Le grand salon de l’hôtel, la lumière tamisée, les rythmiques qui résonnent, le bon vieux jazz comme on l’aime. C’était à la base pour dépanner Ted, bon pote attiré au piano du Stones, que j’avais accepté de passer la soirée ici, musicien d’ambiance, payé en scotch et en pourboire désuet à voir l’artillerie lourde qui ornait la nuque des dames, les poignets des messieurs. L'envie de glisser mes doigts dans leur sac à main, de subtiliser un portefeuille ou deux m’effleure l’esprit je ne vous le cache pas, mais c’est bien loin derrière ma vieille vie de malfrat rouillé que je garde l’index, le majeur, le pouce bien ancrés aux notes. J’ai autre chose à faire que de retomber dans mes habitudes de pick pocket, j’ai mieux à offrir à Ellie que la carcasse de son paternel qui moisit derrière les barreaux - again. Et une mélodie en crescendo qui clôt le dernier morceau, recevant à peine un clappement à gauche, un hochement à droite. Boulot ingrat que celui d’assurer l’ambiance d’un endroit où les péchés des uns deviennent les désirs des autres. Entourés de couples infidèles, d’hommes d’affaires, de demoiselles fardées, d’efforts d’apparences et autres dérivés, je ne pouvais pas mieux tomber. Ou pas. Mes doigts rythment le prochain morceau, l’esprit ailleurs, qui dérive entre le bar de chêne qui miroite. Les rideaux épais qui tombent le long des cadres de fenêtre laissent entrer les lueurs des buildings encore illuminés, rien de suffisamment fort pour chasser la pénombre de la pièce, de la nuit. C’est un automatisme, c’est une équation de gammes, c’est une habitude que je ne connais même plus, que je remarque à peine, pianotant, oubliant l’action qui est en train de se faire, oubliant où je suis pour laisser mes pensées prendre le relai. Le regard probablement bien vide, perdu à travers les visages que je ne reconnais pas, que je ne veux pas connaître, et les racines que je commence à prendre, lentement mais sûrement. 3 ans à Brisbane la semaine prochaine, 3 ans et des poussières à tenter de refaire notre vie, au mieux. Ça allait pas si mal, c’était pas encore ça, y’avait mieux à faire, à poser, à penser, mais l’essentiel était là et ça semblait suffisant pour Ellie, ça l’était largement pour moi. Le barman dépose un verre empli d’un liquide ambré sur la queue du piano à mon intention - ça avait ça de bien, de jouer pour des riches fils, pour leurs pères durs d’oreille, pour leurs maîtresses exubérantes. On m’écoutait d’une oreille absente, on m’envoyait une consommation à l’heure pour pallier, pour s’excuser. De grandes âmes.
La conversation continue de bourdonner en arrière-plan, leurs interlocuteurs m'ignorent à la perfection et je ne m’en porte pas plus mal, si ce n’est qu’une nouvelle mélodie attire bien vite mon attention. Rien de trop prenant, rien d'indicible, mais j’avais l’attention assez affûtée pour être toujours en mesure de relever la tête lorsqu’une voix, lorsqu’un instrument, lorsqu’une musique se démarquait des autres. Déformation professionnelle, intérêt personnel. Il ne me faudra qu’une poignée de secondes avant de réaliser qu’on chantonne, qu’on murmure, qu’on siffle, juste, sur le tempo. J'accélère la cadence pour m’assurer que l’inconnue suivra, celle que j’ai repérée là, à ma diagonale, la tête ailleurs, concentrée sur quelque chose que je n’arrive pas à voir d’où je me trouve, celle qui chante sans qu’on l’entende, sans qu’on la dévoile. Elle s’adapte et je souris, ralentissant maintenant, jaugeant qu’elle finira par remarquer que je la fixe, que je l’accompagne maintenant, qu’elle n’est plus seule. Ce qu’elle verra enfin quelques minutes plus tard, lorsque je presse la dernière note de la mélodie. Mes rétines accrochent les siennes, ma voix s’élève à son intention, les autres, ils sont déjà bien occupés ailleurs. « J’ai une place, là, ça vous tente? » je désigne le banc à mes côtés, l’oeil amusé, sans grand sous-entendu. Sauf celui de la sortir de sa solitude, d’adoucir de la mienne. « J’offre le premier verre. »
Accoudée à une table, les yeux mi-clos et distinguant à peine la foule aux visages indistincts devant elle, Irene Delaney laissait ses pensées défiler devant elle au rythme des notes du piano dont la mélodie jouait en arrière-plan. Elle se sentait épuisée, à vrai dire. Malgré son élégante tenue, ses ongles peints et son visage parfaitement impassible, elle aurait tout donné pour rentrer chez elle et se glisser dans son lit, sombrant dans un sommeil profond jusqu'au lendemain. Jamais, un an auparavant, elle n'aurait imaginé que l'affaire presque agonisante dont elle se voyait confier la charge serait si vite dépoussiérée et remise sur pieds, s'implantant très bien au coeur des réceptions de Brisbane, exportant un vin de qualité en Amérique et en Asie du Sud-Est. La Lady ne comptait pas vraiment ses heures - à vrai dire, ce n'était pas important. Elle ne posait pas les yeux sur l'horloge de son bureau ou sur le cadran de sa montre à moins d'avoir une autre obligation, ou à moins que son corps lui rappelle qu'elle devait manger, ou, en l'occurence, dormir. Bien sûr, elle pouvait tout à fait rentrer. Rien ne l'obligeait à rester là, fredonnant à voix basse pour accompagner le piano. Son rendez-vous professionnel s'était conclu plusieurs dizaines de minutes auparavant, par une poignée de main pleine de promesses pour l'entreprise familiale. Et puis au lieu de se laisser raccompagner pour se fondre complètement dans l'environnement, l'anglaise avait décliné la proposition pour rester seule, un instant. Un répit. Elle ne demandait pas grand chose, juste quelques précieuses minutes volées au Temps, pendant lesquelles elle n'avait à se soucier ni de ses responsabilités sociales ou professionnelles. L'arrivée de son fiancé à Brisbane était une bonne chose, et malgré sa résolution de se fier à sa bonne raison plutôt qu'aux tourments erratiques de son coeur, elle n'arrivait plus à dormir en paix - sauf quand sa conscience rendait les armes, vaincue elle aussi par l'épuisement. Tout cela lui donnait l'impression de vivre dans un état de culpabilité constante, et bien qu'elle sache pertinemment quoi faire pour s'en débarrasser, ses plus vieux démons l'en empêchaient avec force. Et donc, c'était dans ces refuges hors du temps qu'elle tentait de se reconstituer ; dans un hôtel où personne ne la connaissait, par exemple.
Irene fronça imperceptiblement les sourcils lorsque la musique s'envola. Pas beaucoup mais juste assez pour lever le voile de sa rêverie et la forcer à se concentrer sur le rythme changeant... dansant, encore, la mélodie instable, comme si soudain c'était pour elle qu'on jouait. Alors, d'un geste trahissant ses trente ans d'éducation chez les petites princesses anglaises, elle se retourna pour étudier le pianiste de ses yeux sombres, sans chercher à dissimuler cette indiscrète inspection. Funny thing, il n'a pas l'air surpris, au contraire : ses yeux déjà sur elle, il lui offre un sourire en retour.
