I dress myself like a charcoal sketch, my eyes are brown and my hair's a mess. They annoy me those who employ me, they could destroy me, they should enjoy me. We eat Chinese off our knees and look for each other in the TV screen. ☆☆☆
Il lui avait à peine laissé le temps d’enfiler de quoi être un peu plus vêtue face à lui lorsqu’il avait débarqué aux aurores dans la chambre d’hôtel, avec un sachet de donuts bourré de sucre comme unique laisser-passer et avant de lui asséner sans même un « bonjour, bien dormi ? » « Remballe tes affaires, tu déménages. » Le tout en espérant qu’elle ne traîne pas en plus la patte pour s’exécuter. La patience d’Anwar était à l’image de son humeur après une nuit entière de planque dont lui et Patton – qu’il avait déposée chez elle avait de débarquer ici – étaient ressortis bredouille : il n’en avait aucune, et n’était pas vraiment dans les meilleures dispositions pour entendre les simagrées éventuelles de la demi-portion qu’il se fatiguait à tenter de garder en un seul morceau. « Plus tard les questions, je t’attends dans la voiture. Et magne-toi, j’aimerais bien qu’on évite les bouchons. » avait-il d’ailleurs fini par lancer pour clore le débat avant même qu’il ne commence, tournant les talons et refermant la porte derrière lui pour finalement ne pas aller plus loin que le bout du couloir, au cas où. Y’avait pourtant pas si longtemps qu’elle était ici, Anwar avait un peu de mal à comprendre la vitesse à laquelle les problèmes finissaient toujours par retrouver les fesses de Lou, mais le fait était que cet hôtel n’aurait pas accueilli sa carcasse bien longtemps … Et déjà dans un coin de son esprit les mots adéquats pour une mise au point plus que nécessaire se bousculaient. Le plus difficile étant d’être certain de pouvoir faire mouche, tout en n’irritant pas trop le côté susceptible de la jeune femme. Pour l’heure le policier avait croisé les bras et s’était adossé au mur avec une patience relative, fouillant dans les poches de son blouson à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent et déballant fébrilement un de ces bonbons qu’on récupérait à la sortie des restaurants asiatiques et qui ne valaient le coup que si l’on n’avait rien de mieux sous la main.
Lorsque la jeune femme était réapparue – après ce qui avait semblé à Anwar être une éternité et demie – il avait d’abord été tenté de la charrier gentiment sur le fait qu’elle avait l’air chargée comme un baudet, mais s’était finalement retenu en réalisant que si c’était là objectivement l’intégralité de ce que possédait la jeune femme il n’y avait pas vraiment de quoi en plaisanter. Lorsqu’ils étaient repassés devant le comptoir qui servait d’accueil à l’hôtel premier prix le gérant leur avait jeté un regard mauvais, principalement dirigé vers Anwar et l’issue de la conversation qu’ils avaient eu avant que le policier ne monte pour cueillir Lou au saut du lit. Garée sur un bout de trottoir à trois rues de là, pas trop près pour ne pas tenter le diable mais pas trop loin pour que Lou n’ait pas à trimballer ses affaires trop longtemps, la vieille Ford d’Annie les attendait sagement, ce dernier ouvrant le coffre pour que la jeune femme y mette ses affaires avant de rejoindre le siège conducteur, scrutant Lou dans le rétroviseur. « Ceinture. » avait-il invectivé lorsqu’elle était venue s’assoir côté passager, bien que face à sa conduite « dynamique » ceux qui ne s’étaient pas attachés en premier lieu ne mettaient généralement pas longtemps à rectifier le tir, de peur sans doute de passer à travers le pare-brise au prochain freinage trop brusque. Attrapant le gyrophare abandonné aux pied du siège passager, il l’avait rangé sans grand soin dans la boîte à gants avant de mettre le contact et de quitter le trottoir. Il comptait sur Lou pour, au choix, poser des questions ou faire état de sa mauvaise humeur ; Dans un cas comme dans l’autre elle se chargerait bien assez vite de faire la conversation et il ne s’était pas fatigué à tenter de le faire, se contentant de faire recracher au lecteur de CD celui qui tournait jusqu’au trajet précédent – une compil’ artisanale gravée il y avait au moins quinze ans – pour régler la radio sur l’info-trafic de la matinée.
drag myself into the town I watch them, watch me, watching too Across the street across the room ∆ ∆ ∆
Les autres clients ne demandaient rien d'autre qu'une bonne nuit de sommeil dans lit plein de puces, ou une bonne coucherie pour le prix qu'ils devaient y mettre. Certains ont ouvert leur porte pour jeter un coup d'œil dans le couloir, lancer un regard mauvais, l'air de demander mais c'est quoi son problème ? Et même si je sens toute cette attention sur moi, je m'en fiche. J'ai d'autres chats à fouetter. “JE VAIS LUI DÉFONCER SA FACE, J’TE JURE.” Le visage rouge de rage, je m'époumone au beau milieu du petit hôtel. Après la pluie de petits poings assénés de toutes mes forces vient les coups de pied. Le talon d'une chaussure lâche, alors j'abandonne les deux par terre, retrouvant ma hauteur de lilliputienne. Où est-ce qu'un corps aussi petit stocke la force de réveiller tout un établissement ? Les idées obstruées par la frustration qui finit par m’aveugler, les gestes dépassant sûrement ma pensée, défiant toute cohérence alors que je ne suis ni alcoolisée, ni défoncée, je me mets en quête d'un objet avec lequel continuer de frapper sans risquer de me casser un ongle ou une cheville. Mon choix se porte sur un tabouret. Et je reviens à la charge, continuant de beugler à mâchoire déployée. Avant que je ne puisse éclater les pieds de l'assise, faisant ainsi grimper la note de mon séjour, et afin de, éventuellement, me faire cesser d'attirer toute l'attention en passant pour une hystérique, mon coup du soir, Chris -je crois qu'il s'appelle Chris- m'attrape par la taille, évite un coup de tabouret dans la pommette avec de bons réflexes, et me soulève du sol comme une enfant. “LACHE MOI J'TE DIS, JE VAIS ME LE FAIRE.” Ce fichu distributeur de friandises qui refuse de me donner mon paquet de crackers ou de me rendre mes deux dollars. Vous savez ce que c'est, deux dollars pour des crackers ? C'est du vol pur et simple, c'est la honte de la nation. J’ai payé, j'aurai mon snack, qu'importe si je dois exploser le plexiglas pour l'atteindre. “Mais, babe, c'est pas si grave que ça.” que le joli Texan en vacances dans le coin me dit avec beaucoup trop d'assurance. Avec ce “franchement, t’abuses” dans sa voix de gros macho qui me donne envie de l'étrangler avec cette même langue qui me râclait les amygdales trois minutes plus tôt. S’il croit s’y connaître en rodéo, le cowboy, c’est qu’il ne s’est encore jamais frotté à une vachette dans mon genre. Je l'oblige à me lâcher à force de gigoter, le diable au corps, et mes deux pieds nus retrouvent le sol. Désormais, c'est lui que je menace avec mon arme de fortune -mais de destruction massive assurée. “D'une, grand abruti de quetard, je suis pas ta babe. Tu m'appelles pas babe. Pas si tu veux éviter que ce tabouret finisse dans tes dents et bon courage pour trouver un dentiste qui parvienne à te ravaler la tronche.” J'aime la manière dont il lève les mains comme si je pointais un pistolet entre ses deux yeux. Quant à l'assistance des autres clients, qu'il n’y compte pas ; tous sont trop occupés à se tenir planqués derrière leur porte, de plus en plus hallucinés par la scène se jouant dans ce couloir. Mieux vaut lui qu'eux. “Deux, j'ai faim. OK? J'ai. Faim.” j’articule bien proprement pour le demeuré qui pense qu'il peut se placer entre moi et de la nourriture sans mettre sa propre vie en jeu. Et vu la face de chihuahua enragé que je tire, littéralement prête à mordre, mieux vaut qu'il prenne ces menaces au sérieux. Mais à la place, il lance un truc vraiment très élégant. Un truc dans la catégorie du “si t’as si faim tu peux toujours me la bouffer”. Et le coup part tout seul, comme un réflexe, comme si cela était la seule réponse possible -la seule qu’il mérite du moins. Je pourrais l’escorter à coups de tabouret jusqu’à la sortie, mais le jeune homme a la présence d’esprit de détaler de lui-même, me laissant seule à exprimer mon offuscation aux murs et à la moquette : “CASSE TOI. DÉGAGE. RENTRE CHEZ TA MÈRE PAUVRE REJETON CONSANGUIN DÉGÉNÉRÉ.” Le bout de mobilier heurte le sol, projeté par mes bras de poulet. Essoufflée, l’énergie aspirée par la colère, j’abandonne ma quête de crackers pour satisfaire ma fringale nocturne -après un dernier coup de pied et un petit cri de souris. C’est en profitant de ce calme relatif que le concierge décide de montrer le bout de son nez, le regard plein de désapprobation et de jugement,lassé de ce genre de frasques à répétition. “Votre distributeur fonctionne plus, j'vais vous descendre sur TripAdvisor.” je crache avec un index menaçant. Je me retiens d’ajouter, au passage, que son postiche est ridicule et lui donne l’air d’avoir un rat mort sur la tête. Puis je récupère mes escarpins bousillés, les balance dans la poubelle pleine d’emballages de paquets de friandises que d’autres clients que ce foutu distributeur n’a pas boudés ont bien poliment jeté dedans. “Peace.” je lâche pour ma sortie de scène façon Eminem miniature. Et je pars me coucher avec le ventre qui gargouille à en faire trembler les murs, deux ongles bousillés, ainsi qu’une grosse envie de pleurer.
