Isn't this a lovely day to be caught in the rain? You were going on your way, now you've got to remain ∆ ∆ ∆
C’aurait dû être une semaine parfaite. Tout était planifié depuis des mois, booké, calculé à la minute près. Rien n’avait été laissé au hasard, aucune marge d’improvisation, ce qui était le cas à chaque fois. Les Taylor prévoyaient toujours leurs vacances deux à trois ans à l’avance, Chad s’occupait de tout. Il passait des heures, des jours à comparer les vols, les hôtels, les excursions, il réservait uniquement le meilleur, le plus avantageux, ce qui leur plairait à tous les deux –sans jamais demander l’avis de sa femme, qui n’en avait jamais de toute manière, persuadé de la connaître par cœur et parfois même de savoir mieux qu’elle ce qu’elle souhaitait véritablement, ce qui n’était sûrement pas tout à fait faux. Cette année, ils devaient aller à New-York. Elle, lui et Tobey le Beagle. Kelly n’était encore jamais allée aux Etats-Unis, ce qui ne lui faisait ni chaud ni froid, mais puisque Chad était parvenu à lui vendre ce voyage avec tant d’enthousiasme, la jeune femme avait fini par avoir réellement envie de s’y rendre. C’était raté, annulé, oublié. Mais Lee avait malgré tout déposé ces congés, qu’elle occupait avec un tout autre type d’activité qu’une visite de la statue de la Liberté ; elle passait une grande partie de ses journées là, dans le canapé, étalée comme une larve, toujours en pyjama, pas coiffée, pas maquillée, pas douchée depuis trois jours, les doigts autour de la télécommande, d’un thé, plongée dans un paquet de gâteaux, ni endormie, ni réveillée. Elle se transférait du lit au canapé, du canapé aux toilettes, des toilettes au frigo, du frigo au canapé et du canapé au lit avec la grâce d’une otarie hors de l’eau. Il pleuvait des cordes, dehors, et afin d’achever son moral en berne, la brune consultait régulièrement les prévisions météo de la Grosse Pomme où ils n’avaient pas à se plaindre d’autre chose qu’un peu de vent faisant voler les feuilles rousses –ce qui devait être tellement romantique pour une balade à Central Park avec les écureuils venant se nourrir dans le creux de votre main, songeait-elle avec un gros soupir. Aux antipodes de ses rêveries, la veille, elle avait sorti le chien en peignoir et en chaussons. Rarement s’était-elle permis pareille déchéance, mais Kelly estimait que le deuil de ce voyage, ce projet, tous les autres projets, et de son mariage, formait une excuse suffisante pour faire l’épave quelques jours. La boule de poils fut le premier à remettre en question ce postulat en la rappelant à ses devoirs de maîtresse. Le bout de son museau humide reniflait ses joues, tapotait sa main ballante. Il déposa une patte sur son épaule, l’air de dire « debout là-dedans », alors elle grogna et illustra son déni en enfonçant son visage dans son coussin. « Tobey… » Il ne la laisserait pas se défiler, elle le savait; son refus d’obtempérer ne lui permettait que de gagner du temps, de repousser l’inéluctable moment où elle devrait s’arracher au sofa, et il savait exactement comment s’y prendre. « Pas les pieds Tobey, ça chatouille… » Comme s’il comprenait l’exact contraire de ses paroles, le beagle lapait les orteils d’une Kelly qui contenait au mieux son envie de se trémousser, de peur que cela se termine avec un coup de pied malheureux dans la truffe de son ami à quatre pattes. Au moins récoltait-il l’effet escompté en la tirant hors de sa torpeur, et il se précipita sur son visage pour lui souhaiter un bon retour parmi les vivants à grands coups de langue, senteur chaussettes sales. « T’es dégoûtant. » murmura-t-elle, la voix encore grinçante, tant résignée et vaincue qu’elle ne prit pas la peine de l’empêcher de lui appliquer tout un masque de bave, du front au menton. La voici curieusement motivée à prendre une douche, et perdu pour perdu, la jeune femme mit sa flemme de côté afin de s’habiller décemment.
Le harnais de la laisse se referma sur le collier de Tobey, la porte claqua derrière eux, puis le portail du jardin –il n’y avait définitivement plus de retour en arrière possible. Fort heureusement le parc n’était pas bien loin, et la plupart des gens normaux étaient encore au travail à cette heure bâtarde qui n’était ni le milieu, ni la fin d’après-midi -l’heure du thé diraient les anglais. Les rues étaient donc quasiment vides, uniquement peuplées de ces deux extrêmes de la population qui n’ont pas d’obligations à ce moment de la journée ; les enfants et les retraités. La grande étendue de gazon était le repère des baby-sitters armées de poussettes et de ces couples mariés depuis un demi-siècle qui vivaient là leur grande excursion de la journée. Malgré les cris des petits et la lenteur d’escargot des ancêtres, Kelly trouva rapidement son compte dans cette sortie qui n’avait plus rien de forcée. Oui, l’air frais lui faisait grand bien et soufflait sur ses mauvaises pensées. La pluie avait cessé, coopérative, daignant s’interrompre le temps de la balade. Tobey ne manquait pas une occasion de sauter dans la boue, se rouler dedans et éclabousser les passants en se secouant le poil ; il n’était plus tout jeune, mais il avait assurément une âme d’enfant. Il était en permanente quête de nouveaux amis et paires de fesses à renifler, allant malicieusement de derrière en derrière au fil de la promenade. Il adorait les enfants, se laissant volontiers caresser par les petits inconnus en demeurant parfaitement inoffensif –il aurait été le compagnon de jeu parfait pour la progéniture qu’elle n’aurait jamais, ne pouvait-elle s’empêcher de penser à chaque fois qu’une tête blonde demandait la permission d’approcher. La balade avait assez duré ; Tobey ayant fait sa petite affaire, Kelly se retrouvait l’heureuse détentrice d’un petit sac en plastique contenant une bien belle crotte qu’elle n’allait sûrement pas abandonner sur la pelouse. C’est pendant sa quête d’une poubelle où se débarrasser de ce merveilleux présent de la nature –et de la loi- que la jeune femme se retrouva prise en otage par la force de propulsion inattendue de son chien, dix bons kilos prêts à lui arracher le bras si elle ne parvenait pas à suivre. Toute protestation était inutile. Bientôt elle heurta la silhouette propriétaire de l’autre bête, nouveau meilleur copain de Tobey dont l’explosion d’enthousiasme avait toujours été facteur de catastrophes. Tout ce qu’elle vit avant l’impact fut deux paires de fesses de chien élancées dans une course poursuite emmêlant leurs laisses et saucissonnant leurs maîtres. Ce ne fut que lorsque plus personne ne soit en capacité de bouger un doigt, quand un calme relatif tomba sur deux toutous dépités et des humains contrits. « Oh, je, mince… Je suis désolée, je… » Ses joues virèrent au rose, au rouge, façon plaques d’exéma sur ses pommettes rebondies –et qu’est-ce qu’elle pouvait détester ça, qu’est-ce qu’elle pouvait se sentir ridicule. « Je ne sais pas comment on va se sortir de là. » Le fait est qu’ils étaient tous deux bien emberlificotés, et que Kelly n’avait toujours pas connaissance de l’identité de son compagnon d’infortune ; en levant les yeux, elle reconnut Hassan, le voisin, prof, ancien élève de l’Université, amateur de baklava, doué avec les siphons d’évier et propriétaire de Spike, le berger allemand qui jappe à leurs pieds en attendant une délivrance dont ils rêvent aussi. « Hey. » qu’elle souffla avec un sourire nigaud, trouvant un maigre réconfort dans le fait qu’elle ne soit pas attachée à un parfait inconnu et que, quitte à l’être à un voisin, le destin ne lui ai pas assigné le bedonnant, poilu et suant Robert Monaghan de la maison d’en face, celui qui tondait la pelouse torse nu tous les dimanches, ce qui ne l’empêcha de déplorer un détail, une maladresse, trois fois rien ; « C’est ta main sur mes fesses ? »
Le trou noir le plus total. C’était là-dedans qu’Hassan avait l’impression d’avoir plongé depuis … Il ne savait même pas, des jours. Un trou noir fait de litres de thé, de café, de ratures au stylo rouge et d’écriture aux allures de pattes de mouches qui noircissaient les pages des quatre paquets – montagnes – de copies entassées sur son bureau. Parfois il migrait au salon, il étalait ses copies sur la table basse, utilisait un magazine ou un autre en guise de dessous de tasse, c’était sa petite folie du jour et … ouais, y’avait urgence à ce qu’il mette le nez dehors. Urgence à ce qu’il prenne une douche également, avant de finir par fusionner avec le short et le tee-shirt qu’il portait depuis trois jours. Peut-être quatre. Matteo était parti quelques jours rendre visite à sa mère, quant à Spike il semblait résigné, à la fois par la météo capricieuse et par la transformation progressive de son maître en zombie ; Il passait sa journée à enchaîner les allers-retours entre le jardin et le rez-de-chaussée de la maison, la queue basse et la truffe rasant le sol comme s’il avait compris qu’il ne tirerait rien d’Hassan. Parfois il venait poser sa tête sur le bord du canapé près du brun, attendait après une caresse ou un câlin et repartait déçu après n’avoir obtenu que deux ou trois gratouilles machinales sur le sommet du crâne. Un moment, la matinée s’était muée en après-midi et la pluie avait laissé place à un brin de soleil sans que le professeur ne semble le remarquer, le visage trahissant simplement une grimace quand un rayon de soleil était venu lui éblouir les yeux et l’avait persuadé de se sortir du canapé uniquement pour aller fermer les rideaux. Bon, et quitte à être debout il avait rejoint la cuisine pour se refaire un café, frottant machinalement ses yeux en réprimant un bâillement tandis que sa tasse se remplissait avec une lenteur presque exagérée. Absent, il observait ses doigts, et des ongles qu’il n’avait pas rongé depuis des siècles et qui désormais l’étaient tous, le pouce droit presque jusqu’au sang. Nouveau bâillement, la tasse récupérée, le pilotage automatique jusqu’au salon enclenché, et … Spike dans son sillage, dans son passage, pour le faire trébucher et envoyer la ration de caféine s’écraser sur le parquet dans un bruit qui semblait avoir réveillé le brun depuis le royaume des morts. Observant la mare de café se propager pendant plusieurs secondes d’un air ahuri, il avait réagi avec une colère excessive lorsque le chien avait de son côté eu la mauvaise idée de lécher le parquet avec gourmandise, et couinant avec surprise l’animal avait détalé jusqu’à son panier pour se rouler en boule, les oreilles basses et l’œil triste. Épongeant le sol à la va-vite et ramassant les débris de sa tasse avec fébrilité, Hassan avait senti les remords s’abattre sur ses épaules avec lourdeur, et à peine ses bêtises nettoyées c’était finalement lui qui était allé se planter à genoux devant le panier du chien en lui présentant une main engageante. La reniflant un instant avec hésitation, le chien avait levé vers son maître un regard incertain auquel Hassan avait répondu d'un signe de tête encourageant, attirant finalement l’animal contre lui avec soulagement et le câlinant de longues minutes en murmurant, la gorge serrée, des excuses dont Spike n’avait probablement que faire maintenant qu’il avait obtenu un peu de l’attention et de l’affection dont il avait été privé ces derniers jours.
