« Synchronisons nos montres. » Adam a profité du fait que son père vient de filer aux toilettes pour finaliser avec moi les derniers détails des préparatifs de mercredi. Tout avait déjà été mis en place, discuté, tourné dans une dizaine de sens juste pour se donner l’impression d’être importants, d’être en mission. On avait même des surnoms : j’étais meringue sauvage, lui fromage crémeux et Noah, récemment joint au team de ninjas, avait hérité de rein bionique - on trouverait mieux pour la prochaine fois. « T’as besoin qu’on revoit le plan? » juste au cas où, parce que le plus important repose sur ses frêles épaules. Je chuchote, il prend le temps de réfléchir quelques minutes durant, l’air beaucoup trop sérieux pour la légèreté du truc. Puis ses yeux moqueurs croisent les miens, et avec sa poker face légendaire, il demande d’un souffle « La pizza c’est quand? ». Évidemment. Je serre les lèvres, retient un rire de s’échapper, avant de jeter un coup d’oeil empressé par-dessus l’épaule du gamin. La porte de la salle de bain s’ouvre, et j’ai à peine le temps de lui confier que selon l’horaire, ce sera « Après le gâteau. ». Parce que tout sera fait dans le désordre en ce qui concerne le repas et… et que le principal intéressé revient s’écraser de tout son long sur le canapé, sans la moindre considération pour les pauvres gens qui y étaient avant lui. C’est un coude qui cogne et un genou qui coince, mais Ben n’en saura rien. Pas avant qu’on l’ait décidé, pas avant qu’il ait gagné une année au compteur.
Le jour J, tout se déroule comme prévu. Adam entre probablement dans son rôle à merveille lorsqu’il supplie Ben de faire un détour un peu plus loin dans leur quartier, de tourner à droite plutôt qu’à gauche, de prendre la diagonale là, de finir au cul-de-sac qui abrite Dreamworld. Il a sûrement même pensé à mentir effrontément en jurant à son père qu’il avait vu dans le journal qu’on organisait au parc d’attractions un live action de combat d’acteurs déguisés en street fighters - ça le ferait. Ils tournent le coin une minute plus tôt que prévue, et c’est Noah qui les repère le premier, avant de leur faire signe, de m’attirer dans leur direction. « Joyeux anniversaire, banane! » Ben mettra sûrement quelques secondes à capter qu’on lui réserve une surprise, ou du moins, qu’il y a une raison pour qu’Adam enfile des verres fumés accompagnant sa veste noire façon Neo dans The Matrix, pour que Noah fasse son fier maintenant qu’il exhibe son costume de James Bond, et que j’essaie de ne pas trop laisser paraître le malaise que le déguisement de Lara Croft un point trop petit à mon sens me fait vivre. « On t’a pris un habit de Hitman, ça allait mieux avec le costard post-boulot. » et je lui tends la cravate rouge et le casque de bain couleur chair réglementaires pour qu’il entre à son tour dans le personnage. Ben n’a pas le temps de dire un mot qu’Adam emboîte le pas, et que notre petit groupe beaucoup trop investi pour le truc déboule au lazer tag de l’endroit. On en avait parlé des tas de fois depuis le retour de Disney - tonight is the night. À travers le reste des activités, parce que ce serait bien mal me connaître de croire que l’aventure s’arrêtera là. « Tu penses que je vais en enfer si je nous ai négocié le forfait enfant V.I.P. en utilisant effrontément Adam? » petite confidence amusée à son oreille, alors qu’on nous tend des fusils à l’entrée, qu’on explique brièvement le concept et les accès, et qu’on finalise discrètement les derniers détails concernant l’après. « Si on te demande, c’est son anniversaire à lui, et c’est aussi lui qui a fait une crise monumentale pour avoir 3 kilos de skittles et des munitions illimitées. » je bats des cils, rigole un peu, passe la sangle de mon arme autour de mon épaule. Les garçons sont déjà de l’autre côté de la porte donnant sur le terrain de jeu lorsque je réalise que Ben est toujours derrière. Oh, panique. Parce que je n’ai pas pensé que ça lui plairait peut-être pas, ce plan-là, cette soirée-là, avec nous, moi. Parce que j’ai cru que dire merci pour tout, tu m’as probablement sauvé la vie durant la dernière année n’aurait pas le même impact pour souligner tout ce qu'il a pu faire pour moi, pour célébrer son anniversaire, pour lui faire plaisir, qu’un petit surprise party extra fusil laser. « Ça va? » et je jure que je me la joue détachée, parce qu’il n’y aurait rien de pire que de laisser voir le flot de pensées qui martèlent mon cerveau à l’instant.
« Ça ne fera pas de moi le père de l'année, mais je crois bien que ça me file un peu plus de mérite que bien d'autres types qui eux ont eu des gosses de leur plein gré ; dès que l'occasion se présente, je vais chercher Adam à la sortie de l'école. À force, cela est même devenu l'objectif qui organise les journées de boulot ; j'accepte, refuse et mène les dossiers selon le tic-tac ordonné qui fait couler les heures jusqu'au moment où la dernière sonnerie de mon garçon retentit, ce qui me laisse pile le temps de quitter le palais de justice afin de me mettre quelque part dans le rang d'oignons de mamans modèles, pile entre Katie-les-tétés qui a nourri au sein son marmot jusqu'à ses trois ans parce que cosmo disait que ça faisait grossir les seins, et Janis-la-poupée affublée de son éternel jogging en velours rose bonbon bien serré à la taille, maquillage assorti. Mauvaise pêche aujourd'hui. Adam sort, l'air de faire la tronche, les pieds qui trainent ; dure journée, ça mérite un détour, paraît qu'il y a un show sympa à dreamworld. Si ça peut lui éviter de tirer une tête de six pieds de long pour mon anniversaire, je prends. Les collègues du tribunal de sont cotisés pour m'offrir une machine à popcorn, parce que c'est obviously ce qui manquait à ma vie et parce que j'en avais découpé et scotché la photo partout dans les bureaux pour leur souffler discrètement l'idée. Adam, lui, n’a encore rien mentionné à ce sujet -il faut dire que je ne fais jamais tout un plat de ces jours qui m'éloignent chaque fois un peu plus de mes vingt-cinq ans, et que le bonhomme est bien trop occupé à me raconter comment il a réussi à emballer une petite blonde de sa classe (aka recevoir un bisou sur la joue après lui avoir prêté sa gomme). “Comment ça tu l'aimes bien ?” Et qu'en est-il de l’adage ancestral que je m'efforce de lui inculquer, donnant l’exemple à chaque occasion, le répétant à tout va ; quand ça s'engage, tu dégages ? “Bah… ouais, je l'aime bien, quoi.” qu'il répète en haussant les épaules, mains dans les poches, assumant tout à fait, bien trop conscient que les conseils de son père sont bien les dernières paroles à prendre pour un devis. “Peut-être que t’es pas mon fils après tout.” je souffle avec dépits, songeant même à lui rendre son sac à dos Power rangers bien trop lourd si c'est comme ça. “T’es juste jaloux parce que j'ai une amoureuse et pas toi.” qu'il siffle fièrement, content de sa pique, sachant faire mouche et continuant d'avancer sans se soucier de moi qui me suis arrêté pour le fusiller du regard ; “Je te vois venir toi, avec ton petit jeu de psychologie inversée, là, et t’es bien trop jeune pour ça.” Il se tourne, la lèvre retroussée, une moue de pitié pour moi, l'air tellement navré -mais surtout de bien, bien se payer ma tronche. “C'est parce que ton amoureuse t’as brisé le coeur que tu es vilain avec les filles ?” Sophie et ses couettes de l'école préparatoire me reviennent en mémoire, son expression de petite peste lorsqu'elle m’a annoncé qu'elle préférait Peter parce que lui au moins il porte des Adidas, et c'est con, c'est si lointain et pourtant si net encore, ça me heurte comme si j'avais sept ans à nouveau, et mon silence rend Adam un peu plus victorieux. Alors je jette l'autre lanière de son sac sur ma deuxième épaule, signe pour lui qu'il est temps de courir pour sa vie -ou celle de ses cheveux ; “Ouuuh, toi !” Il en oublie le plan, le timing, tout, et c'est en déboulant comme deux fusées devant le parc d'attractions que ça lui revient, qu'il check sa montre, qu'il se rend compte qu'on a deux minutes d'avance et qu'il lâche un “merde” qui me laisse les yeux ronds.
Au moins autant que de découvrir Ginny et Noah sur place, l'une tirant sur le bas de son débardeur trop court nerveusement et l'autre ajustant le noeud papillon qui orne son cou. Quand mon regard se pose sur Adam, c'est pour le voir extirper le pot de gel de son sac et en appliquer une couche indécente sur sa tignasse afin de la plaquer en arrière, avant de remonter le col de son manteau noir sur sa nuque. Tout ça m’a l'air prévu, calculé, manigancé dans mon dos, mais mon cerveau engourdi par la surprise ne rassemble pas le puzzle immédiatement. J'attrape machinalement ce qui constitue le costume qui a été choisi pour moi, et ne sors de mon état second d'idiot ahuri qu'au moment de palper le caoutchouc mou du bonnet de bain qu'ils espèrent me faire enfiler. “Le seul moyen pour que le Brody porte ça, c'est que le Brody soit mort.” dis-je en tirant sur ma ma cravate actuelle pour effectuer l'échange avec la rouge. S’amuser, c'est bien, être agréable au regard en toutes circonstances, c'est important. Je suis donc la joyeuse troupe à l'intérieur, nous récupérons nos armes pendant que Ginny m’avoue que, officiellement, nous fêtons l'anniversaire d'Adam ; si ça signifie que je peux me goinfrer de bonbons pendant que lui passe pour un chieur, je pense que je pourrai vivre avec. “Il aurait au moins pu demander un stock de coke.” que j'ajoute, parce qu'il aurait été tellement adapté de se faire quelques rails parents/enfants. Tout le monde est prêt, tout est allé assez vite. Je n’ai pas eu le temps de penser au baiser dans le placard, ni de ronchonner à l'idée d'ajouter un an à mon compteur ; je me surprends à avoir assez hâte, en fait, de fêter ça avec eux, en bonne et dûe forme, prouvant encore une fois que mes trente-trois ans ne seront pas mon âge de raison. La McGrath m’attend, je la détaille. Dieu merci ce short est un peu court. Je souris en coin. “Ca va. Passe devant, je t'en prie. Je… te couvre.” Bonne excuse pour profiter de la vue plus longtemps avant de devoir en faire abstraction sur le terrain. Parce qu'on joue pour gagner, et je m'en fiche bien que ce soit des gamins face à nous. En position, le regard aux aguets, j'entre à pas de loup. Planqué derrière une parroie, une boîte, l'oeil toujours prêt de la ligne de mire de la lunette. J'entends le premier tir qui marque le début de la bataille, je crois que j'étais visé -mais impossible d'en avoir le coeur net, pas moyen de voir les marmots. Quoi qu'il en soit, je me suis jeté par terre et j'ai rampé à l'abri, armé uniquement de mon élégance légendaire. “Je vais te mettre la pâtée et envoyer la photo à ta copine !” je balance pour provoquer l’ennemi, ricanant et jetant un rapide coup d'œil de côté pour trouver Ginny. D'un sourire, je passe à une moue concentrée ; là, je vois le bout d'un laser pointé droit sur elle, et dans un élan d'héroïsme pur digne d'un film de Michael Bay, je me tourne et garde l'index sur la gachette. “Mange ça !” je lance à Noah, touché au moins deux fois avant de réaliser l’attaque et répliquer à son tour. Touché aussi, je laisse le lardon s'enfuir. “Il est doué de la gâchette ton rejeton, j’te parie que c'est grâce au rein.” Peut-être qu'il a muté, peut-être que ça lui a donné des super-pouvoirs, pour ce qu'on en sait. En tout cas, il semble évident qu'eux aussi se fichent bien d'avoir des adultes en face et qu'ils ne comptent pas me laisser gagner pour mon anniversaire. C’est tant mieux.