Le réveil est matinal, mais je m’en fiche, je n’ai pas vraiment dormi, même épuisée par mes propres crises. La face de momie blasée à laquelle a droit Annie est juste l’humeur du moment, à savoir aucune. On est beaux, tous les deux, pas réveillés, pas motivés, mais bien obligés. Ma bouche sèche et pâteuse du matin reste scellée, et je lâche des “hmh” dociles. M’habiller, rassembler mes affaires, me taire, je peux faire. Je le peux parce que je n’ai pas le choix, mais aussi parce que j’ai confiance en lui. S’il dit quelque chose, c’est qu’il y a une raison. Il n’est pas du genre à brasser de l’air lorsqu’il est en mode flic. J’aime le taquiner, comme n’importe qui, j’ai cette passion de taper sur les nerfs et de toujours chercher la limite, mais pas lorsqu’il est question de ma sécurité. J’ai mes moments, parfois, mes fulgurances. Je comprends qu’un truc est important, que c’est le moment d’être sérieux et de filer droit. J’enfile un short et un top qui me laisse le bide à l’air comme si Avril Lavigne était encore en vogue. J’ai un chignon-choucroute sur la tête, et mon sac jeté sur l’épaule. On va dire que je voyage léger. Du haut de mes petites pattes, je trotte à côté d’Anwar jusqu’à sa voiture. Je ne sais pas quelle heure il est, mais à la couleur du ciel et l’odeur de crottes de chiens fraîchement baladés dans l’air, il est vachement tôt. Je jette mon baluchon dans le coffre et m’installe côté passager. La ceinture est bouclée machinalement, le regard un peu moins mort qu’il y a un quart d’heure. Néanmoins je donnerais n’importe quoi pour un café pour aller avec le donut généreusement offert par le brun et que j’engloutis comme si ma vie en dépend. Sucre et graisse rallument les lumières à tous les étages de mon cerveau engourdi. “Honnêtement, je suis plutôt contente que tu me bouges de cet hôtel. C'était pourri.” dis-je, ma voix couvrant le blabla grésillant de la radio qui domine l’habitacle depuis que le moteur est allumé, même si je sens que Anwar n’est pas d’humeur à discuter, ni à rien d’autre d’ailleurs. Mais me taire trop longtemps m’angoisse, et il faut bien que je m’occupe l’esprit, ma pensée principale actuellement étant qu’il y a forcément une raison que je ne vais pas aimer à ma présence dans cette voiture. je lâche un gros soupir et reprends ; “Je suis sûre que le mec de l'accueil était un sale pervers, il arrêtait pas de me reluquer à chaque fois que je passais.” Un jour, l’un des premiers jours, il avait fait tomber les clés de la chambre juste devant lui, et pas foutu de les ramasser lui-même, il avait attendu que je m'en charge. Ça annonçait la couleur. Je ne me sentais pas en sécurité, là-bas. Mais la vérité, c’est que je ne me sens pas en sécurité où que ce soit, que changer d’hôtel ne fera pas de différence, et que, de toute manière, cela ne fait que repousser l’échéance. “J’espère que c'était pas le standard des hôtels de la police.” j'ajoute, un peu piquante, toujours. Pas que mes exigences aient la moindre importance. Je râle pour le plaisir de râler, alors que la seule chose qu’on attend de moi, je suppose, c’est d’hocher la tête d’un “oui oui” bien sage pendant que l’on prend soin de ma personne. Je me laisse ballotter dans la voiture, les côtes qui heurtent le plastique de la portière dans les virages, la ceinture qui bloque les freinages un peu trop puissants. Difficile de regarder le paysage dans ces conditions. Pas qu’il y ait quoi que ce soit de véritablement passionnant à observer ce matin. Je soupire à nouveau, c’est un autre truc que je sais bien faire. Je marque ma présence et mon ennui en attendant d’être distraite. Anwar n’est toujours pas bavard. “Sinon, tu vas me dire ce qu'il se passe, 007 ?” je finis par demander, lassée d’attendre qu’il m’offre des explications de lui-même. Je peux me montrer agaçante jusqu’à ce qu’il crache les infos et veuille m’éclater le front sur le tableau de bord, mais je pense que ni lui ni moi n’avons envie d’en arriver à cet extrême. Alors autant qu’il me dise pourquoi je suis là, pourquoi je dois bouger, et ce qui le rend d’humeur aussi amère.
Y’avait cette volonté un peu inconsciente mais toujours diablement bien appliquée d’Anwar à différencier celui qu’il était avec Lou dans le cadre des Street Cats, et celui qu’il était dans ces moments-là où elle était la témoin et où il était le flic. Ce n’était même pas de sa faute à elle, mais la situation toute entière allait déjà l’encontre de son habituel principe de ne pas mélanger boulot et vie personnelle, alors il tentait de mettre les barrières qu’il pouvait là où il le pouvait, d’apparaître concerné – et il l’était – sans pour autant tomber dans l’implication excessive qui biaiserait sa capacité de décision. Et il n’avait pas eu à hésiter longtemps pour en prendre une ce matin-là, de décision, tandis que sans se donner le temps de passer par la case sommeil il était allé tirer la jeune femme du lit avec aussi peu de cérémonie qu’il possédait de patience : presque aucune. À son grand soulagement, pourtant, Lou avait compris sans se le faire dire deux fois que le moment était mal choisi pour jouer la mauvaise tête ou l’esprit de contradiction, et plus rapidement encore qu’il ne l’aurait espéré tous les deux étaient montés en voiture et avaient abandonné derrière eux l’hôtel bas de gamme où logeait jusque-là la demoiselle aux frais du contribuable. « Honnêtement, je suis plutôt contente que tu me bouges de cet hôtel. C’était pourri. » Le donut à peine englouti et des restes de sucre encore collés à la commissure des lèvres, elle semblait avoir retrouvé un peu de sa verve en même temps que le taux de sa glycémie était grimpé en flèche. « Je suis sûre que le mec de l’accueil était un sale pervers, il arrêtait pas de me reluquer à chaque fois que je passais. J’espère que c’est pas le standard des hôtels de la police. » Les plaintes formulées par la jeune femme, qu’il soupçonnait n’être faites que par volonté d’occuper le silence qui régnait jusqu’ici dans l’habitacle de la voiture, lui faisaient la désagréable impression de friture sur la ligne. Probablement parce que le manque de sommeil et le fait d’avoir passé une nuit à planquer pour rien avaient terminé de grignoter une patience déjà fluctuante, et s’il s’était épargné un grognement de réponse à l’adresse de Lou c’était parce que cette dernière avait finalement rangé le ton railleur pour questionner de manière plus sérieuse et conventionnelle « Sinon, tu vas me dire ce qu’il se passe, 007 ? » Et fallait qu’il remette un peu les choses en perspective, c’est vrai, et qu’il prenne deux secondes et demi le temps de s’imaginer quelle serait sa propre dose de mauvaise humeur si l’on était venu le réveiller aux aurores pour le traîner dans une voiture et l’emmenait Dieu seul sait où. « Le sale pervers t’as probablement sauvé les fesses. » avait-il alors commenté dans un premier temps, s’interrompant pour piler au moment de changer d’avis sur la rue dans laquelle tourner. Ignorant les coups de klaxons qui s’en étaient suivi derrière lui, il avait jeté un bref coup d’œil dans le rétroviseur avant de reprendre. « Un type a demandé après toi ce matin, avant que j’me pointe. Le gars de l’accueil lui a dit qu’il t’avait jamais vue, mais il est presque sûr que c’était toi sur la photo que le type lui a montré. » Qu’elle ne s’imagine pas non plus que le concierge avait fait ça par bonté d’âme, c’était ses propres fesses qu’il sauvait en rencardant la police, mais peu importe le moyen tant qu’on avait du résultat, pas vrai ? « T’as ramené personne avec toi pendant que t’étais là-bas, hm ? » Les doigts pianotant avec impatience sur le côté de son volant, Anwar maudissait maintenant intérieurement toute la file de voiture qui ralentissait devant lui et lui rappelaient pourquoi il détestait véritablement l’heure de pointe. Pour un peu il aurait presque sorti le deux-tons, le chemin se serait dégagé vitesse lumière, mais ce n’était pas très règlementaire. Et surtout ce n’était clairement pas le moment d’attirer l’attention sur sa bagnole, pas quand Lou prenait gentiment ses aises sur le siège passager. « Mon équipière a eu un tuyau, à propos de Mitchell. Il recrute. » Donnant volontairement l’impression de ne pas quitter la route des yeux, mais laissant sa vision périphérique observer Lou tandis qu’il lui donnait l’information, il guettait sa réaction sans vraiment savoir ce qu’il attendait, ou ce qu’il espérait voir. C’est qu’il semblait ne pas chômer, depuis sa sortie de taule, le rat d’égout.
