Elles ont un côté de déjà vu les files de voitures devant elle qui n’avancent pas, et la radio qui continue de jouer à fond le dernier hit à la mode d’une chanteuse qui, faute de ne pas être Britney Spears, n’a pas retenu l’attention de Lene hormis cet air hyper catchy et entraînant qui doivent la raison pour laquelle la chanson est passée trois fois en une heure. A y penser, vu qu’elle ne peut pas faire grand-chose pour se divertir, c’est que ça deviendrait presque une habitude que de se retrouver coincée dans le trafic alors qu’elle s’apprête à aller ramasser Lou. C’était déjà ce qui était arrivé, il y’a un an, et aujourd’hui, Lene avait beau avoir voulu y mettre de la bonne volonté aujourd’hui et quitter la plage un peu plus tôt pour être à l’heure, le Destin n’aura pas interféré en sa faveur pour respecter ce souhait. Probablement une façon déguisée de lui dire de rentrer chez elle et de fuir tant qu’il en est encore temps parce que passer du temps avec Lou n’est pas ce que le bon sens appellerait en général une bonne idée. Seulement, Lene n’en est pas à voir les choses de la même façon et quand bien même que la petite planche à pain soit en train de lui cacher quelque chose, ce qu’elle pressent aux texto formatés qu’elle reçoit parfois et au fait que contrairement à ce qui était prévu, la gamine ne vient presque plus jouer les piques assiettes à la maison, Lene préfère se dire que s’il y’avait un gros soucis, elle le saurait et que si ce soucis avait à voir avec des aiguilles, elle ne tarderait pas à la voir. C’est pourquoi, elle décide de ne pas s’inquiéter et espère que, de prendre le temps de fêter l’année de sobriété de la donzelle lui rappelle que, sa vie est précieuse et qu’il existe des gens dans ce monde qui s’en soucie encore (et si par pitié, on pouvait éviter à Lene de balancer ces conneries à haute voix). Vingt minutes encore et la situation se décante. C’est toujours très lent, ça titille les automatismes de folle du volant de Lene. Elle a beaucoup de mal à ne pas s’emballer, appuyer sur l’accélérateur en espérant que les gens soient assez bon conducteur pour l’éviter. Seulement, vu qu’elle en est à se rappeler l’année dernière, elle se souvient également que le chemin pour aller chercher Lou, elle l’avait fait en taxi. Dans son taxi. Taxi parti en fumée très probablement à cause de cet instinct sportif. Cette année sera donc l’année où elle apprendra à être raisonnable et à prendre sur elle quand une connasse en mini ne sait pas s’engager. Difficile mais pas impossible, preuve en est que quelques minutes plus tard (et un non-respect de certaines limites, on l’avoue) la voiture est garée devant le magasin de cupcake où officie Lou, cette dernière ayant – et c’est avec beaucoup de surprise que Lene le constate – attendue devant qu’elle arrive. « Et bah, qui aurait cru qu’il fallait seulement te coller un accoutrement rose pour te faire garder un travail plus d’un mois ! » Certes, pas sa meilleure entrée en matière, mais vu qu’elles ne s’étaient pas croisé, Lene n’avait pas eu encore l’occasion de constater et puis, maintenant qu’elle est déjà en retard, y’a rien qu’elle pourra dire pour sauver la situation. Lou en voiture, le fourgon repart. « Du coup, ça se passe bien là-bas ? » Elle suppose. Ce n’était pas facile de trouver un travail satisfaisant, pas simple d’en causer avec elle non plus et de vraiment savoir où elle en était. « Je te propose d’aller faire un tour où tu veux et d’aller crasher à la maison, c’est sobre, mais y’a du gâteau. »
“Faut que je prenne une pause.” je lâche à la patronne en dénouant mon tablier comme si c'était acquis. Je le jette au fond de mon minuscule casier, planqué dans l'espèce de remise qui sert également de bureau à Blanche. Il n’y a qu'une nana qui s'appelle Blanche pour ouvrir un magasin dédié aux cupcakes, je pense, ou un autre de ces noms bourgeois comme, je sais pas, Pomme ou Colombe. Elle est française, bien sûr. Une énième bouffeuse de croissants venue faire “juste un semestre” à l'étranger et qui n’est finalement jamais repartie. C'est une véritable invasion d'accents tout pourris et de faces de merlans frits comme ils semblent tous en avoir, il suffit de voir le nombre de boulangeries et de bistrots qui ont sorti de terre en quelques années dans la ville. Faut dire que la seule autre chose qu'on a hérité de nos chers colons en dehors de la langue, c'est leur absence totale de gastronomie, et ça ne fait pas de mal que certains tentent de relever le niveau. S'ils pouvaient seulement être moins suffisants et stupides, l'Australie s'en porterait mieux. Blanche me toise, exige une justification, et j'ai très envie de lui répondre que son père m'attend pour notre séance BDSM hebdomadaire histoire de lui faire comprendre que c'est pas ses oignons, mais je mords les joues, ravale l'adolescente rebelle en moi et lui dit le plus honnêtement du monde ; “J'ai mes règles”. C'est ainsi que je me retrouve dans la pharmacie du bout de la rue, ma boîte de tampons dans la main, fixant le rayon des protections hygiéniques. Absorbée par toutes ces faces de retraités absolument ravis, leurs sourires blancs, toutes rides dehors, tandis que leurs fesses trouvent bonne place dans leur couche. C'est qu'il existe donc un monde du marketing dédié aux changes pour vieux, et vu le nombre de marques, la concurrence est rude. Et je les imagine autour d'une grande table ovale d'une salle de réunion entièrement vitrée au trentième étage d'une tour du centre-ville à brainstormer sur la meilleure manière de faire comprendre à ceux qui ont tout vu, tout fait, que ce sont leurs couches celles qui vont révolutionner leur quotidien et ainsi faire main basse sur ce marché littéralement juteux. Je me demande ce que ça fait d'avoir les fesses comme deux pruneaux mûrs bien enveloppés dans ces trucs, et je suis tentée d'ouvrir un paquet et d’en sortir l’une de ces méga serviettes pour palper. “Alvéoles ultra absorbantes”. C'est un drôle de mot, alvéole. Au fur et à mesure de ma contemplation, ma tête penche, mes yeux se plissent. Ça coûte un bras d'avoir le popotin au sec passé soixante ans, je remarque. S'il y a de toutes les tailles, il y a aussi de tous les prix, et ça reste franchement abusé dans la mesure où ce n’est pas une fois par mois qu'il faut qu'un petit papi se protège le slip, mais tous les jours. Elles ont intérêt à être sacrément absorbantes, leurs alvéoles. Je réalise que c'est sûrement la dernière demeure du booty, qu'on meure dans la nuit ou au pied d'un escalier, alors ça mérite de la top qualité. Peut-être que c'est ce qui les rend aussi aigris et cons, les vieux ; des couches inconfortables. Moi aussi je ferais la gueule si ma minuscule retraite filait de moitié dans un budget protections hygiéniques pour finalement avoir l'impression de me mettre du sopalin entre les cuisses. C'est triste, quand même, cette déchéance. Ô incontinence, fléau sociétal absolument fascinant. Et en m’arrachant enfin du rayon, je me dis qu'ils feraient mieux de tous se tirer une balle.
