Stephen ne se serait pas douté une minute qu'une varicelle puisse être une aussi grande source de problèmes.
Sa petite Anabel l'avait contractée durant la nuit, et depuis tout était devenu plus compliqué. L'école maternelle ne pouvait pas la garder sans prendre le risque de contaminer les enfants, la nourrice n'était pas disponible.. en somme il n'y avait personne qui puisse garder ce charmant incubateur à microbes aujourd'hui, et notre jeune kinésithérapeute avait un planning de consultation des plus chargés. Génial.
Ce mercredi commençait très mal, et depuis huit heures Stephen faisait des pieds et des mains pour trouver une solution. Pas question pour lui de manquer le travail, alors il pianotait sur son téléphone, demandant aux voisins et amis qui était disponible pour veiller sur sa petite tête blonde le temps qu'elle se rétablisse.

Les minutes s'égrainaient à une vitesse folle, et bientôt il serait en retard pour son premier rendez vous. Merde.
Être père célibataire était loin d'être facile, même si Anabel valait largement toutes les épreuves qu'il traversait. Stephen n'était pas préparé à cette nouvelle vie qui s'était imposée à lui depuis la mort de sa femme en février dernier. Chaque nouvelle épreuve, aussi minime soit elle, était un casse tête sans nom, mais heureusement pour lui ; il avait des amis sur qui compter pour tenir le cap.

bzzbzz.
Nouveau message de Poppy Wallis.

[T'as de la chance, je suis dans mes jours de bonté. Tu peux m'amener mini Holloway, on regardera l'intégrale de Barbie toutes les deux en attendant que ses boutons disparaissent]

Stephen ne put s'empêcher de sourire en lisant le message de son amie ; il lui devait une fière chandelle. Sans perdre de temps, il lui répondit :

[Je suis là dans dix minutes, essaie d'avoir l'air humaine]

***

Anabel était bien au chaud chez Poppy. L'école était prévenue de son absence. Le rendez vous chez le médecin était booké pour seize heures. Il n'avait pas oublié les clés de chez lui : tout était rentré dans l'ordre.
L'horloge indiquait 8h45 : plus que quinze minutes pour traverser le centre ville et arriver à l'heure pour son premier rendez vous. Bien joué Holloway, la paternité c'était pas si compliqué finalement!
Tout en se félicitant intérieurement d'avoir (presque) réussi à gérer un événement inopiné de manière responsable, Stephen entra au volant de son Pathfinder pour filer au cabinet et soulager la scoliose du petit Hugo jusqu'à ce que...

Crac

- Mais ça va pas ? hurla presque une voix féminine à l'extérieur.

Stephen avait percuté quelque chose en faisant marche arrière. Il sortit immédiatement de sa voiture pour en faire le tour, et tomba face à une jeune femme brune à moto sur le sol.
Et merde. C'était elle qu'il venait de toucher en reculant. Cette femme se trouvait désormais à moitié sous son véhicule qui arborait de fait une belle éraflure... merde merde merde

- Vous n'avez rien ? Je ne vous avais pas vue dans l'angle mort.

Etendue sur le sol, la jeune femme avait réussi à s'extirper de dessous son véhicule. Stephen s'était approché pour vérifier que tout allait bien (déformation professionnelle oblige) et l'avait finalement aidé à remonter le véhicule sur ses deux roues.. Plus de peur que de mal, ce n'était que de la tôle froissée en apparence, alors il poursuivit :

- Je suis tellement désolé, je dois avoir les pap.. merde, il est quasiment neuf heures.
- Mais je me fiche de l'heure qu'il est ! objecta la jeune femme qui pour le moment n'avait pas encore prononcé le moindre mot. Vous ne pouviez pas regarder avant de me foncer dessus ?

Stephen comprenait tout à fait son point de vue, mais il n'était resté focalisé que sur le cadran de sa montre, et les minutes n'avaient de cesse de filer devant lui. Tic Tac le retard.. elle n'était pas si amochée.. fonce au travail Holloway!

