard, une estrade où un groupe de jazz reprend ces classiques que nous savons tous fredonner en tapant du pied sur le parquet. La hauteur de plafond pousse à lever les yeux vers de grands luminaires sphériques donnant l’impression d'être surplombés par quelques étoiles décrochées du ciel et disposées là juste pour nous, juste pour ce soir. “Eh bien, il était temps !” Vee, bien entendu, enveloppée dans cette robe poussin devenue une véritable signature. “Vous auriez vu votre pauvre cavalier faire les cent pas dans le hall.” “Je ne…” “Teuh teuh. Tu as fait attendre tout le monde, alors pas de ça. Maintenant filez à vos places, ces riches gens meurent de faim.” D'un coup d'oeil à ma montre, je constate en effet qu'à force de traîner les jeunes femmes parées de robes trop serrées risquent de s'avancer une ambulance d'ici peu. Tant pis, ce n’est pas comme si elles avaient réellement prévu de manger. “Hm, non. Je n’ai pas terminé d'exhiber la réelle fautive. J’ose espérer que sa simple vue suffira à faire pardonner le retard.” je réponds avec un battement de cils avant d'inviter Ariane à me suivre un peu plus loin, flûte de champagne dan sla main libre, l’autre très occupée à serrer des dizaines de pinces. L’exercice ne demande plus tant d’effort à force d’année d’entraînement mais cela ne le rend pas moins lassant au bout de quelques présentations et sourire de circonstance. Et le plus souvent, avant d’aborder une personne ou un groupe, je me pense discrètement à l’oreille de ma cavalière afin de lui glisser un court briefing d’anecdotes inutiles, amusantes, farfelues au sujet des invités. Ainsi, elle m’entend tout du long lui murmurer régulièrement ; “Harry Johnson a quitté sa femme la semaine dernière pour une escort moldave, Green couchait avec anyway et il adorait s'en vanter mais je crois que Harry a toujours cru à une plaisanterie. Ginger collectionne les portes clés patte de lapin, c'est assez glauque, et Naomi est une véritable adepte de la théorie du complot, ne la lance pas dessus sinon tu entendras parler d’aliens jusqu'à la fin de la soirée. Farid est addict au crack, ça commence à se voir je trouve. Patricia, appelle la Pat, est le genre de secrétaire embauchée depuis la nuit des temps et dont personne n’arrive à se défaire, du coup ils lui ont donné un job-placard à la communication du magazine.” La Pat en question est actuellement en train de dissimuler des gougères à la courgette dans son sac à main avec l'élégance d’un babouin. Puis, une fois les mains serrées, les sourires échangés, les compliments courtois, les félicitations de rigueur, je me charge toujours d’introduire la belle rousse à mon bras ; “Ariane Parker, l’une de nos chroniqueuses, off duty.”
I know as the night goes on, you might end up with someone. So why do I bite my tongue? Oh, I wanna know ya. I'm lookin' around the room, is one of those strangers you? And do you notice me too? You're a face I won't forget. I don't know how much time is left. We haven't had a moment yet.
C’est tout juste s’il ne part pas avec quelques doigts lorsque je tends la flûte de champagne dans sa direction - à croire qu’on ne le gardait pas hydraté, le pauvre. « Easy, tiger. » Je porte moi-même ma coupe à mes lèvres, distraite par la richesse des lieux, par la robe qui moule, par le fait d’être là avec le patron, et de faire comme si tout ceci n’était qu’une soirée normale, à savoir que pour lui, c’était chose commune. Le plus près de ce genre de réception où j’avais été amenée restait le bal des littéraires auquel maman avait été invitée d’honneur il y avait 7 ans, et j’avais fini dans les vestiaires avec une bouteille de vodka piquée derrière le bar et Hugo qui relatait ses dernières idées pour son manuscrit. Rien à voir avec la posture droite que je m’impose, et le bain de foule vers lequel Jamie m’entraîne, sa main se déposant au creux de mon dos. Malgré le potentiel imposant de l’endroit, malgré la rigueur des gens présents, leur statut dans la hiérarchie, le type de conversation qu’on entend à droite et à gauche, je me surprends tout de même à ne pas fuir du regard, à ne pas comploter un truc facile et simple pour m’éclipser et laisser le roi de la fête récolter tous les honneurs alors que je me dédierai au buffet du coin, là, en périphérique de l’orchestre. J’ai tout de même assez de volonté pour honorer ma décision de l'accompagner, et une gorgée plus tard suffit à me redonner la confiance nécessaire pour entrer complètement en salle aux côtés du Keynes. On l’accoste, on le salue, on hoche de la tête dans sa direction et je réalise bien vite que ce n’est pas que son CV qui est imposant, mais bien la personne en elle-même. Il est loin le patron brouillon au regard noir, au discours concis, sec, désintéressé. Il n’a peut-être pas fait la meilleure des impressions à son arrivée, mais ici, il en est à des kilomètres. Ma réflexion prend fin abruptement toutefois, quand mon champ de vision attrape une silhouette parée de jaune criard qui se dirige vers nous, un visage que je reconnaitrais entre mille, et hop, d’un coup, mains moites, jambes qui faiblissent. « C’est totalement ma faute, toutes mes excuses. » et là, je m’en fiche d’avoir la voix qui change, le ton qui est doux, docile. Vee était une institution, Vee était la queen du milieu, incontestée, inatteignable. C’était celle qu’on adorait détester, qu’on détestait adorer. Je l’avais prise en admiration depuis ma première journée à GQ, depuis bien avant même, mais je ne l’avouerais jamais, pas trop à l’aise de jouer les fangirls en public. Jamie remarquera probablement à quel point je me plie, je prends le blâme, et c’est chiant cette faiblesse qui me casse. Mais Vee, quoi. Mes yeux brillent, je me fais violence pour contenir un sourire correct, pour hocher normalement de la tête lorsqu’elle nous quitte, pour suivre d’un pas moins fier Keynes lorsqu’il relance la tournée. Vee plus loin, je finis par reprendre contrôle, ou du moins, par pincer les lèvres, ravaler, chasser la groupie en moi au profit de la cavalière désabusée qui a été sommée ce soir. C’est presque ça. « Et il reste de la place dans votre cerveau pour d’autres informations, ou leurs fun facts dédiés ont tout saturé? » un brin fascinée, quand même. Voilà que j’ai retrouvé la parole, entre deux confidences à mon oreille. C’est que Jamie a bien fait son boulot de Perez Hilton sur deux pattes, et qu’il s’assure avant chaque nouvelle présentation que j’ai de quoi me mettre sous la dent pour ruler le small talk. Entre vous et moi, ils s’en fichent de ce que je peux bien penser, vouloir ou dire, les interlocuteurs, c’est tout juste s’ils posent leurs yeux sur mon cas et encore, c’est la robe qui fait le plus jaser de nous deux, elle et moi. « Pour quelqu’un qui appréhendait ce genre de soirée, vous avez l’air d’un poisson dans l’eau. C’en est presque effrayant. » seul à seule, entre un trio de journalistes et l’arrivée de deux mannequins, je constate l’air intrigué. Ma présence ici est plutôt inutile, si ce n’est que je m’assure de lui fournir un verre lorsque l’autre se termine, et que j’occupe la conversation des +1 lorsque Jamie se dédie aux discussions principales. Non pas que je m’emmerde, mais au final, je ne suis pas des plus utiles, et ça, c’est chiant. Notre chemin finit enfin par nous mener à nos places, grande table nappée de blanc, recouverte d’argenterie et de couverts de toutes les grandeurs, de tous les styles. Je laisse le serveur tirer ma chaise, me faufile sur le siège au même moment où Jamie fait pareil à mes côtés, toujours en pleine conversation avec un Jo je pense, Jon? Jonas? M’enfin. On me tape sur l’épaule, et je tourne la tête à ma gauche. Une jolie brune aux cils plus longs que ceux d’une poupée s'extasie sur mes cheveux, me demande le numéro de ma couleur, renchérit en mentionnant à quel point je lui rappelle quelqu'un, que ma peau est impec, mais que mes ongles auraient besoin d'un traitement de cuticule. Je frissonne, serre les doigts aux cuticules mal entretenus, mal aimés autour de ma flûte, ravale pour une énième fois. « Je suis au courrier du coeur, à GQ. » qu’elle entendra, après m’avoir parlé en long et en large de la section beauté de Vogue qu’elle chapeaute depuis 1 an. J’aurais parié. Et je dois vivre la belle histoire typique de Cendrillon pour écrire sur l’amour, n’est-ce pas? « Oh, si vous aviez vu le nombre de relations foireuses dans lesquelles j’ai mis les pieds - ce sont les erreurs qui parlent, madame. » ton sarcastique, tout à fait honnête par contre. J'en suis fière, aussi étrange cela puisse paraître. On n’apprend bien qu’en échouant fort. « Les erreurs, et mon ego qui croit tout savoir sur tout. » elle rigole, même si je sens presque une bribe de pitié passer le long de ses lèvres, son diamant de fiançailles reflétant la lumière du lustre. « Et Jamie alors… il est comment comme patron? » oula. La question qui tue, et qui se voit coupée directement par un signal, un tintement, tout à l’avant de la salle. Un discours j’imagine, ou juste le début de la cérémonie du sacrifice humain qui leur assurera plénitude, luxure et richesse pour l’année à venir.