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Il n’y a qu’une astuce pour survivre à la conduite d’Anwar ; avoir l’estomac bien accroché. Et la ceinture aussi, éventuellement. Jamais je ne l’ouvre à ce sujet, pour cause ; lui sait conduire, au moins, et je suis persuadée que si j’avais le permis, je serais bien pire que lui. Mais mon vélo me convient bien pour le moment, même s’il prend un break prolongé dans le garde-meuble des Street Cats. Il paraît qu’une bicyclette rose à franges, c’est pas assez discret pour quelqu’un qui a besoin de se faire oublier. Parfois je me demande si je ne devrais pas complètement changer de tête, me refaire ce carré platine d’il y a quelques années -puis je me souviens que c’était la coiffure de mon temps au Club, et que je ne pourrais pas avoir pire idée. J’aimerais pouvoir dire que j’avais l’air rock’n’roll, mais en y repensant, cette crise capillaire était vraiment ridicule, et je n’avais déjà plus de parents contre qui me rebeller comme excuse pour cet hideux choix de look. Parfois, ils me manquent, mes parents, ma famille. Je me demande si les choses seraient différentes entre nous si j’osais réapparaître dans leur vie, s’ils se sont inquiétés pour moi, si je serais accueillie comme la fille prodigue. Puis j’ai peur. Je crains qu’ils soient tellement mieux sans moi qu’ils me rejetteraient, qu’ils n’aient jamais regardé en arrière, qu’ils ne se soient jamais demandé ce que je faisais de ma vie. Ils n’ont pas besoin d’un embarras dans mon genre. Et à la réflexion, je n’ai pas besoin d’eux non plus. Je l’ai largement prouvé avec les années, n’est-ce pas ? La vérité, c’est que même si j’ai toujours rejeté l’idée, j’ai toujours eu besoin d’un ange gardien, de quelqu’un pour me tenir la main. J’ai eu Jimmy, j’ai eu Andrew, puis Mitchell, Dylan, et maintenant Anwar. Non, je ne sais pas me débrouiller seule. En solo, je ne suis bonne qu’à m’attirer des ennuis. Pour preuve, le type qui me cherchait au motel, et sans la jugeote du pervers de l’accueil, m’aurait trouvé facilement. Peut-être par ma seule faute au final, parce qu’une fois encore, je n’ai pas fait attention, je ne me suis pas méfiée, je n’étais pas alerte. A force de vouloir croire que tout ceci ne change rien, de refuser de me plier à la dictature de la peur, j’amène le danger droit vers moi. J’espère au moins que la photo de moi montrait mon bon profil. Peut-être que j’enverrais des chocolats au pervers de l’accueil pour la peine. Je soupire, dépitée. Si on m’a retrouvée si facilement une première fois, alors je devrais sûrement me pencher sur mon testament ; un post-it où je ne lègue rien à personne. Anwar demande si j’ai eu des invités au motel, avec ce petit air de « t’as quand même pas été aussi stupide, si ? » qui me pèse et m’enfonce dans mon siège. « Noooon... » je souffle en croisant les bras, les serrant bien contre moi, le regard fuyant, menteuse, honteuse. Jamais n’achètera-t-il ça. « Peut-être un gars ou deux. » j’avoue donc, laissant deviner, entre les lignes, qu’on parle plutôt de trois ou quatre et au-delà. Parce que je n’aime pas dormir seule, je n’aime pas les chambres vides, l’absence de bruit, même si le couple d’un côté du mur en papier à cigarette s’engueule tous les soirs et que l’autre voisine est une travailleuse du sexe, comme qu’on dit dans le politiquement correct, sacrément bruyante. La télévision ne changeait rien ; l’endroit avait soit-disant le câble mais ne captait pas National Geographic, et c’est bien la seule chaîne qui vaille le coup en dehors des canaux pornographiques. « C’est solitaire, la vie de fugitive. » j’ajoute. Et qu’il ne vienne pas me faire la morale, ce n’est pas parce qu’il m’a offert un donut que cela m’a rendu d’humeur à me faire sermonner. Mais j’ai l’impression que lui non plus n’a pas l’intention de gâcher sa salive pour rien ce matin. Mon regard reste planté sur la route, droit devant. Il y a de l’animation dans les rues, pas mal de costards, de tailleurs, de bons messieurs et leur bobonne qui a l’air bien idiote maintenant que ses ancêtres qui voulaient tant travailler comptent sur elle pour honorer cet héritage. Est-ce qu’elle ne serait pas mieux au fond de son lit que dans les bouchons, sur des talons qui lui lacèrent les orteils, pour aller faire de la compta ou lécher les bottes d’un patron bien masculin pendant huit heures de sa vie ? Est-ce que la charge des gosses braillards s’est allégée ? Les femmes sont stupides, voilà tout. Chacun vit son propre enfer. Et personne, parmi les conducteurs et passagers de tous ces véhicules, ne se doute que juste à côté d’eux se joue une scène de polar. Mais la mafia n’est pas de la fiction. Anwar m’annonce que le monstre à dix têtes qui la gère cherche à se faire pousser de nouveaux bras. Du sang neuf, des laquais supplémentaires pour faire le sale travail et ramener l’oseille. Il a soit des rangs à grossir pour de gros projets, soit des places laissées vides à combler. « Il essaye de se rassurer et de faire croire que le Club n’est jamais sorti de piste. Mais tout le monde sait que Champ’ n’est pas Mitch’, même s’il essaye très fort. » Moins souple, pas plus efficace, pas mieux qu’un simple chien de garde qui aboie trop fort en attendant le retour de son maître ; et maintenant que celui-ci est là, les affaires reprennent. « Tu crois qu’ils auraient une petite place pour moi ? En tant que punchingball peut-être. » je plaisante, le cynisme rendant la situation plus facile à digérer. Pourtant, je sais que je n’ai pas de quoi être effrayée ; me traquer, c’est le job d’Heller. C’est son plaisir à lui. Il peut envoyer les chiens à ma poursuite, mais le coup de grâce lui appartient, à lui seul. « Tu sais que me faire changer de piaule va pas résoudre le problème, hein ? » je demande donc, parce que tous les protagonistes de cette histoire ont parfaitement conscience que tout ceci ne se terminera que d’une manière, et que le tout est de savoir si le cadavre sera le sien, ou le mien.
