L'université du Queensland. Cela faisait bientôt un quart d'heure que j'observais, au loin, depuis ma Triumph, ce bâtiment en grès qui me tendait les bras. Mes deux années passées dans la prestigieuse université Panthéon-Sorbonne de Paris avaient été une incroyable expérience professionnelle, peut-être même la meilleure de ma carrière, mais les souvenirs que j'avais ici valaient leur pesant d'or. J'avais fait mes gammes dans cet établissement, j'y avais construit un socle de connaissances, nourri des ambitions. Brisbane était mon chez-moi, et j'étais enfin prêt à lui rendre ce qu'elle m'avait donné : de l'engagement et de la passion. C'est une des nombreuses raisons qui ont fait murir la ferme décision de réintégrer mon poste dès la fin de ma mutation. En Europe, l'année universitaire venait à peine de s'achever : les derniers enseignements, les partiels, les soutenances. Si les étudiants en prenaient pour leur grade à cette période, c'était également le cas pour l'équipe pédagogique qui restait sur le pied de guerre depuis plus de deux mois. Puis, enfin, les vacances. Des moments de flottement, de silence, où il est bon de se laisser porter par quelques bons livres sous l'ombre d'un arbre centenaire. Ces doux instants, malheureusement, ne seraient pas pour moi avant quelques mois. Sur le fuseau horaire de Brisbane, nous étions en plein milieu de l'année universitaire. Fort heureusement, la direction des ressources humaines m'avait accordé deux semaines de repos avant la reprise effective de mes enseignements, ceci concordant avec le début du deuxième semestre. Le décalage horaire et mon ré-emménagement chez moi, dans un loft de spring hill loué depuis près d'un an et demi, m'avaient coupé du monde ; cela faisait maintenant cinq jours que j'étais revenu sur ma terre natale, et je n'avais quasiment pas mis le nez dehors. Mais ce soir, je n'avais plus le choix. Dans un courrier officiel, tout le corps professoral avait été convié à une réception des "alumni" (anciens étudiants) et des sportifs de l'université à l'occasion de la victoire de l'équipe de baseball aux championnats régionaux. Les riches parents rivaliseraient d'opulence et d'hypocrisie, tandis que leurs progénitures rouleraient des mécaniques. En somme, une soirée comme je les adorais (non). Pour autant, je n'avais d'autre choix que de me rendre à cette réception et de supporter, tant bien que mal, les paillettes et autres tartufferies du genre. Le casque de moto sous le bras, je pris une profonde inspiration et finis, enfin, par me diriger vers la salle indiquée sur le courrier. Après avoir déposé ma veste en cuir et mon casque dans un vestiaire prévu à cet effet, j'arpentais l'allée centrale d'un air songeur. Je détestais ce genre d'évènement, mais bordel, qu'est-ce que cet endroit m'avait manqué. Ces longs couloirs voûtés donnant sur un parc verdoyant même en hiver, ces larges escaliers en pierres, ces amphithéâtres que je connaissais par coeur... ces intenses retrouvailles étaient presque parvenues à me faire oublier la raison de ma venue... jusqu'à ce que des bruits de foule, associés à quelques tintements de verres me tirent de mes pensées. D'autres convives, visiblement plus excités que jamais, me doublèrent pour rejoindre au plus vite les festivités. J'arquai un sourcil et, malgré moi, leur emboitai le pas jusqu'à passer la dernière arche qui déboutait sur la plus belle salle de réception du campus. Très haute de plafond, ornée d'immenses fenêtres et de tableaux de maître, cette salle me faisait un peu penser au château de Versailles - que j'avais eu l'occasion de visiter l'an passé. Pour qu'elle puisse dévoiler tous ses charmes, il aurait suffit de retirer l'estrade, les tables rondes, les invités et les buffets... mais puisque cela tenait de l'utopie, autant se soumettre au protocole. J'acceptai alors un verre de vin rouge local, curiosité qu'il me tardait de déguster, légèrement en retrait. Contrairement à moi, tout le monde semblait très à l'aise dans ce que j'aimais appeler la pièce de théâtre, à l'instar de cette belle brune qui semblait ne laisser personne indifférent. Réquisitionnée de toute part, elle ne tarissait pas d'éloges et de sourires, aussi cordiaux furent-ils. Quand elle parvint à mon niveau pour attraper une coupe de champagne, je tirai machinalement sur les manches de ma chemise bleu clair pour asseoir ma confiance. « J'admire votre courage. Toutes ces sollicitations, ces embrassades ... ça doit être épuisant. À moins que vous n'utilisiez une identité différente à chaque fois ? » À en juger par son allure élégante et son aisance dans cette réception, je risquais bien de passer pour l'antisocial/le relou de service.
L’invitation était arrivée dans ta boîte aux lettres par hasard. Tu avais froncé les sourcils en voyant que l’expéditeur n’était autre que l’université de Brisbane. Tu l’avais ouverte devant ta boîte aux lettres et un petit sourire s’était dessiné sur ton visage quand tu t’étais rendue compte que tu avais devant toi une invitation pour une soirée des alumni à l’occasion de la victoire de l’équipe de basketball de l’université qui allait rejoindre les championnats nationaux après leur victoire régionale. C’était le genre de soirées auxquelles tu aimais te rendre. Tu avais assisté à des dizaines de ses soirées en grandissant car même si tes parents avaient fait leurs études en Grande Bretagne, ton père était un généreux donateur dans les plus prestigieuses universités de New York et de la côte Est. C’était assez intéressant de voir toutes les générations se retrouver dans une même salle avec comme seul point commun le fait d’avoir étudié dans la même université. Ton parcours à l’université de Brisbane remontait à trois ans et demi en arrière alors que tu venais à peine d’arriver en Australie. Pour y exercer ton métier d’avocate, tu devais te plonger dans la loi australienne et passer un équivalent de ton diplôme américain ce qui t’obligeait à passer six mois sur les bancs de l’université. C’était un semestre qui avait été difficile pour toi, pas au niveau de ce que tu apprenais ou ce que tu devais apprendre mais parce que tu devais t’habituer à Brisbane et surtout, tu devais te reconstruire après ce que Tom t’avait fait subir. Tu gardais cependant un bon souvenir du campus et tu y retournais régulièrement pour des interventions pour les élèves en droit. Tu avais donc répondu à l’invitation en disant que tu t’y rendrais avec plaisir. Quand le jour de l’événement arriva, tu t’étais arrangée pour ne pas avoir de rendez-vous en fin d’après-midi et pour avoir le temps de te préparer. Tu ne doutais pas qu’au milieu de cette foule tu allais croiser d’anciens camarades mais aussi et avant tout d’anciens clients et pourquoi pas de futurs clients ? Tu ne perdais jamais de vu le fait que tout événement mondain pouvait être un moyen de gagner de nouveaux clients. Tu enfilais une robe de soirée bleu nuit qui tombait parfaitement bien sur tes formes. Tu l’accompagnais d’un léger maquillage et tu laissais tes cheveux tomber sur tes épaules les arrangeant un tout petit peu pour que cela soit joli. Une fois ta paire de talons enfilée, tu pris la voiture en direction de l’université. Une fois arrivée sur place, tu n’eus aucun mal à trouver le lieu de la réception car tout le monde s’y rendait avec un grand sourire sur le visage. Tu n’avais pas eu le courage de t’intéresser à la vie du campus il y a trois ans et demi, trop occupée à gérer tes problèmes mais ce genre d’effervescence te ramena quelques instants à Berkeley alors que tu commençais tes études. Une fois tes affaires déposées aux vestiaires, tu rentrais dans la salle de réception et tu ne tardais pas à trouver des anciens professeurs. A partir de là, tu savais que tout allait s’enchaîner. Un sourire aux lèvres, tu répondis aux questions de tes anciens enseignants leur garantissant qu’ils n’ont qu’à t’appeler pour que tu viennes intervenir dans leur cour et puis tu sautais d’un cercle à l’autre. Après tes professeurs tu saluais le doyen de l’université en le félicitant pour cette victoire et puis un ancien client vint te trouver et te présenta son fils qui faisait parti de l’équipe de basket ce qui t’amena à saluer les différents joueurs et à les féliciter et puis tu fus ensuite abordée par une ancienne camarade qui cherchait un cabinet dans lequel se poser et puis c’était infini. Tu passais d’un cercle à l’autre, t’adaptant à chacun, habituée à ce genre d’exercice. Cependant, à force de parler tu commençais à avoir soif. Tu quittais ton interlocuteur en t’excusant avant de te diriger vers une table où étaient servies des coupes de champagne. Alors que tu venais d’en attraper une, tu fus interpelée par un homme qui se tenait un peu à l’écart : « J'admire votre courage. Toutes ces sollicitations, ces embrassades ... ça doit être épuisant. À moins que vous n'utilisiez une identité différente à chaque fois ? » Sa remarque te fit sourire. Ce n’était pas la première fois qu’on te la faisait, loin de là. Tu bus une gorgée de champagne, pus une autre. Cette boisson à bulles n’était pas ton alcool préféré mais elle arrivait en seconde position. Il était évident que lui cherchait à tout prix à éviter de se mêler à la foule. « Je ne sais pas si j’appellerai ça du courage. C’est plus une question d’habitude. Ayant grandi dans ce genre de soirée, je sais y naviguer avec une seule et unique identité. » Lui dis-tu un sourire en coin sur les lèvres. Tu ne cherchais pas à jouer des personnages différents à chaque fois, toutes les personnes à qui tu avais parlées pouvaient être un client potentiel et tu tenais à te montrer telle que tu étais. « Vous semblez un peu à l’écart des discussions. Vous n’avez pas trouvé d’anciens camarades ou professeurs à qui aller confier vos derniers exploits professionnels ? » Lui demandas-tu un sourire en coin sur les lèvres. Tu partais du principe que l’homme en face de toi était un ancien élève de l’université parce qu’après tout, c’était un peu le but de la soirée. Et c’est en général le moment parfait pour venir étaler sa réussite personnelle ou professionnelle.
