Une seule journée, une seule rencontre, peut transformer le cours de toute une existence. Je n'ai jamais cru au coup de foudre, ni au grand amour dépeint allègrement dans les romans sentimentaux. J'aime éperdument Chloe, mais j'estime que notre relation se développe au fil des années, que notre affection l'un pour l'autre se solidifie à mesure des moments que l'on partage. Je n'ai jamais jugé l'amour inné, ni acquis. Par ailleurs, je n'envisageais pas qu'une relation sentimentale de plusieurs années puisse être brisée en quelques minutes à peine.

Nous ne nous étions pas disputés, nous vivions dans un ordinaire ridiculement routinier. Certes, nous avions, comme tout être humains doté d'émotions, des moments difficiles. Uniquement avec nos métiers respectifs, il y avait de quoi retrouver notre nid douillet éreintés. Aussi, cela faisait plus d'une année maintenant que nous tentions d'avoir un enfant, sans succès. Chaque test de grossesse était devenu une épreuve résultant fatalement en pleurs pour ma compagne. J'avais beau lui assurer que nous serions parents lorsque le destin en déciderait ainsi, que la nature était bien faite, que nous n'étions pas spécialement pressés de toute façon et que l'important était composé de notre amour ; je percevais bien la pression qui s'accumulait en Chloe. Elle se sentait responsable de ne pouvoir tomber enceinte, s'accablant seule du rôle de l'unique fautive du couple dans ce projet que nous bâtissions. La semaine dernière, tantôt pour ancrer davantage notre amour, tantôt pour palier la peine immense que le négatif d'un test imposait, je l'avais demandée en fiançailles. Elle avait accepté, invitant ce que je pensais être des centaines de journées de bonheur encore plus douces que celles passées. Nous n'allions pas nous marier de manière précipitée, le naturel romantique de la femme que j'aimais dictait que ce mariage devait être établi dans les règles de l'art. Et si c'était ce qu'elle souhaitait, ce qui concrétisait son bonheur, j'étais intégralement pour.

Mais un jour, tous ces projets, tous ces rêves, tout cet amour, prirent un goût atrocement amer. Ils déballèrent sans cérémonie vers le néant, leur affligeant un point de non retour, les figeant dans l'impossible. Cette fatalité, j'étais incapable de la constater. Chloe m'avouait m'avoir trompé, et tandis que la colère, mêlée à la déception et ce cœur qui manque un battement, s'immisçait en mon être, l'espoir prospérait. Je pouvais pardonner une aventure, une trahison, un écart. J'étais capable de l'appeler comme elle le souhaitait. Mais la conversation s'envenima rapidement. Je découvrais que ses aveux ne composaient pas une soirée, mais bien plus. Qu'en réalité, lorsque Chloe acceptait de me donner sa main, sa tête était déjà dans les effluves d'un autre amour. L'ire fit vibrer mon être, propulsa des termes d'expulsion à son égard et c'est comme ça que ma maison se vida.

J'y restais encore, mais elle était à mes yeux déserte. Abandonnée d'amour, d'affection, de petites attentions. Parfois même de disputes qui finissent en fous rires, tant notre orgueil peut nous rendre absurde. Le silence la happait toute entière, le seul responsable de sa mort étant mes propres gestes. J'avais commencé à vivre les fenêtres ouvertes, juste pour que le bruit de la rue emplisse mon domicile et me donne l'impression de ne pas résider dans une bulle aussi aphone qu'impersonnelle.

Puis, j'avais reçu un message texte de Greta. Au bout de quelques envois, je l'avais invitée à passer à la maison, question que l'on passe une soirée ensemble, en toute amitié. Le courant avait toujours passé naturellement entre nous, j'appréciais énormément sa compagnie, je vouais une affection toute particulière pour la jeune femme. Je m'étais procuré de quoi passer une soirée sans prise de tête et à l'heure que nous nous étions fixée, la sonnette de ma demeure retentissait. J'ouvrais la porte sur la Jones, l'invitant d'un geste de la main à entrer. « Salut ! Ça va bien ? » Je souriais sincèrement à l'adresse de la jeune femme. Oui, j'en avais beaucoup sur le cœur, mais l'espoir que Chloe revienne pansait mes plaies. J'avais même décidé que lorsqu'elle passerait récupérer certaines de ses affaires, je lui proposerais de l'attendre. Nous étions fiancés, nous aurions pu être parents, ce n'était pas insignifiant. Je lui dirais de vivre son aventure dénuée de tout sens avec cet homme, et une fois qu'elle aurait exploré cette partie de son être, qu'elle aurait commis cet acte si alléchant dans sa décadence, nous pourrions reprendre notre histoire.
Nous étions en pause. Ce n'était pas un arrêt complet. C'était impossible d'arrêter totalement et si brutalement cinq ans de vie commune et encore plus d'amour.  