Le trafic du petit matin n’était pas tant à la merci des feux tricolores qu’à celle des conducteurs qui décidaient ou non de s’imposer suffisamment au milieu des autres pour avoir une chance d’arriver à l’heure au bureau, et Anwar sentait sa patience le quitter chaque fois un peu plus lorsque les feux stops de la voiture devant la sienne s’allumaient à nouveau. Même les passants se déplaçaient plus vite qu’eux, coincés dans leurs voitures, et de plus en plus fréquemment le policier se surprenait à observer dans ses rétroviseurs comme s’il craignait que même à pieds n’importe qui ayant eu l’envie de les suivre ait la possibilité de le faire. Au fond même s’il ne le mentionnerait pas il savait que cela arriverait, que les prochaines semaines, les prochains mois de Lou rimeraient à changer de piaule régulièrement et à sans cesse être sur le fil du rasoir ; Il n’aurait simplement pas pensé que cela arriverait si vite. Cherchant après un début d’explication il avait commencé par s’assurer qu’elle n’avait pas fait la bêtise de ramener qui que ce soit « chez elle », et le « Noooon ... » qui sonnait comme le môme qu’on prenait les doigts dans le pot de confiture et de la fraise tout autour des lèvres lui avait arraché un bref roulement d’yeux. « Peut-être un gars ou deux. » avouait-elle enfin, la tentative pour minimiser plus que grossière, et Annie ne cherchant même pas à retenir le soupir que tout cela lui avait inspiré avant de faire remarquer d’un ton las « Tu pourrais au moins faire semblant de croire à ce que tu racontes. » Elle était pourtant celle des deux qui avait vécu sous le toit de Mitchell, elle était supposée être la mieux placée pour savoir ce qui lui pendait au nez et de quoi le bonhomme était capable lorsqu’on lui avait causé du tort. Un brin renfrognée, la voilà qui ajoutait « C’est solitaire, la vie de fugitive. » comme pour tenter de se justifier, et si le policier avait d’abord été tenté de protester pour se contenter de lui donner une leçon de morale, il s’ne était dissuadé à la dernière seconde et avait ouvert la bouche pour ne finalement rien ajouter du tout. Probablement parce qu’il avait la sensation de comprendre un peu, la solitude qui pesait et le besoin de la combler avec tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, mais passons. « Je ne suis pas certain que la vie de cadavre soit plus palpitante. » qu’il avait finalement marmonné, oscillant entre ironie et sérieux sans lui-même savoir sur quel pourcentage de chaque. A nouveau le silence était retombé dans l’habitacle et la file de voiture s’était immobilisée devant eux. Pianotant sur le côté de son volant avec impatience, et n’y tenant plus, Anwar avait donné un coup de volant pour s’engager sur la voie de bus dans un concert de klaxons, et tourné au croisement suivant pour s’éloigner au plus vite de l’avenue et de ses voies complètement bouchées. Parfois faire un détour permettait d’arriver plus vite à bon port, ce serait probablement le cas ce matin-là. Une fois n’étant pas coutume c’était par ailleurs lui qui avait repris la parole en premier, mentionnant la volonté de Mitchell d’apporter du sang neuf à ses troupes et lorgnant du coin de l’œil sur la réaction que cette information provoquerait chez la jeune femme. « Il essaye de se rassurer et de faire croire que le Club n’est jamais sorti de piste. Mais tout le monde sait que Champ’ n’est pas Mitch’, même s’il essaye très fort. » Ce qui ne voulait absolument pas dire que le bonhomme n’avait pas eu les flics aux basques presque en permanence dès l’instant où la tête pensante s’était retrouvée derrière les barreaux, Anwar avait suffisamment pratiqué le dossier pour le savoir. « Tu crois qu’ils auraient une petite place pour moi ? En tant que punchingball peut-être. » Elle était parvenue à lui arracher une grimace désapprobatrice « Très drôle. » et un bref frisson d’inquiétude, au passage. S’enfonçant dans son siège tandis qu’il donnait un coup d’accélérateur, elle avait attendu qu’il ralentisse à nouveau un peu et soufflé avec résignation « Tu sais que me faire changer de piaule va pas résoudre le problème, hein ? » Déglutissant, le ton semblait presque désolé tandis qu’il répondait « Je sais. » sans plus quitter la route des yeux. Bien sûr qu’il savait qu’ils ne faisaient que retarder l’inévitable, remettre à plus tard une confrontation qui aurait forcément lieu et dont il ne savait toujours pas comment empêcher qu’elle ne finisse en bain dans le sang. « Mais c’est pas une raison pour ne rien faire du tout. Sinon autant que je te dépose devant chez lui tout de suite et qu’on en finisse. » Est-ce que c’était ce qu’elle voulait ? Il espérait bien que non. Il espérait bien qu’elle ne se laissait pas ballotter sans raison et que derrière la nonchalance et l’air de ne pas toujours prendre le danger de sa situation au sérieux ne se cachait pas une tendance à l’auto-sabotage quasi-suicidaire. « C’est juste en attendant de trouver mieux. On va trouver une solution, tout ce que je te demande en attendant c’est d’être un peu patiente. Et de me faire confiance. » Est-ce qu’elle lui faisait confiance ? Il n’en savait rien, peut-être simplement par dépit et faute d’autre option pouvant s’offrir à elle. Peu importe, au fond, lui avait promis de l’aider et n’avait pas l’intention de faillir à sa promesse. Reste que sans trop savoir par quel miracle elle avait réussi à le radoucir, suffisamment pour qu’il se déleste un peu de son air bougon et lui propose « J’ai vraiment besoin d’un café. Tu as assez mangé avec le donut, ou tu veux qu’on s’arrête quelque part avant que je te montre ton nouveau palace ? » avec même un début de début de sourire, en prime.
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...qu’on en finisse. C'est ce que je veux. Je crois que je préférerais la vie de cadavre à celle de fugitive pour des mois supplémentaires. Mais je préférerais vivre tout court, sans épée de Damoclès au-dessus de ma tête. On ne vit pas avec ce genre de menace ambiante, comme un tic-tac résonnant dans un coin de la tête. Et chaque nouvelle seconde de paix factice que rappelle ce son remémore également son éphémérité. Le tic qui mène au tac qui mène au tic suivant et au prochain tac, répétitif mais différent du précédent, car il est plus proche d'une finalité, d'une fatalité, d'une heure non-arrêtée sur le calendrier. C'est une échelle s'enfonçant dans le sol jusqu'à ce que l'on y voit plus, c'est la conscience de sa propre respiration, du cœur qui bat, du sang pompé dans les veines et du moment où tout se figera. Le bras levé du destin, d'un dieu, de Mitchell, s'approchant au ralenti de ma joue ; un coup qui trouve sa force dans le temps qu'il prend à sévir. Je serais liquéfiée d'ici à ce qu'il frappe, il ne lui restera qu'à sauter à pieds joints dans la flaque comme un enfant. Je rêve d'en finir maintenant. Mais, trop fière pour me rendre ou pour le faire moi-même, je continue de voir cette ombre qui s'allonge et m'avale lentement. Je m'en remets à Anwar sans vraiment y croire. Je me sens comme un pion sur une table de Monopoly, enfin retournée à la case départ lorsque Heller à quitté celle de la prison ; si je tire un deux, il fait quatre, si je m'arrête, il continue, à la fois derrière et devant moi. Ni la banque ni les cartes sont en ma faveur, seulement quelques hôtels sur la route, et mon joker pour m'aider à poursuivre. Anwar qui ne fait que son job, qui veut bien le faire, ce qui consiste à me garder en vie pour aussi longtemps que possible. Je ne sais pas où se situe son pion dans la partie. J'imagine que ça ne me regarde pas. Je dois faire une confiance aveugle au policier, croire dans l'ami qui se cache en dessous. Je n’ai pas d'autre choix. “C'est le cas.” je lui assure avec un maigre sourire. Et je demeure silencieuse jusqu'à ce qu'il propose d'aller prendre un café. J'hésite, je ne veux pas abuser de son temps. D'un autre côté, je ne suis pas pressée de découvrir mon prochain refuge. Il est tôt, nous pourrions donner à cette matinée une allure moins naze qu'elle ne l'est. Quand l'appétit va, tout va, il paraît. “Je crois qu'il me faut au moins une montagne de pancakes du réconfort. Et un milkshake.” Manger ses émotions, vous dites ? Quoi qu'il en soit, je crois avoir mérité un véritable petit-déjeuner. Je suis rarement aussi docile qu'actuellement avec Anwar, sûrement parce que je connais les autres facettes de lui, la musicale au moins. Je sais que ce n’est pas qu'un excité du gyrophare comme trop de ses collègues, que je n’ai pas de commentaires, de mains baladeuses, de dédain à craindre de sa part comme si je n'étais qu'un petit animal sans défense, disposable et sans dignité. Je le suis -mais le souligner me pousse à montrer les crocs. Anwar tourne violemment dans quelques rues, puis je lui indique un dinner que j'ai reconnu, un peu plus loin, où j'ai sûrement déjeuné sans payer par le passé. Il se gare devant dans un coup de volant digne d'un film qui me rappelle, une fois dehors, à quel point j'aime sentir le sol sous mes pieds. À l'intérieur, nous sommes placés à une table trop loin des fenêtres à mon goût, et trop près des toilettes -mais les toilettes ont une fenêtre, je me dis que c'est plus pratique pour s'enfuir, au cas où, on sait jamais si ma vie est réellement devenu un opus de Mission Impossible depuis mon réveil ce matin. Alors que nous attendons notre commande, mon regard glisse sur les autres clients. Je m'imagine entourée d'espions ; le blond près de la baie vitrée serait le Russe, la serveuse serait une collègue d’Anwar sous couverture, et le brun, au comptoir, un britannique à l'accent sexy qui m'emmènerait à Paris dans une planque super romantique après une scène de fusillade épique. Quant au cuistot, derrière la porte battante, il pourrait être un des hommes du mystérieux Mitchell qui veut prendre le contrôle de la ville. Une histoire policière avec de l'action, de l'amour, des hélicoptères, des jet-ski, et une bande son signée Street Cats. Ce qui me fait penser ; “J’ai trouvé un bar en ville qui accueille généralement des soirées open mic et qui accepterait de nous avoir tous les jeudis.” La serveuse dépose le café d’Anwar, mes pancakes au sirop d'érable, coulis de chocolat, beurre de cacahuète et gelée de groseilles, ainsi que mon milkshake chocolat sur la table. Je la scrute comme si elle avait un truc à se reprocher, juste pour voir sa réaction. Elle s'en va. “Ça serait pas payé, évidemment.” je reprends, haussant les épaules. Personne ne fait de la musique pour l'argent. “Mais les consos seraient offertes.” Et ça, c'est mieux que rien. C'est même très bien, me dis-je en plantant la fourchette dans la pile de crêpes puis coupant avec enthousiasme avant d'en fourrer mes joues bien rondes. Le tout glisse dans l'estomac avec une gorgée de chocolat. Bientôt le diabète. Ça peut-être ma capacité de mastication ou la simple idée que tout ceci va bel et bien disparaître dans mon estomac, mais si Anwar me quitte pas des yeux, c'est peut-être parce que je me permets de mélanger boulot et plaisir -d’une manière moins sexy que dans Suits. “Désolée, j'oubliais toute l'histoire de frontière entre le pote et le flic.”