Pour un solitaire comme moi, déambuler avec sourire dans cette immense salle de réception bondé d'hommes et de femmes venus étaler leurs derniers exploits professionnels relevait de l'impossible. Ou, tout au plus, il s'agissait d'un sourire des plus hypocrites : léger, furtif, en coin. Le défi de la soirée consistait donc à ne pas attirer l'attention par l'indifférence que me procurait cet évènement. Les premières minutes s'étaient déroulées sans encombre, j'avais pu resté tapi dans mon coin à observer le spectacle comme un célèbre critique. Puis, cette femme qui semblait être mon exact opposé avait attiré mon intérêt. Je lui confirai mon admiration pour l'aisance dont elle faisait preuve - bien plus naturellement que la plupart des personnes présentes qui donnaient une importance démesurée à la réception. Etonnamment, et alors même qu'elle aurait pu trouver particulièrement lourde cette entrée en matière, elle ne se braqua pas le moins du monde. « Je ne sais pas si j’appellerai ça du courage. C’est plus une question d’habitude. Ayant grandi dans ce genre de soirée, je sais y naviguer avec une seule et unique identité. » J'acquiesçai chacune de ses paroles. Je ne m'étais pas fourvoyé : cette aisance, ces évènements, cette foule... c'était presque naturel pour elle. Quant à moi, je remerciai intimement mes parents de n'avoir jamais trouvé de grand intérêt à ce type de folklore. « Vous semblez un peu à l’écart des discussions. Vous n’avez pas trouvé d’anciens camarades ou professeurs à qui aller confier vos derniers exploits professionnels ? » Un mince sourire se dessina sur mon visage, tandis que je plongeai mon regard dans les bulles pétillantes de ma coupe de champagne. J'éprouvais une certaine fierté à l'idée de réussir à tromper les invités, qui semblaient loin de déceler la véritable identité de cet homme en retrait. Même si au fond, et c'était bien le plus agréable, tout le monde s'en contrefichait. Exception faite de cette belle brune qui m'interrogeait. « Disons que je ne suis pas du genre à étaler mes exploits. » dis-je simplement en levant légèrement ma coupe de champagne, dans l'espoir de fuir la discussion en trinquant. Je n'avais pas la moindre envie de m'engager dans une longue discussion qui attirerait des curieux qui viendraient rapidement se greffer aux paroles de celle qui aurait tout à fait pu endosser le rôle de maitresse de cérémonie et qu'on m'assomme de questions qui n'appelleraient finalement aucune autre réponse que "et vous?". Parce que le principal but de ces soirées, avouons-le, c'était de parler de soi. Nombreux étaient ceux qui cherchaient avant tout à s'approcher des gros poissons (entendez par-là les familles les plus influentes) et feindre une certain intérêt pour la robe de madame dans le seul but de vendre son dernier business au plus offrant. Toute cette hypocrisie, c'était bien loin de l'authenticité que je recherchais. Mais c'était le jeu, comme le disait fréquemment ma soeur Beth. Je devais prendre sur moi, et faire avec. Je tentai alors de me rendre quelque peu plus avenant pour cette femme qui, en plus d'être particulièrement belle, faisait l'effort de m'adresser la parole en dépit de mon air désabusé. « Je n'ai pas l'habitude de ce genre d'évènement. J'aimerais être aussi à l'aise que vous, vraiment, mais c'est pas ... mon truc. » Et c'était peu dire. Je bus une gorgée d'alcool avant de poursuivre, comme le veut la tradition par un : « Et vous ? Qu'est-ce qui vous intéresse autant dans cette réception ? Enfin, sans vouloir passer pour un enquêteur perplexe et solitaire. » Je pensais bien évidemment à l'intriguant Sherlock de Sir Arthur Conan Doyle, mais là encore, hors de question de rassembler à tous les autres invités en étalant ma science.
Ayant grandie dans un monde rempli de soirées de ce genre organisées tantôt par le cabinet de ton père, tantôt par ta mère qui semblait organiser un événement par moi sans compter le nombre d’évènements auxquels vous étiez invités et auxquels vos parents vous traînaient, tu avais grandi dans ce monde de grande réceptions. C’était donc naturel pour toi de voguer d’un invité à l’autre, de ne jamais perdre ton sourire et de feindre l’intérêt pour les récits de tous. Tu n’avais compris que bien plus tard la chance que tu avais d’avoir eu cette formation implicite de la part de tes parents. Cela ne t’aurait servi à rien si ta clientèle de base était les gens démunis, si tu représentais des gens qui n’avaient pas beaucoup d’argent. Sauf que cela n’était pas le cas. Ta clientèle se composait de personnes assez riches pour payer tes honoraires. Tu avais des clients de la classe moyenne mais rarement en dessous à part quand tu devais des faveurs à des vieux amis que ton père semblait avoir partout dans le monde. Tu avais dû apprendre à tes collègues et employés comment se comporter dans ce genre de soirées car en réalité, elles étaient aussi importantes que leurs résultats devant un tribunal. Interpelée par un homme ne retrait de cette foule alors que tu récupérais une coupe de champagne, tu fus amusée de sa remarque plus que vexée. Il était évident qu’il avait observé la scène et tu n’avais aucun mal à imaginer l’impression que cela pouvait donner de l’extérieur. Tu n’étais pas certaine d’avoir beaucoup de mérite à savoir comment gérer cette réception parce que c’était quelque chose que ton père avait veillé à t’inculquer et l’homme en face de toi, très séduisant par ailleurs, ne cherchait pas à se faire mousser devant d’anciens camarades ou professeurs. « Disons que je ne suis pas du genre à étaler mes exploits. » Tu ne fus pas surprise de sa réponse, tu fus simplement encore plus intriguée que ce que tu avais pu être précédemment. Cet homme semblait bien mystérieux et le fait qu’il ne veuille pas raconter ses exploits à qui voulait les entendre te laissait penser qu’il avait certainement un parcours intéressant à creuser, peut-être bien plus intéressant que ceux qui se moussaient un peu plus loin. Toujours un sourire sincère sur le visage, tu lui dis : « C’est dommage car je suis persuadée que ceux qui préfèrent les garder pour eux sont ceux qui ont accomplis les plus beaux exploits. » Tu étais sincère dans tes paroles et peut-être que tu en apprendras plus sur cet homme au fil de la soirée. Tu aurais certainement dû retourner te plonger dans la foule mais cet homme qui se trouvait devant toi t’intriguait et t’intéressait d’une manière toute autre que la foule derrière toi. Dans cette foule se trouvaient des clients potentiels c’était indéniable mais une petite pause ne faisait pas de mal n’est-ce pas ? Et tu n’étais pas intriguée tous les jours par un homme mystérieux alors tu décidais de lui tenir compagnie encore un moment. « Je n'ai pas l'habitude de ce genre d'évènement. J'aimerais être aussi à l'aise que vous, vraiment, mais c'est pas ... mon truc. » Tu n’avais aucun mal à voir que ce genre d’évènement n’était pas son truc. Mais tu ne pus t’empêcher de te demander ce qu’il faisait là du coup car l’invitation ne forçait personne à se rendre à l’événement, elle était ouverte à qui voulait pointer le bout de son nez. Et beaucoup avaient certainement besoin de se faire mousser ou de vanter leur progéniture. « Ce n’est pas un talent inné, c’est quelque chose qui s’apprend. Mais si ce n’est pas votre ‘truc’, pourquoi avoir pris la peine de venir ? L’invitation n’était pas obligatoire si je ne me trompe. » A moins que pour lui elle l’ait été mais tu ne voyais pas très bien dans quelles circonstances cela pouvait se produire. Tu pris une gorgée de ta boisson alors qu’il te disait : « Et vous ? Qu'est-ce qui vous intéresse autant dans cette réception ? Enfin, sans vouloir passer pour un enquêteur perplexe et solitaire. » Tu souris en secouant la tête. Tu n’étais pas venue dans cette réception pour rien et cela ne servait à rien de le nier. Tu faisais des dons tous les ans à l’université en plus d’y avoir étudié six mois pour être sûre et certaine de participer à ces évènements. C’était le meilleur moyen de continuer à te faire inviter pour rencontrer les étudiants et donc dénicher les nouveaux talents et pour faire prospérer ta base de clients. « La raison officielle c’est que j’adore revoir mes professeurs et mes anciens camarades. La véritable raison c’est que dans cette foule se cache une multitude de clients potentiels et de jeunes talents prometteurs à la recherche d’une opportunité. » Lui dis-tu en jetant un coup d’œil sur la foule. « C’est grâce à ce genre de soirées que je développe mon entreprise. » Dis-tu avant d’ajouter devant le regard interrogateur de ton interlocuteur : « Je suis avocate. » Après tout ce n’était pas un secret.
