Hold on we're gonna make it if it takes all night, hearts racing like a rocket at the speed of light, don't fight it we've been running for far too long, we're going back where we belong. So hold on we got our wings and we're chasing the wind, farewell to all the places that we have been, and if it takes us all night long we're going back where we belong. ☆☆☆
En croisant son reflet dans le miroir de la salle de bain au sortir de la douche, Hassan s’était surpris à l’observer un peu plus longtemps que le raisonnable, comme à la recherche de ce qui serait susceptible de changer en l’espace des vingt-quatre prochaines heures. C’était très probablement plus psychologique qu’autre chose, il savait bien qu’il n’aurait pas subitement pris dix ans dans la figure demain sous prétexte que le cap fatidique des trente-sept ans était passé, et à vrai dire il avait conscience que si vrai coup de vieux il y avait à retenir c’était avant tout celui que lui avait fatalement fait prendre la maladie. Mais trente-sept cela restait l’échelon ultime avant l’étape de la quarantaine à ses yeux, une étape à laquelle il ne s’était pas réellement préparé, tout au pessimisme qui lui avait longtemps fait envisager de ne pas survivre jusque-là … et ça piquait un peu, en définitive. Reste que pour l’heure il donnait l’air de s’admirer dans le miroir, et secouant la tête en soupirant de sa propre bêtise il avait terminé de se sécher et enjambé Spike et Bandit couché comme d’habitude devant la porte de la salle de bain, pour aller s’habiller. Malgré les nuages gris qui encombraient le ciel le temps ne semblait pas à la pluie, et si le soleil daignait faire une apparition en milieu de journée ils pourraient espérer atteindre les vingt degrés ; Mais pour l’heure le brun avait abandonné l’idée du short pour se rabattre sur un pantalon de jogging, et ajouté une veste par-dessus son tee-shirt après avoir ouvert la porte-fenêtre de la cuisine aux chiens et constaté qu’il faisait encore un peu frais pour les manches courtes. A l’heure dite, Yasmine avait sonné à la porte elle aussi vêtue pour le sport des pieds à la tête, et après un bref bonjour et signe de la main à Kelly qui grimpait dans sa voiture vert pomme devant le jardin d’à côté les deux amis s’étaient mis en route pour le parc. D’abord proposée sur le ton de la plaisanterie, comme un pied de nez au fait qu’elle se tienne vingt-quatre heures avant qu’il ne prenne un an, la séance de yoga en plein air dans le parc de Logan City s’était finalement transformée en véritable projet pour occuper leur samedi matin ; Et si Yasmine possédait assurément plus de souplesse que lui, Hassan était persuadé que de son côté sa bonne volonté serait suffisante pour compenser. Excès d’optimisme, probablement, maintenant qu’ils avaient tous les deux pour mission de suivre les directives de la yogi aguerrie qui menait le cours, et que le brun s’entendait vociférer entre ses dents « Vraiment, être debout et avoir un pied dans une main n’est PAS une position naturelle. » sans que l’on sache trop s’il s’adressait à Yasmine ou à lui-même. Il aurait pu mettre sa main à couper que le lendemain il aurait des courbatures dans des muscles dont il avait fini par oublier l’existence ; Cela avait pourtant toujours l’air tellement facile quand Olivia s’exerçait. Mais elle était prof de yoga, alors bien sûr que venant d’elle tout avait l’air facile. « J’étais supposé ne pas encore être trop vieux pour ça, c’était le deal. » qu’il avait finalement commenté à nouveau, tandis qu’on leur autorisait à reposer – momentanément sans doute – leurs deux pieds sur le plancher des vaches et qu’il en profitait pour attraper sa bouteille d’eau. L’ambiance sur la plaine était bon enfant, la plupart des participants discutaient entre eux et ne faisaient pas preuve de beaucoup plus de flexibilité physique qu’Hassan, et étirant son bras droit pour masser un instant l’arrière de son épaule, régulièrement douloureuse depuis qu’il avait repris le rugby, il avait observé Yasmine quelques instants avant de se décider à faire remarquer « T’es bien silencieuse, ce matin. » comme on poserait une question silencieuse, un Tout va bien ? qui ne portait pas son nom. À moins qu’elle n’ait seulement la tête ailleurs, comme c’était souvent le cas dernièrement, sans qu’il ne se soit jamais trouvé le courage ou le droit de demander ce qui pouvait bien lui occuper l’esprit.
A l’heure où Hassan s’admirait dans le miroir, faisant l’inventaire de ses rides et de ses cheveux blancs, Yasmine, elle, était assise sur le sol carrelé et frais de la réserve pharmaceutique du service des urgences du St-Vincent’s. La nuit avait été particulièrement calme, et les patients se tenant correctement, sédatés d’un côté, transférés de l’autre, l’infirmière s’était octroyé une longue pause avant la fin de sa garde. Considérant que son travail était terminé pour cette fois, elle s’était vite débarbouillée. Chassant l’odeur de maladie et de désinfectant avec un shampooing vigoureux, elle s’était ensuite habillée avec la tenue de sport qu’elle avait apportée dans son sac, ses projets après le travail impliquant poses inconfortables et fous rires garantis. Maintenant, elle pouvait respirer un peu ; elle avait attendu ça toute la soirée, de pouvoir s’isoler du reste de l’équipe de nuit, n’y tenant plus, et s’en voulant de repousser toujours un peu plus l’échéance lourde, pesante, pour enfin ouvrir la grosse enveloppe en papier kraft qu’elle avait su intercepter avant que Fatima ne mette ses petits doigts boudinés dessus. Ce qui se trouvait à l’intérieur ne l’engageait à rien, ce n’était qu’une brochure comme on en fait aujourd’hui, bardée d’urls et de redirections diverses et variées vers des organismes partenaires. Mais elle venait de l’Université du Queensland, du département de médecine de cette dernière, plus précisément. Plongée dans les récits académiques d’une brochette d’étudiants ayant effectués leurs études sur ce qui semblait être le campus le plus adaptés à ses envies, Yasmine se mordit la lèvre inférieure avec une telle intensité, qu’elle blanchit sous la détermination de ses canines à la lui transpercer ; elle n’était pas sans ignorer une moitié de ce qu’elle avait goulument feuilleté, à la recherche des dernières bribes d’informations sensées rassasier son appétit, pourtant à chaque nouvelles lignes terminées, elle donnait l’impression d’être accablée par ce qu’elle tentait difficilement d’avaler. Le plus gros morceau, celui qui la fit déglutir à de trop nombreuses reprises, ce fût le coût exorbitant des frais de scolarité demandé à tous les étudiants. Elle ferma rapidement la brochure, posant d’un même mouvement l’arrière de sa tête contre le mur sur lequel elle avait négligemment appuyé ses omoplates, et resongea un instant à sa discussion récente avec Clara, les yeux plantés sur les néons de la réserve ; sa propre tirade, sur les crédits et sa capacité à les rembourser après ses études, qu’elle était certaine de mener à terme, elle la trouvait bien naïve désormais. L’alarme qu’elle avait activé sur son téléphone lui indiquant soudain qu’elle avait une demi-heure, pas une minute de plus, pour respecter l’heure du rendez-vous qu’elle avait donné à Hassan, Yasmine sortit de sa profonde réflexion, et se hâta de rassembler ses petites affaires, direction Logan City. Elle aurait tout le loisir de se morfondre plus tard. Ou jamais, si elle y mettait du sien pour s’éviter de trop ruminer sur le sujet, elle le faisait suffisamment sur d’autres pour en rajouter un nouveau à sa liste déjà bien trop longue, selon sa propre opinion. Pour l’instant, et ce malgré sa nuit sans sommeil – mais ce n’était pas exceptionnel, et puis elle comptait secrètement sur le yoga pour détendre suffisamment ses muscles et son esprit, bien décidée à tenir debout encore une heure ou deux – une autre mission l’attendait. C’est en mettant un peu d’ordre dans sa tignasse encore humide qu’elle se leva de son coin de tranquillité, s’apprêtant à rejoindre sa voiture, et prenant soin de laisser son affliction derrière elle pour ne pas éveiller les soupçons d’Hassan.
Mais bien sûr, l’âge lui conférait un don particulier pour l’observation, ou peut-être que c’était leur relation qui lui permettait de deviner sans trop creuser quand Yasmine n’était pas dans son assiette. Ce qui avait alors commencé comme une blague de mauvais goût de la part de la jeune femme, semblait avoir permuté en un vrai cours de yoga qu’elle suivait sans même réagir aux tentatives désespérées de son comparse à la faire réagir sur son grand âge, alors qu’il s’agissait de son sujet de prédilection quand elle se sentait d’humeur malicieuse ; ce n’était pas vraiment le cas, ce matin-là, et Hassan le remarqua. Suivant l’enthousiasme général quand leur professeur leur indiqua une pause, Yasmine rompit la position qu’elle avait prise, puis tourna sur elle-même pour hausser les épaules comme simple réponse à l’interrogation du jeune homme qu’elle observa furtivement boire à la bouteille.
