Un souffle chaud lui caressa la nuque, faisant dresser ses petits cheveux à la bordure de leur implantation. Une odeur de quatre épices et de jasmin lui chatouilla agréablement les narines, lui donnant, par la même, envie d’un bon thé fumant et d’une pâtisserie. Et puis un claquement de langue, moins agréable, un peu comme une taloche sur le coin du nez, la fit s’arrêter net, alors qu’elle tenait, entre deux doigts pleins de dextérité, le bout d’une compresse imbibée de sang et de désinfectant. Suspendant son geste à quelques millimètres d’une plaie sanguinolente, et ce pour mieux tourner son regard vers sa mère, Yasmine marqua un temps. Fatima avait les yeux grands ouverts et la mine suspicieuse, exactement comme quand elle flairait quelque chose, quelque chose de compromettant. L’infirmière l’interrogea d’une œillade insistante pour la forme, ayant tout de suite compris qu’elle tentait en fait de lui faire passer un message. Mais sa fille, pourtant très douée pour analyser ses signaux inspirés, était affairée ailleurs, la mine concentrée sur le genou ensanglanté d’une enfant – elle avait quoi, 16 ou 17 ans ? Contre toute vraisemblance, ça restait une enfant ! – qu’elle avait ramassé après une chute vertigineuse et bruyante. Son vélo s’en était tiré à bon compte, au contraire de sa jambe qui aurait besoin d’un gros pansement. Cela dit, ça aurait pu être pire. C’est ce que Yasmine avait déclaré, non moins préoccupée, tandis qu’elle dégainait la trousse de premiers secours de la maisonnée. Préférant se montrer optimiste que le contraire, elle prit vite en charge les soins de la gamine dont le prénom fit s’agiter Fatima autour de la table de la cuisine. Julia.
« Maman, tu peux jeter ça à la poubelle, s’il te plaît ? » finit par demander Yasmine à sa mère dans un arabe parfait, rassemblant, d’un geste organisé, mais furtif, les compresses usagées « J’ai bientôt terminé. C’est moins grave que ça en a l’air. » ajouta-t-elle en anglais, plus à l’adresse de Julia que de Fatima. Bougonnant légèrement, cette dernière s’était détournée pour accomplir la tâche ingrate attribuée par sa fille, mordant sur sa chique pour ne pas cracher le morceau tout haut, ça aurait été impoli de le faire, même dans une autre langue – et en dépit de ce que l’on était tenté de croire, Fatima savait tout de même se tenir un minimum quand il s’agissait de proférer des ragots, même s’ils étaient aussi gros qu’elle. Car ça n’avait échappé à personne dans le quartier, et surtout pas à maman Khadji : Julia venait d’un cocoon familial qui faisait jaser dans les ronces bien taillées du voisinage. Seulement, Yasmine n’en savait rien, l’esprit flânant toujours à des kilomètres de l’Australie. C’est vrai, il lui semblait que ses parents, Fatima plus qu’Amjad d’ailleurs, se soient plaints de la proximité d’adolescents en difficulté avec les enfants en bas-âge des voisins. Mais c’était des lamentations d’anciens, le genre qui les rendaient attendrissants, et puis de toute façon, Yasmine avait bien d’autres choses auxquelles penser que de s’inquiéter de la propagation de la délinquance dans les jolies rues fleuries de Logan City – le sommeil se faisait encore rare, et elle redoutait profondément son retour imminent au St-Vincent’s, son évaluation psychologique ayant été éprouvante, bien que concluante. Et pourtant, elle n’avait pas perdue la main pour s’occuper des petits bobos sans gravité comme en témoignaient les efforts qu’elle avait déployés pour sortir de la maison en quatrième vitesse, un cri strident s’élevant du trottoir d’en face, en cette fin d’après-midi. L’adrénaline s’était répandue en elle comme une injection récréative, la faisant sauter sur ses deux pieds et courir jusqu’à ce qu’elle soit à bonne distance du lieu de l’accident. La jambe de Julia étendue, le talon reposant sur une chaise de cuisine en bois brut posée entre la cuisine et le salon, elle vérifia une dernière fois la gravité de sa blessure en tâtant par endroit, testant la sensibilité des tissus avec son petit doigt, et esquissa un sourire encourageant en constatant que le sang ne se répandait plus « Je te pose un pansement, et je te ramène chez toi. T’habites pas loin, je crois ? » A l’instant même où elle s’enquit de l’adresse de Julia, il lui sembla entendre Fatima psalmodier en arabe dans la cuisine. Ce n’était pas exceptionnel, alors elle ne s’en retourna pas plus que ça, trifouillant au fond de la trousse de secours à la recherche de la boîte de gros pansements.
« Et voilà. Arrivée à bon port, et en un seul morceau. C’était moins une. » Amjad, malgré son tour de reins, l’avait aidé à hisser la bicyclette de Julia dans sa vieille Jeep. Et parce que Fatima ne pouvait faire sa mauvaise tête bien longtemps, elles se s’étaient préparées à exécuter leur petit trajet, la bouche remplie d’une part de gâteau, que Julia lui donna l’impression de beaucoup apprécier, au demeurant. Les freins de la Jeep crissèrent devant une maison de quartier particulièrement bien entretenue quand Yasmine ajouta « Je vais t’aider pour ton vélo – c’est ton père ? » demanda-t-elle, désignant d’un coup de menton l’homme qui s’activait dans le jardin « Attends-ttends, gamine ! Je vais t’ouvrir, t’as pas envie que ça se remette à pisser le sang. » Et elle coupa le moteur – mais laissa les clefs sur le contact, ne craignant pas le vol dans ce quartier, en pleine journée qui plus est – pour descendre du véhicule avec la légèreté d’une gazelle. Se dépêchant pour rejoindre l’autre porte, ce fût sur son très court chemin qu’elle remarqua que l’attention du père de Julia – elle avait pris ses grommellements indistincts pour une confirmation – s’était dirigée dans leur direction « Bonjour ! » lui lança-t-elle, pleine de sourires, et quand elle ouvrit la porte pour que Julia puisse sortir prudemment, elle la montra d’un index désinvolte en haussant légèrement la voix pour qu’il puisse l’entendre dire « Vous allez être de corvée de petits soins pendant quelques jours, je le crains ! »
Le problème quand on a sous son toit des adolescents, c’est qu’ils sont toujours aux quatre vents. Quand vous recueillez des enfants, il est facile de leur mettre des règles et de les avoir sous le nez car ils ne peuvent pas sortir sans vous. Avec des adolescents c’est beaucoup plus compliqué. Voilà pourquoi, les jours où il n’y avait pas école, ta maison se transformait en moulin à vent où ils entraient et sortaient à leur guise, la seule règle était qu’ils rentrent le soir pour manger ou s’ils mangeaient chez des amis qu’ils appellent pour prévenir et quand ils auraient terminé pour que tu ailles les chercher. Tu ne savais pas si leur laisser autant de liberté était une bonne idée mais tu n’avais aucune envie de les cloîtrer dans la maison pour faire monter leur ressentiment. Et puis il fallait les laisser vivre, les laisser faire leurs erreurs et les aiguiller. Voilà comment tu te retrouvais régulièrement appelé pour te rendre au lycée après une bagarre, des fois au commissariat de police ou encore chez des voisins qui avaient pris tes adolescents la main dans le sac en train de faire une connerie sans grande importance mais qui n’aidait pas votre image dans le quartier. Tu avais conscience que comme toi, les jeunes que tu accueillais n’avaient jamais été bien vus nulle part voilà pourquoi ils ne cherchaient pas à bien se faire voir dans ce quartier non plus. Mais toi tu commençais à en avoir assez des commérages incessants de tes voisins et de leurs attaques pour te faire déménager. Tu ne comptais nullement déménager malgré la présence de Chad et de Kelly dans ce quartier qui n’aidait en rien la situation. Tu avais dessiné une bonne partie de la journée mais tu savais que tu devais t’occuper du jardin devant l’entrée. Cela faisait plusieurs mois que tu t’étais mis au jardinage et c’est sans surprise que tu t’étais rendu compte que tu n’aimais toujours pas ça. Tu l’avais fait par nécessité quand tu étais adolescent et jeune adulte, entretenir les jardins des villas de Brisbane pendant que les propriétaires étaient en vacance rapportait de l’argent, un argent non négligeable quand vos parents s’arrangent pour que vous n’ayez plus rien. Une partie de cet argent avait été investi dans cette maison d’ailleurs. Enfilant un short et un t-shirt, tu avais vérité tes messages pour t’assurer qu’aucun de tes adolescents n’était en détresse avant de prendre ton IPod et de partir à l’extérieur. Tu commençais par tondre la pelouse parce que c’était le plus simple et que cela serait fait. Tu aurais aimé avoir des voisins un peu moins tatillons sur l’entretien de ta maison mais tu avais décidé en arrivant dans le quartier à ne leur donner aucune raison de te faire expulser. Donc tu entretenais régulièrement le jardin même si tu détestais ça.
