De la poussière, des petites mottes de terre, des traces de doigts graisseux. Kyte grimace, mais c’est pas ce décor qui le dérange. Non, il se demande surtout pourquoi diable il faut absolument chercher à nettoyer tout ça. Le désordre c’est vivant, c’est humain, c’est imparfait comme on l’est tous dans la moelle et dans les tripes. Mais y’a un truc avec la société moderne ; c’est qu’on cherche tous à cacher cette part animale, ces pulsions qui font qu’on est encore un peu des bêtes et pas des machines. On bouffe, on chie, on pisse, on baise, on gueule. Comme le lynx sauvage là-haut dans la montagne et les forêts Canadiennes. Tout pareil, Kyte se dit dans sa barbe en enfilant sa tenue réglementaire : une affreuse combinaison grisâtre qui moule son ventre relâché et jure avec son teint de carencé. T’parles d’un lynx sauvage, j’ressemble juste à un gros lion d’mer trop coincé dans sa peau ! Ça, ou un taulard. Mais à choisir, Kyte préfère quand même le lion de mer. Il grogne et rigole aussi un peu en s’imaginant ramper sur la plage en beuglant, avec sa moustache qui frétille au ras du sol et des grains de sable qui lui grattent le fion. Il sait même pas si ces mammifères marins sont dotés d’un croupion mais ce n’est qu’un détail.
Kyte secoue la tête, amusé et tout plein de lassitude. Puis comme il a plus d’excuse pour repousser le moment où il se mettra enfin à bosser, il lâche un soupir, s’arme d’un seau comme de son balais, et le voilà parti à la conquête des rangées sur les traces fétides de ses congénères. Sauf que c’est pas des carcasses putrides ni des glands à moitié mâchés que les humains laissent derrière eux. Non, dans ces grandes villes aseptisées, on marque son territoire à coup de plastique, de sachets de chips éventrés, de pisse à côté de la cuvette, de pop-corn jugée trop dure ou pas assez sucrée puis balancée un peu plus loin. Et Kyte, il trouve ça tout de même franchement moins classe. « J’t’en foutrais d’ces p’tits grains d’maïs moué, t’vas vouère… » Il ronchonne en picorant les traîtres jaunâtres bien coincés entre les sièges recouverts de polyester de la salle de représentation. Et cette fois-ci c’est sûr qu’il ressemble plutôt à une poule alors les images du lynx sauvage et libre sont bien loin désormais. Alors Kyte chantonne dans sa moustache pour rythmer son labeur, passer le temps, et essayer de pas crever d’ennui ou de frustration pareil. « J’aimeuh la natur’et les fleufleurs des chaaamps, mon cœur est tout ému-euh et Dieu que c’est tou-chant. Je vais m’éteeendre sur l’herbe teeeendre en écoutant d’un œil distrait… l’odeur si fo-orte des-es forêts la-la-la ! » Il entame d’une voix traînante, le cœur à l’ouvrage et l’âme emportée. Quand soudain, une longue tirade lui coupe la parole. L’œil vif, la narine dilatée, la moustache frémissante, Kyte se redresse pour toiser l’impertinent. Il est loin, mais bon sang comme sa voix porte et emplit l’espace du théâtre. Une main en visière pour s’abriter d’un soleil inexistant, le vieux lascar repère enfin l’audacieux qui ose ainsi troubler sa quiétude. Il s’agit d’un long type au loin sur la scène, tellement jeune que Kyte sait pas s’il a déjà sa première barbe.
« Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite peste. » L'acteur déclame et tire une chaise au milieu de la pièce, faisant signe à quelqu’un de s’y assoir. Mais il n'y a personne pour lui obéir, et encore moins lui rendre la réplique. Qu’importe, le môme avance vers l’inexistante mioche d’un pas lourd, puissant, décidé. Le pas d’un roi. Intrigué, Kyte s’installe sur un siège, s’empare d’un paquet de chips à moitié vide et écoute l’homme s’insurger qu’il à d’autres choses à faire au lendemain d’une révolution ratée que de laisser une gamine mourir pour une histoire politique. « Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ? » Il continue, vindicatif, et Kyte hoche la tête parce que ça c'est sûr que c’est une vision bien dégueulasse quand on y pense. « Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer, ton frère, ne fût-ce que pour l'hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois. » Il clame, prisonnier de son devoir et de ses abrutis de sujets. Mais sa tirade reste sans réponse. Et pourtant, la réplique fuse dans la mémoire de Kyte. Vous êtes odieux ! Les mots remontent des tréfonds de son crâne sans trop qu’il les cherche, sans trop qu’il comprenne d’où ils sortent. « Oui mon petit. » Lui répond l’acteur, comme lisant dans ses pensées. « C’est le métier qui veut. » Encore une fois, la réplique manque cruellement, et Kyte en ressent une certaine frustration. Il écoute tout de même ce roi désabusé expliquer au néant comme il souffre de ce pouvoir et de ces responsabilités qui lui incombent. Et comme malgré tout, il les accepte, et applique ainsi les lois de son royaume.
Cette fois s’en est trop ! La voix qui résonnait au tréfonds de l’âme de Kyte réclame désormais d’envahir la pièce à son tour. « Hé bien tant pis pour vous ! » Qu’il gueule en brandissant le poing depuis le fond de la salle. « Moi j'n’ai pas dit ‘oui’ ! » Il poursuit d’une voix forte en s’arrachant au siège qui claque dans son dos en se refermant. « Qu’est-ce' vous voulez qu'ça me fasse, à moi, votr' politique, vos nécessités, vos pauvres histoires ? » Il crache, grogne, fais les cents pas. « Moi, j'peux dire ‘non’ encore à tout c'que j’aime pas et j'suis seul juge ! » Il clame enfin, un doigt pointé vers sa fière poitrine. « Et vous, avec votr' couronne, avec vos gardes, avec votr' attirail. » Kyte s’approche de la scène et sa main délatrice désigne le crâne du jeune acteur, la pièce vide qui les entoure et les fringues modernes qui l’habillent d'un geste théâtral. « 'Pouvez seulement m'faire mourir parce qu' z'avez dit ‘oui’ ! » Il accuse, fier, rebelle, porté par la passion d’Antigone et ses réflexions qui ne lui sont peut-être pas si étrangères après tout. Porté par l’envie de pousser une beuglante surtout, de s’arracher au rôle de spectateur passif pour emplir lui aussi la scène, et l’espace, et s’imprégner de ces mots qui vibrent à l’intérieur, qui vibrent comme ils le faisaient lorsqu’il était marmot et grimpait sur les planches de son lycée. Une époque si lointaine qu’elle lui apparaît comme dans un songe. Une autre expression de lui si différente, mais bien lui tout de même. Et ce soir, dans cette grande pièce tamisée, c’est comme s’il pouvait encore la toucher du bout des doigts.
