Les enfants avaient été particulièrement agités aujourd’hui et Nadia mettait ça sur le fait que les vacances d’hiver approchaient. Ils étaient toujours plus difficiles à gérer lorsqu’ils sentaient la liberté se rapprocher et la jeune institutrice essayait de s’en amuser. Les enfants turbulents étaient son lot quotidien et si elle avait choisi ce métier, c’était en connaissance de cause. Douce et calme, Nadia n’élevait jamais la voix et essayait toujours d’entamer un dialogue apaisé avec chacun d’entre eux lorsque la situation devenait ingérable. Elle avait la chance d’enseigner dans un établissement prisé, dans un quartier plutôt calme et ce n’était que quelques cris ou pleurs qu’elle devait gérer. Rien d’insurmontable. Cependant, Nadia était assise à son bureau, la tête dans les mains pour se recentrer un peu et profiter du calme qui était revenu un instant avant d’accompagner sa petite troupe jusqu’aux grilles de l’établissement où attendaient déjà les parents. « On récupère ses affaires, on oublie rien ! On sort dans le calme et on se retrouve demain les enfants ! » Mettant un point d’honneur à toujours être enjouée et agréable avec ses élèves, Nadia recevait parfois quelques accolades de la part des enfants les plus jeunes avant que ceux-ci ne retrouvent leurs parents. C’était une des petites victoires du métier d’institutrice, réussir à inspirer aux enfants quelque chose de positif. Ses classes variaient et Nadia s’occupait d’enfants de quatre à huit ans selon les jours de la semaine, une flexibilité qui était également appréciable pour la jeune femme. Alors qu’elle rejoignait la sortie de l’école accompagnée des enfants, Nadia se retrouva face aux parents devant lesquels elle était bien moins à l’aise. Souriant légèrement et répondant aux questions de certains parents, la jeune femme s’était adossée à la barrière en s’assurant que chacun repartait en toute sécurité. Et alors que la foule se dispersait peu à peu, c’est Anabel qui tira sur la manche de Nadia qui se baissa directement à son niveau. « Alors ma belle, tu vas attendre avec moi ? On peut faire le jeu du chat ça te dit ? » « Oh oui maîtresse ! » Pour éviter aux enfants un stress inutile lors des retards des parents, ce qu’elle comprenait, Nadia tâchait toujours de les divertir plutôt que de les laisser attendre sans rien faire. Pédagogue et sincèrement à l’aise avec les enfants, Nadia se moquait des heures supplémentaires qu’elle devait parfois faire, après tout, rien de passionnant ne l’attendait à la maison. En plus, Anabel était la fille d’une très bonne amie de Nadia qui avait perdu la vie il y’a peu et ses grands-parents seraient sûrement bientôt là. Le jeu du chat n’avait pas duré plus de dix minutes quand le père d’Anabel se présenta à la grille, laissant Nadia figée sur place. « C’est mon papa, c’est mon papa ! » La petite fille qui s’était mise à courir vers son père avait ramené Nadia à la réalité. Stephen Holloway, le mari de Rachel se tenait devant la grille. Gênée et ne sachant pas réellement comment aborder celui qu’elle n’avait que peu côtoyé, Nadia était allé vers la simplicité. « Bonjour… On se connait, il me semble ? Je suis une amie de Rachel… » La discussion commençait maladroitement, si Nadia pouvait parler de son amie sans soucis, ce n’était peut-être pas le cas de Stephen. Nadia réalisait devant cette scène qu’elle n’était absolument plus au courant de ce qui concernait Rachel. Elle s’attendait à ce que ce soit les parents de cette dernière qui viennent chercher Anabel mais c’était finalement Stephen et si elle ne le connaissait pas plus que ça, Nadia trouvait qu’il était tout désigné pour s’occuper de la petite, et ce même s’il ne semblait pas être doué pour habiller ou coiffer la petite fille.
Depuis que les parents de sa femme avaient entamé une procédure judiciaire pour réclamer la garde de la petite Anabel, la vie de Stephen était un casse tête en grandeur nature. Bien que la demoiselle de tout juste quatre ans vive avec lui depuis son premier anniversaire, pas question pour ses anciens beaux-parents de laisser leur unique petite fille vivre avec un homme qui n'était pas son père biologique, et ils ne s'étaient pas gênés pour en faire la demande auprès du tribunal, quelques semaines seulement après le décès de leur fille.
Stephen vivait très mal cette situation. En épousant Rachel, il avait fait le vœu d'aimer sans condition et de protéger la famille qu'ils créaient, comprenant la petite tornade blonde de Rachel. Cette dernière n'avait jamais voulu rien dire en ce qui concerne le père de cette petite fille, elle avait toujours dit que c'était un homme de passage, qu'il n'était pas et ne serait d'ailleurs jamais au courant de l'existence de ce petit être. Anabel n'avait pas de père biologique, mais elle en a trouvé un bien mieux en Stephen qui, bien que très peu à l'aise avec les enfants, considérait cette petite comme une vraie bénédiction.
Elle avait apporté un peu de lumière à sa vie. Lui qui n'était que très peu sociable et refusait systématiquement la moindre sortie s'était transformé en un papa poule qui partageait sa passion pour les étoiles avec sa petite fille. Ils allaient ensemble au planétarium, faisaient des ateliers en famille.. Stephen s'était métamorphosé, apaisé, et à aucun moment il n'avait pu prévoir le cauchemar qui attendait cette petite famille recomposée au bout du chemin.
Peut être que Rachel et lui avaient été trop naïfs en ne faisant aucun papier en ce qui concerne la garde de la petite fille. C'était un couple uni qui ne pensait pas que la vie pouvait leur réserver un dessein aussi sombre, même si pourtant, elle ne s'était pas gênée pour les heurter de plein fouet et réduire à néant leurs projets. Rachel fut emportée par un cancer généralisé après dix mois de lutte. Stephen et Anabel étaient restés à son chevet, et c'était bien le jeune kinésithérapeute qui avait fait tourner le quotidien durant cette bataille. C'était lui qui travaillait pour deux, lui qui faisait les tâches ménagères, lui aussi qui veillait à ce qu'Anabel suive bien les cours à la maternelle. Stephen était épuisé par cette bataille qu'ils avaient mené tous ensemble, et lorsque Rachel quitta ce monde, le brun était à des kilomètres de se douter que sa lutte n'était pas encore terminée.
Martha et Gregory Forbes, les parents de Rachel, vivaient à Gomburra. Vivaient, car à la mort de Rachel, ces derniers avaient décidé que la garde de leur petite fille leur revenait de droit ; et ils étaient prêts à tout pour la récupérer. Dans un sens, ils n'avaient pas tort : Rachel et Stephen n'avaient fait aucun papier en ce qui concerne la garde d'Anabel. Ils étaient dans leur bon droit d'un point de vue juridique, alors un jour, ils s'étaient rendus à la sortie de la garderie pour emporter avec eux l'enfant sans avoir jugé bon d'en parler au préalable avec Stephen. Et badaboum, ce qui devait arriver arriva. Anabel se mît à pleurer en ne reconnaissant pas ses grands parents (qu'elle n'avait vu que deux fois), la gardienne (qui n'avait pas reconnu non plus les parents de Rachel) appela la Police. Stephen rappliqua dans les dix minutes qui suivirent, et c'était le début de son second cauchemar.
