I walked across an empty land, I knew the pathway like the back of my hand. I felt the earth beneath my feet, sat by the river and it made me complete. Oh simple thing where have you gone ? I'm getting old and I need something to rely on, so tell me when you're gonna let me in, I'm getting tired and I need somewhere to begin. ☆☆☆
Presque malgré lui était arrivé ce moment où Hassan avait juste perdu le fil de la conversation. Ou plutôt du monologue, car d’elle et lui l’un des deux usait beaucoup plus de salive depuis les trois-quarts d’heure qu’ils étaient là, et ce n’était assurément pas lui. Invitée par ABC à intervenir dans l’émission politique de fin d’après-midi dans laquelle le brun commençait à avoir ses habitudes, la jeune femme et lui avaient discuté un moment une fois l’antenne rendue, avant de décider de poursuivre leur conversation autour d’un verre et d’atterrir au Sixteen Antlers et sa terrasse couverte vous faisant presque oublier que l’hiver était bel et bien là. Armée d’une bonne dose de conversation et d’une pointe de cynisme qui avait fait mouche chez Hassan, la brune avait pourtant peu à peu délaissé la politique internationale pour confier ses envies de voyage et de quitter Brisbane, et dieu sait comment à mesure que son Mojito avait diminué elle s’était lancée dans une vague de lamentations sur sa récente rupture avec un dénommé Jeff, si bien qu’était arrivé un stade où le professeur en avait connu plus sur le bonhomme en question que sur celle qu’il avait en face de lui. Dès lors plus intéressé par la lente valse des aiguilles de l’horloge de l’hôtel de ville, sur laquelle donnait la terrasse du bar, Hassan ne s’était pas senti l’envie de jouer les épaules attentives face aux peines de cœur d’une presque inconnue, voyant simplement s’envoler peu à peu l’éventualité de lui retirer ses vêtements avant la fin de la soirée. What a shame. Le temps qu’elle avait mis à remarquer la distraction du brun à lui seul une preuve qu’elle pensait à voix haute plus qu’elle ne tenait une discussion, elle s’était néanmoins éclaircie la gorge pour récupérer l’attention d’Hassan et questionner « Qu’est-ce que tu en penses ? » Ce qu’il pensait de quoi ? Pas la moindre idée, et terminant ce qui restait de Perrier au fond de son verre il avait étiré ses jambes en reculant sa chaise, puis finalement répondu « Je pense que tu devrais appeler Jeff. » sans animosité mais avec une pointe de lassitude. « C’est Jett … » Peu importe, grand bien lui fasse. Mais puisque c'était le seul argument qu'elle lui avait opposé il avait récupéré son verre où la rondelle de citron faisait grise mine et s'était levé. « Jett, c'est ça. » Elle et lui avaient semble-t-il des tas de choses à dire, ou tout du moins elle en avait un paquet. « Tu t'en vas déjà ? » Repoussant sa chaise contre la table il avait acquiescé « On se recroisera si tu repasses par ABC. » et esquissé un sourire qui clôturait la conversation et lui permettait de prendre congé sans passer pour un goujat. Rapportant son verre vide sur le comptoir, il avait jeté un coup d'œil machinal à sa montre comme si d'avoir observé la grande horloge n’avait pas déjà bien imprimé l'heure qu'il était dans sa caboche, et vérifiant tout aussi machinalement que son portefeuille était bien dans une poche et ses clefs dans l’autre il s’apprêtait à rejoindre l'ascenseur lorsqu’un profil attablé plus loin avait retenu son attention. Hésitant à peine un quart de secondes, il avait dévié sa trajectoire et attendu d’être à distance raisonnable de Kelly pour faire remarquer avec une pointe d’amusement « Un peu plus et je ne te reconnaissais pas, sortie de la verdure de Logan City. » Plaisanterie, bien sûr, bien que basée sur un fond de vérité puisqu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de croiser la jeune femme ailleurs que dans leur quartier, depuis qu’elle était devenu « la fille d’à côté ». « Tu attends quelqu’un ? » Loin de lui l’envie de déranger, ou même de s’imposer si tel était le cas. Qui sait, la jeune femme était-elle peut-être plus chanceuse que lui quant à qui prendrait place en face d’elle et lui ferait la conversation. Un vague froncement de sourcils lui échappant alors tandis que son regard s’arrêtait un instant sur la robe qu’elle portait, il s’était entendu questionner « Est-ce que c'est le tissu qui a été livré chez moi par erreur le mois dernier ? » Celui-là même qui leur avait valu un léger blanc lorsqu’il était allé sonner chez elle pour le lui rapporter, qu’elle avait voulu lui offrir un thé en remerciement et qu’il avait poliment refusé en invoquant le jeûn du ramadan, récoltant en retour un « oh » qu’il n’avait pas bien su comment interpréter et qui n’avait assurément pas été remis sur le tapis lorsqu’ils s’étaient croisés les fois suivantes.
Oh, simple thing, where have you gone? I'm getting old, and I need something to rely on
Elle était une femme d'habitudes, et pour ainsi dire, une habituée. Cependant, lorsqu'elle sortit de l'ascenseur et fit quelques pas sur la terrasse du Sixteen Antlers, Kelly réalisa subitement que c'était peut-être une erreur de venir ici ce soir, de s'installer dans ce bar en particulier. On ne donne pas rendez-vous sur un lieu de travail, devant un client. Quelle fut sotte. Quoi qu'il en soit, il était trop tard, le fameux beau brun repéré sur le site de rencontres où Leena l’avait inscrite avait cette adresse, et il ne serait pas correct d'en changer au dernier moment. Elle était en avance, bien évidemment, de dix minutes, ce qui n'était ni trop, ni pas assez à ses yeux. Cela lui laissait le temps de se repoudrer si nécessaire, et de prendre ses aises à sa table habituelle. Son emplacement était près du bord du rooftop, près de la baie vitrée qui en faisait le tour, entre deux plantes décoratives ; ainsi, si l'on tournait la tête d'un côté, il y avait l'illusion de l'intimité, et de l'autre, cette vue qui donnait parfois un léger vertige. Un bon vertige, un vertige positif, un petit pincement au coeur, une légère chair de poule qui donne le sourire. Son téléphone posé sur la table, Lee attendait des nouvelles du fameux date, attentive à la moindre vibration sur la surface en aluminium où traînaient ses doigts à la manucure lilas se refusant à toucher au petit bol de cacahuètes et d’olives posées là afin de la faire patienter et sécher sa gorge. Son regard se distrayait de l’autre côté de la barrière, sur les buildings, les routes qui se croisaient et se superposaient, les voitures qui passaient et ces minuscules scalps qui se mouvraient sur d’un trottoir à l’autre. Tout ceci avait des allures de grande fourmilière. Elle notait le moindre petit rectangle s’illuminant dans les immeubles et les maisons, comme si la vie s’animait tout à coup dans un intérieur endormi, mis sur pause. Elle en voyait d’autres s’éteindre, du côté du quartier des affaires, et c’étaient autant de personnes en cravates et en tailleurs qui quittaient leur travail à leur tour, et s’en allaient allumer une autre lumière ailleurs. Et forcément, Kelly se demandait qui ils étaient, tous. Combien d’entre eux s’estimaient heureux dans leur vie, et combien étaient amoureux. Combien avaient des enfants, combien croyaient en Dieu, et une foule d’autres points d’interrogation qui flottaient autour d’elle. Elle songeait que pour avoir des enfants et monter tous les jours dans une voiture, il fallait forcément croire en Dieu. Pour se lancer dans une aventure aussi terrifiante que d’élever un être humain à devenir une bonne personne, ou d’emprunter des autoroutes, il était absolument nécessaire d’avoir foi en quelque chose. Sans quoi, tout ce beau monde ne serait qu’un amas de