Un jour de congé c’est bien. Un jour de congé passé à la caserne. C’est étrange, mais ça arrive. Au moins ça prouve que j’aime mon lieu de travail pour y passer du temps même quand je n’ai pas besoin d’y être. C’est vrai. Je suis bien dans cette caserne. C’est ma deuxième maison. Ca fait 8 ans que je suis entre ces murs pour travailler. Je commence à la connaître par coeur. Une chose que je ne connais pas par contre, c’est dans combien de temps le chef sera de retour. Parce que oui, je suis arrivé mais il n’y avait que la secrétaire et son assistante dans l’enceinte de la caserne. Tout le monde est en intervention. Je sais que ça peut durer une demi heure, comme cinq heures, mais j’ai rien de prévu alors pourquoi pas attendre un moment. Non j’ai rien de prévu. Je suis à jour sur ma liste de tâches. Ce matin j’ai été productif. Je me suis levé à 8h, j’ai été faire du sport. Oui, je veux garder ces jolies tablettes de chocolats qui ornent mon beau ventre. De la muscu, mais aussi des exercices d’abdos. Plusieurs séries de vingt répétitions. C’est pas facile mais faut ce qu’il faut. Je suis motivé. Tellement que je veux être en été pour pouvoir me pavaner torse nu avec ces abdos en béton. Je veux avoir toutes les excuses du monde pour me mettre torse nu. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas la première fois que j’ai de si beaux abdos, mais je ne les avais pas entretenus. Il faut un régime alimentaire strict et j’avais pas su tenir. Cette fois je suis plus à fond dedans et j’y arrive bien. Bon je me fais plaisir de temps en temps bien sûr. D’ailleurs j’ai été piqué quelques bonbons dans la cuisine de la caserne. J'ai aussi été faire des courses ce matin et j'ai fait tourné une lessive. Au top niveau productivité.
J’ai chopé la guitare qui traine toujours dans le coin et je commence à gratter pour trouver les accords de « No Parallels » de Hands Like Houses. J’ai envie de me trouver des nouvelles chansons à chanter lors de mes soirées open mic. Sauf que je galère à trouver les bons accords, et après de longues minutes à tâtonner, je prends mon téléphone et je cherche sur internet. « No parallels hands like houses chords » et c’est parti je trouve en moins de deux tout ce que je voulais. Je vois qu’il y a même une version acoustic, alors je prends les accords de celle là, car c’est comme ça que je vais la jouer. Je connais pas cette version alors je la cherche sur youtube pour voir à quoi elle ressemble et je kiffe trop. (la chanson par ici) Je l’écoute plusieurs fois et puis je me mets à jouer, les accords sous les yeux. Je me familiarise avec et puis je change d’écran pour avoir les paroles de la chanson. Je commence à la jouer tranquille. Oui je me fais ma petite séance de répétition. Que ce soit ici ou chez moi c’est pareil. Ok je verrai mieux sur l’écran de mon ordi mais un iphone ça fait pareil, juste en plus petit. Alors je me contente de ça. Je la joue une, deux fois, trois fois. Au bout de la quatrième fois je l’ai bien en mains. Ca commence à être plutôt sympa, sans que je me coupe toutes les deux secondes pour vérifier l’accord sur l’autre page safari. Non cette fois mes yeux sont juste attiré par les paroles que je ne maîtrise pas, à part celles du refrain. D’ailleurs j’ai les yeux fermé pendant ce passage là et je chante de tout mon coeur.
« This is happiness, to be everything at once. Be unblinded, be unlearned, be unbridled and unburned. This is happiness. I'm fearless and I'm free, With the open road and the world beneath my feet. »
Et quand je réouvre les yeux. Je ne suis pas tout seul. Et ce n’est pas la secrétaire ou son assistante non. C’est la femme d’un de mes collègues. Kathy il me semble. Je m’arrête de jouer, trop surpris pour continuer.
« Oh. Salut ! »
Puis je réalise qu’elle arrive un peu au mauvais moment, car ils ne sont toujours pas de retour, alors que ça fait bien trois quart d’heure que je suis là à les attendre.
« Ils sont en intervention. Je les attends depuis un petit moment déjà. »
Je lui montre une chaise autour de la table où je me trouve.
« Libre à toi de les attendre avec moi. Juste j’ai aucune idée de leur heure de retour. Je ne sais pas sur quel cas ils sont parti. Ils étaient déjà pas là quand je suis arrivé. J’espère que ça va plus durer très longtemps. J’ai des trucs à voir avec le chef. »
Je parle trop je crois. Alors je me tais et je lui fais un petit sourire. Je pose la guitare par terre, parce que je ne vais pas continuer maintenant que j’ai de la compagnie.
