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Des accords de guitare déchirent le silence, agressent ses tympans, serrent son cœur d’un spasme affreux. Aisling s’éveille en sursaut, la gueule en vrac, les cheveux à moitié dans ses yeux, à moitié dans sa bouche pâteuse, l’air hagard. Il lui faut quelques secondes pour comprendre que ce son atroce n’est que le riff d’une de ses chansons préférées et qu’il s’échappe de son téléphone portable qui vibre et braille sur sa table de nuit. Elle s’en empare fébrilement et met un terme à cette insupportable cacophonie. Inutile de lancer un rappel : vu son état de stress, elle n’est pas prête de se rendormir. C’est qu’elle a perdu l’habitude de se réveiller le matin. Travaillant le soir depuis des années, elle est plutôt du genre à sombrer avec les premières lueurs du soleil pour n’émerger que dans l’après-midi, lorsque les gens commencent à klaxonner et à s’entasser dans les rues pour rentrer du boulot. C’est un rythme qui lui convenait pas mal, à Aisling. L’occasion d’oublier que le monde continue de tourner, d’échapper à la frénésie des travailleurs, de ne s'éveiller que lorsque les oiseaux de nuits s’emparent des ruelles, des bars et des stripclubs. Mais c’est pas sain, paraît-il. Elle aurait besoin de vitamine D, de laisser le soleil caresser sa peau pâle, d’inspirer l’air du matin et de marcher dans des ruelles éclairées par autre chose que des néons lumineux. C’est du moins ce que disent les chaînes YouTube de santé et réhabilitation auxquelles elle s’est abonnée après sa dernière rechute. L’inquiétude dans les yeux de Sid, la panique intérieure, la culpabilité, la sensation terrifiante et rassurante de sombrer dans le néant pour ne jamais plus avoir à en ressortir, elle ne veut plus jamais ressentir ça. Parce que dans le fond elle sait très bien que si elle continue de vouloir s’arracher à la réalité, elle finira par ne plus jamais pouvoir la rejoindre.

Cœur qui s’agite, poids sur la poitrine, respiration rapide, mal de tête. Aisling prend une profonde inspiration et se recouche en arrière sur ses oreillers. Grâce à ses vidéos elle sait désormais que ce qu’elle ressent n’est rien d’autre qu’une énième crise d’anxiété. Elle n’est pas en danger, si ce n’est celui de rechuter, de vouloir trouver une drogue pour effacer ses symptômes et oublier les maux profonds qui les ont déclenchés. Inspire, expire. Inspire, expire. Elle gonfle ses narines et ses poumons, essaie de faire le vide dans son esprit. La panique s’éloigne, le cœur se calme, mais le poids reste. Sur sa table de nuit, son téléphone lui indique qu’il est déjà 8h05. 25 minutes avant que Sid ne vienne la récupérer pour le cours de yoga qu’ils ont décidé de suivre dans un moment de folie qu'elle regrette presque. Ses doigts effleurent l’écran qui baigne son visage dans un halo bleuté. Elle hésite à lui écrire qu’elle ne se sent pas bien, à annuler, à rester couchée. Et puis elle se souvient de cette phrase qu’elle a lue sur Instagram la veille et qu’elle a sauvegardé dans son dossier inspiration : la folie, c'est de faire toujours la même chose et s'attendre à un résultat différent. Je ne suis pas folle. Je ne veux plus être folle. Je ne suis pas folle. Elle se répète comme un mantra.

Nouvelle inspiration déterminée, et voilà qu’elle s’extrait de son lit avec les sourcils froncés et la bouche pincée comme prête à se rendre au combat. Direction la cuisine pour faire chauffer de l’eau puis la salle de bain où elle se jette sous une douche tiède pour réveiller son corps fourbu. Quelques minutes plus tard elle est installée sur son canapé en legging de yoga, une tasse de thé entre les mains et Halloween couchée tout contre elle, encore toute endormie et surprise de voir son humaine debout de si bonne heure. Les yeux fermés, elle savoure l’odeur fruitée de son breuvage et la délicieuse sensation de brûlure lorsque le liquide s’écoule dans sa gorge. Elle espère aussi que ça lui ouvrira l’appétit, mais la seule vision de sa banane posée sur la table basse lui donne la nausée. C’est qu’elle n’a pas l’habitude de manger le matin, et encore moins à 8h30 ! Au final, un texto de Sid l’arrache à ce dilemme. Soulagée et excitée à la fois, elle saute sur ses pieds et fourre une bouteille d’eau dans un petit tote-bag noir avec un alien vert dessus acheté au festival « Contact in the Desert » deux semaines plus tôt, et après une dernière caresse à une Halloween foncièrement déroutée, elle vole hors de son appartement.  