Une fois la pelouse terminée, tu t’étais mis à t’occuper des buissons autour de la maison et tu étais en train de fredonner l’air d’une chanson qui te rappelait ton enfance quand tu vis une voiture se garer devant chez toi. Tu fronçais les sourcils car tu ne reconnaissais pas le véhicule et tu n’attendais personne. Tu vis une jeune femme en sortir, une femme que tu n’avais jamais vu et elle fit le tour du véhicule pour ouvrir la porte à Julia. Tu te figeais, sentant la panique monter car Julia avait besoin d’être aidée pour sortir de la voiture. Qu’était-il arrivé ? Tu t’approchais à pas rapide des deux jeunes femmes et la plus âgée te dit : « Bonjour ! Vous allez être de corvée de petits soins pendant quelques jours, je le crains ! » Julia avait l’air un peu pale mais elle avait l’air d’aller bien malgré ses blessures visibles. Tu détestais voir les gens souffrir et se blesser et savoir que c’était Julia qui s’était fait mal te brisait le cœur. Ignorant dans un premier temps la jeune femme qui t’avait adressé la parole, tu t’approchais de Julia en lui demandant : « Comment tu t’es fait ça ? Tu vas bien ? » Une fois que Julia t’eut sourie et que tu l’avais près de toi, tu te rendis compte que tu étais surtout très mal poli envers la jeune femme qui se tenait à côté de vous. « Excusez-moi, bonjour, Casey Hanson enchanté. » Lui dis-tu en lui tendant la main. « J’ai fait une chute à vélo devant chez Yasmine. Elle m’a soignée avant de me ramener, je ne pouvais pas marcher. Mais ça va mieux maintenant, sa mère m’a donné des gâteaux. » Finit par dire Julia en réponse à ta question. Un petit sourire apparut sur ton visage. Y avait-il caché dans ce quartier des gens potables sur qui tu pouvais peut-être un peu t’appuyer ? Tu espérais que Yasmine en faisait parti mais même si ce n’était pas le cas, tu lui serais éternellement reconnaissant de t’avoir ramené Julia en un seul morceau. Te tournant vers la demoiselle tu lui dis : « Merci énormément de l’avoir ramenée. Je vais la chouchouter mais vous êtes sûre que je ne devrais pas l’amener aux urgences pour vérifier qu’elle n’a rien ? » Tu étais légèrement extrême mais tu étais comme ça, toujours à te faire bien trop de soucis. « Si vous n’êtes pas pressée, laissez-moi vous offrir quelque chose pour vous remercier. » Lui proposas-tu en lui montrant la maison.
Yasmine aimait vivre à Logan City. C’était un endroit qui apparaissait à tous les coups dans ses plus beaux souvenirs d’enfance. C’était dans le ciel de Logan City, et nulle part ailleurs, qu’elle parvenait à coup sûr à dénicher les formes de nuages les plus cocasses à ses yeux. Allongée sur le dos, les omoplates chatouillées par la pelouse bien entretue du jardin des Khadji, l’odeur du thé au jasmin lui parvenait de la cuisine et faisait frémir ses narines, tandis qu’elle riait en sourdine en entendant Sohan et Hassan qui s’escrimaient à la faire changer d’avis à propos du cumulus en forme de souris leur passant soudain sous le nez. Pour l’un, il s’agissait d’une course poursuite en voitures, pour l’autre, d’un assortiment de fruits déposés négligemment dans une corbeille en osier. Mais pour Yasmine, il s’agissait belle et bien d’une souris ; une souris qui avait des moustaches si longues et fines qu’elles faisaient de l’ombre aux rayons du soleil de fin d’après-midi. De toute façon, ils n’avaient jamais le temps de se mettre d’accord sur la meilleure description à donner aux illustrations que leur offrait ce ciel chargé, la pluie se mettant irrémédiablement à leur tomber dessus – et alors le thé fumant préparé par Fatima, qui avait le don de prévoir ce genre de chose avant qu’elle ne se produise, leur apparaissait comme une véritable bénédiction. C’était le quartier où elle avait rencontré ses amis les plus proches, ceux avec qui grandir s’était révélé plus agréable qu’elle l’avait secrètement redouté. Mais surtout, c’était celui où ses parents avaient réussi à rebâtir une partie de ce qu’ils avaient perdu, déterminés à faire table rase quant au drame qu’ils avaient vécu au Maroc, et permettre à leurs enfants de s’épanouir comme ils avaient pu le faire dans leur jeunesse. Bien qu’elle l’eût quitté un temps, occupant un modeste appartement du centre-ville avant de s’envoler pour le Niger, y faire son grand retour la comblait d’un doux sentiment de nostalgie qui annihilait ses quelques difficultés de réadaptation. Elle savait au fond d’elle qu’elle quitterait de nouveau le cocon familial très bientôt, mais elle restait convaincue qu’un jour où l’autre, elle aurait ce qu’il faut pour s’installer définitivement dans un chez elle à proximité, future propriétaire potentielle d’une maison située à bonne distance de chez ses parents et Hassan – du moins, elle l’espérait sincèrement, et cet objectif, elle se donnerait les moyens de l’atteindre dans un futur pas si éloigné que ça. Cependant, ce quartier avait beau avoir des avantages considérables, des inconvénients notoires venaient tout de même obscurcir le tableau. Les commérages, en premier lieu. Yasmine admettait que les cancans de voisinage faisaient partie des choses qu’elle aimait le moins lorsqu’elle déambulait au milieu de ce paysage verdoyant, battant l’asphalte en petites foulées pour entretenir son palpitant – Fatima en revanche, y trouvait une réelle satisfaction, ayant fait du téléphone arabe son domaine de prédilection. Alors chaque fois qu’un nouvel habitant faisait son arrivée, chacun y allait de son petit commentaire. Mais cette fois-là, Yasmine n’avait pas assisté à l’arrivée de la famille de Julia, échappant de fait aux bavardages incessants, et à la crainte latente qu’elle semblait inspirer aux anciens habitants du quartier. Et puis même si avait été le cas, elle aurait sans aucun doute endossé le rôle de la première à rappeler à chacun de ceux qui se permettaient de juger leurs nouveaux voisins que le bénéfice du doute existait, et qu’à priori, ce n’était pas pour faire joli.