Jamais n'aurais-je pensé voir un jour Ariane se liquéfier de la sorte devant qui que ce soit, ni qu'elle soit du genre à avoir des idoles, des personnalités dignes de son admiration face auxquelles elle perdrait toute son assurance. C'est à la fois étrange et adorable de la voir réagir de la sorte en présence de Victoria, ce qui me rappelle que celle qui n’est qu'une humaine pour moi, mais surtout une amie, est bel et bien une icône pour d'autres, et une de ces légendes vivantes que l'on imagine mal simplement arpenter les rues de Brisbane comme n'importe qui. Nous échangeons un regard un brin amusé avant que la rouquine et moi nous éclipsions afin d'effectuer une première tournée de serrage de mains. “Nous serons sûrement à la même table tout à l'heure, tu penses que tu tiendras le choc ?” je lui demande tout bas, plus attendri que monqueur, bien que je ne manque pas l'occasion de rire de cette allure de petite fille qu'elle a soudainement arboré. Cette once de vulnérabilité qu'elle ne laisse jamais ressortir, encore moins face à moi. Mais ce soir n’est pas à propos de notre traditionnel rapport de force au contraire ; il s'agit d'une véritable collaboration afin que de survivre à deux dans ce bain de foule. Et puisque je doute qu'un même une personne travaillant ici depuis bien plus longtemps que moi ait eu l'occasion de rencontrer bon nombre des personnalités ici présentes, plus ou moins liées au magazine, je me permets de lui souffler tout ce que j'en sais, tout ce qui permet d'accrocher une conversation, ou d'en éviter certaines, quand il n’est pas tout simplement question de lui arracher un sourire avant d'aborder une nouvelle vague connaissance. “Les “fun facts” ne sont qu'une étagère dans une grande bibliothèque au rayon “skills de survie en milieu hostile”.” je réponds avec un air amusé, non pas parce que sa question peut paraître ridicule, mais parce que sa qualification de tout ce savoir qui n’a rien de drôle ou inutile est bien à l'opposé de ce que j'ai appris avec mon père. Car pour Edward il était important de tout savoir, et d'avoir des détails de ce genre en mémoire, des leviers. De cette habitude de grand maître des manigances, je n’ai gardé que la satisfaction d'en savoir assez sur un peu tout le monde pour avoir la paix. Ce qui n’est pas sans me rappeler une règle simple ; nous sommes ce que notre environnement fait de nous. Je suis le premier trois pièces sur mesure de mes onze ans, le premier million à treize ans, la première couverture de presse à quinze ans. Pur produit de ce que ce genre de personnes, de lieux, a de meilleur et de pire à offrir. C’est cela qui est véritablement effrayant.“Si tu avais baigné dedans depuis trente ans, ce serait aussi ton cas.” Mais heureusement pour elle, cela n’est pas son environnement naturel. Même s’il peut paraître ingrat de grimacer face à un monde de portes ouvertes et de champagne à l’oeil, il se cache derrière les rideaux plus de difficultés que ce que le commun des mortels nous autorise à évoquer. Je daigne enfin nous mener à notre table, là où nous attend la bonne compagnie de Victoria et Jonathan. Je ne prends pas trop mes aises néanmoins, sachant pertinemment que d’ici une poignée de minutes, je serai appelé sur l’estrade. Les bulles de champagne qui pétillent dans mon estomac ne suffisent pas à occulter l’appréhension. Quoi que je n’ai rien préparé de grandiloquent et que je ne compte pas beaucoup en dire. D’une certaine manière, il est plus facile d’écrire un discours pour un événement dont vous n’êtes pas le sujet central. Parler de moi est la dernière chose que je souhaite, qu’importe si cela en déçoit plus d’un. Comme prévu, le moment vient et je me retrouve derrière le micro. L’exercice s’apparente à de la torture pour mon coeur qui martèle à un rythme dangereux, sous couvert d’un fin sourire nerveux alors que des applaudissements machinaux s’estompent. Et plus le silence s’installe, plus le calme revient dans mon esprit, les idées un peu plus claires de seconde en seconde, et l’assurance qui reprend le dessus. “Comment un homme comme lui peut-il avoir un poste comme ça ?” je demande, élevant cette question pour eux, pour ceux dont les yeux me lapident, et ainsi, d’or et déjà libéré de ces mots, désacralisés dans la bouche de l’accusé et faisant l’offense de ne plus prendre le blâme. “Je sais que c'est la question que beaucoup d'entre vous se posent, et malgré tout j'apprécie votre présence, et j'admire votre curiosité qui vous a poussés à venir ce soir, je sais que cela demande de l'énergie. Néanmoins, je vous suggère de vous asseoir bien confortablement et de profiter du champagne pour compenser la frustration ; parce que je ne compte pas me justifier devant vous. Cela ne serait pas faire justice à la confiance qui est placée en moi. A la place, j'aimerais remercier Nick qui me laisse reprendre le flambeau, Nicole qui croit autant que moi que les erreurs nous rendent meilleurs, Michael qui m’a déjà fait une place dans l'équipe, Vee, qui… est Vee. J'aimerais vous dire pourquoi vous allez avoir envie d'ouvrir ce magazine et supporter cent cinquante pages de pub pour lire ce que nous avons à vous dire.” Et ce qui pourrait être l’amorce d’un long discours rébarbatif tournant autour de stratégies, d’objectifs, et ne consistant qu’à faire croire que nous avons tous ici la moindre idée de ce que nous faisons, comme si cela est important, martelant de grands principes moraux, sociétaux, et pourquoi pas économiques histoire de bien perdre tout le monde ; cela se mue en un silence soudain, et un sourire mutin. “... Ou alors vais-je vous laisser le découvrir par vous-mêmes ?” Au moins ils rient, et applaudissent, puisqu’ils ne pourront décidément pas m’arracher plus. Fier de mon coup, je tourne les talons, prêt à quitter l’estrade monopolisée si peu de temps pour ne rien dire -puis je fais demi-tour, récupère le micro un court instant ; “Oh, une dernière chose. Le mois prochain, allez voter en faveur du mariage gay, sinon vingt-cinq pourcent de notre lectorat voudra quitter le pays. Bonne soirée.” Le brouhaha d’approbation redouble d’intensité tandis que je récupère ma place, retrouvant Ariane et une coupe de champagne rapidement vidée.