Right here waiting This is happiness, to be everything at once. ∆ ∆ ∆
Ses deux grandes maniques roses attrapèrent la plaque de cuisson et la tirèrent hors du four. C'était mercredi, jour des cookies. La bonne odeur de pâte cuite et de chocolat encore fondant avait complètement envahi la maison. Le sablé était bien doré, les pépites avaient une bonne disposition naturelle. C'était parfaitement instagramable, alors pourquoi se priver ? Pendant que les gourmandises refroidissaient et se rendaient manipulables, Kelly retrouva son téléphone et fit glisser son doigt sur l'application qu'elle pourrait trouver les yeux fermés. Tout rentrait dans le petit carré, c'était bien, mais pas parfait -non, ça manquait de vert, alors elle rapprocha le petit cactus qui trônait habituellement sur le comptoir qui marquait la fin de la cuisine et le mit en position. Là, parfait. Elle savait exactement quel filtre s'adaptait le mieux à son cliché, elle légenda d'un hashtag bien senti (Just baking some cookies #yummy !) et orna le tout d'un emoji. C'était joli, ça fera bien, et ses cinq cent et quelques followers seront tous jaloux de la mise en scène -n’est-ce pas toujours l'effet escompté ? Enfin, les patients petits cookies -comment ça “petits” ? Non, ils étaient juste à la bonne taille, comme toujours- finirent tous dans un grand tupperware. De là, tout était question de timing. Parce que ces fichues boîtes conservaient toute l'humidité de la fumée des biscuits encore un peu chauds, et s'ils y restaient trop longtemps ils pourraient absorber cette humidité, devenir mous, collants les uns aux autres, et cela serait absolument dé-sas-treux. Alors la brune sauta dans sa voiture et roula en direction de la caserne. Toujours en respectant les limitations de vitesse à la lettre, sans un excès de colère contre l'auto-école qui se traînait -on est tous passés par là-, ni un juron lorsqu'elle subit une queue de poisson au milieu d'un rond point -il devait être pressé-, de même ses ongles à la french impeccable ne s'enfonçaient pas dans le volant quand on lui grillait la priorité -il ne l’avait sûrement pas vue arriver, ça ne se remarque pas une Mini vert pomme après tout, et puis ce carrefour peut être tellement tricky, mais peut-être devrait-il voir un ophtalmo, c'est quand même inquiétant, le pauvre. D'un coup d'oeil dans le rétroviseur, elle redisciplina ses cheveux et corrigea son gloss -ses cils avaient tout de même besoin d'être recourbés et elle se le notait intérieurement pour plus tard. Elle s'essaya à un sourire passe-partout, qu'elle maîtrisait toujours aussi bien. Pas trop petit, cela lui donnerait un air de mégère coincée, ni trop large parce que sa lèvre supérieure avait tendance à remonter et dévoiler sa gencive, ce qui était pire que tout. Et ce fut donc sans un faux pli, les bras chargés de biscuits, que Lee fit son entrée dans l'antre des pompiers. Quasiment vide. Ce petit goût de frustration se glissa dans sa gorge, acide et désagréable comme tout -mais aussitôt qu'elle fut interpellée, elle rehaussa son rictus courtois et s'approcha du blond affublé d'une guitare qu'elle s'imaginait toujours surfeur, coureur de jupons des plages, vedette des soirées au coin de feu, pompier pour la gloire. C'est dire qu'ils n’avaient jamais eu de contact particulièrement approfondi, ce qui ne l'empêchait pas de se souvenir de son nom. “Hey Kane!” Dans sa grande perspicacité, Kelly avait déjà deviné que l'équipe, et son ex-mari avec eux, était en intervention. Ce qui lui fit ravaler sa frustration une nouvelle elle fois fut d'apprendre que la mission en question s'éternisait et qu'elle resterait dans le flou concernant leur retour, tout autant que le jeune homme ici présent, jusqu'à ce qu'ils daignent donner un signe de vie. “Oh…” souffla-t-elle. La brune se faisait une joie d'honorer cette tradition qui s'était installée entre eux tous depuis qu'elle et Chad étaient mariés et que celui-ci avait intégré les volontaires, c'est-à-dire il y avait cinq ans désormais. Bien que cela ne soit pas régulier, ce goûter du mercredi était récurent, assez pour que tous s'habituent à voir la jeune femme dans les parages et lui fassent une petite place dans leur famille testostéronée. Elle faisait partie du décor, et c'était une chose à laquelle elle tenait. Si bien que malgré le divorce, malgré les fissures sur la façade de cette vie aussi impeccable qu'une nappe fraîchement repassée, les craquelures du temps et de l'usure, Kelly continuait à venir. Puisque Kane le proposait et qu'il serait impoli de refuser, elle prit place à côté de lui et retrouva son enthousiasme. “Well, ça fera plus de cookies pour nous, tant pis pour eux. Sers-toi, je t'en prie.” D'un geste machinal, rodé, elle fit sauter le couvercle du Tupperware et tendit les biscuits à Kane. “J’étais sur le point de changer un peu et faire des brownies plutôt, mais finalement je me suis dit, non, c'est mercredi, c'est le jour des cookies. Il y a des traditions ancestrales, comme ça, avec lesquelles on ne peut pas jouer.” Kelly était surtout une personne qui tenait à ses habitudes, qui s’accrochait à ses repères, qui avait besoin de la stabilité des rituels et qui s’attachait très facilement à de nouveaux process de vie, même s’il ne s’agit que d’un détail, de n’importe quoi pouvant meubler les grands espaces vides qui ponctuaient son quotidien. Cette petite tradition était également un bon moyen pour elle de garder le contact avec Chad, avec les garçons dont la compagnie n’était pas désagréable, et de sortir de chez elle où elle avait tendance, dernièrement à s’enfermer, se laisser séquestrer par sa machine à coudre, son ordinateur, sa bibliothèque et le sacro-saint Netflix. “Et tu viens souvent chanter la sérénade à ton patron ?” demanda-t-elle, pas certaine d’être très drôle, jamais particulièrement assurée d’avoir le moindre sens de l’humour. “Je plaisante.” qu’elle précisa donc, car tout malentendu était bon à éviter -elle n'insinuait pas que Kane entretenait une relation intime avec son patron, bien sûr que non, elle ne se le permettrait pas, elle ne se moquait pas non plus de lui et de sa guitare, il pouvait bien en jouer où il le voulait, qui était-elle pour juger après tout, lui au moins savait en faire, et elle n’avait de talent dans ses deux mains que pour faire des robes et des cookies. “Qu'est-ce que tu chantais ?” demanda-t-elle ensuite, toujours affublée de ce sourire d’automate, ne cherchant qu’à avoir l’air intéressée, sans même se demander si elle en avait réellement quoi que ce soit à faire. Mais elle savait engager la conversation, être aimable, agréable, car c’étaient là des qualités importantes à ses yeux, et selon lesquelles elle voulait qu’on la définisse lorsque l’on pensait à elle -si son nom venait à traverser l’esprit de qui que ce soit un jour.
Oh god, elle se souvient de mon prénom et je sèche sur le sien. Il va falloir que je trouve une astuce pour ne pas me faire prendre. Le mieux serait que je trouve comment lui faire dire son prénom mais je pense que c’est peine perdue. Je ne serai pas assez subtile pour ça. Je crois que la seule solution se sera de demander à son mari en privé. En attendant je prie pour ne pas avoir à dire son prénom. Il n’y a pas de raison. Ca devrait pouvoir le faire assez facilement. En tout cas bravo à elle pour se souvenir de moi. Pour le peu qu’on s’est parlé pendant toutes ces années. Elle a toujours été la femme de Chad pour moi. Son prénom a dû être mentionné quelques fois mais pas assez pour que je m’en souvienne. Enfin il me semble que ça commence par un K, c’est déjà ça. Je pourrais toujours balancer un « Kathy » pour qu’elle me corrige. Sauf si j’ai juste. Là je me sentirai vraiment puissant.