La soirée avec Greta avait été exutoire. Nous n'avions pas lésiné sur le vin, nos langues s'étaient de plus en plus déliées. Lorsque je me plaignais de Chloe, Greta se désolait de sa vie amoureuse contrecarrant ses plans. Nous parlions de nos aspirations, trouvant toujours un procédé pour nous unir sur nos opinions. Et puis, notre conversation avait pris un tournant qui m'avait semblé plus que légitime, nous nous étions livrés à un moment presque interdit, la bonne entente des termes insinuant celle des gestes. Presque interdit, parce que j'étais incapable de le juger ainsi, lorsqu'il avait eu des traits si bénéfiques, salvateurs, merveilleux, réconfortants ; parfaits en l'instant présent. Ça coulait de source, ça allait de soi, c'était juste ce que ça pouvait, et devait donc, être.

Mais l'alcool embrumait le jugement, sélectionnait le bon pour asphyxier le mauvais. Et le lendemain matin promettait d'être intéressant.

Si l'intégralité de la soirée récemment passée avait été rythmée par des agissements qui semblaient logiques et naturels, le réveil du lendemain matin s'agitait de confusion. Lorsque j'avais ouvert les yeux, la bouche pâteuse de la large quantité d'alcool ingérée quelques minutes plus tôt, il m'avait fallu quelques minutes pour aligner les éléments se présentant devant moi et les doter d'une signification. Ce n'était nullement ma fiancée qui partageait mon lit, mais bien la jeune et douce Greta. Promptement, les souvenirs des moments que nous avions partagés me revinrent telle une déferlante et je m'extirpais délicatement du lit, ne souhaitant nullement interrompre le sommeil de mon amie. Je passais une main dans mes cheveux ébouriffés, encore incrédule et attrapais quelques vêtements. Je les enfilais tout en sortant de la pièce que je refermais précautionneusement derrière moi.

Je descendais jusqu'à la cuisine puis inspirais profondément, mon regard rivé sur le ciel bleu dont nul nuage n'y portait préjudice. Manifestement, ces derniers étaient tous trop occupés à graviter au-dessus de ma tête. Je préparais du café et m'installais au comptoir, songeur. J'appréciais particulièrement Greta et ma plus grande peur demeurait en le fait que ce moment que nous avions savouré réduise notre amitié à néant. Je ne désirais aucunement la perdre et bien qu'elle soit magnifique physiquement, Vénus callipyge au visage de poupée doté de deux perles azur renversantes, et sublime psychologiquement avec des qualités dépassant l'entendement, mon cœur ne lui était pas voué. Peut-être le serait-il un jour, mais actuellement, il battait péniblement pour Chloe. C'était avec ma fiancée que je voulais bâtir ma vie, fonder une famille, vivre mes vieux jours. J'accordais à Greta une place privilégiée et redoutais une existence sans sa présence lumineuse, mais l'aimer d'amour plutôt que d'amitié me semblait compromis. Qui plus est, je connaissais la jeune femme et je doutais fortement qu'elle recherche à ce qu'on débute une relation romantique. Notre amitié, telle qu'elle était avant ce "dérapage", me paraissait idéale.

