C'était enfin vendredi soir, sacro saint vendredi soir. Plus aucun rendez vous à assurer avant lundi, ce maudit portable ne sonnerait plus, c'était décidément la soirée de la semaine que Stephen préférait. Il était environ dix huit heures lorsqu'il quitta le cabinet. Jo était partie depuis déjà une heure, et l'avait prié de ne pas traîner pour une fois. Bien évidemment, il ne l'avait pas écoutée et avait continué de travailler un peu sur une prothèse qui lui posait problème. Il avait toujours été un peu workaholic, et ce trait de personnalité s'était exacerbé lorsqu'il avait ouvert son propre cabinet l'an dernier. Depuis qu'il était à son compte, il avait quasiment doublé son quota d'heures de travail hebdomadaire, si bien qu'entre sa fille et son travail, il n'avait que peu de temps à se consacrer, et au fond, c'était très bien comme ça. Depuis sept mois il limitait les contacts humains, les loisirs. Depuis que sa femme était partie, il avait un peu cessé de vivre, pour être honnête.
En fermant à clé la porte du cabinet ce soir, Stephen avait décidé qu'il ne rentrerait pas tout de suite chez lui. Anabel était chez ses grands parents, et il n'était pas d'humeur à passer la soirée seul à la maison. Il avait songé à demander à Poppy si elle était partante pour aller boire un verre, mais au dernier moment il s'était ravisé, optant plutôt pour une petite balade le long du fleuve. Par chance la soirée était encore douce, malgré un petit vent frais. Après quelques minutes de marche, il arrivait à destination. L'endroit était peu fréquenté. La lumière du jour faiblissait tout doucement, quelques badauds déambulaient tandis que d'autres promenaient leurs chiens, c'était un moment agréable. Les mains fourrées dans les poches, Stephen marchait sans but précis, enfin, jusqu'au moment ou il tombait sur un visage familier. Dans le sens inverse avançait une femme dont les traits étaient loin de lui être inconnus. L'une de ses voisines, Lucy si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Ils s'étaient si peu parlés à l'époque, et pourtant déjà croisés tant de fois dans Toowong. "Salut" balbutiait il arrivé à sa hauteur. Pour formuler quelque chose de cohérent il fallait repasser Holloway, mais pour sa défense, Le brun ne s'attendait pas à croiser la jeune femme ce soir. Leur dernière rencontre remontait à quelques jours déjà, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle avait pris une tournure bien différente des précédentes. Il ne se souvenait pas exactement comment ils en étaient arrivés à coucher ensemble. Jusqu'à présent, leurs échanges avaient pourtant été purement platoniques, mais maintenant ce n'était absolument plus le cas. "Décidément, en ce moment on se croise souvent." Il avait esquissé un sourire en l'observant, même s'il devait avoir l'air d'être plus surpris qu'autre chose. Il n'avait pas repensé à Lucy depuis la dernière fois. La fameuse dernière fois.
Lucy habitait à Birsbane depuis déjà huit mois mais elle commençait seulement à s’y habituer. Son travail était très intéressant, ses études lui plaisaient toujours autant et sa fille s’épanouissait jours après jours dans son nouvel univers. Alors, pourquoi avait-il mis si longtemps à s'intégrer à sa nouvelle ville ? Le temps lui manquait irrémédiablement. Elle n’en avait pas beaucoup à consacrer à la visite des quartiers… D’habitude, Lucy quittait son travail plus tôt, aux alentours de 18 h, afin de se rendre à ses cours du soir à l’université. Mais aujourd’hui, elle avait reçu un mail de son professeur lui indiquant qu’elle n’aurait pas besoin de se presser : il était souffrant et ne pouvait donc pas assurer ses cours.
C’est pourquoi, elle quitta son travail vers 20 h après avoir finalisé un dossier important. Pour une fois qu’on lui avait fait confiance en lui laissant la gestion de la mise à jour des fichiers-clients, elle ne voulait pas se montrer ingrate. Sans avoir oublié de souhaiter un bon week-end à ses collègues, elle prit le chemin du retour. Un jour ou l’autre, elle trouverait le moyen de les remercier pour leur accueil et leur aide extraordinaires. Ils avaient déjà son éternel respect mais c’était loin d’être suffisant pour elle. Elle leur devait tellement… Surtout à Milena qui lui avait accordé sa confiance en l’embauchant sans réelle référence. C’était une femme forte, ambitieuse et au grand cœur. Lucy l’admirait énormément.
Alors qu’elle empruntait l’un des ponts pour rattraper son bus de l’autre côté de la rive, elle se perdit dans ses pensées. Elle se souvint qu’elle avait souvent longé ce genre de quai en ayant une seule idée en tête : se jeter dans l’eau pour y perdre la vie. C’était il y a longtemps maintenant mais elle ne pouvait oublier qu’une telle envie lui avait traversé l’esprit plus d’une fois à l’époque. Aujourd’hui, elle ne regrettait pas d’avoir manqué de courage pour passer à l’acte. Sa fille lui montrait chaque jour que la vie valait le coup d’être vécue. Lucy s’émerveillait devant sa petite puce et c’était parfois un peu trop, elle le reconnaissait mais, heureusement qu’elle était là.
Une voix qui ne lui était pas inconnue la fit sortir de ses esprits. Elle observa le jeune homme qui l’avait salué sans savoir quoi répondre au début. Il s’approcha d’elle et elle hésita à lui répondre avant de se rappeler qu’ils étaient voisins. Elle le salua alors aussi sobrement que lui en attendant la suite qui ne fut pas longue à arriver. Il releva qu’ils se croisaient très régulièrement en ce moment. C’était la vérité mais il semblait omettre qu’ils avaient été plus intimes que de simples voisins. Sa fuite à la suite de leur moment d’égarement avait quelque peu vexée la jeune maman bien qu’elle ait l’habitude de n’être qu’un corps pour ses amants.