Elle s’installe à la table avec moi et elle annonce qu’il y aura plus de cookies pour nous. Elle me propose de me servir et je ne me fais pas prier. Je pose ma guitare.
« Merci. »
Je prends un cookie et croque dedans alors qu’elle m’explique qu’elle a faillit faire des brownies. J’avale ce que j’ai dans la bouche rapidement pour m’exprimer avec enthousiasme.
« J’adore le brownie ! Ma mère en fait mais il est pas assez fondant à mon goût. »
Moi j’en fais pas du tout. Je ne fais pas la cuisine, alors même s’il n’est pas très fondant je mange celui de ma mère. Mais dès que y’a du brownie au restaurant, je n’hésite pas bien longtemps pour en faire mon dessert. Surtout en ce moment, je suis assez chocolat depuis quelques mois et je me fais plaisir de temps en temps.
Je déguste le cookie. Je prends le temps. Je ne vais pas en manger un deuxième, ou du moins je vais essayer. Je fais attention à ce que je mange et j’ai déjà pris des bonbons en arrivant à la caserne, il faut pas que je fasse trop d’écart, sinon adieu ces abdos que je chéris tant. Je souris quand elle me demande si je sérénade souvent mon patron. Je vais pour répondre mais elle dit qu’elle plaisante.
« C’était ‘No Parallels’ de Hands Like Houses. »
Je pianote sur l’écran de mon téléphone qui est posé sur la table et je retourne sur la page youtube où la chanson est encore présente. Je mets « play ». Je commente en même temps. Je n’ai pas envie qu’il y ait de silence génant, même si techniquement avec la musique, il n’y a pas de silence. Je sais que j’aime bien écouter la chanson sans interruption au milieu quand je veux vraiment écouter et découvrir un son. Je ne sais pas si elle est autant enthousiaste que moi à ce sujet alors je parle par dessus pour combler le vide.
« C’est la version acoustic là. Je peux te faire écouter la version original si jamais ça t’intéresse. »
Quand je suis branché musique, j’ai du mal à m’arrêter. Surtout quand il s’agit de chansons et de groupes que j’aime beaucoup.
« Ils sont australiens. Ils sont passés à Brisbane le mois dernier, j’y suis allé avec quelques amis, et ils repassent en janvier. J’ai déjà pris ma place, mais j’y vais tout seul cette fois. Mes potes sont pas assez fans pour aller les voir autant de fois. Moi j’ai déjà posé ma journée pour pas louper ça. »
Oui parce qu’avec les shifts qu’on a au boulot, des fois c’est compliqué pour avoir la soirée de disponible. Pour certains concerts je fais au petit bonheur la chance si un de mes jours off tombent bien, mais pour d’autres je prends carrément à l’avance congé pour pouvoir bien profiter à fond et pas courir à droite à gauche. Je me rends compte que je parle quand même beaucoup. Pas de ma faute, je suis fan et l’idée de faire découvrir un groupe que j’aime à quelqu’un me rend tout heureux. Je me tais un peu pour qu’elle entende quand même un peu de la chanson qui passe en fond. Je croque un nouveau bout de mon cookie.
« Je sais pas si c’est ton truc les concerts ou quoi, mais ils sont vraiment top en live. Si jamais ça te branche de venir avec moi. »
Ca sonne comme un rendez vous maintenant que j’y pense, même s’il n’y a absolument rien de sous entendu dans mes propos. Je sens mes joues commencer à me chauffer légèrement. Oups.
« Chad peut venir aussi bien évidemment. »
Voilà comme ça c’est déjà mieux et plus clair. Je ne veux pas qu’elle se fasse des idées.
« Et je dis ça comme ça hein. T’es pas obligé de dire oui. »
Parce que je sais pas pourquoi je sens qu’elle serait de ce genre là.
« Je trouve juste qu’ils sont vraiment doués et qu’ils valent la peine à être vu en live. »
Right here waiting This is happiness, to be everything at once. ∆ ∆ ∆
Les cookies trouvèrent preneur, et Lee se servit à son tour, se permettant un écart gourmand après avoir subi l'odeur de la pâte en pleine cuisson partout dans sa maison qui était une arme fatale pour ouvrir l'appétit de n'importe qui. Ils étaient bons, ils étaient parfaits -mais elle espérait que le chocolat ne vienne pas se loger entre ses dents, cela ne serait absolument pas élégant. Sans effort, la jeune femme savait d'avance qu'elle retiendrait instantanément l'enthousiasme de Kane à l'évocation des brownies ainsi que l'anecdote à propos de sa mère. Elle n’y pouvait rien, elle emmagasinait à outrance gros et petits détails bien malgré elle, et jamais son cerveau ne désemplissait. “Ma mère disait toujours qu'en cuisine il y a un ingrédient secret pour absolument tout réussir. ” dit-elle en revoyant si clairement celle-ci faire couler la pâte chocolatée dans les petits moules, un samedi comme un autre, afin de les distribuer le dimanche à la messe. Elle y mettait tant de coeur que la moindre critique devait être ravalée avec une nouvelle bouchée de gâteau si l'on ne voulait pas qu'elle vous étouffe avec. Plusieurs fois, Lee s'était surprise à penser que si sa mère en avait assez, un beau jour, de toute cette congrégation rabâchant en coeur que la fin était proche depuis des dizaines et des dizaines d'années, il lui suffisait d'ajouter un peu de mort au rats dans les biscuits. Mais cela n’était pas l'ingrédient secret, que la brune dévoila à Kane tout bas, telle une confidence ; “Mettre une tonne de beurre partout.” Une admiratrice de Julia Child à n'en pas douter. Lee était bien plus calée en cuisine qu'en musique, et ses goûts étaient pour le moins flous, pour ne pas dire qu'ils pratiquaient assidûment l’absentéisme ; elle ne savait pas si elle aimait un genre plus qu'un autre, mais elle connaissait bien des chansons par coeur qu'elle appréciait fredonner au volant quand elle n'émettait pas un tas de petits sons formant des mélodies improvisées un brin étranges que l'on pourrait apparenter à de maladroites reproductions de rythmes de jazz -alors peut-être pouvait-on dire qu'elle aimait ce style, mais là encore, le mystère demeurait complet. Sans réagir, sans commenter, Kelly laissa Kane lui faire écouter la chanson qu'il jouait lorsqu'elle était arrivée. Elle secouait