I know as the night goes on, you might end up with someone. So why do I bite my tongue? Oh, I wanna know ya. I'm lookin' around the room, is one of those strangers you? And do you notice me too? You're a face I won't forget. I don't know how much time is left. We haven't had a moment yet.
Et je m’installe confortablement dans mon siège, attentive. Jamie est appelé à la barre et le voilà tout droit devant qui prend place, parole. Si je n’avais pas particulièrement remarqué les remises en question et les piques à son égard depuis notre arrivée, force est d’admettre que ma voisine rend les choses particulièrement plus claires en une fraction de seconde. « Faut être effronté pour penser que ce soit suffisant. » qu’elle siffle au sujet de son introduction, avant de boire une lampée de champagne sous mon air effaré, sourcil haussé. « Faut être naïve pour penser qu’il vous doit quoi que ce soit. » qu’elle croit pas pouvoir gagner au jeu de la plus acide à cette table, j’avais 28 ans d’expérience en la matière. Elle ravale, son attention toujours vissée sur le patron qui mise sur quelques blagues, sur un discours qui leur fait pied de nez, qui mine de rien pique ma curiosité, l’attise même. Je le savais chiant, je le savais sauvage, mais là, c’est un tout autre volet qui ressort et de le voir défier la foule d’une poignée de mots acerbes fait briller mes prunelles d'intérêt. « Et peu importe quel genre de patron il est, va falloir vous y faire. Il est là pour rester. » qu’elle m’entendra souffler à son intention, alors que le Keynes finit par revenir se poser à mes côtés. Il fait chaud d’un coup, y’a cette ambiance survoltée qui plane au-dessus de la table, ce souffle coupé qui reprend doucement, les conversations mutées qui papillonnent tout autour. Il gobe le contenu entier de sa flûte en vitesse grand V et c’est là que je le remarque. Malgré sa stature, malgré le joli majeur verbal qu’il ait envoyé à ses haters, il a l’oeil à vif, le soupir empressé. Il est mal, plus stressé encore que je n’aurais pu le croire, plus vidé sûrement. Un signe au serveur, un sourire plus tard, « Keep them coming. » et il hoche de la tête en remplissant à nouveau les verres sous nos yeux. Je sais que je ne devrais pas encourager le vice, je sais que Jamie se porterait probablement mieux avec un verre d’eau et une bonne tape dans le dos en guise d’encouragement, mais je préfère la technique d'annihiler les sens pour la peine. Ça semble lui faire de toute façon, maintenant que je décèle sa mâchoire qui se détend au fil de la discussion qui reprend avec son propre voisin. « C’était… intéressant, comme discours. » je profite d’un moment d’accalmie pour lui glisser à l’oreille, encore un brin sous le choc du spectacle qu’il a donné, qui, pour les initiés, détonnait nettement d’avec le rôle hiérarchique qu’il s’était donné dès ses premiers jours à GQ, le roi dans sa tour d’ivoire. Là, c’était out l’autorité. « Un peu vide quand même. » y’en a qui ne tiennent pas à leur vie, je pense, alors que Jamie a probablement entendu le commentaire, et qu’il doit doucement bouillir de l’intérieur. Calmons les dégâts avant qu’ils ne s’éparpillent, limitons les dommages collatéraux. « On va danser. » je prends l'initiative, je me souviens du rôle d’alliée qu’il m’a affublé au début de la soirée, à savoir que j'étais là en guise de support. Et c’est debout, la main tendue, sans aucune intention de le laisser derrière avec les regards inquisiteurs et les attaques camouflées qui n’en finissent plus de fuser que je rajoute, la voix chantante, bien entendue « Et c’était pas une question. » Jamie qui finit par obéir et je ne m’attarde même pas à voir s’il le fait de gaieté de coeur ou s’il traîne de la patte - l’important ici, c’est de limiter les éclats de porcelaine sur la tête des autres bourges. « Ils sont toujours savage comme ça, ou c’est un traitement de faveur? » je dépose une main sur son épaule, l’autre qui enlace naturellement ses doigts. D’autres couples occupent déjà l’espace réservé à cet effet devant l’orchestre installé, ils ne nous ont probablement même pas remarqué. C’était Hugo qui m’avait appris la position, entre deux lancements de bouquin où on l’avait catapulté dans la haute. Et on en riait jadis - il serait probablement plus qu’hilare de me voir là jouer à la valse jazzy sans demander mon reste. « Même si piquer une bouteille de champagne et des entrées pour s’exiler sur la terrasse me tente, je pense que ça vaut la peine qu’on reste. » la fuite n’est pas une option ici. On est venus, on a vu, on allait conquérir. Son combat quotidien qui prend des allures de vendetta à mes yeux, et je me rends compte que peu importe la situation, tant qu’il y a de la baston et un potentiel d’attaques verbales, je suis toujours au taquet. « Y’a rien qui les fera plus chier que de voir à quel point ils se sont trompés sur votre cas. » à commencer par un semblant de sourire, et une posture droite, épaules relevées et non affaissées. Ils voulaient des apparences léchées au possible? On allait leur en donner.