Ils ne sont pas si loin, quelques mètres à peine, et malgré les échos de conversations, les éclats de rire qui se perdent, les bruissements des robes contre les jambes des dames et des tintement de verres, sa voix lui parvient très clairement. C'est donc bien à elle qu'il parle. Une place ? Irene arque un sourcil, jaugeant le banc que le musicien lui désigne. L'invitation est franchement tentante. Cela fait longtemps qu'elle n'a pas joué, malgré le coûteux piano qui trône au milieu de son salon, à Bayside. Elle ne s'en donne pas le temps, mais finalement, c'est un bon conseil que son inconnu mélomane lui souffle sans le vouloir. Peut-être devrait-elle se remettre à jouer, pour exercer ses doigts, libérer son esprit et donner une âme à son foyer qui est un peu vide, un peu partagé entre sa solitude et la présence épisodique de Victor. Mais il lui faut plus qu'une tentation. La Lady se retourne alors pleinement, et d'un sourire poli, décline. « Je ne me produis pas en public, répond-elle simplement. Mais merci pour l'invitation... J'accepte le verre, par contre. » Ce n'est pas son habitude d'accepter ce genre de marchés, surtout que pour elle ce ne sera pas son premier verre. Les gens comme lui jouent pour elle, d'habitude - et entre les invités et les employés existe un fossé millénaire que nul ne franchit jamais. Mais voilà, le contact est engagé et ici c'est l'Australie, et ce n'est pas non plus le Bal de la Reine. Irene l'a appris un peu à ses dépends, et ça secoue toujours son petit monde, mais ici, tout le monde se fout des classes sociales et des titres. Madame ou Lady Delaney, ça ne fait aucune différence. Alors, pourquoi pas ?
Elle se lève alors, franchit la distance qui les sépare sans toutefois oser pénétrer l'espace personnel du pianiste, se contentant d'observer l'instrument d'un oeil affûté malgré son attitude nonchalante. « Ce sera une coupe de champagne, mais si cela ne vous va pas, je prendrai ce qui vient. Que comptez-vous jouer, après ? »
Ce n’est pas de la déception qui se lit sur mon visage alors qu’elle refuse, ni même un air las, rebuté. Elle a tous les droits, elle a toute la place, et je n’en fais pas un plat avant de souligner sa réponse d’un sourire supplémentaire. Douce énigme, et mon silence qui tressaille. « Une prochaine fois, alors. » comme si c’était habituel, comme si le rendez-vous était déjà pris. J’aime à croire aux opportunités, j’aime à croire au hasard, à la réciprocité. J’ignore si je la reverrai un jour - et c’est bien ce qui m’intrigue, m’allume. Un enchaînement de notes plus tard et mon index se pose sur la touche avec sérieux, conclusion. Quelques claquements par ci, un applaudissement ou deux par là. Je ne viens pas ici pour la fame et pour la reconnaissance, je passe comme une mélodie qui s’attarde pour mieux s’effacer, je remplace pour dépanner, pour un baume sur ce qui reste d’humanité. Et alors que la brune me semblait déjà volatilisée vers son univers, ce monde qui semblait être la raison de ce froncement de sourcils, là, trop pensif à mon goût, la voilà qui renchérit, qui se dresse, grande, belle, confiante, à ma vue. J’avais comme défaut d’aimer les femmes, trop. D’être ce gamin à la regarder, les admirer, en rêver, mal. Jude ne pourrait que le confirmer, leurs courbes, leur voix, leurs prunelles, leurs sens, affûtés, et j’en bavais depuis des années. Champagne donc, raffiné. J’étudie, je l'étudie, faisant signe au serveur de me ramener une rasade de whisky, et des bulles pour la brune. L’intérêt pour cette maigre information sur elle, petit détail qui se perd à travers le reste, est vite passé sachant pertinemment que ce genre d’endroit couvait en permanence goûts de luxe et exubérance. Et ces bijoux qu’elle arbore, ces tissus riches qui épousent si bien sa silhouette. Mon oeil avide les remarque, mais elle est loin la pulsion de les dérober, comme jadis. Présente, mais annihilée.
« L’air du moment. » ma voix souffle, réfléchit, propose. Elle me demande de penser à plus tard et j’ai déjà du mal avec maintenant. Elle vise le futur si naïvement et mon présent me donne amplement le tournis. Allons-y avec la facilité, avec l’endroit où mes doigts se posent naturellement, avec la rythmique qui prend du nerf, qui s’adapte à mes paroles, qui accompagne la conversation maintenant que je reprends un morceau classique, plus doux, moins robuste que le précédent. « Je dois dire que je me fiais à vos murmures pour enchaîner. Il va falloir que je sois plus créatif, maintenant. » et un sourire furtif qui passe sur mes lèvres, l’imaginant encore fredonner, la mémoire sonore qui fait des siennes, la voyant chanter du coin de sa table, seule, sans aucun agenda. Personne pour l’attendre, personne pour la presser, et j’aurais pu lui imaginer une vie toute entière si je l’avais voulu. Un passé, un quotidien, des habitudes. J’aurais pu en faire un tableau, un personnage, une chanson en soi, une histoire que je raconterais de toutes les gammes, de tous les arpèges. Je me contente de la détailler du regard, maintenant qu’elle porte la flûte de champagne à ses lèvres, que je l’imite d’une main baladeuse, le verre fraîchement déposé sous mes yeux. « Jack. » autant lui offrir mon nom, si je souhaite connaître le sien.
Les rencontres au détour d'un hasard ne sont pas exactement dans les habitudes d'Irene, elle dont l'emploi du temps est soigneusement calculé, dont les rendez-vous sont méticuleusement préparés. C'est la manière dont elle gère sa vie, à des lieues de l'insouciance et des heureuses surprises de la vie. On imagine qu'elle se prend trop au sérieux, en vérité, c'est cet abîme inconnue qui existe juste au-delà de ce qui est planifié qui l'effraie. Elle n'a jamais été douée pour prendre des risques et elle préfère n'en prendre aucun plutôt que de se laisser tomber même dans les incertitudes du quotidien. Ou alors, c'est rare, et motivé par une raison qui en vaut bien la peine. Sinon, c'est un tour du destin, une main tendue pour la sortir des griffes de la mélancolie. Il lui donne rendez-vous une prochaine fois comme si c'était entendu, comme si le refus de son invitation en entraînait automatiquement une autre. Irene esquisse un sourire, peut-être une prochaine fois, oui. Cela fait des années qu'elle n'a pas chanté en public, qu'elle n'a pas honoré quelques inconnus de sa jolie voix. À vrai dire elle a cessé de chanté après être rentrée d'Australie, sa voix cassée et son inspiration, fanée. Sûrement, recommencer ne tient pas à grand chose, un peu de pratique et beaucoup de courage - mais c'est ce qui lui manque le plus. Du courage.
Le pianiste semble plus vieux qu'elle, quelque part perdu dans la quarantaine, mais il y a dans son regard une étincelle incroyablement jeune. Chaleureuse. Malgré cela les rides autour de ses yeux sont bien présentes, marquant le passage du temps et révélant aussi une fatigue. Irene parle rarement aux parfaits inconnus, elle sait peu lire les gens, mais l'énergie qui émane de lui laisse peu de place à l'interprétation. Elle imagine que ce n'est pas facile de jouer tous les soirs pour des gens qui ignorent la musique, ou qui ne savent pas l'apprécier à sa juste valeur. Mais ce n'est pas son problème, à elle. Ils ne font que se croiser, que passer dans la vie l'un de l'autre.
Elle hoche la tête, amusée par l'air du moment. La Lady ne sait pas improviser, c'est l'inverse : elle trouve toujours des gens pour anticiper ses besoins avant qu'elle ne les aie formulés. « Enchantée, Jack. » Jack le créateur, Jack qui se fie à ses murmures... Elle lève son verre à sa santé. La situation est surréaliste. Libératrice, aussi, un peu. Elle repense alors que c'est bien pour ça qu'elle est revenue sur cette île à l'autre bout du monde, finalement. Elle a toujours du mal à se dire qu'elle peut faire ce qu'elle veut et non plus uniquement ce qu'on attend d'elle ; c'est un progrès à pas de fourmis qu'elle fait, toujours timide, comme si elle craignait qu'en se laissant aller elle doive affronter un retour de feu. Elle sait être parfaite, mais sa perfection s'accommode mal d'une absence de carcans. « Voilà qui est flatteur, je ne savais pas que je pouvais être une muse, » répond-elle enfin sans se départir d'un air malicieux. C'est faux, en plus. Elle sait qu'au moins un autre créateur a modelé ses premières oeuvres à partir des longues formes de son corps.