la tête, l'air de dire que le morceau était intéressant, alors qu'en réalité elle n'en savait fichtrement rien et avait bien du mal à comprendre la passion que celui-ci lui partageait pour ce groupe de musique -non pas qu'elle les trouvait mauvais, ni bons, mais la mélodie ne lui inspirait rien et s'il était un grand drame dans la vie de cette femme, c'était bien que jamais rien ne lui inspirait quoi que ce soit de transcendant. « Je sais pas si c’est ton truc les concerts ou quoi, mais ils sont vraiment top en live. Si jamais ça te branche de venir avec moi. » “Hm, eh bien…” Elle balbutia, perdue entre l’envie d'accepter pour faire plaisir, pour être polie, et celle de refuser afin de ne pas être hypocrite, parce qu'elle s'en fichait, de la musique, du moins le croyait-elle -et depuis quand se souciait-elle d'être hypocrite ? « Chad peut venir aussi bien évidemment. » “Evidemment.” souffla-t-elle du tac au tac, comme si cela était absolument limpide, comme si elle n’aurait pas pu penser autrement, alors que son esprit bloquait toujours sur la phrase précédente. « Et je dis ça comme ça hein. T’es pas obligé de dire oui. » “Bien sûr.” Kane ne l’y obligeait pas, mais Kelly obligeait souvent Kelly à faire des choses qu'elle ne voulait pas forcément uniquement pour plaire et être agréable. Elle y réfléchissait encore, aussi vite que ce que son cerveau puisse aller -et celui-ci était particulièrement aiguisé, si bien qu'elle ne comprenait pas pourquoi elle pataugeait subitement dans la semoule pour une simple question de oui ou non. « Je trouve juste qu’ils sont vraiment doués et qu’ils valent la peine à être vu en live. » “Je n'en doute pas.” acquiesça-t-elle machinalement avec un sourire pincé, toujours sans avis, sans parti pris, et espérant trouver quelque chose pour esquiver ce sujet rapidement et se dépêtrer d'une situation particulièrement gênante. Nerveuse, elle savait qu'elle avait tendance à rosir des joues pour un rien, mais cela tournait souvent à l'écarlate, formait de grosses plaques sur ses pommettes, et cela ne lui donnait qu'une envie : se cacher dans un sac en papier. “En fait…” La brune pourrait se laisser aller à la confidence. Après tout, Kane s'était si facilement ouvert à elle, transporté par sa passion, que Kelly trouva naturel de faire de même. Bien que cela ne soit pas tant dans ses habitudes, mais puisqu'elle se trouvait déjà fort ridicule et ne se pensait pas à un ton de cramoisi près sur les joues, elle finit par avouer ; “Je n’ai jamais vraiment été à un concert. J’ai déjà écouté des groupes dans des bars, ce genre de choses, tu vois. Mais les grandes salles, la foule, la musique trop forte… je ne sais pas si c'est fait pour moi, je ne saurais pas quoi faire au milieu de toute cette agitation.” Kelly haussa les épaules. “Enfin, je suppose.”
Je souris à sa petite anecdote pour toujours réussir. Le beurre. Je ne sais pas si elle se fiche de moi ou non. Mais ça m’étonnerait pas que ça fonctionne réellement ce truc là. Tout ce qui est gras est bon. Après je suppose qu’elle parle de pâtisserie et pas véritablement tout non plus. C’est là qu’on voit que je suis pas doué en cuisine. C’est pour ça que je me contente de sourire, et même de rire un petit peu. Je ne fais pas de commentaires pour ne pas passer pour un con. C’est vraiment pas mon domaine.
On parle musique et plus principalement concert. Celui de Hands Like Houses qui arrive le mois prochain. Elle n’a pas l’air très emballé et je le remarque. Ou peut être c’est juste que je ne lui laisse pas le temps d’en placer une ? Difficile quand je parle musique, c’est vrai. C’est plus fort que moi. Surtout ce groupe. Ils sont vraiment trop bon et si je peux les faire aimer à des nouvelles personnes je me sentirai bien fier. Elle a eu l’air d’aimer la chanson, ou peut être que j’ai été trop vite aux conclusions. En tout cas je nous vois déjà tous les deux, ou plutôt tous les trois, au concert. Il est encore tôt par rapport à la date du concert, environ deux mois à attendre. Ils auront le temps de se familiariser avec les chansons du groupe pour profiter au max du show. Ou pas. Je me décide de me taire, prendre un cookie de plus est aussi une bonne idée. Je la regarde qui a l’air de peser le pour et le contre. Elle a même rosit, je ne connais que trop bien cette situation. Je me sens désolé de l’avoir mis dans l’embarras. Elle m’avoue qu’elle ne se sentirait pas à sa place dans une grande salle de concert. Qu’elle n’a jamais été à ce genre d’évènement avant.
« Oh. Okay. »
Elle a été honnête en tout cas. J’apprécie.
« Y’a pas de soucis. Je comprends. »
Je lui fais un petit sourire. Je ne vais pas insister parce qu’elle a l’air assez gênée comme ça. Je n’aime pas mettre mal à l’aise les gens. La chanson s’est terminé et je vais naturellement reprendre mon téléphone dans ma main pour éviter que youtube en lance une autre aléatoirement.
« En tout cas je suis en train d’apprendre cette chanson à la guitare pour la jouer à une prochaine soirée open mic. »
Mon premier instinct c’est de l’inviter à une de ces soirées aussi mais je crois que ça suffit pour aujourd’hui les invitations. Je n’ai pas envie qu’elle pense que je tente quelque chose envers elle. La vérité c’est que je propose à tout le monde de venir à ces soirées open mic. Je le poste sur mon mur facebook à chaque fois que j’y vais, c’est à dire au moins une fois par semaine. Parfois y’en a qui passent, mais j’en fais tellement que c’est pas exceptionnel. Surtout que c’est souvent un soir où les gens bossent le lendemain matin, donc y’a moins de chance qu’ils se libèrent. Je peux comprendre qu’on veuille rester chez soit à se reposer.
Je termine le cookie que j’ai dans la main et je cherche un truc à dire pour ne pas rester dans le silence. Je me retiens de prendre un cookie de plus, ça suffit pour aujourd’hui les écarts.
« Les cookies étaient vraiment bons. Je suis en train de me faire violence pour pas en prendre un de plus. »
Ca me fait rire.