La voiture est garée juste là, en face de l'immeuble. Aisling s’élance vers le véhicule sans même vérifier que la porte vitrée se referme bien derrière elle. C’est sa voisine qui gueulerait que c’est comme ça qu’ils retrouvent des gens qui n’ont rien à faire là dans les étages. Mais l’irlandaise s’en fiche un peu. Elle a les veines qui fourmillent mais cette fois c’est plutôt agréable : un mélange d’excitation et de curiosité. De craintes aussi, évidemment, comme chaque fois qu’elle se lance dans quelque chose de nouveau. Mais elle est avec Sid et alors elle sait que tout ira bien. Juste comme ça. Elle balance son sac sur le siège arrière et s’installe à l’avant. Son ami l’accueille d’un grand sourire qui fait danser son cœur et réchauffe ses joues du froid de cette fin d'été. Elle s’est toujours sentie proche de lui, mais plus encore depuis qu’il a décidé de l’accompagner dans ce voyage vers la sobriété en arrêtant la cigarette et l’alcool. Elle ignore s’il fait ça pour elle ou pour lui, mais ce geste l’a profondément touchée. Soudain elle n’était plus seule au milieu de cet océan terrifiant. Soudain il était à ses côtés, à se battre lui aussi contre les vagues qui cherchent à les décontenancer, là pour lui insuffler un peu du courage et de la persévérance dont elle manque cruellement. « Aussi prête que possible ! » Elle répond avec un petit rire amusé. La vérité c’est qu’elle n’a absolument aucune idée de ce à quoi s’attendre, et elle espère que ses petites danses au cabaret ont suffi à entretenir sa souplesse (mais probablement pas). Il remet le contact et la voiture s’engouffre dans les ruelles de Brisbane qui s’éveille autour d’eux. Comme c’est étrange de voir la ville à cette heure-là, l’esprit clair et le corps frais. Pour un peu, voilà une sensation à laquelle elle pourrait s’habituer. D'un coup, Phoenix ne lui semble plus aussi cinglé, avec sa lubie de vouloir le soleil se lever avant de commencer sa journée.

Le centre sportif approche et Sid gare la voiture non loin de l’entrée. Aisling approuve mentalement : ils vont déjà s’agiter le gras pendant une heure, pas la peine de se rajouter de la marche en prime ! Autour d’eux, quelques hommes et femmes se dirigent vers le bâtiment, un tapis roulé sous leur bras ou accroché à leur épaule. Ils se saluent avec un sourire, échangent quelques banalités en se tenant la porte. Ils se connaissent tous, ils savent tous ce qu’ils font. Je vais être ridicule, ridicule, ridicule ! Elle panique intérieurement, soudain terrorisée à l’idée que tous les regards convergent irrémédiablement vers elle. Comme s’il sent son anxiété, Sid laisse entendre qu’ils seront des yogis aguerris dès la fin du cours. Elle tourne son regard clair vers lui et le dévisage une seconde avant de comprendre qu’il plaisante, puis la pression sur sa poitrine se relâche et elle laisse échapper un rire à son tour. « Tu parles, je serais déjà pas mal satisfaite si on se contente de survivre à la séance ! » Elle plaisante en ouvrant la porte. « Tu sais, j’ai jamais été très sportive… Au lycée, j’allais toujours à l’infirmerie pour m’inventer des entorses dans l’espoir d’être dispensée. J’crois bien que j’ai aucun muscle. » Elle rit nerveusement, appuyant le dos de sa main contre ses lèvres comme pour dissimuler le sourire qui les étire.