Pour elle, cette nuit-là était différente de ce qu’elle avait vécu dans le passé mais elle avait sûrement été trop naïve, comme à chaque fois. C’était le premier homme avec qui elle avait couché pour autre chose que de l’argent. Elle l’avait choisi, personne ne lui avait imposé comme ses précédents clients. Ça avait été différent de tout ce qu’elle avait connu auparavant mais ce n’était pas suffisant pour que cet homme ait envie de garder contact avec elle. Pourquoi ? Qu’avait-elle fait pour le faire fuir ? Elle lui sourit doucement, plus par politesse qu’autre chose. Elle ne voulait pas lui montrer que son comportement avait pu l’affecter d’une quelconque manière.
« C’est vrai… Mais curieusement je ne pensais pas que tu m’adresserais à nouveau la parole. »
Elle n’avait pas réussi à l’oublier depuis cette nuit bien que ses occupations lui prenaient beaucoup d’énergie. Ça lui arrivait régulièrement de penser à lui avant de dormir, une fois que le calme était de retour dans son esprit. Lucy avait du mal à s’imaginer qu’elle n’avait été qu’un coup d’un soir de plus pour un homme. Elle s’était pourtant promis de ne plus jamais se faire avoir. C’était raté mais tant pis. Trop tard pour s’en vouloir une fois que le mal est fait. Elle avait juste des difficultés à comprendre pourquoi il continuait à se montrer amical avec elle une fois qu’il avait eu ce qu’il voulait.
Stephen s'en voulait énormément d'avoir agi comme un con, et de savoir que Lucy puisse penser qu'il était ce genre d'homme à prendre la fuite tout de suite après avoir couché avec elle n'arrangeait rien, surtout que c'était faux. Ce n'était pas son genre, mais cette nuit l'avait déstabilisé plus qu'il ne l'aurait imaginé. C'était la première fois qu'il y avait quelqu'un d'autre depuis Rachel et même si la possibilité d'avoir quelqu'un d'autre dans sa vie avait commencé à lui trotter en tête depuis quelques semaines déjà, entre la théorie et la pratique il y avait tout un monde. Il s'était senti coupable d'avoir partagé le lit d'une autre, de s'être senti bien alors qu'elle, était morte. Rachel faisait (et ferait sûrement) toujours partie de sa vie. Il ne portait plus son alliance au doigt, mais le poids de son mariage pesait encore sur lui. Il y avait certainement encore beaucoup de travail qui l'attendait avant qu'il ne puisse se sentir à l'aise et reprendre le contrôle de sa vie, mais pour le moment, il ne pouvait que s'en vouloir. "J'aurais du t'appeler. Je suis désolé, Lucy." C'était un peu faiblard comme justification, mais lui dire la vérité n'aurait certainement pas été mieux. "Ma fille est chez ses grands parents tout le weekend, je la récupère lundi." La pseudo garde alternée imposée par le tribunal en attendant le procès définitif ne lui convenait pas du tout. Peu de temps après le décès de sa femme, ses parents avaient réclamé la garde de l'enfant. Il n'était pas son père biologique au fond, il n'avait rien à dire, mais Anabel était son équilibre. Lui retirer serait cruel, autant pour son bien être que pour celui de la petite. Ne plus l'avoir quotidiennement à ses côtés lui pesait énormément, mais pour l'instant il n'avait pas d'autre choix que de serrer les dents. "Tu sors du travail ?"Si sa mémoire ne flanchait pas (comme c'était souvent le cas) Lucy travaillait dans le domaine juridique. Elle n'avait pas encore terminé ses études de droit, mais elle en viendrait bientôt à bout. Un projet ambitieux qu'elle mènerait à bien pour sa petite fille. "Tu as peut être le temps de faire quelques pas ?" Stephen doutait que la jeune femme veuille encore de sa compagnie après le mauvais coup qu'il lui avait fait la dernière fois. Il aurait aimé se racheter, ou tout du moins la faire changer d'avis. Il était bien des choses, mais certainement pas un affreux type qui considérait les femmes comme des objets. Il s'en voulait d'autant plus que Lucy l'avait toujours intriguée. Depuis qu'elle avait emménagé dans le quartier, Stephen avait souvent croisé cette jeune maman avec sa petite fille. Elle semblait toujours en réserve, un peu comme lui en fin de compte. Jusqu'à présent il n'avait encore jamais trouvé le bon moment pour aller lui parler, mais tout avait changé la dernière fois et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il avait sacrément tout gâché.
Le jeune papa tentait tant bien que mal de s’excuser. Évidemment, il aurait dû l’appeler ! Ou alors il avait une phobie pour le téléphone ? Dans ce cas, il aurait pu directement aller la voir. Après tout, ils étaient voisins et ils n’habitaient pas très loin l’un de l’autre. Non, définitivement, elle ne comprenait pas pourquoi il avait agi comme cela avec elle. C’était lâche et immature. Peut-être qu’il avait une aversion pour les contacts humains ? Sa relation avec la mère de la petite s’était mal finie ? Ou tout simplement pas terminée complètement ? Peu importe. Ce genre de comportement n’était pas sympa et elle comptait bien le lui faire comprendre.
Cependant, elle ne releva pas, préférant s’intéresser au pourquoi sa fille n’était pas avec lui. Les enfants étaient plus importants à ses yeux qu’une histoire de cœur qui n’avait été au final qu’une coucherie entre adultes. Elle l’écouta en essayant de décrypter s’il lui disait la vérité. Elle n’avait pas de don en la matière, c’était même l’inverse en général mais ça ne coûte rien d’essayer. Le fait de ne pas avoir sa petite semblait le rendre triste. Pourtant, c’était une bonne chose que sa fille soit proche de ses grands-parents. C’était normalement positif d’avoir de bons rapports avec sa famille.
« Alors ne fait pas cette tête, ce n'est pas la mort d’avoir un week-end de libre par moment… J’aimerais bien parfois avoir ce luxe. Surtout que c’est pour mieux la retrouver, non ? »
Elle sourit doucement à la fin pour éviter qu’il ne se sente agressé pour autant. Elle lui en voulait mais ne cherchait pas à lui faire mal. Ce n’était pas son genre de blesser sans raison. Sa naïve n’était pas de sa faute. La seule chose qu’elle pouvait réellement lui reprocher c’est de ne pas avoir été clair tout de suite sur ses intentions : on passe du bon temps et puis on reprend nos vies comme si de rien n’était. Lucy n’aurait pas pu lui reprocher son comportement s’il avait été honnête dès le départ… Mais peut-être qu’il craignait qu’elle n'accepte pas dans ce cas ? Sûrement.