Leur arrivée en avance me stresse l’espace d’une fraction de seconde avant que mon visage s’illumine de les voir déjà là. C’est qu’Adam a mis le paquet - et deux litres de gel - avec son costume. Noah est tout fier de lui montrer le stylo qu’il a dégoté au magasin de farces et attrapes en face du parc d’attractions, et qui tire de l’eau d’un côté tout en faisant de la musique de l’autre. Sweet, sweet innocence. « Oh t’inquiètes, ils vont s’en charger bien assez vite. » que je laisserai échapper, gardant désormais dans la poche arrière de mon short le fameux casque de bain beige que Ben refuse d’enfiler sauf s’il en crève, roulant des yeux pour la peine. Les gamins arborent déjà un air beaucoup trop intéressé, et on se doute qu’ils mettront tout en leur pouvoir pour étendre au tapis le fêté du jour au profit d’une coiffe qu’il n’aura pas le choix de porter. Il a fait l’erreur de laisser la chose sonner comme un défi - et ils l’ont bien enregistré. Oupsie. Tout le petit groupe trottine vers les guichets, et j’explique au Brody l’enjeu - et les quelques manigances que j’ai dû faire pour m’assurer que ses demandes enfantines anticipées soient respectées. Une petite ligne de coke, quelqu’un? C’est qu’on a dû faire des choix. « C’était au budget de base, mais Adam a craqué pour 3 candidates dans le catalogue d’escortes à la place. J’espère que tu sauras nous pardonner. » et je bats des cils, ironique au possible, amusée tout autant. Le mystère perdure à savoir si la deuxième partie de la célébration attend dans la pièce d’à-côté, recouverte de parfum vanille, de latex et d’eyeliner. Mon rire complète la conversation, avant que je récupère mon arme, lui tende la sienne. Une légère hésitation plus tard et il me confirme d’un ton détaché que tout va. Bien. En vrai, j'espérais plutôt être tombée dans le mille côté planning d’anniversaire ; sa simple confirmation me rassure rapidement. Tout sourire, j’engage la suite, et il se propose pour couvrir mes arrières le temps qu’on s’installe dans la salle. « Cool, merci. Parce qu’avec les deux autres qui sont déjà entrés je… oh. » Ginny, really? Je mets bien honnêtement quelques secondes avant de réaliser le flirt lourd comme son regard, que je sens un peu trop scotché à ce que dévoile mon costume. Eh merde. Mes sourcils se froncent, mon malaise rougit mes joues, et je finis par faire les quelques pas restants me menant à un muret salvateur où je peux aisément me planquer dans la pénombre. Il est sur mes talons, mais déjà, l’ambiance est à la guerre plus qu’à la drague - et ce n’est pas pour me déplaire. Depuis l’épisode du placard, j’avais les idées un peu trop brouillées à son propos, et ce n’était pas le temps de sacrifier ma rapidité sur la gâchette pour me demander comment je devrais me sentir, face à tout ça, face à lui. Drôle de chaleur, drôle de questionnement, et un coup d’oeil dans sa direction avant de prendre place. Il est beau, lorsqu'il se concentre à nous dégainer la victoire.
À peine 5 minutes la partie entamée que déjà Ben est visé, et moi aussi. Je me décale sur la gauche, il s’étale sur la droite, tire le premier en direction de Noah, ce à quoi mon fils répond par une contre-attaque qui atteint le Brody du revers. « J’t’ai pas dit? Ils lui ont mis un oeil infrarouge aussi - tant qu’à l’endormir, autant en profiter. » je rétorque, Adam maintenant bien en cible, qui finit par sauter au même moment où je lui tire deux fois de suite dessus. Il est agile, mais ça ne me fait pas peur - je sais qu’à un moment, il fera une erreur, qu’à un moment il perdra le focus pour une pacotille. Je l’ai à l’oeil. Il faudra une bonne poignée de minutes, quelques déplacements tactiques, et une suite de signes improvisés entre Ben et moi pour qu’il finisse par saisir que je vois Noah, pas assez dégagé pour tirer, mais bien là, en diagonale. Adam n'est plus nulle part à première vue, et ça m'agace. C’est pas facile de lui exprimer le truc, et je dois retenir à plusieurs reprises de gros éclats de rire devant mes mouvements, qui parfois peuvent quasiment porter à confusion. Tout ce que je voulais, c’était lui faire comprendre de se déplacer vers le haut de la salle pour trouver son gamin, alors que j’irais vers le bas pour attraper le mien. Au final, j’ai l’impression d’avoir enchaîné une suite de gestes beaucoup trop grivois et déplacés, devant sa mine hilare et la mienne qui rigole tout autant. Il reste en retrait aux aguets, je tente le tout pour le tout, entamant la marche la plus silencieuse que je puisse, vers le petit corps planqué de l’enfant que j’ai mis jadis au monde. Il m’entend le bonhomme, et j’ai presque envie d’inclure oreille bionique à la liste des ajouts potentiels à son corps nouvellement en santé, le voyant maintenant filer à toute vitesse à travers les structures. Et je le poursuis bien sûr, je sprinte entre les obstacles, oubliant de ne pas faire de bruit, oubliant tout sauf de tirer à quelques reprises dans sa direction, d’éviter ses retours dans la mienne. Il finit sa course d’un côté du couloir, je suis appuyé sur l’autre, en face, hors d'atteinte, cachée, n’attendant qu’une seule seconde d’inattention pour vider mon chargeur sur son joli visage d’ange. Essoufflée, je reprend une respiration normale, avant de crier de ma barricade à son intention. « Si tu me dis où l’autre se cache, j’te laisse aller au lit 1 heure après l’horaire habituel jusqu’à la semaine prochaine. » les négociations sont lancées d’un bout à l’autre de la pièce, sans vraiment dévoiler nos positions. Là où je croyais l’avoir facile, c’est pourtant le silence pesant de mon fils qui me répond. Je fronce les sourcils, pas encore prête à lâcher l’affaire. « Autrement, t’es obligé de boire des green juices à tous les matins jusqu’à ce que j’en décide autrement. » je l’imagine pincer les lèvres, alors qu’il ne dit rien, qu’il est de glace et que j’en perds presque mon calme. Aussi adorable puisse-t-il être en agent secret, aussi pleine d’amour puis-je être face à lui, c’est une question de laser ou de mort ce dont on parle. « Si t’étais pas ma chair et mon sang, je t’enverrais une balle entre les deux yeux, direct. » oui, je prends la partie un peu trop à coeur, j’avoue. Son rire provoque un long soupir de ma part, avant que je repère Ben dans l’angle, prêt à tirer si je lui en donne le signal. C'est le moment que choisit Adam pour se dévoiler, et il a son père directement en joue. « Attention! » à mon tour de me la jouer héroïque, alors que je bondis dans la direction de Brody senior, agrippant sa veste pour l’attirer derrière des caisses de bois qui serviront de bouclier entre temps. Noah et Adam laissés derrière, j’ai entendu le bruit distinctif d’un laser taper sur mes protections - ce qui me confirme que c’est terminé, les traitements de faveur pour jeune gamin en rémission.
La surprise est parfaite et je suis tombé dans le panneau comme un bleu. Il faut dire que le Brody, malgré son âme noctambule (largement mis de côté depuis qu'est arrivée l’ère des responsabilités et de la vie adulte), n’est pas du genre à donner une grande fête pour son anniversaire. C'est une date comme une autre, que j'oublie un an sur deux, marquée par une énième commande de pizza. De temps en temps, quelqu'un se donne du mal pour marquer le coup à ma place, et cette fois, c'est Ginny qui a endossé ce rôle. Même de sa part, je ne m'y attendais pas. Et voir Noah si prompt à mener cette bataille de lasers si tôt après sa sortie d'hôpital m'impressionne pas mal. C’est un peu comme si toute cette histoire de rein n’était qu'un mauvais rêve, quoi qu'elle me travaille encore de temps en temps. Je devrais tourner cette page comme eux, plus facilement qu'eux même, après tout le garçon est là, et je m'en sors l'honneur sauf tant que le secret est bien gardé. C'est un point commun entre moi et les agents secrets, et c'est dans la peau de l'un d'entre eux que je me glisse, malgré l'impasse que je fais sur l'aspect crâne d'oeuf. Quand nous aurons gagné la partie, Ginny et moi, car nous la gagnerons forcément, d'autres surprises attendent. Ça sent la crise de foie sous une peau du ventre bien tendue, ça sent le fun bon enfant et ça me va, la régression pour ce jour particulier. “Je devrais pouvoir m'en contenter, si je peux manger les Skittles alignés sur leur ventre.” je réponds, sachant parfaitement à l'avance que, non, il n’y aura pas d’escorts qui m'attendront plus tard, que Ginny demeurera l'unique représentante de la gente féminine, éternellement hors de portée. Néanmoins je ne peux m'empêcher de songer que s'il avait bel et bien fallu me commander de la compagnie, Adam aurait été le mieux placé pour choisir selon les goûts de son père, et je ne sais pas si cela relève du génie et d'une éducation au poil ou d'un détail honteux dont il n’y a pas de quoi être fier. Quoi qu'il en soit, les minutes passent et je me mets dans le bain, je laisse la présence de Ginny avoir l'effet qu'elle a toujours sur moi, installer un sourire permanent sur mes lèvres et un pétillement dans le regard, convaincu par sa promesse de passer un bon moment. Oui, elle a pensé à tout, et je me sens aussi gâté que ce que mon sourire le laisse deviner tandis que je me permets un coup d'oeil sur tout ce que sa tenue laisse voir malgré elle. Le rose s'installe sur ses joues un peu avant que nous entrions à notre tour dans l'arène. Les premiers tirs de lasers avortent le flirt.