Adopter un ton léger lui sembla plus judicieux pour amorcer un début de conversation avec le père supposé de Julia. Elle n’eut pas le temps de jeter un œil à la bâtisse devant laquelle elle avait parqué sa Jeep, trop occupée à servir de béquille de fortune à la jeune fille dont le teint prit une couleur plus soutenue lorsqu’elle renvoya un sourire à l’homme qui s’approcha enfin. Le temps de lui serrer la main, s’assurant avant toute chose que Julia tenait bien sur ses deux pieds, Yasmine trouva qu’il était bien jeune pour être le père d’une adolescente de cet âge-là – mais les accidents, ça arrive tout le temps. Ne s’en formalisant pas vraiment, et n’étant pas venue pour juger qui que ce soit, elle laissa d’abord Julia l’introduire, et le rassurer avec un récit net et concis « Yasmine. » répéta-t-elle à la suite de la jeune fille, puis elle attendit qu’elle termine pour lui répondre plus longuement, et avec un large sourire dévoilant ses dents « Egalement. J’aurais préféré vous rencontrer dans d’autres circonstances cela dit. Bienvenue dans le quartier ! » Glissant une longue mèche de cheveux derrière son oreille tout en secouant la tête de droite à gauche, elle ajouta avec le ton qu’elle employait toujours pour s’adresser aux parents inquiets – doux, mais pas mielleux « Je travaille aux urgences, justement. » C’était acquis, elle n’avait pas besoin de travailler aux urgences en ce moment pour considérer qu’elle faisait partie du service « J’avais qu’une trousse de premiers secours sous la main, mais j’ai fait ce qu’il fallait. Elle aura une petite cicatrice. » Elle tourna son joli minois vers Julia « Désolée. Dis-toi que tu pourras toujours frimer auprès de tes potes en t’inventant une mésaventure plus glorieuse qu’une chute de vélo. » Et elle donna une très légère bourrasque dans l’épaule, la faisant à peine chanceler sur sa jambe blessée. Confrontée aux remerciements de Casey, elle fourra les mains dans les poches-arrières de son jeans en suivant du regard le geste qu’il opéra en l’invitant à entrer « Oh, j’en mérite pas tant. » Elle haussa les épaules comme si ce n’était rien de bien méchant. Cherchant immédiatement à masquer sa gêne devant tant de sollicitude, elle pivota sur ses talons, et se dirigeant vers le coffre de la Jeep qu’elle ouvra dans la foulée « J’ai ramené son vélo aussi. Si vous voulez bien m’aider à le descendre, j’estimerais qu’on est quittes. »
La vie était quelque chose de fragile. Tu avais eu des amis qui avaient trouvé la mort bien trop tôt dans toute sorte d’accident. Quand tu avais eu tes premiers pensionnaires, tu t’étais fait du souci à chaque fois qu’ils sortaient, à chaque fois qu’ils rentraient tard. Cela avait été insupportable pour toi car c’était la première fois que tu étais responsable d’une autre personne que toi. Tu avais dû travailler sur toi et accepter que tu ne pouvais pas les protéger de tous les maux du monde pour retrouver ton calme dès qu’ils disparaissaient. Mais les accidents ne sont pas rares et voir Julia sortir difficilement de la voiture qui venait de se garer devant chez toi était un supplice. Tu t’étais attaché à Julia, plus qu’à tes autres pensionnaires parce qu’elle se laissait approcher. Elio venait d’arriver il y avait deux mois et c’était encore trop frais pour qu’il se détende et te laisse entrer dans sa vie. Il faudra plus de temps. Avec Henry, c’était différent. Il allait vous quitter à la fin de cette année scolaire car son anniversaire approchait. Cela faisait un moment qu’il habitait chez toi mais il était indépendant et n’aimait pas trop partager ce qui se passait dans sa vie. Votre lien était donc moins fort mais l’idée de le voir quitter le nid te faisait mal au cœur. Julia avait mis du temps à trouver sa place chez toi mais petit à petit elle se détendait, elle demandait des choses et se confiait et tu adorais passer du temps avec elle quand elle voulait en passer avec toi. Car elle restait une adolescente et ce n’était pas tous les jours simple. Tu aurais préféré avoir une autre excuse pour te sortir de ta corvée jardinage mais tu lâchais les outils sans hésiter pour aller à la rencontre de Julia et lui demander ce qui s’était passé. Tu accordais peu d’importance dans un premier temps à la jeune femme qui l’accompagnait étant complètement concentré sur Julia mais tu te rendis bientôt compte de ton impolitesse et tu décidais de te rattraper en te présentant. « Yasmine. Egalement. J’aurais préféré vous rencontrer dans d’autres circonstances cela dit. Bienvenue dans le quartier ! » Tu regardais la jeune femme avec des yeux ronds. La chute de Julia avait eu lieue dans le quartier ? Et cette femme l’avait soignée et ramenée chez toi ? Tu avais du mal à croire ce que tu entendais. Vu l’accueil que vous réservait Logan City depuis que vous aviez emménagé, tu n’aurais pas été étonnée que personne ne vienne en aide à Julia et que cette dernière ait à se débrouiller soit en t’appelant soit en marchant blessée jusqu’à chez vous. Peut-être que finalement, il existait des gens bien dans ce quartier mais que tu n’avais pas encore eu la chance de les croiser. Tu espérais que c’était le cas parce que sinon ta vie allait continuer à être un enfer encore longtemps. Car même si les voisins finissaient à se faire à tes pensionnaires actuels, tu allais en recevoir de nouveaux à un moment donné et tu ne pouvais pas les contrôler, ils seraient peut-être amenés à faire des conneries au départ, le temps qu’ils trouvent leur place dans ton foyer et dans cette nouvelle vie. « Merci beaucoup. C’est vrai qu’il y a mieux comme rencontre mais vous êtes la première personne à me souhaiter sincèrement la bienvenue dans ce quartier et j’y habite depuis plusieurs mois maintenant. » Lui dis-tu avec un petit sourire. Tu pensais que les gens aujourd’hui étaient plus ouverts d’esprit, qu’ils étaient plus tolérants mais Logan City manquait cruellement de tolérance et ils ne semblaient pas prêts à investir pour s’en procurer une petite dose. Légèrement inquiet quant à la blessure de Julia, tu demandais à la jeune femme si tu ne devrais pas l’amener aux urgences. « Je travaille aux urgences, justement. J’avais qu’une trousse de premiers secours sous la main, mais j’ai fait ce qu’il fallait. Elle aura une petite cicatrice. » Dans son malheur, Julia avait eu de la chance d’être tombée à vélo devant chez une voisine qui travaillait aux urgences. Légèrement rassuré, tu te dis qu’au pire, si la blessure de Julia ne semblait pas guérir, tu pourras toujours l’amener aux urgences plus tard. La jeune femme en face de toi t’inspirait confiance, tu décidais donc de te fier à ton instinct. « Désolée. Dis-toi que tu pourras toujours frimer auprès de tes potes en t’inventant une mésaventure plus glorieuse qu’une chute de vélo. » Avec son imagination, tu ne doutais pas que Julia trouvera moyen de tirer profit de cette cicatrice. Pour remercier Yasmine d’avoir ramené la demoiselle, tu lui proposais de venir boire quelque chose à l’intérieur, ‘était la moindre des choses. Mais cette dernière se dirigea vers le coffre de la voiture et te dit : « Oh, j’en mérite pas tant. J’ai ramené son vélo aussi. Si vous voulez bien m’aider à le descendre, j’estimerais qu’on est quittes. » Tu l’y suivis et tu y trouvais le vélo de Julia dans un état qui nécessitait quelques réparations avant tout nouvel usage. Il était évident que tu n’allais pas laisser Yasmine sortir ce vélo seule de la voiture. « Allons-y alors. » Lui dis-tu avec un sourire alors que tu attrapais le vélo d’un côté et qu’elle l’attrapait de l’autre. En quelques minutes, le vélo se retrouva dans ton jardin, sur ta pelouse bien tondue. Tu l’amèneras dans le garage dès que la jeune femme sera repartie, pour l’instant, ce n’est pas une priorité. « Vous êtes certaine que vous ne voulez pas venir boire quelque chose ? Ce serait vraiment avec plaisir, ce n’est pas tous les jours que je rencontre une voisine compréhensive qui vient en aide à mes adolescents. » Tu ne savais pas où habitait la jeune femme dans le quartier ni qui elle était mais elle ne semblait pas avoir une dent contre toi et si tu pouvais avoir une alliée dans ce quartier, tu ne disais pas non.