Comme momentanément extirpé des griffes de ses corrections - et des réalités douloureuses qu’elles lui permettaient de fuir – le professeur s’était soudainement senti étouffer dans cette maison qu’il n’avait pas quitté depuis des jours, et il y avait eu quelque chose de presque oppressant dans la façon dont il s’était retrouvé démuni, vide, les bras ballants tandis qu’il se remettait debout. Un sentiment que même une douche et des vêtements propres n’avaient pas réussi à chasser et qui continuait à lui coller à la peau tandis qu’il tentait de remettre de l’ordre dans sa tignasse devant le miroir de la salle de bain. « Spike ? » Couché en haut de l’escalier, le chien avait relevé la tête instantanément « On va faire un tour ? » Véritable formule magique, la phrase avait propulsé le berger allemand au rez-de-chaussée et arraché à Hassan un rire un peu faiblard mais non moins sincère tandis qu’il descendait les marches à son tour devant le regard impatient du compagnon à quatre pattes. Et la balade avait été longue, d’autant plus longue que le soleil enfin de retour avait agi sur le brun comme sur un tournesol, sa chaleur réveillant ses muscles et sa lumière le sortant enfin de la léthargie dans laquelle il se complaisait depuis des jours. Il oubliait que le soleil pouvait faire cet effet-là, il oubliait l'état d'euphorie dans lequel il avait été la première fois qu'il avait remis le nez dehors et senti le soleil réchauffer sa peau après des mois cloîtré dans l'univers aseptisé du Saint-Vincent. Spike ne savait plus où donner de la tête, lui, et tirait vigoureusement sur sa laisse en reniflant tout ce qui lui passait à portée de truffe. « Non Spike, non ! » Trop tard, à peine la queue touffue d'un possum entrée dans son champ de vision le chien avait perdu tout sens commun et s'était mis en chasse, ventre à terre, encouragé par le fait que d'ordinaire Hassan le laissait leur faire peur pour éviter qu'ils envahissent le jardin. Et sans que ni animal ni maître n'aient eu le temps de le voir venir tous les deux s'étaient retrouvés saucissonnés à un autre duo, dont le compagnon à quatre pattes s'était lui aussi trouvé des velléités de chasseur les ayant amenés à cette situation « Oh, je, mince … Je suis désolée, je … » Il s'était rattrapé dieu sait comment, l'équilibre incertain, la voix associée aux jambes désormais entremêlées aux siennes s'élevant à nouveau pour remarquer « Je ne sais pas comment on va se sortir de là. » et lui apparaître familière. « Lee. Salut. » Comme quoi, Hassan avait raison de s'imaginer leurs deux animaux totalement prêts à s'unir dans les bêtises, à la manière dont ils se reniflaient mutuellement à travers la palissade qui séparait les deux jardins. « Hey. » Tirant sur leurs laisses respectives dans l'espoir de retrouver leur liberté de mouvement, Tobey et Spike n'avaient fait qu'entériner un peu plus la situation de leur propriétaire, dont la jeune femme s'était d'ailleurs manifestée à nouveau d'un ton un brin confus « C’est ta main sur mes fesses ? » Machinalement Hassan s'en était défendu « Moi ? Non. […] Ah. Si. » le ton certain muant en un ton vaguement confus, tandis que sa main remontait jusqu'à la taille de la jeune femme et laissait tranquille son postérieur. « Désolé. Promis, j'essayais pas de tirer profit de la situation. » Plaisantant à moitié – il ne pensait pas qu'elle ait un seul instant envisagé cette possibilité – il avait tenté d'analyser la situation. « Bon, si je tourne sur ma gauche et que tu passes une jambe au-dessus de ce côté de laisse ça devrait être réglé … enfin je crois. » Dans les faits ils avaient surtout l'air l'un et l'autre de se tortiller comme deux lombrics tandis que les chiens tournaient en rond et aggravaient la situation en pensant aider. « Att- … ! » Boum, trop tard, et les voilà vautrés les quatre fers en l'air sur l'allée sablonneuse du parc. Bien malgré lui Hassan avait laissé échapper un rire nerveux que seules plusieurs secondes avaient finies par calmer « Pardon, c'est la fatigue. » Dégageant enfin ses jambes de l'enchevêtrement de laisses il avait questionné « Ça va pas de bobo ? » avait même de songer à se remettre debout, tandis que Spike s'était assis pour les regarder d'un air dubitatif tandis que Tobey était lui venu joyeusement remuer la queue en reniflant sa maîtresse, ayant de toute évidence trouvé le spectacle très drôle.
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Bien que personne ne savait où se mettre, il était concrètement difficile d'aller où que ce soit. La situation précipitée par les deux chiens était aussi incongrue que ridicule, si bien que Kelly sentait le rouge lui monter aux joues, ces grosses plaques qui lui donnaient l'air d'avoir attrapé un coup de soleil instantané, et qu'elle trouvait plus judicieux de garder la tête basse autant que possible -excepté pour découvrir qu'elle était emberlificotée avec nul autre que son voisin. Le sourire de celui-ci était aussi gêné que le sien, aussi eut-il son lot d'embarras lorsqu'il fut bien obligé de trouver un endroit plus adéquat à attraper que la fesse droite de la brune collée à lui et dont l'équilibre n'était pas moins précaire. Une partie d'elle se doutait que l'une des issues de ce casse-tête était une rencontre maladroite et dangereuse avec le sol, l’autre espérait encore qu'une bonne fée volerait au-dessus de leur tête et dénouerait les laisses avec un peu de poussière magique. Kelly nota que Hassan avait retenu son prénom -quoi que cela n’était plus surprenant après quelques mois à vivre à deux pas l'un de l'autre et compte-tenu du fait qu'il pouvait le lire sur sa boîte aux lettres en passant devant chez elle matin et soir- ce qui était un peu plus touchant fut qu'il employait bien le diminutif qu'elle s'efforçait d'imposer à tout son entourage mais dont bien peu se souciaient. Mais si Kelly voyait en elle plus une Lee qu'une Kelly, le reste du monde ne voyait en Kelly que… Kelly. S'il existait un prénom signifiant banale, normale, inexistante, alors cela aurait été ainsi que la jeune femme aurait été baptisée ; c'était un peu comme ça que son propre prénom sonnait à ses oreilles d'ailleurs, comme une marque de Barbies low cost. Et peut-être que cela lui ressemblait après tout, tandis qu'elle avait découvert que la vie en plastique n'était pas si fantastique. “Maintenant je sais ce que ressent une paupiette.” dit-elle en essayant de déterminer si l'estimation de la situation par Hassan lui apparaissait bonne ou erronée, mais à dire vrai, faute d'avoir une meilleure idée, la brune se contenta d'exécuter les instructions de son compagnon d'infortune. Et elle sentit l'équilibre sensible qui les maintenait debout se faire la malle, elle eut ce saut dans la poitrine comme lorsque le pied cherche une marche qui n'existe pas ; sauf qu'ils tombèrent bel et bien, le corps d’Hassan amortissant la chute de celui de sa voisine qui, fort heureusement pour lui, s'écrasait sans plus de force qu'une feuille morte. Au milieu du chaos, il y eut un “paf” non-identifié, des “ouaf” ravis de cette liberté retrouvée, et les petits gémissements de deux silhouettes sonnées. Puisque Hassan riait, Kelly fit de même -elle se dit que tout ceci était assez comique, et elle se sentit soulagée qu'ils en soient venus à bout malgré, peut-être, un bleu ou deux. “Rien qu'un peu d’arnica ne peut régler.” répondit-elle au brun qui s'assurait qu'il n'y avait pas pire blessure à noter cause de leur aventure. Et alors que la jeune femme eut le malheur de croire que cette rencontre fortuite ne pouvait être pire, elle posa son regard sur Hassan. Ses yeux s'arrondirent, passèrent à de nombreuses reprises paniquées de son t-shirt à ce qu'elle avait dans la main ; le sachet à crotte qui avait explosé dans la chute, et le contenu qui s'était étalé sur son voisin. “Oh mon…” On ne jure pas sur le nom du seigneur Kelly, entendit-elle avec la voix grave et autoritaire de son père qui avait toujours su la faire trembler des pieds à la tête. Alors elle se mordit la langue, comme s'il était toujours là, juste là, pour lui taper sur les doigts si Le mot lui échappait malgré tout. Mais la chrétienté était sauvée. “Je suis tellement désolée !” Quelle catastrophe ambulante faisait-elle. Et quelle empotée, qui restait là, sans rien faire d'autre qu'avoir la bouche ouverte pour les mouches, les yeux de merlan frit, paralysée par la honte à laquelle son propre chien comptait bien ajouter son grain de sel. Le beagle approcha, ravi, curieux, boueux ; le museau frétillant, la queue enthousiaste, il se mit à renifler l'odeur familière -la sienne- sur Hassan, et, comme le font tous les chiens qui ne s'encombrent décidément pas du moindre concept de décence, voulut lécher celui-ci. “Non, Tobey, non !” s'écrira Kelly, la voix déraillant dans les aigus comme un train sorti de ses rails. Avec de grands gestes, elle envoya la boule de poils plus loin, la laisse traînant entre ses pattes dansantes dans la terre. C'est une jeune femme exaspérée qui se releva avec un gros soupir, épousseta sa robe et glissa ses cheveux derrière ses oreilles. “Quelle poisse…” Cela ne pouvait pas être pire. Hassan allait l'éviter comme la peste désormais, et elle ne l’en blâmerait même pas vu l'état de ses vêtements, celle bien belle tâche de crotte sur son haut qui dessinait comme le plus grotesque des tests de Rorschach.