Les causes à la mauvaise humeur d’Anwar étaient souvent les mêmes : la fatigue, la faim, sa future-ex-femme. Ces trois options-là suffisaient à expliquer quatre-vingt-dix pour cent des sautes d’humeurs du policier et son côté grognon, et la fatigue ce matin-là creusait un véritable trou dans sa patience autant qu’elle creusait de cernes sous ses yeux. Il se demandait si Lou avait véritablement conscience du temps et de l’énergie qu’il dépensait à tenter de la garder en un seul morceau, à empêcher que maintenant hors de ses barreaux Mitchell ne décide subitement d’en faire un exemple. Pas qu’il n’attende une médaille ou un remerciement, cela dit, mais il y avait parfois dans la désinvolture de Lou quelque chose de désespérant, l’impression de se battre contre des moulins à vent. Et puis à de rares occasions c’était l’angoisse qui semblait la saisir, et avec elle le cynisme d’une situation qu’elle voyait déjà inéluctable, Anwar proposant finalement la pause du petit déjeuner comme un remède commun à la bougonnerie de l’un et au pessimisme de l’autre. « Je crois qu'il me faut au moins une montagne de pancakes du réconfort. Et un milkshake » Acquiesçant d’un signe de tête, il l’avait laissée choisir le lieu du délit et arrêté la voiture sans chercher à y mettre les formes le long du trottoir, probablement si bien garée qu’une contravention attendrait sagement sur le pare-brise à son retour sans qu’il ne s’en émeuve. Le holster en évidence à la ceinture qui faisait toujours son effet et avait attiré l’œillade suspicieuse de la serveuse, il avait laissé cette dernière les guider jusqu’à une table avant de leur délivrer deux menus qu’ils avaient l’un et l’autre à peine ouvert pour décider de ce qui remplirait leur estomac. Il était trop tard pour un déjeuner matinal, mais encore trop tôt pour un déjeuner tardif, et dans l’absence de foule du diner les pancakes saveur diabète de Lou étaient arrivés aussi vite que le double café d’Anwar et les toasts beurre-Vegemite qu’il avait pris pour l’accompagner. « J’ai trouvé un bar en ville qui accueille généralement des soirées open mic et qui accepterait de nous avoir tous les jeudis. » La fourchette plantée dans ses pancakes avec voracité, elle avait marqué une pause dans sa phrase, puis repris « Ça serait pas payé, évidemment. Mais les consos seraient offertes. » Distrait un moment par l’air de satisfaction qui s’était affiché sur le visage de la jeune femme, remplir son estomac semblant soudainement lui donner vingt ans de moins, il avait accueilli avec satisfaction le café venu réchauffer son organisme tandis que Lou marmonnait finalement « Désolée, j'oubliais toute l'histoire de frontière entre le pote et le flic. » face à un silence qu’elle devait estimer être un peu trop long de la part de son interlocuteur. Secouant vaguement la tête en reposant sa tasse de café sur la table, le brun avait objecté « J’ai terminé mon service depuis presque deux heures. Admettons que j’ai fait suffisamment d’heures supplémentaires pour aujourd’hui. » et haussé les épaules à son tour tout en attrapant le couteau pour beurrer ses toasts. « Si Tad et Jack sont partants aussi, moi ça me va. C’est dans quel coin ? » Visiblement pas dans un des bars qu’ils avaient déjà écumé par le passé, lors de la première vie des Street Cats, sans quoi Lou l’aurait probablement précisé. « Et puis on ne serait pas de véritables artistes maudits, si on était payés. » qu’il avait finalement ajouté, vaguement amusé, avant de vider une seconde dosette de sucre dans son café. Reprenant un semblant de sérieux, il avait ouvert la bouche avec l’intention de dire quelque chose et s’était interrompu à la dernière seconde pour chercher ses mots, avant de reprendre « Parlant de ça … » Il n’avait pas vraiment prévu de mettre le sujet sur le tapis maintenant, ou même de le mettre sur le tapis tout court, mais gageant qu’il aurait rarement autant l’attention de Lou que durant un tête à tête où la partie « nourriture » de son cerveau était satisfaite, cela lui semblait être le moment où jamais. « Jack est un chic type, et c’est vraiment chouette qu’il se soit rajouté au groupe. Mais … » Et c’est comme s’il pouvait déjà la voir lever les yeux au ciel en blâmant son côté vaguement rabat-joie ; Son côté flic, dirait-elle. « Il a un côté un peu hippie. Et Tad et moi on voudrait simplement s’assurer qu’il n’a pas l’intention de te pousser à … retomber dans de vieux travers, disons. » Et c’était vrai, Jack ressemblait à un chouette type, du genre qui ne ferait pas de mal à une mouche, mais en ce qui concernait les antécédents de la jeune femme une partie de lui ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’elle n’avait pas sans le savoir fait rentrer le loup dans la bergerie.
drag myself into the town I watch them, watch me, watching too Across the street across the room ∆ ∆ ∆
C'est là que je réalise un truc. C’est que pour n’importe qui, me déplacer d’une piaule à l’autre aurait très bien pu attendre demain, la reprise du service. Ceux avec le plus de conscience professionnelle auraient éventuellement demandé à un collègue de s’en charger. Mais Anwar, lui, au lieu d’être en route pour son chez lui, prend le temps, pour moi. Parce que quelques heures peuvent être cruciales, parce qu’il lui reste un maigre espoir de changer la donne. J’ai un ami dans le flic, et un flic dans l’ami. Peut-être qu’il me sauve la peau, là, l’air de rien avec ses tartines qu’il beurre d’un air blasé. Peut-être qu’on fera même en sorte de pas avoir à le payer pour ça. Sur le moment, j’ai le coeur gonflé de gratitude pour lui, pourtant je préfère faire mine de ne pas avoir relevé. Je joue la carte indifférente, pas de sensiblerie, pas de gros câlin, et je ne perds pas de vue l’objet de mes paroles. C’est un boulot en soi de chercher des scènes où se produire, et c’est plus chronophage qu’il n’y paraît. Les opportunités ne se trouvent pas à tous les coins de rue, les bons deals encore moins. On apprend à se satisfaire de peu, à remercier humblement les propriétaires qui donnent une chance à un petit groupe sans réputation. Se faire proposer une prestation récurrente, c’est un peu comme tomber sur la poule aux oeufs d’or. Ca ne se refuse pas. Et malgré tout mon attachement pour mes camarades musiciens, s’ils n’en avaient pas voulu, j’y serais allée seule assurer le show comme une grande. “Centre-ville. Ça vient d'ouvrir.” je réponds à Annie, couvrant sous silence le fait que je n’ai pas encore demandé leurs avis à Tad et Jack. Il est le premier au courant, parce qu’il est plus capable que Tad de prendre une décision sérieuse, et qu’il a l’ancienneté pour lui par rapport à Jack. “On sera pt’être plus des artistes maudits si ça se passe bien.” j’ajoute avec un petit sourire et un brin d’optimisme, parce que je veux croire que cela sera une bonne expérience, un donnant-donnant gratifiant pour le bar et pour nous. Je n’ai jamais autant accordé d’importance aux Street Cats que depuis que je suis forcée de constater que je ne suis pas douée pour quoi que ce soit d’autre que la musique. Même si ce n’est pas bien difficile de vendre des cupcakes en soi, ce n’est certainement pas ma vocation et je préférerais me livrer moi-même au Club plutôt que de faire ça toute ma vie. Mais je nage en eaux troubles pour le moment et l’une des rares choses concrètes de ma vie sont ces pancakes dégoulinants de sirop qui se tassent dans mon gosier bouchée après bouchée. J’écoute Anwar d’une oreille, surtout parce que je m’attends à une nouvelle règle, une morale, une ligne supplémentaire au code de conduite qu’il aimerait que j’adopte pour ma propre sécurité, et que tout ce qui parvient à mes oreilles en sonnant comme un interdit ne me donne que l’envie viscérale de l’enfreindre. Mieux vaut donc que je me focalise sur ma propre mastication. Malgré moi, j’entends quand même le nom de Jack, et cela m’interpelle. Je lève les yeux, les sourcils froncés, vers le brun qui se risque à l’honnêteté, à me livrer ses doutes, ses craintes, depuis que le nouveau a intégré nos rangs et qu’il y a, entre lui et moi, la résonance des aimants à emmerdes. Je le vois, derrière sa moue lasse ; il me voit, derrière la désinvolture ; l’un face à l’autre comme devant un miroir donnant sur les années passées et futures. Et je sais le risque, je