En montant sur cette estrade, je ne savais pas si, à la fin de ce pseudo-discours, je me sentirais particulièrement ridicule, ou gonflé de fierté par ce petit pied de nez. Le fait est qu'en retrouvant ma place, l'émotion avec laquelle me laisse ce moment n'est toujours pas complètement défini, et vider ma coupe de champagne n'aide qu'à moitié. Je sais qu'en dessous de l'angoisse et de la nervosité se terre timidement la satisfaction d'être resté fidèle à moi-même, de ne pas avoir craqué et cédé à la pression de ces regards qui réclament des justifications et des excuses comme si je leur en devais. J'ai donné la couleur, même si je ne sais pas moi-même de laquelle il s'agit. J'ai laissé une empreinte, assumé un ton, et si une poignée de bonnes personnes ont saisi qu'il n'était pas question d'attendre autre chose de ma part que de l'excellent travail, alors peut-être aurais-je accompli quelque chose de bien ce soir. Même si je ne suis pas mauvais pour les écrire et que l'on se plaît à me mettre derrière un micro face à des centaines de gens, je ne suis pas un homme de discours. Néanmoins, celui-ci, malgré tout le vent brassé, a trouvé grâce aux yeux de ma cavalière. Je ne suis pas capable de déterminer si son commentaire signifie qu'elle l'a apprécié ou non, simplement qu'il a retenu son attention. « Merci. » je souffle avant la prochaine attaque, la prochaine pique provenant de notre tablée, avant de troquer mon fin sourire contre un regard noir, et de serrer les dents pour contenir toute réplique cinglante pouvant dépasser ma pensée -ou au contraire, y être bien trop fidèle. Ariane s'occupe de faire diversion, comprenant et jouant son rôle d'alliée à la perfection. Alors que je nous pensais aux antipodes, et que là résidait l'intérêt de ce petit jeu, je réalise que la jeune femme me cerne bien trop facilement pour cela. Elle sait bien trop comment appréhender mes réactions, et cela a plus de chances d'être lié aux centaines de courriels qu'elle reçoit par jour afin de quémander ses conseils qu'à un simple mois sous ma gouverne. Je la suspecte de voir au-delà, et de ne rien en dire. Et je n'en dirai rien moi-même. Je la suis donc du côté de la piste de danse et m'efforce de poser mes mains là où cela n'aurait rien d'outrageux, même si ma paume s'appose à son dos nu. Rien ne plus qu'un léger balancier, c'est ce que l'on appelle danser de nos jours ; cela a l'avantage de permettre de discuter, ce dont les pirouettes d'antan ne s'encombraient pas. « Oh baby, it's a wild world. » je m'entends répondre à la jeune femme avec un petit rire, car il n'y a rien de plus adéquat à cet univers, cet environnement, qu'un vers bien cliché dans ce genre. Si le monde de la mode a une réputation qui n'est plus à faire, celui de la presse n'est pas en reste, et la parfaite combinaison des deux mène à ce genre de bain d'hypocrites tous crocs dehors. L'idée est de tomber sur les bonnes personnes, sur les quelques perles qui s'y cachent, et de s'y accrocher comme si votre vie en dépendait -ce qui peut s'avérer être le cas. « Je les comprend, je ne leur en veux pas. » je reprends plus sérieusement. A leur place, l'on me dirait qu'un type reconnu pour ses excès de colère et capable de s'en prendre à sa propre fiancée prend les manettes de pareil titre, je serais le premier à faire un discours d'un tout autre genre sur cette scène. Je souhaite simplement gagner le bénéfice du doute. « Mais je ne compte pas me déguiser pour leur plaire. Je m'applique toujours beaucoup à faire de très mauvaises premières impressions. » Je tends le bâton pour me faire battre, j'attends presque avec impatience la réplique d'Ariane, parce que je sais qu'elle peut être acide mais surtout, qu'elle me fera rire. Comme on dit, mieux vaut être une personne dont on parle plutôt qu'une personne dont on ne parle pas. Le plus avantageux étant encore que l'on parle en bien de vous, mais puisqu'on ne peut pas tout avoir… Bien que je n'avais pas l'intention de filer à l'anglaise durant ma propre soirée, j'admets que le programme champagne et canapés en terrasse a quelque chose de plus séduisant que de rester ici ; néanmoins la belle rousse sait que si je tiens à demeurer dans la continuité de mes paroles sur l'estrade et poursuivre le message, il est dans mon intérêt de relever le menton. Ce que je note, c'est qu'elle estime que mes détracteurs ont tort à mon sujet, quoi que je ne parvienne pas à déterminer si elle le pense réellement ou si ce commentaire fait uniquement partie du rôle qu'elle a accepté de jouer. A force de cynisme, il est parfois complexe de saisir la sincérité chez cette jeune femme, bien qu'elle ne semble pas laisser de place à beaucoup de fausseté, et sûrement pas pour mes beaux yeux. « Donc… tu admets que je ne suis peut-être pas si terrible que ça ? » Mieux vaut éviter de poser des questions dont on ne veut pas réellement entendre la réponse, alors avant qu'Ariane n'ouvre la bouche pour confirmer ou infirmer ce que j'ai décidé de lire entre ses lignes, je la coupe dans son élan ; « Non, ne dis rien, je préfère croire que j'ai au moins cette petite victoire ce soir. » Ma cavalière ne se gênera sûrement pas pour dire ce qu'elle pense malgré tout, car il est clair qu'elle se passe bien d'autorisation. De toute façon, je ne l'ai pas invitée pour être un simple objet d'apparat, et je me surprends à apprécier de plus en plus sa compagnie. « La musique n'est pas mauvaise, le champagne est bon, l'étape du discours est passée et j'ai une belle cavalière qui sait danser, peut-être que le reste de la soirée ne sera pas le désastre que j'avais prévu. »
I know as the night goes on, you might end up with someone. So why do I bite my tongue? Oh, I wanna know ya. I'm lookin' around the room, is one of those strangers you? And do you notice me too? You're a face I won't forget. I don't know how much time is left. We haven't had a moment yet.
Les notes de piano s’agencent à celles du saxophone, et il guide la danse alors que je me permets une remarque ou deux sur le bain de foule qu’il vient de se prendre, et sur les répercussions que son discours - et son comportement tout entier - ont pu avoir sur les gens présents. Je n’étais pas dupe, je savais à quel point la compétition était aride dans le milieu, qu’on n’était jamais à même de faire totalement ses preuves pour mériter un silence de glace et des encouragements tempérés, voilà que j’assistais à un vrai combat de coqs entre les idéaux de Jamie, son pied-de-nez, et les remarques acerbes de la populace. « Very Gandhi like. » ses effluves de sagesse ne prennent pas, mais je laisse passer. Ce n’est pas le moment de le confronter sur quelque chose qu’il garde pour lui, encore moins entouré de coups d’oeil indiscrets et de mines renfrognées. Ce sera pour une prochaine fois, les remises en question, et pas devant une industrie qui ne demande que sa prochaine bévue pour le saigner. Il en rit et j’esquisse un sourire, tournant alors qu’il engage le mouvement, reprenant ma place d’un jeu de pied approximatif qui finit par donner un résultat correct. « À autant s'appliquer - vous en êtes passé maître depuis bien longtemps. » et la pique est douce à mes lèvres, sarcasme à couper au couteau, maintenant qu’il fait référence à son arrivée à GQ, à ce torrent qu’il a déclenché avec ses opinions arrêtées et son attitude beaucoup trop hautaine pour ce que l’équipe avait véritablement besoin. Je me demande même, brièvement, à quoi toute cette histoire aurait ressemblé s’il était resté aussi froid, s’il n’était pas descendu de son piédestal, et si son attitude snobinarde n’avait pas changé d’une miette, imbuvable, avec les collègues. Et si je me fiche royalement d’être pote avec les gens au bureau ou non, tant que le travail est bien fait et qu’il l’est dans les temps, voilà que je réalise que ç’aurait été beaucoup moins sympa, et pas que pour nous. Ce qu’il tentait de prouver était encore à définir, mais il avait trouvé une façon plus digeste de le faire, et déjà, la pression sur ses épaules semblait être un peu moins abjecte qu’il y a à peine un mois. « Et sinon dans le doute, il y aura toujours un thé à goût d’eau de toilette pour vous faire sortir de vos gonds. » mon sérieux s’accompagne d’un clin d’oeil senti, maintenant qu’on m’avait confirmé que Stephany n’avait pas craché dans sa tisane à l’époque. J’étais un brin déçue tout de même, par principe. Il avait vraiment été ridicule ce jour-là. Et voilà que tout a changé, et évidemment, pour le mieux.