Ils prennent la direction du complexe, traquant comme dans un jeu de piste les personnes qui trimballent leur tapis à travers un dédale de couloirs en espérant que ça les mène jusqu’à la salle où le cours aura lieu. Un dernier tournant, une dernière porte, et enfin ils pénètrent dans une salle lumineuse. A droite, une immense baie vitrée qui donne sur un des parcs de la ville et la mer tout au loin. A gauche, un grand mur de miroirs qui reflètent la nature et agrandit encore la pièce. Il y règne une atmosphère agréable, renforcée par une douce odeur d’encens tout juste assez forte pour être remarquée sans être entêtante. Des petites briques en liège sont posées sur le parquet de bois, en face de tapis roses pâle ou vert d’eau vers lesquels les autres participants et participantes s’agglutinent… en couple. Ils s’installent probablement entre eux en attendant la prof. Aisling se dit en balayant la pièce du regard, à la recherche de personnes installées seules. Évidemment, elle n'en trouve aucune. « Euh… Sid ? » Elle demande avec une petite tête contrite. « Pourquoi ils s’installent tous à deux ? »

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Aisling reste plantée comme un piquet près du grand tapis vert d’eau. Autour d’elle, les yogis s’installent par deux, souvent un homme avec une femme, plus rarement deux femmes entre elles et seulement une équipe composée de deux hommes. Gênée, Aisling détourne le regard et braque ses saphirs vers Sid, parti vérifier quelque chose sur la porte. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle le sent mal, brusquement. Il faut dire que la mine embêtée de son ami alors qu’il revient vers elle ne présage rien de bon. L’air penaud, il lui apprend s’être trompé sur l’horaire et l’avoir traînée à un cours de yoga pour… les couples. « Oh. » Elle soupire, incapable de comprendre les sensations qui désertent bizarrement son corps. C’est comme si tout buggait à l’intérieur et elle n’a pas la moindre foutue idée de ce qu’elle ressent ou de la réaction qu’elle est censée avoir. Comme s’il sentait son malaise, Sid dédramatise la situation en utilisant d’autres mots, mettant en avant le fait qu’ils devront travailler en équipe, ce qui peut être une perspective plutôt sympa. Au lieu de la rassurer, cette phrase anodine ne fait que réenclencher ses mécanismes de connexion nerveuse et le flux d’informations fourmille tellement vite dans ses membres qu’elle ne serait pas surprise de se mettre à trembloter. Il veut rester. Si je dis que je veux partir je vais avoir l’air idiote. Je suis coincée, coincée, coincée ! Elle panique à l’intérieur et son regard cherche une issue. Elle ne croise que les sourires radieux des autres participants et son propre air angoissé qui hante la vitre comme les miroirs. Le contraste froisse ses poumons. Elle donnerait n’importe quoi pour être plus sereine, plus normale mais tout dans son corps lui ordonne de fuir cette situation nouvelle et potentiellement embarassante. « Je sais pas… c’est peut-être plus dur que le cours classique, non ? » Elle tergiverse d’une petite voix, celle du dernier recours. Mais Sid semble plus aventureux, ou moins prise de tête. Il lui propose de tenter le coup et de se tirer en cours de route si jamais l’expérience se révèle trop atroce. Incapable de trouver les mots pour refuser et incertaine de devoir le faire même si elle y parvenait, Aisling se résigne à tenter le coup. « D’accord, on essaie. » Elle acquiesce d’une voix trop pressée en essayant de ne pas se projeter, de ne pas penser au degré de proximité qu’ils devront avoir ; sinon c’est sûr qu’elle se tirerait en courant… et qu’elle finirait par regretter sa fuite une fois sur le parking ou de retour à son appartement.  