Comme d'habitude, depuis plusieurs jours, je suis le dernier à sortir des loges. Il est déjà bien tard le soir, sans doute plus de 21h30, et pourtant ma journée n'est pas finie. Au contraire, elle va sans doute s'étirer jusque tard la nuit. Pendant quelques secondes je me dis que je devrais sans doute d'abord manger quelque chose, mais décide que je n'ai que besoin de l'eau et que mangerais en rentrant. Ou alors je prendrais une connerie à la machine en repartant. Enfin toujours est-il que je décide bien rapidement de retourner dans la salle de théâtre où j'aurais tout le temps que je veux pour moi seul afin de répéter la pièce que nous sommes entrain de monter.
Feuille de texte pliés et négligemment enfoui dans la poche arrière droite de mon jeans, je met très rapidement les décors -qui se résumeront, aujourd'hui, à une seule chaise- en place au milieu de la scène, observe l'objet pendant quelque secondes, puis m'en détourne en soupirant. Je fais neuf petit pas vers le fond de la scène avant de prendre une profonde inspiration. « »[/« Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui, mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver, petite peste. » lançais finalement, puissamment, en m'avançant vers la chaise. J'attends une seconde, deux secondes et observe le siège comme s'il y avait une personne assise là, qui devait me répondre. Mais évidemment, la comédienne jouant Antigone n'est pas là. En vrai, Jane est déjà partie depuis bien longtemps. Je pince les lèvres, puis me redresse, relevant le menton d'un air hautain. « Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du pain sur la planche, je te l'assure. Mais les affaires urgentes attendront. Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux mieux que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique qui t'enflamme, ce n'est qu'une histoire de politique » continuais-je, essayant de garder la même puissance dans la voix et appliquant tous les conseils que Charles m'a donné aujourd'hui. Pas trop penché en avant, voix et expression ferme, maintient hautain et snob, comme un roi, fier et odieux. « Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi, cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent vient de la mer, on la sent déjà du palais. Cela me soulève le coeur. Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. » Il faut que j'imagine un cadavre en putréfaction, que j'ai cette odeur nauséabonde dans les narines, que ça me soulève, tout simplement le cœur afin d'être en symbiose avec mon personnage. «Mais pour que les brutes que je gouverne comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville, pendant un mois. »
Encore une fois, j'attends que la personne invisible ne me réponde. Je profite de ces quelques secondes de répits qui s'offrent à moi afin de reprendre mon souffle et me concentrer sur mes prochaines paroles. «Oui mon petit. C'est le métier qui le veut » je continue ma tirade, me penche sur la chaise, pose une main sur le dossier, comme si je maintenais Jane en place et que je lui parle, proche de son visage, menaçant. Je plante mes yeux dans ce regard invisible et attend de nouveau, récitant la réplique d'Antigone dans ma tête.
Et c'est là que je l'entend. Cette voix qui fait écho à mes pensées. Me redressant subitement, le cœur battant à la chamade, je me tourne vers la salle de théâtre et observe l'homme qui, posant son balai, s'avance vers la scène, continuant de réciter le texte d'Antigone. J'arque un sourcil, n'en croyant mes yeux, me demandant réellement ce qui se passe en ce moment même. Mais, c'est au moment où je vois Kyte me rejoindre sur scène, qu'il se plante là, devant moi, à me réciter à la perfection le texte réserver à la femme de l'histoire, que je me rends réellement compte de la chance que j'ai en ce moment même et que je serais con de ne pas la saisir.
«Ecoute-moi » que lui disais-je en me redressant, affichant mon expression habituelle de scène. Je fixe Kyte, attendant avec une certaine impatience qu'il continue à son tour afin de pouvoir finir la scène, une lueur de reconnaissance dans le regard. C'est avec un petit sourire en coin que je l'écoute continuer sur sa lancé. Et il joue bien ce con ! «Tu m'amuses » reprenais-je en m'avançant vers lui. Et c'est comme ça que nous continuons pendant plusieurs minutes, échangeant les répliques comme si nous jouions réellement. Malgré son air de grand bourru, cet homme de ménage réussi à me mettre réellement à l'aise.
Jusqu'à cette réplique là. Ce putain de monologue que je ne réussi jamais. Comme à mon habitude, je m'avance vers le personnage, attrape Kyte par les épaules et le secoue brusquement. «Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi, petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise, de misère... Et le gouvernail est là qui ballotte » je ne sais pas si c'est parce que je l'ai attraper aussi brusquement par les épaules et qu'il ne s'attendait absolument pas à ce genre de contact physique, toujours est-il que j'ai l'impression que quelque chose change subitement dans le regard de Kyte ce qui me trouble un peu. «L'équipage ne veut plus rien faire.... il ne pense qu'à piller la cale et les officiers ... » Beaucoup, en vrai. « sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux et ...»
Le trou noir. Ma mémoire qui me fait subitement défaut. Je me fige, incapable de dire quoique ce soit de plus. Je reste planté là, face à l'homme, cligne plusieurs fois des yeux les lèvres légèrement entre ouvertes avant de le lâcher brusquement « Putain...» soufflais-je en se détournant, attrapant les feuilles de mon pantalon «merdeMerdeMerdeMerde, quel con... » continuais-je de m'insulter alors que j'épluche frénétiquement les pages « avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins leurs os de là » lisais-je à mis voix avant de soupirer lourdement « Mais oui putain ! Quel idiot sérieux ...» je me frappe le front puis me passe la main sur le visage en soupirant lourdement et me retourne vers Kyte «Je ...désolé, vraiment. On était tellement bien lancé ! Rah. Je ... » j'hésite un instant puis relève mon regard sur l'homme «ça ...te dérangerais qu'on ...qu'on recommence la scène ? Depuis le début ? Tu connais le texte ? Ou t'as besoin de ça ? » demandais-je en lui tendant les feuilles.