Il lui demanda alors si elle sortait du travail. C’était le cas mais en quoi est-ce que ça pouvait l’intéresser ? Elle n’était pas la seule à finir sa journée avec des perspectives plein la tête pour passer un bon week-end. Ah oui, c’est vrai que lui allait être seul. Pauvre chou, c’était tellement horrible de passer un moment tranquille, sans responsabilité. La maman qu’elle était ne comprenait pas comment les personnes seules pouvaient se plaindre de telle chose. Bon, après, il ne s’était pas plains… Elle s’emportait pour rien dans sa tête. Peut-être qu’elle était plus fatiguée qu’elle se l’avouait. En hochant la tête, elle répliqua :
« Comme toi visiblement. Mais tu ne vas pas dans le bon sens pour rentrer chez toi… »
Puis elle comprit pourquoi il ne se dirigeait pas vers leur quartier. Il avait apparemment une tout autre idée en tête. Alors comme ça, il allait s’amuser en ville… Il était vraiment le type d’homme qu’elle pensait alors. La perspective de le savoir en train d’utiliser la candeur d’une autre mis Lucy en colère. Mais c’était une colère froide. Elle n’était pas le genre à exploser devant les gens. Elle maîtrisait de mieux en mieux ses excès d’humeur. Elle perdit simplement son sourire et décida d’ignorer toute autre remarque. Une fois, pas deux. Elle n’était un lapin de trois semaines, non mais !
Il essayait apparemment de se rattraper… Ou bien il cherchait à l’amadouer une nouvelle fois pour mieux profiter d’elle par la suite. Elle haussa les épaules à sa question. Oui, elle aurait pu envisager de le revoir si vraiment il avait pris la peine de la recontacter mais ses faibles excuses ne passaient pas. Elle avait été blessée et il allait lui en falloir davantage pour lui pardonner. En avançant vers le lieu de son arrêt de bus, elle remarqua une jeune femme qui attendait apparemment quelque chose. Lucy les reconnaissait sans mal. C’est à sa place qu’elle avait été quelques années auparavant. En se tournant vers Stephen, elle dit :
« Je suis sûre qu’elle, elle serait d’accord pour prendre soin de ton petit cœur blessé… Tu veux que j’aille lui demander à combien elle accepterait de s’occuper de toi ? »
Sans attendre sa réponse, elle commença à s’approcher de la jeune prostituée. Ce n’était pas sympa, certes, mais c’était un bon moyen de se venger, non ?
Stephen sentait bien que Lucy n'avait pas tout à fait digéré son énorme bêtise. Lui dire qu'il regrettait ne servait à rien, et il ne pouvait pas la blâmer pour ça. Il avait été le dernier des idiots en s'en allant tout de suite après avoir couché avec elle, comme si elle n'avait été qu'un amusement, une escapade d'une nuit. Il sentait sa réticence, sa mâchoire serrée alors qu'elle répondait à ses questions. Ferme la Holloway, ferme la ou elle risque de t'en coller une. "C'est ma fille. Je déteste avoir à la laisser." Il avait manqué de lui avouer qu'il n'avait pas le temps la semaine pour la voir suffisamment, mais c'était sûrement marcher sur des braises. Le jeune papa avait pourtant trouvé le temps de passer une soirée et une bonne partie de la nuit avec une quasi inconnue la semaine dernière. Ç'aurait été hypocrite, et surtout très maladroit de sa part, alors il n'en fit rien. Plus leur conversation évoluait, et plus il se rendait compte que son comportement avait été celui d'un pauvre type. Stephen savait qu'il était loin d'être parfait, qu'il faisait souvent des erreurs, mais celle ci avait sûrement été la pire depuis un bon moment. Il semblait avoir blessé la jeune femme. Dans quelle mesure, ça il ne le savait pas encore très bien. Dans son orgueil ? Peut être, en partie, mais pas totalement. Certes il l'avait vexée, mais la blessure semblait être plus profonde. Avec nervosité, il passait l'une de ses mains derrière sa nuque. Quel con. "Je n'entretiens pas de très bon rapports avec les parents de ma femme." avait il fini par lâcher, avant de se rendre compte que sa réponse, plutôt que d'apaiser la petite blonde, avait sûrement eu le même effet que jeter de l'huile sur le feu. Lucy semblait être animée par une colère sombre. Si ses yeux pouvaient tuer, il aurait été mort sur le coup. Stephen avait bien essayé de se rattraper, mais avant même qu'il ait pu ouvrir la bouche, Lucy avait eu le temps de faire un raccourci hasardeux sur sa destination. "Mais tu ne vas pas dans le bon sens pour rentrer chez toi…" Et merde. Elle pensait qu'il était un pauvre type. D'un côté elle n'avait pas totalement tord : Stephen était un idiot égoïste et peu enclin à la réflexion, mais sûrement pas le genre d'homme qui butinait à droite à gauche. "Lucy, attends." Mais c'était déjà trop tard. Avant même qu'il ne puisse dire quoi que ce soit, emportée de rage, elle s'était approchée d'une fille dont elle avait laissé entendre qu'elle se prostituait. C'en était trop pour lui qui n'avait aucune envie de faire une scène. Par réflexe il attrapa son poignet qu'il ne lâchait pas tant qu'elle n'avait pas reporté son attention sur lui. "Tu me plais. Tu m'as certainement plu dès la première fois que nous nous sommes croisés j'imagine. La vérité c'est que j'ai paniqué. Ma femme est morte, Lucy. Je n'ai pas su comment réagir, et je te l'accorde, je n'ai pas opté pour la meilleure façon en me barrant au petit matin. On ne m'a pas donné un manuel quand elle est morte, du genre quand savoir à quel moment on peut ne plus se sentir coupable avec une autre femme. Alors je suis tout ce que tu veux, un connard égocentrique sûrement, mais pas ce genre de type." avait il lancé, avant de relâcher son poignet. Même si cette fois ci, c'était lui qui était énervé.