Jamie attire mon attention dans la seconde, un peu trop confiant à mon goût, maintenant qu’il pose la question qui tue, qu’il ose un peu trop, un peu plus que ce à quoi je m’attendais. Si mon avis semblait habituellement être le dernier de ses soucis, voilà qu’il est curieux, et je ne cache pas ma surprise, derrière un sourire des plus énigmatiques qui, même pour moi, reste impossible à lire. Si j’allais répondre avec une nouvelle pointe d’ironie, il rattrape mes mots au vol, se contentant de me laisser dans mon silence, et d’ainsi poursuivre sans heurts. Pas si vite, cowboy. « J’aime pas mélanger les cartes. » entre la personne qu’il est et le patron qu’il personnifie, il y a une marge. Je n’avais pas particulièrement porté attention à ses passe-temps, à ses intérêts, à ses qualificatifs. Parce que ce n’était pas ça mon job, parce que ce n’était pas ce qui comptait entre les murs de GQ, parce que ça ne foutait rien sur la qualité de mon boulot si je connaissais sa couleur préférée et la façon dont il prenait son martini. « Votre carrière n’est pas si terrible que ça, elle est plutôt impressionnante en fait. C’est là-dessus que je me fie pour avancer que vous savez probablement ce que vous faites. » simple, clair, droit au but. Il s’attendait probablement à l’un ou l’autre des extrêmes, ma logique est irréfutable. Les potins à son sujet, ses excès de violence, ses histoires passionnelles, ce genre de trucs, ça ne me regardait pas. Contrairement à la moitié du staff qui adorait potiner à son sujet à la cafétéria, je restais de glace et je ne m’en portais que mieux. « Pour le reste, c’est pas encore tout à fait clair. » forcément un mélange entre ce qu’il avait vraiment voulu montrer, et ce à quoi j’avais été attentive. J’aimais bien garder une aura de mystère autour de lui, rendant ses réactions toujours très intéressantes à anticiper. Ma voix est plus posée pourtant, presque un murmure, une confidence du bout des lèvres qu’il recevra du revers. Le voir en société comme ce soir ajoutait des points au tableau, des indices - mais c’était encore beaucoup trop tôt pour que je puisse me faire une tête sur le personnage qu’il était vraiment. Et pour digérer le fait que ce fameux personnage était meilleur que moi au babyfoot. Je l’écoute se confondre, résumer la soirée, souhaiter au mieux. Il est bien loin le Jamie particulièrement inconfortable qui annonçait l’apocalypse en me brandissant le carton d’invitation. « Habituellement, on dit ça juste avant que tout explose. » je bats des cils innocemment, sachant très bien que si la soirée risquait de bien se passer, le simple fait qu’il l’ait articulé venait de donner un ton particulièrement alarmant à la suite. Aux aguets, je poursuis tout de même ma réflexion, suivant la mélodie au mieux, les doigts tapotant sans que je ne le réalise sur l’épaule de Jamie. Son discours me revient en tête, sa résignation aussi, maintenant qu’il est mis face aux conséquences. On passe près de nous, on le salue, on le questionne. Les nouvelles interactions finissent par ralentir, puis stopper notre danse, ce n’est pas plus mal. Comme une cavalière bien domptée, je réponds aux remarques, serre des mains, joue à merveille du sourire Crest qu'on arbore comme une généralité ici, le temps d’un échange ou deux. Bien sûr, j’en profite pour aligner les noms intéressants, pour mettre un visage sur des piliers de l’industrie, des journalistes que j’admire, des rédacteur en chef, de têtes pensantes, des CVs particuliers que je connais par coeur pour les avoir admirés de loin, ne me faisant pas de fausses joies non plus. À savoir que demain, si l’un ou l’une se souvient de mon nom, ce sera un grand miracle. La love doctor des temps modernes avait beau être bien loin du cliché entretenu, elle n’était pas du genre à décrocher un contrat d’édition pour un bouquin même pas entamé, simplement pour ses beaux yeux et sa verve acide. Le rythme prend une tangente plus langoureuse, sur la piste de danse. Tout autour, les couples se sont resserrés, les mains se baladent, la pudeur s’adoucit, toujours dans les règles de l’art, mais assez pour que je puisse le remarquer. J’ai l’oeil agile à observer tous ces duos, à leur imaginer des histoires torrides, de l’adultère, des guerres de pouvoir, le sourire en coin. « Je me demande qui ici pense que j’ai couché avec vous pour être à votre bras ce soir. » que je finis par glisser à l’oreille de Jamie, maligne, entre deux nouvelles venues à ses côtés, l'une venue lui lécher les bottes, et l'autre récolter des détails qu’elle bitchera dès qu’ils ne seront plus dans son champ de vision.
Outre la musique, il y a dans l'air une légèreté inespérée. Et j'ai conscience que cela est uniquement le fait de la présence d'Ariane à mes côtés. Cela peut paraître ironique que cet être cynique avec qui le premier contact fut un pur désastre soit celle qui sauve ma soirée, pourtant, après nos aventures à base d'ascenseur, de traiteur chinois et de baby-foot, j'ai ce bon pressentiment. J’apprends à l'apprécier et accepter les rires faciles qu'elle m'arrache. J'espère, au fond, que son regard change aussi à mon propos, et que je ne suis pas le seul ici à trouver ce compte dans ce duo improvisé, curieux, mal assorti. Avec le plus grand respect pour la frontière qu'elle impose entre son avis objectif sur le patron et son avis personnel vis à vis de l'homme, j'acquiesce à ses paroles avec un sourire. “Fair enough.” Je n’ai pas mérité beaucoup plus de sa part et, à dire vrai, le bénéfice du doute qu'elle m'accorde est plus que je n'aurais pu espérer de sa part, et plus que ce que quiconque ici en dehors de Vee ne m’a l'air prêt à céder. Et malgré cette sensation de solitude, ce seul contre tous qu'il me faudra surmonter au fil du temps, preuve après preuve que ma place n’est nulle part ailleurs, la soirée me paraît agréable. Alors que j'en fais part à ma cavalière, celle-ci trouve le moyen de rendre la confession bien moins solennelle. “Oh, mince. Heureusement que j'ai ce costume très James Bond sur moi alors.” je réponds avec un rire, louchant vers ce noeud papillon qui m'étrangle. Tout semble plus simple pendant une danse, à mes yeux. Le balancier suffit à apaiser un esprit grouillant de doutes, la musique s'infiltre dans les silences angoissants. Je ne pourrais pas passer une seule de ces soirées sans finir sur la piste. Cela a toujours été le cas avec Joanne, nous permettant de profiter d'un moment à deux, de nous esquiver des conversations. Parfois, elle me manque pour cette raison. Parce qu'en elle, j'avais une véritable partenaire. Ariane fait amplement l'affaire pour ce soir dans un registre tout autre, et chaque minute qui passe me conforte dans mon choix de l'inviter. Chaque échange, chaque pique, chaque rire. Une alliée n'est pas de trop dans cet océan de gros poissons. Au final les sollicitations ont raison de la musique et un bal de poignées de main s'invite à la place de la danse. Sourires de convenance, politesses et banalités, quelques questions douces, piquantes, sans sens, quelques bouées de sauvetage lancées par Ariane, rythme ce qui me paraît être une éternité. Je me sens futile d'avoir si peu d'intérêt pour toutes ces personnes qui tentent de gratter la surface ou simplement se bien se faire voir pendant ce qui est mon soir. Mais cela est plus fort que moi, et les discussions me passent rapidement par dessus la tête, mon attention s'envole, et mon oreille reconnaît plus facilement les mélodies que les timbres de voix. J’ai récupéré une coupe de champagne afin d'occuper mes mains et mes lèvres radines en paroles. Mon regard croise parfois celui de Vee et son sourire d'un blanc flamboyant. Son rire à gorge déployée transperce l'air jusqu'à mes oreilles, et c'est peut-être un effet de contagion qui me permet d'afficher un éternel sourire de mon côté de la salle. Le rire, lui, n’est décroché que par ma cavalière. “Une bonne moitié, dis-je à propos des évidents ragots qui circulent déjà. L’autre se demande à l'inverse si tu es là pour coucher après.” Quant au petit pourcentage de ceux qui se demandent combien je paye ma compagnie de ce soir, nul besoin de les mentionner. La vague de couche-tôt et de raisonnables a quitté la salle qui s'est ainsi vidée quasiment de moitié. L'air semble plus respirable, et mes pensées plus audibles. Réfugié dans ma flûte, je sens de la lumière chauffer mon front et éblouir mes yeux. Non, pas encore un discours, j’ai donné pour ce soir. Mais c'est une voix inconnue qui résonne, celle de l'un des musiciens, complice d'un véritable traquenard ; “Alors, nous avons entendu dire que notre homme de la soirée saurait chanter. Est-ce qu'il nous ferait le plaisir de nous rejoindre ?” La question est sincère mais je sais qu'en réalité je n’ai pas le choix. Et la personne à l'origine de cette brillante suggestion aussi. “Ce n’est pas un de tes sales coups, hein ?” je demande à Ariane avant d'être forcé de la quitter, elle et le champagne que j'abandonne sur une table au hasard. J'approche, à la fois encouragé par quelques applaudissements et par les verres vidés tout au long de la soirée qui étouffent la nervosité. C'est en passant près de Vee et en constatant toute la satisfaction qui illumine son visage que je comprends qu’Ariane n’a rien à voir dans le coup. “Je te retiens.” je souffle avant de me trouver auprès du reste des musiciens, empoignant le micro déjà prêt. Le répertoire est large, mais le mien bien moins, et croisé avec celui du groupe il ne reste qu'une palette de choix limitée. “Le premier qui met ça sur les réseaux sociaux est viré.” La plaisanterie prend malgré un humour sérieux douteux. Derrière moi débute du Tender Trap, du Sway, et puisqu'il est hors de question que Vee s'en tire à si bon compte, elle est sommée de me rejoindre pour m'accompagner sur un Lady is a tramp final et impeccable.