Je n'aurais jamais pensé qu'en prenant ce travail, j'aurais en effet de quoi m'occuper. Après tout à mes yeux les magasins de cupcakes sont comme de fausses vitrines peintes sur un mur pour combler le vide tristounet entre deux bâtiments. Avez-vous déjà vu quelqu'un entrer dans un magasin de cupcakes ou, mieux, en sortir avec un sac de pâtisseries ? Pourtant, ils existent, ces gens qui aiment ces boules de beurre qui vous tombent dans l'estomac comme du plâtre. C'est bien plus beau que bon, tout le monde le sait, et c'est passé de mode, à voir la file d'attente qui s'allonge à la boutique de cronut d'en face dès six heures du matin. Mais à six dollars le cupcake, la rentabilité est là, et le diabète a de beaux jours devant lui auprès des irréductibles gourmands. Il y a un pic d'affluence dans la toute petite boutique entre onze et treize heures, puis après seize heures ; le reste de la journée consiste à regarder la petite aiguille faire la course contre la grande et la trotteuse qui rappelle qu'une seconde, c'est sacrément long. Ma journée prend fin à dix-huit heures, et puisque la voiture de Lene n’est toujours pas garée, sans surprise, j'entreprends de passer un coup de balai. Elle se découvre de la conscience professionnelle, la petite, voyez-vous ça. Bien entendu la bonne volonté investie dans cette bonne action du jour s'évapore dès lors que Sophie Ellis-Bextor passe à la radio, transformant le parquet en dancefloor et le manche en bois tantôt en partenaire de rock endiablé, tantôt en pied de micro invisible, et j'offre aux passants attentifs un show où je me donne corps et âme. Une vingtaine de minutes plus tard, après avoir passé un tour de clé au pied de la porte du magasin, il ne me reste qu'à faire le guet sur le trottoir. Je ne m'inquiète pas, Lene arrivera tôt ou tard, quoi que plus tard que tôt. Elle n’aurait pas oublié, mais la plage est loin et l'heure de point laborieuse pour les vaillants automobilistes. Et elle arrive, sans se confondre en excuses, car pas besoin. Je monte à bord, boucle ma ceinture et soupire d’aise. “Ca se passe.” dis-je en observant la devanture kitsch à souhait s’éloigner derrière nous dans le rétroviseur. Je ne suis pas peu fière d’avoir enfin réussi à garder un travail. Autant la vie normale d’adulte qui essaye de se prendre en main est franchement ennuyeuse, autant j’aime assez avoir de quoi manger à ma faim toutes les semaines. “Ma patronne est sur mon dos, mais elle est pas méchante. Elle a surtout cette parano que je vais forcément piquer dans la caisse un jour.” Je ne suis pas malhonnête et quand il a fallu expliquer le néant sur mon CV, j’ai dit la vérité. Aucun bobard n’aurait été assez crédible pour justifier qu’une fille de vingt-neuf ans n’ait pas la moindre expérience professionnelle -du moins, aucune qui soit avouable. “Les clients sont pas chiants, y’a pas foule et ceux qui achètent sont de beaux gens fancy comme tout.” C’est plus plaisant que de vivre dans les bips incessants des caisses d’une supérette pleine de mères en galère avec leurs bébés braillards en poussette et les thugs en mousse, la casquette à l’envers et le futal aux genoux. “Et passer toute la journée devant des étalages de gâteaux me donne l'impression d'avoir faim vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” j’ajoute avec un léger sourire. Du coup, quand Lene mentionne un gâteau, ça me parle. “On peut aller directement à la maison, j'ai pas très envie de traîner dehors. Et puis, j'ai faim.” J’hausse les épaules, l’air de rien. Dehors n’est pas sûr, il y a des Liam capables de sortir de n’importe où. Je n’oublie pas sa visite surprise, après m’avoir suivi depuis la sortie du travail. Et les un an de ma sobriété serait une date de choix pour me rappeler qu’il y a des chances que je ne tienne pas une année supplémentaire. Je préfère rejoindre un endroit sûr. “Il me manque presque ton vieux taco.” dis-je en inspectant vite fait l’intérieur de cette voiture-là. Je n’ai pas prévu d’en avoir une à moi de sitôt, aimant bien trop me faire balader à travers la ville comme une princesse. Néanmoins, j’aimais l’allure du taxi de Lene, victime de ses coups de sang au volant, l’odeur acide qui titillait les narines et les sièges décousus. “Tu fais toujours fructifier ton épargne retraite en vendant l'odeur de tes pets à des renifleurs de culotte ?” Je ne juge pas, je serais mal placée pour ça. En réalité, je trouve même cela malin. D’autant plus futé, d’ailleurs, depuis que j’ai passé un quart d’heure à me faire un benchmark des protections hygiéniques pour vieux.
Peut-être qu’elle aurait dû penser à fêter les choses en grande pompe pour l’occasion. Du moins, c’est que sous-entend le côté célébration de leurs retrouvailles, même si on est loin du duo de fille déchainée qui s’en va montrer sa poitrine pour des verres gratuits. C’est dommage qu’internet n’offre pas une liste complète de tutoriel à exploiter sur « comment célébrer la première année de sobriété de sa meilleure amie. » parce que ça l’aurait pas mal aidé à proposer autre chose à Lou qu’un petit tour là où elle veut avant de finir écrasée devant la télé à regarder la première bêtise qui passera par là. Enfin, fêter les choses en grande pompe, c’est peut-être aussi ce qu’on attendrait d’elle en général mais tout l’monde a une idée assez précise du tempérament de Lene pour savoir que son cul coincée dans le canapé, c’est ça, party hard. “Ça se passe.” Réponse simple. Lene ne s’attendait pas non plus à ce que Lou lui fasse part d’une passion nouvelle pour le monde du cupcake et de la vente et vu que la demoiselle semble tenir le poste depuis un certain moment, elle en conclu qu’elle semble avoir trouvé un certain compromis avec la vie. “Ma patronne est sur mon dos, mais elle est pas méchante. Elle a surtout cette parano que je vais forcément piquer dans la caisse un jour.” Qu’elle explique et sur le visage de Lene s’affiche une mine signifiant qu’elle arrive à comprendre le comportement de la gérante. Elle-même aurait eu ses doutes. “Les clients sont pas chiants, y’a pas foule et ceux qui achètent sont de beaux gens fancy comme tout.” Et elle l’écoute énumérer ce qui semble être une liste de point positif autour de sa boutique. Lene n’y a jeté qu’un œil bref, les sucreries n’ont jamais été sa came mais elle est plutôt contente de voir que Lou a réussi à trouver sa niche pour bâtir les fondations de cette nouvelle-elle adulte. C’est fragile mais c’est un départ. “Et passer toute la journée devant des étalages de gâteaux me donne l'impression d'avoir faim vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” « Sérieusement ? Ça ne t’écœure pas ? » Qu’elle réagit presque instantanément, parce que dans son cas, juste la devanture lui file le tournis. C’est trop rose. Trop bonbon. Trop fille. “On peut aller directement à la maison, j'ai pas très envie de traîner dehors. Et puis, j'ai faim.” Répond Lou à propos du programme plus que nul à chier de Lene. Lene hausse les épaules, un peu surprise que la soirée file dans son sens, elle qui était préparée à devoir emmener Lou tester des châteaux gonflables ou la petite fête foraine du coin. La question est de savoir si c’est juste passager ou si ça y’est, l’âge adulte est arrivé. “Il me manque presque ton vieux taco.” Qu’elle ajoute, lui rappelant à l’occasion qu’en même temps que sa sobriété, c’est presque l’anniversaire de la mort de son taxi, vu que celui-ci avait été embouti quelques jours après la sortie de Lou. Triste chose. « A moi aussi. Tu t’rend comptes que cette voiture ne grince même pas ! » Et qu’elle pollue moins. Démarre mieux. Ne tremble pas. Ne sent pas la friture. N’a pas encore reçu le vomi de qui que ce soit. Bref, quelle terrible chose qu’une voiture neuve. « Enfin, j’ai toujours Britney. » Qu’elle soupire, montrant du nez la boite à gant qui renferme le fameux cd. Avec un peu d’imagination et les yeux fermés, ça peut presque être le bon vieux temps. “Tu fais toujours fructifier ton épargne retraite en vendant l'odeur de tes pets à des renifleurs de culotte ?” Une activité parallèle à celle de pompier dont elle lui avait confié le secret. La question fait sourire Lene parce que la chose l’amuse toujours autant. Elle n’arrive pas à croire que des gars sont capables de payer vingt dollars un bout de tissus. « Je le fais toujours, et ça rapporte bien. » Qu’elle annonce avant de reprendre, des fois que Lou se fasse la mauvaise idée. « Enfin, pas de quoi vivre mais ça complète beaucoup et ça marche pas trop mal. J’hésite presque à créer une sorte de chat pour ceux qui voudrait « plus » » Qu’elle explique, tout de même pas très certaine de vraiment le faire. Elle a conscience de risquer gros si sa hiérarchie l’apprend. « Tu ne veux toujours pas tenter ? Franchement, les gars sont dégueu mais faut juste savoir s’en amuser. » Parce que vu comme ça, Lou et son uniforme digne d’une infirmière Joelle, ça pourrait faire des vues. « C’est juste un peu frustrant, parce qu’en soi, j’ai pas mal d’idée mais si je gâche mon anonymat, ça risque d’être la porte des pompiers et, on dirait pas mais, c’est assez cool d’aider des gens. » Même si à son niveau, on parle beaucoup de mamie hypocondriaque et de chat perché mais bon.