robots. Éventuellement, Kelly comprit après de longues minutes de contemplation et plusieurs relances de la serveuse tenant absolument à ce qu’elle consomme quelque chose pour ne pas avoir à lui demander de libérer la table -alors que sa soirée ne paraissait déjà pas particulièrement bien engagée- que Pete ne pointerait pas le bout de son nez. Ni maintenant, ni jamais. Elle baissa les yeux vers son téléphone où ne résidait aucun texto, aucun mail qui ne soit pas une de ces dizaines de newsletters auxquelles elle était abonnée. Seulement des notifications de ça et là, des choses qui lui parurent sans quelconque importance à cet instant, tandis qu’elle ouvrait Messenger où sa cousine lui demandait comment tout se passait -« Parfaitement bien. » mentit-elle- et qu’elle sentit une froide solitude la traverser comme un courant d’air. Sa mâchoire se serra un instant. Ses ongles tapotèrent sur l’écran du téléphone, ouvrirent Instagram, et elle fit défiler quelques jolies photos de personnes qu’elle appelait ses amis à outrance. Elle fit le tour des derniers likes qu’on lui avait attribué, et elle parvint à s’en satisfaire assez pour garder le sourire et les épaules droites. Son répertoire était plein de noms qui se feraient une joie d’illuminer sa soirée par leur présence, rattraper le coup, mais Lee n’avait pas envie de la compagnie de qui que ce soit parmi eux. Néanmoins, indécise, elle ne voulait pas être seule non plus. Alors elle se trouva un remède ; elle leva son téléphone dans ses mains et prit une photo de la vue, appliqua le filtre adéquat, légenda à propos de la soirée absolument parfaite qu’elle passait, ajouta les quelques hashtags nécessaires, et attendit les réactions avec l’éternelle angoisse étouffante des quelques secondes qui précédaient le premier like. Et ils pleuvèrent tout naturellement, lui arrachant un soupir de soulagement et de réconfort. Qui ne voulait pas être aimé de la sorte ? La brune sursauta légèrement lorsqu’une voix bien trop masculine pour être celle de la serveuse vint attirer son attention. Elle découvrit là Hassan, et elle ne sut déterminer si elle était surprise de l’avoir sous les yeux, ou de ne pas savoir s’il arrivait ou s’il partait. L’idée de l’avoir manqué tout ce temps, de ne pas avoir été assez observatrice, la troublait au plus haut point. Elle n’avait jamais pris la peine de s’excuser pour avoir été une véritable fouine la dernière fois que Joanne s’était montrée à Logan City, pensant que le moins ce sujet était abordé, mieux elle se portait. Elle n’était pas fière de son comportement, et la manière dont la petite blonde l’avait réprimée lui avait bien entendu fait réaliser que son indiscrétion l’avait touchée. Cependant, Lee n’était pas réellement désolée et s’épargnait volontiers l’hypocrisie de faire croire le contraire. Quant à lui, il ne s’était pas manifesté pour demander des comptes, et rien dans son attitude ne portait à croire qu’il lui en voulait pour quoi que ce soit. Encore une fois, ce soir, il se montrait souriant et aimable avec elle. Et elle parvint même à dépasser la barrière du premier degré de sa plaisanterie. “Eh bien, tu apprendras que je m'aventure parfois dans la jungle du centre-ville.” répondit-elle, pas certaine de faire mouche avec sa figure de style bancale. “Pour boire un verre, il n’y a pas mieux. La vue, n'est-ce pas ?” Elle haussa les épaules et les fit ressortir ses pommettes en jetant un coup d’oeil au panorama en question comme s’il s’agissait d’une des merveilles de ce monde. Il ne pouvait qu’approuver. “Et puis, ils ont de très bons vins, ici. J'ai mis au point leur carte, alors ils sont forcément bons.” Le Sixteen Antlers n’en demandait pas beaucoup ; trois rouges du plus tannique au plus rond, trois blancs allant du sirupeux au minéral, de quoi couvrir tous les goûts. Elle était néanmoins parvenue à leur introduire ce rouge d’un pourpre profond au grenache recelant un puissant goût de fruits rouges et de réglisse, donnant l’impression de boire des cerises si mûres qu’elles en fondent du bout des lèvres jusqu’au fond de la gorge. C’était l’un de ses préférés. Puis elle posa ses yeux sur la chaise vide face à elle. Elle avait cessé d’attendre qui que ce soit depuis un moment. Rapidement, Kelly passa en revue l’éventail de ses possibilités : petit a, prétendre que le canon qui l’accompagnait était allé aux toilettes et reviendrait dans un instant, mais l’absence de veste sur la chaise pourrait être suspecte ; petit b, donner l’air de totalement assumer une soirée en tête-à-tête avec elle-même parce qu’il n’y avait aucune honte à boire seule, bien qu’il n’y ait aucun verre sur la table. Rien ne convenait. Il ne restait que le petit c. “Pete, mon date invisible.” avoua-t-elle donc en roulant des yeux. Hors de question d’avoir l’air aussi ratée que triste et pitoyable ; Lee gardait le sourire et faisait mine que cela n’avait strictement aucune importance. “Je ne l'attends plus vraiment, tu peux t'asseoir si tu veux. Ça me ferait plaisir.” Et elle se surprit à se sentir plus sincère que polie en le proposant, comme si son voisin était la seule présence qu’elle puisse tolérer à ses côtés ce soir. Dans le fond, même si des murs les séparaient et qu’ils faisaient chacun leur vie de leur côté, c’était un peu le cas tous les jours, matins et soirs. C’était les moments où elle entendait ses chiens aboyer, sa moto quitter l’allée, où elle apercevait la vapeur sortir de l’aération de sa salle de bains, où elle voyait passer sa silhouette derrière les rideaux. C’était une présence simple, facile, douce. Il y avait quelque chose de rassurant dans ces moments. Elle aimait savoir que c’était lui, de l’autre côté de la haie du jardin. Comme si le timbre de sa voix, se devinant de manière lointaine, faisait partie du tout qui s’appelait « chez elle ». Alors elle laissa Hassan s’installer sur les genoux de son date invisible s’il le souhaitait, pendant qu’il la détaillait et perçait à jour le mystère des immenses mètres de tissus qu’il avait réceptionnés par erreur il y avait quelques semaines de cela. Le pourpre s’installa sur les joues d’une Kelly balbutiante. “C'est, euh… oui. Tu as l'oeil…” A dire vrai, elle était un peu frustrée ; la mode était aux cols Bardot que son absence de poitrine ne lui permettaient pas s’arborer sans prendre le risque de finir les seins à l’air, alors elle continuait d’opter pour des coupes intemporelles -bien qu’elle devait avouer avoir un peu poussé sur le décolleté cette fois-ci. Elle trouvait que le navy blue s’alliait bien à son teint et qu’il s’agissait d’une couleur parfaite pour un rendez-vous -ni trop sobre comme du noir, ni trop chatoyant comme du rouge. Bien sûr que c’était important. “Je fais des robes, de temps en temps. Des hauts aussi, et des jupes… Rien de très sophistiqué, pour être honnête, mais tant que le résultat est mettable…” Pas sûr qu’étaler son catalogue était absolument nécessaire. “Ça fait passer le temps.” conclut-elle alors pour ce sujet sur lequel elle ne s’étalait jamais beaucoup. Difficile de savoir pourquoi elle craignait autant la critique qu’elle était rendue nerveuse par les compliments. Habituellement, personne ne remarquait. « Tu… Ça te dirait de, peut-être, prendre un verre ? » proposa-t-elle après une longue hésitation qui aurait pu sûrement lui coûter la compagnie d’Hassan. « Ils doivent bien faire des virgin-machins. » Lee n’oubliait pas que son voisin ne buvait pas d’alcool. Ou plutôt, elle n’oubliait pas le choc que cela lui avait fait, à peu près équivalent à l’idée qu’on puisse être capable de jeûner de jour tous les jours pendant un mois. Mais elle pouvait le tolérer, faute de pouvoir le changer.