« Irene. » C'est si simple, pourtant, la vie, comme ça, dans un petit recoin d'un salon, alors qu'il fait déjà nuit dehors. « Alors, Jack, racontez-moi une histoire. Peut-être que si vous êtes assez bon je vous accompagnerai. Mais je vous préviens, je suis très exigeante. » Ce n'est pas une promesse, une boutade de rien du tout mais pourquoi pas ? S'il arrive à la convaincre, s'il arrive à l'émouvoir avec ses mélodies, à lui donner assez de courage pour oser, pour avancer dans le grand bain de l'imprévu, pour relever un défi...
Il ne faut pas être devin pour deviner que leurs existences gravitent à des années lumières. Tout dans la posture d'Irene laisse deviner qu'elle n'est pas à sa place ici, qu'elle ferait sûrement meilleure figure dans un film d'époque ou bien sur les photos royales à Buckingham Palace. Mais pour le moment elle est bien ici, elle fait déjà partie d'un autre décor.
« Le dites pas trop fort, ça ferait des jalouses. » c’est un regard empli de complicité que je lui envoie, déjà, comme si l’humour s’était fait une place entre nous, comme si, évidemment, la légèreté de l’ambiance, des quelques notes que je gratte, de son sourire suffisait à alléger la conversation, à lui donner un air naturel. La lumière feutrée y fait pour beaucoup, sur les traits que je détaille chez la brune, son intimité que je creuse à peine. Elle est plus que simplement belle, elle va plus loin que ça. La vie qui transparaît lorsqu’un rideau s’agite, renvoie la lueur d’un réverbère caresser sa joue, épouser sa mâchoire. Elle a les traits durs, puissants, et les iris si doux, si voilés. Elle a la voix qui chante, et le ton qui ferme la marche. Elle a tout et je n’en connais rien, c’est bien ce qui rend la situation si belle, si bonne, si triste, désemparée. C’est une vocation que d’admirer les courbes, les silhouettes, la féminité se dessiner sur tout son corps, épouser ses vêtements, accompagner ses rires, ses chuchotements. Et je l’écoute, attentif, son prénom qu’elle souffle et que je retiens, sans aucune attache, sans la moindre hiérarchie, strictement ces quelques lettres que je rattache, que je note mentalement. « Une histoire, une histoire pour Irene. » j’acquiesce doucement, les doigts distraits qui pianotent alors que je laisse le flot de pensées remonter à la surface, entre la fiction et la réalité. J’aurais pu lui parler de Jude, d’à quel point son rire était une mélodie, ses soupirs une torture. J’aurais pu lui raconter les dizaines de milliers de kilomètres que nous avions tous parcourus, musiciens fous de jadis, sillonnant le Canada d’un bout à l’autre, vivant de ce que nos guitares nous permettaient de jouer. J’aurais pu lui raconter son quotidien, chercher à mettre des mots sur ces impressions que j’aie en la regardant du coin de l’oeil, en savourant chaque parcelle de son visage, de ses confessions, récit qui la mettrait en vedette.
« J’ai écrit ma première chanson à 13 ans. » c’est la nostalgie qui l’emporte, sur tout le reste. La sortie de zone, le confort que je balance d’un soupir, un sourire, maintenant que mon index et mon pouce relancent le clavier, flirtent avec les graves. « C’était un truc ridicule, gênant au possible. Des accords qui jurent, qui vont trop vite, trop lentement. Et des paroles dignes du pire soap opera pour la peine. » l’humour qui m’arrache un éclat, souvenir de feuilles gribouillées entre un cours de mathématiques et de langues, et des notes qui accompagneraient la cadence. C’était d’un pathétique, d’un stupide raisonnement, et pourtant le sentimentaliste que j’avais pu être à l’époque, avant même d’avoir vécu quoi que ce soit, y croyait dur comme fer. « J’avais en tête de devenir un crooner digne du Rat Pack, des émotions même jamais vraiment vécues tatouées à tous les vers. » sur mes lèvres se dessinent l’esquisse d’un sourire moqueur, gage d’humilité après le ridicule, après ce qui aura suffit à me donner la piqûre oui, mais pas la gloire absolue. D’ailleurs. « Depuis, je me contente de jouer Nocturnes de Chopin quand j’ai envie de faire honneur au gamin qui croyait qu’un coeur brisé lui donnerait le top des palmarès. » et c’est sur ces vils derniers mots que je pianote la dite balade, plongeant le hall de l’hôtel dans un douce mélancolie, tristesse partagée que je dirige du bout des doigts, l’esprit vacant encore entre ici, et avant.
La trace du sourire de la Lady est comme imprimée sur ses lèvres et ne semble pas vouloir les quitter, amusée. Jack se montre taquin avec élégance ; et en plus, il a raison. Irene non plus de voudrait pas de concurrence ; elle n’aime pas ça et la connaît mal. Si la brune a le privilège d’être au centre de l’attention, ce n’est pas dans sa nature de savoir partager la lumière. Ce soir hors de question qu’elle cède sa place à une autre silhouette gracieuse : Jack l’a trouvée en premier, il a répondu aux notes qu’elle chantait sans s’en rendre compte, les accompagnant, l’attirant à lui et à son piano. Son interlocuteur privilégié : ses mains puissantes continuent de voler de touche en touche, effleurant blanche après noire aussi naturellement qu’il respire, pendant qu’il lui parle. Il est doué sans en faire des tonnes, il remplit son rôle à la perfection. S’il n’y avait eu son initiative elle ne l’aurait peut-être même pas remarqué, presqu’indifférente à la musique en fond de conversations, presqu’indifférente comme le reste des clients le sont presque tous. Ç’aurait été dommage… et pourtant, elle en a vu, Irene, des pianistes acclamés, des compositeurs célèbres, faire démonstration de leurs talents devant de grandes salles combles. Elle s’est souvent émue de cette aura qu’ils dégageaient, conduisant leur musique avec passion. Elle a dîné avec ces artistes quelques fois, en petit comité, dans les salons des grands hôtels, partageant des analyses passionnantes et passionnées sur la musique, se réjouissant de pouvoir apprendre des meilleurs, ainsi bien confortée dans son univers où rien n’est difficile, rien n’est pauvre, rien n’est triste. Certains lui ont même fait l’honneur de jouer avec elle, pour un concert privé. Gloire, élite et succès, le trio gagnant.
Quelques mois auparavant elle ne lui aurait accordé qu’un sourire poli avant de s’en aller. Maintenant, ça ne la dérange pas, ce mélange de deux mondes. Il n’y a pas de malice dans le regard de Jack, plutôt une certaine curiosité, une forme de tendresse, aussi, qui donne envie à l’anglaise de s'attarder un peu. C’est son attitude, ce contraste entre la perfection de ses notes toujours justes et les marques physiques que le temps a laissé sur ses épaules, comme s’il portait un fardeau. Alors elle écoute, la tête un peu penchée, tandis qu'il lui raconte une histoire. Une histoire vraie à en juger l’éclat dans ses yeux, une part de lui-même qu’il offre spontanément à une parfaite inconnue, sans retenue, avec humour et poésie. C’est touchant, c’est grisant aussi car dans son univers les étrangers se livrent peu. Irene est à l’aise en terrain connu en commençant par le plus ordinaire, par les sujets neutres. Elle ne peut empêcher un rire de franchir ses lèvres en écho à celui de Jack ; un rire bienveillant, compatissant, pour ce jeune apprenti crooner...