Je hausse les épaule, dodeline un peu de la tête ; d’un côté, les étalages de diabète que je sers tous les jours ont quelque chose d’écoeurant, ce n’est pas faux, et de l’autre, pour un ventre sur pattes dans mon genre, cela s’apparente quand même à de la torture. Ce n’est pas dit que j’en mangerais tous les jours, pas même tous les deux jours. Je suis comme tout le monde à ce sujet ; j’ai conscience que c’est mauvais pour la ligne, que le goût vaut vraiment pas tout le flan qu’on fait autour de ça, pourtant ça me fait envie malgré tout. Les cupcakes, c’est les chatons de la pâtisserie ; qu’importe dans quel genre de pierre est fabriqué ton coeur, il finira par craquer. Même Lene finirait par en prendre un bout à ma place. Juste avant de faire une overdose de sucre, de rose et de girly. Mais j’aime son côté bonhomme, un peu cow-boy. Je l’imagine si bien dans un ranch, les bottes aux pieds, le chapeau sur la tête, dégommant des records de rodéo, une bouteille de whisky dans le sang. Elle ne se prend pas la tête, et je crois que c’est ce dont j’ai besoin en ce moment. La mienne est trop pleine, le souci me fait des ulcères, et c’est pas beau sur le visage non plus. Tout ce que je veux, c’est rentrer à la maison. J’en parle encore comme ça, parce que la baraque de Lene est littéralement ma dernière véritable demeure à date. Avant que je ne vive entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel, avant que je ne comprenne que mes ennuis pourraient l’éclabousser, elle aussi. Je ne lui avais pas parlé de la visite nocturne de Mitchell. Mais ce n’est qu’une ligne sur une liste de secrets longue comme le bras. « Si tu l’emboutis une ou deux fois, ça pourrait s’arranger. » je réponds au sujet de la voiture, quoi que je me doute que la bousiller n’est pas à l’ordre du jour, surtout pas pour des arguments aussi stupides. On ne peut que souhaiter au vieux taxi de reposer en paix, quelque part au paradis des voitures, aux côtés de toutes celles qui ont été sacrifiées au nom d’Hollywood -parce qu’elle aussi, elle était une star à sa manière. Le bout de mon pied tire la poignée de la boîte à gants où je trouve ce bon vieil album de Britney, toujours fidèle au poste, lui. « Amen. » Si Lene venait à pondre des gamins, un jour, je me doute qu’elle leur lavera le cerveau pour qu’ils l’aiment autant qu’elle. Elle leur apprendrait les paroles comme on récite des comptines, et les chorégraphies pour mettre la vidéo sur Youtube au milieu d’autres morveux ridiculisés par leurs parents. Je sais qu’être maman n’est pas vraiment dans les plans de mon amie, pas dans l’immédiat. Mais je la vois grandir plus vite que moi, s’adapter au monde mieux que moi, et je me dis que le temps ira bien plus vite qu’on ne veuille le croire, que la vie s’imposera d’elle-même, jusqu’au jour où je la verrais se marier du fond de la salle, puis s’entourer d’un tas d’autres amies fadas de leurs gosses qui pensent que pinner des tutos de DIY tout un après-midi pendant que bébé dort est une forme d’épanouissement exceptionnel. Je ne sais pas trop ce qu’il adviendra de moi d’ici là. Je ne sais pas si elle voudra encore de moi dans le coin à ce moment-là, quand elle sera trop bien pour mentionner le temps où elle vendait ses dessous sur le net. « Ca ira, j’ai assez vendu mon cul pour cette vie. » que je lui rappelle sans parcimonie, et le coup de peinture sur mon passé peu reluisant sentant encore le frais. « Et je voudrais pas te faire de l’ombre, j’ajoute avec un rictus mutin, parce qu’on sait toutes les deux que mes fluides sont bien plus précieux que les tiens. » Urine à paillettes et caca arc-en-ciel, la totale. Je pourrais en profiter pour lui dire que ce n’est pas un moyen idéal d’arrondir les fins de mois, qu’elle pourrait trouver plus respectable, mais c’est une grande fille, et moi un mauvais exemple ambulant, alors je m’abstiens et j’en ris autant qu’elle. « C’est cool que ça te plaise, les pompiers. » C’est physique, c’est utile, ça lui va bien. Peut-être bien qu’elle a trouvé sa voie, là-dedans -je lui souhaite en tout cas. « Je suis juste pas spécialement rassurée de te savoir au volant d’un gros camion. » j’ajoute en battant des cils, taquine. Au moins elle sait conduire, elle, me direz-vous. Toute à mon aise dans mon habituelle place de passagère sans complexes, j’ai le coude sur le rebord de la portière, la main qui tripote les cheveux, l’autre qui dégaine la paire de solaires que je dépose sur mon nez, un peu plus détente au fil des minutes. Je souris quand on me sourit, à travers les vitres, le menton battant le rythme de la musique à la radio. « Je m’attends pas à voir Matt à la maison, hm ? » je demande, pas tant pour prendre le pouls de la relation en dents de scie de ces deux-là que pour savoir à quoi m’attendre pour mon pseudo grand jour.
« Si tu l’emboutis une ou deux fois, ça pourrait s’arranger. » Elle fait mine d’y réfléchir trente secondes mais non. Elle hoche la tête bien vivement, doutant fortement qu’un ou deux accrochages puissent vraiment lui ramener l’âme de son ancien véhicule. Là, on serait plutôt en train de ramener à la vie son coût d’entretien et même si ça n’est pas dans la liste, il reste un avantage à une voiture neuve. Voulant combler un peu de la nostalgie de Lou, Lene ne tarde pas à signaler l’existence de son album de Britney qui a toujours su trouver une place de choix dans sa boite à gant. Cela peut paraître ridicule mais c’est comme la chanteuse permettait à son ancien tacot de vivre encore un peu. « Amen. » Que Lou loue au moment où le précieux object est dans ses mains, sans attendre, c’est la radio qui diffuse les tubes de la star et Lene qui chantonne, tandis que Lou se met à la page sur ses dernières activités, maintenant qu’elle n’a pas plus de taxi et donc de clients trop saouls à qui faire les poches, il a bien fallu qu’elle se trouve une nouvelle activités parallèle et qui aurait cru que ses fonds de culottes soient aussi populaire ? A y penser, elle se dit même que si le business perd de sa vitesse, elle n’aura qu’à changer d’identité en ligne et l’affaire est dans la poche. Le monde de l’internet n’est-il pas merveilleux ? Et alors qu’elle y pense, elle tente néanmoins de proposer à Lou une part du gâteau. « Ça ira, j’ai assez vendu mon cul pour cette vie. » Elle en convient en lâchant un « hum. » signe que Lou n’a pas vraiment tort, même si on reste loin de la prostitution et plutôt dans la vente de rêve. « Et je voudrais pas te faire de l’ombre, parce qu’on sait toutes les deux que mes fluides sont bien plus précieux que les tiens. » Elle se retient de rire, toujours émerveillée qu’après tout ce temps, Lou arrive encore à avoir ses punchlines de princesse. « Si tu le dis. » Qu’elle rétorque d’une façon qui s’amuse de ses propos avant d’expliquer que c’est tout de même une activité contraignante, dans le sens où ça peut être vu comme un genre de prostitution et lui couter un renvoi de son emploi actuel. Lene n’était pas le genre à s’émerveiller sur une vocation ou à parler de l’accomplissement que l’on peut ressentir quand on sauve la vie des gens. C’était son boulot, pas une façon de se faire mousser mais elle doit bien avouer que, y’a quelque chose qui la tire vers le haut, qui la motive et qui n’a pas un mauvais effet sur elle. « C’est cool que ça te plaise, les pompiers. » Oui, il en aura fallu du temps et des boulots pour qu’elle arrive à trouver là où elle est bonne. « Je suis juste pas spécialement rassurée de te savoir au volant d’un gros camion. » Que Lou ajoute, amenant Lene à la regarder de travers, prête à lui demander si elle a vraiment dit ce qu’elle pense l’avoir entendu dire. « Meuf ! Personne conduit un camion comme moi. » Et ça, c’est vrai. Personne d’autres ne prend des risques aussi inutiles pour gagner 15 secondes pour arriver à l’hôpital mais les médecins vous le diront, chaque seconde compte et c’est pas une tortue qui sauvera le plus de vie. « Je m’attends pas à voir Matt à la maison, hm ? » Qu’elle ajoute, depuis le temps, il était bien obligé de parler du sujet tabou que représente Matt parce que Lene ne l’avait pas fait d’elle-même, elle avait juste dit qu’il était parti, les circonstances, les raisons, ça faisait bien trop fille pour qu’elle l’aborde. « Non, ce trou de cul dort derrière son bar depuis quatre mois et c’est très bien comme ça. T’aurais presque pu prendre sa chambre si t’étais pas partie. » Qu’elle répond, énergiquement comme si le sujet de conversation n’était pas légèrement sensible et comme si elle restait de marbre à la mention du trou de cul en question. « Ce qui m’amène à te demander quand tu fais ta pendaison crémaillère. » Parlant logement, tout ça. Lou était partie tellement vite, soi-disant pour se rapprocher du travail mais Lene n’avait jamais vu une couleur de ce nouveau logement et si elle ne court pas non plus après de peur de se voir proposer d’aider à donner un coup de peinture, il est vrai que depuis le temps, elle devrait avoir un aperçu.