Julia décida qu’il était temps de fausser compagnie à Casey et Yasmine. Entre deux phrases lancées par cette dernière, la gamine lui fit un petit signe de la main, et avec une prudence plutôt amusante à regarder de loin, elle vrilla sur ses pieds pour doucement remonter l’allée fleurie menant jusqu’au perron de la maison. Yasmine garda un œil sur elle, prête à bondir, si sa claudication devenait trop pénible, pour l’aider à s’engouffrer à l’intérieur. Mais elle se débrouilla comme une cheffe ; elle lui semblait plutôt indépendante et débrouillarde pour une jeune fille de son âge, aussi espéra-t-elle sincèrement que cette faculté dont elle était la détentrice chanceuse ne s’estomperait pas avec le temps ; il fallait au moins ça pour être capable de devenir quelqu’un dans ce monde d’hommes, et même si les temps s’étaient mis à changer, une femme à en devenir devait assurer ses arrières avec un peu de caractère – Julia lui donnait la nette impression d’en avoir, ça tombait bien. Gardant une oreille attentive au discours du père supposé de l’adolescente qu’elle avait ramenée, Yasmine retourna entièrement son attention vers lui lorsqu’il lui annonça qu’elle était la première à lui avoir souhaité la bienvenue de cette façon. Déçue, mais pas forcément surprise, elle serra ses lèvres l’une contre l’autre pour traduire son ressentiment à l’égard de ce comportement puéril de la part des habitants du quartier. Elle fût néanmoins étonnée que personne ne se soit planté devant leur porte pour leur offrir des pâtisseries-maison dans l’espoir de grapiller quelques potins sur le bel homme qu’elle avait devant elle. Car Logan City avait beau être la terre promise des petites familles heureuses et bien sous tous rapports, il lui était arrivé de surprendre le regard affamé d’une ou deux femmes au foyer désespérées qui traînait vers les torses bombés des jardiniers engagés par les plus fortunés du quartier, alors ça ne l’aurait pas choqué qu’un émoi, somme toute justifié compte tenu de la bonne forme de son interlocuteur, poussent les plus délaissées à tenter de rentrer dans les bonnes grâce de leur cher nouveau voisin dans l’espoir de reproduire le scénario typique d’une amourette scandaleuse sur fond de buisson à tailler et de piscine à épuiser. Ce n’était visiblement pas le cas, alléluia. Elle y réfléchit longuement en se dirigeant vers le coffre de sa Jeep, enjoignant Casey de l’aider à descendre le vélo de sa prétendue fille. Et parce que ça la contrariait un peu d’apprendre qu’une certaine forme d’indifférence était réservé à la nouvelle petite famille, elle lui demanda :
« Depuis combien de temps vous m’avez dit être installé dans le quartier ? » Quelques mois, lui avait-il dit, mais ça restait vague. Elle tira sur le guidon du vélo de Julia pour le dégager de son coffre, n’eut pas tant d’effort à fournir que ça grâce à Casey qui avait une force physique qui valait l’intervention d’une bonne dizaine d’hommes plus jeunes que lui ; ils le posèrent de concert sur le trottoir jouxtant la maisonnée, avant qu’il ne le laisse tomber sur sa pelouse fraîchement tondue. En même temps, se frottant les mains pour chasser les résidus de poussières, Yasmine ressassa très rapidement les nombreuses conversations qu’elle avait entretenues avec ses proches au cours de son voyage au Niger. Essayant d’y déceler un indice à propos de l’arrivée d’une nouvelle famille dans le quartier, ce fût le comportement étrange de sa mère vis-à-vis de Julia, lui revenant soudain en mémoire, qui lui fit prononcer un oh mental. S’enchaîna le rapport complet qu’elle lui avait fait lorsqu’elle était rentrée, et qui concernait tout ce qu’il s’était passé dans Logan City – cette capacité qu’elle avait à détailler chaque faits et gestes de ses voisins lui laissait à penser qu’elle tenait, en fait, un registre journalier. Tu te rends comptes, il y a des enfants ici ! s’était-elle offusquée, avant de se reprendre pour retrouver sa gentillesse qui la caractérisait davantage que l’imitation grotesque de ces pimbêches chrétiennes avec qui elle aimait médire pour passer le temps, C’est quand même louable comme entreprise. Je ne connais personne qui soit généreux au point d’élever les enfants des autres. S’en était suivie une courte prière en arabe que Yasmine avait ponctué par un signe de tête absent. Doucement, elle sortit de sa réflexion « Un thé, peut-être ? Chaud ou froid, ça n’a pas d’importance » Elle lui sourit en fronçant le nez « Je voudrais pas que vous me jugiez aussi malpolie que les autres habitants du quartier. D’ailleurs, je suis vraiment désolée. » C’était son truc à elle, de s’excuser pour les autres « Vous savez, pour l’accueil qu’ils vous ont réservé. » Elle se gratta discrètement derrière l’oreille, un peu gênée. Suivant Casey de près, elle finit par lui demander « Vous en avez combien sous votre responsabilité, des jeunes ? » Pendant qu’elle le questionnait, tout s’encastra de nouveau dans sa tête embrouillée par le manque de sommeil et les souvenirs clairvoyants de son séjour au loin ; tout retrouva un ordre qu’elle consulta prudemment pour entretenir la conversation avec son nouveau voisin. Il n’était pas le père de Julia, il était son tuteur, et la maison qu’elle avait devant elle n’était pas une maison comme les autres, c’était un foyer pour jeunes en difficulté.
L’air agacé de Yasmine quand tu lui confiais qu’elle était la première à te souhaiter la bienvenue dans le quartier te fit sourire plus qu’autre chose. C’était rassurant de voir que certaines personnes trouvaient ça agaçant également. La vérité c’était que tu ne savais pas très bien comment on était censé t’accueillir mais des regards hostiles et une froideur sans limite ne te semblait pas être le type d’accueil que l’agence immobilière t’avait vendue. Mais qu’importe n’est-ce pas ? Depuis que tu t’étais fait mettre à la porte par tes parents, tu avais pris l’habitude d’être le vilain petit canard, celui qui n’est jamais bien accueilli nulle part. Tu avais juste eu un petit espoir qui était que maintenant que tu étais un adulte, maintenant que ton histoire n’était pas écrite sur ton visage, que tu avais une maison et un métier qui te permettait de ne pas avoir de problèmes d’argent, tu t’étais dit que les gens se montreraient plus cordiaux. Mais tu avais oublié de prendre en compte les valeurs conservatrices de tes interlocuteurs, tu avais oublié que le défaut que l’on ne te pardonnera jamais était celui d’aimer les hommes. Et malheureusement pour le quartier, c’était un défaut que tu refusais de cacher ou de ne pas revendiquer. Des fois, tu te demandais si tu vivais réellement au vingt et unième siècle. Toutefois, il restait peut-être un peu d’espoir dans ce quartier car Yasmine était venue en aide à Julia en lui procurant les soins nécessaires après sa chute et avait même été jusqu’à la ramener à la maison. C’était l’une des rares démonstrations de gentillesse et d’acceptation que tu avais eu depuis ton arrivée et tu comptais bien remercier la jeune femme comme il se devait. « Depuis combien de temps vous m’avez dit être installé dans le quartier ? » Un petit sourire se dessina sur ton visage. Tu commençais à te demander si la jeune femme n’était pas nouvelle elle aussi dans le quartier car elle ne semblait pas avoir fait le lien encore. Tu espérais que ce n’était pas le cas car tu n’étais pas certain de bien réagir si elle s’en voulait d’avoir aidé Julia en apprenant où elle habitait et qui était son tuteur légal. Elle ne dirait rien bien sûr mais cela pourrait se lire sur son visage. « J’ai aménagé au mois de mars. » Lui dis-tu simplement. Tu n’avais rien à cacher, tu espérais juste que quand Yasmine ferait le lien s’il y avait un lien à faire, son comportement envers toi mais aussi envers Julia ne changerait pas. Car tu avais bien vu sur le visage de l’adolescente qu’elle avait apprécié Yasmine et si Julia trouvait une femme qui pouvait la soutenir dans le quartier, ce serait génial car on ne va pas se mentir, tu restes un homme et un homme qui n’offrira jamais à ses pensionnaires une présence féminine dans la maison. Tu insistais pour offrir une boisson à Yasmine pour la remercier de ce qu’elle avait fait pour Julia. Après tout c’était la moindre des choses non ? Et elle finit par accepter ta proposition une fois que le vélo accident fut étalé sur la pelouse fraîchement tondue. « Un thé, peut-être ? Chaud ou froid, ça n’a pas d’importance Je voudrais pas que vous me jugiez aussi malpolie que les autres habitants du quartier. D’ailleurs, je suis vraiment désolée. Vous savez, pour l’accueil qu’ils vous ont réservé. » Tu secouais la tête, lui faisant signe de te suivre à l’intérieur. Elle n’avait pas à s’excuser du comportement des autres, ce n’était pas de sa faute si le quartier t’avait mal accueilli. C’était de la faute de l’intolérance et de la fermeture d’esprit qui semblait régner dans ce quartier. « Vous n’avez pas à vous excuser pour eux. Je suis habitué à ne pas être bien accueilli, c’était pour les adolescents que j’héberge que je voulais autre chose. » Dis-tu en haussant les épaules. Tout comme toi, ils étaient habitués aux rejets et ils allaient survivre mais tu avais voulu leur montrer qu’ils ne seraient pas rejetés toute leur vie, erreur de débutant. Arrivant dans la cuisine ouverte, tu mis de l’eau à chauffer dans la bouilloire. « Vous en avez combien sous votre responsabilité, des jeunes ? » Ah … Donc elle était au courant. Un sourire amusé se dessina sur tes lèvres alors que tu pouvais entendre Julia à l’étage. Tu ne seras sans doute plus vraiment capable de vivre dans une maison vide désormais et tu ne préfères pas penser à un temps où tu seras trop vieux pour accueillir des adolescents et où tu seras sans doute toujours tout seul. « J’en ai trois pour l’instant. Vous avez rencontré Julia mais j’ai aussi deux garçons, Henry et Elio. Henry nous quittera à la fin de l’année scolaire car il sera désormais majeur. Si tout se passe comme prévu, je devrais accueillir deux autres jeunes après son départ. C’est pour ça que j’ai aménagé ici, une maison plus grande veut dire un jeune de moins dans la rue ou dans une famille abusive. » Dis-tu en haussant les épaules. La bouilloire ne tarda pas à siffler et tu l’éteignis avant de préparer deux tasses de thé. « Vous habitez ce quartier depuis longtemps ? » Lui demandas-tu curieux à ton tour.