Kyte est sur la scène à présent, les naseaux fumants, les poings serrés qui contiennent toute la rage de cette gosse insubordonnée. Toute la rage d’Antigone. L’acteur en face de lui n’hésite pas plus longtemps. Il s’imprègne de cette colère à l’état brut, de ces petits bouts d’âme, et voilà qu’à son tour il déclame, répond, accable. L’adrénaline court dans les veines de Kyte avec presque autant d’intensité que lorsqu’il participe à une action sanglante. Il ne joue pas Antigone, il est Antigone, et il se nourrit du désespoir du roi Créon, de toutes ses peurs cristallisées, pour les lui renvoyer au centuple, depuis son cœur d’adolescente butée qui lui rappelle pas mal le jeune clébard galeux qu’il a été dans ses jeunes années. « J'vous fais peur. C'est pour cela qu'vous essayez d'me sauver. » Et comme ça lui rappelle tous les professeurs bien-pensants, les prêtres et autres éducateurs qu’ont essayé de le remettre dans le droit chemin quand il partait dans tous les sens. Ceux qui ont fini par le convaincre que le seul moyen de faire quelque chose de sa vie serait de s’engager dans l’armée. Que là il aurait de l’action à ne plus savoir qu'en faire, l’impression d’être utile, et de quoi étancher sa soif d’aventure, son besoin impérieux de flirter avec le danger. Ce qu’il savait pas c’est qu’il y aurait aussi la discipline, et les relents affreux de la mort à chaque coin de rue, à chaque fusillade, à chaque bombe qui explose sur des habitations, un hôpital, une école. « Z'êtes trop sensible pour faire un bon tyran, v'là tout. Mais z'allez tout d'même m'faire mourir t'à l'heure, vous l'savez, et c'est pour cela qu'z'avez peur. C'est laid un homme qu'a peur. » Il poursuit, la voix qui tremble de rage comme de détermination, le regard provoquant, agitateur. Et Créon lui répond, las, hautain, croulant sous le poids de son pouvoir, majestueux dans sa lente torture. Il joue bien putain. Kyte sait apprécier les bons acteurs et celui-là, avec les émotions qui vrillent sous la peau et le regard expressif, sa représentation le botte carrément.
La tension monte, Créon cesse de prier à présent et il le choppe par les épaule, le secoue comme un prunier. Kyte se laisse faire, feignant même de bringuebaler de droite à gauche parce qu’elle doit pas être très costaude, l’Antigone. Il s’énerve, le bon vieux roi. Il insulte, exige qu’on fasse l’effort de le comprendre. Il déclame ses excuses et bordel ça sonne bien comme ces culs-terreux qui nous gouvernent, responsables de tous les maux du monde par leur lâcheté mais ils jureraient sur leur lit de mort que c’était pas leur faute, qu’ils avaient les pieds et poings liés. Tous des lâches. Et Kyte il aime pas trop les lâches. Antigone non plus d’ailleurs. Alors il fronce les sourcils, il fusille de sa colère, de sa haine, de son indifférence. Le regard de l’acteur accroche le sien et semble s’y perdre. Les paroles se font plus hésitantes, moins tranchées. C’est peut-être son jeu, et Kyte aurait cru à une interprétation originale et intéressante s’il ne s’était pas tu subitement, s’il ne s’était pas figé sur place, la bouche entrouverte et le regard vague, perdu entre sa réalité et celle de son personnage. Et puis d’un coup il le lâche, et alors Kyte se retrouve lui aussi projeté dans le présent.
Satisfait de leur échange, un demi-sourire aux lèvres, il écoute l’acteur pester et se flageller en vérifiant son texte sur les petits papiers qu’il a dans la poche. Kyte l’observe plus attentivement, profitant de ce bref instant où les traits de Créon disparaissent pour laisser place à ceux du môme qui l’interprète. Il lui dit quelque chose, mais Kyte sait pas trop bien quoi. Peut-être juste à force de le voir répéter pendant que lui se pète le dos entre les rangées. Il a pas le temps de trop chercher davantage que le gosse se frappe le front, s’excuse encore et lui propose de recommencer la scène. « Hey hey hey t'vas arrêter d'te savater la poire comme ça oui ? » Il lui demande durement, le regard terriblement sérieux et les sourcils froncés. « Les critiques et les spectateurs et les bouffons qui mettent en scène et qui savent pas jouer pour un sou ils le f’ront bien assez à ta place alors tu vas t’reprendre un peu hum ? C’était bien c’que tu m’as fait. Moi j’y croyais. C’était bien et bon sang c’est pas grave que t’a oublié la fin. C’est bien à ça qu’ça sert d’s’entraîner ! » Il réplique comme s’il s’y connaissait en lui posant la main sur l’épaule, trop content de se la raconter un peu maintenant qu’on lui demande son aide et qu’on lui propose une soirée plus réjouissante que celle qui consiste à récurer les chiottes. « Ouai file donc vouère un peu les papiers là, cette scène j’pourrais t'la réciter même dans ma tombe mais le reste d’la pièce y'a moyen qu'ce soit un peu flou, tu vois ? » Il tend la main pour récupérer le texte d’Antigone et d’un coup un truc dans le regard le frappe et il se rappelle brusquement pourquoi il lui dit quelque chose, ce môme. « Hey, mais tu s’rais pas le pote à Bonnie ? C’lui à qui c’est que j’dois ma job de marde ? ». Un rire s'échappe de sa gorge et il se tape sur la cuisse, trop content de cette heureuse coïncidence. « Pas qu’j’m’en plaigne hein. C’est qu’faut bien bouffer. » Il ajoute sérieusement, son indexe pointé vers le nez de l'acteur, subitement soucieux de respecter les bonnes manières.