C’était un peu ironique venant d’Hassan, le fait de trouver son animal un peu trop amical, mais si Spike se révélait particulièrement obéissant entouré d’êtres humains les choses devenaient beaucoup plus aléatoires dès qu’un autre animal passait à sa portée. Rien d’étonnant donc à ce que le combo du possum furtivement apparu entre les buissons et des jappements amicaux du chien d’ordinaire caché de l’autre côté de la palissade du jardin ait eu raison de la capacité d’Hassan à tenter d’éviter l’inévitable. « Maintenant je sais ce que ressent une paupiette. » avait par de son côté fait remarquer Kelly tandis que, littéralement saucissonnés l’un à l’autre par les frasques de leurs compagnons à quatre pattes, ils tentaient à la fois d’évaluer les dégâts et de trouver une porte de sortie à la cocasserie de la situation. Inspiré – peut-être un peu trop – le brun avait tenté une combinaison de contorsions qui malgré toute sa bonne volonté ne les avait finalement conduits qu’à une chute inévitable, et s’il n’avait pas pu dans un premier temps contenir le rire que la situation avait provoqué chez lui il avait rapidement retrouvé un brin de sérieux, s’excusant et espérant que sa voisine ne s’était pas blessée dans la mésaventure. « Rien qu’un peu d’arnica ne peut régler. » avait-elle simplement assuré, gageant donc qu’il y avait de d’un côté comme de l’autre plus de peur que de mal. Mais osant d’abord un sourire tandis qu’Hassan massait machinalement l’arrière de l’un de ses coudes, le visage de la jeune femme s’était par la suite subitement mué en une expression mi-confuse mi-horrifiée, le professeur n’obtenant alors aucune autre réponse à son « Quoi … ? » qu’un balbutiement embarrassé et un « Oh mon … » étouffé avant la fin, le persuadant de trouver lui-même la réponse à sa question en laissant son regard suivre la même trajectoire que celui de la jeune femme. « Oh. » Sans même lui laisser le temps ou la possibilité de faire le moindre commentaire, la voilà à nouveau qui glapissait « Je suis tellement désolée ! » tandis qu’un rouge écarlate lui montait aux joues. Le tee-shirt souillé et l’odeur désagréable allant avec remontant peu à peu jusqu’à ses narines, Hassan oscillait intérieurement entre une nouvelle envie de rire nerveusement et une impression qu’absolument tout dans cette satanée journée était en train de lui faire comprendre qu’il aurait mieux fait de ne pas quitter son lit lorsque son réveil avait sonné ce matin-là. « C’est rien, c’est pas ta faute. » avait-il finalement grommelé, mi-figue mi-raisin, mais décrétant néanmoins que l’absence d’intention – du moins l’espérait-il – dans le fait d’avoir étalé le cadeau empoisonné du Beagle sur son tee-shirt était une raison suffisante pour ne pas trop lui en tenir rigueur.
Tendant le bras pour récupérer la laisse de son propre chien, il avait été arrêté dans son initiative par Tobey et sa débordante énergie, sa queue frétillante et sa volonté d’obtenir au choix attention ou félicitations, la langue baveuse tentant d’atteindre le menton d’un Hassan peu coopératif et protestant « Non, stop, non ! » là où Kelly, elle, s’horrifiait à nouveau d’un « Non, Tobey, non ! » presque équivalent mais diablement plus efficace. Repoussant l’animal un peu plus loin, assez pour avoir le temps de se remettre debout et d’être imité par le brun qui en avait fait autant, la jeune femme s’était fendue à son tour d’un soupir en époussetant sa robe. Chose qu’Hassan, lui, s’était bien gardé de faire avec son tee-shirt pour des raisons évidentes. « Quelle poisse … » Difficile de déterminer si elle faisait référence à leur chute, à l’état de ses vêtements ou à la situation toute entière, mais tirant sur le bas de son tee-shirt avec dépit le professeur s’était entendu maugréer d’un ton morne « Ouais, c’est un peu l’histoire de ma vie ces derniers temps. » Ou si peu. Il n’aurait plus manqué que … « Spike … ? » Regardant autour de lui dans un sens puis dans l’autre, il avait cherché son chien des yeux sans rien trouver d’autre à ses pieds que la laisse et au bout le fermoir cassé, mais plus aucune boule de poils. « Manquait plus que ça … » Appelant et sifflant son chien à plusieurs reprises, avec l’espoir que ce dernier ressorte d’un buisson non loin de là après s’être fait suffisamment désirer, il avait senti son cœur se pincer à l’idée de l’avoir égarer, ce qui représentait plus ou moins LA hantise qui ne le quittait pas depuis le jour où il avait ramené l’animal du refuge où lui et le reste de sa portée avaient été abandonnés. « Il était là y’a deux secondes. » Plus ou moins, peut-être un peu plus, mais Hassan n’en revenait malgré tout pas que cela ait été suffisant à l’animal pour prendre la poudre d’escampette. « Tu … faut que j’le retrouve. Pardon pour la chute. Désolé, je … » La laisse désormais inutilisable dans une main, il s’apprêtait déjà à tourner les talons lorsqu’un jappement enthousiaste et des cris d’enfants – amusés – et d’adultes – agacés – avait attiré son attention. Et voilà comment il avait retrouvé son chien, deux allées plus loin, se roulant joyeusement dans les flaques provoquées par la pluie et arrosant copieusement au passage de ce mélange d’eau et de boue les enfants présents. « SPIKE ! » Agacé, presque à bout de patience, le brun avait enfin attiré l’attention de l’animal, suffisamment pour que ses oreilles se baissent d’un air penaud et se décide enfin à rejoindre Hassan. La mésaventure aurait pu s’arrêter là, certes, mais en guise de conclusion à cette série de catastrophes le berger allemand n’avait pas eu de meilleure idée que celle de s’ébrouer pour se débarrasser de toute l’eau accumulée dans son pelage, gratifiant le brun mais également sa voisine et le Beagle d’une douche dont ils se seraient tous bien passés. Presque. « C’était pas ce à quoi je pensais quand je songeais à prendre une douche. » D’agacé, le ton du professeur s’était mué en quelque chose de blasé, presque résigné, tandis qu’il nouait tant bien que mal la laisse abimée au collier de son chien avant de relever les yeux vers Kelly. « On devrait probablement quitter ce parc et rentrer. Avant qu’une météorite ne nous tombe dessus. » Qui sait jusqu’où escaladerait l’échelle de leur malchance aujourd’hui.
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L’odeur piquait les narines, mais Lee ne se permit pas de remarque à ce sujet. Elle se sentait entièrement fautive, bien que l’on puisse parler d’un simple accident ; si elle avait mieux dompté sa bête, elle et Hassan n’auraient pas terminés saucissonnés, et si elle avait fait plus attention, le brun ne serait pas désormais gracieusement orné d’une belle tâche de crotte de chien. Le rouge brûlait ses joues et la honte serrait son coeur, difficile pour Kelly de s’efforcer de faire bonne figure dans de telles conditions malgré tout le soin qu’elle prenait à rendre un peu d’allure à ses vêtements après cette gymnastique périlleuse. Elle prenait de grandes inspirations et rabattait nerveusement ses cheveux derrière ses oreilles. Cette fois, la laisse de Tobey était solidement liée à son poignet et le petit polisson avait bien saisi que s’il n’était pas sage comme une image jusqu’au retour à la maison, il pourrait tirer un trait sur sa friandise post-promenade. Dans des moments pareils, afin de retrouver tout son calme et réaliser que cela pourrait être bien pire, elle se rappelait du jour non loin de ses 11 ans où son père avait fait savoir à toute la congrégation qu’elle était « une vraie femme maintenant » après s’être réveillée pour la première fois au milieu du drapeau du Japon ; ce souvenir-là l’aidait à quasiment tout relativiser. La jeune femme s’assura que son voisin était encore en un seul morceau lorsqu’il se releva à son tour. Ce qui lui manquait n’était pas un œil, un bras ou même une fierté égratignée, mais bien son berger allemand. Immédiatement, Kelly regarda les alentours. Elle savait que si, elle, un jour, venait à perdre Tobey, elle en mourrait immédiatement. Pourtant elle se trouva bien démunie de ne pouvoir faire beaucoup plus pour Hassan que d’appeler Spike à son tour à quelques reprises, et elle lui adressa un regard désolé lorsqu’il s’éloigna afin de partir à sa recherche. Heureusement qu’il n’était pas allé bien loin et que son maître pût lui mettre la main dessus avant qu’un nouveau malheur n’arrive. Un brin intimidée, Lee constata l’agacement d’Hassan qui fulminait et maintenait son regard bien bas dès lors, penaude. Elle retint un profond soupir de désespoir en observant l’état de sa tenue après les secousses boueuses de Spike près d’eux et songea que cela n’était que de bonne guerre. Désormais il n’y avait plus rien d’autre à faire que rentrer à la maison et tous s’accorder un bain bien mérité. La pas-si-joyeuse-troupe se mit en route vers la sortie du parc. Tobey, la truffe basse et les oreilles traînantes par terre, laissait ses instincts de chasseur le mener vers elle-ne-savait-quoi. « Je sais que je l'ai déjà dit cent fois, mais je suis vraiment désolée. » soupira Kelly une fois le portail de l’espace vert franchi. Leur marche n’avait pas à ressembler à une escorte funèbre et s’ils devaient partager un bout de chemin jusqu’à leur rue et leurs maisons respectives, l’une à côté de l’autre, autant engager la conversation. Et c’était une chose que la jeune femme savait faire sans beaucoup d’efforts, espérant simplement que son voisin serait réceptif. « On doit être sous un mauvais alignement des étoiles, Mars en Saturne avant la pleine lune, un truc du genre. » ajouta-t-elle donc avec un petit rire timide. Pas qu’elle n’y connaissait quoi que ce soit en la matière, et elle ne pensait pas y croire non plus. Elle savait qu’il y avait des preuves tout à fait scientifiques de l’effet de la Lune sur bien des phénomènes naturels et tout ceci était certainement fascinant -pour d’autres- mais elle ne s’était jamais penché sur le reste par manque de réel intérêt et se contentait de prendre ce qu’on lui disait pour argent content avec toute la naïveté du monde. « Et dire que mon horoscope parlait d'une “belle journée qui vous sourit, pleines d'opportunités et de rencontres mémorables”. » Pour la belle journée, il n’en était pas question aujourd’hui ; la sortie du soleil fut de courte durée et déjà le ciel avait repris une teinte plus perlée tandis que, plus loin au-dessus des maisons, se profilait un vilain nuage chargé de nouvelles trombes d’eau à faire pleurer sur leurs têtes. Les seules opportunités qu’avait su saisir Kelly avaient été celles de se retrouver au milieu de catastrophes. Néanmoins, elle eut un sourire amusé en songeant que « Enfin, pour la rencontre, on peut dire que c'était mémorable. » Il était certain qu’une seule sortie au parc réussirait à marquer l’esprit de son voisin bien plus que les années d’université qu’ils avaient partagé de loin ensemble ou même les quelques mois passés depuis son emménagement à côté de chez lui. Lee pouvait être fort discrète et elle ne se trouvait pas remarquable. Lorsqu’il lui avait été nécessaire de secouer la mémoire d’Hassan pendant un certain temps avant qu’il puisse mettre un nom sur son visage "familier", d’où et quand remontait leur première rencontre, elle avait saisi qu’elle n’avait absolument pas eu le même impact sur lui que lui sur elle. Néanmoins, ils appartenaient à des cercles différents et elle le comprenait bien. Elle évitait également de mettre l’accent sur la stalkeuse de l’équipe de rugby qu’elle était en ce temps-là. Bien que la jeune femme eut depuis toujours, pour ainsi dire, la volonté d’en savoir plus sur le brun, de s’approcher, de partager quelque chose, elle n’avait jamais été capable de faire le premier pas. Cela était pourtant son fort, la sociabilité, le contact ; n’était-elle pas celle à qui le doyen confiait de nombreux nouveaux élèves afin de leur faire visiter le campus et les initier à la vie universitaire ? Elle ne l’expliquait donc pas, ce qui rendait Hassan hors de portée, quelle était la barrière invisible qui se dressait entre eux et qui les limitait à un simple « bonjour » poli lorsqu’ils se croisaient le matin. Mais peut-être avaient-ils besoin d’un sale jour de Mars en Saturne avant la pleine lune pour dépasser cela. Et puisqu’ils avaient tous besoin d’une bonne douche, le ciel leur fit don de la pluie.