comprends les mots d’Anwar, ce qui ne m’empêche pas de sentir un plomb sauter, un train dérailler dans ma tête. “Tu te fous de moi ?” que je me vois lui postillonner au visage en finissant d’ingurgiter une bouchée. Au diable la gratitude, la compassion et tout le tintouin. Si je n’étais pas bloquée par la banquette, je me serais dressée sur mes jambes, bien haute, bien en colère, pour ne pas dire hors de moi -mon second état naturel. “Vu le bordel dans lequel je suis fourrée, tu crois pas que si j'avais dû replonger ça serait déjà fait ? J'ai pas besoin d'un Jack pour me foutre en l'air.” C’est le but de Mitchell, c’est très exactement ce qu’il veut. Que je perde les pédales et que j’aille me réfugier dans ce monde artificiel où tout est plus simple. M’attraper par le pied, me faire descendre en enfer, décevoir tous ceux qui comptent pour moi, heurter mon égo qui a cru trop fort en une rédemption. Une conduite rachetée à laquelle, visiblement, je suis la seule à croire. “Mais c'est en moi que t'as pas confiance, pas en lui, hm ?” Non, Jack était une excuse, un bouc-émissaire, un moyen détourné de dire ce qu’il pense vraiment, et qu’il n’est sûrement pas le seul à penser. Parce qu’il n’y a pas de raison que cette fois soit la bonne, après toutes celles où j’ai déjà scandé que je ne toucherais plus à la dope par le passé. Tous les espoirs que j’ai déçus et qui sont aujourd’hui tatoués sur mon front, une étiquette de junkie que rien ni personne ne changera, la bombe à retardement. “Je suis pas stupide, je te vois bien, avec Tad, attendre que ça arrive. Parce que ça arrivera forcément, hein ? C'est Lou, après tout ! Elle est comme ça ! Vous avez lancé les paris là dessus ?! Un mois, six mois, un an au max ?!” Je ne peux pas rester en place. Je quitte la banquette, et je me plante à côté de la table, me fichant de m'époumoner au milieu du diner. Cette sensation fait mal, cette amertume tord la gorge mais ne m’empêche pas de vociférer contre Anwar jusqu’à ce qu’il regrette d’avoir ouvert la bouche pour douter de moi. “Oh, tu sais quoi ? Celui qui gagne, je lui en taille une gratos, je l’astique en lui disant qu'il avait raison parce que ça doit bien vous exciter. Cadeau de la maison. Parce qu'elle est comme ça aussi, Lou.” Et s’il n’y a pas de raison pour qu’elle se tienne définitivement éloignée de la drogue, il n’y en a pas non plus pour qu’elle cesse d’écarter les jambes à tout bout de champ, je suppose. Voilà, sûrement, la manière dont il me voit, avec autant de pitié dans le regard que tous les autres. Je ne reste pas là, je ne veux plus voir sa tête, ni entendre sa voix pour, au moins, les dix prochaines minutes. Le temps de sortir prendre l’air et avoir conscience que ce sont mes nerfs à vif qui parlent, porte-parole de cette confiance que j’exige des autres mais que je ne m’accorde pas à moi.
Qu’on ne s’y trompe pas, Anwar n’avait jamais eu vocation à considérer les Street Cats autrement que comme un passe-temps lui permettant de renouer avec une passion qu’il aurait peut-être fini par mettre de côté, à force de ne rien avoir pour le pousser à progresser, à se renouveler. Mais qu’il s’agisse d’un passe-temps ne voulait pas dire qu’il s’y consacrait avec une moitié de sérieux uniquement, aussi la proposition de Lou avait-elle éveillé sa curiosité et titillé son excitation ; On ne disait jamais non à un peu de reconnaissance, après tout. Ni à quelques tournées gratuites, d’ailleurs. « Centre-ville. Ça vient d'ouvrir. » lui avait indiqué Lou lorsqu’il avait voulu en savoir plus sur le lieu qui avait l’inconscience – ou le flair – de leur laisser une chance. « On sera pt’être plus des artistes maudits si ça se passe bien. » qu’elle avait même fini par ajouter, comme gorgée d’optimisme à propos des retombées que pourraient avoir une telle opportunité sur leur petite bande. Mais puisqu’ils en étaient à évoquer les Street Cats et qu’il était maintenant un peu tard pour ressortir le couplet du « je ne mélange pas boulot et perso » Anwar avait tenté de mettre sur le tapis ce qui, sans qu’ils ne l'assument totalement peut-être, les chiffonnait Tad et lui vis-à-vis de la présence de Jack au sein du groupe et de ses … habitudes de vie. Et bien qu’ayant eu un vague espoir que ses paroles soient prises avec des pincettes, le regard furibond que lui avait jeté Lou avant même d’ouvrir la bouche avait suffit à lui faire comprendre qu’il s’agissait d’un échec cuisant. « Tu te fous de moi ? » Il avait pourtant tenté d’arrondir les angles, de ne pas avoir l’air ni trop suspicieux ou trop paternaliste, mais la machine désormais lancée et Lou vociférant « Vu le bordel dans lequel je suis fourrée, tu crois pas que si j'avais dû replonger ça serait déjà fait ? J'ai pas besoin d'un Jack pour me foutre en l'air. » avec l'air plus rouge que si elle avait avalé ses pancakes de travers, il avait mollement tenté de l'interrompre d’un « Lou, ar-… » qu’elle ne lui avait pas laissé finir, et avait finalement décidé de les laisser terminer de s’égosiller elle et son sens inné du mélodrame. « Mais c'est en moi que t'as pas confiance, pas en lui, hm ? Je suis pas stupide, je te vois bien, avec Tad, attendre que ça arrive. Parce que ça arrivera forcément, hein ? C'est Lou, après tout ! Elle est comme ça ! Vous avez lancé les paris là dessus ?! Un mois, six mois, un an au max ?! » Soutenant son regard de manière presque impassible, le brun l’avait observée quitter sa banquette et planter ses deux pieds dans le sol d’un air rageur, la voix grimpant d’une note ou deux pour tenter de compenser sa carrure de liliputienne tandis qu'arrivait la chute, le clou de son nouveau numéro du « Je m'appelle Lou et j’ai besoin que tout le monde m’entende » auquel elle se livrait sous les regards interdits des autres clients du diner. « Oh, tu sais quoi ? Celui qui gagne, je lui en taille une gratos, je l’astique en lui disant qu'il avait raison parce que ça doit bien vous exciter. Cadeau de la maison. Parce qu'elle est comme ça aussi, Lou. » Sourcillant à peine, plus blasé que véritablement agacé par le cinéma auquel elle le soumettait, il l'avait suivi du regard tandis qu'elle quittait l’établissement en claquant la porte et, baissant de nouveau les yeux sur sa tasse de café, avait laissé échapper un long soupir. Ignorant l’air médusé des clients et le regard outré de la serveuse venue leur apporter leurs petits déjeuners un peu plus tôt, il avait terminé ses toasts et son café avec une lenteur presque calculée, avait pris le temps de s'essuyer la bouche avec la serviette en papier arrivée avec ses couverts, puis seulement avait sorti son portefeuille de la poche intérieure de son blouson et abandonné sur la table suffisamment de monnaie pour payer leurs deux consommations. « Les enfants et l’excès de sucre, décidément. » Réajustant sa ceinture et tirant sur le col de son blouson, il avait offert à la serveuse un sourire dégoulinant d’hypocrisie et quitté le diner à son tour, peu étonné de trouver Lou battant furieusement le pavé à quelques mètres de la voiture. Donnant un coup de clef pour désenclencher le verrouillage centralisé du véhicule, il avait ouvert la portière côté conducteur et s’y était appuyé en reposant les yeux sur Lou « C'est bon, tu as terminé ? » Son cirque, et son numéro de la pauvre Lou seule contre le monde entier. « Tu penses que Tad ou moi on aurait rappliqué aussi vite quand t'as voulu dépoussiérer le groupe, si on te pensait pas capable de gérer ? » Bien sûr que non. Tad et lui avaient mieux à faire que d’embrasser les causes perdues, et dépenser leur énergie dans quelque chose s’il était destiné à terminer droit dans le mur. « On a autant envie que toi que ça fonctionne, alors si Jack n’est pas un problème c’est tant mieux, et si ça doit en être un, on le règle maintenant. En attendant j’te laisse terminer de te calmer, et ensuite on décolle. » Le ton diablement calme, mais ne laissant pas véritablement place à la discussion, Anwar s’était installé derrière le volant et avait claqué la portière, avant d’entrouvrir la fenêtre pour ajouter « Et de préférence pas dans cent sept ans, j’aimerais bien être dans mon lit avant midi. » et de la refermer aussi sec, rallumant la radio et slalomant entre les stations jusqu’au premier truc un peu catchy qui lui avait attiré l’attention.