« J’ai déjà mangé des bonbons en arrivant, plus les cookies là. Je vais faire encore plus de pompes et d’abdos demain matin. »
Ca aussi ça me fait rire. En vrai je suis sûr que ça n’aurai aucun impact sur moi. J’ai dit ça juste pour dire quelque chose. Je suis tellement à fond dans le sport depuis quelques mois, j’en parle beaucoup. J’y pense beaucoup. Je jette un coup d’oeil à ma guitare et je détourne les yeux vers Kelly.
« C’est quoi ta chanson préférée ? Ou ton top 5 si jamais tu arrives pas à choisir. Oh non ou dis moi ta chanson que t’écoutes beaucoup en ce moment. »
Right here waiting This is happiness, to be everything at once. ∆ ∆ ∆
Plus de trente années à fouler la terre du Seigneur et pas une seule fois Kelly n'avait mis les pieds dans une véritable salle de concert. Sa culture en matière de représentations artistiques se résumait aux concerts de la congrégation que ses parents ne manquaient pour rien au monde, quelques sorties scolaires pour s'enrichir de quelques pièces de théâtre pour des questions de culture générale plus que de réel intérêt pour le genre, et enfin, les spectacles de fin d'année des clubs de l'Université qu'elle écumait uniquement pour être vue dans les places to be. Vu sous cet angle, la jeune femme pourrait avoir été élevée dans un bunker que l'on ne verrait pas la différence. Elle ne se vantait jamais de l'environnement dans lequel elle avait grandi néanmoins, bien qu'elle n'en avait pas honte non plus, sans pour autant dire qu'elle reproduirait les mêmes schémas avec ses enfants -si elle pouvait en avoir. Son père et sa mère ne lui avaient pas appris grand-chose du monde réel au final, du moins, rien ne soit plus valide depuis la fin de la traître des nègres. La musique n'avait rien de païen, mais l'on écoutait pas d'ABBA, d'ACDC ni aucun autre groupement d'initiales dans la voiture des Ward sur la route des vacances. Elle n'avait jamais appris à jouer du moindre instrument en dehors de la flûte à bec au cours préparatoire, et elle ne poussait jamais la chansonnette, pas même sous la douche. Voilà donc où en était Kelly Ward en matière de sensibilité à la musique. Voilà à quoi s'attaquait Kane. Il eut l'air déçu que la jeune femme décline son invitation à demi-mot, et qu'il n'insiste pas lui convenait parfaitement. « En tout cas je suis en train d’apprendre cette chanson à la guitare pour la jouer à une prochaine soirée open mic. » reprit-il, et alors seulement parvint-il à susciter de la curiosité chez Lee. Car elle était admirative, il fallait le dire, de tous ces gens qu'elle avait vu sur scène un jour dans sa vie, devant un public attentif et observateur. Elle trouvait qu'il fallait du courage pour s'exprimer ainsi devant autant de personnes, elle qui ne parvenait même pas à articuler ses avis propres la plupart du temps, elle qui n'avait de toute manière rien d'autre à exprimer qu'un grand vide dans la poitrine, un long silence en manque de couleurs et de saveurs -malgré les cookies et la robe bleue. « Les cookies étaient vraiment bons, fit remarquer Kane avant que Kelly n'ait le temps de quitter ses pensées pour réagir à propos de la fameuse soirée à laquelle il comptait jouer. Je suis en train de me faire violence pour pas en prendre un de plus. J’ai déjà mangé des bonbons en arrivant, plus les cookies là. Je vais faire encore plus de pompes et d’abdos demain matin. »How manly, songea-t-elle avec une petite pointe d'ironie, et elle acquiesça, faisant mine de complètement comprendre le problème et ce sens des priorités. « Eh bien, si tu es de toute manière parti pour faire encore plus d'exercice, ce n'est pas un gâteau supplémentaire qui fera la moindre différence, n'est-ce pas ? » se permit-elle, malicieuse, et lui glissant un cookie dans les doigts. Refuser serait impoli, et de toute manière, la jeune femme ferma aussitôt la boîte afin que Kane n'essaye pas de jouer au plus malin en le remettant dedans. Kelly gardait le tupperware sur les genoux, jambes pliées, dos droit ; une stature qui cilla lorsque le musicien articula sa question suivante ; « C’est quoi ta chanson préférée ? Ou ton top 5 si jamais tu arrives pas à choisir. Oh non ou dis moi ta chanson que t’écoutes beaucoup en ce moment. »Seigneur Dieu Jésus Marie Joseph et chérubins à trompettes. Que pouvait-elle bien répondre ? Trop de questions, trop de possibilités, trop de choix. Kelly était capable de réciter par coeur le top dix des charts des trois semaines passées, mais certainement pas de choisir une chanson. « Je… » Ferme ta bouche, tu vas avaler une mouche. Ses lèvres se scellèrent jusqu'à ce qu'elle mette la main sur la parfaite réponse passe-partout ; « J'écoute vraiment de tout, tu sais. » Facile, efficace, irréfutable. Elle aura encore droit à un « oh, okay », mais au moins était-elle débarrassée. Et pour terminer en beauté ce détournement de sujet, elle demanda ; « Et c'est quand, cette soirée ''open mic'' ? Tu penses être prêt d'ici là ? » Elle avait une moue joueuse, le challengeant un peu, faisant mine de douter pour le taquiner, sachant qu'ainsi Kane allait certainement s'étaler sur lui-même plutôt que de continuer de se focaliser sur elle. Et Lee était bien plus douée pour écouter que pour… quoi que ce soit d'autre.
Je plisse les yeux quand elle me met un cookie supplémentaire dans les mains. C’est vrai que ça ne va pas faire une grande différence si j’en prends juste un de plus. Mais quand bien même, c’est pas gentil de tenter les gens comme ça. Surtout que je n’ose pas le reposer maintenant, alors elle a gagné.
« Allé un dernier. Ils sont trop bons. »
Je croque un bout du biscuit. Ils sont vraiment parfait. C’est un plaisir. Un léger silence s’installe et je commence à parler musique. J’aime découvrir les chansons que les gens écoutent et elle va y passer. Sauf qu’elle n’a pas l’air de savoir répondre à cette question simple. J’ai laissé une grande ouverture pourtant. Je suis surpris. Tellement que j’en arrête de mâcher mon cookie. Elle écoute de tout ? Elle ne sait pas dire un seul artiste qui lui plait ? Une chanson qu’elle tient particulièrement dans son coeur ? Comment c’est possible ?