Pour les deux camps, l'enjeu est de taille et il est particulièrement pris au sérieux. Rien qu'un jeu ? Jamais de la vie. C’est la guerre des générations ; les parents qui doivent prouver qu'ils ne sont pas encore de vieux croûtons et qu'ils ne se laisseront pas vaincre par deux gnomes, les gamins qui veulent montrer qu'ils peuvent faire aussi bien que les grands, et même mieux. Et pour le moment, c'est eux qui nous prennent par surprise, qui nous poussent à nous planquer, qui esquivons les tirs. “S'il nous met une raclée à cause de tes petites customisations, ça sera de ta faute.” je fais mine de râler face à l'excuse d'un Noah bionique qu'on s'invente pour mieux digérer le premier assaut. À nous de répliquer, du moins, si nous parvenons à nous comprendre. La télépathie n’est pas au point entre nous et le langage codé improvisé par Ginny me laisse perplexe. Ce qu'elle ne voit pas, ce sont les adorables mimiques qui vont de paire avec ses gestes et qui me font légèrement sourire. “Parce que tu crois vraiment que c'est le moment pour tes envies subites de breakdance ?” je demande, parce que c'est tout ce que j'ai réussi à comprendre de son charabia muet. Elle reprend, et je finis par piger la tactique pourtant simple de la brune. “Oh, okay.” Je pars de mon côté, à la recherche de mon rejeton. Il ne faut pas trop l’amocher, j'en ai encore besoin pour commander les pizzas à ma place. Au fond de la salle, j'entends les échanges de tirs entre mère et fils. Une seconde d'inattention, mon regard passe par dessus mon épaule pour vérifier que ma partenaire est toujours en jeu ; quand je tourne à nouveau la tête, Adam pointe le canon de son arme vers moi. Il me faut des réflexes d'araignée pour me planquer sans perdre toute ma vie au passage. “Il est là !” je lance à Ginny. Mais elle l’avait remarqué bien avant moi, et a déjà le doigt sur la gâchette. Les tirs croisés permettent à Noah de filer, trop vite, trop loin pour que mon laser puisse espérer le frôler. Alors que tout le monde est retourné se planquer, c'est un silence où résonnent des souffles haletants qui s'installe. Pendant qu'on cause tactique chez les grands, on songe à foncer dans le tas chez les gnomes. On veut essayer de les prendre en tenaille, eux veulent nous exploser la cervelle -chacun son style, on ne juge pas.
Plusieurs manoeuvres plus tard, le calme qui dure bizarrement pousse à baisser sa garde. C’est aux gamins de nous chercher, se tourner en rond, le canon baissé -erreur fatale. Quand nous nous dévoilons, les rafales ne manquent pas de faire des dégâts. Ginny part à la poursuite de Noah, moi d’Adam. Il a disparu. Elle aussi. Ça sent le roussi. “Ginny ?” j’appelle, paumé au milieu des néons. C’est un Noah victorieux que je finis par trouver. Depuis le muret qui me dissimule, je l'observe tenir sa mère en joue. « Si j’étais pas ta chair et ton sang, je t’enverrais une balle entre les deux yeux, direct. » qu'il lui retourne, parce qu'il n’allait pas se priver de pareil plaisir, c'est de bonne guerre. Adam, tout en confiance, avance afin de rejoindre son coéquipier sans me prêter attention ; en revanche, il réalise bien ma présence lorsque mon croche pied l’envoie s'étaler par terre. Je dégage son pisto-laser plus loin. “Tout doux cowboy…” Coopératif, il se relève doucement, garde les mains bien visibles, comme il l’a vu à la télévision. Mieux vaut qu'il ne fasse rien qu'il pourrait regretter, pas s'il tient à continuer d'avoir le wifi après vingt heures. “Noah, je crois bien que j'ai quelque chose que tu veux ici, et tu as quelque chose que je veux.” je lance à l'autre terreur, prêt à effectuer un échange, ou à resserrer le piège sur eux…
Le bruit particulièrement agressant des lasers qui tirent à profusion finit par devenir une mélodie à mes oreilles, un rythme qui me permet de garder la trace de nos adversaires, de sortir la tête de derrière le muret pour répliquer, de pointer à Ben les ouvertures lorsque j’en vois et qu’il se prend d’une envie de partir en croisade, le mode mitraillette activé. Mon fusil chauffe sous mes doigts, et même si quelques lasers sont perdus devant la rapidité des deux autres marmots, je finis tout de même par compter une bonne moyenne de contact, et donc un potentiel correct nous menant vers la victoire. Ben fait une acrobatie qui nous vendra à un moment, ma faute, alors que je m’enthousiasme devant sa prouesse digne d’un ninja des temps modernes. Ça tape sur mon omoplate. Merde. Si j’ai joué façon sécuritaire depuis le début de la partie, je finis par tenter le tout pour le tout alors que Noah vient nous tenter dans notre plus récente planque, un panneau tout au fond de la salle où j’ai profité de la couverture pour replacer mon tank top qui commençait à remonter manière tout sauf prude au-dessus de ma ceinture. Ceci fait, c’est une poursuite que j'enclenche, slalomant entre les boîtes et les obstacles, laissant Ben derrière pour les besoins de ma vendetta. « J’te vois! » le chronomètre tique et les pas de mon gamin claquent sur le plancher de caoutchouc, presque à l’autre bout de la pièce. « Là, encore. » si j’évite agilement quelques tirs dans ma direction, je finis par le perdre de vue, et essoufflée, c’est trop facilement qu’il m’a enfin dans sa ligne de mire. Oh qu’il négocie, le bonhomme, oh qu’il adore voir ma propre attaque verbale rouler sur ses lèvres maintenant que je suis immobile, à sa merci. Benjamin en approche dans mon champ de vision change la donne toutefois. Étrangement, je savais que le grand gaillard finirait par apparaître, lui qui a su couvrir mes arrières à merveille depuis le début des hostilités. C’est comme si, par habitude, j’avais à peine besoin de m’inquiéter tant qu’il était dans les parages. Je tente de garder mon visage impassible devant son manège que Noah n’a pas encore remarqué, et c’est une ruse qui me traverse l’esprit, et qui risque de laisser le temps au Brody de désarmer Adam de son côté, et de bien placer ses cartes pour la suite. « Vas-y, donne tout ce que t’as, dégomme-moi, fais-moi saigner. » Noah fronce les sourcils devant ma provocation, tout sauf prévisible. « T’as peur, ou quoi? Allez, montre-moi ce que ça fait d’avoir élevé un futur Sith. » il se met en position, il a le sourire fier du presque vainqueur - qui passe direct à une grimace de dégoût lorsque la voix de l’aîné Brody le ramène à l’ordre, statuant le fait qu’Adam est en vilaine posture et qu’un échange est la seule issue. Un bref coup d’oeil par-dessus son épaule confirme à mon fils que la suite sera sportive, et son inattention s'accompagne de mon élan en direction du fusil d’Adam. Maintenant doublement armée, je suis beaucoup plus confiante, et Ben l’est tout autant. De retour à ses côtés, Noah est au bout de ma cible, et j’adresse à mon coéquipier mes derniers ordres. « Quand t’es prêt! » silence, sourcils froncés, il fait volte-face dans ma direction, probablement incertain de la suite. J’essaie de comprendre son plan, lui fort probablement le mien. Est-ce qu’on les laisse courir un peu, ou est-ce qu’on les lave complètement? Nos doutes donnent le temps aux gamins de se relever pour entreprendre leur fuite et je soupire devant ma connerie. « Non, mais je voulais dire, tu tires quand tu... » la voix de Noah encore en périphérie se moque. « Sérieusement maman, vous êtes pitoyables. » je pince les lèvres, mords l’intérieur de ma joue, rage de l’intérieur. « Oublie pas, t’as des balles illimitées Ben ; fais-les pleurer! » même si mon cardio est discutable, je finis par rattraper le duo avec le grand brun sur mes talons, et la suite est barbare ou du moins, elle l’est pour les deux pauvres bambins. Même s’ils tentent de nous éviter, de se cacher, c’est une pluie de lasers qui vient se déposer sur leurs pauvres expressions un tantinet trop apeurées pour que ce soit legit comme parentalité. Mais la victoire est trop bonne, et si je ne doute pas une seconde qu'en position inverse, ils n'auraient pas hésité à nous foutre la raclée de notre vie, le tableau affichant le pointage final ne provoque aucune culpabilité de ma part mais bien un énorme soulagement. « Match point! » que la voix radiophonique résonnant à travers tout le terrain nous confirme - et voilà que nous sommes couronnés grands vainqueurs. Un high five de célébration est de rigueur, mais je préfère m’improviser joueuse de football alors que je saute pour cogner mon torse à celui de Ben, les ceintures de laser tag amortissant le choc pour la peine. C’est awkward et je pense que j’ai étiré un muscle là, dans ma hanche, mais ça valait le coup pour ajouter à l'humiliation de nos progénitures respectives.
