When the day is done, when the night is cold Some get by but some get old Just to show life's not made of gold When the night is cold
“James.” Pas un muscle de bouge. L’attention est ailleurs, et rien n’indique qu’elle soit bel et bien concentrée sur le patchwork de papiers qui couvre le bureau. La lumière basse, tamisée, inciterait n’importe qui à l’endormissement. Le canapé à l’autre extrémité de la pièce ouvre grand ses bras. Mais debout, là, penché sur la maquette, les deux mains appuyées sur les bords du meuble, mes paupières clignent à un long intervalle au milieu d’autres traits figés. Absent, mon esprit rampe sur le chemin du retour à mon corps, mes membres lourds, ma tête engourdie. Lointain, le bruit mat des phalanges de Vee s’abattant à nouveau sur la porte me rappelle à la réalité. “Jamie.” Le son de sa voix m’arrache finalement un sursaut. “Quoi ?!” je grogne, soudainement bien là. La pression du coin de la table enfoncé dans ma paume a anesthésié ma main, mes épaules tendues grincent dans un mouvement brusque, ma nuque se redresse, et mon regard se pose sur mon amie et collègue. Il me faut une seconde supplémentaire pour réaliser qu’elle est face à moi et qu’elle est la cause de l’arrêt brutal de ma rêverie tout éveillé. Et qu’elle n’est pas de ceux à qui je m’adresse sur ce ton. “Oh, pardon.” Vee n’en tient pas rigueur. Ce n’est pas la première journée que je passe à côté de mes pompes. De toute manière, elle est accoutumée aux sautes d’humeur qui font partie de mon caractère et ne s’en formalise plus depuis longtemps. “Tu n'as pas une maison qui t'attend ?” demande-t-elle de façon à me pousser à songer à quitter ce bureau. Il est vingt heures passé, la rédaction est vide, tout comme la majeure partie des étages du bâtiment quasiment plongé dans le noir. Le gardien de nuit est arrivé à l’accueil. Les dernières voitures restantes sur le parking sont celles dont on ne sait jamais qui est le propriétaire, ni s’il leur arrive de faire rouler leur véhicule un jour. Et le silence, lourd, vibrant des machines en veille, les distributeurs éternellement branchés, les postes téléphoniques en attente, paraît presque vivant. “Je… je n'ai pas terminé cette page.” Malgré les verres vissés sur mon nez, le monde m’apparaît particulièrement flou tandis que j’émerge doucement. Poursuivre ces relectures, corrections et mises en page semble compromis, qu’importe ma volonté d’insister. Vee approche, faisant claquer ses talons au sol avec détermination. Elle attrape ma veste au passage et me la colle dans les bras une fois face à moi. “Je suis sûre qu'elle est parfaite. Maintenant, tu t'en vas.” ordonne-t-elle sans laisser de marge de négociation. Une occasion sur laquelle saute cette partie de moi qui n’a aucune envie de batailler ce soir. Mollement, je passe le vêtement sur mes épaules et me laisse escorter jusqu’à l'ascenseur par Victoria.
Depuis dix minutes, les phares de l’Audi à l’arrêt éclairent l’allée de garage. J’attends que le courage d’appuyer sur le numéro de téléphone affiché à l’écran veuille bien pointer le bout de son nez. Je sais que je ne me sens jamais bien avant ou après ces coups de fil, et que cela devrait les dénuer d’intérêt à mes yeux, mais je persiste. Par bonne conscience peut-être, un brin de masochisme sans doute, et pour l’espoir inavoué qu’un jour l’une de ces conversations n’aura pas le même dénouement que toutes les autres. Finalement, la tonalité résonne près de mon oreille. Le standard me renvoie vers la correspondante demandée. “Maman ?’’ “Qui veux-tu que ce soit ?” Je soupire. Sa voix me fait toujours sentir comme un petit garçon, et je crois que cela ne changera jamais. Il ne sert à rien de relever le ton sur lequel elle se donne le droit de s’adresser à moi, quand bien même les appels se sont raréfiés et les visites sont quasiment inexistantes ; ce n’est pas son aigreur naturelle que je confie aux soins des médecins qui l’entourent en Angleterre. “Tu sais pourquoi je t'appelle ?” “Pas pour me faire sortir de cet endroit, je suppose.” Cela n’arrivera pas de sitôt, en effet, pour ne pas dire que les chances que ma mère finisse ses jours dans son établissement actuel sont plus élevées que celles de le quitter un jour. Je pourrais lui offrir le même type d’assistance directement à la maison de Londres ou au domaine lové dans la tranquillité du Kent, mais encore faudrait-il que je le veuille. Mais les compromis de ma part ne sont plus d’actualité. “Je voulais juste prendre de tes nouvelles, savoir comment tu vas aujourd'hui… C'est un jour un peu spécial.” Je l’entends souffler dans le combiné, presque excédée. “Ah ? Ne me dis pas qu'on a encore oublié ton anniversaire, parce qu'on est en septembre et le tien c'est en avril. Tu peux me croire folle autant que tu veux, ça je le sais.” Ma tête lourde trouve appui sur la vitre de la portière, les paupières closes avec abattement. “C’est en juin, maman.” “C’est ce que j'ai dit, soutient-elle. Maintenant, sois mignon et passe-moi Oliver.” Un rire nerveux se glisse entre mes lèvres, le dépitement teinté d’ironie tandis que je comprends que cette conversation ne sera pas celle que j’attendais. Ce n’est pas cette fois qu’elle admettra son décès et que nous pourrons partager un semblant de notre deuil. “Tu ne changeras pas de disque, hm ?” Je me demande à quel moment Marie a décidé d’oublier. Elle a porté le souvenir douloureux d’un fils mis en terre trop tôt pendant des années pourtant, puis elle l’a effacé et s’est persuadée d’une nouvelle réalité où son coeur n’aurait pas à se briser dès que l’on évoquerait son nom. Mais le déclencheur de cette forme d’instinct de survie est un mystère à mes yeux. Les médecins ont un terme pour cela, quelque chose de très rationnel pour une personne qui l’est de moins en moins. “Je dois y aller, je prétexte sans mentir tout à fait afin d’avorter une énième mascarade de relation mère-fils. Oliver t'embrasse.” Je suppose que s’il le pouvait, il le ferait.