« Oh… Okay. »
Je ne sais pas vraiment quoi répondre à ça. Moi qui pensait que la musique était un sujet de conversation universelle. Elle me prouve que non, ça ne marche pas pour tout le monde. Je me remets en question. Pas tout le monde donne la même importance à la musique que moi. Elle doit avoir d’autres centres d’intérêt qui me sont inconnus. A part la cuisine. Ca je sais qu’elle aime et qu’elle est douée en plus de ça. Je n’ai jamais mangé de repas confectionné par ses soins, mais les pâtisseries qu’elle ramène régulièrement à la caserne sont toujours un vrai délice. Je reprends à manger mon cookie après m’être repris. Je n’ai pas non plus envie de générer un malaise avec mes réactions. Elle ne mérite pas ça. Cette fois c’est elle qui relance la conversation, parlant de la soirée open mic dont j’ai fait mention un peu plus tôt.
« Y’a une soirée tous les mardis soir, et des fois le samedi. Mais ça c’est plus mensuel. Du coup si jamais je suis pas prêt mardi là, je la jouerai mardi d’après. »
Parce que oui, j’y suis presque à toutes les soirées de scène ouverte.
« Je pense que je devrais pouvoir être prêt ouais. J’ai pas grand chose prévu ces derniers temps. Je vais pouvoir me préparer comme il faut. Et puis si jamais je fais une fausse note sur scène, je suis sûr que personne ne s’en rendra compte. La chanson n’est pas vraiment connue. »
Je fais une moue pensive.
« D’ailleurs je devrais peut être reprendre des chansons plus célèbres. »
Et là je me retiens de lui demander son avis parce que je me souviens bien qu’elle n’a pas réellement de préférences à ce sujet.
« Mais je joue aussi mes propres compositions. J’en ai pas beaucoup. Juste trois. Mais c’est un bon début. Je suis pas au point d’être sur Spotify, mais j’ai mis mes chansons sur youtube. On sait jamais si ça plaît à un producteur ou un label ou quoi. »
Je lui fais un sourire.
« Vivre de la musique je dirai pas non, mais c’est plus un loisir qu’autre chose. J’aime trop être à la caserne pour imaginer faire autre chose à temps plein. »
Je marque une brève pause. Je reste pensif un instant et je reprends.
« Toi t’es dans la restauration c’est ça ? »
J’ai beaucoup trop parlé de moi. Un peu à son tour. Bien qu’elle n’ait pas l’air dérangé par mon débit de paroles.
Dernière édition par Kane Williamson le Dim 21 Jan 2018 - 19:51, édité 1 fois
Right here waiting This is happiness, to be everything at once. ∆ ∆ ∆
Kane finirait par comprendre qu'il ne valait mieux pas demander l'avis de la jeune femme sur quoi que ce soit. À force de “oh, okay” déçus et résignés comme il savait visiblement si bien les souffler. Cela ne la dérangeait pas, tant qu'il n'insistait pas. “T’es sûre ? Aucune chanson en particulier ?” qu'il aurait pu renchérir afin de la mettre un peu plus malaise, afin de mettre en lumière les immenses zones de vide de sa personnalité. Mais il ne le fit pas, et pour cela Kelly en était reconnaissante, envers Lui et envers la jugeote qu'il avait conféré à Kane -ou simplement son manque de curiosité, les deux options lui convenaient tant que cela lui permettait d'esquiver la conversation. Le projecteur tourné à nouveau sur le musicien, elle lui ouvrit la voie vers un boulevard de silence à combler en parlant de sa passion. Malgré l’admiration que cela lui inspirait d'un côté, de l'autre, elle n'y trouvait toujours aucun intérêt, et c'est avec un certain dépits qu'elle constata que son attention se mit à dévier peu à peu, au fil des paroles d'un Kane lancé avec tant d'enthousiasme. « Je pense que je devrais pouvoir être prêt ouais. J’ai pas grand chose prévu ces derniers temps. Je vais pouvoir me préparer comme il faut. Et puis si jamais je fais une fausse note sur scène, je suis sûr que personne ne s’en rendra compte.La chanson n’est pas vraiment connue. D’ailleurs je devrais peut être reprendre des chansons plus célèbres. Mais je joue aussi mes propres compositions. J’en ai pas beaucoup. Juste trois. Mais c’est un bon début. Je suis pas au point d’être sur Spotify, mais j’ai mis mes chansons sur youtube. On sait jamais si ça plaît à un producteur ou un label ou quoi. Vivre de la musique je dirai pas non, mais c’est plus un loisir qu’autre chose. J’aime trop être à la caserne pour imaginer faire autre chose à temps plein. » En fixant sa bouche en mouvement elle entendit les paroles se transformer en un blabla ambiant et inintelligible. Elle acquiesçait machinalement de manière régulière. Elle finit par se dire que le jeune homme avait décidément des cheveux absolument remarquables, et à divaguer à ce sujet, se demandant la marque de son shampoing, si cette couleur était naturelle, et remarquant au passage l'habitude qu'il avait de souvent passer une main dedans afin de les remettre en place alors qu'ils n’avaient pas bougé. « Toi t’es dans la restauration c’est ça ? » Lee sursauta, craignant d'être prise au dépourvu. Avait-il remarqué qu'elle n'écoutait plus depuis le troisième mot ? Vite, elle força son attention à revenir et à rassembler les paroles de Kane, la question qu'il venait de lui poser. “Oh, oui, je… exactement. Dans le vin pour être plus précis. Je suis sommelière. Je… je m'y connais en vin, en gros.” La brune avait tendance à minimiser tout ce qui touchait à son environnement, voire, comme ce fut le cas jusqu'à présent, à éluder les sujets vigoureusement. Néanmoins, son métier, lui, avait de la valeur à ses yeux. Il lui tenait à cœur, véritablement. Peu de choses la stimulait en ce monde, en dehors de ceci. Si Kelly était la plupart du temps à la fois trop vide et trop pleine d'émotions, ne sachant jamais sur quel pied danser, s'il fallait adopter pour la totale antipathie ou l’overdose d'empathie afin de se décider sur une ligne de conduite, une chose était constante dans sa vie, une chose lui donnait l'impression d'avoir une humble place dans le grand puzzle de l'univers. Et il s'agissait, tout simplement, de “s'y connaitre en vin”. “Mais mieux vaut éviter de me lancer sur ce sujet parce que, après, impossible de m'arrêter. Je deviens