Elle n’a pas le temps de réfléchir davantage qu’une jeune femme au corps sec et musclé traverse la salle, accompagnée par un type qui fait peut-être deux ou trois fois sa taille. Rien à voir avec elle et Sid, tous deux bâtis sur le même modèle long et élancé malgré une vingtaine de centimètre de différence dans la hauteur. Je suis trop lourde, il va jamais pouvoir me porter ! C’est une idée de merde, il faut se tirer ! Sa panique se dissout dans la voix chaleureuse de la blonde qui se présente à ses élèves. Du coin de l’œil, Aisling repère le sourire encourageant de Sid et elle s’efforce de lui répondre par quelque chose de plus avenant qu’une grimace angoissée. Face à eux, Jennifer – leur prof du jour, donc – se lance dans une démonstration d’étirement qu’Aisling essaie de suivre tant bien que mal. A sa grande surprise, c’est surtout le rythme et les positions qui lui posent problème. Son corps, forgé par les mouvements de pole dance appris sur YouTube et qu’elle pratique depuis maintenant des années, se plie étrangement bien à l’exercice. Elle jette un coup d’œil dans la direction de Sid pour voir comment il s’en sort et constate que si son exécution des positions est plus parfaite que la sienne, la souplesse lui pose davantage de problèmes. Elle laisse échapper un petit rire attendrit/amusé et c’est autant de pression qui s’échappe de ses poumons. Elle s’en veut aussitôt, évidemment, et lui adresse un sourire encourageant pour qu’il ne méprenne pas cet emportement pour de la moquerie. Jennifer continue sa démonstration et Aisling emplit ses poumons au rythme de ses grands mouvements. Elle commence à prendre confiance, à se dire que ce n’est pas une si mauvaise idée finalement, qu’elle n’est peut-être pas si nulle qu’elle le croit. Evidemment, c’est ce moment précis que choisit leur professeure pour passer aux choses sérieuses et ainsi renvoyer le doute flotter dans l’abysse de ses angoisses.  

Un sourire radieux sur son visage solaire, Jennifer annonce leur premier challenge : la pose du guerrier. « C’est quoi ce nom de barbare ? » Aisling commente à voix basse. « Forcément ça pouvait pas être la pose du chaton… » Mais Sid ne relève pas sa remarque. Sourcils froncés, il étudie avec une précision chirurgicale les mouvements auxquels se livrent leurs tarés de professeurs. Alors pour ne pas être en reste, Aisling les observe à son tour. Au final, elle est agréablement surprise. La position ressemble à quelque chose qu’ils viennent de pratiquer en échauffement… seulement en quinconce et en cambrant le dos pour se tenir les mains au-dessus de leur tête. Sid en vient à la même conclusion et décide de prendre les devants en commentant à haute voix chacun de ses mouvements. Elle le regarde faire avec un sourire amusé sur les lèvres puis frappe discrètement des mains lorsqu’il apporte la touche finale en levant les bras. « Oui ! » Elle couine d’excitation. « Oui, c’est ça ! » Elle prend son inspiration et s’approche timidement pour le rejoindre sur le tapis. « Alors attends du coup je mets mon pieds là. » Elle commente en se plaçant derrière lui en maintenant une distance de sécurité d’une vingtaine de centimètres pour être certaine que leurs postérieurs ne s’effleurent pas, ce qui serait carrément gênant. « Et puis donc… euh. Je tends les mains comme ça ? » Elle se contorsionne pour vérifier la position de Jennifer puis cambre et son dos et enfin leurs mains se touchent et Sid les attrape pour compléter leur redoutable pose du guerrier. Elle laisse échapper un petit rire fier et amusé à la fois lorsque Sidson ami plaisante à nouveau sur leurs capacités. « Yay ! Enfin faudrait voir à pas crier victoire trop tôt... »  Ils gardent la position quelques secondes et Aisling a tout le loisir de noter la douce chaleur et la fermenté qui se dégage des mains de Sid. Son cœur bat soudain plus fort dans sa poitrine. Surement à cause de l’effort. Elle sent les muscles tirer dans ses cuisses et dans ses épaules, et elle espère que les paumes de ses mains ne devient pas moite au contact de celles de son ami. « Vous pouvez relâcher ! » Jennifer souffle enfin en s’écartant de son partenaire. Elle tend ses mains vers l’avant et courbe doucement le dos pour étirer sa colonne vertébrale et Aisling l’imite après avoir rapidement essuyé ses mains moites sur son legging de sport. Pourvu qu’il n’ait rien remarqué, pourvu qu’il n’ait rien remarqué !