Daniel somnole mais il m’est permis de le coucher dès que j’entre dans la maison. Nous lui avons trouvé un nouveau lit, un lit de grand, dans lequel il paraît tout petit. Il cale son doudou sous son coude, écrase sa joue rose contre son oreiller, la bouche entrouverte soufflant d’une respiration profonde. Il s’endort en un claquement de doigts, sans histoire, sans berceuse, ni rien d’autre que le baiser que je dépose sur sa tête brune. Les reste du dîner sont filmés et stockés dans le frigo, dont la portion pour moi que je ne touche pas par manque d’appétit. Toutes les lumières du salon sont éteintes machinalement. Distrait mais pas indifférent, et d’autant plus en quête silencieuse de toute forme de soutien moral et d’affection susceptible de mettre un couvercle sur la tristesse qui hurle dans ma poitrine, je me laisse attirer par la clapotis de l’eau qui coule dans la salle de bains où Joanne prend une douche. Et discrètement, je l’y rejoins afin que la chaleur de son corps collé au mien, combinée à la caresse de l’eau m’apaise pour quelques minutes. L’étreinte statique et le son constant de l’écoulement suffisent à me réconforter jusqu’au moment inéluctable où nous devrons quitter la cabine. Dès que mes bras se défont de la jeune femme, la sensation de vide m’assaille à nouveau. Je l’accompagne au lit mais quitte la couverture rapidement. Une heure d’insomnie suffit à me faire perdre patience et me pousser à me lever. La manière dont son feutré de mes pieds nus laisse l’entière maison parfaitement imperturbable me donnerait presque l’impression d’être un fantôme en pleine exploration des lieux. Mes pas me mènent dans le jardin où je couvre mes bras d’un épais gilet contre le vent frais. Assis au bord de la terrasse qui offre cette vue dégagée sur la marina, la masse poilue d’un des chiens approche pour me tenir compagnie, une intention toute particulière en tête que je saisis lorsqu’il dépose un jouet à côté de moi. “Il est trop tard pour jouer à la balle, Sirius.” Son regard brillant et son sourire pataud insistent, la queue battant l’air avec trop d’enthousiasme pour cette heure-ci. Je n’ai pas beaucoup mieux à faire, en réalité, à part ruminer encore et toujours et attendre qu’il ne soit plus l’heure d’espérer pouvoir retourner me coucher. “Who am I kidding ?” je souffle en secouant la tête, saisissant la balle et générant l’euphorie par anticipation du chien de berger qui ne tient plus en place. “Allez, t'es prêt ?” D’un geste ample, sans trop de force, j’envoie la balle vers le bout du jardin. Sirius détale, et son pelage noir semble entièrement disparaître au fur et à mesure qu’il s’éloigne. Sur le retour, je discerne ses yeux avant sa silhouette qui trotte en ma direction. Et je lance à nouveau, encore et encore, tant qu’il ne se lasse pas, et tant que le sommeil ne vient pas.
Les gouttes d'eau tiède venait nettoyer toute la fatigue accumulée au courant de la journée. Quoi que cet épuisement, elle le ressentait depuis quelques temps déjà. Le mois de septembre était loin d'être le plus réjouissant qui soit, même si le printemps allait bientôt pointer le bout de son nez. C'était trente jours où Jamie était totalement ailleurs, un pied dans le passé, n'arrivant pas à se remettre du suicide de son frère aîné. Sa tristesse était exprimée de différentes manière. Il y avait parfois de la lassitude, des absencces, la quête inssatiable d'affection. Il était plus distrait, plus silencieux, aussi. Ayant du mal à exprimer ses émotions, les mots n'étaient pas l'outil le plus adapté qui soit pour lui. Joanne faisait tout son possible pour le décharger des tâches dont elle pouvait s'occuper. Il prolongeait ses journées au travail, il était agité dans son sommeil pour les fois où il parvenait à dormir. Joanne avait rapidement réussi à mettre de côté son propre deuil. L'année passée, elle devait gérer son travail et son fils seule et n'avait pas vraiment le temps de s'attrister pour quoi que ce soit. Cette fois-ci, elle savait que Jamie avait besoin d'elle et c'est pour cela qu'elle se montrait aussi disponible que possible. S'il l'appelait en plein milieu de journée parce qu'il voulait qu'elle soit à ses côtés, elle viendrait au plus vite. Pendant qu'elle faisait mousser le gel douche sur sa peau porcelaine, la jeune femme se doutait bien que cet état de fatigue pouvait venir d'autre chose. Elle en avait parlé à Jamie, que certains signes étaient similaires à ceux qu'elle avait ressenti trois ans plus tôt. Les examens étaient passés et elle avait obtenu les résultats juste avant de retourner à la maison le soir même. Ils étaient arrivés un peu plus tôt que la date initialement prévue. Désormais, elle savait. Joanne ne savait pas si c'était une bonne idée, que d'annoncer sa grossesse le jour anniversaire où Oliver avait mis fin à sa vie. En quête d'affection, le brun s'était discrètement faufilé dans la douche pour pouvoir se blottir tout contre elle. Silencieuse, elle caressait doucement sa peau, se coller contre lui autant que possible. Joanne restait ainsi autant de temps que lui en voulait, bien qu'il ne pouvait pas s'éterniser sous les jets d'eau. Une fois sous la couette, les rôles s'inversaient et c'était elle qui s'était endormie en premier après avoir échangé un long baiser avec son époux. La durée de sommeil fut particulièrement court et elle se réveilla soudainement, prise d'un profond sentiment de malaise et de nausées. Elle se précipita dans la salle de bains, où ses haut-le-coeurs se poursuivaient encore de longues et désagréables minutes. Ce n'était qu'une fois qu'elle retournait dans la chambre qu'elle constata que le lit était vide. La petite blonde fut prise d'un élan de panique. Dieu sait ce qu'il était capable de faire la nuit qui suivait la date anniversaire du décès de son frère. Tout en saisissant un kimono pour recouvrir ses épaules, elle tenait de calmer le rythme de son coeur, se persuadant qu'il ne fallait pas s'alarmer de si tôt. Toujours toutes lumières éteintes, elle se dirigea dans un premier temps dans le séjour, où elle remarquait que la baie vitrée était ouverte. Assis sur le bord de la terrasse, Jamie ne semblait pas de lancer la balle à un Sirius particulièrement en forme, à une heure pareille. Elle l'observait longuement d'où elle était avant de le rejoindre silencieusement. Avant de s'asseoir, elle glissa délicatement ses doigts dans ses mèches brunes, espérant ainsi calmer son esprit. Après quelques secondes, elle s'installa à côté de lui et déposa un baiser sur son épaule, ses yeux rivés sur lui. Il était épuisé, vidé. Sirius apparut une nouvelle fois avec la balle mais se dirigea cette fois-ci vers sa maîtresse. "Ca suffit, Sirius, maintenant." dit-elle d'une voix douce. Le chien noir couina un moment, lâcha un soupir, puis décida de s'allonger juste devant les pieds de Joanne, gardant précieusement son jouet dans sa gueule. Malgré la fatigue, il était certain que Jamie n'allait pas parvenir à fermer l'oeil de la nuit. Joanne passait une nouvelle fois ses doigts entre ses mèches brunes afin de poursuivre le massage qu'elle avait interrompu en étant assis à ses côtés. "Parle-moi." lui souffla-t-elle tout bas, tout en douceur, tenant à perturber au minimum le silence qui régnait autour d'eux. "Dis-moi tout ce que tu as en tête, exprime-le à ta façon." Qu'il s'agisse de larmes, de paroles, de cris, ou de mutisme, Joanne était à l'écoute. Le ton qu'elle employait laissait comprendre qu'elle ne voulait pas le lui imposer non plus. Bien qu'ils se connaissaient quasiment par coeur, qu'il suffisait d'un regard, d'une attitude d'une expression pour pouvoir se comprendre, la communication restait un point à améliorer dans leur couple. "Je n'ai jamais vraiment pris le temps de te demander comme tu allais vraiment." Rattrapée par leur quotidien bien chargée, Joanne regrettait de ne pas avoir été plus attentive à cela. Ils préféraient tous les deux remplir les minutes qu'ils avaient rien que pour eux par de l'amour et de l'amour et de la tendresse. "Il y a ce jour qui est tout particulier, il y a ce qui t'es arrivé l'année dernière..." Pendant longtemps, elle avait pensé qu'il ne désirait pas partager tout ceci, qu'il préférait laisser le tout derrière lui. Il avait été déterminé à reprendre sa vie le plus vite possible, en corrigeant tous les nuages présents sur le tableau. Il avait excellé en la matière, c'était incontestable. Mais avec le temps, Joanne avait l'impression de voir combien cela lui pesait sur les épaules. Il se laissait être vulnérable quand il n'était qu'avec Joanne, il n'avait jamais voulu être de cette façon. A finir dans un lit d'hôpital après plusieurs jours dans un état inconscient. Si elle ne parvenait pas à soulager ses tourments, elle désirait au moins l'aider à les porter avec lui, à ce qu'il se sente moins seul. Lui avait été là, quand elle était au plus mal. Il tentait désespérément de l'épauler bien qu'il s'était senti impuissant à plusieurs reprises. Et pourtant il était resté là, aussi encourageant que possible. C'était son rôle d'épouse. Sa main libre se déposait sur sa joue, son pouce en caressait délicatement la peau. Elle était attentive au moindre changement dans son regard, à l'expression de sa visage, au mouvement de sa bouche. Il savait qu'il pouvait laisser ressortir cette vulnérabilité avec sa femme, qu'il pouvait se reposer sur elle. En l'observant ainsi, elle se disait qu'elle devait lui dire qu'elle était enceinte. A la fin de cette conversation, certainement. Ce n'était pas une nouvelle qui pouvait attendre qu'un nouveau jour se lève.