- Ecoutez, trancha t-il, j'ai des rendez vous urgents.. je vous laisse ma carte. Je suis kiné en centre ville, si vous ressentez la moindre douleur appelez moi. Vous avez toutes mes coordonnées dessus. Je vais prendre votre numéro de téléphone pour qu'on puisse convenir d'un rendez vous pour s'occuper des papiers de l'assurance. Encore toutes mes excuses. N'hésitez pas à m'appeler dans la journée surtout.

Après coup, Stephen s'en voulait d'avoir expédié les choses un peu trop rapidement. Il était en tord et cette femme devait bien mal débuter la journée par sa faute.. alors il ajouta :

- Vous seriez disponible ce soir après le travail ? Vers dix huit heures.

C'était bien la conversation la plus étrange qu'il ait eu depuis un bon moment. La jeune femme n'allait pas tarder à exploser s'il continuait à lui parler. Dans un sens, il faisait bien d'écourter le dialogue : elle semblait être à deux doigts de lui en coller une.

***

18h02 sms sortant -  Encore désolé pour tout à l'heure. Si vous êtes disponible on peut peut être régler cette affaire d'assurance dès ce soir ? Je serai dans le centre d'ici vingt minutes environ. RV au Sixteen Antlers vers 18H30 ? Si vous avez toujours envie de me descendre, vous pourrez toujours me jeter du haut du toit comme ça.

Elle ne va pas accepter de venir boire un verre avec toi alors que tu as manqué de la tuer il y a moins de huit heures, sombre crétin.

Mais contre tout attente, elle avait accepté.

***

Stephen avait prévenu Poppy qu'il serait en retard pour récupérer Anabel. Sans entrer dans les détails ; Poppy était du genre intrusive, alors mieux valait ne pas lui dire qu'il avait renversé quelqu'un ce matin et qu'il réglait les papiers d'assurance autour d'un verre.
Pour être tout à fait honnête, lui même ne savait pas exactement ce qu'il foutait ici.
Le Sixteen Antlers était juste à côté de l'immeuble de Poppy, il aimait l'atmosphère de cet endroit et il pensait qu'un peu de musique aiderait la femme de ce matin à ne pas totalement massacrer le constat qu'ils rédigeraient. C'était certainement ça.

Il était 18h32, presque à l'heure.
Stephen s'était installé dans un coin du rooftop. Par chance, la température de ce soir était encore douce et le bar n'était pas encore bondé de monde. Il regardait le ciel se parer de couleurs plus rose-orangées en attendant son rendez vous constat de ce soir.

Il n'était pas sorti de sa routine boulot dodo depuis près d'un an. Il était grand temps de sortir la tête hors de l'eau.

Stephen ne s'était pas retrouvé dans un bar depuis ce qui lui semblait être une éternité. Depuis un an en fait. Il n'était pas sorti de sa coquille depuis une année entière, se trouvant des excuses à chaque fois qu'on lui proposait de changer d'air. Il était fatigué, Anabel était malade, il avait trop de paperasse en retard.. la vérité c'était qu'il ne se sentait pas prêt. Il fallait qu'il passe un cap, et quatre mois après la mort de Rachel, c'était enfin le moment pour lui de tourner une page et de recommencer à vivre. Here we go again. Alors même si aujourd'hui avait été un vrai marathon et qu'il avait une enfant malade qui l'attendait, Stephen avait tout de même décidé de régler cette histoire d'assurance sans se contenter d'expédier tout ça par email comme il en avait souvent l'habitude ces derniers temps.

Il ne savait pas exactement pourquoi il avait choisi le Sixteen Antlers. Il appréciait cet endroit et n'y avait pas d'habitudes ; en d'autres mots, Rachel n'était jamais venue ici. C'était sa meilleure amie Poppy qui adorait ce lieu branché de Brisbane. Entre cocktails originaux et vue sur les toits de la ville, il fallait tout de même avouer que ce rooftop à l'ambiance feutrée était un bar qui ne manquait pas de cachet.