Casey n’avait pas à s’en faire ; l’attitude de Yasmine ne changea pas quand elle fit le lien entre ce que sa mère lui avait rapporté, et les informations qu’elle venait d’assimiler. En fait, elle parut davantage s’intéresser à ce que le jeune homme avait à dire. Après des excuses qu’elle pensait nécessaires, – sa mère n’étant pas étrangère aux bourdonnements des rumeurs qui sévissaient dans le quartier, elle s’y sentit quasiment obligée – elle entendait bien le questionner sans vergognes. Traversant l’allée bien entretenue qui les menaient jusqu’à la maisonnée, elle fourra ses mains dans les poches-arrières de son jeans, empruntant une mine concentrée, qu’elle intensifia en fronçant légèrement les sourcils, et l’écouta d’abord rebondir sur ses excuses. Elle ne comprenait pas que sa vie privée soit mise sur le devant de la scène, alors que son entreprise était on ne peut plus louable, comme le lui avait subtilement fait remarquer Fatima sous sa mauvaise foi, et semblait faite pour lui. Elle avait de l’intuition, et à ce moment-là, elle lui soufflait que son interlocuteur avait de quoi assurer la tâche ardue qui l’attendait. Seul un homme profondément généreux savait se lancer dans ce genre de manœuvre, aussi l’impressionna-t-il par l’aura d’indulgence qui émanait de lui ; elle aurait aimé être capable d’en faire autant, et sans doute qu’elle l’enviait juste un peu dans le fond. Elever des adolescents, ce n’était déjà pas simple en temps ordinaires, leurs hormones et leurs crises existentielles rendant les choses plus difficiles à gérer. Mais élever des adolescents au passé jalonnés de drames et de difficultés, ça ne devait pas être donné à tout le monde, et rien que pour ça, elle décida que cet homme-là méritait plus de considération que celle dont il avait eu droit depuis qu’il avait emménagé dans le coin. Elle s’en assurerait. De quelle façon, elle ne le savait pas encore tout à fait, toutefois entamer la conversation avec lui, lui montrer du respect et de l’intérêt pour ce qu’il tentait d’accomplir lui sembla la meilleure position à adopter à ce moment donné.
« Oh, wow. J’adore votre maison. » souffla-t-elle sans exagération, sincèrement impressionnée par le rendu de la maison dans laquelle elle venait de rentrer « J’ai ami – il vit au 25 – qui envierait vos corniches. » Elle se laissa déconcentrer un instant par les finitions qu’elle savait récentes, faisant une halte pour frôler du bout des doigts le bois polis des encadrements de portes. Puis, avec un petit temps de retard, elle reprit son chemin pour entrer dans la cuisine du jeune homme. Elle entendit du mouvement au-dessus de sa tête, et comprit que Julia avait retrouvé de sa mobilité en vadrouillant à l’étage. Elle sourit, avançant timidement et plus loin dans la pièce qu’elle finit par englober d’un regard circulaire. Gardant tout de même son attention focalisée sur les réponses que Casey fournissaient à sa question précédente, elle lui dit « Ça doit vous pomper toute votre énergie, non ? » Elle pencha la tête sur le côté, l’expression teintée d’une curiosité saine « C’est votre seule activité ? » se risqua-t-elle à lui demander, et elle se permit de décaler une chaise de la table de la cuisine pour s’y asseoir. « J’y vis depuis presque toujours. » lui répondit-elle alors. Elle avait quitté Logan City pour Spring Hill pendant quelques mois. Ca ne méritait pas qu’elle s’y étende, si bien qu’elle enchaîna « Mes parents habitent au 121. Ma mère m’a un peu parlé de vous d’ailleurs – en bien, hein ! » se hâta-t-elle d’ajouter, proférant un demi-mensonge – il le fallait, parfois. Anticipant le geste de Casey, elle récupéra la tasse de thé fumante qu’il lui tendit, et qu’elle enveloppa avec ses deux mains « Je rentre de voyage. Avant de partir, j’avais un petit appartement en ville. Je vous épargne les détails, tout ça pour dire que le temps de retomber un peu sur mes pieds, j’ai retrouvé la chambre de mon enfance, et l’ambiance qui règne sur le quartier. » Elle haussa les épaules. Il n’avait pas encore eu l’occasion de constater à quel point il faisait bon vivre à Logan City, ça ne saurait tarder, elle se le promettait. Soufflant sur son thé, et cherchant le regard de Casey, elle ajouta après réflexion « C’est temporaire, mais si jamais vous avez besoin d’aide avec vos jeunes. » Elle pensait surtout à Julia ; aux questions qui fourmilleraient bientôt dans son esprit à propos de certains sujets qu’elle n’oserait jamais mentionner en présence d’un homme comme Casey, aux secrets qu’elle voudrait partager pour mieux s’en décharger. Yasmine conclut, opinant du chef pour donner de l’ampleur à sa proposition « N’hésitez pas à venir sonner, ça me plairait de vous aider. »
La tolérance. Voilà une valeur que tu comptais inculquer aux adolescents qui passaient chez toi. Tu en avais eu certains qui avaient des préjugés sur les homosexuels, tu en avais certains qui avaient été très durs mais après leur séjour à tes côtés, ils avaient ouvert les yeux. Tu ne les avais pas tous convertis en citoyens tolérants mais au moins tu avais cassé certains de leurs clichés et tu espérais qu’ils jugeraient les personnes qu’ils rencontreraient un peu moins sévèrement qu’auparavant. Mais à Logan City, la tolérance n’était clairement pas une valeur qui faisait l’unanimité. Yasmine était pour toi comme une goutte de pluie en pleine sécheresse. Un moyen de respirer pendant quelques secondes avant que la chaleur revienne. Vu que la jeune femme te laissait une chance de lui montrer que tu pouvais être un voisin tout à fait respectable, tu comptais bien lui prouver que c’était le cas. Tu lui avais donc proposé de rentrer pour la remerciant, en insistant un peu parce qu’au moins, elle pourra raconter que tu ne vis pas dans un monde de débauche et que tu ne maltraites pas ces enfants qui vivent chez toi si jamais on l’interroge à ce sujet. Car tu ne doutais pas qu’il devait y avoir une personne ou deux qui l’avaient vue rentrer chez toi. « Oh, wow. J’adore votre maison. J’ai un ami – il vit au 25 – qui envierait vos corniches. » Un petit sourire se dessina sur ton visage face aux compliments de la jeune femme. L’avantage que tu avais eu c’était que tu avais fait toutes sortes de petits boulots dont un certain nombre de jobs manuels. Tu avais pu apprendre les bases de la plomberie, de l’électricité et de la moulure du bois. Tu avais fait quelques ajustements à celles présentes quand tu avais acheté la maison. Oh ce n’était pas merveilleux et cela ne s’exposerait pas dans un musée mais tu aimais personnaliser cette maison, tu voulais qu’elle soit la tienne. « Qu’il n’hésite pas à passer les voir, je pourrais lui donner le nom d’un bon ébéniste ou lui proposer mes services, c’est moi qui les ai personnalisées. » Dis-tu à la jeune femme. Ton travail de dessinateur te prenait du temps mais tu avais enfin pu t’acheter une maison et tu comptais bien en prendre soin. Tu préparais le thé pour Yasmine et toi quand elle te rejoignit dans la pièce principale. Tu répondis alors à la question de la jeune femme sur le nombre de pensionnaires que tu avais. Tu n’avais rien à cacher et puis elle semblait trouver ton activité louable ce qui n’était pas aussi courant que l’on pouvait le croire. « Ça doit vous pomper toute votre énergie, non ? C’est votre seule activité ? » Un petit sourire se dessina sur ton visage à ces paroles. En effet, cela prend beaucoup d’énergie. Tu t’étais surtout rendu compte qu’il fallait avoir un certain sens de la négociation et du compromis ainsi qu’une patience sans borne. Car les jeunes que tu hébergeais ne pouvaient pas changer en une journée et il leur fallait du temps pour comprendre qu’ils n’étaient pas dans un foyer temporaire de plus. Plus ils arrivent jeunes chez toi, plus ils y restent longtemps vu qu’ils doivent quitter ta maison peu après leur majorité. Mais tu t’assures qu’ils quittent les lieux pour un autre lieu correct. « Cela demande beaucoup d’énergie en effet mais j’ai pris le rythme désormais, je vais ça depuis cinq ans. » Dis-tu avant de disposer deux tasses vides sur la table de la cuisine devant Yasmine. Tu apportais également le sucre et les différents aromes de thé que tu possédais. « Je suis également illustrateur de livres pour enfants. Je me suis découvert un talent de dessinateur sur le tard et c’est une activité qui me permet d’exercer de chez moi et d’avoir du temps à consacrer à mes pensionnaires. Et c’est un revenu dont j’ai besoin. » Dis-tu car les pensions que tu recevais de l’Etat pour accueillir ces jeunes étaient loin d’être suffisantes mais tu l’avais su avant de te lancer dans cette aventure d’où e besoin de ce revenu complémentaire qui tombait tous les mois. Ce fut au tour de Yasmine de répondre ensuite à ta question. « J’y vis depuis presque toujours. Mes parents habitent au 121. Ma mère m’a un peu parlé de vous d’ailleurs – en bien, hein ! Je rentre de voyage. Avant de partir, j’avais un petit appartement en ville. Je vous épargne les détails, tout ça pour dire que le temps de retomber un peu sur mes pieds, j’ai retrouvé la chambre de mon enfance, et l’ambiance qui règne sur le quartier. » Tu laissais un petit sourire se dessiner sur ton visage. Oui, ce quartier avait bel et bien une ambiance particulière … Et pas celle que tu avais imaginée ! Mais bon, faire avec ce que l’on a était ta spécialité. Tu te levais pour aller chercher l’eau chaude qui était prête et tu en servis dans vos deux tasses avant de dire : « Je vous laisse choisir le goût que vous préférez. » Tu ajoutais : « C’est une ambiance de quartier assez étrange mais je suis persistant. Il y aura bien quelque chose de plus scandaleux qui finira par se produire et qui distraira tout le monde. » Lui dis-tu sur le ton de la plaisanterie. « Vous êtes partie où en voyage si ce n’est pas indiscret ? En tout cas vos parents doivent être ravis de vous avoir avec eux quelques temps et c’est une chance pour moi. » Tu étais un être curieux de nature mais tu ne voulais pas froisser cette jeune femme qui était comme un ange sorti au milieu de l’enfer. Tu étais sincère, tu ne pensais pas pouvoir trouver une personne sympathique dans le quartier. Il y avait bien Chad mais là aussi c’était compliqué … « C’est temporaire, mais si jamais vous avez besoin d’aide avec vos jeunes. N’hésitez pas à venir sonner, ça me plairait de vous aider. » Tu te contentais dans un premier temps de sourire mais tu étais bel et bien touché de cette demande. Tu attrapais un sachet que tu plongeais dans ton thé, presque gêné de cette offre. Il était plus facile pour toi d’accepter le rejet que les mains tendues. « Il faut un village pour élever un enfant n’est-ce pas ce qu’on dit ? » Finis-tu par demander avant d’ajouter : « Ce sera avec plaisir. Je ne suis qu’un homme, Julia sera sans doute ravie de savoir qu’elle peut se tourner vers une femme si besoin et elle semble avoir adopté votre mère également. » Dis-tu en n’oubliant pas le commentaire de l’adolescente sur les pâtisseries mangées chez Yasmine.