« Si vous dites que vous nous avez laissé gagner pour son anniversaire, personne goûte au gâteau. Ni à tout le reste. » les deux pauvres enfants ont la mine bien basse, et je sens tout de suite qu’ils aimeraient bien diminuer nos prouesses simplement pour se donner bonne conscience. Je sais aussi que de parler du dessert risque de leur donner un autre chat à fouetter, et c’est devant le regard illuminé d’un Noah et d’un Adam maintenant complètement okay avec le pointage final que j’invite toute la bande dans la pièce d’à-côté, la salle qu’on m’a dit réservée pour les anniversaires d’enfants. Ce qui est le cas si on se fie au nom d’Adam inscrit sur tous les formulaires. Je ralentis tout de même le troupeau, la main sur la poignée, les prunelles qui s'accrochent à celles de Ben, alarmée, une petite voix pour accompagner mes confessions. « Avant que tu vois la bête, sache que... » il faut que je le prévienne. Parce qu’en vrai, après avoir reçu le gâteau dans toute son ampleur, c’était pas juste marrant à dévoiler. C’était gargantuesque. Effrayant. Délicieux. Ça avait des allures de epic meal time goes wrong, et j’avais limite peur de la quantité de crémage qui se trouvait dans l’assiette de service. « J’ai un peu abusé. » et un peu, c’est à peine si c’est crédible. « On a des tas de trucs à célébrer, c’est ça mon excuse. » ses 33 ans, et son humour toujours 10 ans derrière qui charmait quiconque croisait son chemin. La santé renouvelée de mon fils, que je prends dans mes bras pour la peine, ébouriffant au passage sa crinière avant de lui enfiler le casque couleur chair, et de déposer un baiser sur sa joue pour le gêner au possible. La nouvelle relation exclusive d’Adam avec la blondinette de sa classe. Le fait que tout soit si simple maintenant, naturel. « Tu auras sûrement le diabète après ça, mais au moins c’est gluten free. » la porte cède sous ma pression, et devant eux s’érige un gâteau pour 15 personnes au moins, garantissant leurs lunchs pour les semaines à venir, dégoulinant de sucre et autres synonymes.
Ginny, moi et la stratégie, c'est encore un peu bancal. Je sens qu'après cette partie, des entraînements en matière de communication commando seront à prévoir. Une recherche de notre ADN mutant télépathe, pourquoi pas. On ne peut pas se ridiculiser deux fois de la sorte, non, vraiment, et je ne doute pas que les enfants voudront une revanche, une autre chance de prouver qu'ils peuvent nous battre. Alors que je reste figé dans une moue dubitative au plus au point face aux instructions de la jeune femme libérée du joug de son fils, le canon du laser un peu trop bas pour ma propre sûreté, les petits monstres s'échappent à nouveau, nous narguant au passage. Et moi, j'en suis encore à essayer de coupler mes neurones deux par deux pour saisir les paroles de Ginny, ce “mais qu'est-ce que tu racontes ?” imprimé sur le visage. C'est quand elle me rappelle mon petit bonus que je réalise que c'est maintenant ou jamais pour finir nos adversaires, les achever, les faire pleurer sous une pluie de lasers ; feu ! La victoire est à nous. Vu les faces déconfites de Noah et Adam, je fais de mon mieux pour réprimer toute cette vantardise qui ne demande qu'à exploser au grand jour -ce qui ne nous empêche pas, avec ma coéquipière, d'improviser une petite danse de la victoire. Et le maître du jeu, lui, nous regardant d'un air blasé, se demande quel genre de parents ne laissent pas gagner le gosse dont c'est supposé être l'anniversaire.
Il continue de nous regarder un brin de travers en nous escortant dans la pièce suivante et nous laisse volontiers devant la porte, me permettant de lui faire la grimace par derrière. Il a quoi le gros naze en mi-temps dans un laser game à trente ans, hein ? Puis j'accorde toute mon attention à une Ginny qui a tout prévu, quitte à en faire trop -mais ce qui est fait est fait, faut pas trop s'attarder sur le passé, tout ça. “Mais non, dis-toi que rien n’est trop beau pour moi et ça passera tout seul.” dis-je avec un grand sourire et ce dodelinement de tête qui caractérise toutes les bêtises que je débite. Autant dire que j'ai une nuque de compétition. À ce que je comprends, mon anniversaire n’est pas la seule raison de cet esprit festif, et je lâche un ; “Eh, je croyais que c'était ma fête.” pas sérieux pour un sou, faisant mine de jalouser le câlin que la jeune femme offre à son fils bionique. Bon, où est ce gâteau qu'elle me vend depuis cinq minutes ? Je brûle d'en voir la couleur, de savoir pourquoi c'est trop, et de m'en remplir la panse quitte à finir avec une crise de foie plus légendaire qu'un gamin après trois paquets de bonbons devant la télé -l’experience qui parle. La porte s'ouvre enfin et, impossible de le rater, le gâteau en question me saute aux yeux du haut de ses trois étages de pâte à sucre multicolores. J'approche pour en voir les détails de plus près, cette véritable oeuvre d'art et de pâtisserie qui risque de m'avancer une attaque, tous les héros de mes univers préférés représentés, les Lego qui grimpent dessus, et mon nom en magnets de frigo alignés devant. “Oh putain.” que je lâche tout bas -pas assez bas pour échapper à l'ouïe fine de la police des jurons miniature qui me rappelle à l'ordre d'un “Langage, papa”. Oui, oui, pardon, j'acquiesce succinctement, prenant bien soin de lui tourner le dos. Parce que tout ça, là, ça succite un truc, de l'émotion par vagues. Ça me touche plus que je ne le dirai tout haut. “Papa ?” Adam me voit planté là sans rien dire, sans blague vaseuse qui me vienne, sans me servir une part qui fasse le tiers du tout sans attendre personne, en bon prince du jour. Sa main tire sur ma veste alors qu'il se penche, curieux, pour trouver mon regard. “Papa, tu vas pleurer ?” qu'il demande, mi-choqué, mi-dégoûté d'avance. Parce que ce n’est pas vraiment le genre de réaction à laquelle il est habitué de la part. Mais la simple mise en doute de ma virilité de tout instant suffit à me ressaisir. “Hein ? Quoi ? Non. Pfff. N'importe quoi. Un Brody ne pleure pas.” Pas depuis Sophie et ses couettes. Ou depuis que je me suis cassé le bras à vélo l'année suivante. Ok, c'était une foulure du poignet. “Ouais. C'est la saison du pollen après tout.” Je lui souris et passe une main dans sa tignasse. Il est cool, mon garçon. Je finis par me tourner vers Ginny, les bras ouverts pour qu'elle vienne me faire un câlin -parce que je ne vais décemment pas aller lui en faire un moi-même, un Brody ne réclame pas de câlins, c'est elle qui a le privilège d'en mériter un. Mon étreinte se resserre autour d'elle, et près de son oreille, je souffle un discret “merci”. Et je ne tire pas avantage de la situation. L'étiquette. Je suis bon élève. Ce qui ne m'empêche absolument pas d'ajouter, plein d'espoir ; “S'il te plaît dis-moi que ton petit derrière dans un lap dance endiablé fait partie du package.” Je la sens qui se raidit dans son crop trop petit, petit malaise plein de pudeur qui me fait faire marche arrière immédiatement. Je la lâche, prend cet air nigaud qu’on me connaît bien et lâche un rire, un peu faux. “Je plaisante, bien sûr, hein, c'est pour rire.” Nope, mais ça ne coûtait rien d’essayer. Par dessus mon épaule, Adam fait signe à Ginny de le rejoindre. Fini les niaiseries, il faut s’en tenir au planning, et c’est le moment de la traditionnelle et très, très embarassante chanson qu’ils entonnent à tue tête, me donnant envie de me planquer sous la table, seul avec mon gâteau. “Joyeux anniversaiiiire !” “Non, ne…” “Joyeux anniversaiiiire !” “Vous êtes vraiment pas obligés.” “Joyeux anniversaiiiire Beeeen !” “Ok, si vous insistez.” “Joyeux anniversaiiiiiiiiiire !” Adam sait que je déteste ça, son sourire fier est machiavélique, mais Noah à côté de lui est adorable, bourré de bonne volonté. J’ai les joues écarlates, les bras croisés, le pied qui creuse le lino pendant que la dernière note s’éternise et parvient tout de même à m’arracher un rire nerveux. Il fallait bien y passer, pour faire les choses bien. Sans plus attendre, les garçons se jettent sur le gâteau comme des gremlins affamés, les yeux pétillants et les “ouah” se multipliant à chaque détail supplémentaire qu’ils découvrent sur la décoration. “Regarde papa les Lego on peut les manger !” lance Adam en se dressant sur la pointe des pieds pour attraper l’un de ceux qui ornent le sommet. “BATMAN EST POUR MOI BAS LES PATTES.” Il lui a déjà croqué les pieds et se tourne vers moi avec un embarras à moitié sincère, sorry not sorry. “...Oups.” Je repère Noah qui, lui, jette le dévolu sur mon second choix, trop vite pour que je puisse l’en empêcher ; “LE JOKER EST POUR M-...” Le Joker n’a déjà plus de bras et se fait mastiquer par un petit gourmand. “...Oups.” qu’il renchérit la bouche pleine. Well, il reste Iron man, c’est le plus important. Quant à Wonder Woman, je la tends à Ginny. “Tiens, elle est faite pour toi.” Wonder maman à toutes épreuves qui me supporte beaucoup trop bien, elle a droit à sa propre mascotte avant de s’occuper de la distribution de parts de gâteaux. Et avant de déguster, je réunis la bande autour de moi, le téléphone portable dégainé bien en face de nos visages, le cadrage un peu approximatif et la lumière peu flatteuse pour un souvenir de ce moment ; “Ok tout le monde, en place ! Grimaces parées eeeet…” clic !