« Très bien, nous allons passer à la position suivante. » Jennifer enchaîne avec cette énergie absolument pas humaine qui semble rayonner par tous les pores de sa peau. Son partenaire attaque aussitôt le sol et prend la position d’une planche indestructible. Avec la délicatesse et la fermeté qui la caractérise, Jennifer attrape ses chevilles et glisse ses jambes sur ses épaules de façon à faire la planche… sur lui. « Euh… je sais même pas si je saurais faire ça sur le sol. » Aisling commente pour tenter d’échapper à cette position. C’est qu’elle n’est pas très à l’aise avec l’idée de chatouiller les oreilles de Sid avec ses orteils dénudés. Mais lorsqu’elle baisse les yeux, le tatoueur est déjà au sol, hyper concentré sur la silhouette de Hugh et clairement déterminé à imiter ses mouvements jusqu’au bout. « Bon je suppose qu’on essaie du coup. » Elle remarque pour elle-même en s’approchant à quatre pattes. « Tu… euh… ça y-est t’es prêt ? » Comme la réponse à l’air positive et la stabilité de Sid relativement maitrisée, l’irlandaise entreprend d’attraper ses chevilles, mais se heurte rapidement à une difficulté. « Ça glisse ! » Elle panique avec un petit rire aigu. « Plus haut les mains ! » Conseille Jennifer, que son cri semble avoir attirée. « Attrapez fermement la base du mollet de vos partenaires. » Aisling hoche la tête et remonte un peu ses mains, prenant soin de tirer le pantalon de son ami pour recouvrir sa peau. Bon, ça c’est fait. Le cul en l’air, la tête en bas, Aisling se confronte maintenant à sa deuxième difficulté, qui consiste à poser ses pieds sur les épaules de Sid tout en gardant l’équilibre. « Bon… je me lance. Tu me dis si je suis trop lourde, hein ? » Elle décroche son premier pied du sol et le dirige vers les épaules de Sid en priant pour ne pas lui envoyer en pleine face dans un mauvais mouvement. Pour éviter tout désagrément, elle remonte le long de son bras jusqu’à reconnaître le creux de son épaule. La deuxième jambe est plus difficile, et elle manque plusieurs fois de perdre l’équilibre, chacune de ses palpitations accompagnées par des petits cris de souris. Enfin, elle est en position. « Sid ! On a réussi ! » Elle s’exclame comme s’il ne pouvait pas le deviner. Il faut dire qu’une fois en l’air, ça semble beaucoup plus facile tout d’un coup. Mais forcément, ces sadiques de profs n’allaient pas s’en arrêter là. « Maintenant, ceux qui se sentent à l’aise peuvent faire quelques pompes alternées pour renforcer leurs muscles. » Propose Hugh, la voix et le cou tout déformés par l’effort. « Il est malade. » Aisling murmure en le voyant foncer vers le sol comme s’il cherchait à le neutraliser. « Ils sont tous les deux malades. » Elle ajoute en voyant Jennifer se pencher à son tour avec un peu plus de légèreté. « Euh… on le fait pas ça, hein… Sid ? »

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C’était mal connaître Sid, évidement. A peine propose-t-elle de battre en retraite devant cette nouvelle tâche qu’il insiste pour faire une pompe chacun. Aisling ne peut voir son expression dans cette position précaire, mais elle n’imagine que trop bien ses sourcils froncés par la concentration et la lueur de défi qui brille dans le fond de ses yeux. Un peu comme lorsqu’elle vient toute pleines d’idées pour un nouveau tatouage - des idées qui ne vont à première vue pas ensemble – et qu’il se donne le challenge de les rassembler pour en faire le dessin le plus beau qu’elle ait jamais vu. L’effort, ça ne lui fait pas peur, à Sid. Et dans son cœur, Aisling se demande ce que ça fait d’être aussi fort, d’avoir une telle détermination. Elle n’a pas le temps d’explorer davantage ces interrogations que son ami plonge vers le sol, entraînant immanquablement ses jambes avec lui. Avec un couinement de surprise, elle enfonce ses doigts dans la chaire de Sid pour tenter de garder l’équilibre. Enfin, il remonte et l’encourage d’une voix rauque témoignant bien son agonie. Aisling hoche la tête dans le vide et entreprend de faire une pompe à son tour. Elle réalise rapidement que ses pieds, légèrement surélevés par rapport à ses mains, rendent l’exercice encore plus difficile. Effrayée à l’idée de ne pas pouvoir se relever si elle venait à descendre trop bas, elle préfère assurer ses arrières et bâcler l’exercice. Une petite flexion de ses coudes, ni vue, ni connue, elle remonte bien rapidement à sa position initiale avec la sensation d’être une sacré fraude. « Ça y est… » Elle annonce, moyennement assurée. Enfin, une voix les libère et les encourage à s’étirer. Aisling glisse plus qu’elle ne descend de son perchoir et entreprend de rattraper en cours de route les étirements auxquels s’adonnent déjà le reste de la classe. Alors qu’elle délasse ses membres endoloris par l’effort, l'irlandaise se prend à attendre avec hâte de découvrir la suite des évènements. Elle cherche le regard de Sid et lui adresse un petit sourire mutin, ravie comme elle est de partager cette expérience avec son ami le plus proche.