La jeune femme brune qu'il avait renversé plus tôt ce matin était finalement un peu en retard. Pour une fois que ce n'était pas lui, c'était à souligner. Stephen était constamment dans le rush ; il ne savait pas s'arrêter. Entre son planning qu'il chargeait lui même au maximum de ses capacités, et son rôle de père célibataire, il n'avait plus une seconde pour respirer. Et jusqu'à présent cela lui convenait très bien, ça faisait pratiquement un an qu'il avait adopté cette routine, qui commençait pourtant à lui peser.
Son rendez vous arriva finalement quinze minutes après lui, elle prit place sur le tabouret d'en face, et entama la discussion. Elle avait l'air beaucoup plus calme que ce matin, même si Stephen pouvait tout à fait comprendre la réaction qu'elle avait eu. Il esquissait un sourire en l'observant disposer ses papiers sur la table, avant de répondre :

- C'est plutôt à moi de m'excuser, j'avais un planning chargé ... j'aurais du mieux regarder, se justifia t-il tout en sortant de son portefeuille une attestation d'assurance, toujours pas de douleurs ? Je peux jeter un œil si besoin, poursuivait il en attrapant l'un des formulaires disposés sur la table.

Stephen avait beau être le type le plus maladroit d’Australie, il n'en restait pas un excellent kiné. Il soulageait les douleurs dorsales et autres malformations infantiles à longueur de journée. Savoir qu'il était peut être à l'origine d'une quelconque blessure serait un comble pour lui, et ce qui est certain, c'est qu'il le vivrait très mal.  

Alors qu'il remplissait soigneusement le formulaire de constat, il avait finalement relevé les yeux vers la jeune femme.
Elle semblait décidément plus détendue que ce matin. Logique idiot, tu ne lui roules pas dessus. Elle portait une robe, et des talons, ce qui changeait radicalement de sa tenue de ce matin. Peut être qu'elle avait un rendez vous plus tard dans la soirée ? Stephen avait beau tenter de se focaliser sur les papiers d'assurance, sa curiosité prenait le dessus, alors il demanda :

- Vous avez peut être le temps de prendre un verre ? La météo nous épargne encore, et c'est le moins que je puisse faire après ce matin, ajouta t-il avec amusement.  

Vrai. Même si généralement, quand on manque de tuer quelqu'un on évite de lui proposer ce genre de choses huit heures plus tard. Il n'y avait pourtant pas de règle qui l'interdisait, ou alors peut être une règle tacite : Ne pas partager un verre avec son presque-meurtrier.
Terminant de rédiger le formulaire, Stephen le lui fit glisser pour qu'elle puisse le vérifier.

C'était vraiment une situation dans laquelle il n'avait pas l'habitude de se trouver. Bien qu'il semblait être emprunt de confiance en lui, il en était encore loin. Pour être honnête, Stephen était en roues libres depuis une semaine. Bien décidé à se remettre sur pieds. Il laissait son inconscient décider plutôt que ses réflexes qui l'avaient ancré dans une routine bien terne depuis des mois.

- Au fait, je suis Stephen.

Cette fille s'appelait donc Ellie ; huit heures après leur rencontre catastrophique, Stephen pouvait enfin mettre un nom sur ce visage. Il songeait vaguement que ce pouvait être un diminutif d'Elizabeth, ou même d'Amelie, même si au fond ça n'avait aucune importance ; curiosité quand tu nous tiens.  
Une fois cette histoire de formulaires réglée, et après qu'elle ait finalement accepté de partager un verre avec lui, Stephen s'était détendu. Loin d'être une hystérique, Ellie donc, semblait être une jeune femme plutôt douce, du moins tant qu'on ne s'approchait pas de sa moto, leçon retenue.

-  C'est vrai que ce n'est pas très commun comme rencontre, lui répondit il avec un léger rire, mais ça aurait pu être plus grave. Si ce ne sont que des hématomes superficiels ça devrait aller.