« Illustrateur de livres pour enfants, vraiment ? » répéta Yasmine, une octave au-dessus. Ça, pour une surprise ; le doigté du dessinateur, ça expliquait mieux les finitions si délicates des corniches qu’elle avait su complimenter sans se forcer. Le coude vissé au bord de la table de cuisine, elle avait brièvement posé son menton dans la paume de sa main lorsque ses yeux s’arrondirent sous la surprise. Sans cette information, elle aurait bien été incapable de parier sur cette profession singulière qui demandait délicatesse, donc, mais surtout, une imagination débordante. Bien qu’elle ne pût prétendre connaître tous les secrets du jeune homme, la première impression qu’elle avait eue de lui l’aurait davantage menée à le considérer comme un homme d’extérieur – un paysagiste, un maçon, ou un moniteur, pour faire écho à son statut de tuteur qu’il menait d’une main de maître, et depuis longtemps, visiblement. Comme quoi, les apparences ne comptaient vraiment pas. Elle lui sourit à travers ses doigts qu’elle mâchonnait distraitement « Vous me montrerez vos œuvres, un jour ? » Tout ce qui avait un rapport proche avec l’exercice d’un domaine aussi artistique que le dessin la laissait pantoise et très admirative. Probablement à cause de son manque de talent avéré pour ces domaines en particulier, et c’était regrettable. On lui connaissait un très joli filet de voix, mais ça s’arrêtait là – quant à tenir un crayon entre ses doigts pour faire autre chose qu’écrire, il ne valait mieux pas compter dessus. Elle s’empara d’un sachet de thé vert au jasmin qu’elle piocha du bout des doigts dans le pêle-mêle proposé par Casey, puis le laissa infuser dans l’eau bouillante le temps qu’il fallait. L’agrémentant de deux sucres bien tassés pour faire passer l’amertume de la plante qui lui avait donnée son prénom, elle remua sa tambouille, l’attention portée sur le visage de son interlocuteur. Elle lui renvoya alors un pincement de lèvres compatissant « Le quartier est plus étendu que ce que vous pensez, ne prêtez pas attention aux maisons qui appartiennent aux mamans divorcées. Elles essayent juste d’échapper à leur réalité en s’intéressant à celle des autres, vaut mieux les ignorer. » Une pique bien placée à l’encontre de celles qui n’en finissaient plus de lui accorder des œillades discordantes quand elle allait courir avec son frère « Il y a des gens bien ici, ils sont plus timides, c’est tout. Laissez-leur un peu le temps de sortir de leur tanière, et vous verrez. » Elle opina deux fois, et retint le rire qui avait failli naître dans sa poitrine en l’entendant confirmer la joie ressentie par ses parents depuis qu’elle était de retour au bercail « Oh, ils sont ravis de m’avoir à l’œil. Même à mon âge, je leur dois des comptes. » Comme en témoignait les textos très (trop) réguliers de sa mère, plus douée qu’elle pour taper sur un écran tactile « Mon retour, ça leur donne une bonne excuse de me le rappeler de façon plus ou moins subtile. Quoique ma mère n’est pas très bonne à l’exercice, mais elle essaye, c’est ce qui compte. » Et puis elle rit tout de même, finalement, démontrant un semblant de culpabilité dans la façon dont elle rentra la tête dans ses épaules pour ne pas se laisser trop aller, et qu’elle repoussa une mèche de cheveux en même temps. Elle enleva sa cuiller de sa tasse, la sécha en la passant délicatement sur le rebord, tandis que son rire s’éteignait petit à petit « Je suis partie au Niger. Huit mois, pour une mission humanitaire. Je suis infirmière aux urgences du St-Vincent’s. » Ce qui expliquait enfin pourquoi Julia avait eu plutôt de la chance de tomber devant chez elle, Casey n’en disconviendrait pas. Soufflant sur son thé qu’elle porta à ses lèvres, elle avala rapidement sa gorgée très chaude pour dire à Casey « Fatima, ma mère. » Autant la nommer, car en effet, elle avait fait forte impression à l’adolescente, et sans nul doute qu’elle finirait promptement par rentrer dans les bonnes grâces de maman Khadji ; elle était prête à parier qu’elle avait déjà mis ses préjugés passés de côté, il ne lui resterait plus qu’à lui confirmer combien l’homme scandaleux dont elle lui avait parlé ne l’était pas autant que ça, avant qu’elle ne décide à le rencontrer pour de bon – secrètement pour se faire pardonner auprès de l’entité qu’elle vénérait d’avoir autant manqué à son devoir avec son propre fils. Yasmine eut une pensée furtive pour Sohan, qu’elle chassa d’un battement de cils fugace, pour mieux demander au jeune homme « Vous avez un stylo pour que je vous note mes coordonnées ? Vous pouvez même les donner à Julia. Si elle vous les demande, dites-lui qu’elle ne doit surtout pas hésiter à les utiliser. » Elle dormait peu, et elle avait pris goût à la philanthropie – sans compter que ça lui ferait plaisir de se sentir utile au-delà des murs de l’hôpital. Yasmine sourit de nouveau, ravie dans le fond de s’être trouvé une nouvelle cause à défendre. Et la connaissant, elle le ferait avec dévotion, et sans demander son reste.