Mais alors Jennifer et son psychopathe de partenaire viennent planter un pieu dans son bonheur léger en présentant la prochaine position. La gorge serrée, Aisling regarde leur délicate animatrice se renverser par-dessus les jambes de l'autre pour finir la tête en bas, son visage à quelques centimètres de l’homme qui la soutient par les épaules. Si la complexité de la position inquiète légèrement Aisling, ce n’est rien par rapport l’angoisse que lui évoque le niveau d’intimité et de confiance nécessaire à la réaliser. Les joues en feu, elle détourne les yeux pour ne pas regarder trop longtemps ces visages si proches, ces souffles qui se mélangent.Mais qu’est-ce que je fous là ? Les jambes tremblantes, l’irlandaise se tâte. Il serait si facile de prétexter un mal de ventre, une douleur quelconque, avant de prendre la porte pour ne jamais remettre les pieds dans cette salle. Si facile de se terrer dans son salon et de se buter les sens au prozac pour oublier sa honte et sa lâcheté. Une bataille fait rage dans son âme, tout la pousse à mettre son plan à exécution mais une chose seulement la retient : la peur de lire la déception dans le regard de Sid en s’abandonnant encore à ses anciens démons. Sid qui l’attend déjà sur le sol, prêt à la soutenir dans ce nouvel enchaînement. Leurs regards se croisent, et une vague de malaise la frappe en plein estomac. Elle lui en veut de l’avoir traînée là, de se lancer dans ces challenges terrifiants sans laisser le moindre doute embrumer ses pensées. Elle lui en veut d’être si confiant, si sain, et elle lui en veut de l’avoir secourue si souvent, de la laisser croire qu’elle pourra un jour s’en sortir, de faire peser sur ses épaules la pression d’être plus normale, plus digne de son amitié. Mais plus encore, Aisling se déteste d’avoir de telles pensées envers la seule personne qui ose encore rester à ses côtés. Brûlante de honte, elle détourne le regard et cherche le ciel à travers la vitre, loin derrière les silhouettes entremêlées de leurs professeurs. Bon sang, elle donnerait n’importe quoi pour s’évaporer, n’avoir jamais existé. Elle sent la crise de panique monter et angoisse à l’idée de péter un plomb au milieu de cette salle, de choquer tous ces inconnus par son hystérie. Je suis trop inadaptée, je n’aurais jamais dû venir ! Sa respiration s’accélère, ses paumes moites cherchent la sécheresse de son legging sur ses cuisses, mais la voix de Sid la rattrape in extremis au bord du gouffre, encore une fois. En quelques mots, il parvient à alléger ses craintes, à dédramatiser la situation et lui rappeler qu’il ne l’abandonnera jamais. Il est trop bien, je le mérite pas. Elle est si touchée que des larmes lui picotent les yeux. Alors elle hoche rapidement la tête, prend une inspiration pour empêcher les vannes de s’ouvrir, et se lance dans l’action avant d’avoir eu le temps de changer d’avis.