drag myself into the town I watch them, watch me, watching too Across the street across the room ∆ ∆ ∆
Anwar est resté impassible tout du long. C’est ainsi qu’il est, lui, et je m’y attendais. Il ne joue pas le jeu de mes frasques, il ne fait pas monter le ton face à moi ; à tort ou à raison, il sait que je hurlerai toujours le plus fort, que je mordrais s’il le faut, que je me tourne en ridicule si j’en ai envie, et que dans mes crises, quand les plombs pètent, quand les chevaux sont lâchés, il n’y a rien à faire, rien à dire pour m’empêcher d’exploser. J’explose, point c’est tout. Devant tout le monde, à pleins poumons, sans retenue aucune, sans honte, sans peser mes mots, sans les penser souvent ; tout ce que j’ai sur le coeur et dans la tête à l’instant T doit sortir, torrent de rage qui s’écoule entre mes lèvres, tsunami d’émotions brutes prêtes à faire tous les dégâts nécessaires sur leur passage. Je tape du pied, secoue les bras, claque la porte, lève mon bras à qui me regarde avec insistance. Dehors, je rêve d’une cigarette, d’un chewing-gum, d’une balle anti-stress, n’importe quoi ; j’abats la pointe de ma basket sur le plastique d’une grosse poubelle, lâchant un petit cri final qui fait du bien par où il passe. Pourquoi être toujours en colère ? Pourquoi y mettre toute cette énergie ? C’est moi, le volcan qui bout, et si mon Godzilla intérieur pouvait marcher sur cette ville, il ferait de Mitchell un cure-dents histoire de régler le problème en deux temps trois mouvements. Ma cage thoracique bloquée par mes dents serrées, l’air se coince dans mes poumons où il chauffe et oppresse ; je ferme les yeux, serre les poings, tente de visualiser mon oasis, ce safe place que j’imagine quand mes émotions me glissent entre les doigts, l’odeur des frites du fish and chips près du port, le soda qui pétille sur le bout de ma langue, et les teintes dorées du ciel confondu dans l’eau scintillante. Et je relâche, le souffle, les muscles, les pensées. Mes paupières s’ouvrent sur la voiture d’Anwar, mes pieds m’ayant menés là où ils trouveraient la sécurité. Les loquets aux portières sautent et les feux clignotent à la commande du flic quelques mètres plus loin, me faisant légèrement sursauter. Malgré tout, mon regard reste assassin lorsqu’il se pose sur lui et son air trop bien pour mon cirque tandis qu’il fait le tour du véhicule et s’adresse à moi comme à une enfant qui pique un caprice au milieu d’une allée de supermarché. Je garde les lèvres closes, pour son bien, pour le mien aussi, et au nom de ce qu’on peut appeler une amitié que je n’ai pas envie de gâcher, de saboter. Parce que c’est ce que je fais. C’est ce que je fais de mieux. Plus il veut me raisonner plus j’ai envie de lui hurler dessus de se taire et de me laisser tranquille. Le rejeter car c’est l’option la plus facile, bien plus que d’écouter, prendre en considération, remettre en question. Tad se fiche bien que je gère ou pas, à mon avis ; que le groupe existe ou non, il s’en tamponne, que j’en sois ou non revient au même. Anwar, lui, voyait sûrement là un moyen de me garder à l’oeil, babysitter en chef depuis toujours. Pourquoi la sincérité de leur amitié me paraît si illusoire ? Eux sont là quand les autres sont absents. Il est devant moi quand il pourrait me tourner le dos. Mes pupilles glissent sur les cernes qui creusent son visage, ses traits fermés par l’impatience que je titille, avant qu’il ne disparaisse dans l’habitacle. De l’estomac aux dents en passant à la gorge, le tout se serre, lourd de plomb, de peine. Jack n’est pas le problème. Tad et Anwar ne sont pas le problème. Et mon reflet dans la vitre de la portière me met face à celle qui ne peut pas s’empêcher de tout foutre en l’air, celle qui crache sur ses amis, danse avec le danger, le propre poids de mon existence, mon handicap ; j’y vois les deux yeux brillants d’une fillette qui joue aux grandes et s’y brûle les doigts, les sacs à pleurs prêts à déborder et la fierté qui sert de ruban adhésif pour aussi longtemps qu’il voudra bien tenir. J’ai les doigts dans la poignée, moites, qui peinent à la soulever et déclencher le mécanisme, reprendre la route pour continuer cette mascarade, avancer vers je-ne-sais-quoi, je-ne-sais-pourquoi. J’ai envie de tourner les talons, ouvrir le coffre et récupérer mon sac, le jeter sur mon dos, continuer de mon côté. N’être le problème de personne d’autre que de moi-même, et voir jusqu’où je peux aller comme ça. Je me vois dire à Anwar de rentrer chez lui, d’aller se reposer, que je peux me débrouiller seule, et je ne lui laisser aucun autre choix que de me regarder courir à propre perte, arrêter de repousser l’échéance. Je me vois, clair comme la mer, marcher un pas après l’autre sous le soleil puis la lumière des réverbères jusqu’à que mes jambes n’en puissent plus, vivre peut-être encore trois jours d’amour propre et d’eau fraîche, et après… Je ravale l’émotion humide au bord de mes paupières, déglutis, souffle, et tire finalement la poignée. Mon derrière retrouve le siège passager et je ne dis rien. J’attache ma ceinture et conserve le silence pour le reste du trajet. Mes épaules sont voûtés, mes dix doigts logés entre mes cuisses, et mes yeux rivés sur la fréquence de la radio, hypnotisée par les interludes grésillantes, tous les mots des animateurs qui meublent sans jamais signifier quoi que ce soit, les publicités cheap qu rappellent trois fois en quinze minutes que le kilo de pommes de terre est en réduction. La voiture s’arrête, je déboucle la ceinture machinalement et quitte le véhicule. Il fait plein jour désormais, et j’ai l’impression de mettre le nez dehors après une longue sieste. Je pose une main en visière au-dessus de mes yeux histoire d’avoir un premier aperçu de ma nouvelle demeure. Encore un concentré de charme local. « Tu sais quoi, avec un seul œil ouvert dans le noir, ça pourrait ressembler à un petit cottage anglais bien sympa. »
Qu’il manque de sommeil ne changeait strictement rien à la manière dont il aurait réagi – ou pas – à la démonstration de colère de Lou. Elle était comme ça, pour la bonne comme la plus mauvaise des causes elle s’époumonait comme pour compenser sa taille de poupée et son air d’éternelle adolescente qui peinait à se faire prendre au sérieux, et s’il y avait bien une limite qu’Anwar se refusait à franchir c’était celle-ci. Il n’était pas son père, encore moins sa mère, et tenter de lui apprendre à canaliser ses crises de colères ne faisait pas partie des attributions qu'il avait prévu de se donner. Il n'y avait que le flic en lui qui s'efforçait de lui trouver un endroit sûr où dormir, et l'ami en lui qui s'efforçait simplement d'être là … Et dieu sait que Lou ne facilitait la tâche ni de l'un ni de l'autre. Le pas traînant et la bouche scellée dans un silence pincé, la demoiselle s'était néanmoins décidée à monter en voiture, Anwar se gardant de tout commentaire supplémentaire et quittant la place de parking dans sa délicatesse habituelle à peine avait-elle bouclé sa ceinture. Le bruit de fond de la radio palliant à l'absence de conversation ils étaient finalement arrivés à destination, Anwar laissant Lou le devancer de quelques instants en sortant la première du véhicule tandis qu'il farfouillait dans sa boîte à gants à la recherche de ses lunettes de soleil ; Il faisait plein jour, et ses yeux réclamaient de la pitié et du sommeil. Réajustant sa casquette sur sa tête en verrouillant la voiture, il avait écouté Lou tandis qu'elle se targuait d'un « Tu sais quoi, avec un seul œil ouvert dans le noir, ça pourrait ressembler à un petit cottage anglais bien sympa. » et levait à son tour le nez vers la façade comme s'il ne savait pas déjà très bien où il les amenait. « Et tu n'as encore rien vu. » avait-il alors ironisé, avant de passer devant pour ouvrir la marche et les mener dans un petit hall aux murs défraîchis et à la vague odeur de naphtaline. « Attends-moi ici. » Indiquant à Lou un canapé dans lequel elle pourrait poser ses fesses à ses risques et périls – dieu sait qui ou quoi avait traîné là-dessus avant – il était allé se présenter au comptoir derrière lequel une petite vieille permanentée et cachée derrière d’imposantes lunettes de vue les épiait en silence depuis leur arrivée. Encore lui, oui. Mais non, il n'était pas là par dépit. Comment ça cela allait lui coûter plus cher ? Ah, il débarquait à l'improviste. Deux semaines d'avance, vraiment ? Bon, trois et elle revenait au prix initial. Soit. La carte d'identité de la locataire ? Disons cinquante dollars et on oubliait l'identité. Voilà. « Cinquième étage, quatrième porte à droite. » Et pas d'ascenseur, faut-il le préciser. Trop occupé à reprendre sa respiration pour commenter Lou soufflant également comme un bœuf à côté de lui, Anwar avait suivi les instructions et tourné la clef dans la serrure en parvenant à se satisfaire du fait qu'elle ne grinçait pas. Laissant Lou entrer la première et prendre possession des lieux, il était resté un moment en arrière et était finalement réapparu en commentant « Y'a une sortie de secours au bout du couloir. » Détail qu'elle ferait mieux de garder dans un coin de sa tête, au cas où. « Et c'est pas la petite vieille d'en bas qui te reluquera. » Bon point, bien que pour la personne faisant office de veilleur de nuit il ne pouvait rien garantir, elle verrait bien. « Je lui ai pas donné ton nom, mais je doute pas qu'elle essaiera de te le redemander, alors si c'est le cas soit imaginative. Et si elle te fait des problèmes tu m'appelles avant de faire un scandale. » Et non pas l'inverse, comme elle serait probablement tentée de le faire, Lou étant Lou. Jetant un coup d'œil autour de lui, au couvre-lit déjà démodé dans les années quatre-vingt, à la zébrure sur l'un des côtés de la fenêtre donnant sur la rue et à la calle sous l'un des pieds de la table de nuit, il était malgré tout surpris de trouver la pièce dans un meilleur état de propreté que le hall et même de voir un détecteur de fumée au-dessus de la porte d'entrée. « Bon, c'est pas si mal ? » avait-il alors lancé en reposant les yeux sur Lou.