Oh non Stephen, pas ça… Ne joue pas avec moi la carte de la femme disparue. Je vaux mieux que ça… Voilà ce que Lucy se dit en écoutant la longue tirade de son voisin. Elle ne pouvait pas le croire. Ou elle ne voulait pas y croire. La limite entre les deux étaient très fine dans son esprit. Elle observait ses doigts serrer son poignet. Ce n’était pas douloureux, juste un peu gênant. Elle avait connu plus douloureux dans la vie. Comme son accouchement par exemple… Ou les longues séances de purge qu’on lui avait imposées au centre de désintoxication. Elle n’allait pas se plaindre pour si peu.
Puis, elle remonta son regard vers le sien. Le bleu de ses yeux était plus foncé que d’habitude. Ses pupilles étaient dilatées. Il était en colère contre elle. Sa réaction semblait réelle. Il ne mentait pas. On lui avait appris à jouer la comédie pendant ses cours de théâtre, en dehors des heures à l’université et ici, elle pouvait voir qu’il était sincère. Il ne jouait plus. Ses émotions étaient tout ce qu’il y a de plus sincères. Heureusement qu’elle n’avait pas exprimé à haute voix le fond sa pensée. Elle aurait tout brisé et toutes les excuses du monde n’auraient pas suffit à effacer ce qu’elle avait fait.
Alors, pour s’assurer qu’elle ne se trompait vraiment pas, elle reporta son attention sur la main qui la tenait et analysa attentivement ses doigts. On y voyait clairement la marque qu’avait laissé une bague à son annuaire. Encore une preuve de sa bonne foi. Il n’était peut-être pas le plus honnête des hommes mais là, il était loin d’être le connard pour lequel elle voulait le faire passer. C’était un homme perdu, rien de plus, rien de moins. Il faisait de son mieux après ce qu’il lui était arrivé. C’était une forme de courage de continuer à lutter pour rester en vie après la mort de son épouse. Il n’avait pas sombré au moins…
Elle ne savait pas quoi lui dire. C’était un peu trop pour elle. Son énervement s’était évaporé aussi rapidement que le sien était apparu. Elle ne pouvait pas lui en vouloir d’être en colère. Après tout, elle n’avait pas été très sympa avec lui. Elle avait voulu le faire passer pour le pire coureur de jupon du quartier alors qu’il n’était pas de ce genre-là. Il avait fait une erreur en partant comme un voleur mais c’était compréhensible. Il avait su expliquer les choses correctement. Comment bien réagir après qu’un tel événement tragique soit intervenu dans votre vie ? C’est vrai, Lucy n’avait pas imaginé ce genre de choses. Elle n’aurait jamais pensé qu’il pouvait être veuf si jeune.
« Oh Stephen… Je ne savais pas… Je suis désolée. »
Il venait de relâcher son poignet et la sensation de vide fut pire que celle d’être prisonnière. La chaleur de sa peau contre celle de son avant-bras lui manquait presque. Elle le regarda un moment, complètement désemparée. Le pauvre, il lui faisait presque de la peine. Jamais elle ne lui aurait dit, bien sûr. La pitié était sûrement la dernière chose qu’il voulait inspirer à son entourage. Elle restait là, sans bouger. Son avis sur lui avait changé du tout au tout. Elle n’arrivait plus à lui en vouloir comme précédemment. Sa rancœur n’était pas totalement partie mais elle était infime comparée à ce qu’elle éprouvait quelques secondes auparavant.
Sans réfléchir, elle se dit qu’un simple câlin lui ferait peut-être du bien. Ce n’était pas la meilleure idée du monde, certes, mais c’était celle qui lui passa par l’esprit immédiatement. Elle se blottit contre lui et le serra doucement. Lucy ne voulait pas risquer qu’il parte après ce qu’il venait de lui avouer. Ce n’était probablement pas facile pour lui d’en parler alors l’avouer à une presque inconnue, avait dû être une épreuve pour lui. Ce rapprochement n’était rien de plus qu’un geste amical, comme aurait pu le faire n’importe laquelle de ses connaissances mais, après ce qui s’était passé entre eux, il pouvait le comprendre autrement.
Après quelques secondes contre lui, elle s’éloigna et lui prit lentement la main. En indiquant un banc du doigt, elle murmura :
« Viens… »
Elle pouvait bien prendre quelques minutes de plus de son temps pour discuter avec lui… Ils étaient presque amis, non ?
Lucy n'avait pas l'air d'être une femme qu'on bernait facilement. Elle était sur la réserve, et Stephen ne pouvait pas la blâmer d'adopter ce genre de comportement avec lui vu celui qu'il avait adopté avec elle. Pourtant, il ne lui mentait pas, mais instinctivement, elle avait jeté un coup d'oeil à la main gauche qui maintenait son poignet. Une quasi imperceptible marque blanche qu'avait laissée au fil du temps l'alliance qu'il n'avait pas quittée pendant plus d'un an. "Tu as droit de m'en vouloir" , avait il lancé plus doucement. "Je n'ai jamais voulu jouer au connard. Je me suis senti coupable, mais ça n'a rien à voir avec toi." Leur petite joute verbale semblait être définitivement terminée, plus aucune animosité à l'horizon. La pression était redescendue d'un cran lorsque Lucy fut certaine qu'il ne lui mentait pas. "Tu n'as pas à être désolée. C'est plutôt l'inverse, je l'ai bien cherché." Elle l'avait regardé un bon moment, quelques secondes, comme si elle ne savait plus quoi penser. La petite blonde n'était pas la seule à se sentir désarçonnée, et lorsqu'elle était venue se blottir contre lui, Stephen eut besoin d'un court instant pour se remettre les idées en place. Il avait toujours été quelqu'un de tactile, normal pour un kiné, mais ce contact la était différent. Ils avaient partagé le même lit, et pour le jeune papa ce n'était pas un acte aussi anodin. Il était totalement perdu dans sa nouvelle vie, et alors qu'il ne savait pas quoi penser de cette étreinte, il fit confiance à son propre ressenti. Sans qu'il ne sache vraiment pourquoi, cela lui faisait du bien d'avoir la jeune femme contre lui. Il glissait ses bras autour d'elle pour la tenir dans ses bras quelques instants, puis sans rompre le contact, elle l'avait entraîné jusqu'à un petit banc situé à quelques mètres d'eux. "Et si on reprenait tout à zéro ? On peut peut être commencer par être amis." lança t-il en s'asseyant à ses côtés. Le jeune papa ne croyait pas un traître mot de ce qui sortait de sa bouche, mais cela semblait être la solution la plus raisonnable pour le moment. Il s'était tellement enfermé dans sa routine, entre le rythme de travail infernal qu'il s'imposait et sa petite fille qu'il en avait oublié de vivre pour lui depuis plus de sept mois. Nul doute qu'un jour les grands yeux bleus de Lucy auraient de nouveau croisés son chemin, et il était certain qu'il s'en serait voulu. Rien n'arrive par hasard, et cette fois ci il ne voulait pas laisser filer la petite blonde aussi bêtement.