Au fur et à mesure que notre discussion avançait, je sentais les nombreux regards intrigués des invités à proximité. Un peu plus et nous aurions pu entendre des chuchotements et voir des doigts accusateurs pointés vers nous, comme la scène pathétique d'un navet du septième art... ou d'une telenovela. Mon interlocutrice ne semblait pas y prêter attention, peut-être y était-elle habituée. Plus encore, elle semblait reconnaître en mon retrait une forme d'honnêteté. « C’est dommage car je suis persuadée que ceux qui préfèrent les garder pour eux sont ceux qui ont accomplis les plus beaux exploits. » Je posais mon regard sur elle, curieux d'entendre cette phrase sortir de sa bouche. La quasi-totalité des invités de ce soir devaient rivaliser d'imagination pour tenter de sortir du lot et de gagner les faveurs de cette belle brune qui attirait tous les regards. Il fallait se faire bien voir. Grande fut donc ma surprise d'entendre que, derrière le large sourire qu'elle rendait à ceux qui se targuaient d'incroyables exploits, cette femme appréciait mon silence. Dès cet instant, son indépendance d'esprit éveilla d'autant plus mon intérêt pour elle. Nos spectateurs devaient s'étonner, et je pouvais aisément les comprendre sur ce point, du temps que cette jeune femme passait en la compagnie d'un inconnu solitaire. Inconnu ? Pas tant que ça. Parmi la foule, je reconnaissais les familles natives de Brisbane, celles-là même avec qui j'avais - plus ou moins - grandi. Nous n'avions plus grand chose en commun, et je n'avais guère besoin de faire ami-ami avec ce genre de personnes, pour qui chaque relation doit avoir, à un moment ou à un autre, un intérêt financier et/ou professionnel. Non, merci, j'avais mon petit cercle d'amis proches qui se comptait sur les doigts d'une main et cette authenticité me convenait parfaitement. Je roulais des yeux et me focalisai uniquement sur ma belle inconnue. « Ce n’est pas un talent inné, c’est quelque chose qui s’apprend. Mais si ce n’est pas votre ‘truc’, pourquoi avoir pris la peine de venir ? L’invitation n’était pas obligatoire si je ne me trompe. » Un léger rictus creusa mes joues ; elle avait raison. Sa spontanéité me plaisait. « Je viens d'arriver en ville. » Inutile de m'étaler sur mon parcours, sur les raisons qui m'ont poussées à revenir à Brisbane, moi l'heureux natif, et pire encore : celles qui m'ont poussées à partir deux ans plus tôt. « Je suis professeur d'université, et je serai amené à côtoyer la plupart de ces ... énergumènes ... » dis-je sur un ton désemparé en voyant une poignée de sportifs rouler des mécaniques, avant de poursuivre : « dès la fin des vacances d'hiver. Le président de l'université a considéré que l'évènement de ce soir tombait à pic, et que ma présence y était absolument indispensable. » Je soupirai, marquai un temps d'arrêt et affichai un léger sourire. « Il n'avait peut-être si tort. » Ma rencontre, aussi furtive serait-elle, avec cette inconnue au sourire ravageur avait déjà sauvé ma soirée. Curieux d'en savoir un peu plus sur elle, je la questionnai à mon tour sur la raison de sa présence ici. « La raison officielle c’est que j’adore revoir mes professeurs et mes anciens camarades. La véritable raison c’est que dans cette foule se cache une multitude de clients potentiels et de jeunes talents prometteurs à la recherche d’une opportunité. » J'arquai un sourcil de manière naturelle, étonné de cette réponse. « C’est grâce à ce genre de soirées que je développe mon entreprise. » Tiens donc, une entreprise ? « Je suis avocate. » Elle savait que c'était une soirée avec de gros poissons prêts à aligner les billets pour étouffer les sordides affaires auxquelles seuls des gens fortunés peuvent participer. Elle jouait leur jeu, elle leur venait en aide, et son affaire prospérait. Belle, vive d'esprit, ambitieuse et déterminée. Merde alors. « C'est un peu tordu, mais très malin. Et ça a le mérite d'être honnête, la plupart des gens présents sont là pour le business sans avoir le courage de le dire. » Tous, pour ainsi dire. « Et puis vous avez dû remarquer que votre secret ne risque pas d'être découvert avec moi. » Evidemment, puisque je ne parlais à personne d'autre. « Je vous offre un verre ? » ajoutai-je ironiquement en attrapant deux nouvelles coupes de champagne qui dansaient sur le plateau en argent d'un serveur.
Par sa posture en retrait et son regard accusateur sur la foule qui se trouvait derrière toi, il était évident que l’homme qui t’avait interpelé trouvait ce genre de soirées futiles. Elles devaient sans doute être un spectacle et un bien triste spectacle dont il était le spectateur silencieux et impuissant. Tu n’avais aucun mal à comprendre son point de vue car derrière chaque sourire pouvait se cacher bien des choses et c’était sans doute un bal de l’hypocrisie qui se jouait ce soir. Mais ce que certains ont du mal à comprendre c’est que cette hypocrisie est nécessaire car si chacun disait tous les jours à l’autre ses quatre vérités, il ne pourrait pas y avoir d’économie. Pour toi, ces soirées étaient un mal nécessaire et puis tu pouvais bien sacrifier quelques petites heures. Mais alors pourquoi t’aborder ? Tu ignorais ce que cherchait cet homme mais peut-être avait-il besoin d’une distraction ? En tout cas, il fut intrigué par ta réponse quand il te dit n’avoir aucun exploit à raconter. Il avait l’air plus âgé que toi, cela t’étonnerait beaucoup qu’il n’ait pas au moins vécu une aventure qui vaille la peine d’être racontée. Il ne s’attarda pas sur le sujet et ne te permit pas de le relancer dessus. Tu lui fis cependant remarquer que l’invitation n’était pas venue avec des chaînes, il aurait pu rester tranquillement chez lui plutôt que d’avoir à subir une soirée pareille car quand on est sceptique, tu peux comprendre qu’elles ne sont pas faciles à supporter. « Je viens d'arriver en ville. » Un nouveau venu à Brisbane ? Certainement, il avait dit qu’il arrivait à Brisbane, pas qu’il y revenait. Tu allais le questionner un peu plus à ce sujet quand il te dit : « Je suis professeur d'université, et je serai amené à côtoyer la plupart de ces ... énergumènes ... dès la fin des vacances d'hiver. Le président de l'université a considéré que l'évènement de ce soir tombait à pic, et que ma présence y était absolument indispensable. » Tu comprenais désormais beaucoup mieux pourquoi l’homme en face de toi était présent ce soir. Il était assez logique que les membres de la faculté aient à être présent pour féliciter leur équipe de basketball. « Il n'avait peut-être si tort. » Un petit sourire se format sur ton visage et vint répondre au sien. Etait-ce votre rencontre qui lui faisait dire cela ? Même si une partie de toi l’espérait, tu n’étais pas assez prétentieuse pour le penser réellement. « Dans ce cas, bienvenue à Brisbane ! Je n’y suis moi-même que depuis trois ans et demi mais c’est une ville fantastique. » L’acclimatation n’avait pas été simple, tu avais dû te faire à de nouvelles lois, une nouvelle culture, de nouveaux accents, de nouvelles manières de vivre … Mais aujourd’hui tu étais bien intégrée et tu avais enfin l’impression de faire partie du paysage et pas simplement d’être une tâche que l’on remarque au premier coup d’œil. « Vous enseignez quelle matière ? Avec un peu de chances ces ‘énergumènes’ ne passeront pas le pas de votre salle de cours. » Lui dis-tu avec un sourire. Tu étais curieuse d’en savoir plus sur cet homme mystérieux et commencer par la matière qu’il enseignait te semblait être une bonne idée car les enseignants choisissent en général des matières qui leur tiennent à cœur, qui sont parfois leurs passions et qui les définis. Tu te retrouvais de ton côté à confier à cet homme ce que tu venais faire dans cette soirée. Tu doutais que tes intentions soient masquées, tout le monde devant de toute manière les avoir comprises. L’homme en question sembla étonné de ta franchise et peut-être de tes propos mais il finit par te dire : « C'est un peu tordu, mais très malin. Et ça a le mérite d'être honnête, la plupart des gens présents sont là pour le business sans avoir le courage de le dire. Et puis vous avez dû remarquer que votre secret ne risque pas d'être découvert avec moi. » Tu secouais la tête en laissant échapper un petit rire. Personne n’avait besoin de le dire à haute voix, tout le monde le savait. Il n’y avait que les gens qui entraient dans ce milieu aisé qui pensaient que les personnes qui y évoluaient aimaient organiser ce genre de soirée pour se retrouver. C’était faux, mais ces soirées étaient toutefois nécessaires. « Personne n’a besoin de le dire, tout le monde le sait mais préfère faire croire à la nouvelle génération que nous sommes là pour saluer leurs exploits. » Dis-tu avec un petit sourire amusé en lançant un regard vers l’équipe en question qui profitait pleinement de cette soirée en leur honneur sans comprendre pour l’instant les enjeux de cette dernière pour leurs aînés. « Je vous offre un verre ? » Tu avais fini ta coupe de champagne alors que vous discutiez et tu la posas sur une table proche de là où tu te trouvais avant d’attraper celle que te tendait l’homme en question. « Avec plaisir, merci. » Un silence s’installa quelques instants et tu décidais de le briser avant de lui demander : « Si vous arrivez à Brisbane, vous venez d’où ? » Lui demandas-tu curieuse.