Stephen l'observait regarder la carte des boissons ; lui savait déjà ce qu'il prenait. Ce bar avait beau servir les meilleurs cocktails de Brisbane, lui commandait invariablement une pinte de bière. C'était peut être cliché, mais en bon irlandais qu'il était il préférait cent fois la Guiness aux mélanges sucrés dont la saveur se perd dans la glace pilée.  

- Et tu travailles dans quoi de ton côté ? lança t-il en faisant signe au serveur

Ellie savait déjà quel métier il exerçait. Être Kiné était un métier des plus banals sans doute, mais qui demande un investissement personnel considérable. Stephen avait ouvert son cabinet il y a deux ans ; ce bourreau de travail y passe des heures chaque jour et si aujourd'hui sa petite entreprise est pérenne au delà de ses espérances, il y a laissé quelques plumes. Son dernier jour de congé doit remonter à six mois. Ce n'était pas l'idéal pour sa vie personnelle, mais c'était le cadet de ses soucis jusqu'à il y a encore quelques jours.

On avait toujours reproché à Stephen son côté toujours dans le rush. Ses amis devaient se battre pour lui arracher quelques heures de son temps, et ça n'a fait qu'empirer depuis le moment ou Rachel est tombée malade. Il s'est noyé dans le travail, dans les projets pour son cabinet qui figurait désormais parmi les meilleurs de la ville. Il allait bientôt embaucher une aide supplémentaire, tout était parfait, et pourtant il commençait à se lasser de cette vie. Il avait besoin de se sortir du travail, de rencontrer d'autres personnes, de faire de nouvelles choses. Ce n'était peut être pas le bon moment pour de nouveau parler de travail ce soir, en fin de compte.

- Excuse moi. J'ai tendance à ne jamais débrancher du bureau, finit il par dire en secouant doucement la tête. Et elle n'a peut être pas envie de parler boulot après une journée de boulot, s'était il imaginé.

C'est toujours compliqué de se trouver face à quelqu'un que l'on ne connaît pas. Surtout quand on se met à parler travail. Depuis quand était il devenu si ennuyeux ? La trentaine l'avait mené à la raison et à une jolie carrière, mais c'était à peu près tout. En face de lui, Ellie semblait plus prête à se détendre que lui ne l'était.
Il avait continué à l'observer du coin de l’œil, alors que le soleil derrière eux laissait petit à petit sa place à la nuit tombante. Elle était jolie ; ses longs cheveux et ses grands yeux faisaient d'elle une femme attirante. Et dire qu'il avait manqué de lui rouler dessus par peur de ne pas être à l'heure.

Barmaid ? intéressant. Stephen était à des kilomètres d'imaginer son interlocutrice derrière un comptoir à servir des pintes jusque tard le soir. A vrai dire, il avait du mal à se rendre compte de ce qu'impliquait tout corps de métier au contact d'alcool, surtout lorsqu'il s'agissait d'une femme. C'était peut être sexiste, mais quand il voyait Ellie il songeait à un petit bout de femme fragile et à bien des années lumières de ce type de milieu nocif. Elle n'avait certainement pas choisi ce métier par vocation, personne ne le ferait de gaieté de coeur. Elle demeurait aussi très évasive sur le reste, ce n'était sûrement pas bon signe non plus, il devait y avoir quelque chose d'autre, quelque chose de plus sombre qu'elle essayait de dissimuler.
Stephen n'était pas du genre à juger, ni même à essayer de mettre les gens qu'il rencontrait mal à l'aise, alors il n'insistait pas plus, même si la réponse d'Ellie lui avait laissé un goût amer.

Le serveur vint finalement déposer leurs commandes sur la table où ils s'étaient installés. Elle avait opté pour un cocktail, ça il s'y attendait. Finalement, Ellie ne brisait pas tous les codes ; ce bar servait les meilleurs de la ville. Lorsqu'elle leva sa boisson vers lui, il entrechoqua leurs verres, amusé par sa remarque.