Lorsqu’il évoqua l’idée d’être amis, le cœur de Lucy sauta un battement. Des amis comme lui, elle n’en voulait aucun autre. C’était tout sauf de l’amitié qu’elle désirait avec lui mais elle ne pouvait pas lui imposer plus. Pas pour le moment. Il fallait lui laisser le temps de se reconstruire et ça, elle le savait très bien. C’était juste dommage pour elle qui était fin prête à connaître ce qu’on appelle l’amour. À son âge, elle n’avait jamais eu la chance de vivre ce moment si magique que de tomber amoureuse et d’être aimée en retour. Elle ne se l’était jamais autorisée.
Mais, aujourd’hui c’était différent. Son passé chaotique lui paraissait bien loin et elle était plus stable qu’elle ne l’avait jamais été. Elle sentait qu’auprès d'un homme comme Stephen, il lui était enfin possible de vivre une vie normale. Et, c’est sûrement pour ça qu’elle lui en avait voulu autant pour son comportement. Maintenant qu’elle savait pourquoi il avait agi ainsi, elle arrivait sans mal à lui pardonner. Son cœur prenait le dessus sur sa tête, mais qu’importe. Pour une fois, elle pouvait bien se le permettre. Jamais elle ne s’autoriserait à lui avouer sa déception bien qu’elle soit plutôt évidente. Mais entre être amis ou le perdre définitivement, le choix était vite fait.
« Si c’est ce que tu veux. »
Alors, comme pour se convaincre elle-même que c’était la meilleure solution pour eux deux, elle sourit et hocha doucement la tête. Elle lâcha sa main, qu’elle n’avait pas voulu quitter depuis lui avoir prise et, s’éloigna un peu sur le banc. Autant jouer le jeu à fond pendant qu’on y est. C’est vrai qu’ils n’avaient pas vraiment eux location de se présenter officiellement. C’était maintenant ou jamais. Elle lui tendit de nouveau la main, comme elle l’aurait fait pour saluer un inconnu et, la serra doucement. Son sourire de façade était loin d’être le plus sincère qu’elle pouvait lui faire. Elle incarna aussi bien qu’elle le put, la nouvelle voisine venue à sa rencontre :
« Bonsoir voisin, je m’appelle Lucy Rice et je viens de m’installer au 06 de ta rue. Je suis ravie de faire ta connaissance ! »
Qu’est-ce que c’était mal joué ! Ses cours de théâtre et d’improvisation n’avaient donc servis à rien ? Apparemment… Ça expliquait pourquoi elle n’avait jamais percé en tant qu’actrice. Pas de regret vu le peu de talent qu’elle avait pour jouer la comédie. Ce n’était tout simplement pas sa voie. Il n’y avait aucun mal à se tromper si c’était pour mieux se relever. Et, sans vouloir se vanter, elle avait l’impression d’avoir plutôt réussi à ce niveau-là. Mais tout cela, elle n’y serait pas arrivée sans l’aide inconditionnel de Raynald, son deuxième père à ses yeux. Sans lui, elle aurait sûrement fait une overdose.
Mais ce n’était pas son triste passé qui l’intéressait présentement. Elle avait devant elle un homme plus que charmant qui allait devenir, malheureusement ?, un ami. Autant en profiter un peu… Tout en restant raisonnable. Elle savait bien ce que l’alchimie qu’elle ressentait pour son beau voisin pouvait la pousser à faire. Après tout, ils avaient été deux dans ce lit, il n’était pas le seul responsable. Aujourd’hui, elle ne pouvait pas, et ne voulait pas, se laisser aller de la sorte. Sa fille l’attendait chez sa nounou et bien qu’elle pouvait la laisser encore un moment là-bas, la jeune maman s’en voudrait.
Pour qu’elle soit plus sereine dans sa tête et dans son cœur, il fallait qu’elle aille chercher Hope et la ramène chez elles. Après, elle serait tout à fait disposée à passer une soirée entre amis, en compagnie d’une généreuse pizza et d’une bière bien fraîche. Il ne lui restait plus qu’à lui suggérer sans qu’il ne prenne sa proposition pour une invitation indécente à la débauche. Elle avait trop donné de sa personne pour retomber dans ces travers… Même si avec lui, ça ne l’aurait pas dérangé. Mais chut ! Ce n’était pas ce qu’il souhaitait et elle comptait bien rester au stade d’amis pour l’instant.