Quoi que n’ayant pas proposé de continuer leur conversation dans un bar sans la moindre arrière-pensée, Hassan aurait probablement pu se satisfaire de s’en tenir à la discussion pour peu que le sujet ait suffisamment titillé son intérêt. Et cela avait été le cas, les premiers temps du moins, avant que l’alcool de son mojito ne délie à l’évidence assez la langue de son interlocutrice pour la persuader de s’épancher sur ses histoires de cœur, et sur ce que le sien avait à dire à propos d’une séparation dont elle n’était toute évidence pas remise, du tout. Mais Hassan n'avait pas envie, pas envie et pas non plus le temps pour ça, pour servir d’oreille attentive aux déboires de quelqu’un d'autre, quelqu’un qu’il ne connaissait pas trois heures plus tôt et qu’il n'avait pas vocation à revoir un jour. Alors il avait pris congé, sans regret mais non sans malgré toute une légère pointe de culpabilité, conscient qu’il aurait pu faire un effort s’il en avait vraiment eu envie ; Mais non. Et le blouson déjà réenfilé il aurait filé vers la sortie sans s'attarder si son regard n’avait pas été attiré par la silhouette, là-bas dans sa vision périphérique, celle d’une Kelly attablée près de la baie vitrée, seule. Revenant sur ses pas il n’avait pas eu besoin de se poser la question d’aller la saluer, puisque n’interrompant à priori aucune autre conversation que celle qu’elle avait peut-être mentalement avec elle-même. « Eh bien, tu apprendras que je m'aventure parfois dans la jungle du centre-ville. » s’était-elle amusée à son irruption, avant de justifier « Pour boire un verre, il n’y a pas mieux. La vue, n'est-ce pas ? Et puis, ils ont de très bons vins, ici. J'ai mis au point leur carte, alors ils sont forcément bons. » Laissant échapper un léger rire, il avait à peine jeté un œil à la vue en question, estimant la connaître déjà bien assez, mais avait confirmé d’un signe de tête en répondant « Surtout la vue. Mais pour leur carte je te fais confiance. » Reste que pour lui qui s’en tenait aux softs, la vue était un argument bien plus imposant que le contenu de la carte, souvent le même, bien qu’à de rares occasions il puisse poser l’œil sur un cocktail sans alcool plus original que la moyenne. Interrogeant la jeune femme sur la possibilité qu’elle attende quelqu’un, il l’avait vue hésiter une fraction de seconde avant de soupirer « Pete, mon date invisible. » Roulant vaguement des yeux, elle semblait s’être fait une raison au sujet du dénommé Pete, et avait finalement proposé « Je ne l'attends plus vraiment, tu peux t'asseoir si tu veux. Ça me ferait plaisir. » en lui désignant la chaise vide en face de la sienne. Un instant incertain – principalement par crainte de vexer celle dont il venait de prendre congé – il s’était malgré tout laissé convaincre assez vite par le sourire que Kelly lui avait adressé « Si tu n’as pas peur que je fasse rebrousser chemin à un éventuel Pete en retard. » Quoi que si elle s’était donnée la peine de lui préciser qu’elle n’attendait plus vraiment le bonhomme, il pouvait en conclure que ce dernier ne s’était de son côté pas donné la peine de prévenir ou justifier son retard, auquel cas elle ne perdait sans doute pas grand-chose. Prenant donc sans trop de scrupules la place de l’absent, Hassan avait alors remarqué la robe que portait sa voisine et surtout son tissu, qu’il était à peu près certain d’avoir vu sous forme de rouleau quelques semaines plus tôt. Piquant un fard, Kelly avait aussitôt bafouillé « C'est, euh … oui. Tu as l'œil … » d’un air gêné, avant d’expliquer « Je fais des robes, de temps en temps. Des hauts aussi, et des jupes … Rien de très sophistiqué, pour être honnête, mais tant que le résultat est mettable … Ça fait passer le temps. » Surpris – de l’excès évident de modestie autant que du fait qu’elle cumule donc un don pour la couture ET pour garder un jardin impeccable en toutes circonstances – il n’avait pas voulu accentuer son malaise en étirant le sujet plus longtemps, au risque de la faire virer du rouge à l’écarlate, et s’était simplement permis un « Elle te va bien, en tout cas. » et un sourire sincère. Cherchant – ou pas – une porte de sortie, la brune avait saisi l’occasion de changer de sujet, et s’était de ce fait décidée à proposer « Tu … Ça te dirait de, peut-être, prendre un verre ? » non sans prendre la peine de préciser « Ils doivent bien faire des virgin-machins. » et arracher à Hassan un rire amusé « C’est mes préférés, les virgin-machins. » Le clin d’œil qui avait suivi soulignant le trait d’humour, il s’était dès lors permis de retirer son blouson, puisqu’un verre signifiait qu’il n’était plus vraiment sur le départ. Et tant pis pour celui qui avait posé un lapin et aurait dû se trouver à sa place. « Et puis il faut que je relève le niveau de ton date invisible. » avait-il d’ailleurs fait remarquer, à demi-sérieux « Déjà, je suis là. Un point pour moi. » Et certes, c’était volé au même titre que le point de présence sur les copies de partiels dont il avait la correction deux fois par an, mais enfin. « Deuxième étape, entrer dans la peau du type qui aurait totalement été partant pour boire un verre avec Kelly, son date en robe bleue. Ça ce n’est pas le plus difficile. Lequel de vous deux a choisi ce bar comme lieu de rendez-vous ? » Une question comme ça, en passant. Appelons cela se mettre dans la peau du personnage, parce qu’il allait même finir par se prendre au jeu. « Et c’est là que commencent les choses sérieuses … » qu’il avait enfin fait remarquer, tandis qu’une serveuse s’empressait de rejoindre leur table, visiblement satisfaite de les voir – enfin – commander. Chose que le brun avait laissé Kelly faire la première.
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Hassan prit place face à elle, et la brune s’en sentit toute soulagée. Elle n’était définitivement pas un animal solitaire, pas lorsqu'il n’y avait rien d'autre à faire que de penser. Elle ne saurait quoi penser. Chez elle, elle pouvait distraire son esprit et ses dix doigts si aisément ; Tobey était constamment demandeur de papouilles et de jeux, sa machine à coudre était sous la main, et son travail s’exportait facilement. Ici, faute de compagnie, Kelly n'aurait eu d'autre choix que de se faire face, ou partir. Mais il n’y avait aucune diversion possible quant à ces deux options. La vue, son téléphone et un verre ne suffiraient pas à la tenir éloignée d'une foule de pensées dont elle ne souhaitait pas faire le tour, des questions à son propre sujet dont elle alimentait le flou opaque avec un déni solide. Maintenant que Hassan était là, ce n’était plus un problème. Elle appréciait même l’opportunité de pouvoir partager un moment avec lui en dehors de leur cadre quotidien, lisse et poli de bons voisins qui marquent le début et la fin de leurs journées. “[color=#cc66ff]Il a plutôt intérêt à ne plus se montrer.” souligna-t-elle à propos de Pete venant de se faire voler sa place après avoir joué les fantômes bien trop longtemps. Et qu'il ne s'avise plus de tenter de la contacter, pensait-elle, car il n’y aurait pas de seconde chance -néanmoins Lee se connaissait trop bien pour savoir qu'elle finirait par craquer, décrocher le téléphone et passer pour une idiote une fois encore parce qu'elle ne supporterait pas la culpabilité de rester silencieuse à son tour. Elle n’était pas mauvaise, encore moins revancharde, et seul Casey avait le don de la mettre dans tous ses états. D'ailleurs, la brune avait une sainte horreur de tout coup de sang, et ce que l'on pouvait interpréter à tort comme un profond désintérêt s'avérait plutôt être un self control à toute épreuve. Ce qui n’était pas particulièrement évident à l'instant où son visage se teintait de cramoisi disgracieusement ici et là. “Merci, c'est gentil.” elle souffla en réponse au compliment que le brun lui avait glissé, plaçant une mèche de cheveux derrière son oreille dans un mouvement nerveux. Le rire qui accompagna sa proposition de prendre un verre lui permit uniquement de reprendre sa respiration avant que Hassan ne se donne pour mission de laver l'honneur de la gent masculine en rattrapant le rencard raté de Lee. Yeux écarquillés, elle retint un toussotement. “Oh, non, tu n’as pas à…” Mais sa voix était étouffée, et son voisin était déjà sur sa lancée. Elle couvrit partiellement son visage avec une main, comme on croit se protéger des moments sanglants des films d'horreur tout en se gardant une part de curiosité morbide ; elle le regardait donc se mettre dans la peau du personnage et troquer la casquette de bon voisin pour celle de date improvisé. Ses lèvres pincées ne purent l'empêcher de rire doucement face au petit jeu d’Hassan, bien qu'elle n'eût pas encore décidé de prendre ceci pour de la pitié ou simplement de la gentillesse, s'il était là uniquement pour lui faire plaisir ou s'il était otage de son plein gré. Quoi qu'il en soit, elle songea qu'il était préférable de prendre part au scénario proposé plutôt que de continuer à fusionner avec les plantes du balcon. “Et le compliment sur la robe, ça fait deux points.” renchérit-elle, car là où le grand absent de ce soir n’aurait vu qu’un vêtement choisi avec un peu plus de soin que d’habitude, Hassan avait été capable de déceler la plus-value, le travail de ses petites mains. Elle répondit ensuite au sujet du choix du lieu ; “Il l’a suggéré, et je n’étais pas contre.” admettant par la même occasion sa tendance à suivre le mouvement sans trop y réfléchir. Lee connaissait pourtant de nombreux établissements en ville, mais être à l’initiative de la suggestion aurait nécessité de trancher entre tous ces noms, et ça, c’était un brin plus compliqué que de simplement approuver la sélection de quelqu’un d’autre. Ceci dit, elle regrettait désormais un peu moins d’avoir accepté qu’à son arrivée un