Le court silence qui suit lui coupe la parole avant qu'elle ne reprenne, plus confiante, portée par Chopin. « C'est un bel hommage pourtant. Ce n'est pas donné à tout le monde de pouvoir faire revivre un génie musical avec justesse, si loin de son époque et de sa patrie d'origine. Un véritable héros national en Pologne, une référence quasiment universelle... il y a de quoi être fier. Une pause, le temps de plusieurs mesures. Elle hésite, elle ne sait pas si elle doit poser des questions, si elle doit sortir de sa zone de confort. L'ambiance l'y invite : Jack semble évoluer dans deux univers à la fois, entre son piano et la réalité tangible de l'hôtel. Malgré tout ce n'est pas encore un réflexe, il y a une maladresse dans la question qu'elle voudrait anodine. Et... pourquoi jouer ici ? Vous pourriez trouver des chanteuses plus téméraires, ou un auditoire plus attentif, ailleurs. Sans forcément atteindre le top des palmarès, mais un endroit qui vous donnerait mieux que des oreilles distraites. » C'est inconcevable pour elle, de ne pas pouvoir faire ce que l'on veut ; d'affronter obstacles et difficultés, sans arriver à s'en sortir. S'il joue bien, et il a une grâce envoûtante dans sa manière de filer la musique, pourquoi n'est-il pas, justement, roi des musiciens ?
Elle esquisse un sourire d'excuse, un peu embarrassée de sa question qu'elle devine naïve, peut-être trop pour l'image de la femme qu'elle renvoie.
Sa présence est toute aussi rassurante que dérangeante, et c’est bien là toute la complexité de la chose. Elle dégage et rayonne alors que je préfère rester dans l’ombre, que j’ai toujours mieux fonctionné ainsi, à observer, écouter, anticiper, apprendre. Si Irene me semble tout de même un brin loquace, c’est qu’elle ne tarde pas avant de me laisser toute la place et la parole à la clé, répartie que je lui concède d’un soupir, avant de me poser pour réfléchir à ce que je pourrais bien lui raconter. Tout autour, c’est la salle qui se mouvoit au ralenti sous mes mélodies, qui résonnent à ce que je lui joue, comme un automatisme, une évidence, un temps qui dicte le service des plats, les verres qui tintent, les échanges qui augmentent en vigueur, s’arriment. « C’est pas parfait, c’est pas complet, mais ça vient du cœur. » que je laisse souffler, alors que la brune s’enquit de préciser que mon choix musical en est un grand, un gros, la pression sur les épaules. Loin de moi l’envie de dire que je maîtrise tel talent et au contraire, c’est bien là la beauté de l’histoire de voir à quel point je ridiculise mes dix doigts le sourire aux lèvres, sachant que même si un jour je me réveillais avec l’oreille disparue, le drame ne serait complet que si j’abandonnais cet amour pour la musique que j’ai vu naître bien trop tôt pour m’en rappeler. Et viennent les questions qui fâchent, du moins, à voir le rictus qui prend forme sur son visage. N’avait pas plus humble dans cette pièce que moi, même s’il fût un temps où il n’y avait rien d’ingrat à raconter mes épopées musicales et les tournées multipliées à travers le monde. « Je vous trouve déjà bien téméraire, la compétition n’a qu’à bien se tenir. » et une pointe d’humour qui dessine un doux sourire moqueur sur mes lèvres. Le regard en coin qui s’accroche, je prends le temps de boire une longue gorgée de mon verre avant de reprendre, un poil plus sérieux, plus honnête. « C’est un ami qui m’a demandé de prendre le relais ce soir. » l’un de ces pianistes que j’admirais, bien qu’il soit de ceux qui malheureusement recevait à peine plus de crédit que de pourboire ici. « Et entre vous, et moi, je ne travaille pas vraiment, là. » laissant mes prunelles dériver sur la salle, sur le piano, sur nous, sur les notes qui flottent, j’inspire doucement, les explications qui se clarifient un peu. « Je profite. Le plus égoïstement du monde. » dite tout bas, la confession du bout de la langue comme si Irene venait de recevoir le secret d’état qui guidait chaque gamme reprise depuis les dernières secondes. « Je passe mes journées à enregistrer, à composer, à approuver des disques et des mélodies. » enfin, Bananas & Blow prenait en ampleur, en confiance. Un label sans prétention lancé il y a un peu plus de trois ans, qui n’avait pas vu que de bonnes années, mais qui mine de rien prenait du coffre depuis quelques mois et la signature du 4e band rendant les choses un peu plus constantes, plus de confiance en l’avenir. Il était beau le métier, quand il était calqué sur sa vraie passion. « Ici, on me laisse carte blanche, y’a pas mieux pour décrocher. » et même si la musique m’avait fait vivre des hauts et des bas incommensurables pendant de nombreuses années, elle était ma drogue, ma raison d’être, ma muse, mon pourquoi. Aucune raison de la laisser à d’autres, et de ne pas me faire plaisir de temps en temps. La rythmique change alors que la salle papillonne autour d’un nouveau groupe de visiteurs qui vient d’arriver, prend plus de place, monopolise l’attention au bar et les voix qui résonnent bien fort en aparté. « Il me semble que beaucoup perdent quelque chose à ne pas se pavaner à votre bras. » sa solitude ne me dérange pas, mieux encore, elle me convient, elle me prouve à quel point mon impression de son charisme bourré d’aisance est juste. Elle n’a besoin de personne, et tous ont besoin d’elle. « Et encore bien égoïstement, je ne m’en plains pas. » de nouveau penché à son oreille, de nouveau tout en proximité, et c’est un regard brillant qui complète le tout avant de se reporter sur les notes qui cèdent sous le poids gracile de mes doigts.
Ça vient du coeur, a-t-il dit, et même si elle juge sa performance meilleure qu'il ne semble l'entendre, c'est un sentiment qu'elle peut comprendre. Elle ne fait pas toujours dans le compliment facile pourtant, surtout auprès des inconnus ; s'il ne jouait que comme un musicien médiocre elle ne lui aurait pas accordé un second regard. C'est que son coeur est puissant, alors, parce-qu'il transmet à la salle, il lui transmet à elle, une émotion qui surgit d'une source plus puissante que celle des simples notes de l'instrument. Irene a joué pour cela, aussi. Les nombreuses heures assise en face des notes noires et blanches à répéter inlassablement une mélodie ou une autre, parfois n'importe quoi, juste un enchaînement de sons pour réussir à exprimer tout ce que son visage n'a jamais trahi ; ses peines ses joies et ses colères que, comme handicapée de l'expression, Irene ne parvient pas toujours à traduire, ni par les mots, ni par les gestes. Elle s'était aussi essayée à la discipline exigeante du violon, du chant, un peu de la harpe même - car rien n'est assez bien, assez précieux, assez rare, quand on s'appelle Delaney et que l'entière raison d'être de la famille est de se distinguer du reste des sujets de Sa Majesté. Mais vraiment, seul le piano l'avait séduite pour continuer à s'exercer régulièrement une fois les jeunes années de la vingtaine passées. Avant, elle jouait avec Victor ; ensemble, ou alors elle chantait pour lui. Lorsqu'il l'avait rejointe à Brisbane, ils avaient joué ainsi la première semaine, et puis sur le clavier le couvercle s'était refermé comme on referme un cercueil et ils ne s'en était plus servis. La femme de ménage prenait soin de faire la poussière pour que le piano à queue ne perde pas son faste ; on ne pouvait pas ainsi deviner qu'Irene ne passait qu'une main dessus, le temps d'un regret, sans s'y arrêter. Elle croisa le regard de Jack, et se demanda si cela changerait après ce soir, si en rentrant, quelle que soit l'heure avancée de la nuit, elle y reviendrait le sourire aux lèvres.