When the day is done, when the night is cold Some get by but some get old Just to show life's not made of gold When the night is cold
Le mouvement devient mécanique, automatique. Sirius revient, disparaît, et mon esprit semble danser de la même manière entre les absences et les courts moments d'attention au moment de renvoyer la balle. Cela a rapidement perdu de l'intérêt, d'autant que les minutes ne passent pas plus vite, je le devine. Peut-être s'allongent-elles même au fur et à mesure que le chien trotte de plus en plus profondément dans le jardin plongé dans l'obscurité. Mon regard dans le vague finit par ne plus faire attention à l'animal. Une somnolence s'installe, le dernier soupçon de présence absorbé dans le néant, tombé dans le vide, tandis que mes traits se figent dans cette moue pensive et lasse. La mécanique de ma respiration m'ancre dans la réalité avec du plomb dans l'estomac ; les côtes qui se lèvent et s'abaissent, les poumons qui se gonflent et se vident, l'air qui entre et sort de ma bouche entrouverte, le tout me maintenant là, ici, dans l'instant, dans mon corps ; d'une étrange manière, pour une minute, le monde se résume à cela. Et cette pleine conscience d'un élément tenu pour acquis, crucial, me laisse avec une impression de terreur, une angoisse oppressante. Jusqu'à ce qu'un contact me fasse perdre le fil, oublier la mécanique du corps, et revenir à la faible étincelle de l'âme, insouciante de ces détails, la houle des émotions dans la violence furtive d'un sursaut. Nul besoin de bouger pour deviner qui se trouve près de moi, main glissée dans mes cheveux pour frôler mes pensées mornes. Je la pensais assez profondément endormie pour qu'elle ne s'inquiète pas de mon absence au milieu de la nuit, mais Joanne est là, désormais assise à mes côtés sans que je n'ose protester contre sa présence. Mes yeux fuient les siens, ne souhaitant pas y trouver toute l'inquiétude que je sais qu'elle éprouve à mon égard et qui m'accablerait d’une culpabilité supplémentaire. La jeune femme fait cesser le jeu de Sirius, et donc la relative distraction de mes dix doigts. Elle met également fin au silence dans lequel je me mure, le momentané qui berce la nuit, et celui dont je recouvre les états d'âme depuis bientôt un an. Parler, je n'ai jamais été bon à et exercice et les consultations hebdomadaires ne l'ont pas rendu plus facile. Je n'ai pas non plus envie de servir à ma femme le même discours que celui que je radote auprès du psy semaine après semaine, d'autant qu'il serait susceptible de lui faire de la peine. Malgré l'oreille attentive qu'elle propose, je doute qu'elle puisse comprendre, sans prendre pour elle, ces pensées qui me tirent vers le bas. J’ai tout pour être heureux, après tout, et au fond, je le suis. Il y a peu de choses en plus auxquelles je pourrais aspirer, et du reste, les fioritures ne me sont pas indispensables. Comme je l'avais dit à Joanne au moment où nous étions séparés, mon bonheur se suffit à mon foyer, à elle, à notre fils. Ces fondations là me paraissent inébranlables. Le reste, en revanche, bancal comme un bateau qui tangue, me ramène inlassablement sur les berges de mes démons. Pour une raison inconnue, tout ceci continue à ne pas suffire. Ou bien est-ce moi qui suis tout simplement incapable d'accepter d'aller bien. Simplement bien. D'un geste délicat, j'ôte la main de Joanne logée sur ma joue et dépose un baiser sur ses doigts. Longuement silencieux, le regard toujours bas, je réalise bien vite que s'il existe des mots à mettre sur mes pensées, sur mes émotions, je n'ai guère envie de les prononcer, d'accepter leur réalité. Je me suis montré bien assez vulnérable, trop fragile pendant trop longtemps, pour quelqu'un souhaitant vaincre les mauvais souvenirs en croquant la vie à pleine dents. Étrangement, être heureux n'est pas un job facile. Je n'aurais jamais songé qu'essayer si fort m'étoufferait autant. “J'ai juste besoin de temps pour accepter ce qu'il s'est passé.” dis-je tout bas au sujet de mon attaque, l'année précédente. Tout ce qui concerne Oliver n'est pas un mystère, le même disque rayé tourne en boucle sur les deux hémisphères qui divisent ce qu'il reste d'une famille autrefois fière. Je me suis senti seul dès lors où mon frère nous a quittés, dieu seul sait si ce sentiment me quittera un jour, en emportant avec lui le puits sans fond que je porte constamment en moi. Je ne sais pas comment aller mieux. Je n'ai pas la moindre clé. Ce que je crois être un haut n'est qu'une seconde avant un bas. Chutes et remontées m'épuisent et finiront bien par user Joanne. Je finis par lever les yeux vers elle, abattu et un brin honteux. “Je suis désolé.” je murmure. Tantôt miné, tantôt optimiste pour douze, l'équilibre est rarement au rendez-vous, qu'importe à quel point j'essaye d'offrir cette stabilité à Joanne et notre fils. Cela est d'autant plus vrai depuis l'année dernière, dissimulé par des résolutions que je peine à tenir. Plus j'étouffe ce que je ressens, plus je suffoque moi-même sous le poids de ces peurs. On vit tous avec cette certitude qu'il y aura toujours un demain. C'est à peu près la seule chose dont on ne doute pas. Cependant, à deux reprises, la vie m'a montré que cela faux. Que ce soit moi, ou les gens autour de moi ; un claquement de doigts, tout s'arrête. Et je ne sais pas quoi faire de cette information-là à part être complètement terrifié.