peu plus tôt. Bien entendu, on vint prendre leur commande. La serveuse affichait un sourire ravi (et indiscret) en détaillant Hassan -sûrement le date tant attendu, il était temps, elle en était soulagée pour sa cliente. Habituée à son éternel joker, Kelly lui accorda peu d'attention et attendait que le brun se lance afin de glisser un “la même chose” qui avait fait ses preuves. Mais ce fut un silence de plus en plus long et bizarre qui s'imposa à la place. Les regards insistants qui se posaient sur elle lui firent réaliser que ce qu'on attendait, c'était elle. “Oh ! Oh, pardon, je… Hm…” Dans un geste brusque, elle rouvrit la carte. Paniquée, son regard voyait des lignes de boissons sans les lire, les mots n’avaient soudainement plus de sens, plus rien ne s’assimilait ; mais il fallait choisir quelque chose, vite. “Je vais prendre…” Ses prunelles repérèrent les formes familières du mot VIN puis glissèrent sur la liste. Mais elle ne savait pas, elle ne savait soudainement plus rien. Alors elle posa vaguement son doigt quelque part, et laissa à la serveuse le soin de deviner son choix par défaut. “Celui-ci.” fit-elle d'un air pourtant parfaitement assuré, gardant la face coûte que coûte. Et cela semblait faire l'affaire. Retenues de tête, les commandes partirent pour le bar. Lee espérait de tout cœur que Hassan n’y avait vu que du feu. Ou qu'il saurait le prétendre, en tout cas. Personne ne s'était jamais formalisé de son incapacité à émettre la moindre décision en dehors du cadre de son travail -qui, lui, consistait uniquement à en prendre. C'était Kelly, et cela faisait partie du tout. Cette partie là du scénario était donc passée tant bien que mal. [color=#cc66ff]“Et après ?” demanda l'australienne, curieuse. “Je n’y connais rien du tout en rendez-vous. Je n’en ai pas eu en, quoi, dix ans.” Au moins. A vrai dire, elle n’avait pas vraiment souvenir de s'être un jour assise face à un homme avec ce concept en tête. Un comble pour un esprit aussi avide d'attentions romantiques en tout genre. Les dates, elle trouvait cela bizarre. Se mettre autour d'une table avec une personne du sexe opposé, et pour la plupart, ayant une idée toute faite de comment devait se terminer la soirée. Boire un peu trop pour ne pas avoir l'air aussi nerveux et/ou mort de peur qu'on ne l'était vraiment. Et admettre que tout le reste n'était que… de la mise en contexte. Lee avait le regard rivé sur Hassan et trouvait assez incongru de coller cette image sur son visage, aussi crédible soit-il. C'était son voisin. Elle n’était pas petite, elle n’était pas blonde ; elle était l'éternelle figurante, le personnage secondaire que personne n’avait remarqué, la voisine. Et elle ne passerait pas une soirée seule et triste grâce à lui. Ce n'était pas tant un rendez-vous qu'une bouée de sauvetage. “Alors, je t'écoute. Dans un film avec Ryan Gosling, ça serait le moment où tu dis une blague pour me faire rire, mettre l'ambiance…” Si elle parvenait à comprendre un trait d'humour du premier coup, pour changer. “Puis tu balances une anecdote à briser le cœur pour montrer que tu es à la fois drôle mais sensible.” Comme ce funeste de son septième printemps où son poisson rouge fit un aller simple dans la cuvette des toilettes, le vaccinant de tout attachement affectif pour toujours. “Je suis abasourdie par cet ascenseur émotionnel, et ça se termine en long staring contest intense où nous sondons l'âme l'un de l'autre.” Champ. Contrechamp. Musique. Coup de foudre. Le schéma classique, elle le connaissait par cœur. Et elle versait quand même sa larme à chaque scène de déclaration passionnée sous la pluie. Kelly se tortilla un peu sur son tabouret, se redressa bien droite, les mains croisées face à elle. “C'est parti, je suis prête.”
L’instant d’avant il déguerpissait du bar presque sans demander son reste, et voilà que maintenant … Il s’installait, l’envie d’aller voir ailleurs finalement remisée au prétexte d’une compagnie plus intéressante, plus agréable. Parce qu’outre savoir se comporter en voisine exemplaire – parfois presque à l’excès – la brune lui était sympathique, et qu’il n’en fallait généralement pas plus à Hassan pour se sentir d’humeur à la discussion. Feignant de ne pas remarquer le rouge qui lui était monté aux joues lorsqu’il avait complimenté sa robe et le fait qu’elle l’ait confectionnée elle-même, il avait donc sans se faire prier plus longtemps accédé à la proposition de Kelly de prendre la place de l’absent – et après tout, les absents avaient toujours tort. « Et le compliment sur la robe, ça fait deux points. » Sans doute plus satisfait du fait qu’elle se prête au jeu que du score qu’il pouvait obtenir – encore que – il avait répondu d’un sourire, passant une main sur sa barbe avec habitude au moment d’affirmer « J’aurais tenté d’être le chouchou de la maîtresse que je ne m’y serais pas pris autrement. » d’un ton résolument amusé. Somme toute assez peu surpris lorsqu’elle avait indiqué s’être laissée suggérer ce bar plutôt qu’un autre en guise de lieu de rendez-vous, Hassan avait senti dans le regard de la serveuse qui venait de les rejoindre une insistance qui mettait un brin mal à l’aise et dont il ne saurait pas dire si c’était parce qu’elle l'associait au date arrivé bien en retard, ou bien au goujat passant d’une table à une autre et d’une femme à une autre. N’osant pas lancer un regard vers la terrasse pour vérifier si sa compagnie précédente était encore là – il espérait que non – il avait laissé Kelly commander la première, et s’excusant d’un « Oh ! Oh, pardon, je … Hm … » confus en semblant descendre de son nuage, la jeune femme avait désigné du bout des doigts l’une des lignes de la carte pour indiquer son choix, Hassan optant lui pour un cocktail sans alcool à base de kiwi dont la composition avait déjà plusieurs fois attisé sa curiosité. « Et après ? » Laissés à nouveau seuls, Kelly et lui avait échangé un nouveau regard « Je n’y connais rien du tout en rendez-vous. Je n’en ai pas eu en, quoi, dix ans. » Passant sur le fait qu’il avait fallu qu’elle se décide à remettre le pied à l’étrier pour avoir la malchance de tomber sur un déserteur, le brun avait secoué nonchalamment la tête « Moi non plus, à vrai dire. » Pas de façon aussi codifiée en tout cas, et au fond il avait toujours été plus à l’aise avec l’idée de suivre l’impulsion ou l’envie d’un instant T. « Mais ça doit être comme le vélo, ça ne s’oublie pas. Enfin j’espère. » Quoi qu’il ne courait pas plus après les rencards élaborés qu’après les relations suivies, alors s’il devait se révéler moins doué pour ça que pour reprendre le vélo, il s’en remettrait. « Ce qui fait de moi ton cobaye, et de toi le mien, du coup. Je compte sur ton indulgence. » Celle dont lui n’avait pas su faire preuve à la table précédente, peut-être. Se détaillant du regard pendant ce qui avait ressemblé à la plus longue des secondes de flottement, Kelly avait repris la première, empêchant à la situation de virer au malaise. Ou si peu. « Alors, je t'écoute. Dans un film avec Ryan Gosling, ça serait le moment où tu dis une blague pour me faire rire, mettre l'ambiance … Puis tu balances une anecdote à briser le cœur pour montrer que tu es à la fois drôle mais sensible. » Tout un programme, qu’il se disait déjà tandis qu’elle reprenait « Je suis abasourdie par cet ascenseur émotionnel, et ça se termine en long staring contest intense où nous sondons l'âme l'un de l'autre. » S’amusant de la dernière étape, rendue romantique par Hollywood uniquement par un judicieux choix de mélodie et d’instruments à cordes, et remplacés ici par le jazz doux diffusé dans le bar comme dans l’espoir de pousser au rapprochement (celui qui faisait commander un « dernier verre » et gonfler le chiffre d’affaires). « C'est parti, je suis prête. » Se prenant autant au jeu que lui – ce dont il n’aurait raisonnablement pas mis sa main à couper – la jeune femme s’était tue, croisant ses doigts devant elle et l’observant avec attention. Sans qu’il ne se l’explique, Hassan s’était soudainement laissé gagner par un brin de nervosité qu’il avait ravalé aussi sec tant il n’avait, à priori, pas lieu d’être. « Qui te dit qu’on n’est pas déjà hors schéma habituel ? » avait-il préféré suggérer, le ton volontairement malicieux. « Peut-être que c'est ton Ryan Gosling qui est aux abonnés absents, et que je ne suis que l’acteur secondaire qui a vu l’occasion de briller un peu pour avoir ses trois minutes chrono de projecteur. » Ayant presque l'air de dévoiler là la conspiration ultime des éternels seconds rôles, il s’était penché un peu plus sur la table et vers Kelly pour reprendre en baissant d'un ton « Et qui espère te prévenir du fait que Ryan a pris la grosse tête depuis qu’il a fait la couverture de GQ. La preuve, il n’arrive même plus à l'heure à ses rendez-vous. » Au rebus, Ryan Gosling. Retrouvant sa place initiale bien droit sur sa chaise, Hassan avait arboré une soudaine – et feinte – nonchalance et haussé les épaules « Il semblerait qu’il n’y ait plus que toi, moi, et un tout nouveau scénario à écrire. The boy next door, bientôt sur vos écrans. » Parce que l’héroïne était forcément elle, et lui l’élément perturbateur de cette histoire, le visage absent de l’affiche format cinéma mais néanmoins présent dans la périphrase du titre pour que le spectateur ne s’étonne pas de le voir débouler à la place de Ryan. Et juste à cet instant la serveuse était revenue avec leurs verres, déposant l’un puis l'autre sur la table avec précaution et leur souhaitant une bonne dégustation avec un sourire presque trop grand pour être honnête et de tourner les talons pour les laisser à leur nouvelle saga hollywoodienne. « On trinque ? » À quoi, il ne savait pas, mais si Kelly ne se sentait pas plus inspirée ils n’avaient pas forcément besoin d'une raison.