Passé l’énervement, dû tant à la poussée d’inquiétude qu’avait provoqué la disparition momentanée de Spike qu’à son manque flagrant de sommeil, Hassan s’était senti envahir par une vague de culpabilité. Il n’élevait pas souvent la voix, rarement sans un motif valable, et après des jours à ne donner à sa boule de poils qu’un accès au jardin pour se dégourdir les pattes, il ne pouvait pas réellement lui reprocher d’avoir du mal à tenir en place durant la seule promenade digne de ce nom à laquelle il avait eu droit depuis le début de la semaine. Le maître finalement presque aussi penaud que l’animal, la petite troupe terminée par Kelly et son Beagle s’était dirigée vers la sortie du parc en donnant l’impression visuelle d’être passée sous une douche boueuse, la jeune femme ne résistant d’ailleurs pas plus de quelques mètres avant de se confondre à nouveau en excuses « Je sais que je l'ai déjà dit cent fois, mais je suis vraiment désolée. » Marquant une courte pause, elle semblait avoir réfléchi à la situation quelques brefs instants, et avait repris entre affirmation et questionnement « On doit être sous un mauvais alignement des étoiles, Mars en Saturne avant la pleine lune, un truc du genre. » et dans une visible tentative de détendre l’atmosphère. Facile à dérider, le bref rire de Lee en avait arraché un autre à Hassan, avant qu’il n'admette avec honnêteté « Je n’y connais absolument rien en astrologie, mais qui sait. » Tout ce qu’il en savait, lui, c’était que Yasmine lui avait souvent assuré qu’à l’hôpital les soirs de pleine lune étaient souvent annonciateurs de nuits agitées, sans que le brun ne sache vraiment s’il y croyait ou s’il prenait cela pour de l’abus de superstition. « Et dire que mon horoscope parlait d'une “belle journée qui vous sourit, pleines d'opportunités et de rencontres mémorables”. Enfin, pour la rencontre, on peut dire que c'était mémorable. » Laissant échapper à nouveau un léger rire, il n'avait pu qu’acquiescer fermement à son dernier commentaire « C'est le moins qu’on puisse dire, oui. » avant de consulter machinalement sa montre et de rajouter, du brin d’optimisme qui semblait subitement lui revenir « Mais il n'est qu’à peine cinq heures, tu sais. Ça te laisse encore plusieurs heures pour croiser des opportunités et remplir la seconde partie du contrat. » À moins que l’opportunité en question ait été de tester l’efficacité de sa lessive sur sa nouvelle robe, auquel cas elle était d’ores et déjà servie. « Perso, je ne crois aux horoscopes que lorsqu’ils annoncent une bonne journée. » Il avait haussé les épaules, un fin sourire sur les lèvres, et conscient que cela ne relevait du coup ni plus ni moins qu’en une sorte d'effet placebo de l’humeur. Mais est-ce que ce n’était pas déjà là-dessus que comptaient tous les horoscopes, au fond ?
La morosité semblant le quitter peu à peu, tel un soufflé qui n'aurait pas mis longtemps avant de retomber, c’était le fatalisme qui l’avait atteint plutôt que l’agacement lorsque la première goutte de pluie était venue s’écraser sur sa joue, en même temps qu’une autre terminait sa course sur le bout du nez de Kelly. Et quelques secondes plus tard c’était à nouveau la pluie soutenue que le brun avait entendu cogner contre les vitres du séjour toute la matinée qui s’abattait sur eux, et terminait de transformer maîtres et animaux en rats mouillés. « À trois on court ? » Et à trois ils avaient couru, Hassan marquant le top départ et le quatuor remontant à toute allure la longue rue au bout de laquelle se trouvaient leurs habitations. Un peu sans y réfléchir, sans doute soucieux d’échapper à la pluie avant toute chose, ils avaient chacun regagné leur propre perron lorsque leurs regards s’étaient mutuellement cherchés un instant. Et si la main déjà sur la poignée Hassan avait d’abord pensé se contenter d’un sourire et d’un signe d’au revoir, il s’était finalement entendu lancer - en tentant de couvrir le bruit assourdissant de la pluie sur leurs boîtes aux lettres « Lee ! » Captant son attention, et retenant de l’autre côté Spike qui poussait déjà la porte pour l’empêcher d’aller s’ébrouer sur le parquet de l’entrée, il avait proposé « Tu veux venir boire un thé ? Genre, d’ici une heure. » Autrement dit le temps qu’ils monopolisent chacun l'eau chaude de leur douche et tente de retrouver un semblant de contenance face aux déconvenues qu’ils venaient d’enchaîner. Dans un coin de sa tête, pourtant, le capharnaüm relatif qui régnait chez lui était remonté à la surface, mais n’avait pas suffit à le dissuader de proposer ; Coup de téléphone de Qasim mis à part, Kelly était la première personne à qui Hassan parlait depuis le repas dominical chez les Khadji auquel il n’était pas parvenu à se soustraire. Tant de jours sans interaction humaine, pour quelqu’un d’aussi sociable que lui, cela ressemblait à une éternité, et sa voisine lui faisait soudainement l’effet d’une bouée de sauvetage. Sauvetage de sa propre solitude. « Tu peux amener Tobey, si tu veux. » Et c’était son dernier argument dans l’espoir qu’elle accepte. En espérant que le Beagle n'ait pas d'autres munitions prêtes à venir écraser sur le tee-shirt qu'Hassan ne manquerait pas d'enfiler à peine sorti de la douche salvatrice.