Le simple silence du brun en disait long. Jamie avait toujours peiné à trouver les bons mots lorsqu'il s'agissait d'exprimer ses émotions, encore plus lorsqu'elles étaient négatives. Il encaissait énormément et il savait que son épouse se sentait toujours prête à l'écouter. Il ne voulait pas qu'elle s'inquiète, mais lui demander de ne pas l'être était comme réclamer qu'elle arrache cette partie là de sa personnalité. Sans cela, Joanne ne serait plus vraiment Joanne. Il montrait déjà beaucoup de sa fragilité lorsqu'ils n'étaient qu'entre eux, mais elle avait bien ressenti qu'il y avait une réserve. Il ne lui dévoilait pas tout, elle le savait parfaitement. Elle en ignorait cependant la raison. Eux qui avaient bien compris qu'ils devaient progresser sur la communication, ils se retrouvaient là face à un mur. Joanne ignorait si elle devait insister ou non. Elle risquait de l'énerver, de le braquer comme elle en était capable lorsque l'on voulait la forcer à dire ou faire des choses qui ne lui convenaient pas. Le beau brun fuyait le regard de son épouse, mais ne semblait pas réfractaire à ses gestes d'affection. Il embrassait délicatement ses doigts. Joanne sourit discrètement, rassurée que son esprit ne vagabonde plus autant dans ses propres ténèbres qu'avant. Il était en revanche peu enclin à vouloir les partager avec elle. La jeune femme se sentait triste et démunie, qu'il ne veuille pas lui en faire part. Elle aurait voulu faire plus pour lui, mais elle ignorait quoi. "Tu n'as pas à l'être." lui assura-t-elle d'une voix douce. "Mais si durant ce temps là, tu as un jour besoin de vider un peu ton sac, tu pourras toujours compter sur moi. N'importe où, n'importe quand." C'est une expérience que l'on vit seul, que de sentir son coeur s'arrêter. Que tout s'arrête, et de finalement se réveiller. Et réaliser, accepter, tenter de comprendre pourquoi. Des questions qui devaient effrayer, et certaines choses qui ne devaient plus avoir vraiment de sens. En revanche, certaines décisions n'en devenaient que plus évidentes. Joanne désirait tant savoir ce qui le pesait, ce qui le tourmentait tant. Elle voyait bien qu'il prenait beaucoup sur lui. "Je suis peut-être petite, mais j'ai les épaules assez solides pour nous deux, pour notre famille." Elle laissa échapper un petit rire, espérant ainsi alléger une atmosphère qui se faisait trop pesante. Son front posé contre le sien, ses yeux s'étaient plongés dans son regard avec tendresse. Elle faisait en sorte qu'il ne s'en détourne pas. Ses doigts caressaient sa joue d'un geste répétitif. "Si tu te sens perdu, tu peux te raccrocher à moi." lui chuchota-t-elle tout bas. Elle l'invita à se blottir tout contre elle. Quelques minutes silencieuses s'écoulèrent, où l'on ne voyait que mouvoir les doigts délicats de Joanne entre les mèches brunes de son époux, dans l'espoir d'apaiser un peu son esprit tourmenté. Tout semblait si paisible, durant cet instant. La jeune femme se sentait forte pour lui, pour Daniel. Elle était capable de bien plus qu'elle ne pouvait l'imaginer. Elle ferait tout ce qui est possible pour permettre à son mari d'avoir un peu de répit, qu'il ne pense qu'au bonheur qu'ils partagent ensemble tous les jours. "Il y a quelque chose qui va te redonner le sourire." La jeune femme n'était pas vraiment pour annoncer une si belle nouvelle le jour anniversaire de la mort d'Oliver. Elle était un peu superstitieuse. Daniel avait été conçu la nuit de leurs premières fiançailles, cela avait été un véritable signe pour elle, et non le fruit du hasard. Et si annoncer sa grossesse en ce jour funeste portait malheur ? Non, Joanne voulait ne pas croire cela. Elle avait cette certitude qu'elle ne parvenait pas à expliquer qui lui assurait que tout irait bien. "Les résultats sont arrivés un petit peu plus tôt que prévu. Je voulais attendre demain, parce que je savais que c'était une journée difficile pour toi, mais..." C'était plus fort qu'elle. Joanne ne pouvait empêcher ses lèvres former un sourire, ni ses yeux pétiller de plus en plus. "Je suis enceinte, Jamie." lui dit-elle en prenant son visage entre ses deux mains. Elle ne put s'empêcher de lâcher un rire nerveux. "Nous attendons notre deuxième enfant" reformula-t-elle, sachant très bien qu'il aurait besoin de l'entendre encore et encore. Bien sûr, il y avait beaucoup d'appréhension, il y avait encore des risques. "C'est étrange à expliquer, même si c'est encore très tôt à dire, mais j'ai cette conviction que tout ira bien. Je n'arrive pas à me l'expliquer." Joanne n'était pas vraiment réputée pour se montrer optimiste lorsqu'il s'agissait d'elle-même. Mais là, elle en était certaine, tout allait bien. Elle prit délicatement l'une des mains de Jamie pour la déposer sur son ventre pour le moment bien plat. La crainte des semaines à venir ne venait en rien partager le bonheur dont elle venait de lui faire part. Elle était déjà bien rassurée d'être à nouveau tombée enceinte et qu'elle ne l'ait pas découvert de la façon la plus funeste qui soit. Et rien que le fait de ne pas l'avoir découvert de cette façon était de bonne augure pour la jeune femme.
When the day is done, when the night is cold Some get by but some get old Just to show life's not made of gold When the night is cold
Tout ce que je souhaitais, en sortant de l’hôpital ce jour-là, se résumait à être capable d’être heureux. Balayer le reste, la colère omniprésente, la peine s’échouant par vagues sur mes humeurs, laisser les fantômes au passé, toutes nos batailles et ce besoin maladif d’être reconnu, d’être estimé. Je voulais faire plus simple, dans ma vie, dans mon caractère, me contenter des petites choses, ne pas m’arrêter sur les détails, accepter de ne pas toujours avoir le contrôle et suivre le courant en espérant que les choses tourneraient enfin en ma faveur. J’ai mis toute la bonne volonté du monde dans cette entreprise, j’ai travaillé dur sur moi-même, j’ai voulu prouver à Joanne que cet incident marquait un nouveau départ, un renouveau, un souffle de changement bénéfique pour notre famille. Il n’a pas fallu bien longtemps avant que je ne réalise que défier la nature ne serait pas aisé, que ce qui était arrivé ne serait pas oublié en un claquement de doigts ; le nier m’a simplement dévoré de l’intérieur, bouchée par bouchée. Et non, ma femme n’a jamais pris le temps de demander comment je le vis, comment je vais, parce que je ne lui en ai jamais donné l’occasion, parce que je me referme dès que le sujet survient, dès que la pensée me frôle, comme cela est à nouveau le cas ce soir. Je fais la même erreur, encore et encore, de prétendre que les plaies béantes finiront bien par se refermer toutes seules, que le temps fera son affaire, et que je peux prendre sur moi en attendant afin d’éviter à d’autres de partager une peine, une peur, que j’estime n’être qu’à moi seul. J’aurais besoin de parler, de mettre des mots sur ce que je pense et ressens, aussi difficile cela soit-il, mais je serais bien le dernier au monde à l’admettre et faire un pas dans ce sens un jour. Je me détourne de la douleur lancinante qui murmure sous la surface, je prétends qu’elle n’existe pas jusqu’à ce que cela devienne éventuellement le cas. Et Joanne détourne le regard aussi, ne gratte pas cette couche de vernis. J’imagine qu’au fond, elle non plus ne souhaite pas revenir sur cet événement. Je ne suis pas le seul à avoir eu peur, et elle aussi souhaite un second souffle pour notre famille, je ne l’en blâme pas. Elle est là et me soutient au jour le jour, elle tient bon face à mes humeurs, elle accepte tout l’investissement personnel que je place dans mon travail. Je m’en voudrais d’en exiger plus d’elle, et prendre le risque que mes états d’âme deviennent un boulet à son pied également, d’être celui qui la tirera vers le fond. Elle est le pilier de la maison, la force tranquille, douce et calme, et je gravite autour d’elle comme une étoile mourante, reconnaissant d’avoir au moins un repère dans le noir et le froid. La tête lourde, je me laisse me reposer sur elle, le visage logé dans son cou, bercé par le passage régulier de ses doigts dans mes cheveux. J’hume son parfum par grandes inspirations, l’odeur de la sécurité sur sa peau douce comme de la soie. Et pour une minute, tout ce qui se résumait par la brièveté, l’éphémérité et la fragilité d’un simple souffle, se laissa enrober dans la chaleur tendre d’une certitude plus forte que la mort de toute chose ; celle que je ne suis pas complètement seul.