Je fus rejoint quelques minutes plus tard par l'auteure. Un fin sourire amusé étira mes lippes lorsque je la vis débarquer vêtue de ma chemise. « Hey, salut… » « Salut », lui fis-je écho en sortant deux tasses que j'emplissais du liquide obscur. Mon rythme cardiaque s'accéléra légèrement, devant l'éventualité que cette conversation tourne au vinaigre. « On en parle ou pas ? » Mon interlocutrice semblait aussi malmenée par les consommations de la vielle que ma personne. J'eus un léger sourire sans joie, faisant glisser une tasse en face d'elle et l'invitant à prendre place. « Ça dépend... Est-ce que tu penses ce moment important ? » Voulait-elle qu'il définisse notre futur ? Ou était-il plus judicieux de mettre cet instant entre parenthèses, le glisser dans la case des échanges fous motivés par l'alcool, des erreurs si agréables mais qui n'en demeurent pas moins des actes irréfléchis ? « Je n'ai pas vraiment envie que notre amitié en pâtisse, » avouais-je avec un rictus.

J'ignorais s'il s'agissait de honte, de culpabilité ou de remords qui incitait la jeune Jones à conserver une distance entre nous. Elle avait pris appui sur le mur, comme si elle jugeait la solidité de ce dernier rassurante dans cette journée qui annonçait bon nombre de confusions et d'incertitudes. Un rictus vint étirer mes lippes que je plongeais par la suite dans mon café noir. A mon sens, il était judicieux de parler du moment spécial que nous avions passé ensemble seulement s'il détenait une quelconque importance, une signification conséquente. Si le décortiquer de termes était bénéfique pour au moins l'un d'entre nous deux. Je ne me leurrais pas, il était certain que nous vivions tous les deux l'après de cette nuit singulière différemment. Personnellement, je me sentais coupable envers Greta, je redoutais la perdre et de l'avoir blessée. J'avais la conscience tranquille envers Chloe toutefois, puisque nous étions séparés et qu'elle, elle n'avait jamais hésité à me tromper. Certes, je l'aimais encore de tout mon cœur, mais jamais je ne l'autoriserai à utiliser la Jones contre moi. Les relations que j'entretenais avec les deux jeunes femmes étaient divergentes et même si je m'étais livré à un moment échappé et confus la nuit dernière, mon ex fiancée ne possédait aucun pouvoir dessus, mis à part celui d'avoir été un facteur l'initiant.

Le silence pesant qui s'immisçait sournoisement entre nous fut brisé par les premiers aveux de Greta. Elle m'annonçait ne pas pouvoir effacer aisément ce souvenir de sa mémoire, bien qu'il ne relevait que de nos états d'âmes écorchés nourris de l'abus du vin. Puis, elle me rejoignait sur mon désir de voir notre relation inchangée, bien qu'elle reconnaissait l'improbabilité de voir ce vœu exaucé. Je haussais les sourcils lorsqu'elle déclarait qu'elle n'osait pas me regarder dans les yeux, ce que je percevais dans son comportement, mais ce qui me blessait dans ses paroles. Me considérait-elle comme le principal fautif ? Avait-elle honte de ce moment ? Le rejetait-elle autant qu'elle n'osait même plus me regarder ? Qu'est-ce que je représentais actuellement pour elle qui l'empêchait de m'accorder son regard ? Les conjectures se pourchassaient dans ma boîte crânienne, interrompues par une nouvelle prise de parole de la britannique, qui résumait en quelques mots l'instant fatidique qui nous plongeait désormais dans cette lourde et pénible atmosphère.  

« Ce n'est sans doute pas possible de gommer ce moment de notre passé parce que, de toute évidence, ce n'est pas dans notre caractère. » Après tout, nous étions tous les deux plutôt sensibles, nous mettions du cœur dans nos relations, nous étions attentifs au monde qui nous entourait. « Comme tu le qualifies si bien, c'était un dérapage, qui jure plutôt avec notre volonté d'être terre-à-terre. » Je me pinçais quelques instants les lèvres, cherchant les termes qui illustreraient le plus clairement ma pensée, bien obscurcie par les vapeurs du lendemain de veille. « Je n'ai pas envie qu'il nous définisse et nous réduise au rang d'étrangers parce qu'on n'ose plus se regarder... » De plus, nous avions tous les deux des manières bien différentes de réagir. Si je pouvais percevoir ce moment comme une parenthèse mémorable dans notre amitié sous la seule condition que Greta n'en souffre pas, l'auteure ne semblait pas du tout jouir du même ressenti. J'ignorais prodigieusement comment réparer d'éventuels pots cassés, comment banaliser ce moment que je ne souhaitais pas non plus rendre ordinaire, mais assez acceptable pour que mon interlocutrice ose ne serait-ce m'approcher de quelques pas. Je pouvais presque me percevoir comme un prédateur sexuel duquel elle imposait une distance de sécurité. « Est-ce que je t'ai... Blessée ? Est-ce que j'ai fait quelque chose... D'autre qu'il ne fallait pas ? Je ne voudrais pas que des rancœurs soient gardées. » A mesure des secondes qui défilaient, je me sentais de plus en plus coupable vis-à-vis d'elle et développais un agacement contre mon être manifestement responsable de ces sentiments néfastes.