« Je respecte un temps de prières en hommage à ta jeunesse qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir, c’est tout. » trouva-t-elle malin de répondre de vive voix cette fois, quittant son tapis de yoga pour s’approcher de son sac. La répétition des mouvements compliqués lui ayant donné un peu chaud, elle retira son sweat trop large, se retrouvant en débardeur un peu plus moulant. Et considérant comme elle était pudique, l’impression fulgurante d’être soudain trop nue pour se balader au milieu d’inconnus la fit accélérer le pas, nouer son sweat autour de ses hanches bien faites, et se pencher en se cachant la poitrine en faisant mine de se masser les épaules, les bras en croix, pendant quelques secondes. Puis, elle se mit à fureter dans son sac. Hassan ne satisferait pas de sa réponse, aussi maline soit elle. Comme une invitation à en dire davantage, ses doigts explorateurs rencontrèrent la surface brillante de la brochure qu’elle avait fourré dans son sac en quittant l’hôpital ; que risquait-elle à lui en parler, de toute façon ? Au pire, il lui conseillerait de revoir sa copie, comme le professeur aguerri qu’il était. Encore que. Il n’était pas de ce genre-là, mais son angoisse la poussait dangereusement à penser le contraire, et ça l’agaça. Comme si elle se lançait un défi à elle-même, Yasmine mit momentanément sa soif de côté. Empoignant sa brochure à la place, elle finit par la lui tendre en disant, empruntant un ton distrait, comme si de rien était « Si je réussis l’examen d’admission, ça ne me prendra que quatre ans, plus un an d’internat. J’ai déjà un diplôme d’infirmière, c’est un gros avantage. » Elle opina, avant de se remettre à fouiller dans son sac pour éviter de regarder Hassan ; elle avait pris l’habitude de chercher à lire ses expressions pour avoir un aperçu de ce qu’il pensait en direct. Mais cette fois-là, elle ne s’en sentit pas capable, parce qu’elle savait qu’il la questionnerait sur ce qu’elle faisait exprès de ne pas mentionner : les frais de scolarité. Alors elle continua à brasser du vide dans son sac, tandis que ses doigts frôlèrent plusieurs fois la fameuse bouteille d’eau qu’elle faisait mine de vouloir dénicher « Et je parle même pas de mes huit mois au Niger. » ajouta-t-elle, en haussant les sourcils, les yeux rivés sur le contenu de son « Ils accordent beaucoup d’importance au bénévolat, mais tu le sais déjà. » Elle eut la sensation d’avoir posé ses pommettes sur la surface chauffé à blanc d’une plaque de cuisson, tant l’idée de renouer avec ses vieilles ambitions la mettait dans un état second. Partagé équitablement entre l’impression de manquer d’humilité, et celle de valoir plus que sa routine bien huilée, son cœur se mit à battre trop vite, et ses doigts à frémir. Elle choisit ce moment-là pour attraper sa bouteille, la serrant fort entre ses doigts fragiles, puis se retourna vers Hassan, pour ajouter avec une nonchalance un peu surjouée « J’en ai parlé qu’à Clara pour l’instant, j’ai pensé qu’elle pourrait m’aider pour le supplément d’informations. » Et pour s’empêcher d’en dire davantage, elle but avidement au goulot de sa bouteille en faisant habilement glisser son regard sur le parterre de yogis amateurs qui reprenaient position.
On aurait pu s’attendre à ce qu’il en soit autrement. D’un naturel placide, Hassan avait au premier abord le profil type de l’individu supposément sensible à la méditation, la recherche de la paix intérieure et autres choses du même genre vantées par les adeptes du yoga. Mais il n’en était rien, et outre le fait de tirer sur des muscles qui jusque-là n’avaient rien demandé à personne, il ne voyait aucun bénéfice ni aucun apaisement dans le fait de se contorsionner dans au rythme modéré au milieu du parc, comme s’ils attendaient sagement que la rosée du matin ait terminé de s’évaporer autour d’eux. Élève plus dissipé que studieux – le comble, pour un professeur – le brun n’y avait pourtant pas trouvé l’écho habituellement facile à obtenir de la part de Yasmine, jamais la dernière pour les moquer gentiment lui et son supposé grand âge. Et malgré le « Je respecte un temps de prières en hommage à ta jeunesse qui ne sera bientôt plus qu’un souvenir, c’est tout. » qu’elle avait jeté en pâture la seconde suivante pour tenter d’y donner le change, Hassan avait continué de la suivre des yeux en attente d’une justification plus satisfaisante à cet air qu’elle avait depuis ce matin de porter le poids du monde sur ses frêles épaules. La bouteille d’eau toujours à portée de main, il avait cru judicieux de s’asseoir en tailleur sur son tapis pour imiter leur voisine de devant, et donner ainsi l’impression de savoir ce qu’il faisait quand en réalité il se sentait comme un chien au milieu d’un jeu de quilles depuis la seconde où le cours avait commencé. Économisant le moindre mot, Yasmine en avait profité pour attraper son sac sans rien ajouter et lui tendre la brochure qu’elle en avait sorti, justifiant d’un « Si je réussis l’examen d’admission, ça ne me prendra que quatre ans, plus un an d’internat. J’ai déjà un diplôme d’infirmière, c’est un gros avantage. » avant même qu’Hassan n’ait eu le temps d’en lire quoi que ce soit. Leur évitant la porte ouverte qu’un « qu’est-ce qui ne prendra que quatre ans ? » aurait évoquée, le professeur avait parcouru avec curiosité la paperasse estampillée du logo de l’UQ, le visage affichant surprise puis circonspection puis de nouveau surprise, quand l’infirmière elle s’appliquait à garder le nez dans son sac de sport comme si elle y cherchait subitement la réponse à la création de l’univers. « Et je parle même pas de mes huit mois au Niger. Ils accordent beaucoup d’importance au bénévolat, mais tu le sais déjà. » avait-elle d’ailleurs continué, la voix étouffée par le fait d’être de dos et le nez dans son sac, et prenant à peine le temps de respirer au milieu de son flot de paroles lorsqu’enfin elle avait terminé d’un « J’en ai parlé qu’à Clara pour l’instant, j’ai pensé qu’elle pourrait m’aider pour le supplément d’informations. » à la nonchalance presque exagérée. Un brin désarçonné, le professeur avait mis quelques secondes à formuler un « C’est … wow. » à la mesure des mots lui manquant pour exprimer le fond de ce que tout cela lui inspirait, et fronçant les sourcils tout en se massant de nouveau machinalement l’épaule il avait finalement questionné « Mais … je comprends pas pourquoi tu agis comme une enfant après une bêtise ? » toujours un peu frustré qu’elle ne lui présente que son dos, ou au mieux son profil, au moment où il était censé réagir à son annonce. « C’est à cause de tes parents ? » qu’il avait finalement hasardé, non sans ignorer que père et mère auraient préféré voir leur fille exceller dans un rôle de mère de famille plutôt que dans une carrière professionnelle quelle qu’elle soit. « Parce que je doute que ce soit Clara qui t’ait dissuadée ou dit que c’était une mauvaise idée. » La blonde était plutôt du genre à pousser les gens à se lancer, à faire preuve de plus de confiance en eux qu’en elle-même et d’autant plus lorsqu’il était question de direction à donner à sa vie ; C’était son métier, après tout. « L’examen d’admission est bientôt ? » Peut-être était-ce l’étape qu’elle attendait d’avoir franchi pour oser en parler aux Khadji. Il n’en savait rien, il accumulait les suppositions et restait incertain face au comportement ambivalent de Yasmine au point d’avoir la sensation de ne pas poser les bonnes questions.
La réaction interrogative d’Hassan eut l’effet d’une violente décharge électrique sur Yasmine. Un sursaut lui secoua les épaules, manquant de lui faire recracher la gorgée d’eau qu’elle venait de prendre goulûment. L’avalant en troisième vitesse, elle abandonna sur la même impulsion sa fausse observation des autres pour enfin tourner la tête, droit dans sa direction. Elle le regarda longtemps, trop longtemps sans doute, de la racine de ses cheveux noirs jusqu’à la naissance de sa barbe éparse. Et elle aurait pu se contenter de ça, comme ça avait souvent été le cas dans le passé, sauf qu’elle lui devait une réponse ; une réponse qu’elle finit par lui donner sans chercher à faire taire l’irritation que sa comparaison maladroite venait de doucement déclencher en elle « Parce que c’est le cas, non ? » Quoi qu’elle ferait, on la considérerait toujours comme une enfant, une petite fille qu’il fallait protéger à tout prix, et qu’il valait mieux guider pour lui assurer un avenir digne et prospère. Elle entendait déjà sa mère lui rappeler l’âge qu’elle avait, et combien elle jouait avec le feu à repousser l’échéance de son horloge biologique en refusant tout net d’envisager le mariage et la maternité comme une porte de sortie rêvée pour échapper à ses trop grandes ambitions ; et son père agir en parfait écho en la sommant de faire plaisir à sa mère en répondant à la seule volonté qu’elle était en droit d’attendre de l’unique aura féminin de sa descendance : lui donner des petits enfants, devenir la mère merveilleuse qu’elle était certaine qu’elle serait, et s’en satisfaire comme toute bonne épouse. Peut-être même qu’ils tireraient sur la corde sensible en utilisant le cas de Sohan pour lui rappeler qu’un de leurs enfants les avaient déjà déçus, et qu’ils ne supporteraient sans doute pas que leur deuxième fasse la même chose. Une chose était certaine, ils savaient très bien s’y prendre pour faire germer la culpabilité chez leur cadette. Stop. Elle s’arrêta nette, préférant ne pas continuer pour le moment, et soupira longuement à la place en rebouchant rapidement sa bouteille qu’elle largua dans le triangle formé par ses jambes, une fois qu’elle se réinstalla sur son tapis, à côté d’Hassan. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle eut le sentiment que tout le monde autour pouvait l’entendre. Elle dénoua son sweat de ses hanches, le faisant remonter sur ses épaules pour apaiser sa sensation désagréable de nudité, et remonta ses genoux en même temps, comme pour se protéger de tout. Elle cala ses coudes sur les deux pour lourder son menton sur l’une de ses paumes, les yeux perdus vers un horizon qu’elle voyait terriblement flou de là où elle se trouvait. Ne pas pleurer, c’est un objectif qu’elle se fixa d’emblée, tandis qu’elle sentait que cette conversation allait la secouer plus qu’elle n’aurait osé l’anticiper, et ce pour plusieurs raisons.