Le silence fane sous le ton délicat de la voix de Joanne qui me tire de la torpeur où je stagnais. Là où elle semble confiante de parvenir à me rendre le sourire, je doute foncièrement d’être capable de ressentir le moindre enthousiasme pour quoi que ce soit, et encore moins d’avoir la force nécessaire dans les muscles de mon visage pour afficher un sourire ne serait-ce que pour la rassurer. Quoi qu’il en soit, je redresse la tête, intrigué et attentif. Ses paroles me parlent peu dans un premier temps, mon esprit ne parvient pas à mettre en relation les éléments qu’elle me donne, de quels examens elle parle et quel aurait été le délai normal pour que ceux-ci lui parviennent. Et puis la jeune femme l’annonce, sans détour, qu’elle est enceinte. Si les mots résonnent en moi, si j’en saisis le sens, l’importance, ils me laissent sans réaction distincte aucune car nulle émotion ne prend le dessus sur les autres au sein du capharnaüm qui tourbillonne en moi. Certes, mon coeur s’est accéléré, ma mâchoire a faibli, mais l’apparente joie de ma femme glisse sur moi comme une goutte d’eau sur des plumes de canard. Avec une certaine crainte, je retire vivement ma main de l’emprise de celles de Joanne alors qu’elle l’approchait de son ventre. “Tu le crois, mais tu n'en sais rien, n'est-ce pas ? Comment tu peux en être certaine ?” Est-ce réellement de l’instinct ou ses espoirs éprouvés qui biaisent son jugement ? Sans preuve, sans élément concret, je refuse de m’attacher à cette idée et risquer d’être à nouveau déçu. Je ne peux pas me réjouir et baser des espoirs sur du vent. Pas aujourd’hui, pas en ce moment, quand je me sens trop fragile pour supporter un nouvel échec. “On peut aussi bien être les heureux parents d'une future énième fausse-couche.” dis-je, le trémolo dans la voix ne suffisant pas à faire paraître mes paroles moins froides et cruelles qu’elles ne le sont. Je les regrette dans la seconde, dès que je les entends et que je saisis à quel point la critique est injuste, à quel point la manière dont mes craintes sont formulées est détestable. Immédiatement, je devine tout le potentiel qu’ont mes mots de blesser Joanne, et je m’en veux terriblement. “Je… je ne voulais pas dire ça…” je souffle, accablé. Je me détourne d’elle et enfouis mon visage entre mes mains. “Je suis tellement désolé, je n'aurais pas dû…” Il est aisé de voir que j’ai certainement ruiné ce qui avait tout le potentiel d’être une bonne nouvelle. Mais durant une journée aussi difficile, à une période aussi délicate, je crois qu’il est plus raisonnable de ne pas me donner l’occasion de noircir plus encore tout ce que je touche.
Il était comme une âme en peine, errant sans réel but, en quête d'affection d'une affection qu'une seule personne était capable de lui donner. Ne serait-ce que pour soulager un tant soit peu ces cyclones de tourments qui l'empêchaient de passer une nuit sereine, ou d'être véritablement heureux. Un tableau des plus tristes que Joanne tentait inlassablement d'éclaircir par beaucoup de tendresse et quelques mots d'amour. Ses actes ne l'apaisaient que de manière temporaire. Et plus elle le voyait évoluer dans son monde, plus elle se revoyait en lui. Deux ans plus tôt, perdue dans ses propres idées noires, bien incapables de voir tout ce qu'il y avait de plus beau autour d'elle. Joanne avait tout pour elle, lui était prêt à tout pour la voir sourire comme elle le faisait actuellement. Il aurait tué pour elle. Et voilà que les rôles s'étaient inversés. Le pétillement dans son si beau regard vert semblait se ternir jour après jour, pendant que ses pensées se noyaient dans des abysses aussi sombres qu'une nuit sans lune. Joanne ignorait jusqu'où mènerait sa chute. Elle avait espéré qu'annoncer sa grossesse lui donnerait un peu le sourire, que cela lui fasse voir une nouvelle lueur dans un monde qui lui semblait si sombre. Elle s'attendait à de nombreuses réactions, mais certainement pas à aussi de peu de réactivité. Pour ne pas dire qu'il n'y en avait absolument pas. La jeune femme sursauta vivement lorsque Jamie retira sa main avant même d'avoir pu effleurer son ventre, abritant désormais une vie. Il doutait de l'instinct maternel de Joanne, il ne croyait pas en ses certitudes. Lui qui aimait s'y fier d'habitude. Ce manque d'enthousiasme, et même, cette aversion suite à une annonce pourtant très attendue, faisait froncer les sourcils de Joanne. Le brun était capable de se montrer particulièrement cruel, même envers sa propre épouse. Il touchait la corde sensible de la jeune femme, appuyait là où ça faisait mal. Par ces simples mots, il l'avait blessée au plus profond de son âme. Il regretta cette phrase juste après l'avoir prononcé. "Pourtant, c'est bien ce que tu as dit." souffla-t-elle, le regard bas, les lèvres pincées. Joanne n'aimait pas cette impression. Sentir sa mâchoire se serrer, son pouls s'accélérer de manière si désagréable. Elle serrait l'un de ses poings, regardait ailleurs l'espace d'un instant. Ses propos l'avait autant blessé qu'énervé. Ce n'était pas pour autant qu'elle perdrait espoir. Non, elle était convaincue de ce qu'elle avait dit, elle était sûre d'elle. Tourmenté par ses propres paroles, Jamie se recroquevilla sur lui-même, son visage honteux dissimulé par ses deux mains. Il était comme un animal blessé, agressif dès que l'on s'approchait trop de lui. Ses excuses n'avaient aucun sens pour Joanne. Le mal était fait, et s'il l'avait dit avec autant de spontanéité, c'était qu'il n'en pensait pas moins. Joanne l'observait pendant quelques dizaines de secondes. Elle ne pouvait pas le laisser comme ça. La petite blonde laissait de côté son annonce de la grosses. Ils y reviendraient plus tard, peut-être. Elle se leva pour se mettre face à lui, en s'accroupissant. Elle saisit les poignées de son époux, avec autant de fermeté que de délicatesse. "Jamie. Regarde-moi." La petite blonde ne lui laissait pas véritablement le choix. Une fois qu'elle parviendrait à plonger son regard dans le sien, il ne saurait s'en détacher. Ce ne serait qu'à partir de ce moment-là qu'elle saurait qu'il ne prêtera attention qu'à elle. "Regarde-moi." lui ordonna-t-elle en saisissant ensuite son visage entre ses deux mains. Les traits de son visage ne se radoucirent que lorsqu'elle pouvait voir celui de son époux. "Ce n'est pas le temps qui viendra tout guérir." Joanne en savait un rayon là-dessus, à une autre échelle, avec d'autres problématiques. "Ni de rester cloîtré à GQ jusqu'à pas d'heures, ni d'éviter les moments où nous pourrions en parler, ni de prétendre que tout va bien. Parce que je le vois, que ça ne va pas." Elle avait remarqué qu'il évitait ce sujet de conversation à chaque fois