L'atmosphère n'avait jamais été aussi lourde entre vous deux, et après réflexion, je reconnaissais que cela faisait un très long moment que je ne m'étais pas senti si oppressé par un tel malaise. J'appréciais énormément Greta, son amitié m'était inestimable et en aucun cas, je souhaitais la voir disparaître de mon quotidien. La jeune femme représentait tant, m'avait apporté tant, je ne pouvais dire adieu à cette relation parce que, sous l'effet de l'alcool, celle-ci nous avait menés à un ultime rapprochement. Néanmoins, force m'était de constater l'impact que cette soirée avait eu sur l'auteure. Un tourment de sentiments la saisissait si bien qu'elle était incapable de me regarder, inapte à s'approcher de moi, comme si elle redoutait quelque chose ? Honnêtement, j'avais toutes les misères du monde à expliciter son comportement. Je reconnaissais l'origine de ses états d'âmes, mais je n'élucidais pas les conséquences qu'ils opéraient.

Alors, je déclarais qu'on ne pouvait pas gommer notre aventure que je cataloguais de dérapage, accordant sans problème mon violon à ce que je comprenais des dires de mon interlocutrice. Je pouvais bien ne pas fermer les yeux sur ce moment, je pouvais aussi l'assumer entièrement. Je suivrai la démarche qu'elle me dicterait visant le salut de notre relation. Je sursautais lorsque Greta s'exclamait son approbation avec ma réplique et expliquait ce qu'elle souhaitait : ne pas ressentir la gêne qui la tétanisait. Elle relatait que cet élément était désormais ancré dans notre histoire et que nous ne pouvions le rejeter. « On ne peut pas remonter dans le temps, » ajoutais-je doucement pour appuyer ses paroles.

L'on n'était pas des gens qui banaliserait cette union singulière, puisque nous avions trop d'affection l'un pour l'autre. Et puisque cette amitié persistait, nous ne voulions pas la voir altérer par cette impulsivité enivrée. L'équilibre en était chaviré et à mesure des minutes, je commençais à me demander s'il n'y avait pas plus que cet écart. Avais-je mal agi ? Avais-je blessé la britannique sans même m'en rappeler ? Soucieux, je l'interrogeais sur cette éventualité, qu'elle réfutait à mon plus grand soulagement. Je ne me qualifiais pas de parfait, mais au moins, je ne l'avais pas maltraitée inconsciemment.

Puis, en l'espace de quelques secondes, la culpabilité qui s'immisçait en moi sembla s'envoler et s'entasser sur celle qui reposait déjà sur les épaules de la Jones. Je l'écoutais déplorer son comportement et hochais la tête en signe de dénégation. En aucun cas je ne désirais que Greta rejette la façon dont elle se sentait naturellement. Chacun gérait les événements comme il le pouvait et il n'y avait strictement aucun mal à cela. L'essentiel était de réussir à retrouver sérénité. « T'inquiètes pas. C'est pas grave. C'est normal. Tu ressens ce que tu ressens, c'est comme ça, » tentais-je maladroitement de la conforter, alors que pas à pas, elle réduisait enfin la distance entre nous. Je m'autorisais à boire une gorgée de mon café tiède, à la recherche de neurones moins ombragés dans ces circonstances uniques. Peut-être pouvais-je aussi y noyer un peu du malaise que je continuais d'abriter ? Un fin sourire étira mes lèvres alors que la jeune femme concluait que ce n'était pas si grave, qu'on n'avait fait de mal à personne. « Apparemment, non, » répondis-je, faisant allusion à ma propre crainte de l'avoir blessée. « Ce qu'on a fait n'est pas... Anodin. Mais ce n'est pas une sentence non plus. On y donne la définition qu'on veut, l'importance qu'on souhaite.  » Je marquais une pause, songeur. « L'essentiel c'est qu'on soit d'accord sur ce qu'on veut que ce geste signifie, je pense... Non ? Qu'on soit sur la même longueur d'ondes concernant l'importance qu'on veut y donner ? »