Lorsque je l'imagine, je vois Lene avec un casque trop grand sur sa toute petite tête, la visière lui glissant sur ses yeux, si lourd qu'elle le tient fermement d'une main. L'autre serre frénétiquement le volant, klaxonne dès qu'elle estime que le chemin n’est pas dégagé assez vite par la bande de feignasses en Kia sur la route, et donne de grands coups à chaque virage pris en drift comme à la télé. L'arrière du véhicule se balance sur ses roues arrières, tape le trottoir hanté par des visages blêmes, et retombe sur ses quatre roues dans un vacarme de tuyaux et d'échelles qui ont également sursauté. Il y a une brique sur l'accélérateur que ses jambes courtes n'arrivent pas à atteindre, et elle oublie l'existence du frein, les pieds qui pendent dans le vide sous cet immense siège pensé pour de gros costauds. Ses cris mêlés de rires de maniaque résonnent presque aussi fort que la sirène dans l'habitacle pendant que l'équipe fait ses prières et appellent leurs mamans à l'arrière -même ceux qui ont été reniés parce qu'ils ont préféré devenir un Village people plutôt que médecin ou avocat. Le pire, c'est que dans mon scénario, tout le monde arrive à bon port en un morceau. Tremblants comme des feuilles mortes, pâles comme des linges, l'estomac au bord des lèvres, les yeux vitrifiés par la mort qu'ils ont cru frôler à chaque intersection, et avec un abonnement à vie chez le psy pour se défaire du choc post-traumatique. “Si tu fais référence à tes boobs pour châssis, ça compte pas.” dis-je en jetant un regard mauvais et envieux sur ce balcon bien peuplé qui se devine même sous les t-shirts larges. Je jauge ma propre poitrine sans soutif en ajustant mon top près du corps qui ne me permet même pas de tricher à propos de cette silhouette de fillette. Je suis bien dans ma peau, je n’ai aucun problème avec ça. Je me dis juste que je le serais encore mieux dans celle de Lene. J’y ferais même plus honneur qu'elle, étant une vraie fille en comparaison. Le regard rivé sur les rues de Brisbane, je reconnais le chemin de la maison. Puisqu'il s'agit du dernier endroit où je me suis sentie chez moi depuis pas mal de temps et que c’en est littéralement une, je l'appelle la maison comme si c'était encore la mienne. Parfois, je regrette d'être partie si vite, de ne pas y avoir réfléchi plus longtemps, ne serait-ce que pour profiter de la baraque dénuée de la présence de l'autre abruti de Matt pour un court laps de temps. Puis je me résonne. C'était la seule chose à faire, c'était mes tripes qui me le disaient, et malgré mes galères depuis je vis avec la conscience tranquille. Pas de marche arrière possible à ce sujet. “Je crois pas, je réponds avec un petit rire. Je suis une colloc pourrie.” Je le savais, Lene le savait, se connaître depuis le berceau n’y aurait rien changé. Je ne fais pas le ménage, je ne sais pas cuisiner, et je suis capable de planquer la télécommande dans ma culotte pour monopoliser la télévision jusqu'à la fin de mon programme. “T'aurais fini par me balancer mon quinoa dans la tronche, débrancher la télé pour plus jamais subir la voix off des docs de national geographic et utiliser ma flexibilité yoga pour me carrer mon propre pied dans le fion.” C'aurait été drôle quelques temps, avant que le vent ne tourne et que la patience de Lene n’arrive à bout et que je ne termine comme Matt. “On peut presque dire que je suis partie au nom de notre amitié.” j'ajoute, le menton bien haut hurlant mon indiscutable supériorité, ma grandiose générosité, et arrangeant mes cheveux derrière mes oreilles dans un mouvement d'arabesque de doigts bourgeois. J'esquisse un sourire amusé qui dissipe mes bobards éhontés. Mais les mensonges me rattrapent plus vite que je ne l’aurais pensé. Pourtant j’aurais dû me douter que Lene finirait par demander à voir où je crèche, inaugurer l’endroit comme il se doit. Elle la première, et d’autres suivront, curieux et enthousiastes. Et je n’ai pas réfléchi à la suite de mon histoire, à ce que je servirais comme excuse à deux balles quand ce moment viendrait -je crois que j’ai eu la naïveté de croire que je passerais au travers, que personne n’en aurait rien à faire. “Euh, ouais… à propos de ça…” je bafouille en baissant la tête, les doigts qui gigotent nerveusement sur mes cuisses croisées. Réfléchis, Lou. Trouve quelque chose, vite et bien. Chaque seconde qui passe trahit la construction de ton mensonge. Ca n’a pas vraiment besoin d’être un mensonge d’ailleurs. Juste pas toute la vérité. “C’est pas encore très présentable, je lâche finalement. Il y a littéralement qu'un lit, un canapé et une télé…” J’hausse les épaules. Ouais, en soi, il n’y a pas besoin de beaucoup plus pour être confortable. L’excuse est bancale, mais si j’y ajoute une bonne dose de sentiments, une couche de niaiserie grosse comme de la pâte à tartiner sur du pain à l’heure du goûter, je peux peut-être m’en sortir en écoeurant Lene bien comme il faut. “J’ai envie de montrer l'endroit quand ça sera vraiment correct, tu vois. Qu'on puisse entrer et se dire, “c'est bon, elle va s'en sortir”. Et c'en est pas du tout là.” Je songe à cette chambre qui m’abrite pour je ne sais combien de temps, à la précédente, et sûrement la suivante. Je ne pourrais pas toujours m’en sortir avec ce genre d’esquive. Il me faudra avouer la vérité, un jour, et certainement la colère d’une Lene déçue de ne pas avoir été dans la confidence dès le départ. Cela me tiraille, de le garder pour moi, mais je me sens plus en paix en l’écartant de cette facette de ma vie. Je ne peux pas ternir le tableau, pas maintenant que j’arrive à la rendre un peu fière en parvenant à faire quelque chose d’aussi banal que garder un travail. “Mais quand ça sera le cas… partyyyyy !” dis-je avec un large sourire, parce que je crois que ça me rendra crédible quand j’essaye de lui servir un air enjoué.
Si l’éviction du McGrath n’avait pas été pour lui faire de mal –officiellement- elle doit avouer que le départ précipité de Lou était pour le moins suspect et Lene s’était bien souvent demandé si la présence de l’autre crétin en était la raison bien qu’en soi, elle n’imagine pas Lou se laisser intimider aussi facilement. Chose à méditer, Lene profite néanmoins de l’annonce pour lui suggérer un retour. (Parce que oui, semblerait Lene soit imperméable au caractère d’emmerdeuse de Lou) “Je crois pas. Je suis une colloc pourrie.” Qu’elle rétorque, amenant Lene à se demander intérieurement si elle compte faire un concours parce qu’elle-même ne vend pas du rêve dans le domaine, mais au lieu de ça, elle la laisse continuer sa tirade sur pourquoi est-ce une mauvaise idée qu’elle revienne. “T'aurais fini par me balancer mon quinoa dans la tronche, débrancher la télé pour plus jamais subir la voix off des docs de national geographic et utiliser ma flexibilité yoga pour me carrer mon propre pied dans le fion.” Elle éclate de rire en imaginant la scène, regrettant subitement qu’il n’y ait pas plus de monde dans son entourage qui ce soit mis au bien fait de la discipline. “On peut presque dire que je suis partie au nom de notre amitié.” Une conclusion qui aurait de quoi la faire passer pour une bonne samaritaine, si seulement une telle chose était plausible. Lene ne peut s’empêcher de froncer les sourcils à ce prétexte, se disant que ça faisait pas très Lou de justement parler de cette amitié. Ça fait bien trop fille à son goût. « Mwah, je sais pas, je pense que je t’aime assez, j’aurais pu te supporter six mois de plus, facile. » Qu’elle lâche, l’air de rien, la date de préemption qu’elle ajoute venant toutefois à corroborer le fait que Lene aurait effectivement réclamer sa solitude à un moment ou à un autre. C’est juste que là, elle n’y pense pas. A vivre seule depuis quelques mois, ça l’ennuie. Mais au lieu d’insister, elle aborde plutôt le sujet de ce nouvel appartement, celui pour lequel elle est partie, celui où elle apprécierait de pouvoir crasher librement plutôt que de se retrouver à presque prendre rendez-vous pour voir Lou. “Euh, ouais… à propos de ça…” Elle est toute ouïe. “C’est pas encore très présentable. Il y a littéralement qu'un lit, un canapé et une télé…” Et son regard se tourne vers elle, l’air de lui demander si elle se fout d’elle. Depuis le temps, elle n’a pas pensé à meubler. Non pas qu’elle soit d’avis qu’il lui faudrait plus, mais si ça l’empêche de recevoir, qu’est-ce qu’elle attend pour y remédier. “J’ai envie de montrer l'endroit quand ça sera vraiment correct, tu vois. Qu'on puisse entrer et se dire, “c'est bon, elle va s'en sortir”. Et c'en est pas du tout là.” Et