La frustration, c’était un sentiment qu’elle maîtrisait à la perfection, et sous toutes ses formes ; elle se matérialisait sous plusieurs modèles, prenant la silhouette d’un frère de substitution d’un côté, ou celle de cette sensation grandissante de ne servir à rien dans un environnement trop parfait depuis qu’elle avait vu pire. Il était pourtant plus facile pour elle de traiter avec elle dans l’intimité de ses pensées, plutôt que de l’exposer au grand jour, comme elle s’apprêtait à le faire à ce moment-là. Elle secoua la tête, sans pour autant abandonner la contemplation de ce qu’elle arrivait à peine à toucher du bout de ses doigts, empêchée par ses angoisses, justifiée dans ce cas de figure précis, et ses velléités de contenter tout le monde à chaque fois « Il y a ça, et tellement d’autres choses aussi. Tu sais à combien s’élève les frais de scolarité pour un cursus comme celui-là ? » Elle laissa filer une espèce de rire aussi furtif que le sourire qui remonta ses pommettes creuses « Ça réduit à pas grand-chose mon droit à l’erreur, et ça me pétrifie. » Alors pourquoi s’infligeait-elle de pareils projets si elle avait aussi peur qu’elle le prétendait ? Parce que vivre avec des regrets supplémentaires l’effrayait davantage, et qu’elle savait parfaitement que la coupe était pleine de son côté, qu’elle n’avait plus de place pour d’autres remords et d’autres contrariétés. Entre l’échec supposé et la lamentation annoncée, son choix était vite fait. Elle renifla, se redressant avec souplesse, et étendit ses jambes devant elle, quand il lui posa la question qui rendit les choses encore plus réelles. Maintenant qu’elle lui en avait parlé, elle pourrait difficilement faire marche-arrière, qu’importe l’envolée notable de sa fréquence cardiaque, et le poids qui enserra sa poitrine qu’elle couvrit avec les manches de son sweat, toujours posé sur ses épaules « Je peux déjà prospecter, mais je le ferai pas avant d’être sûre de pouvoir assurer les frais. » Elle roula ses lèvres l’une sur l’autre, tachant de se soustraite à la soif, annonciatrice des larmes qu’elle refoulerait, coûte que coûte. Plissant les paupières pour contrer l’humidité qui fit légèrement briller ses yeux, elle les concentra de nouveau le plus loin possible. Etendant la pause qu’elle marqua, elle s’obligea à retourner son attention vers Hassan « Si tu me dis que c’est de la folie de prétendre à un projet aussi ambitieux maintenant, je continuerais à faire comme si de rien n’était, et je me contenterais de ce que j’ai déjà. » Mais elle savait au fond qu’il ne la dissuaderait pas de faire ce dont elle avait si envie. Elle disait vrai, néanmoins ; c’était son avis à lui qu’elle prendrait en compte au final, pas celui de ceux qui ne chercheraient qu’à la retenir, ou au contraire, à la pousser dans le vide.
Il ne parvenait pas à comprendre où se situait le problème. À comprendre d’où venait à Yasmine ce regard penaud et cette attitude de coupable attendant qu’on enfonce le clou, tandis qu’il la sentait le détailler du regard à mesure qu’il parcourait en diagonale le contenu du prospectus. Et il ne s’expliquait pas non plus ce ton pincé avec lequel elle avait répondu « Parce que c’est le cas, non ? » comme s’il avait tout bonnement loupé le coche du moment où elle attendait de lui qu’il se contente de sourire et de lui rendre son prospectus sans faire le moindre commentaire. Soupirant sans chercher à camoufler son agacement, elle n’avait rien ajouté de plus et préféré refermer sa bouteille d’eau et se rasseoir sur son tapis en silence, donnant l’impression à la fois d’en vouloir à la terre entière et de porter tout le poids du monde sur ses épaules. Incertain quant au comportement à adopter pour obtenir un début d’explication, il avait hasardé le rôle de ses parents dans l’océan de ses incertitudes, n’étant pas sans ignorer les idées bien arrêtées que pouvaient parfois avoir son père et sa mère sans forcément penser à mal dans l’expression de leurs opinions. « Il y a ça, et tellement d’autres choses aussi. Tu sais à combien s’élèvent les frais de scolarité pour un cursus comme celui-là ? » Le rire nerveux qui lui échappant avait marqué une pause dans sa justification, avant qu’elle ne reprenne aussitôt « Ça réduit à pas grand-chose mon droit à l’erreur, et ça me pétrifie. » Et presque sans surprise ils en revenaient donc à cet art que Yasmine maitrisait comme personne : une incapacité chronique à avoir confiance en ses propres capacités. Les jambes ramenées contre elle avec vulnérabilité, elle s’obstinait à fixer ce point invisible loin devant elle pour ne pas avoir à affronter le regard qui allait avec ses questions, et plein de cette certitude que la jeune femme ne livrait là qu’une infime partie de ce qui lui occupait l’esprit depuis des semaines Hassan n’avait pas osé faire le moindre commentaire de peur de la couper dans son élan. « Je peux déjà prospecter, mais je le ferai pas avant d’être sûre de pouvoir assurer les frais. » avait-elle néanmoins préféré conclure, d’un ton déjà presque résigné comme on cherchait une porte de sortie à une situation qu’on croyait déjà perdue d’avance. « Yas … » Pivotant d’un quart de tour sur son tapis pour faire complètement face à l’infirmière, il avait abandonné à côté de lui le prospectus de l’université quand Yasmine s’était enfin décidée à jeter un regard dans sa direction, le regard brillant avec incertitude. « Si tu me dis que c’est de la folie de prétendre à un projet aussi ambitieux maintenant, je continuerais à faire comme si de rien n’était, et je me contenterais de ce que j’ai déjà. » Mais s’en contentait-elle toujours ? Ou n’y avait-il pas au milieu de tout cela un début d’explication au comportement qu’il lui trouvait inhabituel, depuis son retour d’Afrique ? « Y’a rien de mal à avoir de l’ambition, Yasmine. » Et elle, toute soucieuse de ne pas faire de vague qu’elle était, n’en avait pas moins le droit que n’importe qui d’autre. « C’est ce que tu veux faire ? Mets de côté les questions d’argent, d’opinion – que ce soit celle de tes parents, la mienne, celle de Sohan, de Clara ou de n’importe qui d’autre … C’est ce que toi tu as envie de faire ? » Autour d’eux on avait recommencé à s’agiter, on terminait sa bouteille d’eau ou l’on étirait une dernière fois ses muscles avant la dernière partie du cours. Hassan, lui, n’avait pas quitté Yasmine du regard une seconde « Tu es intelligente, et tu es une acharnée du travail bien fait, tous ceux qui te connaissent un tant soit peu te le diront. Alors si ta question c’est de savoir si je te pense capable de mener ce projet à bien, aussi ambitieux soit-il … Oui. Bien sûr que je t’en pense capable. Et ça vient autant de l’ami qui se rappelle encore de l’époque où tu soignais tes peluches avec ta fausse panoplie de médecin, que du professeur qui sait reconnaître un élève capable de viser plus haut qu’il ne s’en croit légitime. » S’éclaircissant la voix avec un brin d’exagération, leur voisine de tapis leur avait lancé un regard sévère visant à leur faire remarquer que le cours avait repris. La singeant d’une grimace pincée à peine le dos tourné, dernière tentative en date pour dérider Yasmine que la tension semblait sur le point de faire s’écrouler, Hassan s’était remis debout non sans faire preuve d’un peu de mauvaise volonté et avais repris où il en était à voix plus basse « Ça ne t’engage à rien de passer l’examen … Il sera toujours temps d’aviser au moment des résultats. Qu’est-ce que tu as à perdre ? » Le plus dur était de se jeter à l’eau, à ses yeux. Mais s’il entendait la peur légitime qu’elle pouvait avoir à essuyer un échec potentiel, il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle ne lui aurait pas parlé de tout cela si elle n’attendait pas de lui qu’il la pousse à surmonter cette peur de ne pas réussir. « Il sera toujours temps de t’inquiéter à propos des frais de scolarité à ce moment-là. Mais y’a probablement des bourses pour lesquelles tu pourrais postuler, des aides financières auxquelles tu pourrais avoir droit … Je pourrai me renseigner auprès de l’université, si tu veux. »
Yasmine eut l’impression d’être prise au dépourvu, si bien qu’elle en ravala sa soif et ses larmes d’une même lampée bruyante. On ne lui demandait jamais vraiment ce dont elle avait envie. D’aussi loin qu’elle se souvenait, on lui avait toujours imposé des choix qu’elle se contentait de contourner avec une certaine souplesse. Mais se rancarder sur ce qu’elle voulait vraiment, elle ? On ne l’envisageait pas dans son entourage. Et sans doute était-ce de sa faute, à toujours vouloir contenter les autres, à arrondir les angles, pour finalement devenir celle qui en pâtissait, et pas de la façon la plus agréable en plus de ça. Que ce soit Hassan le premier à lui poser la question de plein front était d’une ironie telle qu’elle parvint à esquisser un léger sourire en coin, un sourire un peu amer toutefois, pendant qu’elle considérait discrètement l’effet que son attention exacerbée avait sur elle à ce moment-là, et qui la força à enrouler les manches de son sweat autour de son cou, un peu comme une écharpe de fortune, trop mince pour la couvrir totalement. Tout n’était une question d’envie, Yasmine n’était pas sans l’ignorer. Sauf que le regard qu’ils venaient d’échanger, retirés dans cette bulle sécurisante au milieu des yogis du dimanche, assirent les maintes conclusions qu’elle avait établi toute seule depuis son retour, privée de sommeil, l’esprit tournant à plein régime : sa vie n’était qu’un amas de frustrations qu’elle avait tendance à étouffer pour le bien de la petite communauté de laquelle elle venait. Ses angoisses étaient la sonnette d’alarme, la limite qu’elle franchissait sans cesse en pensant pouvoir vivre avec. Yasmine détourna légèrement la tête. Elle le sentait : bientôt, quelque chose céderait en elle, et elle n’aurait plus assez de force pour le retenir.