Les autorités de Brisbane avaient fait appel à un juge qui trancha en faveur de Stephen. Anabel resterait chez lui au moins le temps jusqu'au moment du procès qui déciderait de façon définitive et permanente où vivrait la petite fille, mais ses anciens beaux parents avaient un droit de visite, et ils ne manquaient pas de s'en servir....
Jusqu'à présent, Anabel allait tous les soirs à la garderie. Stephen terminant ses consultations plus tard que ne terminait l'école, il n'avait pas d'autre choix. Alors les deux harpies avaient sauté sur l'occasion et avaient décidé qu'ils verraient la petite à ce moment la. Autant vous dire que ni Anabel ni Stephen ne se réjouissaient de cette situation, même si ça ne changerait pas avant l'ouverture du procès.
La petite fille ne connaissait pas ses grands parents. Ils n'appréciaient pas le fait qu'elle soit le fruit d'une liaison d'un soir, et que leur fille ait fait comme si son nouveau compagnon était le père de l'enfant. Pour eux, Stephen n'était ni plus ni moins qu'un rafistolage, et ils ne voyaient en rien l'amour inconditionnel qui unit ces deux êtres depuis leur rencontre.
D'un autre côté, ce qui révoltait le plus le jeune kinésithérapeute, c'était que les parents de Rachel n'avaient pas fait le déplacement lorsqu'elle était tombée malade. Ils la croyaient jeune et robuste, et n'avaient à aucun moment considéré la gravité des choses. Rachel était morte seule, sans personne à ses côtés. Anabel était à l'école et Stephen était en consultation toute la journée pour maintenir une situation financière stable malgré les frais médicaux et le remboursement de leur maison.
Il ne leur pardonnerait jamais d'avoir abandonné Rachel au moment ou elle avait le plus besoin de soutien, alors à chaque fois qu'il pouvait leur couper l'herbe sous le pied, il le faisait, comme c'était le cas ce soir la.
Il faisait encore très beau dehors, malgré l'hiver qui approchait. Les rendez vous avaient été calmes et la mère de Stephen avait décidé de prendre avec elle tout l'administratif du cabinet pour dégager la soirée de son fils. Pour une fois en l'espace de deux ans ; il n'avait rien sur le feu et rien d'autre à penser que d'aller chercher sa petite fille à la sortie de l'école. Il prévint Martha et Gregory Forbes (qui hurlaient au scandale, mais qu'importe) et arriva presque à l'heure à la sortie de l'école.
Stephen était perdu dans l'établissement, il n'y venait que rarement en semaine ou lors des événements organisés du genre carnaval ou fête de fin d'année. Quand il passa les grilles de l'école, il n'y avait que très peu de parents. Le jeune papa venait à se demander comment faisaient tous les autres parents pour être à l'heure voire en avance pour venir chercher leur progéniture. N'avaient ils pas de travail ?
Il avança dans la cour, cherchant du regard une classe qui lui serait familière lorsqu'une voix le tira de sa réflexion. Une petite fille courait vers lui en l'appelant papa. Aucun doute, c'était sa petite tête blonde. Il s'abaissa à son niveau, et la prit dans ses bras quand elle fut devant lui.
- Eh, ma tornade, lui dit il en la gardant dans ses bras. Je voulais te faire la surprise.
Et quelle surprise, Anabel semblait renaître. Mille fois plus à l'aise avec son père adoptif qu'avec ses grands parents, la jeune demoiselle souriait de toutes ses dents dans les bras de Stephen, même s'il lui manquait une incisive et qu'elle ressemblait davantage à un pirate qu'à une princesse.
- Je préfère quand c'est toi. On jouait au chat avec maîtresse ! fît elle avec sa toute petite voix.
Stephen pivota vers la personne qui se tenait en face de lui. Une jeune femme du même âge que lui environ, au regard figé et qui semblait terriblement gênée. Il lui semblait ne l'avoir jamais vue, même si ses traits lui disaient vaguement quelque chose. Peut être s'étaient ils déjà croisés à l'école ? Elle prit finalement la parole.
- Bonjour… On se connait, il me semble ? Je suis une amie de Rachel…
Stephen s'attendait probablement à tout sauf à cela. C'était toujours difficile d'entendre le prénom de Rachel dans la bouche de quelqu'un d'autre. Même s'il pensait constamment à elle depuis son décès, peu de gens osaient prononcer ces six lettres devant lui aussi frontalement. Il tachait de le cacher du mieux qu'il le pouvait, mais son cœur s'emballait toujours un peu trop vite quand il était question de sa femme, son visage devenait livide l'espace d'une seconde. Parler d'elle, c'était un peu la faire vivre de nouveau ; c'était douloureux.
Désarçonné, il fronça un instant les sourcils, cherchant dans ses souvenirs si le visage de cette femme refaisait surface ; elle lui disait vaguement quelque chose, mais c'était toujours le visage de sa femme qui lui revenait, et non celui de ses amis, comme si sa mémoire mettait volontairement Rachel au premier plan de tout pour ne rien effacer.
- Je... il marqua une pause, avant de poser Anabel sur le sol. Tu peux aller jouer un peu avant de rentrer, lança t-il à l'attention de la fillette.
Stephen désigna du menton le jeu pour enfant qui était au fond de la cour, puis regarda sa tornade blonde y foncer sans ciller. Il préférait qu'elle ne les entende pas parler de sa mère. Anabel ne se confiait que rarement sur Rachel. Elle demandait à observer les étoiles dans le télescope parfois, pour pouvoir l'observer. Elle l'incorporait dans certains de ses dessins, mais c'était tout ; elle n'en parlait pas. Stephen ne voulait pas la brusquer, alors il préférait l'éloigner avant de reprendre :
- Je suis désolé, nous avons peut être été présentés, mais pour être honnête, j'ai quelques trous de mémoire, avoua t-il. C'est ..compliqué en ce moment.
Compliqué c'était peu dire, c'était plutôt l'horreur.
- Habituellement, les amis de Rachel me fuient, ajouta t-il en esquissant l'ombre d'un sourire. J'imagine que c'est compliqué pour eux aussi.
Stephen jouait nerveusement avec le ressort de ses clés de voiture. Il ne s'attendait pas à faire cette rencontre en allant chercher sa petite fille à l'école. Passé la douleur, c'était surtout de la curiosité qu'il ressentait désormais, alors il demanda :
- Donc.. avec Rachel, vous étiez proches ?