Mon monologue m’épuise autant qu’il me laisse hilare. Je sais bien que j’en fais trop, je le sais depuis le moment où Adam et moi avons dressé les grandes lignes de ce qui tracerait la soirée. C’était dans les détails, dans les manigances, dans un plan à toute épreuve qu’on avait tricoté en buvant un milkshake et en s’imaginant fiers héritiers d’un duo à la Minus et Cortex. L’un des éléments du dit plan étant de garder en tête que tout ceci avait été fait pour un gamin de 7 ans, ruse qui est près d’être brûlée au grand jour alors que Ben insiste sur le fait qu’il estime mériter d’être l’unique célébré. Le maître de jeu est à quelques centimètres de tout entendre et j’ouvre de grands yeux, avant d’articuler un Chuuuuuuuut bien senti qui passe presque crème - du moins, on ne se fait pas sortir pour avoir abusé des bonnes gens et avoir mis Adam en tête de turc pour la peine, ce qui n’est pas plus mal. Alors que le grand dévoilement a lieu et que le Brody en perd ses mots, c’est un Noah tout aussi émerveillé que je sens s’agiter dans mes bras, assez pour que je le pose par terre et qu’il se rue comme les autres au chevet de ce qui mesure facilement la moitié de sa taille de haut. « Ça veut dire que je vais manger des légumes tout le reste de la semaine, hen? » ses yeux brillants sont toutefois couverts d’un voile dans la seconde, maintenant qu’il tourne la tête dans ma direction et sait pertinemment que l’abus de sucre sera noté à son menu des prochains jours, question de bien faire les choses pour lui assurer une rémission quoi que normale. « Exactement. » l’instant émotion passé, c’est tout de même soulagée - et un brin fière, faut dire que de faire défiler des dizaines de pages illustrées de gâteaux de toutes les formes et de toutes les couleurs avait fini par me donner le tournis et la pire crise de doutes face au choix final - que je constate que ça passe. Ben ouvre grand les bras et je m’exécute, bonne joueuse, le câlin de gratitude qui est règle et son merci qui m’arrache le sourire de la conquérante. C’est cool, de célébrer les anniversaires. Fût un temps où j’étais passée reine de l’affaire, où chaque occasion était mienne pour décorer, disposer de jolis plats, choisir la musique. Londres, Noah, et j’avais laissé de côté ce qui jadis était une partie de moi. Renouer avec la folie de ce soir ne me donnait que plus envie d’y toucher à nouveau. Et alors que je pense le signal donné pour servir la première assiette, les bras de Ben se resserrent autour de moi, flirt un peu plus aguicheur que ce à quoi il m’a habituée ces derniers temps. Mon rire s’étouffe, mon front s’appuie sur son épaule, et c’est un « Pas devant nos chaperons, Ben. » pudique, amusée, articulé à l’anglaise, qui conclut la scène, qui tente de masquer au mieux le tension qui contracte tous mes muscles, et le contact qui est un peu trop collé à ma peau pour la peine. La traditionnelle chanson se lance, le malaise du fêté s’accentue, et je ne peux qu’éclater de rire de voir à quel point les garçons se donnent, fausses notes en puissance, pour bien pousser la honte à des niveaux encore inégalés. Une dernière étreinte, un regard complice alors que Ben glisse Wonder Woman dans mon assiette, et une photo-souvenir pour les archives. Son appareil a probablement croqué ma pire grimace, ou ce moment fabuleux où j’ai éternué - nulle ne sait avant qu’il refasse le tour de la galerie photo. « Bon et sinon, qui prend Thor? Et Hulk? » nos chaperons, justement. L’idée m’effleure qu’un jour, Noah demandera ce qu’il en est, entre Ben et moi. Ou peut-être pas - et ce n’est pas plus mal. Rien ne laissait voir quoi que ce soit d’autre que ce qu’on voulait bien montrer, et les cabanes de draps, les placards, tout ça, c’était bien, bien, bien caché.
« T’en as plein là. » installés autour de la table de fortune, c’est presque dans un silence béni que le petit groupe savoure le gâteau qui lentement mais sûrement diminue en quantité ; ce que je croyais impossible. Du revers de la paume, j’essaie d’essuyer les dégâts que Noah a pu faire sur sa joue recouverte de crémage, avant de sentir la moiteur de la ganache s’étendre sur ma nuque. « Toi aussi! » il éclate de rire le bonhomme, il se croit au-dessus de tout maintenant avec son rein bionique, son oreille absolue et ses yeux laser. Je grogne, plisse des yeux, il rigole de plus belle, entraînant avec lui Adam qui semble particulièrement intéressé par sa fourchette et le dessert qu’il y aligne savamment. « Sur ton visage, c’est quoi ça? » à son tour de renchérir, je l’avais tellement vu venir, maintenant qu’il catapulte le tiers de son assiette en direction de Benjamin. La guerre est lancée pour une seconde fois entre notre quatuor, et si jadis nous étions divisés en deux camps, c’est bien chacun pour soi qui dicte les quelques lancers qui suivront, qui tacheront notre peau, éviteront de près la tête interpellée du pauvre type en charge de surveiller la salle, se glissant dans l’embrasure de la porte pour voir ce qui se trame. « Pardon. » le silence se fait absolu dans la pièce, maintenant que j’essuie distraitement mon front et celui de Noah, faisant signe à Ben et Adam de faire de même, tentant de cacher les preuves des attaques d’une bien piètre façon. « Et sinon, j’ai plus aucun mouchoirs pour nettoyer tout ça. » le regard vissé au fond de mon sac, je vois des morceaux de gâteau qui tombent tout au fond à chaque geste, chaque parole. Le bon vieux food fight qui fait sourire, ces guerres de gamins qu’on multiplie à chaque fois où Ben et moi, on se trouve dans la même pièce. « Tu les as tous donnés à papa quand il a pleuré? » bam, boy. J’ouvre la bouche sous l’étonnement, le burn envoyé devant lequel je n’ose même pas éclater de rire, pour finir par encourager tout le monde à passer par la case toilettes avant de plier bagage. Noah lutte encore pour retirer le chocolat pris sous ses ongles lorsque je sors de la salle de bain fraîche comme une rose, immaculée au possible. Benjamin qui apparaît une fraction de seconde plus tard, s’appuyant à mes côtés, dans l’attente des deux autres terreurs qui traînent. « Que t’aies pas enfilé le chapeau d’Hitman, c’est presque ma plus grosse déception de la semaine. » et je tente, fine comme pas une, la ruse si évidente que je ne me gêne pas une seconde pour exhiber le dit accessoire sous ses yeux. « Allez, juste 5 secondes? » battements de cils, maintenant que je m’approche dangereusement de sa mise en plis sur la pointe des pieds, ma main libre tentant de retenir ses grands bras désarticulés de me désarmer trop vite. « Fais pas ton gamin... » je titube, me rattrape, rigole de plus belle, à quelques centimètres de sa tête, de son visage, le contact un peu trop proche, la proximité un peu trop facile, et ma peau encore froide, encore humide d’avoir été rincée, qui glisse sur la sienne, dévoilée. J’y arrive, sur la fin, à lui ficher ce foutu bonnet sur le crâne, mais c’est sans ressentir une drôle de chaleur, et l’impression que la ligne est fine, fine, avant d’être dangereuse. Les portes battantes me font sursauter, le regard que je lui lance est presque alarmé, maintenant que les voix de Noah et Adam me ramènent à l’ordre, électro-choc qui engage un rire devant le résultat final, et un Ben pas content du tout. Oopsie.
Il râle bien sûr, c’était prévu, c’était anticipé, et c’est tout aussi hilarant qu’imaginé, que magouillé, alors qu’Adam m’avait soufflé l’idée du costume à l’oreille, qu’il savait pertinemment que son père en voudrait à quiconque s’attaquerait à sa mise en plis savamment organisée chaque matin. « On a quand même encore un peu d’avance! » Noah assure un coup d'oeil à sa montre plus tard, maintenant que le petit groupe avance à bon rythme vers la sortie du lazer tag. Dehors, le soleil a doucement commencé sa course vers l’horizon, dehors c’est Dreamworld et ses dizaines de lumières, de bruits, de musiques, d’attractions qui s’offrent à nous, en attendant. Un bref coup d’oeil de chaque côté, à la recherche de la meilleure distraction le temps que Ben se remette de ses récentes émotions capillaires et qu’il songe à peut-être nous pardonner ce lourd affront, et c’est presque comme une réponse de la providence que je remarque cette tente-là, tout juste entre le stand à hot dogs et l’allée des miroirs difformes. « J'espère que t’as plus aucune trace de gâteau sur ta ligne de vie. » que je finis par suggérer à Ben, l’oeil amusé lorgnant sur ses paumes, avant de pointer du menton notre prochaine destination. « Elle a l’air trop cool. Et elle a une boule de crystal! » Madame Irma, son turban cliché enroulé autour de son crâne trop bronzé, sa robe décorée de toutes les constellations, et l’affiche promettant une lecture complète de notre avenir pour à peine 10$ suffisent à justifier le reste. Noah et Adam courent dans sa direction, mais elle a les rétines vissées sur Ben, à mes côtés. So much pour le creepy, tout autant pour le kitschy.