La plupart des gens qui te connaissaient de loin pensaient que tu n’avais pas de profession. Cela n’était pas étonnant, tu passais le plus clair de ton temps chez toi et il y a beaucoup de familles d’accueil pour qui c’est le seul et unique métier. Le problème c’est que tu ne peux pas te contenter de vivre des aides que te fournit l’Etat. Enfin tu pourrais mais tu ne donnerais pas le bon exemple à tes pensionnaires et tu voulais plus pour eux. Et puis tu travailles comme un acharné depuis que tu as été mis dehors, ne rien faire ne te ressemble pas. Mais peu sont les gens qui s’imaginent que tu es peut-être la personne qui a illustré le livre qu’ils lisent le soir à leurs enfants. « Illustrateur de livres pour enfants, vraiment ? » La surprise de Yasmine ne t’étonne pas. Toi aussi tu es surpris de faire ce métier des fois. Tu n’aurais jamais imaginé une seconde prendre cette voie car tu avais toujours penser dessiner comme un enfant. Mais c’était peut-être le seul domaine où tu étais vraiment doué. N’ayant aucune qualification universitaire, le champ des possibles était pour toi plus réduit que pour d’autres. « Vraiment. Cela me permet de travailler de chez moi et d’être là au maximum pour mes pensionnaires car ça aussi c’est un travail à plein temps. » Il n’était pas rare que tu reçoives un coup de téléphone du lycée car l’un d’eux n’était pas en classe ou alors d’un voisin qui en avait trouvé un en train de roder quelque part ou alors de ton pensionnaire qu’il fallait sortir du pétrin. Pour être une bonne famille d’accueil, il faut être disponible. « Vous me montrerez vos œuvres, un jour ? » Tes œuvres ? Tu trouves cela un peu exagéré pour ce qu’elles sont réellement mais tu n’as aucun problème avec l’idée que Yasmine les voit. Après tout, tes œuvres sont tous les jours dans des librairies, touchées de près ou de loin par des dizaines de personnes. « Quand vous voulez, elles sont exposées dans les librairies de la ville. » Dis-tu pour plaisanter à la jeune femme. « Si vous avez des enfants, je peux vous donner un ou deux livres que j’ai illustrés, je dois en avoir qui traînent par ici. » Tu ne savais pas si Yasmine avait une famille à elle alors tu préférais proposer. Il était évident qu’elle avait un côté protecteur et maternel que tu avais furtivement vu avec Julia mais cela ne voulait rien dire après tout. Tu lui parlais ensuite du quartier et de l’ambiance qui y régnait, du moins, la manière dont tu le ressentais. « Le quartier est plus étendu que ce que vous pensez, ne prêtez pas attention aux maisons qui appartiennent aux mamans divorcées. Elles essayent juste d’échapper à leur réalité en s’intéressant à celle des autres, vaut mieux les ignorer. Il y a des gens bien ici, ils sont plus timides, c’est tout. Laissez-leur un peu le temps de sortir de leur tanière, et vous verrez. » Tu l’espérais. Le problème des gens bien c’est qu’ils montrent bien moins leur tête que les autres. Tu n’aurais aucun mal à faire abstraction des personnes les plus désagréables du quartier si elles n’essayaient pas de te faire quitter les lieux tous les deux matins. Sans parler de Kelly qui est certainement à la tête d’une opération cherchant à t’expulser de la maison que tu avais achetée. « Je vais attendre qu’ils sortent alors. Je n’aurais aucun mal à ne pas leur prêter attention si je n’avais pas à des petits stratagèmes quotidiens pour essayer de me mettre dehors de ma propre maison. » Parce que oui, tu ne louais pas la maison dans laquelle vous vous trouviez, tu l’avais achetée et c’était un détail non négligeable car cela signifiait que tu n’allais pas bouger. Tu n’avais pas les fonds pour faire un deuxième achat de toute manière. « Oh, ils sont ravis de m’avoir à l’œil. Même à mon âge, je leur dois des comptes. Mon retour, ça leur donne une bonne excuse de me le rappeler de façon plus ou moins subtile. Quoique ma mère n’est pas très bonne à l’exercice, mais elle essaye, c’est ce qui compte. » Tu souris timidement aux paroles de la jeune femme. Tu aurais donné beaucoup pour que tes parents s’intéressent à toi, pour qu’ils jouent toujours un rôle dans ta vie, pour qu’ils soient tolérants en réalité. Les personnes ayant une famille ne se rendent pas toujours compte de leur chance. Tu préfères ne rien répondre et laisser Yasmine répondre à tes questions peut-être trop curieuses. Mais qui ne tente rien n’a rien n’est-ce pas ? « Je suis partie au Niger. Huit mois, pour une mission humanitaire. Je suis infirmière aux urgences du St-Vincent’s. » Etonné mais pas vraiment surpris, tu n’avais aucun mal à imaginer Yasmine dans une mission humanitaire. Tu n’avais jamais ressenti l’envie de te lancer dans ce genre d’aventure mais c’était important que d’autres le fassent. « Julia est très bien tombée alors. » Dis-tu avec un petit sourire. « Ce devait être une belle aventure. Le retour n’est pas trop difficile ? » Lui demandas-tu car travailler au Niger et à Brisbane ne devait pas avoir grand chose à voir et devait demander un petit temps d’adaptation. Yasmine appuya ensuite tes dires en te donnant le nom de sa mère qui avait fait forte impression à Julia. Peut-être seras-tu amené à la rencontrer également ? Seul l’avenir pourra te le dire. « Vous avez un stylo pour que je vous note mes coordonnées ? Vous pouvez même les donner à Julia. Si elle vous les demande, dites-lui qu’elle ne doit surtout pas hésiter à les utiliser. » Tu te levais pour aller chercher une feuille et un stylo. Tu n’allais pas passer une pareille occasion car tu n’étais pas idiot, il y avait des choses pour lesquelles Julia aura certainement besoin d’une oreille féminine. Tu lui as bien dit qu’elle pouvait te parler de tout et n’importe quoi, tu en as déjà entendu beaucoup mais des fois, cela ne suffit pas. « Tenez. » Tu tendis le matériel à Yasmine avant de te rasseoir. « C’est vraiment très gentil de votre part, Julia appréciera. » Dis-tu avant d’ajouter : « Il y a certaines choses qu’elle préfèrera confier à d’autres je pense. » Tu n’éprouvais pas de regrets à cette idée, tu ne pouvais pas combler tous les manques de la vie de ces adolescents.
« Elever des enfants, le meilleur métier du monde, ma mère serait d’accord avec vous. » Elle avait passé une bonne moitié de sa vie à vouloir lui faire rentrer dans le crâne, de gré ou de force, qu’elle ne trouverait pleine satisfaction qu’en devenant maman elle-même, alors elle savait plutôt bien de quoi elle parlait. Quelque part, Fatima n’avait sans doute pas tort, car sa fille n’était pas hermétiquement fermée à l’idée d’avoir des enfants, c’était plutôt à celle de rester à la maison à laquelle elle refusait d’adhérer. Répondre aux attentes qui pesaient lourd sur ses épaules depuis qu’elle avait pointé le bout de son joli nez, quelques trente années plus tôt, c’était au-dessus de ses forces, et tout le monde avait appris à l’accepter, même ses parents, malgré leurs profondes difficultés à concevoir qu’une jolie jeune femme comme elle était ne parvienne à trouver un homme bon à épouser. Les yeux perdus dans le fond de sa tasse de thé fumant, ses lèvres dessinèrent un petit sourire discret quand Casey posa le doigt sur ce qui séparait Yasmine de Fatima ; cela lui faisait miroiter un bon instinct qu’elle se mettait de plus en plus à apprécier. Elle releva la tête, se préparant à lui dire que non, elle n’avait pas d’enfants, en revanche… « J’ai des neveux, mais ils sont plutôt jeunes. J’ai peur qu’ils n’y trouvent pas un grand intérêt, si ce n’est en faire des confettis, mais je vous remercie pour la proposition. » Mehdi et Ava n’étaient pas ses neveux à proprement parler, c’était tout comme, si bien qu’elle ne démontra aucune espèce d’hésitation à les mentionner pour faire comprendre au jeune homme qu’elle n’avait ni la chance ni l’honneur d’être parent « Vous n’aurez qu’à me lister les titres dans lesquelles apparaissent vos illustrations, j’irai jeter un œil par moi-même dans ce cas. » finit-elle par lui dire, remuant sur son siège pour se redresser un peu, et savourer une nouvelle gorgée de sa boisson chaude.