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Dernière édition par Stephen Holloway le Ven 27 Juil 2018 - 15:34, édité 1 fois
Rachel avait été emportée il y’a quelques mois de cela et il fallait dire qu’elle avait laissé un vide immense. Nadia n’avait jamais été confrontée à un tel drame et l’événement l’avait laissée nostalgique même si elle se refusait à sombrer dans une profonde tristesse. Triste, elle l’avait été, comme quelqu’un qui avait perdu une amie chère. Mais Rachel lui avait appris à positiver en toutes circonstances, même les plus affreuses. Nadia se souvenait maintenant de son sourire, de sa joie de vivre et c’était tout ce qu’elle s’efforçait de garder en mémoire. Chaque jour, Nadia avait remonté la pente en s’appuyant sur les mots sages de son amie, qui, sachant qu’il était possible pour elle que sa vie se termine, lui répétait de toujours garder la tête haute. C’était difficile mais la jeune femme été entourée et avait réussi à surmonter cela, un pincement au cœur toujours présent, encore plus quand elle se retrouvait face à Anabel. Cette petite fille si pétillante qui aujourd’hui n’évoquait plus sa maman et qui avait les yeux quelque peu éteints. Nadia en était sûre, la petite Anabel serait une battante comme sa mère et surmonterait l’événement pour devenir une jeune femme forte et indépendante. Evidemment, Nadia l’avait prise sous son aile et la couvait un peu plus que les autres élèves. Un lien particulier avait déjà vu le jour entre l’institutrice et la petite fille qui était la progéniture de son amie. Ce lien s’était renforcé après le drame et Anabel, si fragile, avait pu trouver un peu de soutien auprès de sa maîtresse. Nadia était d’ailleurs épatée de la rapidité à laquelle Anabel avait repris le chemin de l’école et c’est avec fierté qu’elle l’accueillait tous les matins dans sa classe. Courageuse et probablement poussée par une famille qui devait se sentir soulagée de ne pas avoir à s’occuper de la petite pour se laisser aller à son chagrin. « Je suis désolé, nous avons peut être été présentés, mais pour être honnête, j'ai quelques trous de mémoire, c'est .. compliqué en ce moment. » Nada avait regardé la petite fille partir en courant au bout de la cour pour jouer sagement. C’était une élève obéissante et adorable, Nadia l’aurait probablement placée parmi ses chouchoutes même si elle n’avait pas été la fille de son amie. L’institutrice avait lancé un sourire qui se voulait bienveillant en direction de Stephen. En effet, elle l’avait rencontré il y’a quelques mois, Rachel avait tenu à ce que la jeune femme rencontre le nouvel homme de sa vie. Comment aurait-elle pu lui tenir rigueur de ne pas se souvenir de cela alors qu’il avait du veiller sur Rachel si longtemps avant de la perdre ? Leur relation avait à peine commencé qu’il avait du y renoncer. L’histoire du jeune homme était bouleversante et le pincement au cœur était revenu pour Nadia. « Ne vous excusez pas, je comprends tout à fait. » Un peu désarçonnée de le voir ici aujourd’hui, Nadia était en effet habituée à côtoyer les grands parents de la petite fille, qu’elle avait déjà pu rencontrer par l’intermédiaire de son amie et de l’école. Alors qu’elle essayait de remettre les pièces du puzzle en ordre, Nadia avait été surprise par la seconde remarque du veuf de Rachel. « Habituellement, les amis de Rachel me fuient. J'imagine que c'est compliqué pour eux aussi. » « C’est en effet compliqué pour moi mais pourquoi est-ce que je fuirais ? Rachel disait tellement de bien de vous que je ne peux que vous adorer à travers elle ! » Le sourire triste du jeune homme avait mis mal à l’aise Nadia, qui parlait probablement trop facilement de Rachel. Pour lui, tout devait encore être douloureux et elle s’en voulait d’avoir soulevé tant d’émotions chez son interlocuteur. Puis, finalement, il avait brisé le silence pesant qui était en train de se créer. « Donc.. avec Rachel, vous étiez proches ? » Il était difficile de décrire cette amitié. Nadia faisait partie d’une bande d’amis soudés et Ariane, sa meilleure amie, était son pilier. Pourtant, pendant sa période loin de la fine équipe, loin de toutes les tromperies que cela lui rappelait, Rachel avait été un réel soutien. Mais elles étaient plutôt proches, oui. « On peut dire ça oui, je l’appréciais beaucoup… » Soudain triste elle aussi, Nadia avait reporté son attention sur la petite fille insouciante qui jouait au fond de la cour. « Ca se passe bien avec Anabel ? J’imagine que oui, c’est un amour ! » Sans le savoir, Nadia venait encore une fois de partir vers un sujet sensible pour le jeune homme.
C'était toujours un peu compliqué d'évoquer Rachel sans ciller. Elle avait toujours été une évidence à ses yeux ; le cliché de l'amour d'une vie. Au moment de leur rencontre deux ans auparavant, il ne se serait pas douté une seule seconde que leur belle histoire serait si brève. Son décès était une épreuve traumatisante, aussi bien pour lui que pour la petite Anabel, mais il n'avait pas d'autre choix que d'avancer, la vie continuait. Connerie d'expression d'ailleurs : "La vie continue" , la vérité, c'est que la vie impose l'avancement. Tout ce qu'il avait eu envie de faire ces derniers mois, c'était de mettre en pause le monde entier, au moins le temps que le trou béant dans sa poitrine ne se résorbe, mais la vie avait continué.
- J'imagine que c'est difficile pour tout le monde, répondit il après un temps de pause. Je ne le prends pas pour moi. Je pense que je n'irai pas déranger non plus la famille qui vient de perdre son membre le plus important. Et puis.. personne ne s'attendait à ça.
Ça : pronom démonstratif permettant de désigner un objet ou de remplacer un nom. Exemple : personne ne s'attendait à ce que ma femme de vingt huit ans ne meure d'un cancer en me laissant une petite fille de trois ans.
- Enfin, coupa t-il, je suis heureux de vous rencontrer. J'ai l'impression qu'elle n'a pas totalement été rayée de la surface du globe quand je vois des gens qui l'ont connue.
Il avait esquissé l'ombre d'un sourire, chassant en partie la nervosité qu'il avait pu ressentir quelques secondes auparavant. Comme pour beaucoup d'endeuillés, c'étaient toujours les débuts de conversations qui étaient les plus compliqués à gérer, un peu comme un pansement qu'on retire trop rapidement, mais au fond ça lui faisait du bien, parler d'elle la rendait moins morte ; comme si l'absence de contact physique était comblée par les souvenirs.
- Anabel va mieux. Sa mère lui manque, mais elle se raccroche aux autres repères qu'elle a à la maison pour continuer d'avancer. C'est une petite fille courageuse. Elle va s'en sortir. Ses grands parents l'effraient un peu, ajouta t-il avec amertume. Ils ne sont pas habitués aux jeunes enfants. Enfin, elle tient le coup.