- Entendu, à cette affaire réglée alors, répondit il. Je suis à Brisbane depuis...

bipbip

Un portable avait sonné. Pas le sien, ce qui était d'ailleurs étonnant. Alors qu'il voyait Ellie plonger sa main dans son sac pour voir qui essayait de la joindre, il songea brièvement à la petite fille qu'il avait laissé avec Poppy. Il était à peu près sûr que tout se passait bien, mais il ne pouvait s'empêcher d'y penser. C'était son côté control freak.
Ellie avait finalement rejeté l'appel, laissant son portable au fond de son sac. Stephen n'aurait pas été offensé si elle avait prit l'appel, mais il se sentit soulagé qu'elle ait finalement décidé de ne pas répondre. Un an à refuser tout contact humain ne l'avait pas rendu complètement inintéressant en fin de compte.

- Rien d'important ? s'enquit il avant de poursuivre. J'ai toujours vécu ici, enfin je suis arrivée dans cette ville à six ans. J'ai été à la fac à Sydney mais c'est tout, m'expatrier ce n'est pas trop mon truc. Et toi ?

A vrai dire, Stephen détestait voyager, alors vivre dans un autre endroit était totalement inconcevable. Il n'avait pas un goût prononcé pour l'aventure ; ce qui se ressentait dans sa façon de gérer son quotidien. Pas une vague, un cabinet qui marche bien, une vie de famille bien rangée et propriétaire d'un petit pavillon ; Stephen était probablement l'un des types les plus droits d'Australie. Poppy se moquait souvent de lui, lui reprochant d'être déjà vieux à même pas trente ans. La vérité, c'était qu'il ne tirait aucune satisfaction dans les excès. Marcher droit et travailler dur, c'était plutôt ça sa façon de vivre.

Malgré ce coup de fil manqué, Ellie semblait bien plus détendue qu'elle ne l'était ce matin. Plus il l'observait, plus Stephen ressentait une certaine fragilité chez elle. Ils avaient beau avoir quasiment le même âge, du moins en apparence, elle semblait plus instable et plus soucieuse que lui ne l'était. Peut être avait-elle une vie compliquée ; Elle n'avait pas de carrière à construire, et ne semblait pas avoir d'enfants. Ce n'étaient que des déductions, mais Stephen n'avait encore jamais rencontré de filles comme Ellie. Ses connaissances féminines étaient toutes plus ou moins dans le même cadre ; une fille comme elle soulevait beaucoup de questions.

- Tu n'as pas grandi ici, avait-il déduit.

Ellie avait aiguisé sa curiosité. Stephen aussi était né à des milliers de kilomètres de Brisbane, même si l'Irlande ne représentait pas grand chose pour lui. Ses origines étaient purement génétiques et il avait d'ailleurs abandonné sa double nationalité à sa majorité. Pour lui, il n'y avait aucun sens à être rattaché à des coutumes qui n'étaient pas les siennes même si au fond il aimait énormément tout le folklore irlandais.

Alors qu'il observait son rendez vous mordiller les gourmandises accrochées au cocktail qu'elle avait commandé, il la vit soudainement changer de couleur et virer au rouge pivoine. Décidément, il n'y avait absolument rien de normal dans cette sortie.. Stephen haussait un sourcil se demandant ce qu'elle avait pu voir derrière lui pour manquer de s'étouffer. Alors qu'il s'apprêtait à se retourner pour voir ce qu'il en était, elle le tira de ses réflexions pour lui demander d'aller marcher un peu. Elle a du voir quelqu'un qui lui fait peur songea t-il, alors sans broncher il laissa un billet sur la table pour régler les consommations quasi intactes et l'accompagna vers les escaliers.

- Tout va bien ? avait-il fini par demander. Tu as l'air d'avoir vu.. un ex un peu violent ou quelqu'un du même genre.