Ah, c'est donc un hasard si c'est lui qu'elle croise ce soir - et c'est tant mieux. Elle n'a rien contre cet ami titulaire, mais elle est bien satisfaite d'avoir croisé son remplaçant à la place ; il lui plaît ainsi. Et ses phrases au sens mystérieux trouvent enfin leur résolution : Jack n'est pas que pianiste, sa présence ici n'est pas due à l'infortune d'une carrière qui ne lui aurait pas reconnu son talent, le reléguant au rang d'entertainer classique pour des oreilles absentes et des sourires furtifs. Irene réfléchit pour se rendre à l'évidence ; elle croit n'avoir jamais rencontré quelqu'un de semblable. Ni qui fasse ce qu'il fait, et à le regarder, son sourire tranquille et son air serein malgré la concentration évidente, elle imagine qu'il le fait bien. « Quelque chose que je puisse connaître, peut-être ? » Elle en doute mais ne le lui dit pas, s'il la surprend ce sera d'autant plus satisfaisant. Bien sûr l'anglaise écoute de la musique, mais rien de trop récent, rien de trop connu non plus, même s'il n'est pas impensable que quelques titres du top 50, ou des hits interplanétaires réchappés des années 2000 traversent la playlist qui résonne dans son salon. Irene comprend aussi pourquoi on lui donne carte blanche ; à la place de ses employeurs, elle en ferait tout autant.
Sans transition mais tout en élégance, Jack impose un changement de rythme qui fait changer l'atmosphère - à moins que ce ne soit l'inverse ? Il lui semble que c'est lui qui influence l'ambiance de la grande salle, tant il saisit avec justesse les frémissements des invités, de leurs conversations animées à leurs soupirs retenus. Sa remarque étonne la brune, qui arque un sourcil, une lueur amusée dans son regard. Cette époque a existé, maintenant perdue dans les limbes du passé ; cette décennie où entre deux battements de cils il était finalement facile et moins douloureux d'oublier, de se résoudre à mettre son coeur de côté. Alors ils la faisaient tourbillonner dans ses belles robes signées ; ils lui offraient des verres, des danses, ses courtisans patients et soignés. Ils lui étaient égaux ou bien inférieurs mais rarement un homme célibataire possédait plus qu'elle. Jeune, mais déjà trop tard pour trouver un fiancé socialement plus aisé : presque trente ans pour elle et ils arboraient tous une bague au doigt - sinon, l'emplacement était réservé. Cela restait néanmoins un privilège de se promener au bras de Lady Irene ; et si jamais elle jetait leur dévolu sur eux, à la clé... une récompense presqu'inestimable. Elle se contentait de nuits ou d'histoires courtes, égoïste aussi, pour se venger, certainement. Cette époque n'est plus.
« Je n'en suis pas si sure, j'aurais bien peu de choses à leur dire. Je crois gagner beaucoup plus en restant ici. Au bout d'un moment c'est toujours la même chose, si on les écoute attentivement. Les mots changent et c'est habile car vous n'avez jamais l'impression d'entendre le même propos mais au final, dans ces situations, la substance reste identique. Mais vous avez raison, eux gagnent en prestige le temps d'un tour de piste et je perds mon temps. Un sourire. C'est aussi agréable de changer de point de vue. C'est un exercice difficile, c'est vrai, mais je m'y applique comme je le peux. » Peu, surtout. Irene a sa zone de confort greffée sur son ombre malgré les rencontres et les expériences de la simple life australienne c'est une épreuve à laquelle elle échoue sans beaucoup donner de sa personne.
Sa remarque me fait sourire, et il y a même un rire qui s’échappe d’entre mes lèvres alors que nos épaules se frôlent, doux contact qui réchauffe, maintenant que mon corps se presse à l’extrémité du clavier avant de reprendre sa pose initiale. « Vous êtes trop jeune pour avoir connu mes années de gloire. » que je répondrai seulement, la tête dans les nuages, les idées ailleurs et ce passé de musicien volage et difficile qui vient nous toucher du bout des doigts. Pas que j’en avais honte, pas que je souhaitais l’oublier, ce Jack-là étant enterré dans mes plus vieux souvenirs pour la peine. C’était lui qui m’avait mené à être l’homme que j’étais aujourd’hui, avec tous ses défauts, ses vices, ses faiblesses. C’était lui qui m’avait fait perdre ma famille à l’époque, autant qu’il m’avait donné envie foncièrement, fondamentalement, au plus profond de mon âme de la retrouver. Lui qui m’avait fait tirer toutes ces conneries au goût de neige acide dans la première chasse d’eau à proximité, qui m’avait foutu derrière les barreaux quand j’avais eu une rechute, qui m’avait assis, chaque jour que Dieu ait pu faire, dans cette chaise de plastique pliante bon marché qui baignait au coin de la chambre d'hôpital de Jude pendant un an. C’était lui qui se perdait un peu plus dans mes souvenirs chaque jour que j’accrochais mon regard dans la glace, c’était lui que je tentais de rendre fier aussi, lui prouvant que sans anicroches, sans drame, sans drogue j’arrivais à être mieux, à aller mieux, aussi. Pour lui, pour moi, pour Ellie, pour quiconque le voulait bien. Et pour Jude, surtout. Loin de moi l’idée d’assombrir ses iris, et Irene qui reprend vite le contrôle de la conversation, maintenant que je ne retiens pas une flatterie et une autre à son égard ; elle le mérite bien, elle et son air un brin trop fermé pour que je ne l’ai pas remarqué.
« Alors, c’est qu’ils n’ont rien compris. » et ça, j’en suis persuadé. On ne traite pas une femme comme elle comme ça. On ne la laisse pas se lasser, on ne la force pas à se retirer, on ne la couvre pas seulement de compliments et d’allégations, espérant qu’elle fasse le reste. On la chérie, on la vénère, et on tente de faire vivre dans ses yeux la même lueur de fierté qu’elle insuffle aux nôtres. « Déjà, vous me semblez sur la bonne voie ce soir. À laisser le champagne de côté pour vous additionner à moi. » la mention de sa sortie de zone m’apparaît comme bien entamée, l’imaginant tout sauf candidate à laisser sa table, ses rêveries, ses plans de côté pour s’additionner aux miens le temps d’une chanson ou deux pianotée distraitement. Si elle tente de fuir quelque chose ou quelqu’un, je suis prêt à jouer le jeu. Si elle souhaite se brûler, si elle rêve de laisser de côté ce qu’elle est le temps de se greffer au petite peuple, je serai là aussi. Sans jugement, comme elle n’ose pas non plus en faire des cas. On ne lui fait pas perdre son temps, on ne lui fait pas du mal en tournant autour du pot, en osant la prendre pour acquise. Et si la soirée s’anime, et si l’air est frais, et si les groupes discutent et les conversations s’enflamment, et si j’espère tout de même que sa voix complimentera ma musique d’ici à ce qu’elle s’envole vers son univers et que je retombe platement vers le mien, c’est tout de même malicieux, et assez curieux j’en conviens, que je finis par lier mon regard au sien, et par demander, simplement. « Que seriez-vous prête à faire de plus, pour changer votre point de vue? » parce qu’elle me semble joueuse. Parce qu’elle n’aurait pas mentionné l’intention sans vouloir la pousser à bout, la voir se concrétiser. Parce qu’elle ne serait pas toujours là, pantoise, si le résultat n’en valait pas autant que le processus. Les idées qui s'enclenchent et le désir de lui faire vivre une soirée dont elle se souviendra, mais surtout de lui prouver qu’elle n’a besoin de personne d’autre qu’elle même pour oser, pour risquer, pour se sentir vivante.
Alfred s'approchait des deux jeunes gens pour leurs offrir à nouveau un verre. Il proposa alors au jeune homme un autre verre de Jack voyant seulement que celui-ci est eu fini son verre :
"Monsieur, voudriez-vous un autre verre de Jack ?"