qu'il le pouvait. Joanne ne voulait pas le mettre en colère en insistant à ce sujet. "En acceptant de t'épouser, j'ai signé pour ça aussi, Jamie. Je savais pertinemment que ce qui t'es arrivé t'a permis de revoir tes priorités, mais qu'il y aurait aussi le revers de la médaille. Je le savais depuis le début. Mais j'ai accepté sans hésiter, en acceptant de reporter la cérémonie, en connaissance de cause. Je savais que ça n'allait pas être facile pour toi, à un moment donné. J'ignorais juste quand." Et elle avait quand même signé attestant qu'elle était Mrs. Keynes, elle ne quittait jamais son alliance. Pas un seul un instant elle ne quittait son regard, c'était à peine si elle clignait des yeux. "Tu n'aimes pas être vulnérable, tu l'es un peu plus avec moi, mais jamais complètement. J'ignore ce qui t'incite à ne pas lâcher prise, l'espace d'un instant. Je te l'ai dit, je peux tenir le coup, je peux tenir le coup pour nous tous. J'en suis capable, j'en ai la force." Uniquement par amour. "Tes mots, tout à l'heure, m'ont fait du mal. C'était cruel. Mais ça ne me dissuade pas de quitter la place où je suis actuellement, à attendre que tu me partages ce qui te tourmente. Ca fait presque un an que ça dure, que tu continues de garder tout ça pour toi, dans l'espoir que ça finisse par passer. Je doute que cette méthode fonctionne."Elle pouvait parler d'expérience à ce sujet. Garder tout pour soi n'apportait rien de bon. Jamie le savait le premier : Joanne était têtue, voir butée, avec une détermination ferme lorsqu'elle voulait véritablement quelque chose. "Alors, dis-moi ce qui te travaille, ce qui te rend triste, ce qui te met en colère. Dis-moi à quel point je ne pourrais jamais te comprendre, dis-moi à quel point tu peux te sentir seul." Parce qu'il y avait un peu de tout ça, elle le savait. Elle gardait bien au fond d'elle cette frustration de ne pas être la solution à tout. Ils étaient menés plusieurs fois à ce problème, à cette peine que cela leur causait, de ne pas arriver à panser toutes les blessures de l'être aimé. Ils en tiraient chacun une insatisfaction. Cela ne facilitait pas non plus la tâche lorsqu'il s'agissait de communiquer davantage entre eux. "Je ne suis pas aveugle, je vois bien combien ça te pèse, combien tu te sens perdu." Il errait en quête d'affection, se réfugiait dans les bras de son épouse dès qu'il le pouvait. De longs moments silencieux où Joanne lui donnait autant d'amour que possible, par des baisers, ou de simples caresses. "Alors parle-moi. Tu as tout le temps pour trouver les mots, pour faire le tri dans tes idées." Ils avaient le reste de la nuit devant eux. Même si elle n'en avait plus eu depuis longtemps, Joanne restait une experte en insomnie, et était une femme particulièrement patiente. Elle ne bougerait pas d'un pouce tant qu'il n'aura pas un peu déballé tout ce qu'il pouvait avoir en tête. "Parle-moi, Jamie." répéta-t-elle avec un peu plus de fermeté, les sourcils sensiblement froncés, laissant comprendre qu'elle ne lui laissait pas vraiment le choix.
When the day is done, when the night is cold Some get by but some get old Just to show life's not made of gold When the night is cold
Ma condition me paraissait plus facile à vivre lorsque Joanne ne faisait pas encore partie du tableau. Je ne pourrais pas moins me soucier du mal que m'inflige et de la réussite de mes tentatives d'auto-sabotage qui suivent ces pulsions m'attirant constamment vers un danger ou un autre. Cela n'avait pas la moindre importance tant que j'étais seul, sans autres dommages collatéraux que ma propre m’estime et mon orgueil. Mais désormais, les moments où mes humeurs me poussent à blesser Joanne, par les mots, par les actes, sont les pires de tous. Et je réalise souvent trop tard à quel point mon emprise sur mes paroles et mes gestes est limitée -souvent, lorsque le mal est déjà fait, lorsqu’il ne reste que des regrets. J'ai reçu de nombreuses fois bien des coups sur toutes les parties de mon corps en ressentant, sous la peine, l'once de satisfaction d'être un peu plus vivant avec les côtes froissées, la pommette égratignée ; rien de tel quand les mots dépassent ma pensée, quand le ton m'échappe, quand mes mains la saisissent trop fort malgré tous les murs que j’érige entre l’extérieur et ce tempérament fébrile. Juste une douleur partagée, une décharge électrique qui parcourt mon corps, mélange de peur et de culpabilité. Les remords me prennent à la gorge, restreignent mon souffle. Le dos cassé, le visage caché, je rêve que les choses soient aussi simples que de retirer ces paroles aussitôt, elles qui ne reflétaient que dans l’angoisse au milieu de l’éventail des émotions. Néanmoins, le pique était assez acéré pour que Joanne en soit touchée. Le mieux qu’elle puisse faire est de quitter la terrasse afin de ne pas essuyer plus de dégâts, recevoir les critiques qui ne sont adressées qu’à moi, souffrir d’être le reflet de mes manquements, la lumière sur mes insécurités ; elle préfère rester et me confronter. Sans détour, le visage découvert et les iris captifs, la jeune femme me met face à mon comportement, à la peine que je persiste à nier même alors qu’elle transpire par tous les pores de ma peau, et cet éternel travers consistant à me battre seul sans accepter la moindre main tendue. Mais comment m’ouvrir quand je ne trouve pas les mots ? Comment expliquer ce que nul ne peut comprendre ? Ce n’est pas que Joanne, son regard inquiet, qui me contraint à taire et minimiser mes états d’âme. C’est la certitude qu’il n’y a pas une personne sur terre qui puisse saisir ce que je pense, ce que je ressens, sans finir par me regarder de côté et y aller de son jugement. Il suffit d’entendre ma propre femme pour deviner que l’ampleur du problème dépasse son champ de vision et de compréhension. Malgré la bonne volonté dont elle fait preuve, malgré son entêtement et la force qu’elle veut réunir pour nous deux, je reste fermé, imperméable. “Ca va passer…” je souffle, j’insiste sans conviction, sachant pertinemment que cela ne fait que remettre à plus tard une conversation inévitable qui ne pourrait qu’avoir lieu dans de moins bonnes auspices que ce soir. C’est tirer sur la corde, encore un peu plus, éprouver la patience et la tendresse de Joanne. Je passe à côté de l’oreille attentive qu’elle me propose et creuse le fossé entre nous deux en choisissant l’option de rester fermé. Ma tête se baisse, déçu de moi, redoutant d’y lire le même sentiment dans les yeux de mon épouse. “Nous devrions retourner nous coucher.” j’ajoute, engageant le mouvement en me relevant. Je rappelle Sirius à l’intérieur, clos la baie vitrée derrière Joanne, et lui emboîte le pas jusqu’à notre chambre.