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Lee avait l'impression de marcher sur des œufs, que le moindre faux pas serait susceptible de ruiner tout ce qu'il y avait d'agréable, de simple, de léger dans ce moment. Pas de rendez-vous galant en dix ans. Pas vraiment d'expérience avant cela non plus. La brune n’avait jamais mis les émotions, les sensations, les expériences au cœur de sa vie ; se bâtir des façades dignes de Wisteria Lane était une besogne à plein temps. Aimer l'amour était l'apanage des idéalistes, le fardeau des optimistes. Et pour Kelly, plus que quiconque, un grand mystère, une question sans réponse, peut-être l'énigme d'une vie. Elle n'avait, pour ainsi dire, jamais appris à dompter ce genre de vélo. Elle avait trouvé le bon, l'homme parfait, s'était focalisée dessus, lui avait mis la bague au doigt. Les sentiments étaient optionnels. Leurs albums photo, eux, étaient impeccables. Aujourd'hui, alors que l'australienne n'était plus si sûre de connaître Chad autant qu'elle l'avait prétendu durant dix ans de fidélité et de complicité, tout cela paraissait un peu plus futile, superficiel. Les photos ne tenaient pas chaud la nuit, elles ne nourrissaient pas son cœur esseulé. Et elle se retrouvait là, à douter de tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait, nerveuse pour un faux rendez-vous avec son voisin. Elle était ridicule, elle en avait conscience. Surtout, elle craignait que Hassan décèle également en elle la cause perdue qu'elle s'imaginait être. “Je vais essayer de ne pas juger, si tu fais preuve de clémence.” répondit-elle avec un sourire. Kelly ne voyait pas d'inconvénients à jouer les cobayes malgré tout, endosser le rôle de la doublure avec laquelle son voisin pouvait pratiquer avant de se heurter à la réalité d'un véritable rendez-vous. Pour se remettre en selle, en somme. La brune attendait le schéma classique, celui dont Hollywood l'avait rendue accro. Toutes ces romances dont elle était adepte avaient néanmoins pris, avec le temps, des allures de pures fictions. C'était inatteignable, idéalisé, comme le mirage d'un oasis dans le désert. Au fond, ce n'était qu'une lueur d'espoir pour futures vieilles filles comme elle, mais Kelly ne comptait pas s'y résigner avant d'avoir tenté d'obtenir, elle aussi, son happy ending. Il y avait un chemin, une route à suivre, elle pouvait en réciter les étapes comme une poésie apprise sur le bout des doigts. Cette voie traditionnelle, elle l'avait usée sans passer par la case grand amour, elle n'en était pas désabusée. Cependant, elle ne s'imaginait pas s'aventurer hors des sentiers battus, ceux dont elle ignorait l'existence même. Se lancer dans les rencontres en ligne était un premier pas de côté, partager un verre avec Hassan était un autre challenge ; l'intégralité de ces manœuvres empruntes d'improvisation totale formait un tout entièrement nouveau. Peut-être que Lee était un cas désespéré. Peut-être qu'il lui fallait simplement voir au-delà. Et c'était loin de tout repères que le brun face à elle l'invitait à ouvrir son imagination, avec ce trait d'humour qui la fit immédiatement sourire, qui la rendait impatiente de découvrir le tout nouveau scénario de sa soirée et laissaient les papillons dans son ventre s'envoler. Penchée également sur la table, écoutant la confidence fantaisiste avec les yeux pétillants, Kelly se projetait aisément. Elle pouvait voir la caméra, la lumière, les perches de la prise de son, et l'équipe entière désespérant de voir la vedette sur le set, le tout figé autour d'eux dans un cliché parfait signé getty images. En un clignement de paupières, la scène s'effaçait ; mais ces quelques secondes furent charmantes à ses yeux. Elle riait doucement. “Quel goujat. J'avais déjà choisi le prénom de nos futurs enfants.” dit-elle sans savoir si elle passerait pour une groupie dangereuse et glauque aux yeux d'Hassan ou s'il n'y verrait qu'une plaisanterie ; elle s'y essayait quand même, jouant le jeu du mieux qu'elle le pouvait. Faisant mine de retenir les larmes aux coins de ses yeux de la tranche de sa main, elle prit néanmoins gare au mascara qui peignait délicatement ses cils en tamponnant légèrement. Sa comédie ne dura qu'un court instant, la starlette vexée trouvant réconfort dans un nouveau projet -petit indépendant, bas budget, histoire inédite. “Et déjà plus culte que Love Actually.” elle souligna avec un clin d'œil. À dire vrai, Lee songeait réellement que pareil scénario trouverait preneur aisément ; le public dont elle faisait partie était une ruche spécialisée dans les billets verts, pleine d'abeilles célibataires avec un sacré bourdon, une source inépuisable dans laquelle l'industrie du mouchoir piochait également régulièrement. “Bon, puisqu'on en est aux aveux, reprit-elle tandis que la serveuse déposait les boissons sur la table, il faut que je te dise… je ne suis pas Eva Mendes.” La brune n'avait pas le moindre trait commun avec la latina en question, pourtant elle soutenait d'un air volontairement sotte à l'excès ; “Je sais, c'est un choc. Je veux dire, on pourrait être sœurs, n'est-ce pas ?” Mais, moins que la doublure, elle était une imposture -et cela n'était pas sans faire écho à plus d'une facette de sa véritable vie. Non sans entrain, elle leva son verre et trinqua volontiers avec Hassan. “A la revanche des éternels seconds rôles.” Ses lèvres roses trempèrent à la surface du vin blanc qu'elle avait commandé au hasard. Aux senteurs, elle reconnut le Chardonnet de Tasmanie qu'elle avait incorporé à la carte il y avait quelques temps déjà. Equilibré, élégant et facile à assortir avec n'importe quel snack, il était si subtile que le déguster revenait à sentir la caresse d'un rayon de soleil sur le visage un jour de grisaille. Du bout de ses doigts manucurés, Kelly frôlait le pied allongé de son verre. Sortie de son rôle, elle reprit naturellement ; “La vérité, c'est que je serais la première à prendre une place de cinéma pour voir un film de ce genre. Je ne résiste pas à l'appel des comédies romantiques, ce qui doit faire de moi le pire cliché de la divorcée.” Pire que les cookies, la glace à la vanille, la glace aux cookies pour le combo suprême, sauf que cela ne tombait pas sur les hanches. Cet aveu ne lui faisait pas bonne publicité, mais Lee n'essayait pas d'être le date parfait de son voisin, résignée à son rôle de crash test. “J’ai traîné Chad voir tous les Valentine’s Day, Happy New Year et autres concentrés de love stories. Il soufflait à chaque fois, mais je suis sûre qu'en réalité il appréciait autant que moi. Ça fait juste plus virile d'aller voir Fast and Furious.” L’australienne, elle, ne comprenait pas par quelle magie autant de spectateurs perdaient leurs neurones instantanément devant ces films au même moment où les voitures défiaient toutes les lois de la gravité en sautant de gratte-ciel en gratte-ciel à Dubaï. Cela la laissait toujours profondément dubitative, la moue plate, les lèvres pincées, les sourcils froncés, et la tête basculée sur son épaule comme si changer de point de vue littéralement pouvait lui permettre, non pas d'attraper un torticolis, mais de trouver de l'intérêt à la chose. Mais plus que son catalogue de films extrêmement limité -et qu'elle n'essayait même pas d'étoffer malgré les interdictions levées suite à son excommunion-, Kelly réalisait que c'était surtout son ex-mari qui était autour de sa réflexion. “Et on est pas supposés parler des exs. Erreur de débutante.” fit-elle en secouant la tête, navrée. Son divorce était source de malaises que la brune ne souhaitait pas imposer à Hassan. Quitte à choisir, elle le préférait en Ryan Gosling au rabais plutôt qu'en thérapeute.