C'est religieusement que j’engloutis une puis deux parts de gâteau, concentré de beurre et de sucre, véritable injection de diabète pur mais dont mes papilles raffolent. Noah et Ginny lancent une bataille de nourriture, et ma plus grande préoccupation est de sauver mon assiette de cette bande de sauvages sans respect pour la haute pâtisserie, les éloignant de moi et mon costume à trois cent dollars d'une jambe servant de barrière et les bras tendus afin de préserver les dernières bouchées qu'il me reste à déguster. Les priorités. Les voilà tous couverts de gâteau, réprimandés par le pauvre employé de l'attraction, et je m'entends souligner l'immaturité totale de mes compagnons d'un “j'ai rien fait” bien senti. Plus qu'à remettre un peu d'ordre et se rendre à nouveau présentables, direction la salle de bains pour une toilette générale. Pendant ce temps, j’ôte quelques miettes de ma veste et du coin de mes lèvres, à peine éraflé par les projectiles comestibles. Les gamins, eux, s'ajoutent une bataille d'eau en se disputant la place au robinet. Ginny est la première à revenir, armée de ce satané bonnet de bain d'un beige chair lui donnant l'air d'un scalp de chauve fraîchement découpé. Elle insiste, elle tente de me le coller sur le crâne comme tel était son plan initial. “Oh, et c'est moi le gamin ?” Contre la gigotante, la guerre est perdue d'avance par la force de l'usure, et elle obtient gain de cause, la fierté de complètement me ridiculiser, les rires des gosses, et ma moue boudeuse. “T'abuses, tu sais combien de temps par jour ces tifs me prennent ?” Cinq secondes sont largement passées quand j’arrache le bonnet à ma tignasse avec une grimace. Un coup d'oeil dans le miroir, une main habile pour remettre le tout en place, et il ne me reste plus qu'à ramasser les petits bouts de fierté égratignés sur le chemin vers la prochaine activité. L'avance que nous avons sur le planning instauré par la troupe nous laisse le temps d'un détour, et c'est sur la roulotte d'une Madame Irma ni-femme ni-homme que la brune jette son dévolu. Je n’ai jamais cru en ces bêtises, et je ne me suis jamais prêté au jeu auparavant. Du moins, mon expérience la plus approchante du genre est cette application avec un génie qui devine à quoi tu penses au bout de dix questions. J’hausse les épaules, pas forcément plus curieux que ça, mais les garçons sont déjà partis devant et le tout m'intrigue assez pour les suivre. L'intérieur à base de cadavres de bébés animaux dans des bocaux me fait immédiatement accrocher. J'entends Adam et Noah lâcher des “ouah” et des “beurk” à toutes les sauces, leur nez collés sur ce concentré de glauque. On retrouve les pattes de lapin, les attrape rêves au plafond, pas mal de poussière, et ces toiles d'araignées en spray. “C’est des vrais ?” demande mon garçon en pointant un foetus à deux têtes qui m'arrache une expression de dégoût. “Adam, bien sûr que n…” La dame Irma apparaît, tousse, me lance un regard lourd de “dude, j'essaye de gagner mon pain, casse pas tout”, et je change donc mon fusil d'épaule pour m'éviter une malédiction sur sept générations. “...que c'est des vrais.” La voyante, satisfaite, dans ses élans mystérieux, nous invite à nous asseoir autour de sa table sans un mot. Son long doigt ridé à la griffe de six centimètres me pointe, puis elle m'attrape une main. Ce contact me donne un frisson ; est-ce que la vieillesse c’est contagieux ? Il me semble déjà sentir un cheveu blanc me pousser sur le crâne. “Je vois…” qu’elle grince comme une porte mal huilée sur un parquet de maison hantée. Et c’est plus fort que moi, plus fort que mes dents serrées et mes lèvres scellées ; je lâche un rire moqueur nasillard face à cette formulation la plus cliché qui puisse exister. “Pardon.” Je tente de retrouver mon sérieux, de vraiment jouer le jeu, ce qui est bien plus compliqué que je ne l’aurais pensé dans la mesure où le simple motif du turban de la voyante me rend hilare. D’un air stoïque, elle me toise et reprend sa lecture des lignes de ma main. “Je vois un très grand cœur, beaucoup d'ambition, et si peu de courage…” C’est quoi ces âneries ? “Eh, fais gaffe mamie. Tu oublies le sex appeal de dieu vivant.” Elle prête à peine attention à la vanne. Inquiet, je jette un regard à Ginny ; mais, elle était bonne pourtant, non ? “Je vois une ancienne peine de coeur, un démon du passé qui ressurgit, et pour l'avenir, de grands changements.” Une seconde, je songe à l’amourette de cour de récré à l’origine de bien des complexes et des mauvaises habitudes renforcées avec le temps, je pense à Loan qui est en effet revenue comme d’entre les morts, sans oublier Dean qui se donne le droit de me traquer jusqu’à Brisbane, et il y a ce projet de cabinet en suspend, il y a ma relation avec ma soeur, et cette chose sans qualificatif avec Ginny, et la jalousie d’Heidi. La houle du passé, du présent et du futur dont l'accalmie a touché à sa fin, je peux le sentir, comme un regard posé sur ma nuque. La seconde suivante, je réalise que j’ai sûrement déjà entendu cette prédiction dans un film ou dans une série à la télévision, qu’on ne fait pas plus kitsch encore une fois, et qu’il n’y a franchement pas de quoi concéder des super-pouvoirs à la dame en turban. “Vous la sortez à tout le monde celle-là, non ?” Lassée des pitreries, elle me rend ma main et tend la sienne ; “Ca fait dix dollars.” Quel racket. “Minute, la femme à barbe, j'interromps avant que qui que ce soit ne bouge un muscle. Je veux savoir si elle aussi a “une ancienne peine de coeur, un fantôme du passé et de grands changements à venir”.” Je pointe Ginny la discrète, la moqueuse, qui croyait sûrement pouvoir y échapper. Un piège à deux trappes se referme sur elle et la charlatant, qui a plutôt intérêt à changer de registre si elle ne tient pas à être huée par deux (trois) garçons profondément déçus de constater l’arnaque.
Il s’offusque et j’en rigole, il râle et je roule des yeux, avant de finir par suivre toute la bande à l’extérieur. Une dizaine de pas et l’attention du groupe est vissée à cette tente, là, le cliché du cliché en retrait, et la diseuse de bonne aventure typique qui sort de son antre parfumée au patchouli, qui profite de l’émerveillement des gamins pour nous attirer dans son piège. C’est à la limite du kitsch ce qu’on y découvre, et je multiplie les regards entendus avec Ben alors que chaque nouvel élément semble tiré directement du pire navet des 80’s où les indices menant à la fin du film seront mystérieusement révélés à la lecture de la boule de cristal. Le fêté prend place à la table, je reste en retrait avec Adam et Noah, tentant de les empêcher de toucher à tous les globes poussiéreux qui siègent sur les tablettes sans grande conviction, aussi curieuse qu’eux de voir si une main de singe, une amulette démoniaque ou un buste possédé se cache derrière les cartes astrologiques et autres reliques de brocante. D’une oreille distraite, j’écoute ce que dame Voyance a de bon à raconter à Ben, ce qui, tout comme il le mentionne plusieurs minutes plus tard, pourrait très bien être récité à quiconque veut bien l’entendre. « C’est pas nécessaire, mon horoscope ce matin me convenait parfaitement et je... » et il est hilare le bonhomme, il s’amuse le brun, maintenant qu’il m’a passé le flambeau, qu’il me désigne du menton, qu’il m'oblige à jouer au jeu de l’avenir à deux balles, et à 10 dollars. Je m’obstine, pas particulièrement intéressée par ce que mon futur aurait de beau à me raconter. Je suis peut-être trop craintive d’y voir se dessiner encore d’autres mauvais moments pour Noah et moi, mais je le ravalerai lorsque la devin-ou-genre-de se lève de son siège et me fait un signe autoritaire d’arrêter mes protestations, de me poser face à elle. « Ok. » je traîne des pieds, Noah à ma droite, plus enthousiasmé par la suite que prend les choses que par la partie de laser tag on dirait - et sachant qu’on l’a lavé lui et son farfadet d’allié, c’est compréhensible. La main tendue, je tire tout de même la langue à Ben avant de ramener mon attention sur la vieille, de feindre un genre de sérieux. « Je vois de la solitude. Une personne seule, mais entourée de beaucoup de gens. Trop. » le ton qu’elle emploie sonne comme un reproche presque, comme si j’avais fait exprès. Je fais mine de retirer ma main, ayant prouvé whatever she wants, mais elle me retient. « Et je vois plusieurs peines de coeur, plusieurs fantômes du passé, et un seul changement. » un regard en direction de Ben et elle laisse un sourire se dessiner sur ses lèvres. Elle fait exprès de jouer ; alors pourquoi est-ce que j’ai cette mauvaise impression, là, tout de suite? « Vous avez failli ne pas être là. Être ici, avec nous. » pour ça. D’un réflexe plus fort maintenant, ma main retrouve mon short dans la seconde. Ses iris s'accrochent aux miens, je sais exactement de quoi elle parle, de Londres, de l’après-Noah, de… la tentative. « Ah non, ça c’est moi! » j’ignore s’il voit le malaise ou s’il est juste béni des Dieux, mais Noah décide justement de choisir ce moment pour s’exclamer, pour changer le ton, pour m’arracher un rire, soulagée. « Ouais! Noah, il a trompé la mort. » et Adam en rajoute, loquace, les deux comme des sauveurs qui s’amusent à vanter mon fils comme le super-héros qu'il est. « Faites attention à vous. » et j’hoche de la tête distraitement, déjà prête à passer à autre chose, à penser à autre chose. « C’est le boulot de Ben ça. » mon gamin qui désigne le Brody sans aucune gêne, travail impeccable qu’il avait fait sur mon moral depuis des mois, depuis Disney et même avant. « Et c’est son anniversaire aussi. Il pourrait bien avoir un petit rabais. » elle tente de négocier un peu, elle tente de faire un prix groupé même, quelle arnaque, avant de nous laisser filer en échange de la part de gâteau que Noah avait gardée pour plus tard. Voleuse.
De retour dans l’allée des manèges, Adam me confirme que 15 minutes nous sont allouées avant la suite des festivités. Il trépigne, il engage la marche vers le point de rendez-vous, mais il oublie bien vite qu’il manque des éléments pour compléter le tout. « On part en mission? » Noah hoche de la tête avec enthousiasme. « Adam, tu veux toujours jouer les babysitters? » il imite Noah en hochant avec vigueur de la tête lui aussi, maintenant que le duo mère et fils part de son côté. Je sais que Ben est entre bonnes mains, son rejeton sachant exactement où l’amener en prévision de la suite, comme on en a discuté en long et en large la veille. « Je l’aime bien Ben. Il te fait sourire. » nos achats faits, les mains soutenant les divers sacs et le pas pressé, Noah en revient à ses confessions lui qui, à force, n’a pas mis trop de temps avant de se faire une opinion sur Ben. Il sait les fous rires qu’il m’occasionne, il sait la distraction dont il a fait preuve lorsque j’en étais à vivre à l'hôpital, il sait les soirées où il ne m’a pas laissé m’enliser dans la possibilité que tout s’arrête demain. Il sait aussi comment je suis, lorsque Ben est dans les parages, juste présent, ambiant. « Je l’aime bien aussi. » et je souris, simplement, les repérant lui et Adam au loin, installés dans l’herbe. « Ça paraît. » 7 ans et déjà il en voyait plus que moi, il en savait plus aussi, sûrement. Petit frisson, avant de laisser cette impression derrière. Quelques secondes supplémentaires et il accourt aux côté du fêté, se pose au sol, s’enflamme dans une conversation avec Adam sur la projection qui s’en vient, le cinéma en extérieur de Dreamworld qui s’est fait beau pour la thématique, tout ce qu’on a tenté de garder secret. Ils ne se gênent même pas, ce qui m’arrache un rire, avant de les rejoindre, le coeur léger. « La cavalerie est de retour, et comme elle est en mode yolo, c’est le dîner après le dessert. » j’installe à la va vite les différents cartons, rassemblant burgers, pizzas, frites, popcorn et autres délices salés - l’overdose de sel et de gras vient contre-balancer celle de sucre que je me justifie innocemment. Et une pensée de rigueur va à l’infirmière de Noah qui paniquerait à la vue de tout ceci. Devant nous s’élève une immense toile blanche sur laquelle sera diffusée la première trilogie de Star Wars, les vrais, les officiels, pas ceux remasterisés en y perdant leur coeur et leur âme. Quand j’avais vu la publicité, il n’avait pas fallu très longtemps avant qu’Adam me confirme l’idée, et qu’on échafaude le reste de la soirée en conséquence. C’était simple, c’était évident, c’était fun, et c’était nous, surtout. Les places sont parfaitement choisies, tout juste au centre, tout juste alignées, comme si l’art de sélectionner où se disposer sur l’herbe était maîtrisé, raffiné. Adam est tout fier d’expliquer son raisonnement, et je suis du regard ses gestes et ses réflexions en remarquant tout autour une bonne centaine si ce n’est pas plus de gens attroupés, sur des couvertures, des coussins, prêts à retomber dans un classique jamais égalé. « Tu penses qu’ils vont dormir à partir de quelle scène? » que je chuchote quelques minutes plus tard à l’oreille de Ben, la paume remplie de croustilles. À se gaver comme ils le faisaient, Adam et Noah risquaient de ronfler avant la fin du premier générique. La jeunesse était bien ingrate de nos jours.