bien, peut-être que justement l’anniversaire de sa sobriété aurait été l’occaz mais une petite voix essaie de ne pas brusque la demoiselle, bien qu’une autre soit e train de lui chuchoter qu’il y’a anguille sous roche. “Mais quand ça sera le cas… partyyyyy !” Qu’elle lui sert avec un large sourire, comme si ça rendait le tout crédible alors que Lene n’imagine pas Lou ne pas se vanter d’être enfin devenue une vraie adulte si tel avait été le cas. La voiture finit par prendre le dernier virage pour accèder à sa maison et au moment où elle actionne le frein à main pour sortir de la voiture, elle ne résiste pas à exprimer le fond de sa pensée. « Lou, tu sais, je suis plutôt bien rodée maintenant pour savoir quand tu ne me dis pas toute la vérité. » Elle la regarde dans les yeux, sa raison lui disant que c’est pas une bonne idée de la mettre au pied du mur. Ça n’a jamais marché avec elle, ça ne commencera pas à presque trente ans. « Je te fais confiance, mais ça ne me rassure pas. » Qu’elle précise, histoire de lui laisser de l’air et surtout, de lui sous-entendre qu’elle n’est pas aussi stupide et qu’elle peut ne rien dire plutôt que mentir. Elle finit par soupirer avant de changer de discours, ne voulant pas faire tourner la soirée au face à face. « Allez, on se dépêche, on arrive pile pour les résultats du loto à la télé. »
Si mentir était une discipline Olympique, je serais celle qui s'entraîne comme une forcenée mais ne parvient jamais à atteindre le podium. Une de celles dont on ne retient ni le nom, ni le visage ; assez bonne pour prendre part à la compétition, pas assez pour être remarquable. Je ne sais pas ce qui le trahit. Peut-être ai-je un tic de langage, de gestes, qu'il suffit de repérer afin de savoir pour sûr qu'il y a anguille sous roche. Peut-être que c'est tout simplement parce que Lene me voit feindre des larmes de crocodile depuis la crèche pour un biberon supplémentaire, et que depuis lors, je n'ai jamais cessé d'essayer de prendre les gens pour des idiots crédules. Et ça fait mal, ça heurte, ça pique un peu, de ne pas être parfaitement honnête avec elle comme cela a trop souvent été le cas par le passé pour atténuer l'évidence de mes addictions, dérapages et mauvaises fréquentations. Lene devrait être la toute première personne avec qui je pourrais être sans filtre, dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité -je le jure-, elle est finalement la personne auprès de qui je m'efforce le plus d’éluder la réalité. Elle a déjà connu bien assez de déceptions avec moi. J'imagine qu’être prise en flagrant délit de mensonge n’est qu'une fois de plus dans une longue liste dont elle a cessé de tenir le détail. Le silence répond aux inquiétudes formulées par la jeune femme, un discret signe de tête acquiesce, encaisse. Puis j'ouvre la portière de mon côté pour emboîter le pas de Lene. “Le loto ? T'as quoi, 80 ans ?” je balance sans y croire une seconde. Peut-être qu'elle trouve la présentatrice bonne, peut-être qu'elle aime la musique de l'intro, peut-être qu'elle regarde juste tout l'argent qu'elle n'aura jamais atterrir dans les mains de quelqu'un d'autre dans le pays en s'imaginant tout ce qu'elle ferait de cette oseille foisonnante. “C'est peut-être pour ça que t'es toujours ronchonne, c'est pas facile la ménopause.” je renchéris sur la plaisanterie avant de m'engouffrer dans la maison avec un sourire machiavélique. Il ne faut qu'une fraction de seconde pour que ma moue change du tout au tout, une fois dedans, lorsque j'entends les petites griffes du chien glisser sur le parquet en notre direction avec un grognement affectueux. “Bébéééééé !” Tombée à genoux, j'ouvre les bras pour réceptionner la boule de poils et en faire le prisonnier de mes papouilles. Qu'importe à quel point j'essaye de l'esquiver, sa langue atterrit toujours sur ma face. D'un revers de bras, j’essuie mon menton baveux. “Meuh oui, tu as manqué à Tatie Lou.” Patacroute est d'ailleurs le seul habitant de la maison, en dehors de Lene, à m'avoir manqué. Je relâche finalement la bête qui file dans les pattes de sa maîtresse et les rejoins d'un pas tranquille tout en laissant, au passage, mon sac et mes chaussures ici et là. Un bout de papier trône au creux de la main de mon amie qui s'est déjà précipitée devant le poste de télévision où les dernières pubs de jouets glauques pour gamins et de chips goût poulet au curry précèdent le tirage. “T’as vraiment joué.” je souffle, assez étonnée. Je croyais Lene bien plus pragmatique que ça ; tout le monde sait bien que les gagnants ne sont pas choisis au hasard, parce qu'ils font tous partie des Illuminati et que l'émission n’est que le système de blanchiment d'argent le plus élaboré de l'histoire de l'humanité. Enfin, je n’en serais pas surprise. Mon bras passe au-dessus du dossier du canapé et, furtivement, mes doigts subtilisent le ticket de la brune hypnotisée par le poste, juste par curiosité -juste pour la taquiner. “T’inquiètes, je vais pas me torcher avec.” dis-je, un brin moqueuse oui, tandis que j’inspecte les chiffres en question qui ne m'ont pas l'air issus d'un algorithme complexe de vingt lignes. “Numéro de sécu ? Anniversaire de Patacroute ?” Parfois les nombres ont un sens, une signification, parfois ce sont les tripes qui parlent -et le verre de trop qui vous persuade de tenter le coup. Le sourire blanchi de la présentatrice au blond peroxydé, bonnet D et fesses rembourrées au silicone apparaît sur l'écran en me filant un haut le cœur. Aucune partie de son corps ne semble naturellement attaché aux autres, résultant en une fiancée de Frankenstein moderne. Je me décide à rejoindre Lene sur le canapé, sautant au-dessus du dossier pour atterrir maladroitement sans casser le nez de qui que ce soit, le papier toujours bien logé dans ma main. Et alors que les chiffres sont annoncés, qu'ils apparaissent en bas de l'écran, alignés, brillants, et que mon regard passe de la télévision aux petites croix sur la grille de mon amie à un rythme de plus en plus effréné, je note une suite qui se dessine, qui se précise. “Lene…”
Forcément qu’elle parvient à sentir quand Lou ne dit pas toute la vérité. Elles avaient appris à mentir toutes les deux, à regarder droit dans les yeux leurs interlocuteurs et à soutenir leur regard jusqu’à ce qu’ils en déduisent que ce qu’ils voient n’ait que pure honnêteté. Et ça a toujours fonctionné, ce qui est probablement la raison pour laquelle on leur a donné le bon dieu sans confession pendant aussi longtemps. A y penser, tout ça, ce n’est que des bons souvenirs mais là, maintenant, dans cette voiture, ça ne fait qu’éveiller l’instinct de Lene que quelque chose se passe chez elle et qu’elle ne lui dira pas. Si elle pense que c’est encore une histoire de drogue et qu’elle a replongé ? Oui, mais contrairement aux autres fois, Lou arrive à avoir un emploi stable et semble extérieurement en bonne santé, ce qui calme cette pensée et l’amène à ne pas trop insister. Ça a toujours un truc entre elles que de se dire les choses au bon moment, sans forcer. Puis de toute, elle sait qu’elle n’obtiendrait d’elle qu’elle sorte de la voiture en route si jamais elle la braquait. L’incident restant peu probable au moment où elles arrivent à la maison, Lene ne tente néanmoins pas d’en savoir plus. “Le loto ? T'as quoi, 80 ans ?” Depuis quand le loto c’est un truc pour vieux ? Ils ont pas besoin d’argent eux, ils vont mourir. Ce serait bien plus logique que ce soit uniquement réservé à la jeunesse, ça éviterait de balancer par les fenêtres, ou de filer ça à des petites enfants moches et ingrats qui auraient pu se payer leur ticket eux-mêmes. « Trente. Ce qui est pareil. » Elle répond sèchement, parce que son âge est encore une pilule à faire passer. Il semblerait qu’elle ne soit plus si éloignée que ça, la période des couche culotte et des dimanches au bingo. “C'est peut-être pour ça que t'es toujours ronchonne, c'est pas facile la ménopause.” Fusillade du regard. Si ses facultés reproductrice ne sont pas l’élément central de sa vie, il y’a des mots à ne pas dire et lui rappeler qu’elle se rapproche également de cette chouette période où son cul va enfler et ses seins vont tomber n’est pas chose à faire. “Bébéééééé !” Cependant, Lou semble avoir trouvé la diversion parfaite à ce sujet qui pourrait finir en joute en la personne (enfin, personne) de Patacroute qu’elle s’empresse de prendre dans ses bras tandis que Lene se débarrasse de ses affaires. “Meuh oui, tu as manqué à Tatie Lou.” Sans se faire spectatrice de cette réunion, Lene ne perd pas de temps avant de s’affaler