L'échange est parfait, génial, fluide. La tension monte un peu, les mots sortent de ma bouche sans que je n'ai à forcer quoique ce soit. Je me sens enfin à nouveau dans mon élément le plus parfait, avec la joie et le bonheur qui me prennent aux tripes, m’enivrent et me transportent dans cet havre de paix que je ne rejoins qu'une fois sur scène. Cela dit, depuis plusieurs semaines maintenant, je ne connais plus ce monde d’allégresse. Mais aujourd'hui j'entre enfin de nouveau dans ce monde et ça c'est grâce à Kyle. Aussi incroyable que cela semble être, c'est l'homme de ménage qui parvient à me donner la réplique à la perfection. Aucun problème de mot, aucun oublie, pas d'improvisation, juste une parfaite alchimie entre nous.
Et ça aurait pu continuer encore longtemps si le regard de mon partenaire de jeu n'avait pas changé et si je ne m'étais pas laisser impressionné par cela. Je perds mes moyens, me laisse submerger par mes émotions et me traite de tous les noms que je connaisse. Je fini par me reprendre un peu et, me tournant vers Kyle, lui propose de recommencer la scène. La réaction de l'homme est assez impressionnante à vrai dire. C'est avec un sérieux bien visible et un ton très dur qu'il lui m'ordonne de me calmer avant de partir dans une tirade comme quoi les autres se chargeront bien eux-même de me critiquer et me savater. Il fini tout de même avec un compliment, disant que c'était très bien ce que j'ai fait jusque là, que lui il y croyait et que de toute manière c'est à ça que ça sert de s'entraîner : pour se tromper. Il a beau avoir raison et dans le fond je suis bien d'accord avec lui, sauf qu'actuellement je ne suis pas dans le bon état d'esprit de lui donner raison.
Alors je ne lui répond pas et me contente de lui tendre les papiers afin qu'il puisse m'aider à recommencer la scène. Il parle encore un peu, m'expliquant qu'il connaît très bien cette scène que nous étions entrain de jouer mais que le reste risque d'être très flou. J'hoche donc doucement la tête et me recule, puis me détourne un peu pour retourner à ma place, lorsque Kyle reprend la parole en me demandant si je ne suis pas le pote d'Ambroise, celui qui lui à dégoter ce job de merde. Je ferme un instant les yeux, pince les lèvres puis hoche la tête et me retourne vers mon nouveau partenaire de jeu avec un sourire plus ou moins forcé «Oui, oui je suis bien son pote » répondais-je «Meilleur ami même » précisais-je, ayant mauvaise conscience si je reste sur 'simple pote'. « Tu le connais d'où ?» demandais-je finalement, histoire d'en savoir un peu plus, comme si je voulais repousser de plus en plus le moment où nous reprendront la scène. «Il est cool Ambroise, vraiment super cool. Le meilleur ami qu'on puisse espérer avoir » je souris doucement en hausse les épaules «Il a pas l'air comme ça, mais il a vraiment le cœur sur la main et je … ça ne m'étonne pas qu'il t'ait aidé. Je lui avais dis un jour qu'on avait besoin de quelqu'un pour faire le ménage et ...je suis bien content qu'il t'ait choisi en fait » reprenais-je en souriant un peu plus sincèrement « Je le connais depuis trois ans» expliquais-je, ignorant si ça intéresse Kyle ou non «On s'est rencontré au planétarium. Une visite guidé organisée par l'université et tu sais à chaque fois il y a toujours le sale gosse qui pose des questions de merde ou qui contredit le guide, le mec que t'as envie de frapper, tu sais ?» mon sourire devient un peu plus large, plus amusé, alors que je me rappelle des premières minutes passés avec mon meilleur ami «Eh ben c'était lui, Ambroise Macleod, l'intello passionné d'astronomie et qui adore montrer son intelligence » je croise les bras et hausse les épaules «J'suis tombé sous le charme de cette enflure dès sa première remarque et ... » je pince les lèvres, me passe la main sur mon coude gauche puis soupire doucement «Bref, t'as bien fais de lui faire confiance...» reprenais-je sur un ton plus doux, prit d'une brusque et méchante mélancolie. C'était il y a trois ans. Et dieu que nous avons changer. Autant dans le bon que dans le mauvais sens du terme.
Kyte attrape les feuilles de papiers, ses yeux en parcourent les lignes tandis que l’acteur confirme ses doutes à propos d’Ambroise et le job à chier qu’il se coltine depuis quelques jours. Il lève un regard curieux vers le gosse qui se sent obligé de préciser que c’est son ami certes mais surtout son meilleur ami. Il a jamais trop compris Kyte, pourquoi les gens classent les autres par ordre d’importance. Lui, il va là où le vent le mène. Pas de loyauté envers personne, mais juste des braves types et nanas qui lui tendent la main et parfois acceptent même de marcher quelques temps avec lui sur sa route. Mais il sait bien que tout est éphémère et que personne reste dans sa garce de vie. Pas même la môme qu’il a mise au monde, ni celle qu’il a pratiquement élevée. C’est au tour du môme d’être curieux, et voilà qu’il lui demande comment il connait le p’tit Bonnie. « Longue histoire. » Kyte répond évasivement, parano jusqu’au bout des ongles et bien déterminé à cacher les bribes d’informations qui pourraient révéler sa véritable identité. « Disons qu’c’est sa frangine qui nous a présenté. Et qu’le pauvre Bonnie, tu voyais sur sa face qu’il s’en s’rait bien passé ! » Il plaisante et secoue la tête avec un petit rire, visualisant la scène de sa mémoire photographique étrangement développée. C’est que Kyte, il ferait pas grand-chose sans ses images du passé. L’avenir lui paraît tellement sombre qu’il s’y accroche comme à un rêve qu’on veut pas laisser filer. C’est grâce à elles qu’il a tenu le coup au trou toutes ces années. Grâce à elles qu’il continue à avancer.