Au premier abord empreinte d’un premier degré plus que marqué, Kelly faisait depuis le début de leur conversation preuve d’un brin d’humour qu’Hassan n’aurait pas soupçonné, mais qui étirait un sourire agréablement surpris sur son visage tandis qu’elle ajoutait encore « Quel goujat. J'avais déjà choisi le prénom de nos futurs enfants. » semblant définitivement avoir fait le deuil de Ryan Gosling, fusse-t-il sur la couverture en papier glacé ou coincé dans les embouteillages l’empêchant de s’être montré à l’heure au rendez-vous fixé avec elle. Nouvelle distribution des cartes, nouveau scénario « Et déjà plus culte que Love Actually. » avait-elle fini par conclure, y ajoutant un clin d’œil qui avait étiré un peu plus le sourire sur les lèvres d’Hassan. Ne jugeant pas utile de préciser qu’il n’avait jamais vu Love Actually – le fait qu’il ait été célibataire à l’époque de sa sortie y étant sans doute pour beaucoup – il l’avait laissée reprendre, alors que la serveuse amenait leurs verres et repartait presque aussi sec « Bon, puisqu'on en est aux aveux, il faut que je te dise … je ne suis pas Eva Mendes. Je sais, c'est un choc. Je veux dire, on pourrait être sœurs, n'est-ce pas ? » Malicieux, et les doigts se saisissant de son verre avec précaution, il avait acquiescé non sans un brin d’excès et fait valoir à son tour « Oh, complètement oui, on s’y méprendrait. » à la fois amusé et prêt à trinquer, levant déjà son verre mais laissant à la brune le soin de choisir quoi célébrer. C’était son rencard après tout, peut-être pas dans les conditions ni face à la personne qu’elle espérait, mais c’était toujours elle qui menait la barque. « A la revanche des éternels seconds rôles. » avait-elle finalement décidé, Hassan la scrutant malgré lui avec attention alors que leurs yeux se croisaient et que la jeune femme goûtait avec délicatesse au vin placé, de son propre aveu, par elle-même dans la carte. « Si je dois également faire un aveu, je suis beaucoup plus serein d’être face à un second rôle de mon gabarit … être face à Eva Mendes et ne pas être Ryan Gosling, tu imagines la pression ? » À demi-sérieux, il s’était à son tour risqué à goûter le cocktail choisi sur la base des ingrédients mais en ne s’étant pas posé une seconde la question de si le mélange l’inspirait … Et soit, c’était sans doute un poil trop sucré, mais pas mauvais. « La vérité, c'est que je serais la première à prendre une place de cinéma pour voir un film de ce genre. Je ne résiste pas à l'appel des comédies romantiques, ce qui doit faire de moi le pire cliché de la divorcée. » reprit-elle ensuite « J’ai traîné Chad voir tous les Valentine’s Day, Happy New Year et autres concentrés de love stories. Il soufflait à chaque fois, mais je suis sûre qu'en réalité il appréciait autant que moi. Ça fait juste plus viril d'aller voir Fast and Furious. » s’apprêtant à répliquer qu’il n’y avait aucun mal non plus à aller voir Fast and Furious, à apprécier comme un plaisir coupable mais malgré tout assumé, il n’avait ironiquement pas tiqué à la mention de l’ex-mari avant que Kelly ne se reprenne, un brin confuse « Et on est pas supposés parler des exs. Erreur de débutante. » là où la jeune femme avec laquelle il avait partagé son précédent verre était parvenue à lui hérisser le poil à la minute même où elle avait décidé de mettre le sien sur le tapis. C’était probablement la forme, la façon de faire, ou simplement le fait qu’il ne l’ait pas invitée à prendre un verre pour les mêmes raisons qui le poussaient à apprécier celui qu’il partageait désormais avec Kelly. « Une chance que ce soit ton rencard d’entrainement. » avait-il alors simplement fait remarquer, la gratifiant au passage d’un clin d’œil amusé avant de s’autoriser une nouvelle gorgée de cocktail. « Mais si l’abus de comédies romantiques est le seul effet secondaire de ton divorce, je dirais que tu t’en sors plutôt bien. » Il se doutait que les choses n’étaient sans doute pas aussi simples et qu’elle donnait peut-être simplement l’impression de faire bonne figure, mais à première vue elle vendait l’illusion avec bien plus de crédibilité que lui. « Mufle ! » Débarquée presque de nulle part après avoir quitté la terrasse où il l’avait laissée – et dont il pensait qu’elle l’avait déjà quittée – sa compagnie précédente s’était saisie du verre au tiers plein pas encore débarrassé sur la table d’à-côté, et lui avait jeté au visage d’un air scandalisé. Accordant à peine un regard à la sommelière, elle avait reposé sans délicatesse le verre vide sur la table et vrillé une dernière fois ses yeux en amandes sur Hassan avant de tourner les talons, le laissant couvert de feuilles de menthe, un reste de glaçon coincé dans son encolure et le regard médusé de Kelly posé sur lui. S’éclaircissant la gorge d’un air gêné, il avait retiré une à une les feuilles de menthe qui décoraient son tee-shirt et son jean comme dans un espoir vain de se donner une contenance, et tentant de faire fi des effluves de rhum qui parfumaient désormais ses vêtements. « C’est ton tour d’avoir un moment d’indulgence. » qu’il avait alors trouvé le moyen de faire remarquer, mi-sérieux mi-résigné face à ce qu’il avait probablement mérité, au moins un peu.
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Il avait fait partie de sa vie pendant dix ans, si bien que le nom de Chad brûlait les lèvres de Kelly si aisément et régulièrement qu'il lui échappait encore par moments. Elle pouvait les pincer, serrer les dents, le ravaler lorsqu'elle réalisait que son ex-mari faisait apparition dans ses pensées, mais le filtre de ses paroles n'était pas parfait. Qu'ils soient en bons termes, qu'ils restent proches, n'arrangeait en rien le cas de la jeune femme qui ne pouvait s'empêcher de le voir dans certains détails du quotidien, de songer qu'il aurait aimé ou détesté une chose, d'imaginer ce qu'il aurait dit ou fait face à une situation. Et il était à portée de téléphone, à deux pas de chez elle, toujours là, partout. Lee avait parfois la nostalgie de leurs habitudes de vie à deux, la simplicité de leur relation durant leur mariage, l'harmonie ; les moments chocolat chaud lorsqu'il n'avait pas le moral, les mots sur le frigo, les sorties shopping qu'il subissait avec bonne volonté, les nuits où Tobey ronflait entre eux. Si son cœur était lourd des secrets dont elle avait désormais conscience qu'il avait pour elle, l'australienne ne ressentait pas l'amertume d'une fin de mariage normale, l'aspect flétri des sentiments gachés, la rancœur du temps perdu. Elle regrettait la facilité, et la facilité n'était pas l'amour. Ce qui la jetait devant sa télévision pendant des heures à admirer de grandes déclarations enflammées derrière des vitres sous la neige avec de quoi calmer ses angoisses, c'était la peur de la solitude, la possibilité de finir vieille fille romantique désabusée. “C'est gentil de ta part, mais je me sens plutôt comme une Bridget Jones avec sa bombe de chantilly.” répondit-elle aux encouragements voilés de Hassan. C'était admettre une imperfection, une fêlure, avec un petit mouvement d'épaules résigné et un discret sourire se voulant plus optimiste que ses paroles ne l'étaient. Ce n'était pas si terrible, d'être un peu attristée et abattue après un divorce, n'est-ce pas ? Son faux date comprendrait, séparé lui-même. Ou peut-être avait-elle l'air déprimée et pitoyable. Peut-être qu'elle lui faisait pitié, peut-être qu'il la jugeait pathétique. Peut-être qu'elle l'était. Tandis que Lee réprimait ces sombres idioties qui traversaient son crâne, emmurés derrière une barrière de dents blanches, une jeune femme s'arrêta à la table -et elle ne travaillait pas pour l'établissement. La scène, irréaliste, fut si furtive qu'elle peina à la réaliser immédiatement. La brune demeura longuement bouche-bée, médusée, statufiée en état de choc complet, offrant des O parfaits du rond de ses yeux à celui de sa bouche muette. Et Hassan, devant elle, ruisselait désormais de mojito tiède. Il affichait un air dépité teinté d'une fierté accrochée à la bouée de sauvetage de son regard fuyant, concentré sur la menthe qui ornait ses vêtements et ses cheveux. “Oh mon… mais…” Pas plus d'une syllabe à la fois ne s'articulait dans la bouche de Kelly tandis qu'elle revoyait le film d'avant en arrière, au ralenti et en accéléré, comme une vieille cassette vidéo. Les mains figées dans l'air vinrent se planquer sur ses lèvres lorsqu'elle se surprit à pouffer de rire, au détriment de son pauvre voisin déconfit. “C'est juste, pardon, c'est beaucoup trop drôle.” Mais elle se mortifiait de ne pouvoir contenir ce sourire qui s'élargissait de seconde en seconde et menaçait d'éclater en hilarité. “Est-ce que ça va ? ” demanda Lee pour la forme et faire preuve d'un peu d'empathie, se doutant qu'à part l'orgueil d'Hassan et son t-shirt senteur rhum, il n'y avait pas mort d'homme. Toujours élégamment, la jeune femme leva le bras à l'intention d'un serveur afin qu'on leur apporte des serviettes dans l'espoir de réduire les dégâts et au moins éponger le visage du brun avant qu'une goutte d'alcool ne se faufile dans ses yeux. Elle en profita pour atteindre ses cheveux, toujours bien dressés sur sa tête malgré cette péripétie, et y ôter une feuille de menthe imbibée. “Il t'en reste… là.” Une peu de glace pilée se faufilait également le long de son encolure, et elle imaginait, dans un frisson, la vague de froid que Hassan allait subir incessamment sous peu. On vint le couvrir de serviettes en papier avec autant d'application que de rictus légèrement moqueurs. Kelly, elle, se pinçait encore les lèvres pour dissimuler son sourire amusé. C'était comme dans les films. Plutôt que de ne rien faire plus longtemps, elle quitta sa chaise et prit la relève du serveur. “Laisse-moi t'aider.” Attrapant une serviette au passage, elle sécha succinctement la nuque de son voisin avant que de nouvelles gouttes froides n'aillent longer son dos. Sa peau était déjà bien collante. “Quoi que ce mojito ait fait à cette jeune femme, je suis sûre que ça ne valait pas le coup de s'en prendre à toi, reprit Lee afin de détourner la situation. Ce ne sont pas des manières de faire.” Bien que cela la démangeait, elle ne demanderait pas qui elle était ni pourquoi elle lui en voulait, craignant d'embarrasser son voisin un peu plus. À ses risques et périls, elle jouait déjà un jeu dangereux en frôlant la chevelure d'Hassan. “Attention, zone périlleuse.” souffla-t-elle avec un petit clin d'oeil à son intention. Elle se souvenait parfaitement à quel point son voisin estimait sa chevelure et la protégeait farouchement des envahisseurs. Kelly n'en fit pas trop et empêcha quelques gouttes de tomber de ces mèches brunes tout en récoltant encore un couple de feuilles bien cachées. Quand elle eut terminé, elle retrouva sa place de l'autre côté de la table. En s'asseyant dans un mouvement souple capable de laisser penser que son assise en bois était en réalité un petit nuage de barbe à papa, elle nota qu'une discrète tâche était venue humidifier sa robe. Oh, well… “Est-ce que je me trompe ou ça commence à devenir un habitude de finir couverts de quelque chose quand on se croise ?” demanda l'australienne avec un petit rire, faisant autant référence à la boue et à la pluie qu'à l'embarras dont ils avaient été imprégnés lors de la promenade devenue tea party improvisé.
La scène avait été aussi furtive que la fierté de la coupable – volatilisée la seconde suivante sans demander son reste – avait été égratignée. Quant à celle d’Hassan, elle tentait de garder la face entre les feuilles de menthe imbibées et les effluves de rhum qui s’imprégnaient dans le tissu de ses vêtements, et à défaut de lui monter aux joues le rouge était venu foncer ses oreilles en lui donnant l’impression qu’elles allaient prendre feu. Au silence gêné s’étant étiré durant quelques secondes avait alors succédé un rire léger, que Kelly semblait avoir tenté de contenir sans succès avant de s’en justifier d’un « C'est juste, pardon, c'est beaucoup trop drôle. » à demi confus, se rattrapant d’un « Est-ce que ça va ? » malgré tout un brin embêté – ou diablement bien imité, le cas échéant. S’éclaircissant la gorge pour se donner une contenance, Hassan avait cherché des yeux quoi que ce soit susceptible de lui permettre d’éponger les dégâts et acquiescé d’un ton rassurant « Oh, oui, ça va. Mon tee-shirt s’en remettra, je suppose que mon ego aussi. » tandis que lui échappait finalement un soupir de dépit : pas la moindre serviette en papier à l’horizon. Alors qu’il s’apprêtait à se lever pour rejoindre les toilettes du bar Kelly avait eu plus de présence d’esprit que lui, obtenant de l’un des serveurs qu’il leur apporte de quoi éponger les dégâts et le débarrassant d’une feuille de menthe ayant échappé à sa vigilance avec autant de légèreté que le « Il t'en reste … là. » qui avait accompagné son geste. Qu’il ait été provoqué par le glaçon s’étant frayé un chemin jusque sous son tee-shirt ou par les doigts de la jeune femme glissant entre ses mèches de cheveux, le frisson qui avait échappé à Hassan n’avait duré qu’une fraction de seconde – juste le temps pour le serveur de débarquer avec des serviettes en papier et un air narquois sur le visage. Le soupçonnant de s’affairer autour de lui pour profiter du spectacle plus que par bonté d’âme, Hassan l’avait congédié d’un « Je devrais pouvoir m’en sortir, merci. » bougon, qui à nouveau semblait avoir provoqué l’amusement de Kelly et confirmé par la même occasion qu’elle se trouvait dans les bonnes grâces du professeur : car plutôt que d’accentuer sa mauvaise humeur la légèreté de la jeune femme était parvenue à la désamorcer. Suffisamment pour qu’il ne songe pas à la congédier elle aussi lorsqu’elle s’était levée, armée d’un « Laisse-moi t'aider. » candide et de cette délicatesse qui lui semblait innée. Il sentait sa barbe poisseuse de sucre, sa nuque collante sous le col humide de son tee-shirt et les doigts de Kelly qui s’y affairaient avec application tandis qu’il ne savait plus s’il devait remercier ou s’excuser, le « Merci. Je suis désolé, vraiment. » incertain lui échappant sans qu’il ne sache plus trop quoi faire de lui-même, épongeant son tee-shirt et la table avec l’impression fugace d’être un imbécile. « Quoi que ce mojito ait fait à cette jeune femme, je suis sûre que ça ne valait pas le coup de s'en prendre à toi. Ce ne sont pas des manières de faire. » Ses doigts glissant parfois maladroitement contre ceux de Kelly, il avait offert un sourire un peu gêné, un brin résigné « Le Mojito a peut-être un peu manqué de finesse avec elle, qui sait. » Malgré tout, il était reconnaissant à sa voisine de lui éviter l’embarras d’avoir à offrir de plus amples explications à propos de la situation et des raisons ayant motivé son date initial à les interrompre telle une furie pour lui jeter un reste de cocktail à la figure. « Attention, zone périlleuse. » À nouveau le passage furtif de la jeune femme entre ses mèches de cheveux avait provoqué un brin de chair de poule sur sa nuque, et la demi-seconde où leurs regards s’étaient croisés avaient fait perdre à Hassan le fil de ses pensées. Enfin, Kelly avait retrouvé sa place de l’autre côté de la table presque comme si rien ne s’était produit, à ceci près qu’une tâche assombrissait le bleu de sa robe juste au-dessous du col « Est-ce que je me trompe ou ça commence à devenir une habitude de finir couverts de quelque chose quand on se croise ? » Désormais plus embêté pour cette tâche-ci que pour tout ce qui avait précédé, n’ignorant plus la tendance de Kelly à toujours vouloir être tirée à quatre épingles, il s’était retrouvé à son tour dans la situation de l’éclat de rire qu’on tentait tant bien que mal de garder pour soi, de la main confuse qui tentait de cacher le sourire impossible à réprimer « Tu vas finir par croire que je porte malheur, pire qu’un chat noir. » Et pourtant, il était d’ordinaire plutôt habitué à ne se porter la poisse qu’à lui-même, comme un effet secondaire aussi inattendu qu’invraisemblable à sa mauvaise pioche à la loterie médicale. « Mais au moins, tu ne pourras pas dire que cette soirée n’a pas été riche en rebondissements. » Bonne ou mauvaise chose, ça il n’en savait rien, et il n’aurait certainement pas l’audace de creuser plus loin pour savoir si le lapin qu’on lui avait posé en premier lieu lui resterait longtemps en travers de la gorge ou si elle semblait déjà l’avoir balayé du revers de ses mains finement manucurées. Alors qu’il saisissait de nouveau son cocktail – jusque-là un peu oublié – le téléphone de Kelly s’était mis à vibrer sur le coin de la table, et portant le verre à ses lèvres Hassan avait commenté « C’est peut-être ton Ryan Gosling, qui appelle pour récupérer son rôle. Il n’est pas minuit, ton carrosse n’est pas encore redevenu citrouille. » avec l’air de ne pas vouloir jouer les partis pris, lui dont la muflerie supposée venait de lui causer une mésaventure dont elle s’était faite le témoin involontaire. Il n’était que la doublure après tout, il n’avait pas d’avis à donner, quand bien même il aurait pris plaisir à suggérer à Kelly de laisser le retardataire mariner au moins jusqu’au lendemain, ne serait-ce que pour lui donner une leçon de ponctualité. Ne serait-ce que pour que lui-même n'ait pas à rendre cette place qu'il occupait comme un imposteur à la table de Kelly, mais qui finalement lui plaisait, un peu.