Cruellement confrontée à l’ironie de la situation, elle laissa à peine échapper le rire qui lui chatouillait sévèrement la gorge, préférant adopter la même posture qu’Hassan pour se donner meilleure mine. Elle se redressa, se dandinant une seconde pour réenfiler son sweat et cacher la chair de poule qui parsemait sa peau brune, puis elle se tourna dans sa direction en laissant sa tête baller d’un côté et de l’autre pour feinter la lassitude enfantine. Une autre chose qu’elle savait : ce qu’il s’apprêtait à lui dire allait lui faire le plus grand bien – ça allait l’aider à relativiser et à chasser cette idée profondément ancrée en elle comme quoi son échec était gravé dans le marbre, quoi qu’elle déciderait. Il était doué pour ça, ça ne l’étonnait pas. Hassan était pédagogue en plus d’être le plus enclin à polir l’armure trop lourde qu’elle s’obstinait à porter depuis son retour, sans verser dans l’exagération cependant – si de son côté, elle avouait un manque certain d’objectivité vis-à-vis des qualités de ses proches, des qualités d’Hassan en particulier, lui avait une vision éclairée de ce qui était bon de leur reprocher quand il le fallait, et même si c’était parfois gênant, ça restait néanmoins très rafraîchissant d’être traitée avec une telle impartialité. Retenant un haussement d’épaules, Yasmine releva la tête pour l’incliner légèrement, toute attentive au discours du jeune homme dont elle fixa un instant les lèvres pour mieux s’ancrer sa verve dans la tête et étudier scrupuleusement l’avis qu’elle lui avait demandé ; un nouveau sourire timide remonta ses pommettes.
« Que tu te souviennes de ma panoplie de docteur, ça fait qu’enfoncer le clou de ton grand âge. » La toux de leur voisine fit sursauter la jeune femme, et chasser le masque de tendresse qu’elle avait momentanément revêtit pour sourire sans contrainte face à la grimace qu’il laissa poindre quand elle leur tourna le dos. Aussi, elle se laissa aller à la contemplation fugace de ses propos lorsqu’il se leva avant elle. Encore assise au sol, ses yeux se perdirent dans les motifs de son tapis de yoga, pendant qu’elle se sommait de reprendre sur elle pour de bon, cette fois. L’ambiance pesante qu’elle avait involontairement laissé tomber sur leur rendez-vous à la veille de l’anniversaire d’Hassan n’était pas vraiment ce à quoi elle avait pensé en initiant le projet ; ce serait un peu difficile de faire bonne figure maintenant. Seulement, après une gorgée d’eau supplémentaire, elle abandonna sa bouteille, se remotiva intérieurement et se réactiva aussitôt. Tendant les mains vers le jeune homme pour qu’il l’aide à se relever, elle lui répondit, la voix gonflée par l’effort « Je crois que c’est quelque chose que je dois faire moi-même. » Une impulsion plus tard ; elle sauta sur ses deux pieds, et affronta son regard, qu’elle maintint pendant quelques longues secondes « Je veux pas que mon inquiétude contamine qui que ce soit. » Lui faisant désormais face, Yasmine lui avoua en murmurant, le haut du nez très légèrement froncé quand elle reprit « Je sais que j’ai pas toujours été facile à gérer depuis que je suis rentrée, c’est pas simple. » Elle se passa une main leste sur le front, et resserra rapidement l’élastique de sa queue de cheval. Opinant du chef en laissant son regard dériver sur le visage d’Hassan, elle finit par tendre la main pour, du bout des doigts, venir replacer la mèche rebelle qu’elle remarqua, et qui lui barrait le front « Va falloir faire quelque chose pour tes cheveux quand même, ils sont trop longs. » La bonne excuse pour replacer une autre mèche qui n’en avait même pas besoin, alors que leur voisine – la même qui ne cessait de feindre une toux pour attirer leur attention – claqua de la langue dans leur dos. Yasmine entrouvrit la bouche pour soupirer de tous ses poumons, et roula exagérément des yeux, jusqu’à ce qu’elle se mette à loucher sous le nez d’Hassan. Retrouvant vite une mine sérieuse, elle tourna la tête pour, par-dessus son épaule, adresser un sourire tout en fossettes angéliques et en quenottes éclatantes à la bonne femme ; avant de tourner la tête de l’autre côté, et de se pencher sur Hassan pour lui dire, tout près de son oreille « On s’en va ? T’es plus souple que moi de toute façon, c’est pas drôle. »
Là où Hassan pensait avoir enfin eu un aperçu de ce qui semblait rendre Yasmine aussi soucieuse depuis quelques temps, elle ne donnait pourtant pas l’impression de quelqu’un qui s’était déchargé d’un poids sur ses épaules. Enfilant à la va-vite un sweat qui semblait subitement trop grand pour elle, la brune avait attrapé sa main pour se remettre debout et décliné du même coup la proposition d’aide qu’il lui avait faite juste avant « Je crois que c’est quelque chose que je dois faire moi-même. » Semblant jauger l’éventuelle déception sur son visage, elle avait laissé passer plusieurs secondes avant d’ajouter « Je veux pas que mon inquiétude contamine qui que ce soit. » l’air de nouveau un brin contrarié et la voix montant dans les aigües en fin de phrase – une habitude qui lui collait à la peau chaque fois qu’une pointe de nervosité se cachait derrière son apparente capacité à tout encaisser sans broncher. Gardant par conséquent pour lui la boutade qui lui aurait fait avouer d’un ton léger qu’il ne cesserait jamais de s’inquiéter pour elle – parce que c’était Hassan, il était comme ça – il avait préféré offrir un sourire volontairement doux, après quoi Yasmine s’était justifiée d’un « Je sais que j’ai pas toujours été facile à gérer depuis que je suis rentrée, c’est pas simple. » créant plus de questions qu’il ne suscitait de réponses, et creusant finalement un peu plus l’inquiétude qu’elle avait tenté de désamorcer. « Je me suis dit que tu avais besoin d’un temps de réadaptation. » l’avait-il de son côté rassurée d’un ton conciliant, espérant lui ôter l’éventuelle impression qu’il puisse lui en tenir rigueur. Il en avait été parfois un peu désarçonné, c’est vrai, mais il n’avait jamais tendu à la blâmer. « Mais si tu as besoin de parler, tu sais que tu peux compter sur moi ? » Les choses n’étaient pas différentes de ce qu’elles étaient auparavant, Hassan s’était toujours efforcé d’être une oreille attentive lorsque l’on attendait de lui qu’il le soit. Pour Yasmine, mais pas uniquement. Noyant le poisson, la brune avait relevé la tête vers lui pour remettre en place une ou deux mèches qui tentaient de faire leur vie sur son front, Hassan répondant par un plissement de nez boudeur lorsqu’elle avait assuré « Va falloir faire quelque chose pour tes cheveux quand même, ils sont trop longs. » les mèches en question retombant à nouveau comme si de rien n’était la seconde suivante. « Mais toujours parfaits. » Papillonnant des yeux avec candeur, il se serait sans doute laissé exaspérer par l’agacement manifeste dont leur voisine de tapis faisait preuve à leur égard, si les pitreries de Yasmine ne lui avaient pas à la place arraché un rire fugace. « On s’en va ? T’es plus souple que moi de toute façon, c’est pas drôle. » Pointant son index en direction de sa propre personne, l’air de dire Moi, souple ? il avait secoué la tête d’un air amusé et piqué un baiser contre la tempe de l’infirmière en profitant qu’elle soit à sa portée, avant de récupérer son sac de sport et de la laisser en faire de même. Laissant là leurs tapis, disposés en rangs serrés sur l’herbe avant leur arrivée, ils s’étaient frayé un chemin à travers les apprentis yogi non sans recevoir au passage quelques regards réprobateurs. « Je me sens comme le mauvais élève au fond de la classe. » qu’avait alors commenté le professeur, situation ô combien ironique dans son cas. Chargeant son sac sur l’une de ses épaules avec habitude, il avait levé le nez vers le ciel avec la satisfaction d’y voir le soleil percer gentiment – Hassan était comme un tournesol, capable de puiser bonne humeur et énergie supplémentaire dans le simple fait de sentir le soleil venir chatouiller sa peau. « T’as le temps pour un petit déj’ ? Sauf si tu préfères rentrer te coucher. » Elle avait enchaîné le boulot et cette initiation au yoga sans broncher, et il comprendrait aisément qu’elle ait atteint les limites de sa propre énergie. Reste que dans un cas comme dans l’autre le trajet resterait le même, le chemin jusqu’à la sortie du parc emprunté mille fois et la maison du brun qui se dresserait la première avant celle de Khadji, quelques rues plus loin. « Yas … ? » Alors qu’ils marchaient depuis plusieurs minutes dans un silence relatif, ponctué du bruit de leurs pas et de leurs respirations, Hassan s’était éclairci la gorge avec hésitation, laissant passer de longues secondes avant de se décider à reprendre « Tu m’as demandé mon avis tout à l’heure, et je te l’ai donné avec sincérité … Est-ce que si je te demande le tien tu promets d’en faire de même ? » Déglutissant, il avait ralenti le pas pour se permettre de pouvoir regarder un temps Yasmine plutôt que le trottoir devant eux. « Même si ça ne doit pas être ce que j’aimerais entendre, je veux dire. »