J'avais la sensation de marcher sur un fil, représentatif de mon amitié avec Greta, qui menaçait cruellement de se rompre au moindre faux pas ou sous le poids des conséquences issus de nos derniers agissements. Je tentais de dénicher des paroles salvatrices qui viendraient adoucir les maux envahissant mon interlocutrice. Le malaise, les regrets, la confusion, un cocktail toxique d'émotions s'était immisçait dans nos échanges, généré par un geste que j'espérais pouvoir banaliser. J'avais conscience que s'abandonner dans les bras de quelqu'un ne composait guère un acte anodin, autant pour la britannique que pour moi-même ; néanmoins, j'étais apte à ôter toute signification à ce fait si cela invoquait de conserver mon amitié avec l'auteure. Imaginer mon existence sans Greta à mes côtés relevait de la pure punition, j'appréciais énormément la jeune femme et elle apportait beaucoup à ma vie. Les bons souvenirs que je partageais avec elle se comptaient par centaines et nous détenions une complicité et alchimie uniques. Je ne me pardonnerais certainement pas de la voir quitter mon quotidien à cause de mouvements motivés uniquement par l'alcool. Je l'imputerais à mon manque de bon sens sur l'instant, bien que comme je le clamais et comme l'approuvait la Jones : nous ne pouvions remonter dans le temps.

Je grimaçais doucement, puis ressentis une vague de soulagement lorsque mon interlocutrice avança enfin vers ma personne, réduisant la distance qu'elle avait imposé entre nos deux êtres. Telles des paroles inespérées, je l'entendais m'annoncer que j'étais vraiment quelqu'un de bien, déclaration qui me laissait incrédule vu la tension qui planait entre nous quelques minutes plus tôt. La tempête était-elle passée ? Avions-nous trouvé les outils autorisant notre relation à avancer sans être ternie ni brisée par cette union interdite ? La britannique reprit la parole, qualifiant l'acte d'important mais relevant l'aspect positif de la non-implication d'un tiers. Je haussais les sourcils, ayant un peu le sentiment de recevoir une bousculade de la part de Greta. Dur rappel à la réalité : Chloe n'était plus chez moi. Je pouvais coucher avec toutes les filles de la planète, elle n'était pas en droit de m'en tenir rigueur puisque que depuis peu, nous étions séparés. Je levais le regard vers mon amie, extirpé de mes pensées, lorsqu'elle m'interrogea sur mes futurs plans vis-à-vis de cette autre relation en difficulté. Je conservais le silence quelques secondes, avant de me redresser et prendre une gorgée de mon café désormais froid. « Comme d'habitude, j'imagine : je vais essayer de réparer les choses. »

Je laissais de nouvelles secondes se dissiper entre nous deux, avant d'exposer : « Chloe est revenue plusieurs fois vers moi. Peut-être que ce n'est qu'une aventure qu'elle a avec ce type, qu'elle ne fait que des tests... » La confusion de tout à l'heure s'évaporait peu à peu, ma confiance en Greta ayant repris le dessus pour que je lui livre mes ambitions confidentielles :  « Je pensais lui proposer de continuer son aventure avec l'autre type et une fois qu'elle en aurait fini, de revenir. » Devant le regard de Greta, je précisais, plein d'espoir et toujours amoureux : « On pourrait reprendre notre histoire là où on l'a laissée. Après tout, il y a plein de couples qui se quittent pour aller voir ailleurs puis se remettent ensemble au final parce qu'ils s'aiment. Pourquoi pas nous ? » J'y croyais dur comme fer. La femme qui avait accepté de m'épouser des mois plus tôt ne pouvait pas réduire à néant des années d'amour, de projets, de relation, de vie commune. Il m'était inconcevable qu'en une seule rencontre, toute l'existence que j'avais érigée à ses côtés soit détruite sans merci.