L’instant d’après, elle s’appuie contre les pieds de Sid et se laisse doucement basculer vers l’arrière. Son cœur remonte dans sa poitrine lorsque ses pieds quittent le sol, mais elle garde les yeux grands ouverts sur le plafond qui bascule et l’horizon qui se dessine à l’envers devant elle. Fidèle à sa parole, Sid recueille ses épaules dans ses mains fortes, chaudes, rassurantes. Lorsque sa tignasse brune arrive dans son champ de vision, elle comprend que c’est le moment et tend timidement les mains devant elle jusqu’à ce que ses paumes touchent le sol. Alors, concentrée sur son équilibre, elle se sert de ce nouveau point d’appui pour oser enfin bouger les jambes et imiter la position de Jennifer. On a réussi ! C’était pas si terrible ! Elle s’enthousiasme un peu rapidement. « Et maintenant, on tient trente secondes ! » La voix enjouée de leur professeur vient une fois de plus briser ses espoirs et tester ses limites. Le calme retombe sur la pièce, et alors vient l’attente prolongée par l’effort continu qu’ils fournissent. Incapable de s’évader dans ses pensées, Aisling se sent étrangement connectée aux sensations de son corps, à la tension dans ses muscles, aux pulsations dans son cœur. Elle sent aussi le corps de Sid contre le sien, la chaleur qu’il diffuse aux points d’appui contre son postérieur comme ses épaules. Plus encore, elle a profondément conscience de la proximité de leurs visages, du tracé de ses lèvres, du grain de sa peau, de l’angle de sa mâchoire qu’elle n’a jamais observé d’aussi près. Les secondes s’étirent et ses muscles se relâchent peu à peu, se libérant de toute tension inutile pour conserver l’équilibre et l’énergie nécessaire à cette position. Inconsciemment, elle calque sa respiration rapide et inégale sur les souffles profonds de Sid. Apaisée, énergisée par cette position étrange qui inverse ses sens, elle sent comme un fourmillement dans ses bras, dans sa nuque, le long de sa colonne vertébrale. Enfin, les professeurs les autorisent à relâcher la position, alors une petite pression dans son dos pousse Aisling à reposer ses pieds sur le tapis. Ravie de leur exploit, fière de s’être lancée malgré ses craintes, elle se risque alors à une petite figure de style et déplie sa jambe avant pour faire le grand écart. Dans sa tête, ça devait l'aider à retomber délicatement sur le sol comme une danseuse. Dans la réalité, ce mouvement surprend et déséquilibre Sid qui la repose  un peu trop rapidement. Ses pieds touchent le sol plus tôt que prévu et Aisling fait quelques pas en arrière avant de se laisser retomber sur les fesses avec un petit rire amusé. « On est vraiment trop bons ! » Elle commente sans réaliser que, toute confiante, elle vient de s’autoriser un vrai compliment. Et il a beau être lancé sur le ton de la blague, elle y croit quand même un tout petit peu, juste assez pour laisser sa douceur réchauffer ses entrailles. « Félicitations ! » S’exclame Jennifer. « Vous avez accompli un beau travail. Nous allons encore nous étirer quelques instants avant de finir le cours sur un peu de méditation, mais avant je voudrais que vous remerciez votre partenaire à votre façon. » Pour la première fois depuis le début du cours, Aisling ne cherche pas la réassurance chez les autres couples. Qu’ils s’embrassent ou se tapent dans la main si ça leur chante, elle sait exactement ce dont elle a besoin, et ce qu’elle souhaite partager avec Sid. Le cœur battant la chamade, un sourire timide aux lèvres, elle s’approche maladroitement de son partenaire et le serre dans ses bras. La tête posée contre son épaule, elle se laisse bercer quelques instants par son étreinte rassurante. « Merci. » elle murmure enfin à son oreille avant de picorer un baiser sur sa joue. Puis elle s’écarte comme pour s’envoler et s’assoit rapidement sur le tapis, les joues roses, les lèvres pincées d’excitation. Elle braque ses yeux gris sur leurs professeurs pour essayer de ne pas remarquer les battements de son cœur qui semble vouloir s’échapper de sa cage protectrice. Car ils savent bien tous les deux qu'elle le remercie pour bien plus que l'avoir soutenue quelques secondes dans une position précaire, véritable métaphore de ce qu'il fait pour elle dans la vie.