Trop jeune ? Irene est incapable de retenir un petit rire. Trente-cinq ans n'est certainement pas ce qu'elle qualifierait de trop jeune pour connaître la musique, même si elle pêche peut-être par excès d'orgueil: on croit toujours tout mieux connaître que les autres quand on a reçu une éducation musicale classique, digne de ce nom pour ses parents et son entourage. Mais peut-être que le regard que Jack porte sur elle est différent. La Lady n'a jamais pris le temps de se questionner sur le regard que les autres pouvaient poser sur elle, physiquement. Irene se sait belle et ça lui suffit: elle correspond facilement aux canons de beauté actuels qui veulent des filles grandes et minces. Son visage est harmonieux, ses traits fins, son attitude est pleine de grâce. Ça n'a jamais été son objectif, de paraître plus jeune ou de prévenir un vieillissement prématuré qui n'existe que dans les images déformées des miroirs. « Essayez toujours, je pourrais vous surprendre. Honnêtement, elle en doute, même si l'idée de connaître les productions de son compagnon de soirée est séduisante. Il doit l'avoir cernée, sûrement: contrairement à ces personnalités qui n'ont rien de commun avec la face qu'ils présentent aux yeux du monde, Irene est fidèle à son image. Sobre, classique, élégante, on se doute qu'elle vient d'un univers de marbre et de dorures et qu'elle ne se transforme pas en hippie bohème ni en métalleuse passionnée le soir venu. Ça se lit dans sa démarche, ça s'entend à sa voix et dans son cas, même l'habit fait le moine. Alors, si Jack comprend les gens aussi bien qu'il comprend Chopin, il y a fort à parier qu'il sait qu'Irene Delaney n'a pas eu ses oeuvres entre les mains. Si ce n'est pas le cas je serais bien ravie de découvrir vos années de gloire. », ajoute-t-elle, une pointe de malice sur le bout de la langue. Au fond, qu'elle connaisse ou non, c'est une excuse pour en apprendre plus sur lui. Elle a déjà décidé qu'elle l'appréciait, elle peut donc légitimement chercher à le connaître, lui aussi.
« Disons plutôt que je vous additionne au champagne, sourit-elle en indiquant sa flûte presque vide. J'aurais pu partir, fit-elle remarquer après un court silence, comme une réflexion. Rentrer chez moi. Il n'y a vraiment rien qui ne me retienne ici, si ce n'est vous. Le ton se veut léger mais l'intention n'y est pas, il y a une pointe de vérité derrière son aveu. Mais... je suis contente d'échapper un peu à la solitude. Pour de vrai, je veux dire. Ça, dit-elle en désignant le piano d'un geste de la main, et posant son regard sur Jack, C'est réel. Ce n'est peut-être pas grand chose mais c'est réel. Vous, moi, une vraie conversation et pas de protocole. Alors que là... elle se retourne un peu pour désigner la salle et les figures sans visage. C'est la définition de « se sentir seule dans une pièce bondée ». Et pourtant je suis douée pour ça, d'habitude, vraiment... j'ai été la reine de ce genre de soirée, c'était si facile, il suffisait de se laisser aller. Elle hausse les épaules. Je le suis encore, mais moins, peut-être. Être de l'autre côté, ça lève le voile sur certaines traditions, sur certains comportements. La transition est compliquée. Mais pas impossible. C'est juste qu'elle est perdue, Irene. Il y a dix ans elle avait su trouver l'envie de s'adapter et presque de tout jeter à la poubelle pour recommencer sa vie, échanger son château et son titre contre un petit appartement et une vie de roturière. Maintenant, cela semble bien loin et c'est sûrement le poids de l'âge et toutes ces idioties qui la retiennent tant. J'ai peut-être besoin d'une aventure. Il y a des choses qui ne changent pas à moins qu'on y soit obligé... Oui, une jolie aventure. Avec une touche d'imprévu... et un bateau. Sinon ce n'est pas une aventure digne de ce nom. » Elle se surprend à se livrer, un peu plus à chaque fois. La douceur de l'aura de Jack la met en confiance, et c'est un soulagement de penser qu'il ne sait d'elle rien d'autre que ce qu'elle voudra bien lui dire, et que sûrement après cette soirée il ne sera qu'un souvenir heureux, une escapade hors du temps. À moins qu'à la manière d'un magicien, il ne sorte un bateau de derrière le grand piano et l'emmène faire un tour sur les eaux Pacifiques. Juste comme ça... paisiblement. Une main tendue dans le tumulte.
Irene bouge à peine lorsqu'ils sont interrompus par un serveur; elle est dans ses pensées, elle a toujours le coeur léger. Après tout, si Jack ne la fait pas voguer, elle s'offrira un bateau pour partir au large.
Le genre de soirée qu’on n’oublie jamais vraiment, et qui n’est pas particulièrement différente des autres. Le genre de soirée ordinaire de l’extérieur, de celles où on croise un visage inconnu, où on pense ne plus le revoir encore jamais, encore toujours. Irene s’accroche pourtant à mes paroles comme moi aux siennes, et si tout porte à croire que notre conversation est toute en superficialité, qu’elle n’agit qu’à titre de distraction pour la belle, et d’exercice de sociabilité, d’effort de pourboire pour ma part, le résultat en est tout autre. C’est qu’elle fascine la brune, c’est qu’elle vient d’un univers si loin du mien, si différent, si difficile que d’y toucher du bout du doigt me semble bien fortuit. « Vous m’en voyez flatté. » si ma présence ne semble pas la déranger plus qu'il ne faut, si elle laisse sous-entendre que le champagne n’est pas le seul argument qui la garde bien installée à mes côtés sans la moindre envie de fuir. C’est tout à mon honneur que j’esquisse un sourire à son intention, les notes qui augmentent en cadence d’un rythme que je gère distraitement. Puis, c’est son monologue qui rythme la mélodie, et tout ce à quoi elle aspire, tout ce qu’elle se refuse, tout ce dans quoi elle se cache. C’est une intrusion dans son intimité qu’elle me décrit, dans les stratagèmes qu’elle met en place pour vivre, survivre. Et même si je ne vrille pas en tout moment mon regard vers elle, Irene notera tout de même que je suis très attentif, que chaque mot trouve sa place, que je contemple la situation, la tourne dans tous les sens qu’elle illustre, avant de laisser un bref soupir glisser. Et doucement, conscient qu’elle le verra peut-être comme une critique, alors qu’il s’agit simplement de curiosité un brin mal placée j’en conviens, mais pas malveillante du tout, je demande ce qui me brûle les lèvres. « Ça vous ennuie pas, la vie toute faite? » le moule, le foutu moule qui empêche de respirer, qui bloque lorsqu’on tente d’avancer, qui n’en veut pas, n’en veut plus, de ce que la vie a de bon, de beau à offrir de l’autre côté des barrières imposées. « Les conventions, l’étiquette, les règles? » et j’énumère selon ses propres termes, selon ce qui se dégage de son discours et ce qu’elle a pointé du doigt sans grande conviction.