Comme pour chasser d'un revers de main le malaise que nous nous étions imposés en partageant un moment intime la veille, Greta m'interrogeait sur Chloe. Évoquer cette dernière eut l'effet d'un pincement au cœur, me sommant derechef à la réalité, sans cérémonie, sans délicatesse. Un rictus vint étirer mes lippes, signifiant la souffrance qui s'installait progressivement en mon être, provoquée par les agissements de cette femme que j'aimais tant. Elle était à l'origine de tous mes maux, la raison pour laquelle j'avais passé cette précédente soirée avec la Jones, qui était bien consciente des difficultés que je rencontrais et qui désirait m'épauler. Néanmoins, ma décision était claire : je n'abandonnais pas mon histoire, je refusais d'y voir un trait tiré. J'y tenais comme à la prunelle de mes yeux, il m'était inconcevable que Chloe me quitte définitivement. Ainsi, avec toute la sincérité du monde, j'indiquais à mon interlocutrice que je comptais réparer les pots cassés avec celle qui me trompait ouvertement.

Je lisais sans difficulté la contrariété sur le visage de la britannique. J'ignorais s'il s'agissait de mes propos ou de sa propre expérience en termes de trahison qui l'irritait mais j'argumentais mon choix de ne pas abandonner mon rêve de continuer ma vie auprès de Chloe. Je lui exposais ses nombreux retours vers moi ainsi que leur hypothétique sémantique, l'éventualité qu'elle ait seulement besoin d'aller voir ailleurs, mon ambition de lui suggérer que l'on fasse une pause dans notre relation, durant laquelle elle pourrait se découvrir avec W, puis revenir vers moi une fois ses sens retrouvés. J'y croyais réellement, j'avais entendu parler de couples qui se séparait temporairement pour mieux se retrouver. Pourquoi pas nous ?

« Tu comptes réellement lui pardonner ? » Je maintiens quelques secondes le regard azuré de l'auteur. Je peux y discerner l'opinion de mon amie, je suis capable d'y lire des avertissements, tant de motifs contrant mes aspirations que je finis par noyer mon regard dans ma tasse de café, muet. « Isy, tu sais que tu vas souffrir ? Si elle a été capable de cela une fois, elle recommencera… » J'en suis pleinement conscience puisque ça a déjà été le cas : Chloe me promet que c'en est finit de W., puis son téléphone vibre sous l'impact des messages pour le moins chaleureux de ce dernier. Je demeure silencieux car même si j'assimile toute la raison issue des propos de Greta, je suis incapable de m'y résoudre. « Quoique tu choisisses, je te soutiendrai, mais je te demande juste de faire attention à toi. Je ne veux pas que tu souffres. » J'inspire profondément. Je suis incapable de promettre à mon amie que je sortirai indemne de ce fou objectif que je me suis fixé. Honnête, j'avoue : « Je peux pas l'abandonner comme ça, Greta. Elle est toute ma vie, elle est l'amour de ma vie. Forcément, je lui pardonne tout. » J'ai la sensation que mes dires relèvent de la folie, pourtant, mon cœur bat tant pour elle qu'ils me sont véridiques. « C'est pas possible de terminer cinq ans de relation comme ça. Il y a deux semaines, elle acceptait qu'on se marie. C'est pas possible qu'un inconnu débarque et brise tout aussi rapidement. Tout ce qu'on bâtit, tous nos plans, tout... Ça vaut bien plus que ça... » Je suis incapable d'ébaucher même un futur sans sa présence. « On a des projets pour toute notre vie et on a encore tant à accomplir. On bâtit tout ça pour notre vie ensemble. Cette maison, nos boulots, nos économies... Plus rien n'aurait de sens si elle partait. Elle peut pas partir comme ça, c'est impossible, c'est insensé. Elle va revenir. » J'en étais persuadé, c'était l'unique option possible pour la finalité de ce tourment dans ma vie. « Elle va vivre ce qu'elle a à vivre avec lui puis elle va revenir. Il y aura peut-être des trucs qu'elle veut qu'on change dans notre couple et on travaillera dessus ensemble. Après tout, je suis loin d'être parfait. Peut-être que si j'étais un peu moins absent, elle n'aurait pas eu le besoin d'aller voir ce type par exemple. »