Stephen lui aussi avait tourné son regard vers la petite fille qui était en train de jouer dans l'aire de jeux. Quatre ans à peine et déjà des souvenirs volés. Souvent il se demandait si elle se souviendrait toujours de sa mère quand elle sera plus grande ; de toutes les attentions qu'elle avait pour elle. La façon qu'elle avait de la bercer le soir, les après midis qu'elles passaient à la plage ; Il espérait tellement qu'elle s'en rappellerait, mais rien n'était moins sûr, c'était peut être ça le pire.
- C'est peut être elle qui fait ça, Rachel, en fin de compte. Je veux dire, vous mettre sur le chemin d'Anabel. Vous croyez au destin ? demanda t-il après un moment d'hésitation. Enfin, ma question est sûrement stupide.
Il secoua doucement la tête avec un rire nerveux. Stephen s'était souvent imaginé que Rachel veillait encore sur sa fille ; enfin, il s'était aussi dit que sa rencontre avec elle n'était pas le fruit du hasard. Rachel devait trouver la personne qui prendrait soin de son enfant avant de mourir ; leur mariage aurait en fait été une sorte de passation de pouvoir. Le deuil laissait place aux idées cons.
- Et, de votre côté, à l'école, avec Anabel, ça se passe bien ? J'ai ..toujours tellement de travail que je ne suis pas la souvent le soir. Elle me dit que tout va bien.
Les enfants ne réagissaient jamais de la même façon que les adultes aux événements importants de la vie et c’était tant mieux. Sinon, comment une si petite fille aurait pu surmonter le décès de ce qu’elle avait de plus cher au monde, sa maman ? C’était probablement inconcevable et le cerveau enfantin de la petite Anabel l’avait sûrement préservé de ce drame, comme pour la protéger. Déjà protégée par son entourage, Anabel était revenue à l’école avec le courage d’un lion, elle était impressionnante aux yeux de Nadia. Elle tenait ça de sa mère, probablement. « C’est exactement ça, compliqué pour tout le monde. Les gens s’éloignent plus pour se préserver que par réelle méchanceté je pense… » Nadia avait baissé la tête à la dernière remarque de Stephen, prise de court par ce flot d’émotions qui jaillissait à la surface alors qu’elle s’était chargée de tout enfouir en sécurité afin d’aller de l’avant. Mais ce jeune père adoptif était là, devant elle et avait visiblement besoin de parler, il fallait qu’elle prenne sur elle. Parce qu’elle était la maîtresse d’Anabel et que les parents se tournaient parfois vers eux pour avoir des conseils et de l’aide mais aussi parce qu’elle était une amie de Rachel. Ces conversations étaient certes des lames enfoncées en plein coeur, mais elles étaient nécessaires pour affronter cette épreuve. « On ne s’y attendait pas non, elle était tellement jeune… » Nadia se contentait finalement de répéter chacune des paroles de Stephen qui parlait déjà de manière très juste. Lui aussi semblait avoir gardé un certain contrôle, une certaine logique dans tout ce scénario tiré d’un film de sciences fiction. Rien ne semblait réel et pourtant Stephen avait gardé les pieds sur terre, sûrement grâce à ce point central qu’était sa fille adoptive. « Vous savez, je ne pense pas que le fait qu’elle soit partie la fera oublier à quiconque, on se souviendra toujours d’elle. Et je suis également heureuse de vous rencontrer, j’avoue me sentir un peu moins seule en parlant à ses proches. » C’était peut-être maladroit, parler de solitude à quelqu’un qui avait perdu l’amour de sa vie et se retrouver seul avec une enfant de quatre ans mais c’était la vérité. Nadia n’avait jamais pu se confier à quiconque sur Rachel, ou plutôt si, à Ariane, Charlie ou même Tad. Mais s’ils avaient été présents, ils ne comprenaient pas de la même façon car ils n’avaient pas eu la chance de connaître Rachel. Soudain, le besoin de parler avait gagné Nadia. « Vous voulez qu’on s’installe un peu dans la classe pour discuter ? Anabel aura tout un tas d’occupations et elle ne s’ennuiera pas pendant que les adultes discutent comme ça ! » La discussion allait probablement durer, le jeune homme se confiait déjà et Nadia ne souhaitait pas le couper dans son élan. Ils ne se connaissaient pas mais sa détresse était visible, la jeune institutrice retrouvait un peu de joie à l’idée de l’aider. Emmenant Stephen dans la salle de classe afin qu’ils soient plus à l’aise pour discuter, les deux avaient fait un petit signe de la main à Anabel, lui faisant signe de les rejoindre. « Je ne doute pas qu’elle s’en sortira, non. Mais oui, ses grands parents, ce sont eux qui viennent la chercher d’habitude ! Je vais peut-être être directe et trop curieuse mais, pourquoi Anabel ne reste pas avec vous ? Elle semble épanouie à vos côtés. » La discussion était lancée et au point où ils en étaient, autant jouer cartes sur table et se dire tout ce qu’il y avait à dire. Ils s’étaient trouvés aujourd’hui et il fallait profiter de l’occasion pour livrer sa peine, discuter et alimenter chaque sujet lié à Rachel qu’il était normalement si difficile d’aborder. Avec Stephen, c’était naturel. Nadia avait eu un sourire à la remarque de Stephen, qu’elle était loin de trouver idiot. « Je trouve cette théorie plutôt intelligente et même rassurante. Je vous avoue que Rachel m’avait dit qu’elle scolariserait Anabel dans ma classe, mais il y’a tout un tas d’autres signes. Par exemple vous, ici, aujourd’hui ? Nadia avait lancé un sourire rassurant à son interlocuteur. Le sujet d’Anabel était tout aussi important que celui de Rachel. « Vous n’avez aucune inquiétude à avoir là-dessus, Anabel se comporte bien mieux que la plupart des autres élèves, elle fait des progrès. C’est vrai que je l’entends moins depuis le drame mais je pense que nous pouvons la comprendre. Regardez-la, elle semble si insouciante ! » Appuyant sa tête sur son poing, Nadia avait désigné Anabel avec un sourire ému. La petite fille s’occupait avec les coloriages et puzzles à disposition dans la classe et elle chantonnait discrètement, comme apaisée par la discussion qui était en cours.
C'était peut être égoïste, mais Stephen avait longtemps cru qu'Anabel et lui avaient été les seuls à souffrir du décès de Rachel. A aucun moment, il ne s'était pas rendu compte qu'elle avait été une amie, une sœur, une épaule pour beaucoup d'autres, comme si le monde n'existait pas en dehors de leur bulle. Il fallait bien se rendre à l'évidence ; c'était faux. S'être coupé des autres et avoir refusé toutes les mains tendues n'avait peut être pas été la meilleure façon de gérer son deuil, même s'il n'existait pas de manuel qui expliquait comment gérer de façon correcte ce genre d'événement. Le jeune père improvisé commençait doucement à se rendre compte que ce n'était pas à lui qu'on avait tourné le dos, mais plutôt l'inverse.