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Ma confidence lui arrache un sourire, pas forcé, loin de cet air représentatif et plastique qu’il a arboré comme un chef toute la soirée. Ce n’est pas grand chose, c’est qu’un détail, les lignes qui tracent l’expression sur son visage fatigué, les plis qui bordent ses joues, flirtent avec sa mâchoire. Mais ça me suffit comme travail fait, bien fait. Devoir accompli. « Les paris sont ouverts, alors. » que ce soit avant, après, ou même pendant, peu importe ce qu’on pouvait avancer et la façon politically correct dont je me tenais à ses côtés, n’en resterait toujours qu’une certitude. « Peu importe le compte en banque, le sexe reste toujours un sujet favori. » on remplit une énième fois ma coupe de champagne, mon regard se pose sur un groupe tissé qui défile devant nous, puis un couple rêveur qui se poste dans la diagonale. Que ce soit ce serveur, là, qui reluque effrontément, ou ces jeux de mains qui est de plus en plus attisé dans mon angle, il n’y a personne ici qui a la vanité de pouvoir penser juger à outrance. Ce qui est bien au final, ce qui est amusant surtout. Combien d’adultères ont été commis entre ces murs, et de déclarations d’amour enflammées? Qui s’est cambré dans les vestiaires, qui a couché pour sa prochaine promotion dans les toilettes? « En même temps, j’me plains pas. Ce sont quand même leurs péchés qui justifient mon salaire. » mon boulot serait bien triste si la totalité de ces petits sinners ne me bombardait pas par téléphone et par courriel quotidiennement. Et puis, ça limiterait de beaucoup les discussions animées à table, avec maman et Hugo, les dimanche soirs. Si la suite des festivités se passe non sans heurt, c’est soulagée que je remarque que malgré la fatigue et les quelques soupirs lâchés en espérant que personne ne remarque, Jamie n’est pas au plus mal. Du moins, il semble tout sauf aussi stressé qu’à mon arrivée, ni même lorsqu’il avait abordé la dite soirée à l’avance. Faut dire que le discours derrière lui, il n’a plus qu’à apprécier les canapés, sourire pour les photographes, et maîtriser les quelques pistes de small talk qu’on lui glissent à l’oreille au fur et à mesure où les minutes coulent vers des heures. Ce n’est que lorsque mon visage - et surtout le sien - est baigné d’un puissant jet de lumière que j’hausse le sourcil, hors du pilote automatique, beaucoup plus interpellée que je ne l’ai été par les journalistes, directeurs médias et nombreux grands noms du domaine précédemment. Une introduction plus tard et le Keynes me lance un regard entre l’amusement et la hargne, je me mords la lèvre de ne pas avoir été aussi rapide, aussi vicieuse pour casser ses dernières barrières. « I wish. »
Le rire de Vee dans mon dos me fait frissonner d'émotion, avant que l’équation se calcule d’elle-même, et que je réalise qu’elle est celle à blâmer derrière le dit coup. Un regard par-dessus mon épaule et j’ose, gamine dans sa robe d’adulte, enfant pétrifiée, starstrucked, qui rassemble tout son courage entre un rouge à lèvres carmin et une chute de rein exposée pour redresser les épaules, et lui adresser la parole. « Je m’incline. » et elle sourit. Merde. Vee m'a sourit. Mes doigts se resserrent avec force sur ma flûte maintenant que je vrille mon attention strictement sur Jamie, tentant de chasser le rose qui colore mes joues, et l’impression de me donner beaucoup plus en spectacle que lui, scène plus pitoyable qu’il ne pourrait l'être à l’instant. Elle monte d’ailleurs le rejoindre sur scène pour le dernier morceau, ce à quoi je lève mon verre le temps d’attraper les iris du patron, de secouer la tête devant tant de prouesses. « James Bond jusqu’à la fin. » entre le costard d’agent secret, les manoeuvres de gentleman et l’accent anglais qui ressort, il mettait vraiment le paquet côté cliché. Ce n’était pas pour me déplaire, j’avais toujours eu un faible pour ce genre de carrure, mais c’est surtout mon sourire qui complète le reste, intéressé, mutin. La chaleur aux joues, et la proximité qui me semble un peu plus facile que tout à l'heure. Si la salle commençait à se vider un peu avant l'instant karaoke, c’est maintenant une poignée de gens tout au plus qui gravite autour de nous, et j’engage le mouvement, retournant à la table chercher mon sac. « On dit que le chant est un puissant aphrodisiaque. » call me nerd, mais j’aime bien me renseigner sur ce genre de trucs pour le boulot, autre que les classiques qui font vendre des guides à la tonne aux pauvres âmes repentantes, l’ylang-ylang, les huîtres, le tantra. « En préliminaires il met la table, il charme. Y'a même des études qui prouvent qu'on peut user de notes absolues pour venir chercher directement le coeur. » et ma lecture se poursuit maintenant que nous sommes à la hauteur de notre table, et que je fais volte-face pour laisser mon doigt tapoter à la hauteur de son torse, tout juste là où, sous la chemise, on peut percevoir les battements. « C’est fait exprès pour s’adapter à une rythmique, pour calmer la respiration de l’autre, pour l’envoûter parfaitement. » et je m’amuse, oh que je m’amuse, alors que j'esquisse un pas et un autre dans sa direction, mon index finissant par trouver parfaitement le tempo et poursuivre son mouvement lent, lascif, mes iris vrillés à ceux de Jamie. « C’est là où les phéromones se dégagent et que l’instinct prend toute la place. » and boom goes the dynamite. Les ébats s’enflamment et on entend gémir d'un bout à l'autre de la nuit. « Vous faites pas de fausses idées non plus. Les musiciens, on a tous déjà fait, c’est du réchauffé. » dédicace tout sauf assumée à Tad, alors que je me détache d’un élan, le regard tout de même aguicheur, les idées qui s’enflamment un peu trop à cause du champagne sûrement. Ce genre de soirée était à même de rester professionnelle, et elle en avait tout le potentiel comme c’était prévu depuis le début. « On part? » et au passage, je pourrai prendre l'air, rafraîchir ce qui me reste de contenance. Sur la galerie, sur le parking, dans ma bagnole. N'importe où.