Mais assez parlé de l’avenir, là ils ont une scène à recommencer. Et Kyte se serait bien lancé mais voilà que le gamin se tape un monologue qu’à rien à voir avec Antigone et qu’est juste dédié aux beaux yeux d’Ambroise. Une tirade mielleuse sur sa valeur et l’histoire de leur rencontre pas mal banale mais quand même sacrément touchante. Alors Kyte il se laisse bercer par ce récit, et il rigole même en imaginant Bonnie faire chier le guide en pleine visite avec ses questions métaphysiques parce que c’est quand même sacrément son genre et c’est aussi foutrement bien raconté. « Ah on le refera pas celui-là moi j’te l’dis ! » Il radote comme un vieux con attendrit. N’empêche que c’est ça qui l’a attiré à la base chez ce môme maigrelet, cette lueur d’intelligence dans son regard perçant, ses paroles pleines de savoir qu’il énonce comme des faits même à ceux qui veulent pas les entendre. Faut dire que ça lui rappelle un peu sa gosse. Pas Jaimie, la vraie. La petite sociopathe surdouée qui bouclait le bec de tous les vieux bikers alors qu’elle avait pas six ans. Bon sang, comme elle lui manque. Il a même pas conscience de la chercher dans tout le monde, de s’attacher à des personnes qui peuvent la lui rappeler alors même qu’elle est peut-être à l’autre bout du monde à le haïr dans son coin. « Ouai, c’est un brave type. Un brave type. » Il confirme, le regard dans le vague, comme inspiré par toute cette histoire prenante. Il pose la main sur l’épaule de Clément et la serre un peu sans le regarder, comme une scène de film un peu nulle où le vieux sage guide le protagoniste sur sa route. Puis il le lâche enfin et plante ses yeux de glace dans ceux de l’acteur comme pour y puiser des réponses. « Mais dis, t’essayerais pas d’gagner un peu d’temps en m’amadouant avec tes touchantes histoires, là ? Allez allez, on s’y remet. C’est qu’j’ai des fauteuils à récurer et du blé à gagner, moué. » Il grogne sans lui laisser le temps de protester, puis enchaîne aussitôt : « Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine ! » Il raille en levant les bras au plafond comme s'il s'agissait du ciel. Pour provoquer Clément un peu, mais surtout pour réveiller le vieux roi en lui, et lui donner la possibilité de refaire ce passage qu’il a planté, cette tirade qu’il évite et qui lui donne du fil à retordre. Et Kyte il sait bien que ses craintes il faut les regarder en face et les affronter sans tarder, sinon elle grandissent dans l’ombre et c’est elles qui finissent par nous engloutir.
Je perds un peu trop facilement patience. Ça a toujours été comme ça, j’ai toujours été impulsif, le genre de gars qui agit plus vite qu’il ne parle et qui ne réfléchit pas toujours. Mais ces derniers temps plus que d’habitude je perds trop facilement pied. Comme aujourd’hui, alors que je me traite de tous les noms possibles et imaginables alors que je ne me suis qu’un peu trompé et que ce n’est, en soit, absolument pas grave et ce sont des erreurs qui arrivent, surtout quand on est en répétition. Toutefois, ça ne me plait absolument pas et je décide qu’on va recommencer depuis le début. Mais d’abord, je gagne un peu de temps pour parler d’Ambroise. Kyle m’indique qu’il connaît Sybbie et que c’est elle qui les a présenté mais que Bonnie il s’en serait bien passé. « Et pourtant il t’as quand même aidé » dis-je en haussant les épaules « En vrai je suis sûr qu’Ambroise t’aime bien, sinon il t’aurais sûrement dégoter ce job» haussais-je les épaules afin de conclure cette discussion.
Je laisse donc Kyle lire les feuilles que je lui ai tendues mais décide continuer sur ma lancé, faisant un sacré éloge de mon meilleur ami. Et tout en expliquant à l’homme de ménage comment nous nous sommes rencontrés, je me demande si Bonnie serait du genre à parler ainsi de moi. Mais Kyle ne me laisse pas le temps de morfondre dans ce genre de pensées et me remet sur le droit chemin en disant qu’il faut que nous continuions la pièce car il a du travail lui. «très bien » soufflais-je en hochant la tête «Depuis le début du coup, ok ? » reprenais-je. Je m’autorise un rapide coup d’œil sur les feuilles que Kyle tient en main puis me détourne, fait quelques pas vers la sortie de la scène et me retourne. Avec un hochement de tête, je lui signifie que je suis près, que nous pouvons commencer.
Le début se passe merveilleusement bien. Dès lors que Kyle prononce les premiers mots, je me remémore ma propre réplique et je me lance corps et âme dans ce dialogue qui, à mes yeux, est sans doute un des plus importants pour mon personnage. J'y met l’intonation nécessaire, joue parfaitement sur l'espace de jeu, mais je me laisse trop facilement déconcentrer, obligeant ainsi mon partenaire à recommencer plusieurs fois.
Les petites histoires rangées au placard, les voilà reparti. Kyte déambule au centre de la scène, crache sa misère et son désespoir, serre son cœur d’Antigone entre ses vieilles mains, accable de reproches ce bon vieux roi Créon. Et Clément, il saute à pieds joints dans la bataille avec le charisme et le détachement qu’il faut, le débit parfait, le ton adéquat, les expressions accablées du type qui doit porter sur ses épaules une charge bien plus lourde qu’il n’en est capable. Tout se passe à la perfection. Tout… ou presque. Parce qu’après quelques minutes d’un échange fluide et enflammé, voilà que le jeune acteur s’embrouille dans ses joutes, bute sur ses mots, perd le contact avec Créon et se retrouve balancé dans la réalité amère du vieux théâtre. Le professionnalisme remplace la frustration et la colère et ils se remettent en selle ; recommencent encore et encore. Ils refont la scène assez de fois pour que Kyte réalise que c’est son jeu à lui qui perturbe l’acteur. Oh, pas son jeu dans les tirades, car Clément se nourrit parfaitement de son énergie pour lui donner la réplique la plus naturelle, la plus en accord avec son rôle. Non, c’est ses silences qui embrouillent l’acteur. Les regards, les gestes et les soupirs du vieux clochard viennent perturber le flot de ses paroles au beau milieu de ses tirades, comme la toute première fois.