L'institutrice aussi avait l'air d'avoir été profondément attristée par la mort de son amie, et Stephen avait été désarçonné par cette rencontre, jamais il n'aurait imaginé que sa journée de travail se finirait ainsi.
- Elle n'aurait pas voulu qu'on se souvienne d'elle pour ça. J'veux dire, le cancer, le tragique de la chose, sa jeunesse, fît il après un moment. Elle était bien plus qu'un fait divers. Un caractère de cochon, une super maman, et la reine du karaoké après deux margaritas.
Il esquissait un sourire, se rappelant de toutes les fois ou elle s'était mise à faire le ménage dans leur petite maison en chantant à tue tête. Rachel était un sacré phénomène, et sûrement bien plus expressive que ne le serait jamais Stephen. D'ailleurs, parler des bons moments l'apaisait, et chassait toute trace de nervosité chez lui, même s'il savait très bien que s'accrocher à ces souvenirs ne l'aidait pas à avancer. Malgré tout, ces derniers temps il avait commencé à tourner une nouvelle page. Les phases de tristesse et de colère commençaient à s'estomper, et maintenant il avait la furieuse envie de vivre pleinement.
Lorsque Nadia proposa de s'installer dans la salle de classe pour discuter, il jeta un rapide coup d'oeil à Anabel qui dépensait son restant d'énergie dans l'aire de jeux. La petite semblait ne pas vouloir quitter la structure de si tôt, même s'ils lui avaient fait signe de les suivre. Il acquiesça finalement, et la suivit jusque dans une petite salle dont les murs étaient recouverts de dessins d'enfants.
- Les grands parents d'Anabel ont réclamé sa garde quelques semaines après la mort de leur fille, lui répondit il avec un amertume. Comme je ne suis pas son père biologique, ils en ont le droit. Donc en attendant le jugement on se partage la garde. Ils l'ont le soir jusque dix neuf heures, et un weekend sur deux. Ce petit manège dure depuis quatre mois.
Cette situation rendait Stephen au bord de l'implosion. Les Forbes n'avaient pas été présents pendant l'enfance de la petite fille. Ils s'étaient tout juste contentés d'envoyer une carte à ses anniversaires, et maintenant ils voulaient obtenir la garde exclusive ? Anabel avait beau porter leur nom, elle n'était pas leur enfant pour autant.
- Excusez moi, lança t-il en secouant doucement la tête. C'est juste que toute cette histoire me met les nerfs à vif. Je pensais qu'ils comprendraient qu'Anabel aurait besoin de stabilité après avoir perdu sa mère, mais visiblement non.
Stephen avait le sentiment qu'il pouvait se confier à Nadia. En dehors de Poppy et de sa mère, personne n'était au courant du procès, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'elles n'étaient pas le meilleur soutien possible. Entre l’extrémisme de sa meilleure amie et le pacifisme de sa génitrice, il avait bien du mal à trouver un raisonnement censé à tout ça.
- Ce serait bien la première fois que le destin fait quelque chose de bien pour nous.
Esquissant un sourire, il parcourait du regard les peintures d'enfants accrochées au mur lorsque sa petite tête blonde décida finalement de pointer le bout de son nez dans la salle de classe. Sans même leur jeter un regard, elle prit place sur les tapis d'éveil pour jouer et faire des puzzles.
Au même moment, les paroles rassurantes de son interlocutrice prenaient tout leur sens. Anabel aussi s'en sortait bien. C'était ça l'essentiel, après tout. Pour lui qui n'avait pas toujours la possibilité d'observer les progrès de la fillette à l'école, c'était un grand soulagement. Finalement, il n'était pas si nul que ça comme père.
- Comment l'avez vous connue ? finit il par demander, piqué de curiosité.
Dans l’intimité du bureau de Nadia, les deux proches de Rachel pouvaient se confier comme ils l’entendaient et enfin briser le silence sur le sujet, un sujet qui méritait d’être évoqué. Une femme exceptionnelle, une mère formidable et une compagne probablement parfaite. Les yeux brillants de Stephen et son intonation lorsqu’il parlait d’elle le prouvaient. « C’est exactement ça, elle me disait toujours combien il fallait que je garde le meilleur, qu’il ne fallait pas avoir peur d’avancer sans elle… C’était une battante et un sacré personnage, oui. » Nadia avait d’abord baissé la tête pour finalement terminer sa phrase dans un petit rire, amusée en se remémorant le caractère de son amie. La jeune institutrice s’entourait souvent de personnes qui étaient différents d’elle dans leur façon d’être, elle en avait besoin, pour se dérider un peu et se forger la confiance en soi qu’elle n’avait pas il y’a encore quelques temps. Rachel était joyeuse, toujours, peu importe ce qu’elle surmontait. Le cancer avait fait d’elle une femme forte, encore plus forte qu’avant. Ironiquement, la maladie lui avait fait voir une facette encore plus positive de la vie, elle savourait chaque instant. « Dans ce genre de situation il y’a toujours des problèmes similaires, c’est affligeant. C’est comme si personne ne pensait réellement aux besoins de l’enfant, à son bien-être. Si vous avez besoin de quoique ce soit, d’un témoignage de l’institutrice d’Anabel lors du procès, n’hésitez pas à me solliciter. Vraiment. Nous ne nous connaissions pas avant le départ de Rachel mais elle parlait tellement de vous, je suis persuadée que vous êtes quelqu’un de bien. » Les mots sortaient de la bouche de la jeune femme naturellement. Il était étrange finalement que Rachel n’ait jamais présenté Nadia et Stephen, peut-être parce qu’elle n’avait pas vu l’utilité, à l’époque, de faire les présentations. Peut-être n’avait-elle pas imaginé que le fait que son entourage se connaisse puisse permettre de faciliter le deuil. Non, Rachel n’avait sûrement rien planifié, rien prévu, car elle s’était contentée de profiter jusqu’au dernier instant sans penser à l’issue. « C’est amusant qu’on ne se soit jamais rencontrés, elle me parlait tellement de vous ! Je suppose qu’elle n’a simplement pas eu le temps d’organiser ça, avec mon emploi du temps, on se voyait beaucoup en coup de vent et à l’extérieur. » Nadia n’était allée chez Rachel que de rares fois, encore une fois, celle-ci préférait probablement fuir tout ce qui pouvait lui rappeler sa maladie, notamment la maison où elle se soignait. Stephen et Nadia se rencontraient aujourd’hui et cette rencontre était positive pour l’un comme pour l’autre.« Ne vous excusez pas, je comprends. Encore une fois, si je peux être utile d’une quelconque manière… On peut peut-être se tutoyer d’ailleurs ? J’ai vraiment l’impression d’être face à quelqu’un que je connais, finalement ! » Elle le connaissait parfaitement à travers les paroles de Rachel et ne pouvait donc que l’apprécier. Il était agréable et visiblement abattu par le drame. Pourtant, il n’avait aucun moment de répit et devait maintenant batailler pour la garde de celle qu’il considérait à juste titre comme sa fille. Nadia était indignée face aux dires de Stephen mais avait déjà eu des exemples de l’injustice de la loi durant ses années d’enseignement. Prise d’émotions et voulant exprimer toute sa sympathie envers Stephen, elle avait posé l’une de ses mains sur l’avant bras du jeune homme en lui lançant un sourire sincère, encourageant. « Il me semble qu’on s’est connues grâce à ce petit bout là-bas ! » Cette fois-ci, c’est vers Anabel que Nadia avait lancé un sourire. « Je me baladais dans Brisbane et j’ai ramassé le doudou de la petite et ça nous a entraîné Rachel et moi dans une conversation interminable. Une fois lancée on ne l’arrêtait plus ! Une rencontre toute bête au final mais elle m’a apporté beaucoup. » Lançant un soupir en se remémorant ce souvenir et en imaginant qu’elle aurait pu passer à côté de cette rencontre, Nadia avait tenté de repartir sur du positif. « Vous, hum, tu veux voir les dessins et autres oeuvres d’art d’Anabel ? » Nadia gardait tout et certaines pièces valaient la peine d’être partagées.