J'avais maintes fois eu l'occasion de participer à des évènements du genre et, mise à part quelques invitations que je n'avais décemment pas pu déshonorer (le vernissage d'un artiste avec qui j'avais longuement travaillé sur Paris, un évènement auquel Beth m'avait convié dans le cadre de son travail ou encore l'interminable fête de l'école de Moïra), je m'en étais plutôt bien sorti ces dernières années. Replonger dans les apparences trompeuses, les on-dit et autres rumeurs, les familles hypocrites qui se tirent la bourre pour être celle qui attirera le plus de regards... je n'étais pas prêt à supporter tout ça. J'avais bien d'autres choses à faire avant de m'ennuyer à féliciter un gamin pour son entrée (un peu pistonnée) dans la meilleure équipe de baseball ou discuter de la construction du dernier hôtel de luxe des environs. Tout ça, ça me gonflait. C'était un jeu auquel les gros poissons de l'économie du pays aimaient se prendre, mais 1. je n'avais pas la prétention d'en faire partie et 2. je trouvais cela pathétique. Et pourtant, mon interlocutrice semblait sortir du lot. Comme les autres, elle évoluait au gré des discussions, nageant de famille en famille, avec une incroyable aisance. Moi, j'étais plutôt le saumon qui remonte la rivière dans le sens inverse. Pourquoi restait-elle là, à discuter avec le seul homme qui ne permettrait pas à son business de rester florissant ? « Dans ce cas, bienvenue à Brisbane ! Je n’y suis moi-même que depuis trois ans et demi mais c’est une ville fantastique. » Trois ans et demi ? Si elle savait que j'y résidais il y a encore deux ans... quoiqu'il en soit, nous ne nous étions jamais croisés, ou j'en aurais assurément gardé un souvenir. « Merci beaucoup, vous êtes la première à me le souhaiter ! » Si on oublie cette rouquine déjantée du restaurant en bas de chez moi, mais passons. « Vous enseignez quelle matière ? Avec un peu de chances ces ‘énergumènes’ ne passeront pas le pas de votre salle de cours. » Il y avait même beaucoup de chance qu'ils ne passent pas dans mon amphithéâtre ou ma salle de cours, mais le simple fait de côtoyer des excités du bocal dans les couloirs de l'établissement me donnaient des boutons. Plus jeune, lorsque j'étudiais encore à la fac, j'avais eu le "loisir" de cohabiter avec des gars comme eux - dont une bonne poignée était présente ce soir, comme dignes parents de leur piètre descendance - et il n'était pas rare qu'ils s'amusent à empoigner le col du plus faible (heureusement, je n'en faisais pas partie) pour faire régner la terreur. Mon meilleur souvenir avec eux ? Quand ils jouaient sur mon terrain, celui des études, et qu'ils ne m'arrivaient pas - sans prétention aucune - à la cheville. Et comme le serpent qui se mord la queue, le schéma se répétait avec leurs enfants. Je soupirai presque silencieusement. « Histoire de l'art, avec une indicible passion pour l'époque moderne. » M'en arrêter à cette courte description demandait un certain effort de ma part, mais je craignais qu'un monologue sur ce thème n'ennuie profondément mon interlocutrice. Hormis avec Alice, où les débats étaient d'ailleurs houleux, c'était souvent le cas. Et j'avais appris à en tirer des conclusions. Je m'en tenais donc à cette mince déclaration, laissant néanmoins la porte ouverte à toute éventualité. Pour l'heure, si nous étions d'accord sur l'aspect hypocrite (nécessairement hypocrite, selon elle), je fus flatté qu'elle accepte de partager une coupe de champagne en ma compagnie. Devant nous, cela jasait davantage encore. Nous trinquâmes, en tout bien tout honneur, et bûmes une première gorgée dans un silence. J'aimais le silence, ce n'était vraiment pas quelque chose qui m'embarrassait, mais je ne fus pas surpris de constater que cela n'était guère partagé. « Si vous arrivez à Brisbane, vous venez d’où ? » La curiosité de cette belle brune semblait s'accroitre à mesure que notre discussion progressait, à mon grand étonnement. Elle faisait partie des rares inconnus à avoir le courage de me tirer les vers du nez. « De France. » ajoutai-je sans plus d'explications, avant de poser mon regard sur son regard interrogateur. Bon, elle méritait bien que je fasse un petit effort. « Paris, plus exactement. Si vous n'avez jamais eu l'occasion de la visiter, je vous le conseille vraiment. La ville des lumières, comme on dit, n'a pas d'égale. » A mesure que les mots sortaient de ma bouche, je me rendis compte qu'il était aisé d'entendre que je parlais dans ma langue natale, l'anglais, avec un accent australien. Je jugeai donc bon d'ajouter finalement : « Je suis natif de Brisbane, en réalité. Je l'ai juste quittée pendant quelques temps. » Je bus une gorgée d'alcool et changeai rapidement de sujet pour ne pas avoir à m'étaler sur les raisons complexes de mon départ. « Et vous, d'où venez-vous ? Et qu'est-ce qui vous a poussé à vous installer à Brisbane ? » Je ne savais pas par quel miracle, mais cette femme finissait par me rendre presque bavard.
Souhaiter la bienvenue à Brisbane à ton interlocuteur te semblait être naturel mais apparemment, ce naturel t’était réservé. « Merci beaucoup, vous êtes la première à me le souhaiter ! » Tu trouvais cela étrange car à ton arrivée à Brisbane, les Australiens t’avaient bien accueillie, t’ouvrant les bras sans hésiter. Tu ne pus t’empêcher de penser que peut-être que ton interlocuteur te cachait un détail qui te permettrait de mieux comprendre mais tu étais déjà bien assez curieuse sur d’autres sujets pour le relancer sur celui-ci. Arriver à converser avec tout un chacun était un art dans lequel tu excellais. Peut-être que c’était pour ça que tu avais réussi à arriver là où tu en étais aujourd’hui à ton âge. Ta carrière est ta plus grande fierté, la seule réussite que tu peux revendiquer dans ta vie alors tu t’y accroches presque désespérément et pour cette dernière tu es prête à faire beaucoup de sacrifices. D’où ta présence en cas lieux ce soir. Et puis contrairement à ton interlocuteur, tu aimais retrouver d’anciens enseignants devenus des amis et des étudiants que tu croisais de temps en temps dont tu suivais le parcours. Tu ne pouvais pas les juger trop sévèrement parce que tu savais ce que c’était que de vivre dans ce monde, celui d’une famille riche, prospère qui peut vous amener vers des sommets comme vous détruire. Tu comprenais la vision de ton interlocuteur parce que tu voyais l’image que renvoyait cette jeunesse dorée mais elle savait également cacher ses faiblesses qui pouvaient être nombreuses. L’homme en face de toi finit par te dire ce qu’il enseignait : « Histoire de l'art, avec une indicible passion pour l'époque moderne. » Un petit sourire se dessina sur ton visage. C’était surprenant et en même temps, cela ne l’était pas tant que ça. Tu n’avais aucun mal à imaginer ton interlocuteur dans une galerie d’art, concentré sur une œuvre à l’analyser avec minutie. Ce n’était pas un domaine dans lequel tu avais beaucoup de connaissances mais tu aimais découvrir de nouvelles œuvres et te rendais régulièrement à des vernissages quand les invitations arrivaient au cabinet. « Intéressant. » Dis-tu avant d’ajouter : « Etes-vous un artiste vous-même ou simplement un amoureux de l’art ? » Lui demandas-tu curieuse. Tu ne savais pas vraiment comment cela marchait pas on pouvait certainement aimer l’histoire de l’art sans pratiquer le sujet. Tu rencontrais peu de vrais artistes, tu les croisais dans des vernissages mais ils étaient là pour faire joli, comme leurs œuvres et parlaient rarement sincèrement de leur passion ce que tu trouvais bien dommage. Une fois une nouvelle coupe de champagne dans les mains et après une première gorgée avalée, tu décidais de rompre le silence qui était installé entre vous en demandant à ton interlocuteur d’où il venait s’il arrivait à Brisbane. Il était évident qu’il venait d’un pays anglophone car il n’avait aucun mal à parle anglais. « De France. Paris, plus exactement. Si vous n'avez jamais eu l'occasion de la visiter, je vous le conseille vraiment. La ville des lumières, comme on dit, n'a pas d'égale. » Tu souris à ton interlocuteur. Ah Paris … Tu n’y avais pas été souvent te contentant de deux visites dans ta vie mais c’était une ville que tu avais beaucoup aimée. Tu avais fait les activités les plus touristiques bien entendu mais il y avait une ambiance particulière. Tu auras toujours une petite préférence pour l’Italie et le petit village de tes grands parents mais Paris était une ville magnifique. « J’y suis déjà allée et vous avez raison, c’est une ville magnifique. Vous n’aviez pas dû vous ennuyer car Paris est une ville remplie d’artistes et de beaux musées. » Ce n’était pas dans les musées que tu avais passé beaucoup de temps mais tu en avais fait quelques uns et d’imaginer qu’il y en ait encore un certains nombres te laissait imaginer que l’homme en face de toi s’y était très certainement senti comme un poisson dans l’eau. « Je suis natif de Brisbane, en réalité. Je l'ai juste quittée pendant quelques temps. » Ah … Voilà qu’une part du mystère se lève. C’était certainement la raison pour laquelle on ne lui avait pas souhaité la bienvenue car il revenait chez lui. Et peut-être que ce retour n’était pas apprécié de tous ? Tu n’en savais rien et tu n’allais pas demander. « Et vous, d'où venez-vous ? Et qu'est-ce qui vous a poussé à vous installer à Brisbane ? » Tu bus à ton tour une petite gorgée de champagne. Ah … Cela faisait bien longtemps que ces questions n’étaient pas arrivées à tes oreilles. Un peu comme si tu commençais à faire partie du paysage finalement. « Je suis originaire de Londres mais j’ai passé la plus grande partie de ma vie aux Etats-Unis, à New York plus précisément. » Lui dis-tu avec un brin de nostalgie dans la voix. Tu regretteras toujours d’avoir dû quitter cette ville mais c’était la vie après tout. « J’ai dû quitter New York et il se trouve que mon plus jeune frère est venu faire ses études à Brisbane et n’en est jamais reparti et un autre de mes frères l’ayant rejoint quelques années plus tard, Brisbane s’est imposé comme une évidence. » Dis-tu sincèrement car tu étais bel et bien venue retrouver ta fratrie, tu préférais juste taire le pourquoi tu avais dû fuir New York.