Greta avait invoqué une autre réalité entre nous : celle de mon couple en détresse. La Jones avait conscience des éléments désastreux qui rythmaient ma vie personnelle, faisaient indéniablement saigner régulièrement mon cœur, bien que je me gardais de déclarer ce fait, estimant chaque peine temporaire. A mes yeux, j'étais spectateur impuissant de cette phase impérative à l'existence de la femme que j'aimais, qui se devait de trahir l'homme qu'elle jurait pourtant être maître de son cœur. L'amour paraissait régir de réelles folies, néanmoins, dans ma tête, la situation était limpide. Les mensonges de Chloe étaient pardonnés instantanément lorsqu'elle retrouvait mes bras. J'effaçais soigneusement et sans rancune chacune de ses tromperies, crédule de son argumentaire certifiant l'amour qu'elle me vouait. Puisque qu'il m'était inconcevable d'éradiquer cinq années de vie commune, de réfuter des projets planifiées sur du long-terme, de rendre futiles des promesses d'affection et d'avenir si naturelles qu'elles goûtaient l'indécence ainsi que ces innombrables sacrifices solidifiant les bases même de notre royaume à deux.

Le réalisme - ou était-ce le pessimisme ? - me dérangeait parfois, susurrant à ma raison que l'Homme n'était pas figé dans un état permanent. Les gens évoluent, même ceux à qui l'on consacre éperdument toute sa vie. Il est souvent ardu de se saisir soi-même, il s'agit d'un jeu de confiance bien dangereux de juger une histoire écrite à deux éternelle. Cependant, je croyais tant à ce futur que je m'autorisais, exceptionnellement, à entretenir le rêve, l'illusion, la naïveté. Telle une redevance imposée effrontément au destin qui m'avait déjà arraché ma vocation sportive, je lui sommais de préserver en contrepartie mon idylle, convaincu qu'un équilibre, qu'une justice, constituaient une rassurante denrée fondamentale au bon fonctionnement de notre curieux monde.  

L'auteure exposait l'odieux réel de la situation. N'était-ce pas Chloe qui m'abandonnait, en nourrissant deux romances simultanément ? Continuer cette valse qu'elle avait engagée, m'infligeait, ne conduisait-il pas uniquement à un colossal chagrin parsemé de dérisoires satisfactions ? Je présentais toute l'espérance que je détenais envers Chloe, le caractère insensé d'un éventuel départ définitif de sa part. Mon attachement complet à cette femme portait chacun de mes termes, les amplifiait, les surélevait. « Mais tu sais, les sentiments ne se contrôlent pas. Je vais peut-être te faire encore plus de mal mais est-ce-que tu penses qu’elle est encore réellement amoureuse de toi ? »

J'entends l'interrogation fatidique, celle qui sème de manière exponentielle le doute en mon esprit lors de ces nuits passées dans un lit froissé transpirant la fausseté, et que je m'interdis, lâche fou amoureux, à confronter. Je l'intègre et la repousse, arborant des œillères, explicitant cette alternative si délicate, issue de mes fabulations enfantines, aspirant que tout redeviendrait comme avant. J'y crois, à cette éventuelle lubie qui manipule Chloe et la fera revenir vers moi après une pause irrationnelle. Je souligne tous ces amants qui se quittent pour mieux se retrouver. Je les use à outrance, les plaque grossièrement sur ma propre histoire comme si ces expériences différentes, divergentes, allaient guérir les plaies béantes de mon couple courant peut-être vers une hemorragie certaine, une rupture terminale.
Chloe reviendra, quitte à ce que je redéfinisse le monde, quitte à ce que je me métamorphose. La vie me doit bien ça. Ne récompense-t-on pas les gens bons ? N'ai-je pas prouvé que je valais une faveur ? Je ne lui demande jamais rien, au destin, qu'il me laisse cette femme, qu'il me consent ce rêve. « Je ne veux pas t’entendre te tenir pour responsable. S’il te plait. »

Je lève les yeux alors que la britannique se mouve et m'étreint. « Ça va aller… » J'inspire profondément, réfugié au sein de cette précaire certitude montée de toutes pièces. « Oui, ça va aller. » Parce que si le futur s'axe sur les craintes de Greta, la vérité me deviendrait insupportable. Je peinerais à survivre à une vie si cruelle qui me semblerait ne faire que mettre en scène les Hommes pour mieux les ravager.