Je sais que je n’arriverais pas plus à dormir maintenant qu’il y a une heure. La manoeuvre consistait uniquement à esquiver la conversation, et maintenant le silence me pèse presque plus que les paroles de Joanne m’encourageant à m’ouvrir à elle. J’ai manqué un coche, l’occasion rêvée de lui exposer ce mal-être dont j’étouffe le tic-tac de l’explosion à retardement. Cela fait, je trouve stupide et bien trop orgueilleux. Il n’y a qu’un idiot pour tourner le dos à pareil soutien. Cependant, assis sur le bord du lit, c’est dos tourné à Joanne que je me sens plus à même de parler librement, sans cette paire d’yeux transparents pour m’intimider, et seulement sa présence, l’intimité de la pièce, la pénombre, pour nourrir l’illusion de sécurité. Je me persuade que les termes employés ne sont pas si importants, qu’il n’y a pas besoin de faire précis et savant. Simplement traduire des tourments, et s’ils sont brouillon, c’est parce que mon esprit l’est tout autant. “Je crains que ça puisse te blesser, si je te dis tout.” dis-je tout bas, espérant qu’il n’est pas trop tard pour parler désormais. Mes lèvres se pincent, comme un avertissement, et mon coeur nerveux tambourine. Je ne sais pas par où commencer, comment rendre la chose compréhensible pour elle, alors j’attrape un bout et je décide d’en faire un début. “Le problème ce n’est pas que aujourd’hui, ou ce mois-ci, ou ces dernier mois. C’est tous les jours. C’est l’effort perpétuel et quotidien que je dois faire pour dominer ces émotions qui nous ont déjà fait tellement de mal.” Elles qui ont rendu cette relation si houleuse, parfois douloureuse, et elles qui me font l’aimer autant. Ces peines qui me mettent un pied dans la tombe, ces colères qui explosent, ces joies à crever le plafond. Ce trop plein vibrant, euphorisant, désespérant, qui ne laisse aucun répit. “C’est impossible à décrire, et c’est juste… épuisant.” Un soupir traverse mes lèvres. L’admettre est autant un soulagement qu’une honte à mes yeux, celle de vaciller, trembler comme une feuille en automne. Mais c’est une partie de l’iceberg que je dois cesser d’ignorer sous couvert qu’elle se cache aux yeux du monde sous la surface. Le reste ne fait qu’en découler. “Par dessus ça, maintenant, c’est ma santé qui me fait défaut et pointe du doigt que je suis même plus fragile que quiconque.” Si être la marionnette d’un tempérament hors de contrôle ne le prouvait pas assez, cet épisode-là en avait fait la parfaite démonstration. Et je ne peux pas l’ignorer, je ne le peux plus. Dès lors, mon existence semble glisser d’entre mes doigts comme du sable. “La période actuelle est difficile, mais elle l’a toujours été. C’est vraiment ce qui est arrivé l’année dernière qui me… Qui me donne l’impression de marcher sur un fil, d’être susceptible de m’effondrer à tout moment, plus que jamais. Ce vide m’effraie, mes émotions m’effraient et… ces souvenirs me tordent encore l’estomac. Je les laisse me tirer vers le fond sans rien pouvoir faire.” D’y songer j’enrage, les doigts serrés sur le coin du lit, le drap froissé dans ma main. La mâchoire serrée, l’air paraît raréfié. Mes yeux se ferment un court instant, je force le souffle qui extirpe l’air de mes poumons, et celui-ci remonte avec lui la frustration qui vient border mes paupières. “Je fais de mon mieux. J’essaye vraiment, Joanne.” je murmure en parenthèse au milieu de mes confidences. Mais elle me connaît assez pour savoir que je lâche pas prise sans m’être battu. Je m’accorde quelques secondes, avant d’aborder l’élément qui me pèse, le plus susceptible d’atteindre Joanne, de la décevoir, la peiner, la braquer. Le moment où je lui dirais qu’elle n’est pas assez, ou du moins, qu’elle l’interprétera comme tel. Parce qu’elle ne comprendra pas, elle qui vit dans un monde où l’amour et un bisou magique guérit tous les maux. “Au milieu de tout ça, il y a… ce vide qui m’empêche de…” Je veux nuancer, minimiser, la préserver, néanmoins rien d’autre que la vérité ne traverse mes lèvres avec une sincérité crue. “...de me sentir heureux.” Mes lèvres se pincent à nouveau, un assez, ça suffit, répété désespérément que j’ignore tant que j’en ai le courage. “Tout ce qu’il y a de bon ou de positif tombe dedans sans que je puisse réellement saisir ces moments, c’est insupportable.” Les joies sont fugaces, éphémères, les hauts très hauts qui fanent en un instant puis se teintent de nostalgie. “Je sais que c’est injuste, mais j’ai beau essayer de me raisonner et savoir parfaitement que je ne peux possiblement pas souhaiter mieux comme environnement avec toi, avec Daniel, je n’y peux rien. J’ai l’impression qu’il manque quelque chose, je ne sais pas quoi. Alors je cherche, je fais plus, j’essaye d’aller plus loin, mais ça ne change rien. C’est juste… ce que je suis. ” Ou ce qu’on a fait de moi, si l’on croit à cela. Une nature ou une tare, je ne me prononce pas à ce sujet. Joanne a peut-être son idée sur la question, comme je sais que mon psy ne manque pas de théories. La source du problème m’importe peu contrairement à l’absence de solution. Et si ma femme ne me déteste pas à cet instant, si elle cherche à m’aider, elle s’y cassera les dents. “Ce n’est pas grave si tu ne peux pas comprendre. De toute manière, il n’y a rien que tu puisses faire…” je souffle, puis ne manque pas de chérir les dernières secondes de silence avant que Joanne ne reprenne la parole, appréhendant toute réaction de sa part.