dans le canapé pour regarder le tirage qui ne va pas tarder, Patacroute délaisse finalement Lou pour trouver sa place habituelle à ses côtés. Lou, quant à elle, elle trafique quelque part dans la maison sans que ça ne la préoccupe vraiment, elle peut faire comme chez elle, Lene a une priorité. Une priorité que Tommy qualifierait d’argent jeté par la fenêtre parce que le loto est un jeu truqué mais elle avait mis de côté la voix de ce rabat-joie pour se concentrer sur la musique du générique qui amène Lou à ses côtés. “T’as vraiment joué.” Bah oui, elle n’avait pas plaisanté – étonnement quand on y pense – et son regard traduit sa pensée en observant Lou avant que la blonde qui présente l’émission ne capte son attention, ce qui laisse l’occasion à son amie de subtilisé le fameux ticket. “T’inquiètes, je vais pas me torcher avec.” Qu’elle assure alors qu’elle passe le bras vers elle pour récupérer le fameux ticket, seulement, Lene n’a absolument aucune confiance en elle. “Numéro de sécu ? Anniversaire de Patacroute ?” Qu’elle demande en énumérant les numéros. « De simple numéro random. » Ce qui est la vérité. S’il y’avait plusieurs dates marquantes qui avaient traversé l’esprit de Lene au moment où elle a choisi les numéros de sa grille, elle s’est rapidement ressaisie en pensant à combien il était tristement sentimental de faire ce genre de chose et que le hasard allait avoir bien plus de chance qu’une date pourrie pouvant avoir un rapport avec quelqu’un qu’elle ne citera pas. C’est un gros pouf qui suit, quand Lou atterrit à ses côtés dans une cascade qui ne s’est miraculeusement pas terminé en un pied dans une figure. Parce qu’elle semble être dans ses trois minutes de sérieux ce soir, Lene n’insiste pas et tourne le regard vers la télévision, tandis que Lou se charge de vérifier les chiffres qui s’affichent à l’écran. Note à elle-même : c’est beaucoup moins drôle quand quelqu’un d’autre tient le ticket. Et elle observe en regardant Lou que finalement, ce passe-temps de vieille semble l’amuser. “Lene…” Le ton de sa voix semble grave et vu que Lene n’a absolument aucune mémoire des chiffres sélectionnés, elle ne se rend pas compte que ce petit ton utilisé veut dire quelque chose de bien plus important. « Quoi ? » Qu’elle demande, de son air aimable avant de saisir le papier entre les mains de Lou et d’observer à son tour la concordance entre les chiffres sur le papier et ceux à l’écran. Elle a un moment de bug où elle ne dit rien, parce qu’elle a un doute que Lou ait fait quelque chose pour que ça concorde, que tout ça n’est qu’une blague mais elle assemble les morceaux et ce moment n’aurait jamais été truquable et tout ce qui sort d’entre ses lèvres au moment où elle réalise qu’elle a un ticket gagnant, c’est la réalisation que « Ben, je suppose que je peux raccrocher le business de culotte nan ? » Parce que merde, elle est riche. Enfin, c’est ce que la situation dit. « Merde ! J’ai gagné ! » Qu’elle ajoute, plus bas, comme si son cerveau n’avait pas encore emmagasiné l’information en entier et c’est vers Lou qu’elle se tourne, Lou qui semble aussi à la ramasse qu’elle. « Putain de merde, j’ai gagné ! » Et là, c’est la joie qui éclate, suivie de tout un cocktail d’émotion où elle en aurait presque les larmes aux yeux avant de se mettre à prendre les mains de Lou pour qu’elle l’accompagne à sauter sur le canapé. « J’ai gagné ! J’ai gagné ! » amenant le chien à aboyer sur elles d’excitation comme s’il partageait le moment. Et peut-être que c’est une mauvaise idée de sauter sur le canapé alors que celui menace de s’effrondrer et c’est après plusieurs minutes que Lene en vient à une réalisation. « Merde, on fait comment pour récupérer le fric après ça ? »
Être en train de voler le petit plaisir de Lene ne me traverse pas l’esprit. On a tellement partagé depuis toujours, les ennuis, les fringues, les plans cul (ou attends, est-ce qu’elle sait pour ça ?), que ce n’est pas pour un vulgaire bout de papier qu’elle me tiendra rigueur de quoi que ce soit. Qu’elle se plante devant son tirage truqué pour personnes désespérées qui pensent encore que le Père Noël existe, moi je passe ces deux minutes et demi à le prendre à la rigolade et me payer un brin la tête de mon amie. « Guidée par la main du destin, ouuuuh ! » que j’articule avec cynisme et cette grosse voix de Gandalf émasculé qui tend son bâton vers le ciel pour quémander la guidance des étoiles. Je ne suis pas théoricienne du complot, mais si les Illuminati ne sont pas derrière le loto, il y a bien une bande d’illuminés impliqués dans ce jeu. Je considère que c’est une de ces drogues légales, comme la bière, la clope, le chocolat ; le jeu reproduit le même schéma qu’on m’a appris quinze fois en désintox, l’excitation, la chute, et la quête du frisson. Je sais que Lene n’en est pas là, bien sûr. Ce que je dis, c’est que c’est hypocrite. En revanche, ma conviction que les nombres sont pipés s’effondre lorsque je commence à trouver le lien entre ceux affichés à l’écran, et ceux entourés par la brune sur son ticket. Mes yeux effectuent des dizaines d’allers-retours à la seconde et ma mâchoire tombe de plus en plus. Mes doigts mous ne retiennent pas le bout de papier que Lene récupère d’un geste vif. « C’est tes chiffres. » je murmure, désormais hypnotisée par l’écran, les paupières papillonnant compulsivement, comme frappée sur le coin de la tête par ce que je sais mais que je ne réalise pas tout à fait. L’information me semble prendre des heures avant de grimper jusqu’à nos deux cerveaux, et pourtant, quand je me sens enfin retomber sur terre, la présentatrice vient seulement de dire bonsoir et lancer la pub (« Ne dégustez plus jamais votre crème glacée seul avec l’app Maxibon, le premier réseau social des amoureux de glace. »). Ma tête se tourne lentement vers Lene. « Meuf, t’es pleine aux As. » Et je ne sais plus à quand remonte la dernière fois que j’ai vu ses yeux briller autant, mais je jurerais qu’il y a des larmes de joie qui bordent ses paupières et qu’elle retient par la force de son profond anti-girlisme. La seconde d’après, moi et ma riche de copine sautons à pieds joints sur le canapé pour une furtive échappée loin de nos menaçants trente ans d’âge. « T’as gagné ! T’as gagné ! » je scande avec elle, le sourire jusqu’aux oreilles, trop heureuse, trop excitée, et ne me retenant pas de hurler de crainte d’imploser. Les ressorts souffrent, les coutures craquent, mais les grincements du canapé sont comme ses propres petits couinements de joie -ou de soulagement d’être enfin remplacé bientôt. Puis Lene se stoppe, le sérieux retombe si rapidement que je ne comprends pas moi-même d’où mon sourire a pu se planquer en une demi-seconde. Un ticket gagnant, c’est bien, mais un gros chèque, c’est mieux. « J’en sais rien, j’ai même jamais gagné deux balles aux trucs à gratter. » La poissarde, c’est moi. Pourtant, l’éventualité d’être jalouse de Lene ne m’effleure pas. Faire jouer la corde de l’amitié pour me faire offrir une Maserati pour mon anniversaire non plus. Je suis surtout heureuse pour elle, considérant que celle qui ne m’a jamais laissée tombée, qui est venue récupérer à la sortie de cure le déchet que j’étais, et qui m’a accompagnée dans ma nouvelle vie quand j’avais besoin d’elle, mérite sans la moindre condition cette chance d’être à l’abri du besoin pour… le temps qu’elle prendra à tout claquer. « On va aller à l’endroit où t’as acheté ton ticket, ils sauront. » dis-je finalement. Cela me paraît censé, logique, et presque trop intelligent pour moi. Je saute du canapé en manquant de me casser la figure et m'ouvrir le crâne sur la table basse, car il n’y a pas de temps à perdre, pas une minute, pas une seconde, parce que c’est maintenant, et qu’on doit y aller tout de suite -non, ça ne peut pas attendre, cela paraît tellement vital sur le moment. J’attrape Patacroute au passage et le garde tout contre moi, lui non plus ne peut pas rater ça. « Viens bébé, on va chercher l’oseille de ta maman. » Il couine, réclame le plancher des vaches, et peu m’importe. « Oh, wait. » Stop. Demi-tour. Direction la cuisine. Je trouve le gâteau que Lene avait évoqué en voiture tout à l’heure et que, non, je n’ai pas oublié. Le gâteau de la sobriété qui sera finalement le gâteau d’une journée encore plus spéciale que ça. Je l’allège d’une part que je fourre dans ma bouche sans cérémonie avant que nous repartions. « ‘ouala, allo’ s’y. » j’articule la bouche pleine et le pourtour décoré de miettes que le chien se charge immédiatement d’attraper à grands coups de langue baveuse.