Un temps de réadaptation, c’était une bien jolie façon de définir ses sautes d’humeur et ses excès de sensiblerie. Intérieurement, Yasmine remercia Hassan de faire preuve d’autant de bienveillance à ce sujet, quand bien même elle se doutait que si elle traînait à retrouver ses qualités relationnelles, il creuserait plus loin pour comprendre ce qui la torturait réellement. Son annonce concernant sa reprise d’études ferait office de bonne excuse quelques semaines tout au plus, le temps qu’elle se décide à postuler à cet examen qui prenait de plus en plus des airs de challenge de sa vie. Elle doutait néanmoins qu’elle soit capable de tenir la comédie aussi longtemps ; les problèmes débuteraient bientôt, ça lui paraissait affreusement imminent. Elle devrait gruger davantage, sans pour autant omettre qu’elle ne se sentait plus aussi bien que dans le passé au centre de ce cocoon qui l’étouffait et de ses pensées qui se bousculaient pour former des nœuds qu’elle ne réussissait pas à démêler, sa persévérance s’étant effritée, et sa fatigue prenant le dessus au point de l’oppresser, et de la faire suffoquer. Confrontée à cette dangereuse éventualité, elle préféra garder le silence lorsqu’il lui confirma qu’elle pouvait compter sur lui si elle avait besoin de parler. Elle ne lui fit pas l’affront de lui dire tout haut qu’elle le savait, et que de toute façon, c’était vers lui qu’elle se tournait quand quelque chose n’allait pas comme il fallait. Il ne pouvait pas l’ignorer, alors comme toutes les choses qu’elle se retenait de lui dire, tantôt effrayée par la portée de ses mots, tantôt consternée par son incapacité à s’exprimer sans s’emmêler les pinceaux, elle tût l’évidence, et accepta son baiser sur sa tempe comme on accepte un cadeau : en pensant ne pas le mériter, mais en savourant cette impression grisante de compter plus qu’elle ne se l’était toujours imaginée.
Après avoir récupéré son sac de sport, dont elle passa la lanière au-dessus de sa tête pour le placer en bandoulière, elle emboîta le pas au jeune homme. Empruntant une mine d’excuses vis-à-vis des autres participants à l’activité du jour, elle se pencha en arrière pour l’entendre déplorer le rôle qu’il venait d’endosser. Elle sourit en biais, et ne mit pas bien longtemps à brouiller sa perception, préférant la sienne, qu’elle déclama sur le ton de la conversation « C’est ce que Beyoncé doit ressentir quand elle arrive sur scène. » Les regards rivés sur eux, la curiosité induite par leur départ plus ou moins précipité, la portée de la conversation qu’ils tenaient depuis de longues minutes sans vraiment se soucier de qui les écoutaient – qui, quoi, comment, pourquoi. Inspirant fort, elle eut soudain à cœur de rattraper un peu le coup ; ce rendez-vous aurait dû être placé sous le signe de la bonne humeur, au lieu de quoi elle s’était laissé submergée par la réception de cette brochure qu’elle avait rempaqueté, la boule au ventre. Se rengorgeant d’une bonne dose de bonne volonté, elle redressa vaillamment le menton, fit tressauter sa queue de cheval, puis prenant un peu d’avance sur Hassan, elle se mit à rouler exagérément des hanches, accentuant le martèlement de ses pas sur la pelouse occupée par les yogis à qui ils faussaient compagnie, pour illustrer sa comparaison en usant de la caractéristique scénique première de son idole. Et involontairement, satisfaire les œillades avides des curieux, avec plus ou moins de rythme et d’élégance. Encore que, le rythme n’était pas le point fort de l’infirmière, mais sa plastique, dissimulée sous l’épaisseur délibérée de son sweat beaucoup trop grand pour elle, faisait qu’on lui pardonnait aisément son manque d’aptitude dans ce domaine, et quand elle usait de son regard de biche, s’en était terminé ; elle crut entendre quelqu’un soupirer. Arrivée au bout du chemin qui menait jusqu’à la fin du bosquet, elle fit un demi-tour sur elle-même pour saluer du bout des doigts la cantonade, et plus particulièrement la bonne femme qui avait interrompu leur échange en toussant exagérément. Sa dernière, et gentillette, provocation fût de laisser éclater un rire franc et massif face à l’expression du visage que la femme en question laissa poindre. Heureuse de son effet, elle harponna le bras d’Hassan en lui tournant le dos de façon éhontée.
Laissant aller Hassan de son côté, et lui lâchant doucement le bras pour qu’il profite du soleil et de son offrande de vitamines D, elle s’apprêtait à étouffer un bâillement dans la manche qui recouvrait entièrement sa main, lorsqu’il l’invita à petit-déjeuner. Elle pouvait espérer s’écrouler de fatigue en rentrant un peu plus tard, au point où elle en était. Elle ravala son bâillement, se frotta les yeux cependant, et replaça une rangée de cils du bout de son petit doigt en hochant négativement la tête, lui signifiant silencieusement qu’elle préférait le petit-déjeuner à sa sieste qui serait courte, quoi qu’il arrive. Quelques pas plus tard, et il l’appela. Sans laisser le temps au silence de s’installer, elle fit, sa voix éraillée par les larmes qu’elle avait retenue tout à l’heure parvenant à percer :
« Hum ? » Yasmine tourna la tête de son côté pour lui accorder toute l’attention qu’il quémandait, tandis qu’il s’était décalé pour l’avoir dans son champ de vision. Elle le regarda, interdite. La longue pause qu’il marqua lui fit froncer les sourcils, et parce que la discipline dans laquelle elle excellait consistait à s’inquiéter aussi fort qu’Hassan s’inquiétait pour elle, elle se mit à profondément redouter l’expression qu’elle crut deviner sur son visage qu’elle continua à fixer un moment, plantée au milieu du chemin en attendant la chute. La toux qu’il laissa échapper pour se racler la gorge présageait un discours, de quelle portée, elle l’ignorait encore. Toutefois, sa déglutition la rendit nerveuse de nouveau, et sa demande, hésitante, mais non moins très sérieuse, lui fit choisir l’humour en tout premier lieu. Marquant un temps à son tour, elle pencha légèrement la tête sur le côté « Hassan, est-ce que ça concerne une intervention de chirurgie esthétique pour cacher ton âge ? » Elle s’atorisa un arrêt pour qu’il arrive à sa hauteur, et tendit la main pour attraper sa queue de cheval, qu’elle défit en tirant sur l’élastique. Malgré la sensation étrange au creux de son estomac – comme une pierre lourdée pour l’empêcher d’avancer – elle ajouta avec un sérieux déconcertant, les sourcils haussés pour appuyer son propos « Puisque tu me demandes mon avis, je trouve que tu portes bien tes pattes d’oie. T’es plus charmant que Georges Clooney, et je dis ça en toute objectivité. » Ou pas. Toujours est-il qu’elle replaça ses cheveux détachés sur un côté de son épaule, et qu’elle laissa échapper un autre rire – qui sonnait un peu faux tant elle avait l’impression que quelque chose de sérieux et de grave se tramait au centre du cerveau, si complexe, mais si captivant, d’Hassan. Ce rire nerveux, elle finit par l’étouffer en l’attrapant doucement par l’épaule, et en se hissant subtilement sur la pointe des pieds pour lui planter un gros baiser sur la joue ; un baiser qu’elle fit durer en y ajoutant consécutivement deux petits autres. Le moment n’était pas à la rigolade, elle le sentait aussi nettement qu’une pulsation cardiaque manquée, aussi chuchota-t-elle « Je plaisante – pour l’intervention de chirurgie esthétique, pas sur le fait que tu sois plus charmant que Georges. Parce que tu l’es, c’est vrai ! » Et elle le lâcha aussi doucement que tout à l’heure, frôlant sa nuque avec sa paume au passage, et contrant éventuellement ses protestations à ce sujet en le poussant, d’un coup de hanche, sur le côté. Attendant qu’il retrouve un tant soit peu d’équilibre, elle ralentit le pas, en même temps que son sourire s’amenuisait graduellement. Dans l’intimité de ses pensées qui s’agitèrent, elle tacha de ne pas trop anticiper la conversation qui allait débuter en lui répondant enfin, plus solennellement, et avec patience et douceur « Dis-moi ce qui se passe. » Elle fit mine de rouler des yeux, et claqua sa langue contre son palais en singeant l’impatience « Et oui : je te promets de te répondre avec impartialité. » Elle recouvra tout son sérieux, et tournant la tête vers lui, elle lui adressa un regard par-dessous. En même temps qu’un sourire, doux et sincère, se dessina sur son visage, elle glissa de nouveau son bras sous le sien pour lui apporter un peu de courage et de chaleur ; quelque chose lui disait qu’il en avait bien besoin « Je t’écoute. » chuchota-t-elle une dernière fois, espérant qu’il n’avait pas relevé l’aigue qu’avait emprunté sa voix lorsqu’elle termina sa phrase.