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Les yeux se ferment, les poumons se gonflent. La voix de leur professeur rythme ces organes qui inspirent et expirent à l’unisson. Les esprits se focalisent sur le présent, l’harmonie, les sensations de fourmillement et de tiraillement qui résonnent partout dans leurs muscles chauffés par l’effort. Aisling s’imbibe de cette sensation, de cette présence qui l’enrobe d’une satisfaction rassurante. L’espace de quelques secondes, elle a l’impression de ne plus être seule, de faire partie d’un tout. Mais la sensation s’échappe aussi vite qu’elle est venue, et malgré ses efforts, Aisling ne parvient pas à la récupérer. Alors elle se baigne de son souvenir, et de l’espoir de pouvoir à nouveau l’effleurer du bout des doigts. L’espoir, c’est nouveau, ça aussi. Leur professeur annonce la fin de la séance, et Aisling émerge doucement en agitant ses orteils, ses poignets, ses épaules, sa nuque. Elle a la tête qui tourne étrangement, l’impression d’être à la fois plus légère et plus lourde. A ses côtés, Sid n’essaie même pas d’ignorer cet engourdissement car il se laisse tomber à la renverse. Étonnée par sa réaction, Aisling le regarde avec un petit sourire aux lèvres. Il a l’air si paisible, les traits libérés de cette expression de souci qu’elle a trop souvent vu sur son visage. Elle se réjouit de leurs cœurs légers, de leurs corps rompus, et pourtant, elle ne peut retenir un petit rire réticent lorsqu’il propose de revenir la semaine suivante. Mais elle ne répond rien, trop terrifiée à l’idée de briser ce moment et les bienfaits qu’elle ressent encore malgré son inquiétude de retrouver bientôt la réalité et son lot d’emmerdes. Alors elle le suit les yeux, et hoche la tête lorsqu’il lui avoue ne pas avoir particulièrement apprécié la méditation. « C’est parce que tu es trop intelligent. » Elle répond sans aucune malice. « J’ai lu ça quelque part. C’est plus difficile pour toi de faire taire ton cerveau parce qu’il a l’habitude de tourner tout le temps à fond et de tout anticiper. Mais il a pas l’habitude d’être en veille. Moi, c'est plutôt l'inverse. » C'est qu'Aisling, elle a jamais trop fait travailler ses méninges. Quand elle était gamine, elle ne lisait jamais, et elle ne faisait aucun effort pour essayer de comprendre ce que ses professeurs essayaient de lui apprendre à l’école. Dans sa tête y’a que de la musique et puis des craintes aussi. Le tout dilué par des nappes d’un brouillard mordant déposé par sa consommation de drogues de plus en plus dures. Un brouillard qui ne semble pas vouloir se dissiper. Mais quelque part elle préfère ça, persuadée qu’elle serait encore plus triste si elle s’acharnait à refaire le monde comme Robin, à ruminer le passé comme Phoenix ou à s’inquiéter pour ses proches comme Sid. Alors elle attrape la main de son ami qui l'arrache au sol comme à ses pensées. Un sourire léger sur ses lèvres, elle s’abandonne à la douce chaleur de sa poigne rassurante. Elle voudrait le garder plus longtemps contre elle, mais déjà leurs doigts se délassent et des fragments de réalités s’érigent à nouveau entre eux. « Ouai, c’était vraiment… terrifiant ! » Elle rigole en glissant ses pieds dans son converses. « Mais terrifiant dans le bon sens. J’me sens toute bizarre, toute molle et effilée comme une slime nuage. » Elle explique avec une lueur dans le fond des yeux, peinant à trouver une métaphore plus précise pour expliquer l’état dans lequel elle se trouve. « Mais c’est un peu trop intense pour moi, je crois. Tu vois, je serais plutôt partante pour essayer un cours de danse… si ça te tente ! » Elle propose, remettant immédiatement un pied dans sa zone de confort, mais proposant à Sid de l’y retrouver. Et puis comme ils quittent la salle et que l’air frais de Brisbane lui chatouille la nuque, Aisling se rapproche imperceptiblement de Sid et, ignorant l’envie de se serrer contre lui ou de glisser sa main dans la sienne, elle propose : « Tu veux passer chez moi ? J’ai de quoi faire des pancakes pour nous requinquer… et pis j’ai pas trop envie d’être toute seule. »

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