Le comportement de Lou lui passe toute envie de rire. Elle sait que le loto est un jeu stupide, avec beaucoup d’appelés et peu d’élus, qu’elle n’a jamais eu le profil de la chance insolente et que ses vingt dollars ont été dépensés dans du vent mais, ça l’occupe, ça lui plait à elle de se prendre à penser à tout ce qu’elle s’offrirait et zut, cela reste de l’argent investi dans quelque chose de plus intelligent que l’héroïne, ce qui ne place pas Lou dans une position où elle peut se permettre de critiquer. Mais, Lene est adulte maintenant et parce qu’elle a conscience que la colère –surtout pour des gamineries pareil – c’est parfois mieux à l’intérieur, elle se contente de la laisser faire l’emmerdeuse en se disant qu’elle aura au moins la décence de foutre en l’air son ticket une fois le tirage passé. « Guidée par la main du destin, ouuuuh ! » Pas du tout emballé par l’idée de jouer au jeu que propose son amie, Lene se contente d’attendre que le sérieux reprenne le dessus et observe la nana de l’émission donner les chiffres gagnants. Peut-être que si Lene avait joué des numéros qu’elle est capable de retenir, elle se serait rendu compte plus de ce que cette suite pouvait signifier. Peut-être qu’au moment où Lou prononce son prénom, elle n’aurait pas en tête l’idée que cette dernière essaie de se moquer d’elle et de lui faire croire à un pactole et lui répondant « C’est tes chiffres. » Peut-être. Il faut à Lene la pleine possession du ticket entre ses deux mains pour comprendre ce qu’il se passe et il lui fait deux bonnes minutes où elle observe Lou avant de se dire que cette dernière ne peut pas lui avoir tendu un piège. Difficile à croire mais ceci, ces numéros gagnants sont réels et il semblerait que finalement, elle fasse partie des élus. « Meuf, t’es pleine aux As. » Et très certainement que Lou ne lui lancerait pas ce regard là si elle jouait la comédie, parce qu’elle a l’air d’être trop près de chier dans son froc pour que Lene pense qu’elle le fait exprès. Elle l’admettrait aussi si c’était le sujet mais, le destin est sérieusement en train de la faire flipper. Et il ne faut qu’une seconde de plus pour que l’information soit digéré et qu’elle commence enfin à s’élancer et à se réjouir parce que oui merde, elle est riche et c’est le canapé qui semble en faire les frais parce que les mains jointes, les deux amis s’empresse de faire grincer les vieux ressorts qu’en temps normal elles essaieront de préserver pour sauter de joie et évacuer toute allégresse suscitée par le moment. « T’as gagné ! T’as gagné ! » répond Lou à ses cris, ce moment dur jusqu’au moment où les têtes commencent à tourner avant de redescendre sur Terre. Parce que c’est bien gentil tout ça mais le ticket gagnant, on en fait quoi après ? On le récupère comment le fric ? « J’en sais rien, j’ai même jamais gagné deux balles aux trucs à gratter. » répond Lou, qui ne sera d’une grande aide qu’à sa prochaine réplique. « On va aller à l’endroit où t’as acheté ton ticket, ils sauront. » Très certainement que, cette remarque est pertinente et mérite d’être étudiée. Ça, on le dit jamais aux gens quoi faire une fois qu’ils l’emportent alors que pourtant, ça semble logique que ça soit précisé au moment de l’achat. « T’as raison ! Faut faire vite avant que ça ferme ! » Parce qu’avec les embouteillages, leur temps de réaction et simplement qu’il y’a deux minutes, elles ne pensaient pas à avoir à ressortir de la maison, l’heure a tourné et quelque part dans Brisbane, il y’a un monsieur qui vend des ticket de loto qui aimerait retrouver la douceur de son foyer. Ses clés de voiture en main, c’est la panique qui la prend. « Bordel, je prends quoi ? Tu crois qu’il faut un sac et qu’ils vont allonger les billets tout de suite ? » Parce que là, elle a une image d’elle deux en train de sortie du magasin, chacun un sac au bras, des billets au vent et tout le tatouin. Un vision digne d’un clip de rap qui quand elle s’efface fait apparaître la réalité. « Non, c’est stupide. » Qu’elle fait en hochant la tête, avant de réflechir à d’autres choses qu’on pourrait lui demander et se dire que tant qu’elle a le ticket, tout va. Le précieux ticket qui au lieu d’être fourré au fond de sa poche se retrouve en sécurité entre ses seins. Quelle bonne idée elle a eu ce matin de mettre un soutien-gorge, et aussitôt prête, c’est le reste de la maisonnée qu’elle presse. « Bon, on y va. » Elle souffle. Elle ne panique pas du tout. Lou se saisit du chien, qui ne semble pas avoir compris ce qu’il se passe mais vu qu’il remue la queue, c’est qu’il ne doit pas être complètement à côté de la plaque. « Viens bébé, on va chercher l’oseille de ta maman. » Lene s’élance vers la porte, avant d’être stoppée par Lou qui semble avoir un dernier quelque chose à faire. « Oh, wait. » « C’est pas le moment pour la grosse commission. » balance Lene, des fois que ce soit ça qui la perturbe, mais c’est une toute autre chose que Lou a en tête et Lene se dit qu’elle aurait pu s’y attendre en la voyant littéralement gober un morceau de gâteau. « ‘ouala, allo’ s’y. » Les priorités ont eu leur réponse, il ne reste qu’à y aller. « Tu sais, tu peux prendre la boite. C’est comme pas si maintenant, je ne pouvais pas en acheter plein d’autre ? » Qu’elle dit à propos du gâteau avant d’enfin retrouver son véhicule. Jamais Lene n’aura de sa vie conduit aussi vite et avec aussi peu de prudence. Et pourtant, pour quelqu’un qui connait la bête, ce jamais signifie vraiment quelque chose parce qu’elle a toujours la conduite sportive. Là, au volant, ce sont les insultes contre les voitures qui osent utiliser le même espace public qu’elle qui prennent, ainsi que ces foutus piétons qui font chier à traverser. Elles parviennent malgré tout à destination et alors que la petite famille s’apprête à entrer, elle commence à faire sa flipette. « C’est que moi où, toi aussi tu as peur que le mec se foute de ma tronche en m’disant qu’on s’est gourée quelque part ? » Sa question est sérieuse. Et si elles avaient fantasmé, que c’était pas réel, que l’abus de sucre qu’elles commettaient chaque jour avait eu raison de leur cerveau. Ne reste désormais qu’une façon de le savoir et c’est en étant très rassurée que Lenese décide à ouvrir la porte de l’endroit et à déposer son ticket devant le monsieur. Tout le monde semble se regarder dans le blanc des yeux et alors que le gars observe le ticket et le fourre dans sa machine qui doit servir à débusquer les arnaques, Lene se prend à regretter que la musique de fond de ce trou à rat, ce soit Katy Perry et son teenage dream. Sa respiration s'arrête au moment où il prononce le montant «950 000 $ ! »
L’euphorie n’a pas distrait mon ventre vide, et c’est les joues comme deux ballons que je claque la portière de la voiture. Le chien installé sur la banquette arrière se jette immédiatement sur mon visage en passant sa frimousse entre les deux sièges et lèche à grandes lapées mon menton et mes babines couvertes d’appétissantes miettes. Et j’ai beau me débattre, entre deux rires dus à ses moustaches qui me chatouillent le museau, tourner la tête d’un côté, de l’autre, le rasseoir, le repousser, je finis par abandonner et laisser la boule de poils faire son affaire. Il ne m’écoutera pas, de toute manière. Mais lorsque Lene nous rejoint, il s’enfonce à l’arrière, soudainement plus sage. “Apprenez à vous tenir Milord Patacroute.” je lui souffle par-dessus l’épaule. Puisque sa maîtresse sera incessamment sous peu riche comme Crésus, alors lui aussi, et cela méritait un petit nom façon ducher anglais. L’engin démarre et bien que toutes les êtres vivants, bipèdes et quadrupède, ici présents connaissent la conduite de la Sonic au féminin, j’attrape le rebord de la fenêtre à plusieurs reprises dans les virages pris plus serrés qu’un expresso italien. Les limitations de vitesse sont ignorées autant que les priorités et une bonne majorité des lignes sur le bitume. Le clignotant aux abonnés absents ne vient pas interrompre You drive me crazy de Britney qui reprend où nous l’avions laissées un peu plus tôt. Et si c’est plutôt You drive like crazy que je songe sur le refrain, j’ai amplement assez confiance dans les talents de chauffeuse de Lene pour nous amener à bon port en un morceau -ça, ou son amour des gros chèques comme celui qui l’attend à notre destination. Je m’apprête à entrer dans le bureau de tabac, d’ailleurs, et réduire à néant la distance entre nous et cette petite fortune quand ma complice semble se défiler et laisser ses jambes prendre racine là, devant. Je m’arrête au son de la clochette au-dessus de la porte ouverte, la main sur le battant. “Je sais encore lire une ligne de chiffres sur un ticket de loto ! C’était les tiens, alors rentre là-dedans et va devenir ma meilleure amie riche, hop.” Pas le temps de douter, de se poser des questions, d’avoir peur -parce que tout cela a quand même un côté vachement intimidant. C’est le moment de foncer, récupérer son dû et vivre une seconde vie. J’attrape Lene par la main et la traîne devant le comptoir, la jette devant le type derrière la caisse et l’incite d’un regard de psychopathe à poser le ticket sur le comptoir. Et je retiens mon souffle, quelques secondes, parce qu’au final, peut-être qu’on s’est gourées, peut-être que c’était le ticket d’hier, peut-être qu’il y avait une centaine d’autres gagnants avec qui partager la somme qui se réduirait à une poignée de dollars et que tout cette adrénaline aura été pour rien. Le moment de vérité semble mettre une éternité à arriver, la scène allant assez au ralenti pour que je puisse deviner une grosse goutte de sueur jaunâtre glisser du goitre du monsieur et s’écraser sur le comptoir. Finalement, sa voix s’élève et énonce un chiffre dont je ne réalise pas immédiatement l’ampleur. Mais au