« Ça te dirait de rencontrer ma fille ? Je dois bientôt aller la récupérer et vu qu’on est voisin, tu n’aurais pas trop loin pour rentrer chez toi. Et puis, si tu veux, on pourrait passer un moment entre amis autour d’une pizza quand elle serait couchée… »
"Si c'est ce que tu veux" ces paroles qu'avaient prononcées la jeune femme lui restaient en tête comme une seconde belle connerie qu'il s'apprêtait à faire. Stephen n'avait pas exactement envie d'être ami avec Lucy, c'était simplement ce qui s'apparentait à ce qu'il y avait de plus raisonnable pour le moment. Il avait besoin de garder ses idées claires, de savoir ou il mettait les pieds. Entre la mort de Rachel, le procès qui l'opposait à ses anciens beaux parents, le cabinet qui lui prenait tout son temps et le bien être de la petite Anabel qui passait avant tout, Stephen n'avait pas vécu pour lui depuis plusieurs mois. Il ne s'était autorisé à rompre ce cycle infernal qu'une seule fois en passant la nuit avec la petite blonde. Il s'était déconnecté, avait lâché prise, et ça lui avait fait un bien fou. Pour le moment, il ne savait pas bien ce qu'il pouvait ressentir. A ses côtés il se sentait libre d'être un autre homme que celui qu'il était depuis plus d'un an et demi déjà. Il retrouvait la pleine possession de ses décisions, il pouvait s'affranchir de la maladie qui lui avait non seulement pris l'amour de sa vie mais aussi volé une partie de sa confiance en lui. Il était affranchi. Rachel serait toujours Rachel à ses yeux, mais il était désormais temps de se sentir libéré de ce cauchemar. Demain il aura vingt neuf ans, une nouvelle page de son histoire s'écrivait, et elle ne s'écrirait pas dans la souffrance cette fois ci. Cette année sera l'année de la reprise en main.
Finalement, Lucy s'était relevée. Il avait haussé un sourcil en se demandant bien ce qu'elle trafiquait. Debout devant lui, elle s'était présentée et avait tendu une main vers lui. "Enchanté de faire votre connaissance chère voisine." Avec un petit rire, il s'était relevé du banc, et se tenant devant elle, il lui avait replacé l'une de ses mèches blondes derrière l'oreille. "Je suis vraiment désolé pour tout ça, crois moi." soufflait il. Il était sincère pour le coup. Ce n'était pas dans ses habitudes de faire souffrir les autres. C'était même plutôt l'inverse en temps normal, et là, il s'en voulait énormément. La jeune femme avait proposé d'aller chez elle. Ils passeraient récupérer sa petite fille chez la nourrice, et quand elle serait endormie ils auraient du temps libre pour parler plus calmement de toute cette histoire. Il lui devait une meilleure explication après tout. "Oui, on peut faire ça." avait il répondu en esquissant un sourire. Il n'avait de toute façon rien de prévu si ce n'est binge watcher la dernière saison d'House of Cards. Rien de passionnant en somme. "Je suis venu en voiture si tu veux, et j'ai encore le dossier du siège auto d'Anabel. Ce sera beaucoup plus simple." La petite blonde avait acquiescé, et les voilà en route vers Toowong.
***
Pour le moment, tout se passait bien. Ils avaient récupéré la petite Hope chez la nourrice, et étaient arrivés chez Lucy sans le moindre soucis. La fillette était adorable, bien que fatiguée. Elle lui rappelait Anabel au même âge, et pour le coup, lui qui s'était toujours considéré comme peu habile avec les enfants semblait plutôt à l'aise. Pendant que Lucy donnait le bain et terminait de préparer sa fille à aller se coucher, lui avait commandé les pizzas et avait trouvé deux bières dans le réfrigérateur. Par chance, le livreur était arrivé assez vite. C'était d'ailleurs étonnant pour un vendredi soir. Le brun pensait avoir à attendre un long moment avant de recevoir leur commande, mais pas plus de vingt minutes avaient été nécessaires. Tant mieux dans un sens. Lorsque Lucy était redescendue pour le retrouver, tout était déjà prêt. "Madame est servie." avait lancé Stephen avec amusement lorsqu'elle s'était approchée. Sur la petite table du salon trônait une énorme pizza, accompagnée de deux petites bouteilles en verre. "C'est arrivé vite, mais tant mieux. Tu as faim ?"
Lucy était particulièrement heureuse que son beau voisin ait accepté sa proposition. Ils allaient enfin passer du temps ensemble et pouvoir discuter de ce qu’ils vivaient en ce moment. Cette soirée allait être plus amusante que prévu. Sa dernière soirée entre amis lui paraissait bien loin. Ça ne lui ferait pas de mal d’échanger avec un adulte. Elle adorait sa fille mais les véritables discussions n’étaient pas encore possibles… Et puis, elle ne pouvait pas lui parler de tout et de rien. La petite ne pouvait pas comprendre ce que sa mère lui racontait. Non, vraiment, c’était une bonne idée et elle comptait bien en profiter un peu.
Elle sourit alors un peu plus quand il lui proposa de rentrer avec lui en voiture. Le bus c’était pratique mais loin d’être le moyen de transport le plus agréable. Il allait vraiment falloir qu’elle passe son permis… Mais encore fait-il trouver le temps, et le temps, elle n’en avait que trop peu déjà. Lucy le suivit alors jusqu’à sa voiture, un gros 4 × 4 de couleur grise. C’était bien le genre de véhicule avec lequel elle le voyait rouler. Quelque chose de masculin mais qui n’entravait pas à sa vie de famille. Eh oui, la petite princesse compte tout autant !
Une fois proche de leur quartier, elle lui indiqua la maison de sa nourrice. C’était vraiment gentil de sa part de les ramener chez elles. Alors, pour le remercier de sa générosité, elle l’embrassa tendrement sur la joue. Elle préférait faire ce genre de choses avant que sa fille ne soit avec eux. Elle allait déjà poser des questions sur Stephen donc il valait mieux lui éviter d’autres interrogations. Sans attendre de réaction de la part de son cher voisin, elle sortit de la voiture pour récupérer sa petite princesse. La jeune femme qui gardait en semaine Hope était vraiment parfaite. C’était une véritable perle rare !
Pour éviter de faire attendre trop longtemps le jeune papa, elle écourta les discussions en promettant à sa nounou de lui raconter sa soirée. Apparemment, elle n’était pas la seule sur qui son charme faisait effet. Oui, c’était un bel homme et malgré la tristesse dans son regard, il était encore très séduisant. C’était peut-être même ce petit côté « je suis si triiiiste » qui avait plus à Lucy. Maso, vous avez dit maso ? Plus sérieusement, je ne pense pas qu’un homme ordinaire aurait pu lui convenir. Elle avait besoin de pouvoir se sentir comprise dans ses moments de doutes et lorsqu’elle se plongerait inconsciemment dans ses souvenirs cauchemardesques.