Y’avait toujours cet air de ne pas en dire assez qui donnait à Hassan envie de creuser, de tenter de mettre le doigt sur ce qu'il y avait à comprendre derrière. Et puis finalement il reculait, préférait sauver la paix relative de la discussion – et de leur relation, semblait-il – plutôt que de tenter de gratter là où Yasmine ne le laisserait pas aller ; Le champ de ce qu’elle lui autorisait semblait avoir déjà tellement diminué depuis son retour d’Afrique que le brun était plus préoccupé à l’idée de sauver ce qui pouvait encore l’être qu’à celle de récupérer ce qu’il avait la sensation d’avoir perdu. Les mains glissant dans les poches de son pantalon de jogging il s’était donc laissé aller à ses propres pensées sans chercher à reprendre leur discussion d’avant fuite, celle qui leur avait fait traverser l’intégralité du parterre de yoga sous les regards réprobateurs, curieux, ou plus logiquement indifférents et à l’issue de quoi l’infirmière s’était fait le plaisir d’une révérence glorieuse – laquelle avait au moins eu le mérite de lui arracher un sourire auquel Hassan s’était joint de bonne grâce. Y’avait des choses qu’il aurait aimé dire, des sujets qu’il aurait aimé aborder, et finalement toujours l’impression d’être à côté de la plaque, coinçant les mots au fond de sa gorge sans qu’ils ne puissent remonter davantage. Qu’il se reprenne à interpeller Yasmine après plusieurs minutes d’un silence obligé revêtait alors un côté presque désespéré, comme s’il sentait que s’il ne mettait pas le sujet sur le tapis maintenant il ne le ferait jamais – et l’avis de la jeune femme restait trop précieux pour qu’il envisage de s’en passer. « Hum ? » La marche s’interrompant, elle avait levé vers lui un regard curieux et froncé les sourcils avec cet air inquiet qui aurait rendu risible toute tentative de sa part d’assurer qu’elle ne ressemblait pas à sa mère. « Hassan, est-ce que ça concerne une intervention de chirurgie esthétique pour cacher ton âge ? » La tête penchée sur le côté dans un réflexe humoristique, elle ne lui avait pas laissé le loisir d’offrir une réponse avant d’enchaîner « Puisque tu me demandes mon avis, je trouve que tu portes bien tes pattes d’oie. T’es plus charmant que Georges Clooney, et je dis ça en toute objectivité. » la nervosité de brun un court instant balayée par le brin d’humour de l’infirmière, lui arrachant un éclat de rire et un « Bien sûr, en toute objectivité. » gentiment moqueur. Trépignant d’un pied à l’autre tout en triturant les cheveux qu’elle venait de recoiffer, Yasmine avait marqué un temps d'hésitation et finalement attrapé son bras avec légèreté, s'y appuyant pour venir décorer sa joue d'un baiser qui en avait engendré deux autres. « Je plaisante – pour l’intervention de chirurgie esthétique, pas sur le fait que tu sois plus charmant que Georges. Parce que tu l’es, c’est vrai ! » La tête penchant vers elle avec tendresse, Hassan avait laissé échapper un soupir de résolution plus que de soulagement – parce qu’il était trop tard pour reculer, maintenant. « Dis-moi ce qui se passe. » Singeant l’impatience, les bousculant lui et ses hésitations au propre comme au figuré, la jeune femme avait assuré « Et oui : je te promets de te répondre avec impartialité. » comme s’il en doutait encore, et chuchoté un « Je t’écoute. » tandis que son bras passait sous le sien et qu’Hassan s’y accrochait presque comme on saisissait une bouée de sauvetage – et le brun ne savait pas nager, après tout. La sensation n’avait duré qu’un instant, pourtant ; Juste le temps pour lui de se défaire du « J’ai commencé à me renseigner sur les démarches pour monter un dossier d’adoption. » qu’il gardait en travers de la gorge depuis des semaines, et il avait de nouveau lâché un peu de lest, observant Yasmine du coin de l’œil pour prendre la température de sa réaction. « Enfin, je me suis renseigné y’a un moment déjà … Mais là je commence à y songer de façon sérieuse. » Reprenant lentement leur marche, glissant une main dans sa poche sans se défaire du bras que la brune avait enroulé autour du sien, il s’était laissé entraîner par le besoin de s’armer de quelques justifications pour parer aux arguments qui les premiers pourraient venir à la bouche de Yasmine pour le dissuader « J’ai conscience de pas être le candidat idéal et qu’il y a de gros arguments pour jouer en ma défaveur, mais je me dis qu’avec un avocat spécialisé pour m’aider à monter un dossier aussi béton que possible, peut-être que … » Peut-être qu’il aurait ses chances. Ou peut-être pas, et c’était bien de ne pas savoir de quel côté faire pencher la balance qui lui faisait autant de souci dernièrement. De ça, et de savoir qu’il allait peut-être au-devant d’un revers de plus qu’il n’était pas certain de réussir à encaisser. « Et puis je sais qu’on plaisante à propos de mon âge, mais dans l’éventualité où mon dossier ne serait pas rejeté il ne serait pas non plus prioritaire, ça pourrait prendre des années … Et j’ai déjà laissé passer ma chance, deux fois, alors j’ai l’impression que si je laisse passer celle-ci, après il sera trop tard. » Marquant une nouvelle pause, Hassan avait dégluti avec malaise à la manière d’un élève terminant un exposé. De cette autre fois, cette deuxième fois, il n’avait jamais parlé à personne – pas même à Joanne ; Et pourtant aujourd’hui elle pesait presque aussi lourd dans la balance de ses hésitations que cet enfant que la blonde et lui avaient perdu. Passant une main fébrile sur sa nuque tandis qu’un rictus nerveux lui échappait, il avait enfin osé un demi-regard dans la direction de Yasmine « Alors si tu penses que c’est une mauvaise idée et que je cours à la catastrophe, c’est le moment ou jamais de m’empêcher de faire une bêtise. » Mieux valait une désillusion maintenant et de la bouche de Yasmine, que plus tard de la bouche de Dieu sait qui voyant défiler des dizaines de cas désespérés comme le sien sans plus s’en émouvoir.