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Elle y mettait toute l’application du monde, mouvant délicatement le bout de ses doigts entre les mèches de cheveux bruns d’Hassan, se collant petit à petit en mèches fixées au sucre, émanant d’une senteur d’alcool qui envahissait les narines. Kelly prenait l’incident avec légèreté, voyant son voisin en être déjà assez affecté ; la scène fut cocasse, mais elle n’en fut pas plus gênée que cela tant il fut furtif, soudain. L’humiliation était sur lui, et la jeune femme espérait que lui mettre un léger sourire sur les lèvres ferait passer le goût amer de cette attaque. Bien sûr, elle voulait savoir le pourquoi du comment, et bien sûr, elle ne demanda rien. Elle était de nature curieuse, pas indiscrète ; elle savait quelle était sa place, et à cet instant, elle consistait à faire comme si de rien n’était, se passant de jugement sur ce qu’elle comprenait, dans les grandes lignes, de la situation dont elle était une cause malgré elle. C’était dans le script bancal de leur rom-com à petit budget entre seconds rôles. “Peut-être qu’elle devrait lui laisser une chance de s’expliquer ou de s’excuser.” rétorqua-t-elle, à propos du mojito évidemment, le regard bienveillant suggérant à Hassan de ne pas être trop dur avec lui-même. Le geste n’était pas mérité quoi qu’il en soit, et l’autre femme s’était laissée emporter par ses émotions. Chacun avait désormais son tort, et la balle était remise au milieu. Le brun remis à neuf dans la mesure du possible, Lee avait repris sa place dans un mouvement léger, transportée par le drapé de sa robe légèrement flottant dans la brise des hauteurs de Brisbane. De manière inhabituelle, la tâche sur le tissu ne la contrariait pas. Hassan souffrait de plus gros dégâts, elle ne pouvait se plaindre. De manière générale, s’ils ne semblaient jamais sortir indemnes de leurs rencontres, les deux voisins n’étaient pas logés à la même enseigne ; Kelly, lovée dans sa gracieuse aura, paraissait toujours mieux se tirer de leurs mésaventures. “Jusqu’à présent, c’est toi qui a été couvert de popo de chien, de pluie et maintenant de mojito”, fit-elle sans citer l’embarras lorsqu’elle l’avait surpris dans sa salle de bains, “tandis que j’ai gagné une agréable fin d’après-midi, et une agréable soirée. Alors il y a des chances que ce soit moi qui te porte le mauvais oeil plutôt que l’inverse.” Au moins, il n’était pas ennuyeux. Hassan, en plus d’être doté d’une présence rassurante, la faisait rire en toutes circonstances. L’air était léger en sa compagnie. Une tâche pouvait assombrir sa robe, mais certainement pas atteindre son moral lorsqu’il lui adressait un sourire. Il lui sembla sauter à trente centimètres de sa chaise lorsque son téléphone se mit à sonner, face contre la table. En tournant l’appareil, l’hypothèse du brun se confirma ; le nom de Pete s’affichait devant son regard stupéfait. Quel goujat, quel toupet, quel… “J-je…” Voilà qu’elle sentait son coeur s’emballer, ses doigts manucurés serrés autour du téléphone qui ne lui laisserait pas beaucoup plus de temps pour se décider à répondre ou non. Le devait-elle ? Lee avait annoncé qu’elle refuserait de donner une chance à son date retardataire, qu’elle ne laisserait pas passer ce manque de considération consistant à la planter là sans donner de nouvelles. Mais vaudrait-elle mieux que lui si elle décidait de l’ignorer ? “Peut-être qu’elle devrait lui laisser une chance de s’expliquer ou de s’excuser.” s’était-elle elle-même évertué de conseiller quelques minutes plus tôt à peine. Ses pensées tiraient la corde d’un côté et de l’autre, la musique de la sonnerie de l’Iphone débuta sa troisième récurrence. Plus que quelques secondes pour oser, pour tenir une position, pour ne pas se laisser faire, et poursuivre une soirée qu’elle savait être bien plus agréable que tout ce qu’un premier rendez-vous avait à proposer. Mais ce n’était pas elle. Taper du poing sur la table, faire preuve de caractère, laisser un téléphone sonner. C’était au-delà de ses forces, plus que ce que ses nerfs pouvaient endurer. Lee décrocha, les mains désormais moites, la tempe humide de jus de cerveau tournant à plein régime. Son “Allô ?” légèrement tremblant était à lui seul une invitation à se laisser écraser comme un paillasson. D’un mouvement vif, elle tourna la tête en direction du bar où elle aperçut un homme, également au téléphone, qui écumait la clientèle du regard d’un air hagard. Il croyait qu’ils avaient convenu de se voir à vingt heures… il y avait du trafic… il était désolé, évidemment… Kelly n’écoutait pas vraiment toutes ces excuses. Elle le détaillait, du haut de son début de calvitie héréditaire jusqu’à ses chaussures de seconde main, la petite bouée à base d’hygiène de vie négligée qui cernait sa bedaine, et son polo dans son pantalon brun à la ceinture trop serrée. Malgré cette force invisible qui lui demandait de garder ce bras le long de son corps en y appliquant vingt kilos supplémentaires dans la seconde, elle le leva au-dessus de sa tête et lui fit de grands signes avec un sourire blanc. Son pouce raccrocha furtivement, sa main lourde retomba sur ses cuisses. “C’est lui.” souffla Lee en essayant d’avoir l’air enthousiaste, le plus possible. Si fort que son coeur ne l’achetait pas. Il était serré, lui aussi, amer de son attitude de mauviette, triste de couper court à ce moment avec Hassan, honteux de l’abandonner alors qu’il était venu à sa rescousse. En préférant assurer son engagement premier, c’était envers son voisin que la brune n’était pas correcte. En son fort intérieur, Kelly avait conscience de son erreur. Elle avait fait le mauvais choix. C’était toujours le cas, lorsque cela dépendait d’elle. “Je lève ta malédiction pour ce soir, alors.” tenta-t-elle d’ironiser avec un rictus qui tint pas tandis qu’elle quittait sa chaise, récupérait sa veste, son sac, et abandonnait quelques billets sur la table. “Désolée de te laisser, je… je…” Sa honte l’écrasait de seconde en seconde. Mieux valait qu’elle cesse de parler, de toute manière, et qu’elle se fasse toute petite en lui tournant le dos comme la dernière des ingrates. Et pour quoi ? Elle se le demandait, en jetant un nouveau coup d’oeil vers Pete. Cela n’allait pas fonctionner. Il n’était pas instagrammable. “Merci de m’avoir tenu compagnie. C’était très gentil.” Les premiers pas qui l’éloignaient d’Hassan, Kelly les effectua à reculons, comme pour retarder ce moment où elle s’arracherait à l’aise qu’elle ressentait avec lui pour plonger dans l’inconnu d’un date raté d’avance. Serrant son sac tout contre elle, elle tourna finalement les talons. Un, deux, trois pas ; une grande inspiration, une main dans les cheveux , un sourire en béton ; Lee s’afficha absolument radieuse face à Pete, malgré le vague à l’âme plissant le coin de ses yeux, l’étincelle éteinte.