Réfrénant l'envie de converser sur mon thème de prédilection qu'est l'Histoire de l'art (et des arts), je tâchai de paraître un minimum à l'aise dans une conversation plus commune. Comme beaucoup d'intellectuels - et les professeurs d'université sont considérés comme tels, ce qui flattait quotidiennement mon égo (avouons-le), j'éprouvais parfois un certain ennui à parler de la pluie et du beau temps. J'avais l'impression, quand il ne s'agissait pas de sujet de fond, que mon cerveau se consumait à petit feu, qu'il n'avait plus le carburant nécessaire pour fonctionner à plein régime. Il était difficile, dans ces moments, de ne pas se mettre en marge de la norme sociale. Discuter de tout et de rien, mais surtout de rien, me mettait particulièrement mal à l'aise. Je n'avais qu'une envie : vaquer à des occupations plus gratifiantes, comme la lecture d'un classique de la littérature ou la dépense d'énergie sur un skiff. Mais depuis avec le recul que j'avais pu prendre en France et mon retour récent en terre natale, j'avais entrepris un travail sur moi-même pour paraître plus agréable. Non, moins désagréable en fait. C'était une tâche ardue pour un solitaire bougon comme moi, mais c'était le prix à payer pour espérer être un exemple pour ma nièce. Et pour la première fois depuis mon arrivée à ce gala, ce type d'évènement que j'avais en horreur, je réussissais l'exploit d'être suffisamment agréable pour qu'une belle femme reste quelques temps en ma compagnie. « Intéressant. » indiqua mon interlocutrice après avoir découvert mon domaine de recherche. « Etes-vous un artiste vous-même ou simplement un amoureux de l’art ? » « Un amoureux de l'art, ça me semble être la meilleure définition. » ajoutai-je du tac au tac. Je n'étais pas un artiste, mais mon expertise dans le domaine me permettait d'aider les artistes en herbe à aller plus loin, à se questionner et, enfin, à se révéler. Pas de monologue, pas de monologue, me répétai-je intérieurement pour éviter de faire tourner cette simple conversation en cours d'université. C'était incroyable de voir à quel point cette femme me poussait, naturellement, à converser. Pour moi qui n'en avait pas l'habitude dans ce genre de soirée, c'était assez déstabilisant. « J’y suis déjà allée et vous avez raison, c’est une ville magnifique. Vous n’aviez pas dû vous ennuyer car Paris est une ville remplie d’artistes et de beaux musées. » C'était peu dire, Paris était certainement la plus belle ville au monde et, culturellement parlant, l'une des plus enrichissantes. « Le musée d'Orsay est... incroyable. » avouai-je, parcouru d'un frisson à la simple pensée des oeuvres que j'avais eu sous les yeux. Pas de monologue, pas de monologue. Je m'intéressai alors à la raison pour laquelle cette jeune femme s'était retrouvée, à son tour, dans la belle ville de Brisbane. « J’ai dû quitter New York et il se trouve que mon plus jeune frère est venu faire ses études à Brisbane et n’en est jamais reparti et un autre de mes frères l’ayant rejoint quelques années plus tard, Brisbane s’est imposée comme une évidence. » Je ne pus retenir longtemps un léger sourire. Pour en avoir discuté avec pas mal de nouveaux habitants depuis mon enfance, Brisbane faisait cet effet à pas mal de monde. J'ignorais si c'était grâce à sa douceur de vivre, sa plage, son climat (plus ou moins) favorable, sa proximité avec l'océan ou l'idée que pour les occidentaux, l'Australie reste le bout du monde ... mais c'était un fait. Brisbane, en particulier, gagnait le coeur de beaucoup de voyageurs. « Et cela fait combien de temps que vous avez quitté la grosse pomme ? Nous nous sommes peut-être déjà croisés, sans s'en rendre compte. » Je bus une gorgée d'alcool lorsque je me rendis compte d'une erreur de débutant, qui aurait pu vexer la plus sympathique des jolies filles. « ... quoique, je m'en serais souvenu. » Ouf, tout juste. J'étais parvenu à passer pour quelqu'un de plus abordable qu'à l'accoutumée, alors autant éviter de passer pour un goujat. Cela aurait ruiné toutes mes chances d'intégration forcée dans la communauté de riches partenaires de l'université - ce qui était, selon le président de l'établissement, une condition sine qua non au bon déroulement de ma carrière. Cet aspect hypocrite me déplaisait fortement, mais je n'avais d'autre choix que de l'accepter. C'était le jeu, comme aurait pu le dire ma grand-mère. Et puis, plus encore, je m'en serais vraiment voulu de froisser ma belle interlocutrice, au demeurant très agréable. Pour être certain de rattraper mon début de boulette, je lui jetai un regard de défi. Sans réfléchir davantage, je pris le risque de lui proposer : « Vous voulez qu'on sorte un peu ? Je connais les lieux comme ma poche, je pourrais vous faire découvrir l'université comme vous ne l'avez jamais vue. » Avant même d'entendre sa réponse, j'ajoutai : « Je vous assure que je ne suis pas un dangereux criminel. » Pour appuyer mes dires, je sortis mon badge d'accès aux locaux de l'université comme un policier sortirait son insigne. Il y avait peu de chance qu'elle accepte de quitter la foule qu'elle s'acharnait, pour son business, à séduire, mais le pari était lancé.
Pour un grand nombre de gens, ce type de soirées était un calvaire. Tu en avais assez discuté avec des collègues pour savoir à quel point ils les détestaient. Tu avais fini par te dire que c’était certainement le fait de n’avoir pas été préparés à ces évènements. Et comment se préparer quand on ne fait pas parti de cette société ? Tu étais bien consciente que vos clients étaient les plus fortunés de Brisbane pour la simple et bonne raison que vos honoraires ne permettaient pas à tout le monde de venir frapper à votre porte. Quand on a ce type de clientèle, ces soirées remplies d’hypocrisie sont nécessaires. Alors que tes collègues n’y voient souvent que du négatif, tu sais qu’elles peuvent réserver de bonnes surprises et ta bonne surprise de la soirée c’est ta rencontre avec cet homme dont tu ne connais pas le nom mais que tu apprends à connaître un peu malgré tout. Il faut parti de ceux qui détestent ce genre d’événement, il suffit de voir sa posture et l’endroit où il a choisi de passer la soirée. Savoir qu’il est obligé d’y assister te permet de mieux comprendre pourquoi il se met à l’écart alors qu’il aurait pu choisir de ne pas venir. Tu te laisses emporter par votre discussion sur son métier. L’histoire de l’art est un sujet dont tu ne sais strictement rien. Pourtant, tu te rends régulièrement à des vernissages où tu es invitée, à des expositions que l’on te présente en VIP mais tu as toujours du mal à voir les merveilles que peuvent détecter les autres. Tu as toujours été cartésienne et terre à terre, trouvant peu de créativité dans tes veines. « Un amoureux de l'art, ça me semble être la meilleure définition. » Un petit sourire se dessina sur ton visage. Tu n’avais donc pas devant toi un artiste à proprement parler. L’art était un domaine qui t’intéressait de loin et dont tu ne connaissais pas les détails mais tu pouvais comprendre que l’on tombe amoureux des œuvres. L’homme devant toi devait être un passionné qui rendrait tes visites au musée plus intéressantes très certainement. Tu n’ajoutais rien préférant lui dire que tu avais visité Paris. Et il avait bien choisi sa destination car quelle meilleure ville que la capitale française pour les artistes ? « Le musée d'Orsay est... incroyable. » Ce nom de musée te disait vaguement quelque chose, tu avais dû y passer quelques heures lors d’une visite mais tu avais préféré déambuler dans Paris plutôt que de courir les musées. Cela t’avait toujours amusé de voir comment les visites de grandes villes peuvent différer en fonction des centres d’intérêt des visiteurs. Tu décidais d’être honnête avec ton interlocuteur. « Je dois vous avouer que n’ayant aucune culture de l’art, je me trouve souvent désemparée dans ce genre de musée. Les œuvres sont souvent magnifiques mais je ne peux pas en dire beaucoup plus. Voilà pourquoi je ne m’éternise pas dans les musées. » Tu allais certainement choquer l’homme en face de toi car il avait des étoiles dans les yeux en te parlant de ce musée mais tu préférais être honnête. Chez toi, on regardait les œuvres d’art pour leur valeur monétaire car ton père ne pensait qu’à enrichir sa collection privée avec les dernières pièces à la mode, peu importe ce qui c’était. Cela ne permet pas une grande culture des arts. Tu confiais ensuite à l’homme en face de toi que contrairement à lui, tu n’étais pas de Brisbane mais de New York. Enfin, de Londres si on prenait ta naissance mais ce n’était qu’un détail dont cette conversation pouvait se passer. « Et cela fait combien de temps que vous avez quitté la grosse pomme ? Nous nous sommes peut-être déjà croisés, sans s'en rendre compte ... quoique, je m'en serais souvenu. » Un petit sourire en coin se dessina sur ton visage quand il prononça ces derniers mots. Tu n’étais pas assez sûre de toi pour penser que tu marquais les gens à jamais. Cependant, tu devais lui donner raison, si tu l’avais croisé auparavant, tu t’en serais sans doute souvenue. Du moins c’était ce que tu aimais penser. Tu étais presque certaine si tu l’avais croisée de ne pas lui avoir adressé la parole car le courant passait plutôt bien entre vous et tu t’en souviendrais. « Cela fait trois ans et demie que je suis arrivée ici. J’ai encore du mal à réaliser que cela fasse plusieurs années quand j’ai l’impression d’être arrivée hier. » Dis-tu à ton interlocuteur avant de boire ta dernière gorgée de champagne. « Et j’aime penser que si nous nous étions croisés je m’en souviendrai également. » Lui dis-tu avec un clin d’œil. Tu posais ta coupe de champagne vide avant de jeter un coup d’œil sur la foule à quelques pas près de vous. Les interactions se succédaient alors que les joueurs fêtaient leur victoire dignement. Un spectateur peu aguerri pensera certainement que c’est la fête de l’année mais quand on sait ce que l’on regarde, on peut noter les sourires forcés, les professeurs en discussion avec des personnalités influentes qui les ennuient, les joueurs avec trop d’alcool dans le sang pour rester cohérent, chacun a son objectif pour cette soirée et il sera intéressant de voir qui ressort gagnant et qui ressort perdant. « Vous voulez qu'on sorte un peu ? Je connais les lieux comme ma poche, je pourrais vous faire découvrir l'université comme vous ne l'avez jamais vue. Je vous assure que je ne suis pas un dangereux criminel. » Tu ris à la dernière phrase de l’homme sur lequel tu reportais ton attention. En même temps, ce serait sans doute ce qu’un criminel dirait à sa victime mais tu n’étais pas une femme peureuse et l’homme en face de toi te semblait inoffensif. Enfin, tu osais l’espérer. Jetant un dernier regard à la foule, tu finis par lui dire : « Si vous n’êtes pas un dangereux criminel, je ne dis pas non à une découverte de l’université. » Lui dis-tu avant d’ajouter le voyant surpris : « J’ai fait ce que j’avais à faire ce soir. L’essentiel est de se faire voir pour ne pas se faire oublier et ainsi, en période de crise ils viendront frapper à ma porte en premier. » Dis-tu simplement. Tu ne concluais jamais d’affaire lors de ces soirées. C’était simplement des moments pendant lesquels se faire voir et rappeler à tes interlocuteurs ton métier et ton CV. Car il était rare de trouver des personnes qui avaient décidé de divorcer en pleine soirée de ce genre et cela ne pouvait pas se faire immédiatement. Tu pris donc la direction de la sortie et tu te tournais vers ton interlocuteur avant de lui demander : « Par où commence-t-on monsieur le professeur ? » Un petit sourire joueur se dessina au coin de tes lèvres. Tu avais conscience de te lancer dans l’inconnu car tu ne savais pas dans quoi tu mettais les pieds mais il y avait quelque chose de particulièrement grisant dans cette situation qui te plaisait beaucoup.