Isn't this a lovely day to be caught in the rain? You were going on your way, now you've got to remain ∆ ∆ ∆
Afin d’être constamment au courant de l’actualité, des potins et des dernières modes, Kelly était une abonnée assidue de bon nombre de revues qui bondaient régulièrement sa boîte aux lettres. Une gazette locale pour se tenir au courant de tout ce qui bougeait dans Brisbane et assouvir sa soif de brèves de chiens écrasés, un journal national pour pouvoir écouter et argumenter les deux partis de toute polémique en cours en Australie et dans le monde, un tabloïd qu’elle ne lisait que recluse chez elle et dont elle dévorait le moindre scandale avec un appétit insatiable, et enfin, un hebdomadaire féminin composé à soixante pour cent de publicité et d’échantillons de parfums qu’elle collectionnait sur le bord du lavabo de sa salle de bains. Dans chacun, on pouvait lire un horoscope différent, et au final, il était difficile de choisir lequel était le plus à même de prédire l’avenir -la réponse étant : aucun. Souvent, elle optait pour celui qui lui plaisait le plus, et selon son humeur, celui qui lui donnait raison à propos de ce qu’elle estimait être le climat de sa semaine. Elle ne leur donnait pas tant de crédit pour autant, se rangeant du côté de l’opinion populaire que tout ceci n’est qu’un attrape nigauds pour les superstitieux en manque de confiance en eux. Elle était curieuse, voilà tout, se disait-elle, puis elle lisait quand même les prédictions du jour suivant, juste au cas où. Pour Hassan, les choses étaient plus simples ; il sélectionnait les horoscopes selon l’unique critère de prédictions positives. “Je devrais faire pareil.” répondit Lee avec un petit rire, et ainsi elle n’aurait pas l’esprit pollué par l’éventualité qu’à n’importe quel moment de la journée elle soit la cible d’un Saturne de mauvais poil. Il était évident que l’alignement des étoiles s’était pas en leur faveur, ce qui se confirmait par l’arrivée précipitée de la pluie au-dessus de leurs têtes. Le temps de le réaliser, d’être dépités et de se décider à se mettre à l’abri, les deux voisins étaient déjà bien mouillés. Courir ne servait donc plus à grand chose d’autre que s’épargner de longues minutes sous le torrent qui se déversait désormais sur eux. Au top départ d’Hassan, la troupe accéléra donc le pas et piqua un sprint jusqu’à leurs perrons respectifs. Alors que la jeune femme se débattait avec son trousseau de clés afin de trouver celle convenant à la serrure de sa porte d’entrée, par dessus la courte haie, elle entendit le brun l’appeler. Les mèches collées à son visage qui ruisselait de pluie jusqu’au menton, elle hésita une seconde à lever la tête pour répondre et devoir assumer un mascara coulant sur ses joues et des yeux de panda. Mais il serait si impoli de l’ignorer qu’elle prit sur elle et s’efforça d’adresser un beau sourire salé. Autant dire que cela en vallait la peine tant elle fut à la fois surprise et enthousiasmée par la proposition d’Hassan de venir boire le thé. Elle était là, l’opportunité. “J’adorerais !” répondit-elle en essayant de faire porter savoic à travers la distance et la pluie tout en conservant son intonation délicate -ce qui était un exercice plus délicat qu’il n’y paraissait. Et enfin, elle trouva la bonne clé et s’engouffra dans son chez elle, accompagnée d’un Tobey à l’odeur intense de chien mouillé -obviously. Il claquement de doigts et un index pointé vers l’étage étaient assez d’indices concernant la suite des événements pour la bestiole à quatre pattes : un bain. La petite symphonie de tapotements de chaussettes et coussinets remontent les escaliers avec entrain. L’eau chaude coula à flot et fila dans les canalisations, emportant avec elle pluie fraîche, boue, poussière et autres miasmes. D’abord Tobey fut propre comme un sou neuf et profita de la douche de sa maîtresse afin de prendre possession du canapé une dizaine de minutes. Puis Kelly s’emmitoufla dans son peignoir favori, les cheveux dans une serviette, et ouvrit grand les portes de son dressing à la recherche de la robe qui criait “merci pour l’invitation, soyons amis et pas seulement bons voisins, même si je trouve ton effort de tri sélectif admirable”. Là encore, le défi était plus compliqué que prévu. Le choix se porta sur quelques basiques -jeans, chemisier rose- et une queue de cheval car personne n’avait le temps de faire plus en une heure. La pluie n’avait pas cessé mais le débit de pleurs des nuages s’était amoindri. Il avait suffit à Lee de s’équiper d’un parapluie pour traverser les deux mètres de trottoir qui séparaient son jardin de celui d’Hassan sans encombres. Le Beagle, sagement attaché au bout de sa laisse, avait trotté à bon rythme à côté d’elle. La jeune femme toqua une première fois sans recevoir de réponse. Patience. Non, elle toqua une seconde fois. Et toujours rien. Se moquait-il d’elle ? Sans réellement le penser sa main se posa sur la poignée et, contre toute attente, ouvrit la porte. “Hassan ?” appela-t-elle timidement sans recevoir d’autre signe de vie que quelques jappements de berger allemand. Spike fut le seul homme de la maison à venir à la rencontre d’une Lee particulièrement embarrassée de s’inviter de la sorte à l’intérieur. Elle calmait sa culpabilité en se disait que si quelque chose était arrivé, si son voisin avait besoin d’assistance, mieux valait un brin d’indiscrétion qu’être trop à cheval sur les limites. Kelly offrit quelques caresses au chien avant de laisser les deux compagnons de jeu reprendre où ils en étaient restés dans le parc, les catastrophes en série en moins. “Salut, toi. Où est ton maître ? À l'étage ?” Et puisque le don de parole n’avait pas encore frappé le bon vieux Spike, la jeune femme entreprit de répondre à la question elle-même, appelant une nouvelle fois Hassan au milieu de l’escalier. Porte après porte, elle longea le couloir sans deviner de signe de vie, jusqu’à ce qu’elle aperçoive de la lumière par dessous l’une d’elles ; c’est sans réfléchir qu’elle l’ouvrit. Elle trouva donc là, dans la salle de bains, le brun le plus simplement vêtu d’une serviette autour de sa taille. “Doux Jésus !” s’écria-t-elle, plaquant une main sur sa bouche -non, ses yeux, non, sa bouche- et refermant immédiatement la porte dans un claquement paniqué. Que lui avait-il pris d’ouvrir ? D’entrer dans la maison ? De ne pas avoir patiemment attendu à la porte ? D’être venue?! Elle avait honte, elle ne respirait plus et se liquéfiait tout à la fois. Ses pieds dévalèrent les marches dans l’autre sens, celui de la fuite. Elle manqua de se prendre les pieds dans les pattes de Spike, puis dans la laisse de Tobey qu’elle attrapa finalement dans ses bras en se précipitant vers la porte ; elle l’ouvrit, le battant tapant le mur, revenant tel un boomerang dans son dos tandis qu’elle se trouvait sur le paillasson ; un pas en avant et elle réalisa que son parapluie était resté dedans en même temps qu’elle poussa un cri de surprise au contact de la pluie froide. La voilà de retour à l'intérieur, essoufflée. Elle était ridicule, et, désormais, à nouveau mouillée.
Un peu ragaillardi par sa rencontre avec la pluie, et un peu plus par l'acceptation par sa voisine de son invitation à prendre le thé – est-ce que c'était ça, vieillir ? – Hassan était brutalement revenu à la réalité en refermant sa porte d'entrée, et en posant les yeux sur ce en quoi s'était transformé son rez-de-chaussée l'espace de ces derniers jours. À d’autres cela aurait paru vaguement en désordre, mais à lui d’ordinaire si peu désordonné cela ressemblait ni plus ni moins à un capharnaüm qu’il n’assumait plus du tout à l’heure où quelqu’un d’autre que Spike s’apprêtait à poser les yeux dessus. Abandonnant clefs et laisse sur le guéridon de l’entrée, il avait quitté chaussures, chaussettes, tee-shirt taché et jean humide au fil de son chemin jusqu’à la buanderie où après un passage sous le robinet d’eau froide le tee-shirt avait rejoint le reste de la machine à laver qui aurait dû être lancée deux ou trois jours plus tôt. Trop curieux pour son propre bien, Spike n’avait pas eu le temps de s’échapper lorsque profitant de l’avoir sous la main son maître l’avait enroulé dans une serviette de bain pour sécher grossièrement son pelage humide et éviter tant à l’animal d’attraper froid qu’à son salon d’empester le chien mouillé. Parlant de salon, le brun s’en était retourné pour aérer la pièce, ouvrir les rideaux pour chasser cette pénombre sinistre dans laquelle il se terrait depuis des jours, rassembler les copies corrigées (ou pas encore) qui s’étalaient jusqu’aux pieds de la table basse, et ranger dans la boîte près de son panier les jouets que Spike avait tendance à semer partout. Un coup d’éponge sur la table basse n’étant pas de refus non plus il avait fait un détour par la cuisine et laissé son regard tomber sur la vaisselle, abandonnée là depuis une bonne semaine soit au moins six jours de trop. Le temps qu’il en vienne à bout et remplisse la gamelle du chien d’eau fraîche, l’heure de battement qu’il leur avait donné à Kelly et à lui s’était transformée en vague quart d’heure dans lequel il avait ouvert la porte vitré de la cuisine pour faire courant d’air, secoué le tapis plein de poils de chien dans le jardin et balancé à la va-vite un plaid sur le coin de canapé où subsistait une tâche de café de la veille qu’il n’avait pas encore pris le temps de nettoyer, avant de remplir la bouilloire d’eau et de la mettre à chauffer et d’enfin monter à l’étage rejoindre la salle de bain. Ayant observé son maître d’un air dubitatif durant tout le temps de son agitation, Spike s’était assis au pied de l’escalier et avait renoncé à monter se frayer un chemin jusqu’à la salle de bain, comme il aimait le faire parfois pour le simple plaisir de rester le pot de colle affectueux qu’il était assurément.
Même plus capable de savoir s'il avait trop froid à cause de la pluie ou trop chaud de s’être agité de la sorte, le brun avait malgré tout accueilli la tiédeur de la douche presque avec délectation et grappillé une demi-minute supplémentaire pour shampouiner ses cheveux, son téléphone resté sur la table de la cuisine et ne lui permettant pas de vérifier l’heure, mais lui intimement persuadé qu’il avait encore le temps de sauter dans des fringues propres et de redonner forme acceptable à ses cheveux tout en étant large sur le moment où Kelly viendrait sonner à sa porte. Du moins c’était ce qu’il s’imaginait alors qu’il terminait de nouer sa serviette autour de sa taille et se saisissait de son peigne, au moment où la porte de la salle de bain s’était ouverte à la volée sur une Kelly écarlate et confuse, le « Doux Jésus ! » strident lui échappant en même temps que le regard effaré d’Hassan, et la porte claquée en sens inverse tandis qu’il entendait vaguement dévaler les escaliers. Incrédule, le brun était resté une seconde ou deux bouche bée avant de subitement se sentir piqué, sautant sur la poignée de la porte avant de se raviser tandis que sa serviette tombait à ses pieds et qu’une mèche de ses cheveux lui glissait devant les yeux. Bon. La serviette ramassée à la va-vite il avait rejoint sa chambre en quelques enjambées et enfilé à la va-vite boxer, jean et un tee-shirt que la précipitation lui avait fait passer à l’envers quand au même moment il entendait la porte d’entrée claquer à l’étage en-dessous. « Mais … » Sautillant sur une jambe pour enfiler une première chaussette il avait finalement capitulé et gardé la seconde à la main pour dévaler les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée, à l’instant même où Kelly réapparaissait sur le pas de la porte avec ses cheveux mouillés et son Beagle qui gesticulait dans tous les sens entre ses bras dans l’espoir d’être reposé par terre. « Tu allais déjà me quitter ? » Le visage baissé ne suffisant pas à lui seul à camoufler le rouge qui lui montait jusqu’aux oreilles, Hassan avait comme souvent pris le parti de la dédramatisation pour tenter d’alléger la situation, et arrivé au bas de l’escalier il avait enfin pris le temps d’enfiler sa seconde chaussette « Désolé, je suis si en retard que ça ? Je ne me suis pas rendu compte que ça faisait déjà une heure. » Machinalement il avait regardé son poignet avant de se rappeler que sa montre était restée sur le côté du lavabo, dans la cuisine. « C’est la première fois qu’on détale aussi vite après m’avoir croisé dans une salle de bain. » S’autorisant un léger rire, il avait hasardé, amusé « T’avais peur que j’ai glissé dans ma douche ? » sans savoir lui-même s’il posait la question sérieusement ou non, et avait l’instant suivant croisé du coin de l’œil les deux ou trois jouets que Spike avait tout de même trouvé le moyen de traîner à nouveau sur le tapis du salon, lui faisant lancer à l’animal un regard qui disait : traître. Revenant à Kelly, qui de son côté ne semblait toujours pas avoir décidé si elle restait ou si elle repartait, il avait fini par lui faire remarquer « Je crois qu’il veut descendre. » Dans les bras de la jeune femme Tobey gigotait toujours comme un beau diable et semblait en effet tenir à retrouver la terre ferme malgré l’avis de sa maîtresse. Kelly, les joues écarlates et la silhouette attaquée par la pluie, Hassan, son tee-shirt à l'envers et les cheveux qui dégoulinaient le long de sa nuque, Tobey et l'appel irrémédiable du plancher des vaches, et enfin Spike observant ce petit monde d'un air dubitatif, la tête penchée sur la droite : un parfait tableau à l'image de ce qu'avait été l'après-midi.