Stephen ne pouvait s'empêcher de sourire en écoutant Nadia parler de Rachel. Une femme forte et positive, c'était exactement ce qu'elle était, oui. Du moment ou ils se sont connus au moment ou elle est partie, elle avait toujours été la plus forte de leur duo. Maintenant c'était à lui d'assurer, et il n'était pas très franc sur cette partie. Il avait tant envie de bien faire avec Anabel. Cette petite était le reflet vivant de ce qu'était sa maman : indépendante, débrouillarde et positive. A tout juste quatre ans elle montrait tellement plus de courage que lui n'en aurait jamais. Stephen n'était certainement pas à sa hauteur, du moins, c'est ce qu'il se disait quasi quotidiennement, mais ce qui était sur c'est qu'il ferait tout pour elle, et c'était sûrement le principal en fin de compte. "Quand elle était encore en vie... on se disputait sans arrêt" avait il finalement répondu en secouant doucement la tête "à propos de tout et n'importe quoi. Surtout n'importe quoi, les perpétuelles enguelades sont le ciment d'un couple il faut croire, mais maintenant qu'elle est morte, tout ça n'a plus aucune importance. Je sens juste que je ne suis pas à la hauteur. Pour tout, pour Anabel, pour faire face au tribunal, pour faire honneur à notre mariage.. Je ne m'attendais pas à être veuf à vingt huit ans" souffla t-il de façon à peine audible. La mort de Rachel avait été un choc, et s'il était persuadé que la blessure deviendrait à terme moins importante, c'était aujourd'hui une foule de sentiments contradictoires qui battaient dans sa poitrine. La tristesse, la peur, la culpabilité, l'envie... tout cela se mêlait dans son esprit et lui mettaient les nerfs à vif, même si ce soir il se sentait anormalement bien. Stephen avait beau ne pas connaître Nadia depuis longtemps, il sentait toutefois qu'il pouvait se confier, et pour la première fois depuis longtemps il était apaisé. "J'imagine que le tribunal viendra faire une enquête à l'école également. J'ai déjà été contacté par une assistante sociale. En tout cas c'est vraiment gentil de ta part." Finalement, la jeune institutrice avait proposé le tutoiement. C'était une issue logique, et Stephen était rassuré de ne pas être le seul des deux à penser que la présence de l'autre était plutôt réconfortante. Il avait acquiescé. Leur échange était si naturel qu'il était inutile d'en faire autrement après tout. "Anabel t'as donc amené Rachel... et maintenant moi. Il faut croire que cette petite a besoin de t'avoir dans les parages." Cette fois ci, Stephen devait définitivement avoir l'air d'être obsédé par le destin et toutes les autres conneries relevant du spirituel. Ce n'était pas quelque chose qu'il considérait comme plausible à l'époque, en revanche, il devait bien avouer que depuis le décès de Rachel, c'était une voie qui avait de nombreuses fois attiré son attention. " J'aimerai beaucoup. A la maison, elle dessine des pommes de terre.... j'espère qu'ici cette demoiselle a un peu plus d'imagination." avait il répondu après avoir jeté un dernier coup d'oeil à Anabel, qui s'amusait toujours avec les puzzles dans le fond de la classe, sage comme une image.
Il était inconcevable pour elle d’imaginer ce que pouvait endurer Stephen, pourtant, Nadia était emprunte d’une extrême empathie vis-à-vis de cet homme, un battant acharné. Il se remettait en question devant elle, se livrait comme s’il la connaissait depuis toujours, comme si tout dire maintenant lui permettait en quelques sortes de s’excuser auprès de Rachel. Son regard trahissait certes cette profonde tristesse, pourtant, il était debout, il discutait, il était calme et s’occupait de sa fille. Comment réussissait-il un tel exploit ? Comment réussissait-il à continuer malgré la perte de celle qui partageait sa vie ? Sans qu’elle ne le réalise réellement, les yeux de Nadia s’étaient embués mais elle maintenait ce sourire rassurant. « Il faut dire que si Rachel était un amour, elle pouvait parfois avoir un sacré caractère ! » Nadia avait terminé sa phrase dans un rire léger, repensant à son amie qui n’hésitait pas à s’affirmer lorsque quelque chose lui déplaisait. Stephen disait vrai, les disputes rythmaient un couple et il était difficile d’y échapper. « Je ne peux pas juger, je ne me le permettrai pas mais en voyant Anabel courir vers toi et te serrer dans ses bras, en la voyant chantonner d’une voix douce et s’amuser dans la cour de récré, je peux déjà dire que tu fais sûrement un super boulot de papa. » La plupart des enfants n’étaient même pas aussi enjoué que cette petite pourtant meurtrie par des événements bien trop conséquents pour son jeune âge. Nadia se fiait beaucoup à son instinct et quelque chose lui disait que Stephen était quelqu’un de bien, si Rachel le disait, c’était de toute façon forcément la vérité. Le voir ainsi plongeait l’institutrice dans une profonde tristesse, même si elle ne le connaissait pas, ils étaient liés d’une certaine façon. De manière générale, Nadia ne supportait pas la détresse des gens. « J’imagine, personne ne s’attend à ça. J’ai moi-même du mal à concevoir d’avoir déjà été confrontée au décès de quelqu’un, c’est difficile. » C’était peut-être égoïste de parler d’elle à ce moment-là mais la discussion se prêtait à un échange, à des confidences, elle permettait de mettre des mots sur une souffrance enfouie et rarement partagée. « C’est la procédure oui. C’est normal, s’ils m’interrogent, je saurais leur montrer que tu es un bon père ! Ce ne serait de toute façon que la vérité, je suis incapable de mentir » Enième sourire puis nouvelle arrivée de larmes discrètes sur le visage de la pudique institutrice. Les mots que venaient de prononcer Stephen lui avaient réchauffé le cœur mais l’avaient également bouleversée. La petite Anabel était importante pour elle, et imaginer un instant que cela puisse être réciproque était un sentiment fort. « Et c’est avec grand plaisir que je serai là pour elle, toujours. Je lui dois bien ça. » Sa dernière phrase faisait référence à Rachel mais Nadia n’avait pas prononcé son nom, pour ne pas éclater en sanglots. Se levant pour attraper les dessins d’Anabel, elle avait finalement éclaté de rire à l’annonce des dessins de pomme de terre. « Mais si ça se trouve, peut-être qu’elle tente de représenter sa famille, juste qu’elle n’est pas encore à la pointe de son talent ! » Il était bon de rire avec quelqu’un de cher à Rachel. Bon de voir que six moi suffisaient à s’autoriser à rire à nouveau. Alors que le père scrutait les dessins, Nadia le regardait avec un air concerné. « Tu as des occupations sinon ? Pour te changer un peu les idées et ne pas penser à tout ça… » Il était évident qu’il devait être entouré et qu’Anabel était déjà une grande occupation, mais il était important qu’il ne se renferme pas sur leur duo père fille, pour avancer, continuer de s’épanouir malgré la tragédie.