Bon y’a plus l’choix on va traiter le mal par le mal, se dit Kyte alors que les mots manquent à son partenaire de scène pour la énième fois. Son idée brillante ? Jouer les éléments perturbateurs. Dans sa cervelle de rapace, le Canadien se dit que désarçonner son jeune compagnon sera la meilleure façon de lui apprendre à rester en scelle. Comme on foutrait un cavalier un peu novice sur un cheval bien trop sauvage en espérant qu'après il monte sans crainte les pouliches les plus douces - sans jeu de mots. Mais ça évidemment il ne va pas le lui dire, ce serait trop facile. Alors il utilise un prétexte pour démarrer son travail. « Bon, bon, bon. On va s’arrêter là pour cette scène, hm ? » Il marmonne en fouillant dans ses feuilles à la recherche de leur prochaine pépite. « J’vois bien qu’tu satures et très franchement moi pareil alors on va s’faire les dents sur autre chose en attendant, hum ? Histoire de t’changer un peu les idées. » Toujours très impliqué dans son rôle de coach d'acteur improvisé, il sélectionne un autre passage de cette scène charnière entre les deux protagonistes. « Une fois, je m'étais cachée derrière une porte, c'était le matin, nous venions de nous lever, et eux, ils rentraient. » Il commence, le ton morne, les yeux rivés sur le papier. Il ne joue plus, il se contente de lire. « Po-Poly… - ah merde c’est quoi c’nom là déjà ? - Polynice – quel nom d’fiotte j’te jure – Polynice m’a vue, il était tout pâle, les yeux… - euh – les yeux brillants et… si beau ! Dans son vêtement du soir. » C’est à son tour de buter sur les mots, d’hésiter. Il ne vit plus les répliques ; il se contente de les délivrer d’un ton aphone, réservant ses rares accentuations, ses rares émotions, à des passages où elles ne sont pas justifiées. S’il doit montrer de la nostalgie alors son cœur se ferme mais s’il devrait être laconique c'est là que sa voix s’emporte ! « Il m’a dit ‘Tiens, t’es là toué ?’ Pis il m’a donné une grande feuille – ah ! Nan – fleur. Une grande fleur - pas feuille donc – de papier qu’il avait rapporté de sa nuit. » Il jubile à l’intérieur, s’amuse de l’expression d’abord surprise, puis ahurie, puis franchement colérique de l’acteur en face de lui. Ça lui apprendra va, qu’il se dit avec ravissement, très fier de ce petit exercice qu’il estime à la fois brillant et très amusant. Voilà qui devrait travailler un peu sa sensibilité, car si Clément arrive à rester de marbre avec un acteur aussi perturbant en face de lui, nulle doute que c'est plus un regard ni un soupir qui parviendront à le déconcentrer !
AVENGEDINCHAINS & WHITEFALLS
info de lecture:
Dans la dernière tirade, les passages en italiques sont les commentaires de Kyte, donc tout ce qu'il dit à haute voix mais ne fait pas partie du texte original de la pièce
Ça s’annonçait tellement bien. Vu comment Kyte a déclamé les tirades d’Antigone avant, j’avais vraiment pensé trouver un super partenaire de jeu, qu’avec lui pour donner la réplique je pourrais de nouveau progresser un peu et surtout réviser facilement mon texte. Ça passait bien ! On avait une bonne technique, j’avais l’impression qu’on se complétait pas mal et tout. D’ailleurs, lorsque nous avons recommencé la même scène la première fois, tout était nickel, parfait. Mais les lacunes en termes de jeu de Kyle se sont très rapidement montrées. Et depuis que j’ai remarqué ses tiques, plus rien ne va. Il sur joue par moments, parfois il ne joue plus et parle sur un ton monotone. J’ai bien essayé de passer outre ces défauts en me disant qu’il n’est que l’homme de ménage de la maison, mais bien rapidement j’ai saturé. Et Kyle l’a bien comprit et m’a proposé de passer à autre chose. J’ai hésité fortement, marché de long en large en essayant de me remémorer toutes les répliques que je devais dire, mais au final, je me suis rendu à l’évidence que Kyle a raison : ça ne sert à rien de torturer son esprit ainsi et souvent en passant à autre chose on parvient à retrouver le calme et la sérénité dont on a besoin pour se rappeler de son texte. « Ok … t’as raison» dis-je finalement en prenant une profonde inspiration. Je me passe les mains dans les cheveux, fermes les yeux et me concentre quelques instants avant de me reculer et me remettre en place sur la scène.
Me retournant vers Kyle, je lui lance un coup d’œil puis hoche la tête pour lui signifier de commencer. Il se lance donc dans sa réplique et je me remémore la mienne avant de la dire de la façon la plus naturelle qui soit. Tout me revient très rapidement et je m’applique comme je peux dans mon jeu, joignant les gestes à mes paroles. Mais rien ne se passe comme prévu. Kyle ne joue pas, il lit. Et en plus il se trompe régulièrement dans les mots, loupant ce qui me semble être une phrase sur deux. Au début je ne dis rien, je fais comme si de rien n’était, mais ce n’est juste pas possible. « T’es con ou tu le fais exprès ?» me stoppais-je dans ma réplique en m’avançant vers lui et d’un geste de rage je lui arrache les feuilles des mains «ça sert strictement à rien » grognais-je «c’est pourtant pas difficile putain ! » m’exclamais-je en désignant les feuilles «Tu sais lire ou t’es juste bon à récurer les fauteuils ?! » demandais-je sur un ton condescendant « sérieux, fait un effort quoi !» reprenais-je lui plaquant avec violence les feuilles contre le torse, les lui fourrant à nouveau dans les mains « maintenant tu te concentres et tu arrêtes de jouer au con» lui ordonnais-je en me détournant «débile » l’insultais-je à voix basse alors que je me remet en place. En me retournant vers Kyle, j’hoche la tête « Allez, reprend depuis le début. Et fait attention à ton intonation et aux mots».