Pas de grande surprise ici lorsque je reprends là où elle a laissé, que je laisse un temps raisonnable à ses paroles qui s'enflamment, et aux miennes qui se perdent dans les bruits ambiants, dans les conversations qui montent, dans cette effervescence où tout semble possible, nuit où rien n’y personne n’a besoin d’autre chose que d’être ici, maintenant. « J’y arriverais pas. » et je souris, défaitiste. Parce que ce n’est pas pour rien que j’ai quitté mes parents si jeune, parce que ce n’est pas pour rien que j’ai du mal à gérer la vie avec Ellie. Les responsabilités, les attentes, les diktats, tout me semble si forcé et si plastique maintenant que ma vie doit suivre un modèle bien précis, et que je ne m’y retrouve pas, que je ne m’y retrouverai probablement jamais. « J’aurais besoin de... » et sur le même ton rêveur, sur la même envolée, Irene me coupe de sa voix douce, de ses yeux brillants. « D’aventure, exactement. » ses mots qui se retrouvent sur mes lèvres, ou l’inverse. Mais ce n’est que lorsqu’on nous interrompt le temps de remplir nos verres que je laisse le moment flotter, regard amusé, et chanson que je termine au même titre que l’ambiance se tamise un peu plus. Elle parle de bateau la brune, et un voile de nostalgie qui passe sur mes iris. Ça date, c’est papa, c’est la baie de Vancouver, ce sont des étés et des étés qui me semblent être à une éternité de maintenant, d’ici. « Si vous souhaitez m’accompagner au Canada... » le ton rieur, sachant très bien que si elle a su partager une soirée complète en ma compagnie tout sauf familière, un aller vers le voilier familial est beaucoup trop tiré par les cheveux pour ne pas en rire. Néanmoins, c’est un regard vers le manager qui me fait signe que mon apport musical tire à sa fin, et un autre en direction des grandes baies vitrées ouvertes sur la ville qui propose compromis. « ... ou sur la terrasse. » et d’une, je termine la composition d’une main lente, appliquée, avant de faire signe à la jeune femme de me suivre si le coeur lui en dit. Un dernier argument avant de me lever, de quitter mon siège. « C’est pas un voilier, mais quand on ferme les yeux, c’est tout comme. »
Elle n’a jamais eu le profil d’une aventurière, Irene. Ou alors peut-être dans une autre vie, dans cette année volée et désormais perdue dans le labyrinthe de ses souvenirs. C’était quand elle était jeune et que le monde s’étendait à ses pieds, qu’elle pouvait prétendre n’avoir peur de rien et n’avoir rien à perdre, avant qu’elle ne tombe de son piédestal et perde l’insouciance qui accompagne l’entrée dans l’âge adulte. Après ça, malgré ses voyages et ses expériences, l’aventure n’avait plus jamais eu la même saveur. Comme un goût de vie toute faite qu’on accepte dans tout ce que l’on fait. Elle sourit à Jack sans que son sourire n'atteigne ses yeux. « Non. Je n’ai jamais eu autre chose qu’une vie toute faite, c’était très confortable. Agréable, même. Les règles, vous les suivez autant que vous pouvez les faire – il suffit de savoir s’y prendre. On a le monde à ses pieds, on ne manque de rien… c’est la vie de château permanente. Un peu obsolète, peut-être. Mais je vous l’ai dit, quand on sait faire, c’est un véritable jeu. Les lions ne se plaignent pas d’être au sommet de la chaîne alimentaire », conclut-elle avec une pointe d’humour, un sourcil arqué. Jack, lui, est probablement un oiseau. Et qu’importe aux rois des cieux ce qui se passe sur les royaumes en bas ? Il est au-dessus du lot, ne venant sur terre que pour se reposer avant de prendre son envol, la tête dans les étoiles pour composer ses mélodies suivant le rythme du vent. « Ça m’ennuie un peu plus maintenant, concède toutefois la brune alors qu’une mèche rebelle de ses boucles brunes vient chatouiller sa joue. Elle hésite un bref instant, et la remet à sa place. Je suis contrariée. Je voudrais faire quelque chose mais toutes ces règles m’en empêchent et cette fois, je ne peux pas les défaire. » Elle n’est pas un oiseau, elle. Et un lion avec des ailes se transforme en chimère.
L’aveu de Jack qui lui parvient est voilé d’une certaine mélancolie, porte en lui les traces d’un fardeau un peu trop lourd. Il dit qu’il n’y arriverait pas, mais son musicien n’est pas fait pour suivre les sentiers tracés. C’est ce qu’elle croit lire dans ses yeux, ou à travers sa manière de faire vibrer les notes. Ils ne sont pas nés du même élément, ils n’évoluent pas sur la même planète. Et pourtant… il suffirait d’une aventure. Ils se sourient, en même temps que la musique touche à sa fin en exacte synchronisation. Et Irene, elle le regarde avec ses grands yeux, la curiosité brûlant sa langue. Qui es-tu ? Elle voudrait quelque chose à quoi s’accrocher, un repère pour ancrer cet homme dans son esprit – sa musique, sa façon de battre des ailes et de n’être pas vraiment ici même si la réalité les ancre dans le même plan. « Au Canada, je n’y suis allée qu’une fois, il y a très longtemps. » Un voyage en famille alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. La neige immaculée à perte de vue et le vert sombre de la forêt, le reflet du soleil sur les flocons pareil à une infinité de petits diamants. « J’en garde un très beau souvenir. » Pourquoi n’y était-elle jamais retournée, d’ailleurs ? Jameson venait du Canada, elles auraient pu partir ensemble. Une petite moue fugace, avec toutes les cartes en main elle a l’impression de n’avoir pourtant rien fait. « Mais je saurai me contenter de la terrasse en attendant ». C’est plus sage que de suivre un inconnu au Canada, même si elle a l’impression qu’il ne pourrait rien lui arriver, en sa compagnie. Alors ils se lèvent au milieu des bruits ordinaires maintenant qu'il n'enchante plus la scène, et franchissent la baie vitrée. Un voilier, en fermant les yeux ? Peut-être, l'air nocturne apporte jusqu'ici de légers embruns marins. Et petit à petit, une image s'impose et elle ne peut s'empêcher de rire, sincèrement cette fois. « Si vous essayez de faire un remake de Titanic, sachez qu'on aura quand même besoin d'un iceberg, Jack. » C'est presque tout comme. Elle inspire un grand coup, la chaleur de l'hôtel la quittant brièvement pour faire place aux frissons du soir. Un silence, encore, qui n'a rien de gênant, bien au contraire. Irene choisit de le rompre, avec une simple question. Ce ne sera pas assez pour assouvir sa curiosité vis-à-vis de son compagnon de soirée, mais ce sera un début. Et, ce faisant, cherchant dans son petit sac, elle en sort un étui à cigarettes. Ça fait quelques temps qu'elle recommence à fumer occasionnellement, ça occupe ses doigts, une diversion pour son esprit. L'allumant du premier coup, elle souffle la fumée dans la nuit, qui se dissipe dans l'air. « J'espère que la fumée ne vous dérange pas. Ce serait dommage qu'elle empoisonne l'air de l'oiseau.
Puis Irene se tourne ensuite vers Jack, prend le temps de le regarder plus en détail maintenant qu'ils ne sont plus au milieu de la foule.Pourquoi êtes-vous parti du Canada ? » Elle ne demande pas si elle peut se le permettre. Irene se permet, c'est tout.
La musique qui nous lie, alors qu’elle aurait très bien pu servir de division, séparation nette et sèche, et isolation obligée. Mais Irene prend ses aises, s’ouvre un peu plus, laisse ses mots combler mes silences, accompagner mes doigts qui pianotent à son rythme. Ce qu’elle explique, c’est ce qui brise un peu plus mon coeur au fil des notes. Une notion de liberté qu’elle a perdue, des règles et des demandes et des espoirs sur ses frêles épaules, que je dénote tout de même plus solides que bien d’autres, plus fières aussi. « Vous avez toujours le choix. Vous serez toujours au centre de tout. Malgré ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent, c’est vous qui compte. » la confidence que je souffle sans la moindre malice, sans la moindre mauvaise intention, néanmoins, je n’aurais pas été moi-même de tout garder à l’intérieur. À voir si elle y réfléchit, si la graine est semée, si elle y pensera un jour, proche ou lointain, si cela importera quoi que ce soit ou le renforcera plutôt. Le pari est important, sa vie l’est toute autant, et ce n’est pas une question de conseils ou de mises en garde qui s’envolent. Ce qui reste, c’est le bruit de nos pas vers la terrasse, c’est la brise sur nos joues, le frisson que je dénote au fil de sa nuque, et ma veste que je passe sur ses épaules sans autre intention que d'adoucir ce moment où elle aborde ce qui se trame dans son univers à elle. « Un autre monde, selon les australiens. » le temps qu’on touche, qu’on effleure mon univers à moi. Le Canada recouvert de neige, des sapins à perte de vue, des montagnes, du silence, juste ce que le nord fait de mieux, offre de mieux. Je rêve d’escapades mais ne le lui imposerais pour rien au monde, j’aspire à m’envoler alors qu’elle garde pieds et poings liés, sur terre. Le compromis, douce idéation que d’aller prendre l’air, de laisser la musique du piano derrière nous pour se plier aux sons lointains du vent, des vagues, de ce qu’on voilier potentiel pourrait nous inspirer, si jamais. « Aucun naufrage à l’horizon, c’est promis. » sa remarque me fait sourire, maintenant que je la laisse prendre le pouls de l’endroit, respirant pleinement, longuement.