« Je dois vous avouer que n’ayant aucune culture de l’art, je me trouve souvent désemparée dans ce genre de musée. Les œuvres sont souvent magnifiques mais je ne peux pas en dire beaucoup plus. Voilà pourquoi je ne m’éternise pas dans les musées. » Nombreux étaient les gens qui croyaient que l'art était une forme de loisir d'élite, à destination de quelques intellectuels qui partageaient une culture aussi vaste que pointue. Et pourtant, c'était loin d'être le cas et je me battais chaque jour pour faire comprendre aux plus perplexes que l'art était accessible au plus grand nombre. Autant dire que l'aveu de mon inconnue du soir déclencha une moue lassée sur mon visage, que je tâchai toutefois de faire disparaître aussi vite. Nul besoin de la mettre mal à l'aise, elle qui faisait l'effort de rester en ma compagnie. « Cela fait trois ans et demi que je suis arrivée ici. J’ai encore du mal à réaliser que cela fasse plusieurs années quand j’ai l’impression d’être arrivée hier. » Trois ans et demi ? Elle habitait donc déjà Brisbane avant que je parte en France, et nous aurions aisément pu nous croiser. Pour autant, j'étais persuadé que cela n'avait pas eu lieu. « Et j’aime penser que si nous nous étions croisés je m’en souviendrai également. » Je plissai légèrement les yeux, surpris par cette curieuse phrase que je prenais comme charmeuse. La soirée prenait une tournure bien plus agréable qu'elle ne devait l'être initialement, et il n'y avait plus la moindre raison d'y couper court. « Si vous n’êtes pas un dangereux criminel, je ne dis pas non à une découverte de l’université. » Je fus, une fois de plus, si surpris par ce retour enjoué qu'elle s'empressa d'ajouter : « J’ai fait ce que j’avais à faire ce soir. L’essentiel est de se faire voir pour ne pas se faire oublier et ainsi, en période de crise ils viendront frapper à ma porte en premier. » Eh bien, soit. « Par où commence-t-on monsieur le professeur ? » J'attrapai deux coupes remplies de champagne au passage, pour rendre la visite plus agréable, et en tendis une à mon élève du soir. Puis, d'un geste lentement maitrisé, je lui indiquai le couloir menant à la cour intérieure de l'édifice. « Ce couloir dessert deux salles de réception, dont celle de notre rencontre, mais aussi quelques salles de cours de l'aile ouest. » Jusque là, rien de bien folichon. Nous longeâmes ce premier couloir, avant de birfurquer sur la gauche, toujours le long de la fameuse cour intérieure, verdoyante. « Cette cour est un peu le poumon de l'Université, et si nous en croyions les croquis de l'architecte, c'est ici que la construction a débuté. » J'avais eu la chance de pouvoir mettre le nez dans de tels croquis grâce à un ami qui, passionné d'architecture, préparait une thèse sur la genèse de son université dans un contexte particulier qui m'échappait encore aujourd'hui. « J'adore cet endroit. » confiai-je. « C'est comme un mirage, un endroit paisible qui échappe à l'effervescence environnant. C'était un peu, comme beaucoup, ma soupape de sécurité quand je croulais sous les livres. » Je roulai des yeux. Très rares avaient été les fois où je m'étais senti débordé par mes études, mais quelques cas particuliers m'avaient vraiment fait perdre les pédales. Je bus une gorgée en regardant, dans la même direction que mon élève éphémère, cette cour ponctuée de quelques lampadaires. Tout était calme, nous n'entendions qu'une espèce de brouhaha lointain dont le gala était responsable. Je soupirai. « J'imagine que vous aussi, vous avez un endroit où vous ressourcer ? » Cette visite inédite des couloirs que j'avais arpenté pendant des années commençait à peine que j'osai me détourner un peu de mon rôle de professeur pour n'être que celui d'un homme, accompagné d'une femme qui, je le pariais intimement, n'était pas seulement la business woman à paillettes qu'elle laissait paraître.
Cette soirée était surprenante. Tu assistais à ce genre d’événement depuis assez longtemps pour que tu connaisses leur monotonie. Mais la présence de cet homme un peu en retrait, auquel tu n’aurais accordé qu’un regard rapide s’il ne t’avait pas abordée, venait de changer le cours de la soirée. Pour toi en tout cas car la soirée semblait elle bien partie pour continuer sur le même rythme, avec les mêmes dynamiques. L’homme en face de toi dont tu ne connaissais toujours pas le nom te proposa une visite de l’université et tu n’imaginais que quelques secondes refuser. Tu aurais pu continuer à te mêler à la foule mais comme tu le lui dis, tu avais fait le gros du travail. Car aucun deal ne se faisait dans ce genre de soirée, il fallait simplement se faire voir et montrer que l’on est toujours ‘on top of the game’ comme ton père aimait le dire quand tu habitais à New York. Le fait de ne pas connaître l’identité de cet homme, de ne pas connaître ne serait-ce que son prénom couvrait cette soirée d’un certain mystère. C’était étrange comme vous vous confiez des détails de vos vies présentes et passées sans jamais s’approcher de trop près de votre identité. Mais cela te plaisait, cela procurait à la soirée un certain charme que tu ne voulais pour l’instant briser pour rien au monde. Vous ne tardâtes pas de sortir de la salle de réception pour vous retrouver dans un couloir. Ton compagnon te tendit une coupe de champagne qu’il avait attrapée à la volée et la porte ne tarda pas à se fermer derrière vous adoucissant le brouhaha régnant à l’intérieur, un brouhaha qui s’éloignait petit à petit alors que vous avanciez dans les couloirs déserts de l’institution. « Ce couloir dessert deux salles de réception, dont celle de notre rencontre, mais aussi quelques salles de cours de l'aile ouest. » Tu hoches la tête. La vérité c’est que tu connais déjà un peu l’université. Tu as dû y passer six mois quand tu étais arrivée de New York pour pouvoir exercer en Australie. Mais tu n’avais jamais pris le temps d’en connaître les recoins, tu allais généralement en cours puis à la bibliothèque, peu encline à te mêler à la masse de jeunes étudiants rieurs. A l’époque, tu n’avais pas beaucoup envie de rire. Tu chassais ces pensées de ton esprit alors que vous tourniez à gauche et que vous arriviez sur une cour. « Cette cour est un peu le poumon de l'Université, et si nous en croyions les croquis de l'architecte, c'est ici que la construction a débuté. J'adore cet endroit. C'est comme un mirage, un endroit paisible qui échappe à l'effervescence environnant. C'était un peu, comme beaucoup, ma soupape de sécurité quand je croulais sous les livres. » Tu n’avais aucun mal à imaginer ton interlocuteur dans cette petite cour en train de se ressourcer. L’endroit semblait en effet paisible et était magnifique. Tu n’avais jamais pris le temps d’admirer l’architecture qui t’entourait et tu le regrettais maintenant. Il y avait un charme dans cette cour que tu n’avais jamais pu observer à Berkeley mais que tu avais touché du doigt à Harvard. Tu avançais dans la cours avant de dire : « C’est très beau en effet, je peux comprendre que vous aimiez y passer du temps. Je n’y avais jamais porté attention auparavant mais les quelques mois que j’ai passé à l’université en arrivant en Australie n’étaient pas les mois les plus heureux pour moi donc ce n’est pas étonnant. » Dis-tu déambulant dans la cour. Tu bus une gorgée de champagne avant de lui demander : « Vous avez toujours voulu être enseignant ? C’était une vocation ? » Tout le monde te répétait sans cesse que c’était un métier qui devait s’exercer par vocation sinon on s’en lasse. « Car vous semblez être un homme qui aime le calme, l’apaisement. Et je connais plus apaisant que des jeunes adultes avides de liberté et de nouvelles expériences. » Dis-tu avec un petit sourire sur les lèvres. Tu te souvenais de tes premières années à l‘université … Ah cela avait été le bon vieux temps. « J'imagine que vous aussi, vous avez un endroit où vous ressourcer ? » Vous retourniez petit à petit vers les couloirs où la visite allait très certainement se poursuivre. La question de ton interlocuteur te plongea dans tes pensées. Où allais-tu pour te ressourcer ? Finalement, tu lui répondis : « A New York, j’avais ce petit recoin de Central Park que j’avais trouvé avec des amies quand nous étions adolescentes, c’était notre havre de paix. A Brisbane … » Tu marquais une petite pause avant de dire : « Quand j’ai besoin de réfléchir ou d’être seule, je monte sur le toit de mon immeuble. Pouvoir observer les étoiles malgré les lumières de la ville, entendre les bruits de cette ville qui grouille, c’est pour moi rassurant. » Dis-tu avant d’ajouter : « Oui, je suis une femme de la ville. » Dis-tu en plaisantant.