Chaque fois qu’Hassan se projetait dans un futur plus ou moins proche, le soulagement se lisait sur le visage de Yasmine. C’était incontrôlé, ses traits se détendaient radicalement, la faisant paraître un peu plus jeune. Un élixir de jouvence dont elle n’abusait jamais cependant, trop soucieuse de ne pas laisser éclater les nombreuses interrogations qu’elles s’étaient tant posées à l’époque où le jeune homme avait voulu en finir. Et peut-être que parfois, prisonnière de ses insomnies, elle se les posaient encore, ces fameuses interrogations. Mais déterminée à lui laisser le bénéfice du doute, consciente aussi qu’il avait toutes les circonstances atténuantes possibles et imaginables pour remettre en question son avenir et décider en conséquence, elle savait prendre sur elle ; l’écouter attentivement, et déceler les signes qui la mettraient sur des pistes qui lui avaient glissées entre les doigts la toute première fois, et agir si jamais elle pressentait que quelque chose n’allait pas ; s’il se sentait au bord du gouffre, démuni, seul face à ses pensées et ses chagrins qui étaient beaucoup trop nombreux à son goût – à croire qu’une entité l’avait dans le collimateur, s’acharnant sur lui pour des raisons qui lui avaient toujours parues floues et infondées, mais après tout, elle n’était pas suffisamment assidue à la prière pour obtenir des réponses à celles qu’elle avait tant prononcées pour qu’il trouve enfin la paix. Ça expliquait pourquoi elle avait de nouveau emprunté une expression sérieuse pour l’écouter lui annoncer ce qui semblait lui tenir tant à cœur, partagée entre la curiosité et l’appréhension de découvrir que ses conclusions sur son état d’esprit actuel étaient erronées. Il lui avait donné l’impression de bien aller depuis qu’elle était rentrée, mais leur chemin ne se croisant que très rarement, volontairement ou pas, et son propre état de fatigue parlant pour lui-même, quelque chose avait bien pu lui filer sous le nez, et alors qu’un silence d’une nanoseconde s’installa entre eux, elle se mit à culpabiliser d’avoir encore failli à la mission qu’elle s’était fixée il y avait bien longtemps. Elle redouta l’instant où il ouvrirait de nouveau la bouche. La pression de ses doigts, qu’elle avait enroulés autour de son bras, se resserra graduellement. Et puis, le soulagement – celui qui lui détendit les traits instantanément, lissant les plis creusés au milieu des taches de son qui parsemaient son nez, et dont le haut se fronça légèrement quand, la voix allégée d’un poids, elle susurra un :
« Hassan. » Gorgé d’un enthousiasme qui la fit sourire en découvrant les dents, puis dans la foulée, tourner la tête dans sa direction, tandis que de son côté, il s’obstinait à la regarder de biais, comme s’il redoutait autant qu’elle la direction que prenait cette conversation. Elle fût un instant tentée de lui attraper le menton pour l’obliger à affronter son regard. Yasmine aurait aimé le sonder aussi profondément qu’elle s’en sentait capable, mais elle se contraint à la réserve, sachant très bien que s’il prenait le temps de lui dérouler le fil des évènements, c’était parce qu’il avait songé consciencieusement à la question, et que faire preuve de brusquerie ne lui rendrait probablement pas service. Pendant que les doutes semblaient l’assaillir, elle ne le quitta par du regard, son sourire s’élargissant de lui-même, jusqu’à ce qu’elle lui souffle doucement, entre deux bribes de phrases qu’il prononça sur le ton de l’argumentation « Mais tu vas mieux. Tes médecins, ton entourage peuvent en attester. Ça pèsera aussi lourd dans la balance que tes antécédents, et si tu trouves un bon avocat… » Elle ne termina pas sa phrase, le laissant le faire à sa place, et opina doucement pour confirmer qu’elle était d’accord avec son jugement. Ce qui la fit détourner les yeux, perdre doucement son sourire, et pencher la tête pour se creuser les méninges à la recherche de la meilleure façon d’exposer son point de vue, ce fût ce qu’il avança juste après, et qui la fit légèrement tiquer. La surprise teinta le ton de sa voix quand elle laissa échapper un « Deux fois ? » interrogatif. Puis, elle se mura dans un nouveau silence, son visage revêtant un masque de concentration pour glaner le maximum d’informations qu’elle avait sur le sujet « Hassan. » fit-elle de nouveau, plus distraitement, et l’hésitation pointa le bout de son nez lorsqu’elle s’exprima. Elle pinça les lèvres, et tout en levant sa main libre devant elle pour prendre de l’avance dans l’exposition du point qu’elle s’apprêtait à poser, elle lui dit enfin « Puisque tu me demandes mon avis, je vais me faire l’avocate du Diable. Supposons… » commença-t-elle avec tout le sérieux qui faisait d’elle un si bon élément au sein des urgences, les sourcils haussés, et la tête inclinée de trois-quarts pour garder un œil sur le chemin qu’ils foulaient en rythme, et sur le visage d’Hassan posté à ses côtés « Supposons que tu rencontres quelqu’un de bien, que tu veuilles construire quelque chose avec ce quelqu’un… la question des enfants se posera à un moment où un autre, et je sais. » soupira-t-elle, avant de reprendre, raffermissant sa prise sur son bras qu’elle n’avait toujours pas lâché « Je sais que les chances pour un homme ayant supporté le traitement que tu as supporté son minces… au début. Mais elles ne sont pas impossibles par la suite, et ta rémission n’est plus à remettre en doute, maintenant. » Une canine perça sur sa lèvre quand sa mauvaise conscience lui joua des tours ; elle secoua la tête pour chasser les regrets qu’elle mûriraient de lui avoir mis dans l’oreille des idées de recherche de l’âme sœur, et poursuivit plutôt tranquillement, considérant l’agitation intérieur qui se soumit à elle à cet instant « Tu dois en parler avec tes médecins, passer les tests qui détermineront si à ce jour, ça t’est possible d’envisager une vie de famille aves des enfants à toi. » Elle n’avait pas voix au chapitre à ce sujet, mais elle était infirmière, et parce qu’elle connaissait les procédures, c’était son devoir de lui faire savoir que des options, il en avait des tas, finalement. L’adoption, c’était son tout dernier recourt, le cheminement d’un homme qui avait passé trop de temps dans les hôpitaux pour prétendre vouloir se lancer dans des procédures de recherches de stérilité pour, encore une fois, voir ses espoirs détruits à la lecture d’un rapport d’analyses ; elle comprenait qu’il se montre aussi frileux à l’exercice, mais en même temps, ça lui brisait le cœur. Yasmine se remémora rapidement sa réaction lors de leur road-trip improvisé pour la naissance de Reda, et comprit avec un temps de retard à quel point cette visite avait dû lui coûter, pendant qu’il nourrissait secrètement des velléités de paternité – une petite-fille qui s’appellerait Nour, et cette bribe d’information lui fit l’effet d’une gifle mentale. Immanquablement, elle s’en voulut atrocement de ne pas avoir su saisir les subtilités de ses réactions, ce jour-là. Se retenant de se maudire tout haut, elle prit une grande inspiration, battit des cils pour réveiller les cellules de son cerveau qui lui faisaient défaut, et lui lâcha le bras. Le contraignant à marquer un arrêt en posant une main sur sa poitrine, elle toupilla sur ses pieds pour venir se placer en face d’Hassan. Elle posa sa deuxième main sur l’une de ses épaules en redressant les siennes avec détermination « C’est pas une bêtise. Tu seras un super papa, j’ai aucun doute là-dessus. » Elle sourit furtivement, mais même quand elle voulut retenir l’esquisse de ses lèvres qui s’étirent encore une fois, elle en fût incapable ; elle l’avait vu interagir avec des enfants, elle savait. Elle le fixa droit dans les yeux, et ajouta, après s’être rapidement passé le bout de la langue sur les lèvres « Si tu te sens prêt, et si c’est vraiment ce que tu veux, à part te répéter que je serais là quoi que tu décides, adoption ou… » Elle prit une rasade d’air tiède, tapotant ses doigts sur l’épaule et la poitrine d’Hassan en même temps, elle trépigna un instant. Agacée par la succession de phrases qu’elle voulait prononcer qui se bousculèrent dans sa tête, Yasmine reprit avec une douce précipitation « Qu’importe le moyen que tu choisiras, je t’en empêcherais pas. » Elle secoua la tête en signe de dénégation, comme pour insister lourdement à ce propos.
AVENGEDINCHAINS
Dernière édition par Yasmine Khadji le Dim 20 Jan 2019 - 17:43, édité 1 fois
Il se sentait fébrile, comme si au lieu de le rassurer dans ses certitudes le fait d’avoir énoncé ses intentions à voix haute n’avait fait que donner plus d’ampleur et plus de crédit à ses doutes, et aux raisons qu’il avait de croire qu’il s’apprêtait à faire une erreur monumentale. Miroir presque parfait des incertitudes soulevées par Yasmine quelques instants plus tôt à propos de son propre avenir, le brun se sentait bien incapable d’appliquer les conseils de confiance en soi et de suivi d’instinct qu’il avait pourtant distillé avec sincérité auprès de la jeune femme. Preuve qu’il était toujours plus facile de prodiguer les conseils que de les appliquer, et de la même manière Yasmine affichait une mine bien moins incertaine et s’armait d’un ton résolu au moment de lui assurer « Mais tu vas mieux. Tes médecins, ton entourage peuvent en attester. Ça pèsera aussi lourd dans la balance que tes antécédents, et si tu trouves un bon avocat … » dans un souffle encourageant. Et lui d’acquiescer silencieusement, les arguments semblant peser plus lourd dans la bouche de la jeune femme que dans la sienne, mais ne suffisant pas à eux seuls à balayer les Et si et les Oui mais qui remettaient en cause chaque certitude. Y’avait aussi la crainte de ne pas avoir de troisième chance, parce que ça n’existait pas ça, la troisième chance, et que les deux premières n’avaient été grillées que par ses choix. « Deux fois ? » qu’avait d’ailleurs relevé Yasmine, lui arrachant un léger rictus et une seconde d’hésitation durant laquelle ce qu’il s’apprêtait à dire semblait être resté en suspens « Disons que … quand Leilani et moi on a décidé de partir quelques jours à Hanoï sur un coup de tête quand on était à la fac’, c’était pas pour les paysages. » Les mains s’enfonçant dans ses poches, Hassan fixait le sol devant lui. À cette époque encore plus que maintenant où changer d’état pouvait suffire, la motivation à vouloir se rendre au Vietnam pour profiter de sa législation était souvent la même, et si aucune n’avait jamais fait de commentaire à ce sujet le brun n’aurait pas été surpris d’apprendre que certains dans leur entourage avait vu clair dans leur jeu : Qasim ou même Rhett, pour commencer. « C’était pas le bon moment. On n’était pas prêts. » Parce que pas encore vraiment adultes dans la mentalité, parce que pas plus en couple qu’amoureux, parce qu’encore pris dans leurs études et la tête entièrement prise par leur sport qui lui seul leur garantissait une bourse. Et pour toutes ces raisons Hassan ne regrettait pas la manière dont les choses s’étaient résolues ; Mais cela restait une occasion manquée, la première.