moment où il me frappe, où s’affiche devant mes yeux le neuf, le cinq et la sacrée ribambelle de zéros, je lâche un cri, aussi excitée que si j’avais gagné moi-même. “Fais péter le chèque, dude !” j’ordonne de mon air de gangsta miniature face au type qui reste planté là à ne rien faire. “Je ne peux pas, vous ne retirez pas l’argent ici.” Zut. “Où alors ? - Au siège du loto de Brisbane. - Qui est…. ?” Et il lève le bras, serre le poing et pointe de son gros doigt ressemblant à une saucisse knacki plus très fraîche et poilue. “De l’autre côté.” Il n’est donc de plus aucune utilité et notre temps ici a expiré ; j’attrape à nouveau Lene et traverse la rue en dehors des clous. Il est tard, peut-être trop tard, et même si ce foutu bâtiment est fermé je me jure intérieurement de frapper sur la porte comme une hystérique jusqu’à ce que ce soit le pauvre gars du PC de sécurité qui signe le fichu chèque de ma pote juste pour qu’on le laisse tranquille. Je n’ai pas besoin d’en arriver à cet extrême pour le bonheur de tous, et c’est dans un hall beaucoup trop classe pour nos deux dégaines accompagnées d’un gros chien penaud que nous déboulons, forcés par l’atmosphère des lieux à ralentir le pas, contenir nos émotions. Plus l’opulence du lieu m’écrase, plus mon assurance s’évapore. L’hôtesse de l’accueil nous fait patienter, mais je suis incapable de m’asseoir. Je fais les cent pas, encore et encore, jusqu’à ce qu’un pingouin costareux s’approche de nous avec un sourire qui lui a sûrement coûté un bras en dentiste ; intimidée, je n’ose plus ouvrir ma bouche, afin de n'offenser personne parmi les Ken et les Barbie qui travaillent ici avec ma dentition bien attaquée par les années de cocktails de drogues. J’imagine que ma mère aurait voulu que je travaille dans un de ces tailleurs à jupe que nous croisons dans un couloir, et j’en frémis à la simple idée. Tout ici semble provenir d’une autre planète, d’une autre réalité. C’est à la fois familier et lointain, l’aise qui émane de chaque fibre de chaque tapis, de la ventilation parfaitement dosée, et des vitrophanies logotées. Je ne suis plus tout à fait sûre d’être réveillée lorsque l’on nous tend coupes de champagne et macarons pendant que nous patientons à nouveau dans un salon ayant la déstabilisante capacité à me faire sentir encore plus minuscule que je le suis. Lene reçoit une dizaine de félicitations à la minute, tandis que je garde une main logée dans le poil sombre de Patacroute. Je la regarde, celle avec qui j’ai grandi, et je vois qu’elle est aussi sonnée, je sens qu’elle ne réalise pas plus que moi depuis que nous avons pénétré dans cette sphère. Est-ce un rêve ? Est-ce bien vrai ? Tout ce que je sais, c’est que peu après, nous sommes de retour dans le bruit de la rue, la ville où il fait un peu plus sombre que l’heure précédente, comme recrachées dans la réalité sans délicatesse, mais avec un chèque entre les doigts. Il me semble enfin reprendre mon souffle, suspendu depuis des lustres. Mes yeux secs de ne pas cligner sont scotchés sur le bout de papier depuis bien trop longtemps. “Ca fait un tas de chiffres.” Un sacré paquet d’argent. N’est-ce pas étrange de se dire qu’un peu d’encre et une signature peuvent tant représenter ? Peuvent changer une vie ? Y penser me file le vertige. Je préfère les billets, les pièces. Ce n’est pas moins abstrait, comme valeur, mais c’est toujours plus concret au fond de la poche ou dans un trou du matelas. “Tu mérites.” je souffle avec un léger sourire. “Tu sais ce que tu vas en faire ?” Quoi qu’au fond, cela ne regarde qu’elle. Un pas devant l’autre, je reprend le chemin de la voiture, le chien qui me frotte le mollet. Elle n’a pas bougé, toujours là, son allure modeste sous le réverbère mettant une dernière fois en lumière ce qu’il reste d’amertume de champagne sur mon palais. Le tabac a baissé son store désormais. J’installe Patacroute à l’arrière machinalement. “Tu vas enfin pouvoir me payer ces implants mammaires dont tu me bassines.” dis-je en faisant cliquer la ceinture de sécurité près de ma hanche, prête à repartir. Lene l’a pensé si fort, je le sais.
Bien entendu qu’au moment de franchir les portes vers un bon paquet de billets verts, elle a des arrières pensées qui se forment, à savoir si tout ça est bien réel. De la chance, elle n’en avait jamais eu vraiment si elle avait cru sans trop de mal à cette victoire lorsque personne d’autres que Lou n’était dans le salon pour s’foutre d’elle, c’est un autre état d’esprit qui la prend : est-elle sûre de ce qui est arrivé ? Peut-être s’est-elle précipité un peu trop vite pour lire le ticket ? Peut-être que Lou a mal lu ? Peut-être l’a fait-elle marchée ? Et bien d’autres peut-être arrivant tous à la conclusion qu’au moment où elle va pointer son ticket, un rire gras va retentir pour se moquer d’elle et d’y avoir cru aussi facilement. Ce n’était pas le genre de Lene que de manquer de pragmatisme et de ne pas avoir les pieds sur Terre, mais une fois au moins, ça pouvait arriver. “Je sais encore lire une ligne de chiffres sur un ticket de loto ! C’était les tiens, alors rentre là-dedans et va devenir ma meilleure amie riche, hop.” Râle Lou, de façon à la booster et quelque part, elle se dit qu’au pire, si c’est une blague, elle perdra moins qu’à passer à côté dun bon paquet parce qu’elle a pas confiance en ce qui lui arrive. C’est fou mais Lene vraiment de tout et ne peut s’empêcher de dire qu’il y’a une caméra quelque part, un traquenard pour lui faire payer toutes ces fois où c’est elle qui les a tendu mais si c’était ça, impossible que Lou ne soit pas le dindon de la farce avec elle nan ? « Okay, time to be a rich bitch ! » Qu’elle reprend, faisant son choix parce que de cette façon, elle sera fixée le plus rapidement et qu’elle n’a pas non plus plus de temps à perdre. Elles arrivent devant le gars, au moins aussi aimable qu’au moment où elle a acheté le ticket. Pensée stupide quand elle se revoit quelques heures plus tôt ici, à s’acheter des slim jim en s’disant que pour une fois, autant tenter la chance et prendre un ticket. Non, ce n’est pas possible que tant de nonchalance soit récompensée de cette façon, et pourtant, il semblerait que si parce que le gars confirme qu’il y’a du pognon dans ce ticket, si bien qu’elle ose à peine le reprendre, des fois qu’une réaction chimique causé par le contact d’une paume de main ne le fasse s’autodétruire immédiatement. “Fais péter le chèque, dude !” crie Lou, amenant quelques visages à se tourner vers elle, comme s’il était probable que du haut de leur mètre cinquante-six, elle arrive à quoique ce soit face à l’armoire à glace. “Je ne peux pas, vous ne retirez pas l’argent ici.” Et la question du où se pose, avant que Lou n’anticipe. “Où alors ? - Au siège du loto de Brisbane. - Qui est…. ?” Lene n’insiste pas plus, toujours abasourdie par le montant qui a été annoncé un peu plus tôt. “De l’autre côté.” Finalement, heureusement que Lou est là à l’emmener à droite à gauche le temps qu’elle descende sur Terre. Le siège du loto, une fois qu’elles y pénètrent, ça lui parait comme un retour à la maison, où des gens qui se considèrent trop bien ne manquent pas de la reluquer avant d’apprendre qu’elle est membre imminente de la jet set. Il faudra qu’elle demande à Lou, mais ici, elle a l’impression d’être un peu de retour à la messe où les forçait à aller enfant. Le service est au top et si elle reste fidèle à elle-même en profitant du champagne et de tout ce qu’on lui apporte à manger, elle continue de répondre par automatisme jusqu’à ce que le bout de papier à déposer à la banque soit bien dans ses mains, jusqu’à ce que la photo avec le directeur de la maison des jeu ne soit prise et qu’elle se retrouve subitement à ne plus être le centre de l’attention. “Ça fait un tas de chiffres.” Commente Lou en observant le bout de papier que Lene n’a pas quitté des yeux. De l’argent, Lene en avait eu et à ce moment, ce dont elle avait le plus de mal à croire c’est qu’elle était sortie de la merde, qu’elle en était revenue à son true-self (les Adams en moins) et qu’il n’avait fallu pour ça qu’une simple suite de numéro choisi avec un peu de hasard. La galère, c’est terminé et aussi réjouissant que celui puisse être, c’est aussi incroyablement effrayant parce que vivre sa vie passait par son identité de parasite et maintenant, ce n’est plus nécessaire. Et forcément, ce gros chiffre induit un changement et ça, c’est la grosse peur qui prend possession d’elle à ce moment précis. “Tu mérites.” Précise Lou, l’amenant à se demander si elle le dit parce qu’elle la voit dans le mal, ou bien parce que c’est vrai, à force de patauger dans la merde, d’avoir tenté de devenir une personne meilleure, elle aurait assez équilibré son karma pour que ça, lui tombe dessus. Pas possible. C’est juste que les bonnes choses n’arrivent qu’aux peaux de vache. “Tu sais ce que tu vas en faire ?” Non, pas du tout. Mais à ce moment, elle préfère mettre fin à la réfléxion qui l’amène à remettre en question beaucoup de chose et à répondre à la question qui est : comment ? « Je pense que je vais le transformer en des liasses de billets que je vais pouvoir prendre plaisir à claquer sur le boule de la première nana qui veut bien. » Façon Lil Wayne, ou tout autre gros rapport qui offre du booty à outrance dans ses clips. “Tu vas enfin pouvoir me payer ces implants mammaires dont tu me bassines.” Lene ricane. Si Lou savait, elle va maintenant pouvoir lui payer encore plus encore. « Je vais carrément te pimper, personne ne saura que c’est toi. » Qu’elle répond, alors qu’elles regagnent finalement la voiture, le chèque remis soigneusement dans les mains de Lou après que celle-ci eu fait rentrer Patacroute, les mains de Lene sur le volant et Britney, toujours dans les oreilles.