Une fois hors du bar, il avait glissé ses mains dans ses poches et l'avait finalement regardée avec inquiétude. C'était dans sa nature de se soucier des autres, et Elie semblait avoir de gros problèmes. La panique se lisait littéralement sur son visage.

- Tu es sous protection judiciaire ou quelque chose comme ça ? Il marqua une pause. Est ce que je peux t'aider ?

Pendant l'espace d'une seconde, Stephen se demandait comment une fille comme Ellie pouvait s'être retrouvée dans une situation si désastreuse qu'elle n'osait même pas en parler. Il n'était pas né de la dernière pluie ; si elle lui avait demandé de quitter aussi rapidement le rooftop, ce n'était pas uniquement car elle avait vu quelqu'un qu'elle n'aimait pas. Pour lui qui avait toujours eu une vie des plus droites, se trouver dans un pétrin comme celui dans lequel elle semblait être prise jusqu'au cou était une énigme. Ellie était un drôle d'oiseau, mais ce n'était pas dans la nature de ce jeune papa de la pousser dans ses retranchements pour savoir ce qu'il lui arrivait.
Elle s'était approchée de lui, un peu plus que précédemment. Stephen avait l'habitude des contacts humains, logique pour un kiné, mais la main de la jeune femme sur son épaule lui faisait quelque chose de différent ; elle avait l'air d'être perdue, désespérée et tellement fragile.

- Je ne sais pas par quoi tu es passée, Ellie, mais tu n'as pas besoin de mentir, lança t-il. Tu n'as pas besoin d'en parler non plus si tu n'en as pas envie, ni même de demander de l'aide si tu ne te sens pas prête. Mais... tu es en sécurité maintenant. Tout va bien.

Depuis la mort de Rachel, Stephen n'avait aucun filtre ; il disait tout ce qu'il pensait à voix haute. Peut être qu'il se fichait de pouvoir rentrer dans une case ou de convenir aux normes, toujours est il qu'il voyait bien qu'Ellie était constamment sur ses gardes, et qu'elle ne semblait pas être elle même. Elle n'avait pas à jouer à être quelqu'un d'autre, d'ailleurs.
Stephen attrapa la main qu'elle avait placé sur son épaule. Il la pressa quelques secondes, comme pour lui faire comprendre qu'il était au moins la maintenant et qu'elle pouvait baisser la garde. Il était à des lieues d'être un Super Héros des temps modernes, mais tant qu'il pouvait l'aider il le ferait.

Finalement, Ellie avait proposé d'aller manger une pizza ; pourquoi pas. Après tout il n'avait rien de prévu lui non plus. Tout en marchant à ses côtés, il avait sorti son téléphone de sa poche pour prévenir son amie Poppy qu'il viendrait récupérer Anabel demain matin. La soirée avait déjà commencé et bouleverser le cycle de sommeil de cette petite fille était une bien mauvaise idée ; elle le lui ferait payer pendant des semaines.

19:02 sms sortant - J'imagine qu'Ana est à deux doigts de tomber de sommeil, tu peux veiller sur elle cette nuit ? Une réunion qui termine tard. Promis je me rattraperai Pops.

La réponse ne se fit pas attendre, elle lui arracha même un sourire.

19:03 sms entrant - Tu sais que tu as partagé ta position géographique avec moi Holloway ? A moins que tu ne consultes au Sixteen Antlers ... j'espère au moins qu'elle est jolie. Je m'occupe de la petite, à demain et je veux des détails croustillants.

- J'avais rendez vous avec une petite blonde de quatre ans, mais c'est réglé. Va pour une pizza, lui répondit il encore amusé par la réponse de son amie.  

Il continuait de suivre Ellie dans la rue encore bien fréquentée. Les bars amenaient tellement de monde, pensait Stephen. Il ne restait plus qu'à prier que la pizzeria où Ellie voulait l'emmener n'allait pas soudainement voir venir l'une des connaissances qu'elle souhaitait éviter à tout prix ; cette soirée était déjà assez hors normes comme ça, il avait eu sa dose pour la soirée.