Clément patauge dans la plus grande frustration. Elle semble s’évaporer par tous les pores bouillants de sa peau et émane comme une aura d’éclairs et de nuages noirs. Kyte jubile. Tourmenter l’acteur lui apporte une certaine réjouissance. Il se nourrit du drame et se complaît dans le chaos. Mais surtout, il a enfin l’impression de servir à quelque chose. D’aider ce jeune oiseau à se forger des nerfs un peu plus solide, une concentration un peu moins sensible aux aléas de son environnement, une meilleure résilience, en somme. Mais 'faut croire qu’il y a encore pas mal de boulot, parce que bientôt l’acteur explose en plein milieu d’une de ses répliques. Les gestes pleins de colère comme un adolescent rebelle, voilà qu’il lui arrache les feuilles de ses mains avec les gestes nerveux et tout rigides. Kyte pince les lèvres pour retenir un éclat de rire. Au lieu de ça il fronce les sourcils, feint la surprise et l’innocence pour le pousser un peu… encore un tout petit peu. Clément grogne à présent, se plaint que leur travail ne sert strictement à rien. Ah, elle est bien bonne ! Kyte sait bien que c’est du vent. D’ailleurs, il est pas loin de lui expliquer pourquoi et le but de l’exercice, mais le jeune pourceau ne lui en laisse pas le temps. Non, le petit acteur pompeux prend maintenant un air supérieur et lui parle comme on parlerait à un môme attardé, à un clébard plein de puces, à une putain de raclure illettrée. Les mots cruels et leur condescendance coupent l’égo de Kyte comme une lame acérée dans du beurre, laissent quelques balafres sur son âme littéraire, crispent ses dents comme sa mâchoire. Il lui referait bien le portrait façon cubisme pour lui apprendre un peu la vie et le respect mais il se dit que c’est peut-être un peu con d’endommager sa jolie petite gueule d’acteur tout propret. Sauf que le gamin continue sur sa lancée et lui plaque maintenant les feuilles sur le torse avec un geste de mouche à merde qu’il doit probablement croire impressionnant. Kyte ne bronche pas. Il soutient son regard et ne fait pas le moindre geste pour reprendre les dialogues qui tombent alors à leurs pieds comme autant de feuilles morte jonchant les sols d’automne.
Quand le môme le traite de débile, Kyte comprend qu’il veut crever alors il s’empresse de réaliser ses désirs. La moustache frémissante, il marche droit vers le gamin et coupe ses histoires d’intonation et de mots d’une belle beigne dans la mâchoire. Oh il a pas frappé trop fort. Une petite châtaigne de rien du tout juste pour marquer le coup. Alors il est presque surpris de voir l’acteur s’écraser parmi ses feuillets. Il faut dire que le gamin est sacrément plus frêle que les armoires à glace auxquelles Kyte a l’habitude de se frotter. Les poings sur les hanches, Kyte regarde ce joli tableau avec un petit sourire satisfait aux lèvres, appréciant la poésie de l’instant. Puis il s’accroupi à ses côtés et appuie son genou sur la gorge du jeune acteur belliqueux pour lui ôter toute envie – ou possibilité – de se relever. « Dis-moi p’tit con, tes vieux y z’ont pas pensé à t’apprendre un peu l’respect avant d’te lâcher comme ça dans la nature ? » Il demande d’un air calme, comme foncièrement intrigué par la réponse. Kyte lève les yeux au ciel devant les veines tentatives que le gamin met en œuvre pour se dégager et il attrape ses poignets d'une main pour l’immobiliser. « T’ferais bien d’te rappeler qu’t’es qu’une toute p’tite écrevisse de rien du tout la prochaine fois que t’viendra l’idée brillante d’insulter un type dans mon genre qu’fait deux fois ta taille. » Sa voix gronde, menaçante. C’est qu’il faut lui apprendre un peu la vie à ce sale rejeton. « Parce que le gaillard à qui tu chercheras des noises, il aura p’t’être pas la même volonté d’éduquer dans son cœur qu’moi et tu risques d’y perdre que’ques dents au passage s’tu vois c’que j’veux dire. » Cette fois son ton est plus léger, et son conseil s’achève dans un rire. « Mais t’en as dans l’pantalon, j’dois bien l’admettre. Et t’as d’la chance, c’t’une qualité qu’j’apprécie pas mal... quand on sait s'en servir. » Kyte badine en se relevant. Il tend la main à l’acteur pour l’aider à se remettre sur pieds et sceller la fin des hostilités. Libre à lui de la saisir ou non. « T’veux savoir c’que c’est qu’ton problème au théâtre et p’t’être aussi dans la vie ? » Il demande puis enchaîne sans attendre la réponse, trop content de pouvoir exposer son savoir. « T’as aucun contrôle sur les émotions qu’t’as là-dedans. » Il explique en tapant du poing sur le cœur de Clément. « Et pour un acteur, c'est sacrément la marde. Tu les laisse te consumer et t’bouffer dans tous les sens. T’iras nulle part comme ça. Moi j’te l’dis : les types qu’écoutent leurs cœurs y finissent tous par crever comme des raclures. Pis les autres, ceux qu’écoutent leurs têtes, c’est ceux-là qui réussissent. » Il explique en se tapotant le crâne du doigt. « C’est à ça qu’ça sert cet exercice : j’lis les répliques, j’tires sur tes cordes. Si tu m’déclames ton texte comme si j’étais l’meilleur acteur qu’t’as jamais vu d’ta vie, tu gagnes. Si tu t’emportes, tu perds. C’est aussi simple que ça. » Il dévoile avec un haussement d’épaules. Puis sa moustache roule de satisfaction tandis que ses lèvres dessinent l'esquisse d'un sourire carnassier teinté d’ironie. « Et là… bah t’as perdu l’premier round mon p’tit gars, qu'veux-tu qu'j'te dise ! »
La réaction de Kyle à le mes insultes me laisse sur le cul, littéralement. Alors que j'allais pour retourner à ma place sur la scène, j'entends les pas de l'homme derrière moi et ai tout juste le temps de me tourner à demi que son poing vient s'écraser sur ma mâchoire. Le coup n'est pas fort, j'ai déjà vécu bien pire, mais la choc, lui, est bien plus grand. Reculant, titubant, c'est à cause du tapis que je me retrouve au sol. Assit sur la scène, parmi les feuilles, je vois Kyle s'approcher de moi, poings sur les hanches. Et, alors que mon cerveau me hurle de me relever, de dégager de là car clairement je ne fais pas le poids par rapport à l'homme de ménage, mon corps ne me répond pas et reste là, paralysé et figé sur place. J'observe avec une certaine horreur comment, parlant, il se penche sur moi. Et c'est à ce moment là que mon corps décide de réagir enfin.