Revoir ce lieu que j'avais adoré fréquenter durant mes années de fac et que j'aimais longer ensuite en tant que professeur (m'installer au milieu des étudiants aurait fait tâche dans le paysage) m'emplissait d'une belle émotion : celle d'une nostalgie heureuse. Le souvenir de ces années passées ici, avec des hauts, des bas, mais toujours la même ambition : obtenir le saint graal pour exercer comme professeur d'université habilité à faire des recherches dans le domaine qui me passionnait depuis des années. Cet endroit, c'était mon île mystérieuse. Une île que j'imaginais être uniquement la mienne à l'époque où, croulant sous les travaux, je m'armais d'une lampe de bureau et rédigeais des devoirs au crépuscule de la nuit, été comme hiver. C'était ma soupape de sécurité. « C’est très beau en effet, je peux comprendre que vous aimiez y passer du temps. Je n’y avais jamais porté attention auparavant mais les quelques mois que j’ai passé à l’université en arrivant en Australie n’étaient pas les mois les plus heureux pour moi donc ce n’est pas étonnant. » Je quittai soudainement mes pensées, rattrapé par la réalité et les mots que la belle brune venait de prononcer. J'aurais aimé, à ce moment, avoir l'audace et la curiosité déplacée de lui demander ce qui avait bien pu lui arriver, mais ma bonne éducation me poussa à garder le silence. Je fis alors mine de ne rien avoir entendu, et bondis sur l'occasion de répondre à sa prochaine question. « Vous avez toujours voulu être enseignant ? C’était une vocation ? » « Aussi loin que je m'en souvienne. » Cette vocation datait bien de l'enfance, quand je me complaisais à prendre le rôle de maître d'école quand nous jouions avec mes frère et soeurs. Et si avec les rebelles Tommy et Scarlett, cela tenait davantage de l'éducation disciplinaire que de l'apprentissage, il me plaisait de tenir les rênes d'une classe fictive et de déverser mon savoir d'aîné de la fratrie. « Car vous semblez être un homme qui aime le calme, l’apaisement. Et je connais plus apaisant que des jeunes adultes avides de liberté et de nouvelles expériences. » Je penchai la tête sur le côté, plissant les yeux devant cette réflexion. Ce n'était pas faux, et peut-être même que c'est ce challenge qui me plaisait le plus. Un rictus se dessina sur mes joues barbues de trois jours. « C'est justement le défi. » Je pensais à Tommy, quand nous étions jeunes, qui refusait toute collaboration, fut-elle ludique, avec moi sous prétexte que je le prenais de haut. Je soupirai à cette pensée, désespérant qu'il puisse un jour arrêter de se placer en victime. Puis, je pensais à quelques uns de mes étudiants les plus brillants. Tous avaient un point commun : avant que je ne leur ouvre les yeux, ils ne croyaient pas du tout en leur potentiel. « Même si ça concerne une très grande majorité, il ne faut pas prendre tous ces jeunes pour des têtes de bois rebelles, jem'enfoutistes et pourries gâtées. Dans cette masse de larves, il y a tout de même quelques pépites. » Je laissai échapper un petit rire, amusé par l'image que mes propos renvoyaient. « C'est vraiment gratifiant de les aider à découvrir leur potentiel, et à l'exploiter à 200%. » C'était vraiment ce qui m'animait, depuis toutes ces années. Mais il existait deux sujets sur lesquels j'étais particulièrement volubile : l'art, en général, et mon métier. Dans des circonstances comme ce foutu gala auquel je ne voulais pas participer, c'étaient même souvent les seuls moyens de me faire parler. Mais trêve d'égocentrisme, je tentai de faire bifurquer la discussion sur mon inconnue. C'était à la fois galant et rassurant de ne plus avoir à m'étaler sur ma vie privée, et de parler de la sienne. « A New York, j’avais ce petit recoin de Central Park que j’avais trouvé avec des amies quand nous étions adolescentes, c’était notre havre de paix. A Brisbane … » New York, je n'y avais jamais mis les pieds et honnêtement, la grosse pomme ne me donnait pas vraiment envie. Ses buildings et leurs promoteurs immobiliers fêlés qui défient les lois de la logique en achetant des parcelles de ciel, la circulation grouillante avec ces innombrables taxis jaunes, la foule, encore et toujours ... sans façon. Mais je préférai garder cette opinion pour moi, jugeant plus judicieux d'éviter de froisser la belle brune et attendant de me rabattre sur le lieu qu'elle appréciait le plus ici, à Brisbane. « Quand j’ai besoin de réfléchir ou d’être seule, je monte sur le toit de mon immeuble. Pouvoir observer les étoiles malgré les lumières de la ville, entendre les bruits de cette ville qui grouille, c’est pour moi rassurant. » Si la première partie de sa phrase m'avait plu, la seconde m'avait abasourdi. Je ne pus retenir ma surprise, à laquelle elle jugea bon de répondre : « Oui, je suis une femme de la ville. » J'haussai les épaules. « Eh bien, il en faut pour tous les goûts ! » Le sous-entendu qu'elle aurait pu déceler, à savoir qu'il est aberrant de préférer le brouhaha et la foule à des lieux plus calmes, apaisants et ressourçants, était peut-être maladroit mais je n'avais pu retenir cette réaction. Et pourtant, j'avais vécu dans la capitale bouillonnante de la France, mais c'était sans comparaison possible avec la ville qui ne dort jamais. « Je peux comprendre que votre arrivée à Brisbane ait été un peu compliquée. » reconnus-je finalement, alors que nous poursuivîmes le tour de la cour intérieure. « Heureusement que maintenant, vous connaissez du monde... ou que tout le monde vous connaît, d'ailleurs. » La nuance était mince, mais tout de même. Je m'arrêtai soudainement pour pointer du doigt une lourde double porte en bois qui, par chance, ne semblait pas verrouillée. « Je pense que cet endroit devrait vous plaire. » dis-je comme la bande annonce d'un film prometteur, en poussant les battants qui s'ouvrirent sur un lieu obscur. Je tendis le bras vers des manivelles dont je connaissais exactement l'utilité et, en quelques tours de passe-passe, illuminai notre nouvelle destination : « Le théâtre ! Le petit Broadway de l'université. »
Parcourir ces couloirs, revoir ces lieux que tu avais fréquenté brièvement mais auxquels tu n’avais pu t’attacher était une sensation étrange. Il y avait une certaine familiarité dans cette visite et en même temps tu avais l’impression de redécouvrir chaque lieu, chaque recoin que l’homme en face de toi désirait te montrer. Chaque lieu qu’il te montrait avait une signification pour lui, avait une histoire. Lui aussi semblait redécouvrir ces lieux et cela te fit sourire. Il avait peut-être adoré son séjour à Paris mais il était évident que Brisbane et son université lui avait manqué. Est-ce que tu avais eu le même regard, les mêmes gestes quand tu étais retournée à New York après avoir décidé d’emménager à Brisbane de manière définitive ? Tu ne savais le dire mais personne ne te l’avait fait remarquer. Ton interlocuteur te confiait des bribes de son histoire, des morceaux intimes de sa vie. Tu te rendais petit à petit compte que lorsque vos chemins se sépareraient, tu connaîtras les endroits préférés de ton interlocuteur, ce qu’il aime faire, ce qu’il n’aime pas mais tu ne connaitras pas son nom ni qui il est. Oh tu pourras aller fouiller dans la liste des professeurs de l’université mais tu ne le feras pas parce qu’il y avait quelque chose de grisant dans cet anonymat dont vous bénéficiez tous les deux. C’était comme si ne pas donner votre nom vous permettait d’être vous mêmes, dans l’insouciance de l’enfance. Tu ne peux t’empêcher de lui demander si enseigner était pour lui une vocation. Tu connaissais déjà un peu la réponse mais peut-être y avait-il une histoire derrière cela. « Aussi loin que je m'en souvienne. » Un sourire se dessina sur ton visage car ce n’était pas étonnant. Et pourtant, cet homme semblait chercher le calme et la tranquillité, chose qui n’était pas donnée tous les jours à un professeur d’université. « C'est justement le défi. Même si ça concerne une très grande majorité, il ne faut pas prendre tous ces jeunes pour des têtes de bois rebelles, jem'enfoutistes et pourries gâtées. Dans cette masse de larves, il y a tout de même quelques pépites. C'est vraiment gratifiant de les aider à découvrir leur potentiel, et à l'exploiter à 200%. » Il avait raison. C’était ça la tâche des professeurs finalement. De trouver les pépites qui se cachaient dans les masses d’élèves qu’ils voyaient passer dans leur cours tous les jours. Tu avais été une pourrie gâtée, tu le savais mais tu étais aussi une grande bosseuse et tu n’avais jamais rien négligé en ce qui concerne ta carrière. Tu ne sais pas si tu peux réellement parler de vocation de ton côté car tu n’as jamais envisagé de faire un autre métier que celui que tu exerces actuellement. Mais était-ce une vocation ou simplement ton père qui ne t’avait pas laissé réellement le choix ? Tu n’en savais rien. Toujours est-il qu’aujourd’hui, tu ne te vois pas exercer une autre profession. « Vous devez être un excellent professeur. Les pépites que vos dénichez ont de la chance de vous avoir. » Lui dis-tu sincèrement car tu étais persuadée qu’avoir un professeur passionné et qui s’intéressait à ses élèves pouvait tout changer. Ton interlocuteur te demanda ensuite si tu avais un endroit comme celui-ci où tu aimais te ressourcer. Tu ne prenais pas souvent le temps de te ressourcer il fallait l’avouer mais il y avait bien des endroits où tu te rendais quand tu étais à New York et de temps en temps à Brisbane. Tu répondis donc à ton interlocuteur avec le plus de sincérité possible ne manquant pas de noter sa surprise quand tu lui dis qu’entendre de bruit de la ville autour de toi était quelque chose qui te permettait de faire le vide. Le silence complet avait quelque chose pour toi de terriblement angoissant mais l’homme à tes côtés n’était pas le premier à être surpris de cet aveu. « Eh bien, il en faut pour tous les goûts ! » En effet, tout le monde ne pouvait pas trouver les mêmes choses relaxantes, il fallait que chacun trouve son compte. Tu préférais ne pas relever et laisser couler ce sujet. Chacun ses préférences, il suffisait d’accepter que chacun se ressource à sa manière. « Je peux comprendre que votre arrivée à Brisbane ait été un peu compliquée. Heureusement que maintenant, vous connaissez du monde... ou que tout le monde vous connaît, d'ailleurs. » Un sourire se dessina sur ton visage alors que vous vous remettiez en marche vers une nouvelle destination. Oui, du monde te connaissait, c’était essentiel pour ton cabinet mais tu avais réussi à faire de belles rencontres à Brisbane et quelques retrouvailles également comme tes frères ou Gauthier cet ami d’enfance qui venait de perdre la femme de sa vie et se retrouvait avec un fils dont il ne connaissait pas l’existence il y avait un an. « Je ne connaissais que mes deux plus jeunes frères en arrivant mais j’ai rencontré assez rapidement des personnes formidables que j’ai la chance de compter aujourd’hui dans mon entourage. » Dis-tu en pensant cette fois à Eva, ta meilleure amie que tu n’avais pas quitté depuis votre rencontre sur le palier que vous partagiez à l’époque. « Vous devez être heureux de retrouver vos proches également à votre retour de Paris. » Fis-tu remarquer à l’homme à tes côtés. Tu ne connaissais rien des conditions de son départ pour la France mais s’il avait vécu de longues années à Brisbane, il devait s’être entouré d’amis proches et peut-être avait-il sa famille ici également. Vous arrivâtes devant une grande porte devant laquelle vous vous arrêtiez quelques secondes et ton interlocuteur te dit : « Je pense que cet endroit devrait vous plaire. » Tu le laissais ouvrir la porte, te demandant ce que tu allais trouver de l’autre côté. Mais la pièce était noire, tu ne pouvais rien deviner jusqu’à ce que la lumière vienne illuminer la scène et les centaines de places qui lui faisaient face. « Le théâtre ! Le petit Broadway de l'université. » Tu t’arrêtais de respirer pendant quelques secondes, incapable de bouger, incapable de dire un mot. Tu sentis ta main se resserrer dangereusement sur ta coupe de champagne et là, sur la scène, tu revis au ralenti se jouer cet acte de ta vie que tu préférais oublier. Tu te revois claquer la porte de son bureau, tu te revois t’arrêter au milieu de la scène et des décors extravagants, tu le revois s’excuser et tu te revois lui jeter sa bague de fiançailles au visage. Et puis, aussi soudainement que c’est arrivé, les images s’en font et tu n’es plus à Broadway, tu n’es plus à New York, tu es dans l’université de Brisbane accompagnée d’un homme qui te regarde inquiet. Tu n’as pas remis les pieds dans un théâtre depuis que tu as quitté New York et c’était justement pour éviter cela. « Je … » Qu’étais-tu censée lui dire très exactement ? A cet inconnu rencontré une poignée d’heures plus tôt ? Une larme avait coulé le long de ta joue et tu l’essuyais vigoureusement avant de dire : « C’est un très beau théâtre, je suis certaine que votre département d’art dramatique l’apprécie beaucoup. » Tu as encore le souffle court mais tu commences à te reprendre, petit à petit. Tu ne sais pas pourquoi mais tu as l’impression de devoir une explication à cet homme qui pensait te faire plaisir. Et il fut un temps où tu aurais adoré faire cette découverte, où tu te serais jetée sur scène pour t’amuser. Mais c’était un autre temps, un temps révolu. « C’est la première fois que je mets les pieds dans un théâtre depuis mon arrivée à Brisbane je … C’est sur scène, à Broadway, au milieu des répétitions et des équipes techniques que j’ai quitté mon ex-fiancé. La scène d’ouverture d’une histoire qui m’a emmenée à m’enfuir à l’autre bout du monde. » Dis-tu presque dans un murmure. Mais le silence est assourdissant autour de vous et tu sais que ton interlocuteur a tout entendu.