À la sortie de l'estrade, les Monsieur Keynes intéressés de sirènes trop apprêtées et tactiles se multiplient, se mettent entre moi et Victoria, et me font me demander comment qui que ce soit peut un jour rêver d’avoir un semblant de célébrité. Je ne lève pas le petit doigt pour m'en défaire, je ne le peux pas et prendre le risque qu'un geste soit interprété à tort pour un coup de sang. Le regard las posé sur Ariane, la jeune femme me sert de point d'accroche le temps de me glisser hors de la petite foule qui s'est formée là. Je la rejoins en faisant mine de ne pas prêter attention au reste, et retrouve un semblant de sourire une fois à son niveau. Nous filons à notre table tandis que la salle de vide un peu plus. Cette fois, il ne faudrait pas louper le coche ; autant partir en suivant la courant. Pendant qu'Ariane récupère ses affaires, elle se lance dans l'explication de théories dans lesquelles je ne décèle qu'une plaisanterie, jusqu'à ce qu'elle se retourne, jusqu'à ce qu'elle attrape mon regard et pose une main sur mon torse. Son doigt capte les battements de mon coeur et tapote, synchrone. Rapidement, je ne sais plus moi-même si elle s'est adaptée à mon rythme cardiaque, ou si c'est elle qui le dicte ainsi. L'envoûtement me semble bien concret de part et d'autre de ce contact. De ce regard qui projette, d'une traite, tout le déroulé de la fin de soirée comme s'il était écrit, prédit. Comme si sa bouche était déjà collée à la mienne, et son doigt à même ma peau.Je ne sais même pas comment j'en suis arrivé à ressentir cela, à être attiré vers elle, titillé par cette envie. Elle est apparue, elle s'est imposée. Ou alors flottait-elle depuis le début. Ariane rompt la connexion et nous ramène les pieds sur terre, mais déjà mes jours sont plus chaudes et mon ventre picote. D'un signe de tête, j'acquiesce que nous partions à notre tour. Elle passe devant, et pour la première fois de la soirée mon regard détaille son dos nu, non pas comme une simple silhouette portant une belle robe, mais pour la femme dont on voit la peau, et la chute de reins qui se devine. Et cela est loin du code de conduite habituel. Mon pas rattrape le sien et nous retrouvons le hall de l'hôtel. Au voiturier, nous glissons nos tickets et je récupère les deux sets de clés. Je l'accompagne à son véhicule. “Généralement, je garde ce genre de relation strictement professionnelle.” ce que main posée dans son dos bien plus bas que durant le reste de la soirée n’étaye absolument pas. Pourtant, habituellement, les frontières sont strictes pour moi comme pour mes collègues. Ce qui m'amène à articuler ce “Mais…” prévisible, un brin nerveux. Je ne me suis jamais trouvé doué pour flirter et ce n'est pas un sport que je pratique régulièrement. Comble pour un homme dont les mots sont là matière première de son métier, ceux-ci ne me viennent aisément lorsque le cadre devient plus intime. Comme Ariane le disait, l'instinct prend toute la place, et le mien n'est pas bavard. C'est pourquoi mes doigts jouent avec les clés de sa voiture. “Je suis curieux d'en savoir plus sur toutes ces théories, et peut-être d'expérimenter.” L'insinuation est à peine voilée malgré la tournure de la phrase. Faire preuve d'un minimum de finesse dans le discours, certes, mais autant éviter de tourner autour du pot, ce n'est pas une chose que je maitrise non plus. Je fais rarement dans le message codé d'ailleurs, néanmoins, d'une certaine manière, Ariane m'inspire une bonne dose d'intimidation. Le genre qui me laisse penser que je vais me prendre un revers sur la joue très bientôt pour avoir osé la croire intéressée. Pour la science est donc l'excuse que je m'invente afin de contourner mes propres règles, aussi bidon cela soit-il. Il serait encore temps de faire passer ces avances pour une plaisanterie de mauvais goût couronnée d'un jeu d'acteur tout aussi mauvais, et la jeune femme s'engouffrerait sûrement dans la brèche ouverte juste pour me faire croire que je ne me couvre pas de ridicule. Pourtant, pas de marche arrière, bien au contraire, lorsque je lui rends ses clés, au creux d'une main tendue avec un peu plus d'assurance que la seconde précédente ; “Il te suffit de me suivre.” Ma voiture est devant la sienne, elle n’a qu'à le rester sur tout le chemin jusqu'à chez moi. Je ne met pas les femmes à la porte une fois l'affaire conclue, et j'offre même le petit-déjeuner, ce qui fait peut-être de moi le pire coup d'un soir qui existe, pour ce que j'en sais. L'expérience se répète trop souvent pour quelqu'un qui ne souhaite pas en faire une habitude, qui ne prend pas le pli. Et ce n’est jamais vraiment aussi bien que ce que l'on se vend, jamais aussi satisfaisant qu'on le voudrait, sans trop savoir pourquoi. C’est assez vide de sens, au final. Pourtant, quand l'occasion se présente, quand une alchimie se crée et qu'il n’est rien pour l'empêcher, on se laisse tenter. “Ton choix.”
I know as the night goes on, you might end up with someone. So why do I bite my tongue? Oh, I wanna know ya. I'm lookin' around the room, is one of those strangers you? And do you notice me too? You're a face I won't forget. I don't know how much time is left. We haven't had a moment yet.
La salle se vide, la tension monte, l’intérêt s’enflamme, mes joues également. J’y vois l’effet vil du champagne qui a un peu trop coulé à mon goût, des contacts multipliés, des regards échangés, presque complices, de la solitude qu’on partage chacun, qu'on masque sous nos remarques acerbes, nos accusations pointées, nos piques faussement blasées. J’y vois deux êtres un peu perdus, qui se sont trouvés le temps d’une soirée, accrochés par défaut, qui ont fait alliance, qui ont profité, seulement pendant que ça dure. J’y vois mon patron aussi, relation d’autorité certaine, et ce petit kick de sentir son regard de braise s’accrocher à ma silhouette, flirt malsain et malicieux que je n’avais jamais vraiment cherché, voulu, mais qui devient dangereusement intéressant, nécessaire, au fil de ses mots, sa mâchoire carrée qui accuse ses paroles, ses iris qui brillent sous la décoration fardée de l’endroit. Alors, évidement que je joue, que je me brûle. Évidemment que j’en rajoute une couche, alors qu’un océan de prétendantes squattent les bas-fonds, grattent le peu d’attention qui lui reste pour faire les yeux doux, pour quémander quelque chose, de la gloire, de la crédibilité, de la tendresse. Autant de soumission et j’en suis blasée, autant de soupirs et de sourires en coin et je profite de l’accalmie pour initier quelques pas vers la table, pour déblatérer ce qui me passe par la tête, ce qui me semble tout indiqué pour pousser plus loin encore un peu, pour attiser la partie, jeu de pouvoir qui semblait avoir pris de la graine entre nous deux, maintenant que nos statuts ne pouvaient pas être plus différents, et nos positions dans la hiérarchie plus loin l’une de l’autre.