Le bruit de son briquet qui résonne, encourage le mien à sortir, la clope que j’allume à mes lèvres la seconde suivante comme une énième écho, nouvelle ressemblance presqu’acquise. « Au contraire. Un peu de brouillard pour remettre les idées en place. » l’ironie m’arrache un rire, rauque, maintenant que j’aspire la fumée avec une nouvelle réflexion. Pourquoi être parti du Canada, donc? Qu'est-ce que j'espérais, j’anticipais, je rêvais, jadis, en mettant le pied hors du pays? « L’aventure? » une question pour une autre, un peu de mystère à ses côtés, avant de partager un nouveau regard complice, petite bribe d’aparté qu’on aura probablement oubliée demain, mais qui fait le plus grand bien ce soir. « La musique. » principalement. C’était ce qui m’avait arraché de Whitehorse d’abord, avant de prendre le large en parallèle du continent. « Les tournées, la carrière, la vie de jeune artiste fou et naïf. » et je narre, à peine blasé, un brin nostalgique du meilleur à travers, et même du pire parfois. Mais pas ce soir, aucun démon à régler, à expier, aucun voile de tout ce que j’ai pu faire subir à mon vieux corps, et à Jude, qui troublera mon regard. Pour une fois. « Ce que je suis toujours, les rides en plus. » et le rire est bon, il est communicatif, il dépeint la vieille âme que j’ai toujours arborée mais qui maintenant est beaucoup plus visible lorsqu’on s’attarde à mon physique. Pas dérangé des masses, non plus. « Et quelle sera votre prochaine aventure, Irene? » à elle maintenant, de piquer ma curiosité. À elle d’ajouter sa couleur à la conversation, aux confidences, maintenant que d’un geste distrait je laisse tomber la cendre qui grille, qui crépite presque dans la nuit embuée. « Après les voiliers imaginaires? » le regard qui porte vers le large, et les espoirs d’une histoire marine que je caresse des iris. « Ce serait impoli, de rêver vous entendre me dire que vous céderez à vos impulsions, que vous agirez sans réfléchir? » à nouveau, mon regard porte vers elle, cherche le sien, attend de l’avoir trouvé avant de poursuivre. « Le monde n’arrêtera pas de tourner, si vous vous écoutez un peu. » même si le mien avait été chamboulé encore et toujours, son univers finirait par trouver le rythme, par s’adapter à la mélodie, par poser les notes, les bonnes, les vraies.
Vous avez toujours le choix. Vous serez toujours au centre de tout. Malgré ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent, c’est vous qui compte. Brièvement, elle ferme les yeux, laisse la douceur de ce constat l'envelopper, une forme de vérité venir se nicher en elle. Elle aimerait que cela soit vrai, elle aimerait avoir cette certitude inébranlable. En dépit de la confiance qu'elle affiche, la Lady est à deux doigts de glisser de son fil, funambule fragile, tentée de faire demi-tour à chaque fois qu'elle franchit une distance. La force tranquille émanant de Jack réveille les échos des paroles que Joanne lui avait confié quelques temps auparavant, et Irene se prend à sourire, dissipant le soupir qui se nichait dans sa poitrine. Juste un instant, si elle y pense... elle ne mourra pas d'un rêve. Ce n'est pas un autre monde, non, c'est bien le leur qu'ils partagent. Une même réalité que le musicien ancre en elle lorsqu'elle sent une chaleur caresser ses épaules ; une veste qui n'est pas la sienne l'habille désormais. Aucun naufrage ? Non, c'est plutôt l'inverse, une bouée de secours sous sa forme la plus innocente, la plus courtoise aussi. Elle hoche la tête, murmure un remerciement et serre un peu la veste contre elle. Irene a l'habitude des mauvais temps, elle est née un jour de pluie et la bruine perpétuelle de l'automne britannique marque nombre de ses souvenirs. Le soleil brûle cet île du bout du monde, même le vent d'automne et les ciels lourds d'hiver lui donnent parfois l'impression d'avoir trop chaud, loin du manteau neigeux et des rues verglacées de Londres. Elle imagine que c'est peut-être pareil pour lui, loin des hivers éternels qui touchent les pôles.
Une volute de fumée répond à la sienne, et ils la regardent se dissiper dans l'air. L'aventure... les yeux du musicien se plissent joyeusement et la brune y répond, comme à une private joke d'un bon ami. Non, plutôt, la musique, dit-il ensuite avec une touche de sérieux dans sa voix. La musique est une aventure en soi, les deux sont loin d'être incompatibles, surtout lorsqu'il s'agit de prendre le large et de partir par-delà les océans. Quelques mots lui suffisent pour esquisser les contours de son passé fou et naïf, pour lui faire entrevoir les concerts, l'ascension et la chute d'un jeune homme habité par sa passion, prêt à engloutir le monde et à le charmer en retour. « C'est une sacré aventure... seriez-vous l'Indiana Jones de la musique ? Harrison Ford aussi avait des rides ». Le ton est badin, pour rendre hommage à la joie de vivre qu'elle sent brûler au fond de lui malgré l'éclat dans ses yeux qui, furtif, laisse entrevoir un voile, probablement pour panser une blessure de l'âme - de celles, anciennes, qui ne se referment jamais vraiment. Jack a du charisme, plus qu'un beauté : une aura à laquelle l'anglaise comprend qu'il soit difficile de résister.
Ah, sa prochaine aventure... C'était trop facile de demander sans devoir en retour se plier à la même question. Quoiqu'elle n'est pas obligée, elle pourrait décliner. Elle devrait. Elle le ferait... normalement. But who cares? Comme s'il lisait dans ses pensées, le pianiste conclut doucement, ose même aller plus loin, questionner les grilles fermées de son esprit, le bien-fondé de ses actions, son grand égoïsme mal placé. « Audacieux, plutôt. Tout comme il serait audacieux de vous dire que je céderai certainement à mes impulsions. » Sa prochaine aventure ? Ce n'est pas le mariage, ce n'est pas la résignation. La graine plantée dans son esprit il y a bien longtemps a désormais germé et si elle refuse encore de voir jusqu'où s'étendent les ramifications de cet arbre dans sa tête, ce n'est qu'une question de temps. L'évidence est déjà mûre, il ne lui reste plus qu'à la cueillir du bout des doigts et à croquer dedans, pareille à une Eve tentée. Mais elle ne veut pas d'un paradis trompeur. Même chose si c'est un fruit de discorde : elle fera la guerre. Elle n'est juste pas encore prête. « J'aimerais, pourtant. Et ça n'aurait rien d'irréfléchi, ça fait plusieurs mois que je pèse les pour et les contre, dans une réflexion très pragmatique. Alors que ça ne l'est pas, pragmatique. C'est... avoue-t-elle avec un demi sourire, les yeux plantés dans le vaste univers nocturne avant de croiser celui de Jack. Il semble attendre une réponse, elle n'est pas sûre de pouvoir la lui donner. ... impulsif. Juste un sourire encore. Je suppose que c'est le revers de la médaille. Quand le monde tourne autour de vous, quand vous êtes habituée à ce que le monde tourne autour de vous, quand vous avez cette impression en permanence, on devient très conscient de nos décisions. Y compris des plus importantes. » Une bouffée de nicotine, qui soulage. Elle reprend plus doucement, presque à voix basse. « C'est sûrement ça, ma prochaine aventure. Choisir pour moi et espérer que mon monde n'arrête pas de tourner. »