Isn't this a lovely day to be caught in the rain? You were going on your way, now you've got to remain ∆ ∆ ∆
La pluie était chaude, mais il n’était rien de plus désagréable que d’avoir des vêtements mouillés collés à la peau. Cela était pourtant la seconde fois de la journée, et Kelly s’en trouva complètement dépitée. Son coeur battait à folle allure dans une panique insensée tandis qu’elle était de retour dans la maison d’Hassan malgré elle. D’avoir surpris son voisin à la sortie de la douche, d’avoir bien failli se casser la figure une dizaine de fois sur le chemin entre l’étage et la porte d’entrée, de s’être retrouvée sous une nouvelle averse ou de devoir, désormais, affronter le regard du professeur suite à toute cette folie, Lee ne savait ce qui était le pire. Ses pensées étaient aussi emmêlées et brouillon que cette suite incongrue d’événements, cet enchaînement de catastrophes qui ne semblait pas en finir. Tobey, lui, gigotait vigoureusement dans ses bras. Elle le serrait trop fort, refusait qu’il ne lui échappe, peut-être par peur d’un nouveau désastre, ou l’utilisant comme une peluche afin de se rassurer. Les yeux ronds, le regard dans le vide, si nerveuse et tendue que ses membres en tremblaient, Kelly était parfaitement débordée par tous les facteurs qu’elle ne maîtrisait pas, ce ridicule qui s’abattait sur elle depuis qu’elle avait mis le nez dehors, cette profonde vulnérabilité que Hassan pouvait lire en elle alors qu’elle semblait fondre sur place par la force de sa volonté de disparaître de la vue du monde afin de couver sa honte dans son fort intérieur. Et au milieu de sa panique, de cette angoisse qui lui tordait les boyaux, il y avait le sourire en coin de son voisin, les mèches brunes mouillées encore ruisselantes, une chaussette à la main, qui trouvait le moyen d’en rire. Elle souriait, mais n’osa rien répondre de plus que ce que ce rictus embarrassé et amusé ne laissait déjà comprendre. Elle avait simplement agi sur le coup de la surprise, de l’émotion, fuyant comme elle s’était permise d’entrer ; comme une voleuse. Kelly ne savait toujours pas ce qui l’avait pris, quelle mouche l’avait piquée, entre le moment où elle avait pénétré dans la maison, celui où elle avait monté les escaliers, ouvert une porte, puis détalé à toute allure. Elle n’avait pas pensé, réfléchi, et cela ne lui ressemblait pas. « C’est sûrement moi qui suis arrivée trop tôt, et je n’aurais pas dû entrer sans permission, et monter à l’étage, c’est si impoli... » A combien d’excuses en était-elle aujourd’hui pour ce pauvre Hassan qui subissait toutes ses maladresses ? Le sort s’acharnait, elle ne comprenait pourquoi, et voilà qu’elle craignait de bouger le moindre cheveu. Naïve au possible, la jeune femme fronça les sourcils lorsque le brun souligna que, jusqu’à présent, personne ne l’avait fui ainsi après l’avoir surpris de la sorte. « Ca arrive souvent ? » demanda-t-elle, pas si certaine de vouloir véritablement connaître la réponse à cette question. Elle s’interrogeait également sur les degrés de comique ou de vantardise de cette remarque, ne sachant s’il s’agissait plutôt d’autodérision ou d’une information tout à fait véridique. Quand aux motivations ayant poussé Lee à se faufiler à l’étage et faire éruption dans la salle de bains, celle-ci ne répondit qu’un vague bégaiement incompréhensible ; le fait était qu’elle n’en savait rien, et qu’elle n’avait pas songé à ce qu’elle pourrait trouver derrière les portes du couloir. Ce qui était désormais en suspend, c’était la suite des événements, et un Tobey agacé par ses pattes battant dans l’air à une hauteur qui n’avait rien de naturelle pour ce pataud à pattes courtes. Seule la force de la nervosité et la crispation de ses bras permettaient à Kelly de le porter tout contre elle ainsi. Dès lors que Hassan lui fit remarquer qu’elle pourrait le lâcher, elle nota que le chien faisait bien son poids et se pencha afin qu’il puisse retrouver le plancher. Elle constata par la même occasion les tâches humides sur son pantalon, et son chemisier transformé en torchon. « Il pleut à nouveau, fit-elle, mine de rien, aimant souvent souligner les évidences afin de combler le silence, et la météo était une accroche inépuisable. C’est le bon temps pour un thé. Hm ? » Elle retrouva son sourire et replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Oui, il était temps de servir deux bonnes tasses de concentré de réconfort. « Même s’il y a des risques pour que l’un de nous deux en renverse sur l’autre et que cette journée se termine à l’hôpital. » S’ils persistaient à se trouver dans la même zone, il y avait des chances. Elle ne voyait aucun moyen de conjurer le mauvais sort qui s’acharnait sur eux. Elle les imaginait tant poursuivis par la malchance qu’ils auraient certainement un accident sur la route vers les urgences, et ne voyait aucune autre épitaphe plus adaptée à leur destin que « ils auraient mieux fait de rester chez eux ». Lee n’osa pas bouger de l’entrée tant que son voisin n’initiait pas la marche dans la maison. Elle demeurait plantée comme un piquet, craignant de lui marcher sur le pied en voulant rejoindre le salon, de glisser sur un jouet pour chien, se cogner l’orteil sur la table basse, ou tout cela à la fois. « Ton t-shirt est à l’envers, fit-elle finalement remarquer, perturbée par les coutures apparentes depuis quelques minutes maintenant, et se retenant d’émettre le moindre commentaire sur cette chaussette que Hassan avait toujours fermement en main mais qui lui faisait esquisser un rictus amusé. C’est une de ces modes bizarres héritée des jeunes de l’université ? » Son humour n'était toujours pas au point, mais cela n'était pas faute d'essayer.
Là où la météo capricieuse et l’obéissance relative de leurs compagnons à quatre pattes auraient pu être les seuls imprévus d’une après-midi plus mouvementée que Kelly et Hassan ne l’avaient probablement envisagée, le brun avait eu la surprise de se retrouver nez à nez avec sa jolie voisine à peine un orteil mis en dehors de sa douche, donnant lieu à une scène aussi risible qu’incongrue où la jeune femme changeait de couleur en bafouillant tandis qu’il s’agrippait à sa serviette pour tenter à la fois de préserver le peu qu’il lui restait d’intimité et de garder la face. La vitesse à laquelle Kelly avait déguerpi lui donnant à peine le temps d’enfiler les premiers vêtements agrippés à la va-vite dans son armoire, une seule chaussette sur les deux à sa place et le tee-shirt malencontreusement enfilé à l’envers, il n’aurait cela dit pas eu le temps de rattraper sa voisine si la pluie qui tombait à nouveau ne l’avait pas poussée à tenter un retour inopinée dans la maison, dépitée et honteuse, son beagle gesticulant entre ses bras dans l’espoir d’échapper à la scène. « C’est sûrement moi qui suis arrivée trop tôt, et je n’aurais pas dû entrer sans permission, et monter à l’étage, c’est si impoli ... » Sans doute l’était-ce un peu, en effet, mais pas du genre à enfoncer le clou par plaisir et probablement un peu attendri par le rouge écarlate qui colorait les oreilles de la jeune femme, Hassan s’était abstenu de confirmer ses dires et n’avait pas fait d’autre commentaire à ce sujet. S’armant plutôt d’un brin de plaisanterie, le drôle d’air et le « Ça arrive souvent ? » rétorqué avec hésitation en retour avaient fait tomber son effet à plat, et s’éclaircissant la gorge le brun avait répondu « Oh, hm, non c’était … une façon de parler. » en se notant à lui-même d’attendre un peu avant de retenter l’humour face à Kelly. Espérant noyer le poisson en changeant de sujet il lui avait suggéré de rendre sa liberté de mouvement à son animal, qui devait peser son poids en plus d’avoir totalement ruiné son chemisier avec ses pattes boueuses et son poil détrempé. « Il pleut à nouveau. » avait-elle d’ailleurs fait remarquer, au cas où il n’aurait pas relié A et B tout seul « C’est le bon temps pour un thé. Hm ? Même s’il y a des risques pour que l’un de nous deux en renverse sur l’autre et que cette journée se termine à l’hôpital. » Laissant échapper un rire, il avait quitté la dernière marche des escaliers sur laquelle il se tenait encore depuis tout à l’heure, et avait enfilé sa seconde chaussette en se rappelant qu’il la tenait toujours à la main. « J’ai déjà renversé une tasse de café tout à l’heure, en fait, alors cette mésaventure-ci est déjà cochée sur ma liste de gaffes du jour, tu risques plus rien. » Mais dans le doute peut-être était-ce plus prudent s’il tenait sa tasse à deux mains au lieu d’une seule tout à l’heure, juste au cas où. « L’eau doit avoir fini de bouillir depuis le temps, d’ailleurs … » avait-il par ailleurs songé à voix haute, tandis que le jaugeant un instant au moment où il s’apprêtait à lui indiquer le canapé Kelly faisait remarquer « Ton t-shirt est à l’envers. C’est une de ces modes bizarres héritée des jeunes de l’université ? » Tirant sur le dit t-shirt comme pour vérifier ses dires, il avait constaté l’étiquette sur son côté gauche et les coutures en guise de preuve et usé du même ton pour répondre « C’était ça ou bien les cheveux coiffés en porc-épic, avoue que c’est moins pire. » Il tendait à ne pas juger à outrances les excentricités vestimentaires de certains de ses élèves, cela dit, ne serait-ce que parce qu’ils expérimentaient une possibilité de s’habiller enfin comme bon leur semblait après une scolarité intégrale à porter un uniforme « Installe-toi, je reviens. » Abandonnant Kelly un court instant il avait fait un rapide détour par la buanderie où la machine à laver faisait tranquillement son œuvre. Retirant son t-shirt pour le remettre à l’endroit, il avait attrapé une serviette pliée mais pas encore rangée sur la pile et l’avait tendue à la jeune femme en regagnant le salon « Tiens, si tu veux te sécher un peu. T’es plutôt thé vert ou thé noir ? » Croisant le regard que le fait de choisir semblait avoir provoqué chez elle, il avait assuré d’un ton amusé « Promis, c’est pas une question piège. » Et qu’elle se soit décidée ou qu’il ait tranché à sa place, reste qu’il avait à nouveau disparu pour rejoindre la cuisine, garnir la théière de thé puis de l’eau tout juste sortie de la bouilloire, et rajouter à la dernière seconde sur son plateau une assiette avec quelques Rich Tea et une dizaine de loukoums. Arrivé de nulle part ou presque, le brun avait soudainement retrouvé Tobey à ses pieds, visiblement plein d’espoir quant à l’éventualité qu’un biscuit quitte saute de l’assiette pour atterrir au sol, et à défaut de lui en donner un sans savoir si sa propriétaire approuverait ou non il avait sorti un bol de l’un de ses placards et l’avait rempli d’eau fraiche avant d’aller le poser sur le carrelage, à l’opposé de la gamelle d’eau de Spike. « Tiens, si tu as soif. » Moins alléchant qu’un biscuit, certes, mais après plusieurs secondes d’hésitation l’animal avait eu l’air de s’en contenter. De retour au salon – enfin – Hassan avait déposé son plateau sur la table basse et rempli leurs tasses avant de s’installer une bonne fois pour toute sur le canapé à côté de Kelly. « J’espère qu’on a vu la fin de nos mésaventures, cette fois-ci. » Saisissant sa tasse – à deux mains, donc – il avait soufflé doucement sur son thé pour l’aider à refroidir. « Ça fait un moment que je me dis qu’il faut que je t’invite à prendre un thé ou un café, mais chaque fois qu’on se croise c’est en coup de vent, du coup … » Jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce que le karma ne décide visiblement que l’évitement avait assez duré et qu’une laisse emmêlée et quelques flaques d’eau règleraient sans doute le problème. Reste que sans surprise, Hassan était ce genre de personne qui, tant que faire se peut, appréciait d'entretenir de bonnes relations avec son voisinage « Tu as eu le temps de te faire un peu au quartier, d'ailleurs ? » Il réalisait qu’il ne savait même pas dans quel coin de la ville – si tenté qu’elle n’ait jamais quitté Brisbane tout ce temps – elle vivait avant d’emménager ici. Et sans le savoir elle succédait en tout cas à une ribambelle de mésaventures de voisinages dont Hassan se désolait, et espérait bien avoir vu le bout.