A son tour d’y passer, et à la voir s’approcher de la voyante, l’air résigné, être prise à son propre jeu est une véritable condamnation à mort. Et moi, je pouffe de rire à la moindre mimique de la vieille peau, au moindre froncement de sourcil de Ginny, et à chaque fois qu’elle tente de retirer sa main sans succès. Il n’y a pourtant rien de très drôle dans les prédictions de la bohémienne, mais parti du postulat qu’il ne s’agit que de quelques phrase apprises par coeur et articulées au hasard selon la tête du client, malgré les rides de sérieux qui se plissent sur son front, je ne donne aucun crédit à chacun de ses mots. Ca n’y manque pas, nous parlons encore de peines de coeur, d’un passé qui remonte à la surface et d’un avenir flou, tout ce dont chaque personne dans ce monde est passé au travers. « Je t’avais dit qu’il est temps que tu passes chez le coiffeur. » je lâche même, très fier de ma blague et d’agacer la dame Irma une fois encore qui, c’est évident, ne mentionnait pas ce genre-là de changement. Ce qui est un peu plus perturbant, c’est la facilité avec laquelle elle devine, sûrement au hasard, que Noah aurait pu ne pas être des nôtres. Du moins, c’est sûrement ce qu’elle a voulu dire. Ou alors, l’on peut supposer de manière plus pragmatique qu’il s’agissait d’une nouvelle prédiction au pif sur laquelle elle comptait embrayer à propos d’une sordide histoire visant à nous faire peur et craindre une mort prochaine. Cela ne prend pas. Noah ne s’est jamais laissé abattre par cette histoire et semble même plutôt fier de son passif de grand malade une fois sorti d’affaire. C’est clairement le genre d’anecdote qu’il pourra sortir pour emballer toutes les filles qu’il veut. Il part avec un sacré avantage, le bonhomme. Son doigt me pointe avec une certitude déconcertante et me désigne comme protecteur de sa mère. Et il faut avouer que depuis ma visite à l’hôpital, c’est bel et bien le rôle qui semble m’incomber. Être le type qui lui permet de faire un break dans les peines de coeur et les démons du passé. « C’est exact, buddy. » j’approuve donc en frottant le haut du crâne de Noah. Ginny nous négocie une ristourne sur la poudre de perlimpinpin qui se résulte par une part de gâteau en moins. Mais le programme concernant le suite de la soirée ferait vite oublier cette légère contrariété. Tandis que mère et fils partent de leur côté, je suis Adam vers un coin d’herbe où une grande toile est en train d’être montée. Au delà, par-dessus les arbres, le ciel s’assombrit. Le coin se remplit plutôt vite et je salue l’efficacité avec laquelle mon garçon nous trouve le meilleur spot. C’est une fois assis que je lui jette un regard en coin, et un rictus suspicieux ; « Et c’est pour ça que tu m’as dit que ça t’intéressait pas de les voir, hein ? » Car j’avais bien entendu vu passer l’événement, sûrement sur une publicité dans la rue, un tract, ou sur internet. Comme un grand gosse, un passionné, j’avais tenté d’enrôler mon fils, de lui transmettre cet héritage, et c’était avec une moue parfaitement désintéressée qu’il m’avait débouté. Les vieux films, c’est nul, qu’il disait. « Pt’être bien. » il répond, l’air de rien, ne laissant pas le moindre indice à ce sujet. Si bien que jusqu’au retour de Ginny et Noah, je harcèle mon fils de questions, tentant de savoir s’il n’est là que pour me faire plaisir ou si la génétique lui a enfin conféré autre chose de ma part qu’un charme fatal. S’étalent dans l’herbe toute cette junk food qui sent si bon le gras, le frit, le lactose, le gluten et le je-m’en-foutisme le plus total. « Et après le diabète, le cholestérol. » Ce qui me convient parfaitement à en juger par mon sourire de grand gosse.
Lorsque le ciel devient un peu plus sombre, la toile s’éclaire. Réflexe, ma main attrape celle de la jeune femme, et ensemble, un spasme, un frisson nous traverse et crispe nos doigts lorsque les premières notes, les plus mystiques, résonnent dans tout le parc alors que les lettres jaunes d’un Star Wars cultissime se détachent d’un fond étoilé. Début de nombreuses heures de nerderies avec une Ginny aussi passionnée que moi, la complicité soulignée par les regards, les dialogues recrées du bout des lèvres, les sursauts et les éclats de rire contagieux. Quant à Adam et Noah, ils se sont bel et bien endormis avant la fin du premier film. Il est minuit passé lorsque la foule se dirige vers la sortie du parc, tous les gamins portés tant bien que mal par des parents eux-mêmes éreintés. J’ai mon garçon dans les bras, tous ses membres ballants et sa tête lourdement appuyée sur mon épaule où il laisse sûrement un fin filet de bave. Nous parvenons à trouver un taxi en remontant un peu dans une rue, et l’itinéraire le voulant, c’est par mon immeuble que nous passons en premier. N’ayant que deux bras, Ginny descends de voiture avec moi le temps de me tenir les portes ouvertes. Néanmoins, avant d’entrer, et pendant que le compteur tourne, je me tourne vers elle. Il y a cette nervosité qui m’échappe et cette envie de que la soirée ne prenne pas fin. Qu’elle n’ait pas à rentrer chez elle, pas si vite. J’aimerais qu’elle reste, mais cette volonté n’est pas celle qui me pousse à mettre une femme dans mon lit, celle qui me fait tromper la solitude. Je sens que sa présence m’apporte autre chose, quelque chose en plus, de mieux. « Eh, c’était… vraiment cool. » je murmure, l’oreille d’Adam peut-être pas aussi endormie que lui. L’euphémisme est bête et gratuit. Ginny a surtout prouvé qu’elle me connaît bien, qu’elle me connaît tout court, et je crois que peu de monde se mettant en tête de m’organiser un anniversaire surprise aurait pu viser aussi juste, être capable de me faire apprécier cette journée, et même d’avoir hâte de la prochaine. « Merci. » Et il n’y a pas besoin de plus, un simple « bonne nuit », une porte qui se referme, un taxi qui s’en va, une soirée qui prend fin. Mais ce n’est pas si simple d’accepter qu’un moment pareil prend fin, qu’il y a une réalité de l’autre côté de la porte, et que je ne sais jamais trop quand est-ce que je reverrais cette jeune femme parfois bien complexe. En toute honnêteté, je sais pas quoi penser, et je ne sais pas ce qui me passe par la tête quand je demande ; « Est-ce que… je peux faire un test ? » C’est le retour de la cabane en oreillers sous ce porche en béton bien concret. C’est mon visage qui approche du sien cette fois, qui hésite un peu trop, et mon regard qui craint le jugement, le ridicule, et tout ce que ces lèvres ont à me dire. C’est un baiser plus long que prévu, moins superficiel que prévu. Rien qu’un baiser qui me laisse aussi essoufflé qu’après avoir couru un marathon, le coeur tambourinant. Désorienté, je cherche le bon mot, le truc qui me sortira d’affaire, et je ne trouve rien de mieux pour casser la solennité qui s’installe qu’une plaisanterie vaseuse ; « Je suis formel, c’était de la sauce Burger que t’avais juste là. » Il n’y avait pas de sauce burger. Seulement cette envie de l’embrasser de mon propre chef et de savoir ce que ça fait, d’en avoir le coeur net. Et je n’ai pas de réponses, seulement plus de questions ; tout cela, je le balaye, comme à chaque fois. Je fais comme si les papillons dans mon ventre n’existent pas. Je souris, et je passe enfin la porte, la laissant avec un « Bonne nuit, Virginia Mary Elisabeth McGrath. »
Dès les premières notes du générique, c’est le frisson de la consécration qui réveille la naissance de ma nuque pour couler jusqu’à mes orteils. J’entends en sourdine la voix de Jill qui me traite de nerd, souvenir des soirées passées dans le sous-sol de la maison familiale à Logan City à faire jouer en boucle la trilogie, à y trouver des réponses à chacune de mes questions existentielles sans même les chercher. Là encore, c’est une scène de combat particulièrement épique dans l’espace qui me convainc d’arrêter de vouloir caser du rouge sur une toile où le bleu et le vert ont tout à gagner, et c’est la sagesse de Yoda qui me fait sourire, me confirme que peu importe les soucis du quotidien, peu importe les tracas actuels dans ma famille, tout ira pour le mieux tant que Noah est là, tant que sa petite tête bien lourde est posée sur ma cuisse, tant que mes doigts jouent dans ses cheveux. Les heures passent à la vitesse de l’éclair, et Ben ne me déçoit pas une seule seconde, entre les citations qu’il lâche en même temps que moi, les scènes qu’on arrive à prédire sans même regarder l’écran, les différents trucs cachés qu’on a remarqué chacun de notre côté, théories qu’on confirme en dégainant nos portables, easter eggs qu’on est fiers de s’apprendre l’un à la suite de l’autre. Si ces films ont fait partie de ma jeunesse et qu’ils ont été un passage obligé dans celle de Noah alors qu’on était encore à Londres, ce n’est pas du tout lassée que je finis par me lever, par suivre le petit groupe vers la sortie du parc. Des étoiles dans les yeux - no puns intended - un sourire béat sur les lèvres, et je renchéris lorsque Ben souligne ses moments préférés, les trucs qu’il aurait changés, avec mes propres impressions, avec ce que j’aime toujours comme au premier visionnement, avec ces moments-clés qui me donnent encore la chair de poule sans même le forcer. Le taxi qui vient nous cueillir me soulage du poids de Noah endormi contre moi, son petit corps frêle qui mine de rien pèse beaucoup plus qu’il n’y paraît, et qu’il s'échoue sur la banquette arrière maintenant qu’on s’y presse. J’échange un regard hilare avec le Brody, tentant de retenir mes éclats de les réveiller, maintenant que je réalise que nos garnements bavent plus qu’ils ne l’avoueront jamais au réveil. Le pauvre brun a de la difficulté à sortir et s’y prend à plusieurs fois avant que je laisse la silhouette de Noah s’étendre plus confortablement sur le siège du véhicule, et que je sorte aider père et fils à rentrer sains et saufs. Le moteur du taxi vrombissant derrière, c’est le parcours du combattant qui nous mène tous les trois et le sac à dos d’Adam, à bon port.
