Ce matin-là était un matin que Dean voulait de « parfait ». Comme à son habitude, il fallait que tout soit bien organisé, « parfaitement » organisé même. C’était dans sa nature, étant assez maniaque et organisé, que sa journée se déroule de la meilleure manière qui soit. Du moins, c’était ce qui se disait lorsqu’il était sobre. Une fois l’alcool dans le sens, sa philosophie était tout autre : foutre le bordel jusqu’au bout de la nuit, parfois même aller chercher la bagarre et parvenir même à hurler dans les rues de Fortitude Valley après Heïdi, son ex-fiancée qui l’avait laissé depuis maintenant trois ans sans réponse. Ce bout de femme était l’une des raisons pour lesquelles Dean aimait, tous les matins, se réveiller tôt pour se changer immédiatement les idées en allant courir. Pas une seule matinée n’échappait au petit parcours du jeune homme .

Son choix s’était porté sur Oates Park, dans le quartier de Logan City. C’était un quartier rempli de verdure, où l’air semblait même être pure. Il y avait comme une ambiance axée sur la détente et sur l’ambiance familiale, quelque chose qui manquait beaucoup dans la vie de Dean. Après tout, à trente-trois ans, ne devait-il pas déjà être marié et avoir son premier enfant, voire le deuxième ? Toute une vie tracée, gâchée si facilement, par un « Je suis désolée » sorti tout droit de la bouche d’Heïdi.

Le fait d’avoir encore et encore, toujours et infiniment, son ex-fiancée dans les pensées le fit déconnecter durant quelques instants… de trop. Entre-temps, il percuta une personne, ce qui le ramena aussitôt à lui. Il la vit perdre l’équilibre et ne manqua pas, par réflexe, de lui attraper le bras pour éviter qu’elle ne tombe en arrière. « Oh, je suis vraiment désolée » prononça cette jeune femme qu’il ne semblait pas encore connaître. « Non, c’est moi, je pensais à autre chose et puis… j’avoue que ça ne m’arrive pas souvent d’ailleurs… » dit-il tout en se caressant la nuque assez nerveusement, ne comprenant pas lui-même comment il pouvait encore perdre le fil de ce qu’il faisait. « Enfin, cela dit, quelle idée de s’arrêter aussi brusquement… ». Il tiqua : comment ça, il s’était arrêté brusquement ? Dans sa tête, il avait l’impression qu’il courait paisiblement, il ne s’était pas rendu compte que ses pensées avaient fini par le faire s’arrêter. « Ah merde, j’avais même pas fait attention ! Mais promis, je ne suis ni débile, ni saoul. J’ai simplement perdu le contrôle… » Sa voix était haletante, encore essoufflé d’avoir déjà couru autant. Il dévisagea la femme en face de lui, jeune et belle, et passa aussitôt sa main dans ses cheveux pour se redonner une meilleure allure : « Au fait, vous venez souvent par ici ? J’ai l’habitude de courir dans le coin, mais je ne vous ai jamais vue ! »

Son regard se plissait sur les yeux de la jeune femme, l’air pensant : c’était sûr, il l’avait sans doute déjà croisée quelque part. Peut-être bien en soirée, dans l’un des bars qu’il avait l’habitude de fréquenter ? Peut-être faisait-elle partie de ces filles qu’il ramenait dans son lit sans s’en souvenir le lendemain ? Non, cela ne lui parlait pas dans ce sens-là. « A vrai dire cela ne fait pas très longtemps que j’ai emménagé ici, je suis italienne et je suis arrivée il y a quelques semaines à peine. Je trouve ce parc très sympa et il y a de bonnes pistes pour courir. Cela étant dit, si on me rentre dedans à chaque coin je pense que je vais arrêter de venir ici... C'est bien trop dangereux ! ». Ces quelques mots le firent rire légèrement, se sentant quelque peu mal à l’aise. C’est vrai que ses pensées avaient été ailleurs. « Je m’appelle Giulia » lui répondit-elle, en lui tendant la main. Le jeune Irlandais lui répondit en serrant sa main également, alors que d’autres joueurs se faufilaient entre eux. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle transforme leur poignée de main en un tirage vers le côté. Il fut quelque peu surpris mais se laissa aussitôt faire : « On gêne un peu je crois… Vous habitez dans le coin ? ».

S’il habitait dans le coin ? Dean avait parfois du mal à localiser Logan City par rapport à son appartement. Il se perdait dans les quartiers de Brisbane lors de son temps libre, pour essayer de s’habituer au climat. Seulement, rien n’y faisait, on sentait bien par moments qu’il ne vivait là que depuis novembre 2017. Puis, malgré la belle ambiance et la sympathie des gens, le fait de savoir Heidi et Benjamin, vivant heureux tous les deux dans la même ville que lui, mais sans lui, lui fendait le cœur un peu plus chaque jour. « Hum, on peut dire ça. Je vis sur Spring Hill, un quartier à côté… C’est assez calme, tranquille, je ne sais pas si vous êtes d’ici mais c’est plutôt chouette de vivre là ! Ah oui… » finit-il par dire, se rappelant de son oubli : « Je m’appelle Dean Maguire, avocat au sein du bureau du procureur ». Son air avait été aussitôt sérieux, mais pour qui se prenait-il ? Sans doute que cette fille se fichait pas mal de parler à un avocat, alors qu’elle faisait son petit running tranquille. Pourquoi diable avait-il encore cette manie de rappeler à tout le monde qu’il pouvait être parfait ? Au moins, Benjamin n’avait pas eu tort là-dessus : il se prenait trop la tête à gravir les échelons pour une éventuelle ascension sociale qu’il voulait parfaite. Alors, il renchérit : « Et potentiellement fan de cuisine ! » pour casser soi-même son air sérieux. Il se posa ensuite sur le petit muret qui se trouvait non loin d'eux et croisa les bras sur son torse, sans quitter la jeune femme du regard.