Sauf qu'il est trop tard. M'attrapant les poignets, son genoux se posant à travers ma poitrine non loin de ma gorge, il me plaque au sol et m'y maintient avec force. Je grogne et me débat, alors qu'il me demande si mes parents m'ont apprit le respect. Je ne réponds pas, autant parce que je suis occupé à essayer de me sortir de cette position d'infériorité que parce que la réponse ne l'intéresse sans doute pas. De toute manière, il ne me laisse pas le temps de prendre la parole et, me traitant de 'petite écrevisse' il me met en garde de vouloir chercher des noises aux gaillards comme lui, car le prochain ne sera sans doute pas aussi clément que lui.
Sentant qu'il ressert son emprise et que mon épaule commence à être douloureuse à force de tirer dessus et vouloir m'en sortir, je décide de m'immobiliser. Au final, il me fait comme un compliment, même si je ne le prends pas forcément comme tel. Se relevant ensuite, il me relâche enfin et me tend une main bienveillante. J'hésite quelques instant avant de soupirer et la saisir, m'aidant de la force de Kyle pour me remettre sur pied. Une fois debout, je me frotte un peu les côtes et la poitrine, l'endroit sur lequel l'homme a appuyé avec son genou et l'écoute, lui et sa leçon de morale. Et en vrai, il tape brutalement juste. Dans le mile.
S'avançant vers moi -j'avoue que j'ai un petit mouvement de recul à ce moment là- il m'explique que je n'ai aucun contrôle sur mes émotions, que je suis bien trop impulsif, que je laisse ces émotions me consumer et me bouffer de l'intérieur, que ceux qu'écoutent leur cœur finissent tous par crever. Et le but de cet exercice est simple : il lit les réplique comme un connard et si moi j'arrive à gérer ça, à faire comme s'il était le meilleur acteur du monde avec qui jouer est un plaisir, alors je gagne. Si je le fais pas, je perds, tout simplement. Et pour l'instant j'ai perdu.
Baissant le regard, je soupire doucement et hoche la tête «Je sais bien » dis-je d'une petite voix «Je veux dire … je sais bien à quel point je suis impulsif, c'est un trait de caractère sur lequel je travail énormément depuis des années. Le théâtre m'a toujours canaliser mais depuis quelques temps là, c'est plus le cas » avouais-je «je pense que c'est parce que je peux plus danser, j'ai rien d'autre pour me changer les idées et ...bref, me justifier ne changera rien » dis-je en me baissant pour récupérer mes feuilles «Mais t'as raison » dis-je, accroupis face. Je déglutis puis prende une profonde inspiration, ravalant le trop plein d'émotion qui menace de m'engloutir «J'ai minablement échoué » confirmais-je en me redressant. Je plis minutieusement mes feuilles « On arrête là» déclarais-je finalement, gardant le regard baissé. «Merci en tout cas. Pour ….ta sincérité » reprenais-je en passant à côté de lui «et d'avoir essayé de travailler avec moi »
La colère s’évapore, les épaules s’affaissent et un soupir soulève la poitrine du gosse. Vaincu, il jette le blâme sur son impulsivité qui le bouffe et qu’il n’arrive plus à canaliser depuis qu’il a dû arrêter de danser. Un peu surpris par un tel retournement de situation, Kyte le regarde se pencher vers ses feuillets le cœur lourd et l’âme pareille. « Allons, allons, pas la peine d’en faire tout un drame. » Il commente, pas spécialement à l’aise avec ces blessures exposées, ces émotions vives et authentiques qui se mettent à flotter dans la pièce. Mais rien à faire, le môme continue de s’épancher sur sa déchéance et enfonce le clou. : il a lamentablement échoué, qu’il dit, et il veut même tout arrêter. Les poings sur les hanches, Kyte commence à regretter de l’avoir éclaté sur le sol. Faut dire qu’y m’cherchait des noises aussi ! Justification acceptée, il suit le gamin des yeux et hésite à insister un peu, à lui dire de se remettre en selle tout de suite et de pas abandonner comme un lâche. Mais il tire une gueule de trois kilomètres et y’a des larmes palpables dans sa poitrine alors le canadien décide de ne pas pousser le bouchon plus loin pour ce soir. « Pas d’quoi, ça m’change de mes plumeaux et d’toute la marde qu’les gens y laissent un peu partout. » Il réplique en se frottant le sourcil du pouce, balayant la salle encore à nettoyer d’un regard où se lisent la lassitude et la résignation. « J’suis là tous les soirs sauf le mardi et l’dimanche. Reviens demain, on s’refera quelques lignes. » Il décide d’un ton ferme, sans chercher à savoir si sa proposition botte l’acteur ou lui casse les noisettes.
Et puis sans aucune autre forme de procès, il saute de la scène avec l’agilité d’un jeune homme – et regrette immédiatement son geste en sentant la tension dans le bas de son dos. Tabernak ! C’est qu’j’ai plus vingt ans ! Il s’éloigne en se frottant la hanche, remonte l’allée en boitillant comme un vieillard et baisse les yeux vers son petit attirail de nettoyage. Soupir, roulement de moustache, résignation. Il relève les yeux vers la scène où il préférerait déclamer encore toute sa rébellion et toute sa colère et remarque que l’acteur s’y trouve encore, désœuvré, les bras le long du corps qui tiennent encore mollement ses textes. « Hey ! » Il gueule comme une idée saugrenue lui traverse soudainement l’esprit. « Reste donc pas planté là comme un nigaud mon p’tit ! » Il l’engueule presque, comme si c’était lui le boss et que Clément se tournait les pouces sans avancer dans sa besogne. « Viens donc me filer un coup main qu’on finisse ça rapidement, tu veux ? » Le rire dans le fond des yeux, un sourire amusé au coin de ses lèvres craquelées, il fait signe au jeune acteur de se rapprocher. « J'suis d'avis qu'un p’tit remontant te ferait pas d’mal et très franchement j’serais pas contre un verre non plus alors j’te propose qu’on torche ça vite fait à deux et qu’on s’tire d’ici. J’crois qu’il y’a un troquet au coin d’la rue qui fait une promo sur le vin. » Sa langue claque joyeusement contre son palais, toute réjouie à l’idée du liquide bordeaux qui cramera bientôt ses papilles. Et puis c’est l’Australie, il fait toujours beau ici ! Il devraient pas avoir trop d’mal à se trouver un coin pour s’enfiler ça dans la douceur de la nuit !