- Si tu n'es pas à l'aise avec ..les lieux publics on peut aussi aller chez moi, proposa t-il en haussant les épaules. Je ne vis pas très loin. Je ne peux pas te garantir d'être le meilleur cuisinier du monde, mais j'ai du vin, et ça sauvera sûrement cette soirée si mon plat est une catastrophe, ajouta t-il en esquissant un sourire. 

Ellie avait accepté de venir passer du temps chez lui plutôt qu’à la pizzeria ; au fond il préférait cette configuration. Il n'était pas sorti depuis des lustres, et encore moins avec une quasi-inconnue. Même si cette petite escapade hors de son quotidien lui faisait énormément de bien pour le moment, il ne savait pas exactement comment la situation pouvait évoluer ; Ellie ne semblait pas être une fille des plus banales. D'ailleurs, Stephen trouvait ça plutôt drôle qu’elle puisse imaginer qu’il pouvait être une espèce de psychopathe tout en sachant qu’elle avait l’air de fuir ce genre de types. Stephen était à des kilomètres de ce genre là ; a vrai dire, son petit pavillon était plutôt à mi chemin entre une crèche et une bibliothèque. Bien loin des standards des prédateurs sexuels en fin de compte.

- Je vis dans une maison des plus normales, lui répondit il avec un petit rire. Séquestrer les filles ce n’est pas trop mon truc.

Finalement, comme leur destination changeait, Stephen l’avait invité à faire demi tour vers sa voiture garée quelques mètres plus loin. L’engin qui avait causé leur rencontre était un 4x4 gris des plus basiques qui reflétait le quotidien du jeune kinésithérapeute : siège auto et barbies en vrac à l’arrière et quelques dossiers du cabinet rangés dans la portière. Stephen ne décrochait jamais du boulot, même si ce soir il ferait une petite incartade au planning de forçat qu'il s'infligeait pour réussir encore davantage ; la cheville arquée de la petite Rosalie attendra demain.

- Entre, promis je ne suis pas si mauvais conducteur, ajouta t-il avec amusement.

Il déverrouilla les portières à distance puis pris place à l’intérieur de l’habitacle.

- Ma fille dort chez ma meilleure amie, avait il finit par dire en mettant le contact une fois Ellie installée sur le siège à côté. J’imagine que tu dois te demander ce que je fiche avec autant de poupées dans ma voiture sinon.

Il sortit du stationnement, puis se mit à rouler vers Toowong. Les hauts parleurs laissaient échapper de la musique rock à un volume assez bas pour qu’ils puissent parler sans que ce ne soit gênant, mais assez élevé pour ne pas laisser de blanc.
Cette soirée n’avait décidément rien de normal songeait il en suivant l’écran de conduite qui indiquait le chemin vers son domicile ; au fond Ellie l’intriguait. Elle avait tant de fragilité en elle et semblait s’être fourrée dans un si gros pétrin qu’il ne savait pas exactement comment réagir. Il n’avait pas forcément envie d’en savoir plus sur ses ennuis, mais si il pouvait l’aider il le ferait. C’était sa nature d’aller vers les autres ; il était comme ça. Pas spécialement protecteur, mais plutôt bienveillant.

- Et toi ? Tu vis dans quel coin de la ville ? lui demanda t-il à mi chemin.

Stephen ne savait pas si cette question pouvait faire partie des sujets tabous, mais à vrai dire, il ne se voyait pas parler de lui ; il n'aimait pas parler de lui. Ce n'était pas forcément quelqu'un de réservé, mais sa situation soulevait toujours beaucoup de questions, et généralement elles tournaient toutes autour de Rachel. Ou était elle ? Avaient ils divorcés ? Est ce qu'elle était partie en lui laissant sa fille ? Il préférait éviter tout ça. Au final, c'était peut être une bonne chose qu'Ellie ne souhaite pas parler de son passé, elle ne pourrait pas le juger si lui souhaitait faire de même.