Accoudé sur le petit muret longeant le trottoir où il courait quelques minutes plus tôt, Dean observa longuement la jeune femme tout en l’écoutant s’exprimer. Après tout, il était bien tôt dans la matinée, s’arrêter cinq minutes n’allait pas lui faire perdre sa journée et le rendre en retard à son boulot. Très sociable, il ne pouvait pas dire non lorsqu’un – ou, dans ce cas-ci, une – inconnu(e) venait l’aborder et discuter de tout et de rien, quitte à refaire le monde. C’était là une qualité transformée en défaut. La sociabilité de Dean faisait beaucoup parler de lui, surtout depuis son arrivée à Brisbane. « Fan de cuisine ? Ça c’est très intéressant, vous êtes un véritable cordon bleu ? Si c’est le cas vous allez devoir me le prouver mon cher ! » - « Vous le prouvez ? ». Dean eut alors un éclat de rire qui franchit aussitôt la barrière de ses lèvres, assez étonné de l'audace de la jeune femme au travers de ses dernières paroles. « Je ne vois pas pourquoi je devrais absolument vous le prouver, mais pourquoi pas. C’est à vos risques et périls après tout, je pourrais très bien faire n’importe quoi dans le plat et vous le servir avec un grand sourire », finit-il par dire, dans un sourire satisfait et faussement innocent. Mais, enfin, l’idée de se tutoyer n’était pas stupide en elle-même, confirmée par ce qu’elle venait de lui dire : « Bon à mon avis vous ne devez pas être beaucoup plus âgé que moi alors est ce que ça vous dérange si on se tutoie ? » - « Pas de souci, tutoyons-nous ». Mais le silence arriva aussitôt. Regardant bêtement ses pieds, toujours assis sur le muret, Dean fit quelques mimiques de quelqu’un qui chercha aussitôt quoi dire : « Alors, heu… ça vous arrive souvent de venir par ici ? Heu… Ca t’arrive souvent, plutôt ?Je veux dire, sur ce terrain-ci pour courir ? ». Pour Dean, c’était l’un des meilleurs endroits pour courir. Il n’était pas très exigeant, à vrai dire. Mais là, avec les quelques rayons de soleil qui venaient réchauffer sa peau, c'était parfait. C'était le genre de matins dont il rêvait. « Tu fais ça tous les matins avant d’aller travailler ? » question subtile pour savoir ce qu’elle faisait dans la vie.

« J’aime les risques ! Et puis si c’était le cas et bien j’en accepterais les conséquences ». Il ne put qu’être étonné de voir tant de franchise et d’assurance sortir de la bouche de cette jeune femme. Sans doute avait-elle une idée derrière la tête pour lui parler ainsi, ce qui le fit sourire. « Hé bien, tu n’as définitivement pas froid aux yeux à ce que je vois ! Ce sera à l’occasion, je devais justement inviter quelques copains dans les prochains jours. Tu seras la bienvenue. N'oublie pas de venir avec l'estomac vide alors, parce qu'il y aura de quoi manger ». Et c'était peu dire. Depuis son arrivée à Brisbane, Dean comblait le vide que Benjamin et Heidi avaient laissé par un côté exagéré de sociabilité. Cela revenait à sortir tous les soirs, à faire de multiples rencontres et à entretenir toute relation qui soit, pour ne pas se sentir seul un instant. C’en était parfois ridicule. « Non, je ne fais pas ça tous les matins mais de temps en temps, oui ». Il hocha la tête. De son côté, courir lui faisait du bien. Avec de la musique dans les oreilles, cela lui donnait l’impression d’être enfermé dans une bulle qui lui permettait d’oublier un instant tous ces problèmes, que cela soit par rapport au boulot ou par rapport à des situations plus personnelles. « Je suis désolée mais je vais devoir te laisser, par contre j’attends ton invitation pour la dégustation de ta cuisine ! » Et Dean éclata de rire. C’était vraiment sérieux ? Devait-il lancer l’invitation à la jeune femme ? Il semblait bien que oui. Se redressant soudainement, décollé du muret, il s’étira longuement. « Pas de souci ! Ce ne sera pas pour tout de suite mais je ne manquerai pas à faire de bons petits plats pour tout Brisbane hein ! ». Au moins, elle le faisait rire. Elle avait un petit air charmeuse dont il ne pouvait passer à côté. Il avait la sensation de plaire et cela l’amusait beaucoup. Il s’apprêtait à tourner les talons pour continuer son petit footing matinal. Mais avant, Giulia écrivit son numéro sur un bout de papier qu’elle avait sorti de nulle part et elle lui tendit. « Top » - « J’attends ton message » - « Sans faute, Giulia ! ». C’est sur un dernier sourire qu’il la vie partir dans la direction opposée à celle qu’il allait prendre. C’était le genre de rencontre hasardeuse qui plaisait encore. Parfois gêné que ce genre de choses lui arrive, comme s’il avait encore des comptes à rendre à quelqu’un, quelqu’un qui l’attendrait peut-être à la maison, Dean devait travailler bien de nombreuses fois pour se dire que, en fin de compte, il pouvait profiter. Après tout, il était bien de nouveau sur le marché, right ? Après avoir jeté un coup d’oeil au numéro de téléphone, il le glissa dans la poche de son short et repartit faire son petit tour, pour terminer son footing. Il était bientôt l’heure de retourner au travail et, ça, c’était une toute autre affaire.