un vrai moulin à paroles, et la plupart des gens ne trouvent pas ça vraiment intéressant. Ils sont simplement heureux d'avoir le bon vin pour leur plat, leur fromage, leur dessert, et…” Ils n’avaient pas la moindre idée de l'expertise nécessaire. Elle souriait souvent en coin face aux hommes qui faisaient mine de goûter le vin et donner leur avis sur la bouteille à peine ouverte face à leur rendez-vous galant du jour, acquiesçant sa sélection d'un signe de tête assuré alors qu'ils se contentaient d'avoir foi en son jugement, faute d’en savoir assez pour faire quoi que ce soit d'autre. Elle aimait croire que si un rendez-vous en amoureux, un déjeuner d'affaires, un dîner en famille se passait bien, c'était aussi un peu grâce à elle. “Et ça me va. C'est un peu ça, ce que je fais. J'essaye de sublimer le travail des uns, et le repas des autres.” Dans les beaux établissements, Kelly adorait passer du temps avec les chefs. Elle aimait parler de leur vision et partager son savoir avec eux. Là encore, elle était persuadée qu'un grand plat n'était pas si grand que cela sans un vrai bon vin pour relever ses saveurs et créer une seconde explosion de goût à chaque gorgée. Qu'au final, d'un bout à l'autre de la création d'une assiette, de sa simple idée au moment où la fourchette mène le premier morceau à la bouche, elle était là, et elle s'assurait que la partition de déroule sans fausse note. “C'est assez satisfaisant quand l’accord est… absolument parfait.” Les mots glissaient hors de ses lèvres comme on embrasse un délicieux cappuccino, avec la délicatesse et l'application que l'on met à déguster la mousse puis à la récupérer au coin de la bouche, ce velouté réconfortant qui laisse deviner toute la satisfaction qu'elle tirait d'un travail bien fait, d'un client ravi. Elle aurait aimé que tous accordent la même importance à ce détail, cette touche finale, et que plus aucun repas sur Terre ne soit bâclé. Que chaque viande, chaque poisson, chaque salade, et même chaque carré de chocolat soit appréciée à sa juste valeur, et avec un sourire s'étirant au fil du déjeuner, ou du dîner. C'était un plaisir simple à ses yeux, mais primordial. “Tu sais, avec le bon vin, même les frites de Mcdonald peuvent devenir plus que simplement mangeables.” elle ajouta, doutant cependant que Kane donne beaucoup de crédit à cette affirmation. Véridique, pourtant ; Lee s’en était donné l'objectif un soir d'ennui profond, et comme souvent dans ces moments, elle prenait le temps, des heures si nécessaire, afin de former un accord parfait. Ou approchant. Difficile de faire mieux dans le cas échéant. Elle notait toutes ses constatations avec une grande minutie, son flot de pensées sans filtre à base de rouges, de blancs, de rosés, de gris, de pétillants… À dire vrai, rien que tenir entre ses mains un bon cru suffisait à la contenter. Le son du liège qui quitte le goulot, le clapotis du vin qui se verse dans un beau et élégant verre à pied, la première effluve, le second nez, le liquide qui frôle les papilles. C'était un véritable ballet pour elle, c'était sa musique à elle. Un art en soi, le seul qu'elle maîtrisait impeccablement, parfait pour une femme comme elle qui n'avait rien d'autre à exprimer que sa volonté de prendre soin des autres. “J'ai l'impression de parler comme le rat dans ce film d'animation là. Ratatouille.” qu'elle bredouilla avec un petit rire nerveux afin de ne pas montrer à quel point elle se trouvait elle-même bien ridicule. Elle ne pensait pas qu'une passion pareille puisse être comprise de qui que ce soit, et pourtant… pourtant, cela était la seule qu'elle avait. Parfois, elle-même se demandait si elle préférait les Hommes au vin, ou l'inverse. Et elle se disait qu'elle pouvait parfaitement s'imaginer seule au monde, entourée uniquement de vergers, et parfaitement heureuse ainsi.
Je sens que je parle trop et qu’elle ne réagit pas à ce que je raconte, alors je détourne la conversation de moi. Elle sursaute et je suis surpris de la voir comme ça. Comme si je l’avais sortie de sa bulle ou quelque chose comme ça. Je crois que j’ai la confirmation que j’ai bien trop parlé. Je me sens con. J’ai dû l’ennuyer avec mon discours. Je commence à espérer que les collègues se ramènent bientôt.
J’apprends donc qu’elle est sommelière. Ca me fait penser à une connaissance à moi. Je ne pensais pas que ce métier était si commun. Je ne bois pas de vin, ou pas beaucoup, donc je m’intéresse pas tellement à ça. C’est plutôt la bière mon truc. Moi qui pensait que ça pourrait être un bon sujet de conversation, son métier, elle dit qu’il vaut mieux éviter de la lancer sur le sujet. Je commence à être à court de sujet de conversation. Mine de rien elle en dit pas mal des choses et je souris poliment, hochant la tête.
« Je m’y connais pas en vin. »
Je souris un peu plus franchement quand elle parle des frites de mcdo qui peuvent être exceptionnelles accompagné du bon vin. C’est un combo qui est hors du commun mais pourquoi pas après tout. Les fans de vin peuvent aussi aimer le mcdo, alors autant lié l’utile à l’agréable.
« Tu parles d’expérience on dirait. »
Elle fait une comparaison avec un film d’animation mais je ne l’ai pas vu, alors je ne comprends pas sa référence. En tout cas je souris de la voir parler, on sent qu’elle aime son métier et je peux me mettre à sa place, je suis comme elle. Ok ça vaut aussi pour la musique. Je parle bien trop, et oui, je ne m’en remets pas de l’avoir ennuyé tout à l’heure.
Je vois quelques notifications s’afficher sur l’écran de mon téléphone et je jette un rapide coup d’oeil pour voir de quoi il s’agit. Des SMS d’un groupe chat avec des amis. Je lirai plus tard. Je regarde ma guitare du coin de l’oeil, ça me démange de reprendre à jouer pour m’entraîner au morceau, mais je n’ai pas envie qu’elle pense que j’ai pas envie de discuter avec elle. Juste que je ne sais pas quoi dire de plus et il y a un silence qui commence à s’installer qui est assez gênant. Alors soit. Je prends ma guitare et la pose sur mes cuisses.