Depuis l'annonce du procès, Stephen avait perdu confiance en lui et en ses talents de père. Il faut dire que ce rôle lui était tombé dessus comme ça, quasiment du jour au lendemain. Rachel était tombée malade si vite. Pour le moment, il se débrouillait du mieux qu'il le pouvait avec Anabel, mais il était bien conscient que si cela fonctionnait, c'était uniquement parce qu'il mettait tout en oeuvre pour la faire sourire à nouveau, et non par sa capacité à élever une fillette. C'était l'impro totale depuis des semaines, si bien qu'il finissait sérieusement par douter de ses capacités. "Je ne sais pas si c'est suffisant. Je ne sais pas si je suis suffisant. J'arrive tout juste à faire cuire des pâtes." Le brun secouait doucement la tête avant de reporter son attention sur Nadia. La jeune institutrice semblait émue elle aussi. Évoquer la perte de Rachel et lui raconter ses déboires n'étaient peut être pas la meilleure des façons de faire connaissance. Stephen songeait vaguement qu'elle aurait sans doute préféré passer un autre genre de soirée, une meilleure soirée. Il était conscient d'être le type perdu pour qui les ennuis s'accumulaient. A choisir, il aurait préféré que tout soit différent, mais maintenant il fallait composer avec. "Je ne veux t'embêter avec tout ça" lâcha t-il finalement. "J'aurais aimé qu'on se rencontre dans d'autres circonstances." Il avait esquissé un sourire, même si l'émotion avait quand même gardé le dessus. Elle gardait toujours le dessus lorsqu'il s'agissait de Rachel, et les larmes discrètes qui avaient fait irruption sur le visage de son interlocutrice ne faisaient que le confirmer. Bien joué Holloway. Heureusement, la conversation avait rapidement pris une tournure moins déprimante lorsque les deux avaient évoqué les talents artistiques d'Anabel. Nadia avait émis l'idée que la fillette pouvait dessiner sa famille.. il n'avait jamais vraiment vu cela sous cet angle. "Sa grand mère ressemble drôlement à une pomme de terre il faut avouer." répondit il avec un sourire en coin. Petit coup bas pas franchement très mature, mais à vingt neuf ans (le cap fatidique de la trentaine attendra) et après tout ce que cette harpie lui faisait vivre il pouvait se le permettre."Cette chipie fait bien plus d'efforts ici qu'à la maison..." Stephen observait un à un les dessins que lui tendaient Nadia. Des poissons, des paysages.. tout était coloré et construit. Bien loin du stade pomme de terre dont il avait accroché les créations sur les murs de son bureau. Il avait à peine remarqué le regard de l'institutrice qui s'était posé sur lui, comme pour l'observer. "Tu as des occupations sinon ? Pour te changer un peu les idées et ne pas penser à tout ça…" Stephen marqua une pause, même si la question ne le gênait pas. Il ne savait tout simplement pas quoi répondre sur le moment. "J'ai voulu changer de vie." répondit il. "Quand Rachel est morte, j'ai cessé plus ou moins de parler aux mêmes personnes, de sortir aux mêmes endroits et de faire les mêmes choses." Il haussait doucement les épaules, il était inutile de s'épancher davantage sur la raison de ces brusques changements, elle était évidente, alors il poursuivait : "je vois d'autres personnes, je travaille beaucoup trop et j'ai vainement essayé de m'intéresser à l'art. C'était un échec total." avec un petit rire, Stephen replaçait soigneusement dans leur pochette les chefs d'oeuvre de la petite fille, avant de reporter son attention sur Nadia. "Si tu as des idées je suis preneur. Changer de vie ce n'est pas si évident quand on y repense bien." Il avait beau essayer de faire comme si tout allait bien, il ne donnait pas vraiment le change. Sa nervosité face aux événements était palpable à des kilomètres.