Ainsi entre les superstitions, les contre-arguments et la difficulté à faire preuve d’objectivité face à sa propre situation, l’avis souvent éclairé de Yasmine lui semblait être un bon moyen de savoir s’il se fourvoyait ; Il lui faisait suffisamment confiance pour croire qu’elle ne se contenterait pas de lui dire ce qu’il avait besoin ou envie d’entendre. « Hassan. » L’air désormais sérieux, l’infirmière avait eu l’air de peser le pour et le contre un instant avant de reprendre « Puisque tu me demandes mon avis, je vais me faire l’avocate du Diable. Supposons … Supposons que tu rencontres quelqu’un de bien, que tu veuilles construire quelque chose avec ce quelqu’un … la question des enfants se posera à un moment où un autre, et je sais. » Secouant la tête et s’apprêtant à l’interrompre, Hassan en avait été dissuadé par le bras qu’elle avait refermé autour du sien et l’impression qu’elle donnait de vouloir aller au bout de son idée avant d’admettre que l’on puisse y opposer un argument. « Je sais que les chances pour un homme ayant supporté le traitement que tu as supporté sont minces … au début. Mais elles ne sont pas impossibles par la suite, et ta rémission n’est plus à remettre en doute, maintenant. Tu dois en parler avec tes médecins, passer les tests qui détermineront si à ce jour, ça t’est possible d’envisager une vie de famille avec des enfants à toi. » Des enfants à lui. Maladroite, la formule avait voilé son regard l’espace d’une seconde et lui avait fait secouer à nouveau la tête avec cet air de résignation qu’il arborait de plus en plus régulièrement. « J’ai déjà fait tout ça. Y’a plus de deux ans, j’avais besoin d’être fixé … C’est plus une option sur laquelle je peux compter. » Ou alors à mettre au même niveau que la possibilité de gagner au loto, pour ce que cela valait, et il se surprenait surtout que Yasmine ait pu penser qu’il avait balayé cette possibilité d’un revers de manche sans vérifier d’abord ce qu’il pouvait en être. « Et puis j’ai pas l’intention de fréquenter quelqu’un à nouveau. Pas de façon sérieuse. J’ai jamais vraiment été fait pour ça, je pense pas qu’il y aura de nouvelle exception. » Joanne en avait été une avec le recul, et elle serait probablement la seule, pas à cause de la façon dont les choses s’étaient terminées mais parce qu’Hassan n’était pas de ceux qui voyaient le couple comme un but à atteindre ou un fin en soi. Qasim pourrait bien rouler des yeux en disant qu’il avait passé l’âge de papillonner comme il le faisait à une époque, Fatima pourrait bien continuer à tenter de le caser avec l’une ou l’autre des divorcées du quartier, lui estimait avoir eu bien assez d’une seule désillusion.
Mais ils s’écartaient du sujet, et ce n’était pas pour obtenir son avis concernant la façon dont il avait décidé de gérer sa vie amoureuse qu’Hassan avait réclamé les lumières de Yasmine, mais pour quelque chose qui à ses yeux était d’une importance bien supérieure. D’aussi loin qu’il s’en souvienne le professeur ne s’était jamais imaginé avancer dans la vie sans devenir père un jour, peu importe le moyen ou les circonstances, et qu’il se sente prêt à sauter le pas aujourd’hui tout en sachant qu’il courait à la difficulté et aux complications n’était à ses yeux qu’une preuve supplémentaire qu’il y avait longuement réfléchi. « C’est pas une bêtise. Tu seras un super papa, j’ai aucun doute là-dessus. » Et cela lui avait fait quelque chose, quelque part dans la cage thoracique, d’entendre Yasmine prononcer ces mots, plus encore que lorsqu’elle était venue poser une main sur son torse avec bienveillance et suffisamment pour faire briller ses yeux d’un éclat particulier. « Si tu te sens prêt, et si c’est vraiment ce que tu veux, à part te répéter que je serais là quoi que tu décides, adoption ou … Qu’importe le moyen que tu choisiras, je t’en empêcherais pas. » Sa main remontant le long du bras qu’elle était venue accrocher à son épaule, le brun avait acquiescé avec légèreté et accroché un instant le regard de l’infirmière avec le sien sans trouver quoi dire. Cela faisait partie de ces moments où il aurait eu des dizaines de choses à lui avouer sans forcément savoir comment les formuler, à propos de ses projets à elle, à propos de ses aveux à lui, mais parce qu’il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle s’en sortirait de son côté par une pirouette ou en moquant gentiment son sentimentalisme il avait préféré ne pas s’y risquer. En comparaison le « Merci. » dont il l’avait gratifiée semblait bien peu de choses et pâtissait de sa gorge nouée par l’émotion, et attrapant son autre main pour y déposer un baiser furtif il s’était ensuite éclairci la gorge pour se donner une contenance « Bon allez. On parle, on parle et mon ventre crie famine. » Et à cet instant faire griller des toasts et brouiller des œufs lui paraissait être le seul remède pour calmer ses questionnements intérieurs.
La naïveté de Yasmine la perdrait sans doute, un jour où l’autre. En attendant, elle ne releva pas davantage quand elle saisit, un peu en retard cela dit, toute la subtilité des propos d’Hassan concernant Leilani. Interdite, mais faisant extrêmement bien semblant de ne pas l’être, elle préféra rassembler ses pensées, n’ayant aucune raison de ne pas prendre sérieusement la révélation qu’il venait de lui faire sur ses occasions manquées de paternité. Encore une entrée à ajouter au journal de ses malchances, et pendant un instant, le regard perdu dans le lointain, le rythme de ses pas se calant sur ceux d’Hassan sans qu’elle n’y réfléchisse vraiment, elle se demanda si elles arrêteraient de s’accumuler définitivement à un moment, et s’il pourrait enfin voir la lumière au bout du tunnel sans se sentir accablé par tout ce qu’il avait vécu de douloureux ; il avait beau faire bonne figure, il était pourtant évident que ces dix dernières années l’avaient changées profondément. Refaire sa vie pourrait l’aider d’une certaine façon, à renouer avec une partie de lui qu’il avait négligé pour de bonnes raisons, et c’est dans ce sens qu’elle se permit de lui glisser l’idée au creux de l’oreille. Elle qui, de son côté aussi, mûrissait des opinions bien tranchées sur la question du couple n’était toutefois pas sans admettre, et ce de bonne volonté, que ça représentait parfois une échappatoire bienheureuse, et bien qu’elle ne s’était pas attendue à ce qu’il démontre un enthousiasme transcendant à l’écoute de son opinion à ce sujet, connaissant les péripéties de sa relation avec Joanne par cœur, elle fût surprise du caractère radical de sa réponse – à laquelle elle ajouta, non sans prendre une jolie paire de pincettes pour faire valoir son étonnement « Même si t’as toutes les raisons du monde, être aussi cynique à ce sujet, ça te ressemble pas, Hassan » Et le Hassan, Yasmine le prononça comme s’ils tenaient une conversation en arabe – comme si accentuer son accent le contraindrait à revenir à celui qu’il avait été à un moment donné de sa vie, quand il croyait encore que rien de grave ne pouvait jamais lui arriver, porté par sa fringante jeunesse et ses ambitieux projets. Elle détourna la tête, revenant mentalement sur ce qu’elle venait de lui dire ; fréquenter quelqu’un, sérieusement ou pas, était une chose, un choix à faire en toute connaissance de cause, mais quand l’envie d’en vouloir plus s’immisçait dans l’équation, la volonté de camper sur ses positions ne suffisait plus, et elle pouvait se permettre d’exprimer son avis – plus que quiconque, elle savait de quoi elle parlait. Pourtant, elle n’ajouta rien, comme à chaque fois, retenue par une main de fer qui exerçait une pression si forte sur son cœur que, trop régulièrement, elle avait l’impression qu’il allait exploser. De toute façon, ce n’était pas le sujet, et encore une fois, préférant recentrer le débat, elle lui confia ses certitudes concernant ses capacités à assurer en tant que papa.
Elle n’aurait pas pu être plus sincère, mais elle essaya tout de même, rassemblant ses petites forces, et s’obstinant à affronter son regard plusieurs longues secondes. Opinant finalement du chef quand le merci qu’il lui adressa darda timidement, elle lui sourit. Le son sortant de sa gorge lui paraissant plus étouffé, Yasmine le savait déjà, mais à ce moment-là, elle comprit de façon irrévocable que ce projet d’adoption serait ce qui lui permettrait de garder la tête hors de l’eau, et ce de façon tout aussi irrévocable. Il se racla la gorge après lui avoir embrassé la main, de son côté, elle se pencha pour l’embrasser sur la joue avec une lenteur sensée lui transmettre tout le soutien, tout l’amour sincère qu’elle lui portait pour lui permettre d’envisager plus sereinement tout ce dont ils avaient parlé ; elle espérait que ce serait assez, sauf que ça ne l’était jamais « Mais oui, j’ai failli oublier : les hommes de ton âge se restaurent à horaires réguliers. » Il n’eut pas besoin d’en dire plus, il était temps de reprendre leurs habitudes, et d’alléger la conversation pour revenir aux célébrations imminentes, celles qui les avaient amenées à cet endroit précis, ce matin-là « Et puisque dans un peu plus de douze heures, ce sera officiellement ton anniversaire et que, comme le hasard est bien fait, je suis d’humeur à te dorloter, je te propose même de me charger de préparer le petit-déjeuner. » Elle fit danser ses sourcils bien dessinés au-dessus de ses yeux en amande, jouant inutilement le suspens en minaudant, s’apprêtant à se retourner pour reprendre son chemin « En plus, j’ai fait des progrès. » Elle ne cuisinait pas mal du tout, sinon Dieu savait quel genre de torture Fatima lui ferait subir, seulement, elle aimait prétendre le contraire pour accentuer le trait de la modestie qui la caractérisait tant. Eclatant d’un rire sonore, elle pivota enfin sur ses tennis, puis chipant la main d’Hassan, qu’elle finit par poser sur son épaule à mesure qu’ils avançaient sur le sentier, elle lui lança un regard en biais, avant de lui demander avec une petite voix incertaine, cependant « Dis-moi, on est d’accord qu’on banni le yoga de nos loisirs, hum ? »