« Bien tombée, c’est une façon de voir les choses. » lui répondit-elle en riant à moitié, pas peu fière de son jeu de mots qu’elle ravala rapidement lorsque Casey lui demanda si son retour n’était pas difficile. C’était toujours plus aisé pour elle de se confier aux inconnus, et puisque le jeune homme avait partagé avec elle sans faire dans la dissimulation, elle lui dit, avec franchise « Il y a des jours avec et des jours sans. Je dois me réadapter à certaines choses, c’est parfois compliqué, mais je vois quelqu’un pour en parler. » Son bougon de thérapeute serait ravie d’apprendre qu’elle venait de le mentionner pour la première fois depuis qu’elle le consultait ; une grande avancée significative, sans aucun doute – elle était la première à déclamer haut et fort que prendre soin de sa santé mentale n’était pas une honte, pourtant elle faisait en sorte de passer sous silence les séances induites par l’administration du St-Vincent’s pour lui permettre d’extérioriser les potentielles difficultés qu’elle rencontrait depuis son retour. Elle n’avait jamais prétendue souffrir de quoi que ce soit d’autres que d’insomnie, néanmoins c’était un mensonge qu’elle prononçait chaque jour sans ressentir la moindre pointe d’embarras. Ça nourrissait son angoisse, mais elle n’était plus à ça près, c’était ce qu’elle se disait pour déculpabiliser. Elle se racla la gorge, enchaîna plus vite et abruptement que voulu sur un échange de coordonnées pour permettre à Julia de la contacter si elle en avait besoin. Yasmine attrapa le stylo et le bloc de post-it que lui tendit Casey, et griffonna son numéro, son prénom et son nom, tout en opinant à ses paroles « Je crois deviner de quel genre de choses exactement, et si je peux me permettre de vous rassurer, ne culpabilisez pas pour ça. » Elle souligna son numéro par deux fois, fit glisser le bloc de post-it dans sa direction en lui adressant le sourire compatissant de l’infirmière compréhensive et amène qu’elle tachait d’être avec ses patients « Mon numéro est valable pour vous aussi, Casey. Si vous avez besoin de quoi que ce soit ; d’un petit coup de pouce avec vos jeunes, d’une paire de mains pour vous aider à débroussailler, ou d’une langue bien pendue pour papoter et envoyer paître les mégères du quartier. » Elle passa une main dans sa longue tignasse, puis empoigna sa tasse qu’elle porta à ses lèvres en ajoutant, un sourcil arqué « Parce qu’on dirait pas comme ça, mais je peux mordre si on m’en laisse l’occasion. » Ça aussi, c’était un mensonge, une moitié en tout cas, car on ne pouvait pas lui enlever son côté protecteur qu’elle savait utiliser à très bon escient. Un sourire malicieux plus tard, et une grande rasade de thé s’en suivit. Le temps pour elle d’avaler tout le sucre accumulé dans le fond de sa tasse, et elle annonça « Je vais vous laisser à vos occupations, j’ai déjà assez abusé de votre temps, et comme Julia semble allait mieux. » Les bruits de pas qu’ils percevaient de l’étage vinrent appuyer sa phrase, et la firent sourire quand enfin, elle se leva.
Au fil des années, tu avais appris que le sujet des enfants était un sujet sensible. Toi, tu t’étais fait à l’idée que tu n’en aurais jamais et cela faisait tellement longtemps que tu te le répétais que tu avais fini par te faire à l’idée. Tu aurais aimé en avoir mais ton orientation sexuelle et ton incapacité à t’engager dans des relations saines faisaient que tu ne pouvais que te rendre à l’évidence, les enfants ce n’était pas dans ton avenir. Voilà pourquoi te lancer comme famille d’accueil était une bonne manière de combler certains manques. Ce ne sera jamais pareil, tu en as conscience mais c’est suffisant pour toi. « Elever des enfants, le meilleur métier du monde, ma mère serait d’accord avec vous. » La petite pointe d’amertume dans ces paroles te fit rapidement comprendre que c’était un sujet sur lequel la mère et la fille n’avaient pas encore trouvé un accord. Tu savais que les enfants, ce n’était pas pour tout le monde. Certaines personnes préféraient leur liberté aux multiples contraintes que des enfants amenaient malgré eux. Et pour les femmes, les stéréotypes étaient nombreux au niveau des enfants. Il était évident que Yasmine était une femme du 21ème siècle, une femme indépendante qui n’avait pas besoin d’un homme et qui n’avait pas envie d’arrêter de travailler très certainement. Au vu des origines de la jeune femme, tu n’avais pas de mal à imaginer ce qui pouvait clacher entre elle et sa mère. « C’est le meilleur métier du monde quand on le choisit, pas quand on le subit. » Lui dis-tu avec un petit sourire pour la rassurer. Elle te semblait encore jeune, elle avait le temps d’avoir des enfants, de créer une famille. Et les meilleurs parents sont ceux qui se lancent dans cette aventure au moment qui est le bon pour eux et pas sous la contrainte de la famille ou du conjoint, ça tu en es persuadé. Tu proposais à Yasmine de lui donner des livres que tu avais illustrés si elle en voulait, tu pouvais au moins faire cela pour la remercier. « J’ai des neveux, mais ils sont plutôt jeunes. J’ai peur qu’ils n’y trouvent pas un grand intérêt, si ce n’est en faire des confettis, mais je vous remercie pour la proposition. Vous n’aurez qu’à me lister les titres dans lesquelles apparaissent vos illustrations, j’irai jeter un œil par moi-même dans ce cas. » Tu hoches la tête. Tu lui donneras quelques références avec plaisir. D’ailleurs, tu attrapes le bloc note que tu lui as amené pour en noter quelques-unes. Tu ne lui en voudras pas de ne pas aller les consulter, ce n’était pas de la grande littérature et la plupart des gens attendaient d’avoir des enfants pour s’y intéresser. Dans le cas de Yasmine, ses neveux allaient grandir, elle sera amenée à leur lire des histoires très certainement. « Tenez. » Lui dis-tu en lui tendant le papier. « Ma proposition n’est pas révolue dans le temps, vos neveux vont grandir, vous pourrez venir me voler un livre ou deux à ce moment-là. » Lui dis-tu avec un petit sourire. Tu avais bien conscience d’être en train de sous-entendre que vous seriez toujours en contact dans plusieurs mois, voire plusieurs années. C’était peut-être présomptueux de ta part mais tu étais persuadé que c’était le début d’une belle histoire d’amitié. Et ton orientation sexuelle laissait peu d’ambiguïté à ce sous-entendu.
« Bien tombée, c’est une façon de voir les choses. » Tu n’avais pas fait exprès de faire ce jeu de mot mais tu laissais échapper un rire. En effet, c’était une façon de voir les choses. Mais à ta question sur sa réadaptation à la vie australienne, Yasmine sembla soudainement bien plus sérieuse. « Il y a des jours avec et des jours sans. Je dois me réadapter à certaines choses, c’est parfois compliqué, mais je vois quelqu’un pour en parler. » Tu hoches la tête sans rien dire dans un premier temps. Tu sais que pour certaines personnes, ce n’est pas facile d’avouer que l’on voit un thérapeute ou un psychologue ou quoi que ce soit de ce genre. Toi-même, tu aurais eu besoin d’aller en voir un mais à l’époque tu n’avais vraiment pas les moyens de te payer ce luxe. Il y a donc eu des pétages de plomb, des situations mal gérées et tu aurais pu t’éviter pas mal de soucis en consultant. C’était donc courageux de la part de Yasmine de le faire. « L’essentiel c’est que vous soyez bien accompagnée et bien entourée. » Lui dis-tu sincèrement. Elle ne pouvait qu’être bien entourée vu qu’elle habitait chez ses parents. Et puis elle devait avoir retrouvé d’autres proches en rentrant. La jeune femme se saisit ensuite du bloc notre pour rentrer ses coordonnées et tu lui dis que tu les donneras à Julia si elle en a besoin. Avoir des pensionnaires de sexe féminin ne te dérange pas mais tu sais qu’elles ont des fois tu mal à te parler de certaines choses et il était évident qu’un début de complicité s’était créé entre Yasmine et Julia. « Je crois deviner de quel genre de choses exactement, et si je peux me permettre de vous rassurer, ne culpabilisez pas pour ça. » Tu souris en secouant la tête. Tu ne culpabilisais pas vraiment, tu avais toujours été conscient de tes limites et n’étant pas une femme, il y avait des choses que tu ne pourras jamais très bien gérer. « Mon numéro est valable pour vous aussi, Casey. Si vous avez besoin de quoi que ce soit ; d’un petit coup de pouce avec vos jeunes, d’une paire de mains pour vous aider à débroussailler, ou d’une langue bien pendue pour papoter et envoyer paître les mégères du quartier. Parce qu’on dirait pas comme ça, mais je peux mordre si on m’en laisse l’occasion. » Tu ne doutais pas une seule seconde que Yasmine pouvait être féroce quand elle le voulait. Mais elle te semblait malgré tout plus douce qu’autre chose et ce n’était pas le genre de personne que tu avais dans ton entourage. Tu n’hésiteras pas à utiliser son numéro, ne serait-ce que pour apprendre à connaître cette femme qui t’avait tendue la main dans un quartier hostile. « J’en ferai bon usage. » Te contentas-tu de lui dire avant qu’elle ne se lève pour prendre congé : « Je vais vous laisser à vos occupations, j’ai déjà assez abusé de votre temps, et comme Julia semble allait mieux. » Tu l’accompagnas jusqu’à la porte d’entrée où tu la remerciais une nouvelle fois. « Merci encore pour votre aide et à une prochaine. » Lui dis-tu, persuadé que si tu joues bien tes cartes, tu pourras compter Yasmine dans tes alliés dans ce quartier, une alliée qui s’avèrera peut-être également être, un jour, une amie.