Quand elle endossait son rôle de professeur, le matin, en coiffant ses longs cheveux bruns et en s’habillant, Nadia était bien loin de tous les soucis que pouvaient regrouper un groupe d’élèves. De si petits êtres encore fragiles et pourtant, pour certains d’entre eux, déjà beaucoup pesait sur leurs épaules. Mais la jeune femme ne pouvait pas y penser, faisant de son mieux pour se concentrer sur son devoir qui était leur apprentissage. Elle n’était pas indifférente face à ce que pouvaient traverser ceux qu’elle considérait un peu comme ses enfants, mais elle avait forcément tendance à oublier parfois. Stephen était là devant elle pour lui rappeler combien la vie pouvait être cruelle parfois et ce même avec des enfants ne méritant pas le tiers de ce qui leur arrivait. « Mais les pâtes, c’est très nourissant. Sérieusement, Stephen, tu gères un deuil et l’éducation d’une petite fille, quiconque se permettrait de te juger parce que tu jongles entre nouilles et macaronis serait un idiot ! » Tenter de remettre un sourire sur un visage meurtri, une récompense qui compterait pour l’institutrice. Nadia s’efforçait de rester sur un ton léger même si le drame était loin de la survoler. Tout son être avait été secoué par cette épreuve qui avait été la plus difficile qu’elle n’avait jamais eu à traverser et en se voyant si amoindrie, le simple fait de voir Stephen et Anabel habillés et se tenant devant elle était pour elle déjà une réussite. « Tu ne m’embêtes pas, vraiment. » Son visage s’était levé vers Stephen et son regard concerné s’était planté dans le sien pour qu’il comprenne combien elle était sincère. Même si elle ne le connaissait qu’à travers les mots de Rachel, c’était celui qu’elle aimait et sa présence ici était plus que légitime. Hasardeuse, ils ne se seraient peut-être jamais rencontrés sans le désistement des grands-parents de la petite, cette rencontre était plutôt une chance. Ils étaient maintenant deux à affronter cette perte. « C’est vrai, t’es tellement sympathique, j’aurais voulu que Rachel te présente mais je pense qu’elle te gardait jalousement pour elle ! » L’humeur était sombre mais les deux jeunes gens s’efforçaient de trouver de l’humour à chacune de leur phrase, s’apparentant ainsi un peu plus à celle qui aurait détesté savoir qu’on la pleurait. C’était pourtant le cas de Nadia, contenant difficilement ses émotions, ses sourires et petits éclats de rire embués par ses larmes. « Une pomme de terre ! » Nadia avait cette fois-ci réellement éclaté de rire devant la comparaison puis elle s’était penchée vers Stephen pour chuchoter. « Ca se trouve, Anabel n’est pas fan non plus de sa mamie, un bon point pour le procès ? » La plaisanterie était douteuse mais Nadia se sentait proche de Stephen, comme si, à travers lui, c’était à Rachel qu’elle parlait. « On m’a toujours dit que les enfants étaient différents avec leurs parents et des inconnus, toujours plus sages ailleurs… » Pour quelqu’un sans enfant, Nadia avait une bonne connaissance de leurs attitudes, probablement parce que ce commentaire revenait souvent. Les parents lui disaient souvent que les enfants trouvaient la nourriture de la cantine meilleure que chez eux, ou qu’ils étaient bien plus calmes sur les bancs de l’école qu’à la maison. Une chance pour elle. Nadia écoutait Stephen parler de lui avec un pincement au cœur, consciente du désespoir dans lequel il devait se trouver. « Ah l’art… on ne peut pas être tous aussi doués qu’Anabel, hin ? » Enième tentative de détendre l’atmosphère. « Plus sérieusement, je suis passionnée d’art, je vais souvent dans des musées, des expositions… » Nadia souriait en pensant à Charlie, celui qui partageait sa passion et lui permettait d’assister à des tas d’événements. « Des idées, non pas vraiment. Mais je serai ravie de trouver un nouvel acolyte pour visiter les musées, ou même boire un verre… On peut même faire ça dès ce soir, j’ai eu une dure journée et m’aérer me ferait du bien. » Ses joues avaient légèrement changé de couleur, ses paroles ayant été plus rapides que ses pensées. Mais revoir Stephen lui paraissait être une bonne idée. Pour lui, pour elle, pour Anabel. Pour Rachel.
« Mais les pâtes, c’est très nourissant. Sérieusement, Stephen, tu gères un deuil et l’éducation d’une petite fille, quiconque se permettrait de te juger parce que tu jongles entre nouilles et macaronis serait un idiot ! » Cette remarque lui avait arraché un sourire. C'était lui qui se mettait ces idées sombres dans le crâne, lui encore qui trouvait que rien n'était suffisant. Peut être qu'il avait tord, mais prendre ses repères dans cette nouvelle vie avec un enfant à charge était bien, bien plus compliqué, qu'il n'y paraissait. "T'as sans doute raison." qu'il concédait sans être totalement convaincu. Stephen était un éternel insatisfait, et c'était sans doute ça le plus triste dans l'histoire : il ne se croyait capable de rien. Le regard de l'institutrice qui croisait le sien ne suffisait pas à estomper les doutes qui le hantaient quotidiennement, mais l'espace de leur rencontre il n'avait pas l'impression d'être seul. Nadia comprenait, elle avait vécu la perte de Rachel, elle savait ce que cela pouvait représenter de la perdre. Elles avaient été amies. « C’est vrai, t’es tellement sympathique, j’aurais voulu que Rachel te présente mais je pense qu’elle te gardait jalousement pour elle ! » Il secouait doucement la tête, avant de répondre d'une voix plus douce : "Entre nous ça a été tellement vite.. je ne pense pas qu'elle m'ait gardé pour elle. On s'est mariés quelques mois après notre rencontre, une cérémonie civile sans témoins. On passait déjà tout notre temps ensemble. J'imagine qu'on se gardait l'un l'autre." Ce n'était plus si compliqué d'en parler, même si la mélancolie l'emportait toujours. Parler de leur histoire brûlante au passé était un déchirement permanent. "Mieux vaut tard que jamais. T'avoir sur notre route aujourd'hui est une très bonne chose." Du menton il désignait la petite fille qui jouait encore et toujours en toute quiétude. Rachel avait demandé à Nadia de prendre soin de sa fille de son vivant. Elle ne se doutait certainement pas que sa vie s'arrêterait si brusquement, mais le fait que l'institutrice continue de veiller sur Anabel réconfortait le kinésithérapeute qui trouvait que même si elle n'était plus de ce monde, sa femme avait fait le nécessaire pour que sa fille puisse être entre de bonnes mains. Devant eux, elle avait exposé les dessins de l'enfant, et la remarque de Stephen avait au moins eut le mérite d'être drôle : Nadia avait explosé de rire. Un rire sincère. Cette rencontre n'était pas si déprimante après tout. « Ça se trouve, Anabel n’est pas fan non plus de sa mamie, un bon point pour le procès ? » penchée vers lui, Stephen lui répondit sur le ton de la confidence : "On n'achète pas des enfants avec des jouets où de la fausse attention." Le naturel de Nadia lui réchauffait le cœur : elle avait l'air sincère et se sentait concernée par le bon développement d'Anabel. Ce qu'elle ajoutait par la suite confirmait d'ailleurs sa théorie : si la petite se tenait à carreaux chez ses grands parents c'était qu'elle ne se sentait pas chez elle. Au fond, ça le rassurait. Par la suite, l'institutrice avait essayé de détendre l'atmosphère. Elle aussi s'intéressait à l'art, mais quelque chose lui disait qu'elle était sûrement bien plus douée que lui dans le domaine.. "Peut être qu'un jour elle fera de l'ombre à Picasso. Les artistes sont souvent des êtres incompris." Il était toujours permis de rêver des talents cachés de son enfant, pas vrai ? Puis plus sérieusement, il ajouta : "Si tu te sens l'âme de me guider, j'en serais ravi. Et pour boire un verre aussi." un sourire étirait ses lèvres, la grisaille avait laissé place à une amorce de bonne humeur même si les joues teintées de rouge de son interlocutrice laissaient deviner qu'elle avait parlé trop vite. Partager un moment avec Nadia lui semblait être une bonne idée, au moins pour rattraper le temps perdu. Stephen était persuadé qu'ils avaient encore un tas de choses à se dire, autant d'anecdotes à se raconter, alors il jeta brièvement un coup d’œil à sa montre : la soirée venait à peine de commencer. "Allons nous aérer un peu, alors." termina t-il en esquissant un sourire. Il n'avait pas voulu mettre fin à cette rencontre trop vite alors qu'ils avaient encore bien des choses à se dire. Nul doute qu'autour d'un bon verre de vin, cet éternel stressé finirait par se détendre.