J’aide à déverrouiller la porte, et je m’apprête à tirer ma révérence avant d’être interpellée par Ben au passage. Volte-face, et je souris. Il a apprécié et ce, même si sa mise en plis en a pris cher. « C’était le but. » duh, que ma voix semble vouloir dire, l’ironie à son paroxysme, et un doux rire qui accompagne l’évidence. C’était le but, de le rendre heureux. De le remercier en lui dédiant une soirée dont il est le héros, de lui montrer à quel point je suis reconnaissante qu’il soit apparu dans ma vie, dans notre vie, et qu’il n’en soit jamais parti, peu importe les défis, peu importe les complications, peu importe le reste. Son merci qui me fait chaud au coeur, qui agrandit le sourire se dessinant déjà sur mes lèvres, rendant les mots qui suivront bien obsolètes, néanmoins nécessaires pour les besoins de nos conversations toujours aux abords du sarcasme et de l’humour vaseux. « Toujours un plaisir de tirer du laser, manger des carbs et regarder l’intégrale de Star Wars en ton honneur. » petite courbette qu’il a lui-même multipliée un nombre incalculable de fois lorsque c’était moi qui le remerciait, et une phrase plus tard, c’est une toute autre ambiance qui plane. De la légèreté du moment qu’on vient de passer tous les quatre, il y a tout un monde qui oscille maintenant qu’il parle de test, que je sais exactement ce qui va suivre, que mes jambes faiblissent, que mes rétines se vrillent à lui. Mon souffle s’arrête, mon coeur rompt le silence, et si je me surprends à vouloir autant ce geste qu’à le redouter, c’est son prénom que j’arrive faiblement à articuler avec l’impact. « Ben... » j’ignore d’où l’avertissement vient, j’ignore si je m’inquiète de la réaction qu’aura Adam s’il se réveille sur l’entrefaite, ou de la réaction que j’aurai si le contact de ses lèvres sur les miennes signifie autre chose, maintenant que la vie suit son cours normal, maintenant que tout semble rentré dans l’ordre pour moi, maintenant que Noah a la vie devant lui, maintenant que je suis divorcée, et qu’une simple signature sur un papier me donne l’impression d’avoir su me libérer d’une dizaine d’années à vivre sous un courroux parental ridicule. C’est toute ma vie que je ressasse, dans la fraction de seconde que prendra Ben avant de m’embrasser, et plutôt que d’y revenir encore et toujours, à ce flot de pensées incessantes, c’est un silence de coton, de velours, de douceur qui englobe ma tête et mes sens lorsqu'il complète le geste. C’est la pression de son visage contre le mien, sa respiration qui s’accélère comme la mienne, son corps qui fait les pas nécessaires pour réduire la distance minime qui nous sépare. Silence, et c’est trop simple, c’est trop facile, c’est trop nous. Il finit par se détacher une seconde, une minute, une heure plus tard, et ne met pas très longtemps avant de briser la glace d’une de ses vannes de légende. Évidemment que je joue le jeu, évidemment que je ne laisse rien paraître ; parce qu’à quoi bon. Le test était pour lui, le processus lui revient, sans que je m'en mêle. « Et t’as attendu maintenant pour me le dire? C’est bas Brody, très bas. » horriblement hypocrite, sachant très bien que je n’ai pas mangé de burger de la soirée. Il ment, et je mens tout autant. Son bonne nuit me fait sourire, ce nom trop long, trop pompeux, trop bourge qu’il ne manque pas une occasion de tartiner à mon intention pour me faire râler un peu. À ça, je me venge du tact au tact, la voix qui chante. « Et t’essaies pas de te gratter un autre bon anniversaire, il est passé minuit déjà. » les mains dans les poches, je lui tire la langue en guise de derniers bons voeux, avant de les voir, Adam et lui, s’engouffrer dans l’appartement. Dès l'instant où il disparaît de mon champ de vision, c’est un long soupir qui s’échappe d’entre mes lèvres, qui casse le masque, de stress et de malaise, de réalisation et d’anticipation. Je tente au mieux de minimiser le bruit, qu’il n’entende rien, qu’il ne sache même pas que je suis encore là. Mon rythme de respiration finit par retrouver une constance, par être plus naturel, normal. Et dans la pénombre, dans le silence, c’est mon front que je viens appuyer sur sa porte, comme si c’était à elle que je parlais, aussi stupide l’image puisse-t-elle être. Ridicule surtout, que la première fois où j’articule ces mots-là, je souhaite de tout mon coeur que personne ne les entende, qu’ils se meurent doucement, que je n’ai pas à les endosser, qu’ils s’envolent avec tous les risques qu’ils amènent, avec toutes leurs possibilités, leurs regrets. « Je… je pense que je suis prête Ben. » dans une expiration, dans un murmure, dans un chuchotement. La confession qui m’arrache la chair de poule, qui me terrifie, que je n’assume pas, que je n’assumerai probablement pas avant un long, un très long moment. « J’avais promis que tu le saurais, en premier. » alors voilà, c’est dit. Et c’était à lui de l’entendre, c’était à lui d’être là, que je pense, sachant très bien toute la lâcheté dont je fais preuve de garder les confessions pour plus tard, de les reporter, de justifier le fait qu’il ne pourra rien dire, rien ajouter, rien confronter, rien refuser aussi, surtout. C’est un craquement derrière le mur qui me fera sursauter, bruit que j’associe naïvement à l'endroit qui travaille, tiens, ou juste à ma fatigue qui hallucine quelque chose qui n’aurait pas lieu d’être, inconscient qui le supplie bêtement d’être de l'autre côté de la porte. Il est tard, le compteur tourne, Noah m’attend. La suite est encore à écrire, et j’ai besoin de me poser, de réfléchir, de tout nier en bloc avant de m’y mettre.
Mes jambes sont en coton alors que je rentre dans l’immeuble, un petit garçon bien lourd et endormi dans les bras. D’habitude les étages ne sont pas un problème, mais l’ascenseur s’impose cette fois. Le large sourire affiché tant que Ginny était dans le champ de vision s’efface au moment où les portes automatiques se ferment, et je le vois, dans les miroirs de la cabine, ce type perdu et paniqué qui ne sait pas quoi faire des réminiscences de ces sensations au bout de ses lèvres. La caresse du baiser qui hante, flotte, retient en arrière sur le perron de l’immeuble comme une partie de moi laissé là, en bas. Je me laisse le temps de la montée pour assumer le coup, accorder à cette soupe d’incertitudes le droit de prendre le dessus sur le naturel insouciant pour qui tout ceci ne signifierait rien. Brody dans le mal qui craint le changement, l’attachement. J’ai les doigts qui glissent dans les mèches brunes d’Adam à la tête posée sur mon épaule. Arrivés à notre étage, les grands questionnements se sont transformés en rien de plus qu’une chanson qui reste dans la tête et que je fredonne en atteignant mes clés, très approprié I kissed a girl d’une jeune Katy Perry qui n’avait pas encore l’air sortie d’un mauvais remake de Blade Runner. « Papa... » grogne le petit qui se meut légèrement, signe que mes fredonnements ne sont pas très appropriés à cet instant. « Pardon. » je souffle, collant un baiser sur son front, puis ouvrant la porte du bout des doigts, d’un coup de hanche puis d’une habile gymnastique des jambes qui la referme juste derrière nous. L’appartement est plongé dans le noir et je ne parviens pas à atteindre l’interrupteur ; c’est à tâtons dans l’obscurité et avec l’aide de la lumière des lampadaires dans la rue que je trouve le chemin jusqu’à la chambre d’Adam et le dépose dans son lit. A moitié réveillé, sa seule assistance dans son déshabillage est de faire le mort et me laisser lui retirer ses chaussures et son pantalon. Le reste tant pis. Bordé, il grogne ce qui ressemble à un « bonne nuit ». Je quitte la pièce sans faire un bruit. Mes bras sont comme deux longs morceau de guimauve bien mous à cause de l’effort. Un jour tu te mettras au sport, Brody, un jour… Et alors que je me débarrasse moi-même de mes affaires dans l’entrée, il y a cette lumière sous la porte, celle du couloir qui s’allume automatiquement au passage d’une âme. Et devant la porte, du côté de ce couloir, il y a cette ombre qui reste là, qui ne bouge pas. Alors je ne bouge plus non plus. Je ne me dis pas un seul instant qu’il peut s’agir d’un voisin ou d’un vandale. Je sais que c’est Ginny, comme si je pouvais reconnaître sa présence, sa silhouette, son souffle au travers d’un mur. Sa voix s’élève, étouffée par le plâtre et la nervosité que je lui devine. Les mots sont sans détour, du moins pour nous, parce que je me souviens bien de ce blind date désastreux qui avait abouti à cette amitié, cette chose, ce nous qui se cherche encore depuis plus d’un an. Je revois les nachos entre ses dents alors qu’elle riait à toutes mes blagues, même les moins bonnes. Je voulais faire bonne figure, ajouter l’amie de Deb au tableau de chasse, et je suis reparti de ce pub avec quelque chose de plus précieux qui commence seulement à prendre son sens ce soir. Et ce soir là, Ginny m’avait dit qu’elle n’avait rien à m’offrir, que dans le chaos de sa vie j’étais le facteur de trop. J’ai passé tous les mois depuis à me faire une place auprès d’une jeune femme qui a capté mon attention comme aucune autre. Quand je rassurais Heidi à son sujet, une partie de moi savait déjà que je mentais. Je ne sais plus à quel moment je me suis transformée en adolescente qui attendait les appels de Ginny avec impatience, pendue à son téléphone. Avant ou après que ce même téléphone ne soit plus qu’une grande bibliothèque à selfies ridicules de nous deux. Avant ou après le premier baiser qu’elle m’a donné. Voilà que mon coeur repart à toute allure, incapable d’être heureux d’avoir enfin eu ce que je voulais. Car je n’en suis plus si sûr. La gorge serrée, aucun mot ne sort, aucune réponse. Je ne sais pas quoi lui dire de toute manière, si ce n’est que moi, je ne suis pas prêt. Je fais le mort, immobile, osant à peine respirer, et le regard rivé sur cette porte close, dans la pénombre. Ce tête à tête ressemble à un « A trois on raccroche ensemble » où personne ne veut céder. Jusqu’à ce que je fasse un pas en arrière, puis un autre, fuyant en bon Brody, et que l’ombre s’en aille à son tour.