En installant sa petite à l’arrière de la voiture, elle observa discrètement Stephen dans le rétroviseur et sourit timidement. Non, elle ne pourrait définitivement pas être simplement amie avec lui. C’est alors que la voix enfantine de sa fille la ramena à la réalité. Elle avait questionné sa mère sur l’identité du « monsieur » qu’elle n’avait visiblement pas reconnu. Lucy caressa doucement la joue de sa petite en l’attachant au siège auto. Elle n’aurait pas dû réfléchir, pas à ce moment. Ils étaient amis, c’était ce qu’il voulait et elle l’avait compris… Alors pourquoi n’avait-elle pas répondu simplement « un ami de maman » ? Parce que pour elle s’était plus compliqué.
« C’est Stephen… Le gentil voisin. »
Sans lui apporter plus d’explications, elle retourna s’asseoir à la place ‘passager’. Une fois à la maison, elle laissa son voisin faire comme chez lui pendant qu’elle s’occupait de sa petite. Vu la fatigue de cette dernière, les adultes allaient vite être seuls. Le bain prit le pyjama enfilait et Hope était fin prête à aller dormir. Elle tombait de sommeil, la pauvre enfant. Lucy redescendit ensuite et sourit en voyant que son voisin avait tout préparé. La pizza les attendait déjà sur la table basse du salon. Elle se dit qu’elle pourrait vite s’habituer à le voir au beau milieu de son salon. En le rejoignant, elle répondit :
« Oh oui ! Je meurs de faim. Je n’ai pratiquement rien mangé ce midi. Et toi, est-ce que cette grandiose pizza te fait envie ? »
Si ce n’était pas de la séduction détournée ça… Elle ne pouvait rien y faire si en sa présence, elle se montrait aguicheuse. Il faut croire qu’on ne peut pas changer sa nature. Même si ça rendrait les choses plus faciles parfois. Mais rien n’était facile, c’était le propre de la vie.
C'était si naturel d'être avec Lucy que c'en était devenu déconcertant. Tout semblait si simple, tout avait été si simple pour l'instant. Si on avait dit au jeune homme qu'il serait de nouveau capable de passer une soirée de ce genre la avec une femme qui sortait de son cercle d'amies, il aurait certainement ri aux éclats, et pourtant. "Je meurs de faim." avait il lancé en esquissant un sourire. Double sens ? sûrement, mais ce n'était pas le bon moment pour ça. Avant, il avait bien d'autres choses à mettre au clair. Pour elle, mais surtout pour lui, pour savoir dans quel type d'histoire ils mettaient les pieds. "Viens t'asseoir. Je te dois des explications." Il avait délicatement attrapé sa main lorsqu'elle était assez proche de lui, et sans rompre le contact, le brun l'avait entraînée à ses côtés sur le canapé. "Je ne veux pas aller dans les détails, c'est bien trop compliqué pour moi, surtout avec toi, mais je te dirais tout ce dont tu as besoin pour comprendre." Compliqué, ou plutôt douloureux. Stephen n'avouait jamais ses peines. Être triste, être faible, c'était du pareil au même depuis qu'il avait perdu Rachel. Quand elle est tombée malade, c'était un flot ininterrompu de responsabilités qui lui sont tombées sur le coin du nez, et pas question de flancher, et depuis qu'elle est morte, rien n'avait vraiment changé. Anabel passait avant tout, c'était elle sa priorité, et pour elle qu'il restait le plus fort possible, mais ce n'était qu'une façade. Stephen était brisé. "J'ai perdu ma femme Rachel en février dernier." poursuivait il. "Un cancer foudroyant. Quelque chose qui n'arrive normalement pas aux personnes de vingt neuf ans, mais qui nous est quand même tombé dessus un mois après notre mariage" Un rire nerveux s'était échappé de ses lèvres. C'était à ce moment qu'il avait quitté Lucy du regard. Il se sentait coupable. Coupable d'être encore en vie, coupable d'avoir envie de passer à autre chose. "Anabel n'est pas ma fille biologique. J'ai rencontré Rachel quand elle n'avait qu'un an et demi. Aujourd'hui je me bats pour avoir sa garde. Elle est tout ce que j'ai de plus précieux au monde pour des raisons évidentes." Cette petite était peut être l'élément le moins triste de son récit. Sans elle, il ne faisait pas l'ombre d'un doute que Stephen aurait sombré. Il lui devait beaucoup. "Je ne sais pas pourquoi j'ai couché avec toi, ni même pourquoi j'ai envie de te revoir. Tu me plais, mais pour le moment je ne peux rien envisager de sérieux." Le ton qu'il avait employé était un peu plus doux, même s'il avait conscience que ce qui était sorti de sa bouche n'était pas ce dont aurait pu rêver la jeune maman. Stephen était loin d'être le partenaire parfait pour une idylle, mais au fond il espérait qu'elle ne refuse pas qu'ils y aillent lentement. "Je comprendrais si ça ne te convenait pas." Foutaises. Le jeune kinésithérapeute se sentait revivre aux côtés de la petite blonde. Il avait lentement remonté sa main libre sur la joue de Lucy, avant d'amener son visage un peu plus près du sien, au point que leurs lèvres se frôlaient presque. "Enfin peut être que non." soufflait il.
Quel sérieux, M. Holloway… Elle eut bien envie de le dérider un peu mais non, ce n’était clairement pas le bon moment. Il lui raconta ce qu’il avait vécu : la mort de sa femme partie trop tôt, la petite Anabel qui n’avait pas encore adopté, la bataille justifiée contre ses ex-beaux parents pour obtenir sa garde… Tout cela fit perdre rapidement son sourire à Lucy. Ce n’était pas approprié de paraître joyeuse alors que c’était clairement douloureux pour lui de raconter tout cela. Surtout que non, elle n’était pas heureuse qu’il ait autant souffert. Sa femme était trop jeune pour décéder mais il était trop jeune également pour vivre tout ça.