Isn't this a lovely day to be caught in the rain? You were going on your way, now you've got to remain ∆ ∆ ∆
Bien que chaque minute qui passait ponctuée d'une nouvelle catastrophe lui rappelait le confort simple de son canapé qu'elle regrettait presque d'avoir quitté il y avait de cela quelques heures, Kelly songeait également qu'il aurait été dommage de troquer cette cacophonie d'événements invraisemblables pour une fin d'après-midi en solitaire. Après tout, tout ceci n'était-il pas vraiment amusant et plus palpitant à raconter qu'un tête-à-tête avec son chien ? Elle ne pensait qu'à fuir de la vue de son voisin, et ne souhaitait pourtant que rester et passer avec lui le moment pour lequel il l'avait invitée, si elle l'était toujours. D'ailleurs, puisqu'elle n'était pas réprimandée par Hassan pour son intrusion et que celui-ci semblait bizarrement sensible à son semblant d'humour, Lee prit l'initiative de poursuivre le cours des événements, tentant maladroitement de faire fi des précédentes mésaventures, et estimant qu'ils avaient tous deux bien mérité ce fameux thé. Sur l'invitation du brun, et sans plus commenter les coutumes étranges des étudiants qu'il côtoyait -car elle n’avait aucun avis à donner sur la qualité stylistique des cheveux en piques-, Kelly se rendit sagement dans le salon, les mains jointes devant elle, et prit place dans le canapé. La crainte de provoquer une nouvelle catastrophe la rendait toute particulièrement nerveuse et droite comme une planche. À peine osait-elle poser les yeux sur quoi que ce soit tant elle s'imaginait qu'un regard suffirait à briser un vase -et elle ne se pardonnerait pas d'être à l'origine de la perte qu'un quelconque objet de valeur pécuniaire ou sentimentale. Le regard vif et perçant à jour le moindre détail, Lee en vit tout de même assez pour juger que la maison était agréable, qu'elle avait son charme, et surtout, qu'elle ressemblait à son propriétaire. En prenant peu à peu ses aises, elle se permit de détailler l'intérieur de plus en plus. Elle appréciait la présence de plantes qui étaient, à ses yeux, un élément essentiel de tout intérieur qui se respecte. Des étagères à la table basse, des fauteuils au meuble TV, et bien qu'elle trouva étrange d'apercevoir un tapis sur le mur, Kelly admettait trouver le tout harmonieux et plaisant. Quand Hassan réapparut, elle avait déjà en mémoire quelques titres des livres qu'il possédait et la marque de son lecteur de DVD. Acceptant la serviette, elle le remercia dans un souffle discret, mais elle se résigna bien vite à ne pas aggraver l'état de son chemisier en essayant d'atténuer les tâches laissées par Tobey en risquant de les étaler plus encore. Elle préféra éponger ses cheveux, son visage, sa nuque et ses épaules mouillées par la pluie qui avait eu le temps de l'atteindre lors de sa sortie express. Le regard posé sur Hassan, elle se figea un instant face au choix qu'il lui proposait en matière de thé, et comme à une bouée de sauvetage, elle se raccrocha à la plaisanterie qu'il ajouta. Et elle s'esclaffa si haut et fort d'un rire particulièrement forcé qu'il en devint rapidement crispant, même pour elle. En craignant de ne pas se montrer assez réceptive à ce qu'elle espérait avoir bien compris comme une tentative d'humour de la part de son voisin, Kelly en fit bien trop et réalisa qu'elle s'égosillait en une exclamation nasillarde seule, sur fond de parfait silence, mélodie du moment de solitude qui s'en suivit tandis que sa voix déraillait et sa gorge se tordait de honte. Toutes dents dehors, serrées comme pour retenir cette envie de pleurer face à ce concours de ridicule dont elle se faisait la vedette, elle finit par servir au brun l'une de ses cartes favorites ; “Comme toi.” À peine lui tourna-t-il le dos afin de se rendre en cuisine que tout le dos de Kelly s'affaissa, abattu par le poids de ses maladresses, et son visage se logea dans ses mains, les yeux clos, comme une Dorothy priant de retourner au Texas de toutes ses forces. Pour disparaître, immédiatement, avant qu'il ne revienne et qu'elle ne s'embarrasse à nouveau. Forcée de constater que la maîtresse de toute situation, la reine de l'excellente apparence et la princesse des bonnes impressions ne faisait que patauger dans la semoule, Kelly se sentait désemparée comme cela fut fort rarement le cas auparavant. Elle ne se reconnaissait pas, la perfection incarnée, esquissée, frôlée, voulue si fort, dans celle prise dans cette spirale infernale de fiascos à répétition. S'attendant à absolument tout désormais, résignée à ce que tout ne mène qu'à plus de plaques écarlates sur ses joues, elle força tout de même son échine à se redresser. Elle priait pour que Hassan ne se prenne pas les pieds dans l'un de ses nombreux tapis ornementaux qui jonchaient son intérieur tandis qu'il revenait avec le thé dans les mains. La brune fut à la fois surprise et un brin déçue de ne pas avoir droit au service à thé traditionnel, que Hassan aurait peut-être hérité d'un aïeul ayant vécu dans le tente dans le désert. Où était l'odeur de menthe fraîche, la cascade d'eau chaude dont le clapotis débordait du verre décoré d'arabesques dorées, l'exotisme ? Il y avait bien les loukoums, et cela l’a fit sourire en coin. Ils saisirent ensemble leur tasse de leurs dix doigts fermes. “Mieux vaut tard que jamais.” répondit Kelly, tant capable de dégainer les formulations les plus classiques qu'elles lui étaient naturelles. Pourtant, il eût été simple de dire à son voisin qu'elle était flattée qu'il songe à l'inviter ou de s'excuser également de ne pas l'avoir fait elle-même avant qu'il ne s'y résigne. Mais l'année avait été étrange, et Lee comptait sur la suivante pour se reprendre en main, quand bien même elle n'avait pas la moindre idée d'où débuter la grande transformation de sa vie telle qu'elle l'imaginait avec un soupçon d'optimisme. “En fait, je vis dans le quartier depuis… bien dix ans, expliquait-elle. Avec Chad, mon mari. Ex-mari. C'est pour ça que je suis là maintenant. Enfin, là, dans la maison d'à côté, pas là ici.” Hassan devait s'en douter et la précision n’avait pas été nécessaire, le résultat n'étant qu'une envie grandissante de se défenestrer. “J'ai toujours adoré Logan City. Je ne me voyais pas emménager ailleurs. Sauf, éventuellement, une île déserte au milieu du Pacifique avec Tobey et quelques livres.” Train de vie que la brune avait conscience de ne jamais être capable de suivre, le besoin viscéral de voir son reflet dans les prunelles de son entourage lui faisant adorer l'agitation continuelle de la ville. Cela lui parut de meilleur goût auprès de son voisin de prétendre le contraire, sans fondement cela dit.