Une question en entrainant une autre, j'étais venu à parler de mon statut de professeur d'université et ce qu'il m'apportait. Cette femme était d'une redoutable efficacité : en moins de temps qu'il n'en fallait pour se faire, la belle brune connaissait des informations personnelles que je ne délivrai pas forcément avec aisance. Mon endroit préféré ici, par exemple, mon jardin secret. Et puis, la raison intrinsèque qui m'avait poussé à enseigner à l'université. « Vous devez être un excellent professeur. Les pépites que vos dénichez ont de la chance de vous avoir. » J'évitai de croiser son regard, gêné par ce compliment soudain. Cette douce attention, aussi sincère eût-elle été, n'eut pourtant comme effet que de me mettre particulièrement mal à l'aise. Nous ne nous connaissions ni d'Ève, ni d'Adam et voilà qu'elle m'adressait la plus belle éloge qui soit. Pour couper court à cette situation, je bifurquai sur un autre sujet qui, à mon grand soulagement, inspira mon inconnue. « Je ne connaissais que mes deux plus jeunes frères en arrivant mais j’ai rencontré assez rapidement des personnes formidables que j’ai la chance de compter aujourd’hui dans mon entourage. » Certains ont la chance d'avoir un entourage sain, pensai-je avec une pointe de jalousie. « Vous devez être heureux de retrouver vos proches également à votre retour de Paris. » Je ne pus retenir un léger pouffement, les prémices d'un rire jaune généré par la simple pensée de mon premier cercle familial, et cette fratrie divisée comme jamais. Nul besoin de m'étendre sur le sujet, je n'en avais ni l'envie, ni l'énergie. Et puis, très honnêtement, si discuter de mon cadet ne m'intéressait déjà pas le moins du monde, comment cela aurait pu intéresser une inconnue ? Je me contentai alors d'oublier la supposition qu'elle avait avancée, en optant cette fois pour un repli dans la salle de théâtre de l'université. Les spots illuminèrent la salle et... le visage effaré de la new yorkaise. Merde, c'était peut-être too much. « Je … » Pourvu qu'elle ne croit pas qu'il s'agissait d'une tentative désespérée de drague ! Je cherchai un plan B d'urgence pour que nous nous sortions de ce malaise général, en vain. Je restais bloqué sur son visage triste, détourné de moi. Je ne voyais que son profil, mais j'aurais parié qu'une larme avait roulé sur sa joue. « C’est un très beau théâtre, je suis certaine que votre département d’art dramatique l’apprécie beaucoup. » Je demeurai silencieux, suspendu à ses lèvres maquillées d'un rouge vermillon. Mais encore ? L'intonation de sa voix, bien plus fébrile que tout à l'heure, trahissait sa mélancolie. J'en étais persuadé : elle avait l'âme obscurcie par les noirs papillons d'inquiétudes, de regrets, ou peut-être même de chagrins. Et je n'eus guère besoin de creuser - heureusement, car je n'en aurais certainement pas eu l'audace - pour en apprendre un peu plus. « C’est la première fois que je mets les pieds dans un théâtre depuis mon arrivée à Brisbane je … C’est sur scène, à Broadway, au milieu des répétitions et des équipes techniques que j’ai quitté mon ex-fiancé. La scène d’ouverture d’une histoire qui m’a emmenée à m’enfuir à l’autre bout du monde. » « Oh. » Cette onomatopée fut le seul son qui sortit de ma bouche. Un silence de plusieurs interminables secondes s'en suivit, sans que nous n'osions reprendre le fil de notre conversation. J'avais mis cette femme face à sa plus grande déception et d'une minute à l'autre, l'atmosphère avait changé. Sur notre première rencontre et ses débuts prometteurs - oublions mes piètres capacités relationnelles, je venais de jeter un froid glacial. C'était pathétique, presque risible en fait. Mais passons. Je me focalisai sur mon inconnue et son regard triste. J'ignorai son identité, mais je connaissais désormais un douloureux pan de sa vie. À cheval entre le mystère et l'intimité, il était difficile de se positionner. Je n'étais ni son ami, ni son collègue. Tout au mieux, je venais de m'élever au rang de connaissance et voilà qu'elle me confiait ce pénible souvenir. Mon instinct de frère aîné protecteur me poussait à la consoler, à la prendre dans mes bras, mais la bienséance, plus forte encore, m'empêchait de briser la distance protocolaire imposée aux deux inconnus que nous étions. Maladroitement, j'effleurai son épaule avant de me raviser. « Je suis désolé. Si j'avais su... » Quoi, j'aurais pas cette bourde monumentale ? Même pas sûr. « C'était une mauvaise idée. » ajoutai-je rapidement en me renfrognant. Quel était le pourcentage de chance pour que je mette une femme dans un tel état après moins d'une heure en ma compagnie ? « Je suis sûr qu'il ne vous méritait pas. » pariai-je en espérant que cela lui remonte un tant soit peu le moral. Je n'étais vraiment, vraiment pas doué pour consoler les âmes en peine - j'avais déjà du mal à gérer la mienne - et faire face à cette situation me demandait de déployer des efforts considérables. « Et vous voulez une bonne nouvelle ? Une fois tombé, on ne peut que se relever. Alors, le temps fera son oeuvre. Et un jour, vous verrez, vous adorerez cet endroit. » C'était peut-être un peu maladroit, mais terriblement sincère. Un jour ou l'autre, on tourne la page. On se remet en selle. Et on repart de plus belle. C'était en tous cas le processus que j'avais entamé en revenant à Brisbane, et j'espérais bien que cela porte rapidement ses fruits. J'adressai un sourire timide à mon inconnue, espérant que ce soit communicatif et que nous passions à autre chose quand le destin, sous la forme de Steve, l'homme d'entretien droit et acariâtre, s'emmêla. « Qu'est-ce que vous fichez là vous deux ?! Dehors ! La fête des pingouins c'est plus loin, allez oust ! » Comme deux enfants disputés, nous sortîmes de l'entrée de ce théâtre maudit pour reprendre la direction de la salle où se tenait le gala. Quelques pas suffirent à réintégrer le flot des invités, et nous revenions à peine que déjà des hommes et des femmes cherchait à attirer l'attention de la femme pétillante que j'avais assombrie en un claquement de doigts. Je m'arrêtai au niveau de la grande porte et soupirai. « Je vous prie de m'excuser, une fois encore, pour cette malencontreuse visite. » J'appuyai mes propos d'un regard franc. « Il est déjà tard, et je pense que j'en ai assez fait pour ce soir. » avouai-je en jetant un regard sur le cadran de ma montre. « Je vous souhaite de passer une bien meilleure fin de soirée, ils comptent sur vous. » dis-je en visant du regard tous les gros poissons prêts à faire des courbettes à la plus belle femme de la salle, une attitude que je déplorais mais qui avait au moins le mérite de ne pas être aussi dévastatrice que mon mini-broadway. Je lui tendis la main en guise d'aurevoir. « Et merci. » D'avoir supporté ma compagnie, d'avoir osé se confier à moi, et de me sourire encore. Qui qu'elle soit, cette femme était vraiment incroyable. Je lui rendis un sourire plus crispé, mais tout aussi sincère, avant de quitter ce gala qui n'était vraiment pas fait pour moi.