Ce à quoi il rétorque, une fois dehors. Une fois la brise un peu plus fraîche de la nuit qui caresse ma peau, refroidi mes sens, glisse le long de mes épaules, mon dos, la cambrure et le reste. « Ce genre de relation? » question rhétorique et mes prunelles s’accrochent aux siennes, et le sourire suit le rythme. L’innocence même de deux adultes consentants, et de cette petite possibilité, infime opportunité, qu’il avance plus timidement encore que ce que j’aurais pensé. Je voyais en Jamie une stature solide, stoïque, un homme un vrai qui prenait ce qu’il voulait, qui laissait le reste, qui ne se contentait de rien de potable mais du meilleur dans tout, mordait dans tout le reste. Mais il y a ce voile de sensibilité qui passe, presque vulnérable. « Tiens donc, un esprit pratique. » et il demande à voir, je laisse un rire glisser le long de mes lèvres. Il y a une fraction de seconde qui casse le reste, qui rend la danse moins évidente, moins facile, moins simple et sincèrement, je ne sais pas ce que je vois, mais je le remarque, l’accuse. Une bribe d’ennui de sa part peut-être, un désir de battre cette sensation de rentrer seul, qui tente de prendre le pouls sur le reste mais qui compense. En d’autres temps, j’aurais évité d’y penser. À d’autres gens, ç’aurait été aller simple pour le siège arrière de sa voiture, sans grande cérémonie. Des baisers qui papillonnent, des mains baladeuses, mes lèvres qui épousent sa nuque, ses mains qui agrippent mes hanches. Je l’aurais laissé m’avoir pour une nuit, en échange de ses gémissements sous mes caresses, chaque parcelle de peau couverte, chaque râle dont j’aurais félicité mon ego, le sien. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Et ça m’énerve, de chercher des excuses, ou même d’y voir un obstacle. Ce ne serait rien d’autre, ni lui ni moi ne veut plus. Mais ce serait le risque de sentir son regard différemment sur moi, de perdre toute crédibilité, d’avoir envie de lui entre deux réunions, au détour du photocopieur. C’est jouer gros, c’est risquer tout, et je me laisse le temps d’y penser, suffisamment pour que mes clés trouvent place dans ma paume, pour désigner son propre bolide du menton, pour volontairement faire planer le reste. « Passez devant. » le vouvoiement qui casse presque tout le reste, ou rend la chose un peu trop Christian Grey à mes yeux. J’attends que son moteur vrombisse avant d’ouvrir la portière de ma convertible, j’attends qu’il enclenche son véhicule avant de démarrer le mien. Et si l’envie de goûter ses lèvres, et si le désir réchauffe mes idées, les embrase, je prendrai à gauche lorsqu’il tournera à droite.
C’est une poignée de seconde qui semblent durer une éternité. Le moment où ma main dépose les clés de la voiture dans sa paume, que le choix est lancée, l’hypothèse articulée, et où j’attends, sans forcer, sans presser, qu’Ariane me donne sa réponse. Ses doigts s’articulent, se referment sur le trousseau, et les miens s’esquivent, lentement, un brin hésitants. Et alors qu’on se scrute, qu’on prend le pouls, qu’on conçoit cette possibilité, qu’on l’effleure encore timidement, il y a ce flottement, cette incertitude, et tous les scénarios possibles qui se vivent en un claquement de doigts. Chaque possibilité, chaque détail qui change d’une réalité à l’autre, de la conclusion de soirée parfaite ou désastre, et même l’après, que ce soit l’animosité, la gène, ou la cage de désir frustré qui s’entrouvre à chaque coup d’oeil en coin au bureau. C’est tout ce qui pourrait avoir lieu, à chaque décision que l’on fait et qui crée une nouvelle possibilité. Celle où Ariane et moi nous nous plairions, celle où nous resterions des collègues stoïques, celle où elle finirait par quitter le magasine à cause de ça. Et, bien sûr, au milieu de tous ces scénarios, celui où la jeune femme ne vient pas, où la nuit s’arrête ici, et où ce jour restera celui d’un vague flirt. Et je dois bien avouer que je ne serais pas capable de déterminer laquelle de toutes ces possibilités je sélectionnerais si le choix n’était pas uniquement entre les mains d’Ariane. Elle finit par serrer les clés dans sa main et m’envoyer vers ma propre auto avec quelques mots qui laissent l’ombre de tous ces embranchements planer au-dessus de nous. J’acquiesce et m’exécute sans tarder, sans demander plus. Alors que je m’éloigne, que j’ouvre la portière de l’Audi, m’installe dans le siège en cuir et démarre le moteur, une certaine amertume envahit ma bouche et ma gorge. Alors c’est le genre de type que tu es maintenant ? C’est un autre principe qu’on balaye parce que ça nous chante ? Je ne me reconnais jamais dans l’homme qui propose son lit pour la nuit puis l’amnésie au matin. Je n’y vois que l’homme triste qui m’habite, celui qui veut tromper la solitude et colmater quelques blessures avec des consolations peu chères. C’en est presque triste si cela n’était pas si commun. Alors que je quitte la cour de l’hôtel et que je m’engage dans la rue, je jette un coup d’oeil dans le rétroviseur et voit les feux de la voiture d’Ariane s’allumer. Elle s’avance également et me suit jusqu’à présent. Une partie de moi espère immédiatement qu’elle décrochera. L’envie n’est pas passée, le désir, comme une flammèche qui caresse des braises, stimule l’imagination d’images d’une danse sensuelle peau à peau. Mais je sais que quelque chose cloche là-dedans, qu’il y aura, à la fin, plus de mal que de bien. Et Ariane n’est pas idiote, elle le sait aussi bien que moi. Fricoter avec le patron, cela est toujours une mauvaise idée, il n’y a pas de bonne issue à cela. Sauf si l’issue se présente avant même que l’erreur soit commise. C’est donc non sans soulagement que, quelques mètres plus loin, je vois la voiture de la jeune femme bifurquer dans la direction opposée. Je n’ai pas le temps de détourner mon attention de la route plus longtemps que les quelques seconde nécessaires pour observer ses feux arrière s’éloigner. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle est loin, et tous l’éventail des possibilités se referme, toutes les réalités s’évanouissent, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une ; moi prenant seul le chemin du littoral, et elle celui de son appartement. Y aurait-il des regrets ? J’en doute. A vrai dire, plus elle s’éloigne moins cette proposition et tout ce qu’elle aurait pu impliquer me semble réelle. Cela changera sûrement la prochaine fois que je la verrais à la rédaction et qu’il me faudra jauger si elle estime que je suis un de ces hommes pitoyables qui cherchent de l’affection où ils peuvent en gratter ou un idiot de plus dont elle est parvenue à se jouer, le girl power comme excuse. Quoi qu’il en soit, j’ai le coeur léger en ouvrant la porte de chez moi, et je laisse cette courte histoire, ce théorème qui ne sera jamais prouvé, aussi loin derrière moi que l’est Ariane, tandis que ce sont les chiens qui m’accueillent et que je rejoins mon lit seul.