« Je sais pas ce qu’il leur prend autant de temps mais ça doit être une sacré intervention. »
Ca fait un bon moment que t’es là maintenant. Tu regardes l’heure sur ton téléphone et tu te dis que ça vaut peut être le coup de partir au lieu d’attendre plus longtemps.
« Ca te dérange si je joue un peu ? Je pense que je vais attendre encore une demi heure et m’en aller après. »
Les deux choses n’ont pas de rapports entre elles mais elles me sont venues comme ça. Peut être pour lui faire comprendre qu’elle risquerait juste d’avoir à m’écouter jouer pendant une demi heure au maximum. Mais je ne commence pas à jouer. J’attends sa réponse, je n’ai pas envie de la déranger si jamais elle a envie de discuter un peu plus avec moi. Juste je la laisse choisir le sujet de conversation. Peut être qu’on pourrait parler de Chad, c’est un bon point commun, mais je ne vois rien à dire à son propos. Ca serait trop bizarre de commencer à parler de lui comme ça d’un coup.
Right here waiting This is happiness, to be everything at once. ∆ ∆ ∆
« Je m’y connais pas en vin. » De là, Kelly savait d'or et déjà qu'elle ne parlait que pour elle et que le blond à ses côtés se contenterait d'être spectateur de sa passion comme elle l'avait été pour lui quelques minutes plus tôt. Bien sûr qu'il ne s'y connaissait pas en vin, cela était le cas de la majorité des personnes qu’elle croisait, et elle n’en avait pas espéré plus de sa part. Elle se laissait rapidement emporter, exaltée, et pourrait bel et bien narrer durant des heures tous les parfums et les goûts d'un Pouilly fumé de qualité, d'un beau Sauvignon, la robe et la texture d'un grenache-syrah-mourvèdre gorgé de soleil et vieilli dix ans en fût, toute la musique que cela lui inspirait et qu'elle brûlait se partager sans jamais trouver d’âme soeur. Chad avait fait bien des efforts durant leurs années de mariage pour l'écouter et déguster à ses côtés, et s'il avait feint son intérêt alors il avait su le faire bien. Quant à Kane, c'est lorsqu'elle comprit qu'elle n’avait capté son attention qu'en mentionnant la malbouffe qu'elle perdit tout espoir d'éduquer le jeune homme. Les musicos, ça ne pense qu'à la musique après tout. Oh, Lee jugeait, plutôt facilement même. Et une fois son opinion faite, il s'était fort difficile de s'arracher l'étiquette qu'elle vous collait sur le front. Pour Kane, il s'agissait du cliché du guitariste à nénettes qui n’a rien d'autre que le vent qui siffle sous ses mèches de surfeur, tellement cool, tellement hype, qu'il pense que tout se résume et se résout en quelques accords. Cela ne signifiait pas que Lee ne l'appréciait pas -ni qu'elle l'appréciait. Et toute la complexité de cette mécanique de pensée résidait dans un rictus au coin de ses lèvres, discret, secret et illisible. Il ne rebondit pas à ses paroles et alors comprend-t-elle ce qui peut se cacher derrière un de ces “oh, okay” résignés ; la pointe de déception d'une passion qui n’a pas si être communiquée. Alors ils étaient quittes, et à voir Kane se dandiner impatiemment sur le banc, il n’y avait visiblement plus grand chose à dire. « Je sais pas ce qu’il leur prend autant de temps mais ça doit être une sacré intervention. » Kelly haussa les épaules. Égoïstement, elle songeait à ce petit moment de gloire auprès des pompiers qu'elle n’aurait pas ce jour, et ces cookies qui ne sont pas plus que tièdes désormais. “Oui, sûrement. Peut-être une horde de chats coincés dans un arbre.” répondit-elle néanmoins avec une pointe de cet humour hasardeux qui était le sien. Elle faisait rarement mouche. Elle n'était pas une personne drôle et elle ne le savait que trop bien. Puisqu'il était peu de choses pour combattre le silence et cette situation devenue gênante désormais, Kane dégaine son instrument. « Ca te dérange si je joue un peu ? Je pense que je vais attendre encore une demi heure et m’en aller après. » La jeune femme n'est pas dupe et comprend que la question n'en est pas une ; qu'elle le veuille ou non, il jouerait, et il n'était pas convenable de tenter de l’empêcher, donc elle se contenta d'accepter sa musique d'un signe de tête. “Non, pas de problème. Tu ne m'en voudras pas de ne pas rester t'offrir un public, mais je vais rentrer pour ma part.” Elle craignait plus que tout de paraître impolie, comme fuyante à l'apparition de la guitare, mais Kelly n’avait simplement plus la motivation de demeurer ici et d'attendre comme une potiche plus longtemps si elle pouvait s'épargner la perte de temps. Elle se leva donc avec le Tupperware bien plein dans les mains. Jamais de la vie ne pourrait-elle manger tout ceci seule avant qu'ils ne perdent leur croustillant, et elle ne supportait pas le gâchis. Alors elle posa le tout à côté du jeune homme. “Tiens, je te laisse les cookies. Ils auront sûrement faim à leur retour. Et tu diras à Chad de bien me rapporter la boîte.” Mais peut-être devrait-elle le chanter pour être sûre que Kane le retienne et fasse passer le message. Si l'équipe n’était pas de retour dans la demi-heure impartie, alors elle ne savait pas ce qu'il adviendrait de cette fournée de bonnes intentions déçues, ni si elle reverrait son Tupperware un jour… Kelly songeait que Kane pourrait simplement les laisser là, et quelqu'un finirait par tomber dessus. Peut-être ferait-elle le bonheur inattendu d'un inconnu, et cela lui suffisait. Les musiciens étaient trop cools pour les au revoir cérémonieux et Lee décréta qu'elle et la jeune homme n’étaient pas assez intimes pour se faire une bise, alors elle se contenta de passer ses mains sur sa robe, ses cheveux derrière ses oreilles, mitigée par ce moment qu'elle ne saurait qualifier, qui n’était ni désagréable ni complètement inintéressant, mais pas assez pour faire de lui un être marquant et cette conversation une compensation pour l'heure du goûter annulée. “Ravie de t'avoir vu, Kane.” lança-t-elle donc simplement avec un sourire avant de tourner les talons, le laissant à sa guitare et à ce morceau qui resonnait déjà dans la caserne à peine eut-elle franchi la porte.