Le fait d'être arrivé jusqu'à la table basse avec le plateau à thé et son contenu sans que ni lui ni rien d'autre ne soit la cause d'une catastrophe supplémentaire relevait presque du miracle, et malgré lui un bref soupir de soulagement avait échappé à Hassan lorsqu'il avait pris place aux côtés de Kelly sur le canapé. Tant qu'ils étaient assis le pire pourrait sans doute être évités, et sans doute pour ne pas faire mentir cette prédiction le brun s'était fait un devoir de tenir fermement sa tasse à deux mains, s'assurant ainsi qu'elle y reste et que son contenu ne termine ni sur le tapis, ni sur son jean, et encore moins sur la pauvre Kelly qui devait avoir assez de son chemisier décoré d'empreintes de pattes boueuses. « Mieux vaut tard que jamais. » avait-elle en tout cas convenu avec un sourire mesuré, lorsqu’il avait admis avoir déjà plusieurs fois songé à lui offrir le thé mais sans avoir de justification valable au fait de ne pas s’y être pris plus tôt. Parce qu’Hassan était définitivement ce genre de voisin, celui qui sonnait chez vous juste pour vous souhaiter la bienvenue dans le quartier en bonne et due forme, qui acceptait de nourrir votre chat pendant votre semaine de vacances, ou de vous dépanner d’une perceuse ou d’un demi-paquet de farine. Mais ces derniers mois il avait la sensation de n’avoir pas été vraiment lui-même, l’esprit ailleurs et les priorités dans le désordre, et l’été commençant à peine à avoir sur lui ses effets positifs habituels ; Si Hassan avait été une plante, pour sûr qu’il aurait été un tournesol. « En fait, je vis dans le quartier depuis … bien dix ans. » lui avait de son côté admis Kelly, tandis qu’il prenait le temps de la questionner sur la manière dont elle s'acclimatait au quartier. « Avec Chad, mon mari. Ex-mari. C'est pour ça que je suis là maintenant. Enfin, là, dans la maison d'à côté, pas là ici. » Ça il aurait pu le deviner, oui, mais le voyant rouge « attention premier degré » s’allumant dans un coin de sa tête avec un goût de déjà-vu il avait préféré s’abstenir d’en faire la remarque de peur que la taquinerie ne soit prise avec vexation. « Désolé, je l’ignorais. » avait-il alors simplement répondu, mais lui aussi soudainement contaminé par ce besoin de préciser « Pour le divorce, je veux dire. » comme s’il pouvait être désolé pour le fait qu’elle soit « là dans la maison d’à côté, pas là ici ». Trempant ses lèvres dans son thé comme pour chasser le brin de malaise, il avait fait preuve d’un intérêt presque exagéré pour ce que Kelly avait ajouté ensuite comme pour chasser ce qui avait précédé « J'ai toujours adoré Logan City. Je ne me voyais pas emménager ailleurs. Sauf, éventuellement, une île déserte au milieu du Pacifique avec Tobey et quelques livres. » Acquiesçant avec douceur, il avait questionné d’un ton amusé « Le vin et avoir quelqu’un à qui faire la conversation finiraient par te manquer, non ? » Certains livres étaient de bonne compagnie, leurs animaux encore plus, mais pour ce qui était de converser les deux options possédaient clairement leurs limites. « Mais on est bien ici, c’est vrai. J’ai testé quelques mois la vie en centre-ville y’a deux ou trois ans, ça n’a pas été un franc succès. » Pour un tas de raisons, dont certaines existant uniquement dans sa tête, mais pas seulement. Hassan s’était révélé avoir bien trop besoin de verdure et de calme pour s’imaginer retourner vivre dans un quartier où le balais des sirènes de police et d’ambulances était quotidien, et où son coin de verdure personnel se résumait à deux bacs à fleurs et un pot d’herbes aromatiques à ses fenêtres. « Quand j’étais enfant, la maison d’à côté était occupée par un vieux monsieur un peu aigri. Il confisquait les ballons qui tombaient dans son jardin et menaçait les enfants qui s’approchaient trop près de sa clôture avec son journal … Je crois qu’on en avait tous un peu peur. » Suffisamment en tout cas pour que « aller cueillir une fleur derrière la clôture » soit un gage fréquent au action-vérité ou un moyen un brin puéril de prouver son courage face à ses amis. « Et même si j’en suis plus un, d'enfant, j’ai eu ce moment de soulagement quand j’ai remarqué qu’on emménageait à côté et que je t’ai vue … c’était une perspective de voisinage beaucoup plus engageante que Monsieur-Archibald-Craven-ni-sourire-ni-bonjour. » Et bien qu’Hassan soit de nature compatissante et ait suffisamment pris de plomb dans la cervelle pour se douter que le vieil homme avait probablement eu ses raisons d’être aigri et peut-être pas eu une vie facile, reste que l’avoir à nouveau comme voisin n’aurait pas été une perspective qui l’aurait enchanté, même avec vingt ans de plus. Tendant la main pour attraper un loukoum, le brun avait assisté à l’émergence d’un rayon de soleil sur le bois de la table basse « Évidemment, maintenant il refait beau. » Maintenant qu’ils avaient bravé la pluie tous les deux, elle doublement, et fuit l’extérieur avec presque cette crainte que le ciel ne leur tombe sur la tête. À croire que la météo s’était arrangée pour qu'ils terminent dans ce salon.
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Le divorce était un sujet que Kelly évoquait rarement. C’était sa honte, son échec, son fardeau, et elle peinait encore à comprendre comment les rares personnes avec qui elle partageait l’information ne semblaient pas s’en indigner plus que cela. Ses parents n’y étaient guère allés de main morte, eux, et continuaient à additionner les poids qu’ils posaient sur les épaules de leur fille tandis que le temps passait et qu’elle ne cherchait pas de moyen de réparer son erreur, restaurer l’honneur. Jamais ne leur avait-elle tenu tête à ce point, ni aussi longtemps. Mais il était hors de question qu’elle agisse sous la contrainte, selon leurs termes, une fois encore, et non d’après ses propres envies. Le problème qui se posait alors était de mettre le doigt sur ces désirs, ces souhaits, ces aspirations, et de cela, Lee était encore bien loin. Cesser de se blâmer était une première étape, et pour cette raison, elle testait les réactions de ses interlocuteurs au sujet du mot-commençant-par-D. Sa cousine s’était montrée curieuse, avait tenté de comprendre le point de vue de la brune, et avait fait preuve d’optimisme. Quant à Hassan, il avait fait preuve de compassion, mais fut aussi un brin mal à l’aise. “Oh il n’y a pas de quoi l'être. C'était un commun accord, nous nous entendons toujours parfaitement.” précisa-t-elle avec un sourire, car il lui paraissait important de le souligner avant de passer à autre chose. Car Kelly prit soin de leur épargner tout flottement désagréable qui donnerait le sentiment qu’il faille creuser le sujet ; cela n’était absolument pas nécessaire, et s’épancher sur tous les autres facteurs de son emménagement dans la maison d’à côté furent à la fois un excellent moyen de dévier la conversation tout en répondant à la question initiale de son voisin. Il marquait un point à propos du manque de vin et de personnes sur l’île déserte où elle avait prétendu s’exiler si elle n’avait pas trouvé son bonheur dans le quartier qu’elle adorait. “Sûrement, oui.” acquiesça-t-elle avec un léger rire, surprise que le brun ait pu l’affirmer avec autant de conviction, comme s’il devinait que son besoin de public dépassait en réalité de loin son amour des livres, comme percée à jour et forcée de l’admettre. Prétendre quoi que ce soit qui ne soit pas l’entière vérité lui parût alors plus dénué d’intérêt à l’accoutumée, et elle réalisait que cela n’était pas si simple lorsque la pratique s’était installée comme une seconde nature. “Je n’ai jamais tenté d’aller ailleurs. Tous mes repères sont ici depuis tellement d'années, et je ne suis pas très adepte du changement.” Sa curiosité avait pour limite son manque de courage, quitter sa zone de confort était un challenge qu’elle ne s’imposait que rarement, et elle n’était pas tentée par l’aventure que serait la découverte d’un nouveau voisinage de Brisbane. Son chez elle était bien trop important à ses yeux pour qu’il fasse l’objet d’incertitudes. Hassan vivait à Logan City depuis bien plus longtemps qu’elle, malgré une interlude en centre-ville ; il avait la connaissance d’un certain historique de leur pâté de maisons et sûrement une foule d’anecdotes à revendre. Celle qu’il partagea à Lee concernait le précédent propriétaire de la maison où elle avait emménagé depuis bientôt un an désormais. Elle ne l’avait pas rencontré, elle ne savait pas si elle avait acheté sa demeure à sa famille ; à dire vrai, elle ne s’était pas intéressée aux précédents propriétaires outre mesure, c’est à dire, s’il y avait eu un meurtre ou un exorcisme entre ces murs. Elle n’avait jamais compris le regard que lui avait adressé l’agent immobilier ce jour-là. “Il m’a l'air d'avoir été un affreux personnage, j'aurais été terrifiée aussi.” dit-elle au bord de sa tasse de thé, s’imaginant parfaitement l’homme en question. Un autre avait sûrement pris la relève, quelque part dans le quartier. Car tous les voisinages avaient leur propre Monsieur-Archibald-Craven-ni-sourire-ni-bonjour. “Si je deviens comme lui avec l'âge, je compte sur toi pour me le dire. Ou pour me trouver un meilleur surnom que ça." ajouta-t-elle avec un rictus taquin. Kelly s’imaginait parfaitement se transformer en ce genre de sorcière après avoir passé sa vie à s’épuiser pour que les gens l’aiment et, au final, finir seule, reniée de ses parents, sans mari, sans enfants, témoin et victime du temps qui passe, du monde qui change, de ses précieux repères qui s’envolent, vestige incompris de ces jeunes de plus en plus rustres. “Ou peut-être que nous pourrions devenir les deux terreurs du quartier, encroûtés dans nos rocking chairs sous nos porches à juste regarder les enfants avec un air mauvais pour les faire pâlir. Ça serait ta revanche.” Et cela sonnait mieux que l’avenir solitaire qu’elle s’imaginait dans les scénarios pessimistes qui gagnaient parfois son imagination, notamment après avoir eu ses parents au téléphone ou lorsque son dernier partage sur Instagram ne récoltait que cinquante-trois likes. Son regard suivit celui de Hassan vers l’extérieur, à travers la fenêtre où le soleil était désormais visible. Il devait y avoir une agréable odeur d’herbe mouillée, au dehors, et bien que Kelly aurait volontiers proposé de poursuivre dans le jardin afin de profiter de ces quelques rayons bien mérités, des senteurs réveillées par la pluie, elle garda ses deux mains bien vissées autour de sa tasse et soupira doucement comme si elle se tenait devant ce sac ou ces chaussures qu’elle ne pourrait jamais s’offrir derrière une vitrine moqueuse. “Oui… Enfin, ça se couvrira dès qu'on tentera de mettre le nez dehors, n'y songe même pas.” Lee eut un petit rire, visualisant une scène plus que probable, tout un nouvel enchaînement de catastrophes menant à un thé au goût salé, peut-être une tasse par terre, des chiens à nouveau boueux, des chaussures crottées sur les beaux tapis de l’intérieur, et un concours de t-shirt mouillé. Puis elle adressa un sourire à Hassan. Ils étaient confortablement installés, et l’averse battant les vitres lui manquerait presque en fond sonore afin de la faire rester le temps nécessaire pour rattraper celui où ils s’étaient ratés.