drag myself into the town I watch them, watch me, watching too Across the street across the room ∆ ∆ ∆
Ce n’est définitivement pas le Ritz. Tandis que je m'assois dans le sofa triste et usé de l'accueil tout aussi défraîchi, je me revois à l'âge où mes pieds ne touchaient pas encore le sol dans les assises de grands, quelque part dans un hôtel de gens à gros portefeuilles. C'était quand je traînais encore entre les mollets de mes parents, la main levée pour atteindre celle d'un papa ou d'une maman qui s'assurent toujours que je ne hoquette pas pour le moindre caprice. Répondre au besoin avant qu'il ne se présente était le mantra de leur éducation -et voyez le résultat. Le gros fauteuil en velours rouge où je m'enfonce s'efface doucement au profit du tissu effiloché de ce canapé abritant sûrement puces, pisse et autres fluides ragoûtants laissés par les précédents clients. Je ne me soucie plus de ces détails. Des murs blancs et dorés, des grands miroirs flatteurs et des reproductions de peintures italiennes cèdent leur place au lambris troué, la peinture écaillée, au papier peint à fleurs si ternes qu'elles paraissent fanées. Même mon imagination ne me permet plus de m'évader de ma situation ; les emmerdes où je baigne jusqu'au cou. Comme si elle me mettait un stop, comme si elle voulait que je le vois, que je le confronte ; elle me donne le goût de l'avant, le mirage de ce que j'aurais pu avoir et être si je n’avais pas tourné du mauvais côté du carrefour de la vie au moment crucial, puis elle glisse ailleurs, s'efface, s'enfuit d'un monde auquel personne de normalement composé n'adhère de bon gré. Sauf que je n’ai plus le choix. Je l’ai eu, un jour. J'ai arrêté de blâmer mes parents il y a longtemps. C'est un peu ça, grandir ; c'est arrêter d'être en colère contre eux et leur rejeter toutes les fautes, c'est assumer soi-même toutes les mauvaises décisions. C'est réaliser qu'ils avaient raison. J'ai le regard bas, posé sur mes souliers, mes deux pieds bien à plat sur le lino irrégulier. Anwar fait ce qu'il a à faire -ce qu'il estime devoir faire, me sauver la mise, encore une fois. Les clés de mon nouveau chez moi tintent sur le comptoir de la vieille qui tient ce pré-purgatoire, cinquième étage de l'enfer, couloir des junkies, vue imprenable sur la déchèterie. Je ne lui adresse pas un regard, à la vieille, pas un sourire, et je me planque derrière mon bienfaiteur à casquette et cernes de six pieds de long. Une porte s'ouvre sur la cage d'escaliers, et j’adresse une moue désespérée à Anwar qui a déjà un pied sur la première marche, déterminé ; “Tu te fous de moi.” À le voir continuer de grimper jusqu'au premier palier, j'en conclus que non. Je grogne, je proteste, je peste et je radote ma contrariété ; à partir du troisième étage, on m'entend beaucoup moins, et une fois au cinquième je ne sers plus qu'à souffler comme une vieille locomotive, adossée au mur en espérant que mes jambes aient la dignité de ne pas me lâcher tout de suite. Je croise furtivement le regard d'Anwar qui ne fait pas le malin non plus, et je pouffe doucement entre deux grandes inspirations, soulagée d'y être finalement, comme si cela n’avait jamais été gagné d'avance. Mes gambettes me font encore mettre un pied devant l'autre. Je pénètre dans la piaule avec cette classique moue désabusée -je ne m'attendais à vraiment rien, à dire vrai. La lanière de mon sac glisse sur mon épaule et je balance le tout dans un coin sans y prêter attention. Il y a, là, le vieux poste de télé cathodique de l'exact même modèle que tous les motels du pays se sont mis d'accord sur l'installation dans chacune de leurs chambres. Si les murs ont été blanc un jour, il n’y a désormais que du gris, du beige, des tâches de plâtre plus récent pour couvrir les dégâts d'un type qui a peut-être brisé ses phalanges dessus, et bien sûr, l'humidité persistante près du plafond. Des tâches de café font de la moquette, décollée sur les coins, un patchwork disgracieux. Aplatie par endroits, on devine que les meubles n'ont pas toujours eu cette disposition et qu'ils ont peut-être été déplacés dans l'espoir de donner un peu de fraîcheur aux lieux -ou pour cacher une belle flaque de sang sous le canapé. D'ailleurs, je me demande combien de gens sont morts ici. S'ils sont parvenus jusqu'ici après l'épreuve des escaliers. Les yeux distraits par l'examen de la chambre, j'écoute attentivement les dernières instructions d’Anwar que je ponctue de murmures d’acquiescement. Sortie de secours, bon à savoir. Concierge indiscrète, c'est noté. Ne pas taper de scandales… “J'essaierai.” dis-je, préférant ne rien promettre. Et si le distributeur me fait la misère ? je m'imagine demander en me remémorant ma crise de la veille. Le genre de scène qui peut m'attirer des ennuis. Mais cette fois, je ne veux pas faire affaire à Anwar aux aurores pour déménager dans la précipitation parce que j'ai été imprudente. Je ne veux pas le décevoir. Et je suis fatiguée. Je fais volte-face avec un petit sourire, essayant de me la jouer optimiste histoire que le brun ne me taxe pas plus d’ingrate qu’après ma scène au diner. “C’est pas si mal.” Bien que je sache que ce n’est pas son truc, ni le mien généralement, préférant les vagues signes de tête pour faire passer des messages à interpréter un peu comme on le veut, j’approche d'Anwar, me plante devant lui, et sans trop savoir comment bien m'y prendre, je passe mes bras autour de sa taille et me plaque toute entière contre lui. Dans cette étreinte maladroite, je lui souffle un ; “Merci, Annie.” Cependant, je ne m'éternise pas non plus et le lâche rapidement. Je ne déballe pas mon sac, bien qu’il y ait une commode près du lit où je pourrais ranger mes quelques vêtements. Je ne m’installe pas. Impossible de savoir combien de temps je vais vivre ici, et de toute manière, à l’instar de la nouvelle rareté des talons à mes pieds, je préfère demeurer constamment prête à détaler. Y’a une sortie de secours au bout du couloir. J’invite Anwar à faire un break, s’asseoir une minute avant de reprendre la route. Pendant ce temps, je jette un coup d’oeil à la salle de bains, pas la pire qui soit, monologuant haut et fort ; “Du coup, tu trouves que j'ai plutôt une tête de Jones ou de Smith ? Si la vieille demande, tu sais. Ou peut-être que je peux piocher un nom gallois tellement imprononçable qu'elle abandonnerait l'idée d'essayer de l'écrire direct. Si elle m’a l'air kinky je pourrais donner un pseudo de strip-teaseuse genre Crystal ou Bambi, et laisser marcher son imagination.” Pas de réponse. Pas un vague “hm” ou l’ombre d’un rire. La pièce adjacente est plongée dans le silence le plus total. Est-ce qu’il aurait filé sans dire au revoir, si pressé de rentrer chez lui une fois sa mission accomplie ? S’il a osé... Sourcils froncés, je passe la tête à travers la porte; “Anwar ? Tu m'écou…” Il n’a pas bougé. Il s’est endormi dans le canapé, la casquette sur les yeux.