Alors qu’il lui expliquait pourquoi c’était si compliqué entre eux, elle l’observait. La souffrance était visible mais malheureusement elle ne pouvait pas faire grand-chose pour lui remonter le moral. Dieu avait décidé qu’il devait endurer toutes ses épreuves mais pourquoi être si cruel avec un homme d’une telle jeunesse ? À cet âge, la vie commence seulement à être ingrate avec toutes les responsabilités qui vous tombent dessus au même moment que vous devenez adulte. Mais pour lui, c’était différent. La mort tragique de son épouse avait tout chamboulée. C’était imprévisible, horrible mais, c’était ainsi. On ne pouvait pas faire renaître les morts et c’était bien dommage.
La pauvre petite avait donc perdu sa mère et Stephen devait tout assumer seul. Et pour lui, ce n’était pas un choix comme dans le cas de Lucy. Le destin avait pris la décision à sa place. Tout cela était si triste que la jeune maman n’osait rien dire. Son rôle n’était pas celui-là. Elle devait écouter, comprendre et accepter. La première partie était simple, la deuxième aussi mais la troisième lui posait plus de difficultés. Égoïstement, elle ne voulait pas accepter que l’homme qu’elle souhaitait pour compagnon soit si complexe à obtenir. C’était compréhensible mais difficile à accepter.
Elle n’avait pas pour habitude de devoir être patiente pour avoir ce qu’elle désirait mais aujourd’hui, il allait falloir qu’elle se montre patiente. Le brusquer ne rendrait la tâche que plus compliqué. Son petit cœur était écorché -voire même pire- et si elle souhaitait entretenir une relation saine et durable avec lui, elle devrait l’aider à se reconstruire. Jamais elle n’avait été dans cette situation. C’est elle qu’on avait aidé, pas l’inverse. Mais son affection à son égard saurait lui montrer la voie de la guérison. C’était le mieux qu’elle puisse faire. Être patiente, douce et se montrer compatissante à sa douleur.
Puis, il changea un peu de sujet pour aborder leur nuit ensemble. Comme elle s’en doutait, il ne savait pas pourquoi il avait fait ça mais elle lui plaisait. C’était déjà un point positif… Jusqu’à ce qu’il avoue ne rien pouvoir lui offrir de sérieux. À ce moment, le cœur de la petite blonde se serra de nouveau. Elle ne voulait pas être juste un amusement de temps à autre. Ça non, plus jamais. Il était fini ce temps-là. Alors qu’il s’approchait dangereusement de ses lèvres, Lucy essayait de trouver une diversion. Elle voulait bien l’embrasser mais pas dans ce contexte.
Par chance, sa fille se mit à pleurer. Le baby-phone avait été le signal qu’elle attendait. Sauvé par le gong comme on dit ! La jeune maman recula alors et murmura doucement :
« Excuse-moi… Je dois aller voir ce qu’elle a. »
Sans attendre de réponse, elle se sépara de lui et fuit à l’étage. Sa petite avait simplement fait tomber son doudou et sa peur des monstres sous le lit l’empêchait d’aller le récupérer. Lucy lui rendit alors et en caressant ses cheveux, elle réfléchit. Non, vraiment, elle ne voulait pas de ce genre d’histoire. C’était tout sauf ce qu’elle désirait au fond d’elle-même. Son cœur lui criait d’accepter mais son esprit pensait toute autre chose. Les larmes lui montèrent aux yeux et sans s’en rendre compte, elle pleurait. Sa fille la regarda, inquiète et dit : « Maman, pourquoi tu pleures ? »
La jeune femme sursauta presque en remarquant qu’effectivement elle pleurait. En frottant son visage, elle s’efforça de sourire à Hope, pour la rassurer.
« C’est rien, ma chérie. C’est le film que maman regarde qui la rend triste… »
Une fois rassurée sur l’état de sa fille, elle sortit de la chambre et attendit de se calmer un peu en haut. Elle se souvint alors qu’il avait sûrement tout entendu à cause du baby-phone… Elle espérait simplement qu’il soit toujours en bas à l’attendre mais elle n’en était pas certaine.
Stephen avait proposé poser les bases dès le début, avant de s'engouffrer dans une relation qui aurait pu être toxique. Evidemment, il aimait toujours sa femme, et n'était pas capable d'aller plus vite que n'allait son deuil pour être de nouveau de bonne compagnie. Néanmoins, Lucy lui plaisait. Il s'en voulait d'avoir pu passer la nuit avec elle sans avoir été clair, il s'en voulait beaucoup. Malgré tout, il était devenu évident qu'une discussion s'imposait avant de poursuivre davantage. Le brun lui avait tout dit. Rachel, la maladie, le procès qu'on lui intentait pour récupérer la garde de sa petite, elle était au courant de tout. Il n'était pas le meilleur des candidats pour une relation stable, pas le meilleur du tout d'ailleurs. Stephen avait finalement proposé qu'ils y aillent lentement, ce qui ne voulait pas simplement dire que ce n'était pas important à ses yeux. Ce n'était pas le genre de type à prendre les femmes pour des objets. Il avait déjà eu de courtes histoires, mais tout avait toujours été clair dès le début. Maintenant qu'il était père et chef d'entreprise, il n'était pas vraiment concevable pour lui de considérer que ce qui s'était passé avec Lucy n'avait été qu'un amusement. Il avait envie d'aller plus loin, sauf que pour le moment, c'était compliqué. "Je suis désolé." lança t-il alors que la jeune femme s'était précipitamment enfuie dans la chambre de sa fille. Et il l'était. Malgré tout, avoir été clair sur ses intentions lui avait semblé nécessaire pour partir sur de bonnes bases, et il comprenait bien que ça n'était pas évident à encaisser pour Lucy. Alors qu'il était resté sur le canapé, il avait entendu au travers du baby-phone que son petit discours avait bouleversé la petite blonde plus qu'il ne l'aurait souhaité. Et merde, songeait il. Il était inutile de perpétuer le massacre, alors quand elle était finalement redescendue, il l'avait attendue près de l'escalier. "Je ne voulais pas te faire de la peine. Juste.. être clair dès le début pour t'éviter les mauvaises surprises. Je.. je vais te laisser le temps de digérer tout ça. Je t'appelle." Il s'était penché pour embrasser sa joue, avant de quitter la maison de sa voisine. Stephen lui laisserait quelques jours pour réfléchir, et après tout, lui aussi avait besoin de faire le point la dessus.