C'était avec frustration et déception que Joanne s'était rendue dans leur chambre, sans dire le moindre mot. Elle ne comprenait pas pourquoi il restait campé sur sa position alors qu'elle est prête à entendre l'origine de ses maux. Mais non, il l'esquivait à chaque fois, il persévérait dans cette voie alors qu'il avait été le premier à dire que leur couple se porterait bien mieux s'ils partageaient leurs pensées. La jeune femme avait bien vu, durant tous ces mois, qu'il n'était pas au meilleur de sa forme. Elle se doutait que son arrêt cardiaque ait également blessé son égo et qu'il avait particulièrement du mal à l'accepter. Il gardait précieusement ses pensées pour lui, ne faisant qu'agrandir un fossé entre eux que Joanne cherchait à combler. Sans franc succès pour le moment. La fermeté dans sa voix n'y avait rien changé, ni même son regard plongé dans le sien. Elle se sentait tout aussi démunie que désarmée, incapable de gérer le problème. Pourtant, elle était capable de tout orchestrer, de faire en sorte que leur famille fonctionne. Cet effort qui n'en était pas un pour elle. C'était une évidence, un devoir qu'elle adorait mettre en oeuvre jour après jour. Il semblerait que tout se repose sur elle et elle est capable de bien plus. Seulement, Jamie ne voulait pas compter sur elle davantage. Joanne ne savait pas pourquoi, et cela lui procurait toujours un léger pincement au coeur. C'était d'autant plus blessant lorsqu'il semblait plus enclin à prendre la parole lorsqu'ils se tournaient le dos, chacun assis de son côté du lit, quand il ne l'avait pas en face d'elle. Elle ignorait comment interpréter cette démarche. Ce n'était qu'une égratignure comparé à ce qu'il allait lui révéler ensuite. Une écorchure supplémentaire sur son âme alors qu'il lui révélait peu à peu qu'il n'était pas bien, qu'il ne parvenait pas à profiter de son quotidien comme il le pourrait. Le problème restait en soi toujours le même, il s'agissait de la gestion de ses émotions, autant négatives que positives. Il lui fallait beaucoup d'effort pour contrôler ces tornades de sentiments, de peur d'infliger de nouvelles peines à ses proches, Joanne la première. Il avait tellement peur qu'il y ait des répercussions sur leur couple, tétanisé à l'idée de lui faire du mal physiquement et/ou psychiquement à nouveau. La remarque concernant sa grossesse un peu plus tôt était l'un de ses pics qu'il ne parvenait pas à retenir. C'était parfois à se demander s'il cherchait véritablement ou non à lui faire du mal, car il savait exactement sur quel point appuyer pour la heurter au possible. Il vivait seul tout ceci, en plus du fantôme de son frère, et de sa santé qu'il décrivait comme étant fragile. Jamie était à bout et à court de solutions. Son épouse s'en voulait tellement, après chaque mot, de ne pas avoir su voir combien il se sentait mal. Quoi que Jamie était particulièrement doué pour garder des secrets. Elle sentait son coeur s'accélérer de façon bien désagréable, comme s'il était paniqué par cette douleur lancinante qui comprimait sa cage thoracique pendant que Jamie poursuivait ses confessions. Ses lèvres se pinçaient, retenant la moindre larme susceptible de border ses paupières. Elle devait être forte pour lui, elle se le répétait sans cesse. Et bien que Jamie lui avait fait comprendre implicitement que ce n'était pas de sa faute, une part d'elle ne pouvait s'empêcher de croire qu'elle était une épouse indigne. Qu'elle n'en faisait pas assez, que ça n'avait jamais été le cas. Elle lui avait déjà partagé ces pensées bien plus tôt dans leur relation, durant un voyage à Londres. Il savait combien à ses yeux, il méritait bien plus que ce qu'elle lui offrait déjà. Le pire, dans son discours, était bien évidemment lorsque le brun lui révéla qu'il n'était pas heureux. Joanne se sentit être prise d'un vertige, même sa respiration se coupait. Il ne parvenait plus à profiter du moindre moment joyeux. Elle en conclut rapidement qu'il n'avait pas été véritablement heureux durant leur mariage, ou le jour où ils avaient réemménagé ensemble, ou tous ces petits instants du quotidien qui rendaient la vie belle. Alors quoi ? Chacun de ses sourires étaient donc forcés, juste pour faire bonne figure ? Joanne ne savait plus. Abasourdie, elle peinait même à cligner ses yeux, alors que de grosses larmes venaient se loger sur sa paupière inférieure. C'était comme s'il l'assénait de coups, encore et encore. Qu'il finisse par dire qu'elle ne pouvait rien y faire et qu'elle ne pouvait pas comprendre, n'arrangeait en rien son ressenti. Elle ne pouvait rien faire, selon lui, et c'était la pire sensation qui soit. Elle fermait enfin les yeux, une fois qu'il avait mis un terme à ses confidence. Ce n'était qu'à ce moment que ses larmes venaient former un sillon le long de ses joues. Une partie d'elle espérait que lorsqu'elle rouvrirait les yeux, elle se réveillerait de son cauchemar. Mais pourtant, elle était toujours bien assise au bord de son lit, au beau milieu de la nuit et elle entendait distinctement le souffle hésitant de son mari. Ce n'était pas des secondes, mais bien des minutes que Joanne laissait couler en même temps que ses sanglots silencieux. Elle se retenait de dire quoi que ce soit, sachant bien qu'il lui faudrait un temps pour remettre ses propres idées en place. Durant ce temps, elle tentait de se convaincre que le problème ne venait pas d'elle. Pourtant, elle voulait faire plus. "Tu n'es pas heureux." souffla-t-elle au bout d'un long moment. Cela résumait l'ensemble de la situation. Il y avait cet ensemble de faits qu'il ne pouvait vraisemblablement pas changer. Le résultat était là, Jamie était malheureux. C'était un véritable crève-coeur pour Joanne, car s'assurer de son bonheur était l'un de ses objectifs premiers. "Ce qu'il s'est passé l'année dernière, ça a été vraiment la goutte de trop... n'est-ce pas ?" Elle cherchait l'élément déclencheur de son malheur. Il était usé par le temps, par cet événement là l'avait profondément marqué aussi, elle le savait. Joanne avait bien plus de questions que de réponses. Ces longues minutes de silence lui avaient permis de faire un peu le tri. Désormais, son but premier était de le comprendre le mieux possible, qu'importe le temps que cela prendra. "Je sais que tu fais au mieux." lui assura-t-elle. Il n'avait jamais été du genre à baisser les bras. "Nous avions convenu de nous parler, autant de ce qui va ou ne va pas et... Je te suis reconnaissante d'avoir bien voulu partager ça avec moi." dit-elle tout bas. C'était un effort considérable pour lui. Les circonstances n'étaient pas les meilleures qui soient. Joanne aurait préféré qu'il lui en parle le plus tôt possible, face à face, afin qu'elle puisse aussi décerner des émotions dans ses yeux, des mots qu'il n'arriverait pas à prononcer avec sa bouche. Mais au moins, il l'avait fait. Oui, Joanne en était profondément blessée et cela générait toute une remise en questions, mais au moins l'abcès était crevé. Cela ne signifiait pas pour autant que le reste de la conversation allait être plus agréable pour elle. "As-tu été heureux... le jour de notre mariage ?" Cette question primait avant beaucoup d'autres. Elle avait besoin de savoir. D'après ses précédents dires, il était devenu incapable de profiter véritablement de ce genre d'instants. Pourtant, pour Joanne, même si elle avait toujours des rêves de cérémonie, ce mariage débordait de perfection et de bonheur. "Toutes ces émotions... Il y a aussi eu du bon. Peut-être que ce n'est qu'une infime partie, comparé à tout le reste. Mais une partie d'elle t'a invité à me demander en mariage, à passer de bons moments ensemble, non ? C'est aussi grâce à elles que nous avons eu Daniel, que nous nous aimons plus que tout malgré toutes les épreuves que nous avons traversé." Et aussi toutes les fois où Jamie se laissait totalement guider par cette passion qui dépassait toutes les limites conçues lorsqu'ils s'embrassaient, lorsqu'ils couchaient ensemble. "J'imagine que ce doit être exténuant de retenir tout le reste." Ses frustrations, sa colère, sa tristesse. Il gardait beaucoup trop pour lui. Les médicaments n'avaient pas fonctionné, et Joanne n'était pas certaine que les séances avec la psy ait été particulièrement efficiente. C'était un travail sur soi, mais comment s'y prendre alors qu'il était déjà épuisé par cet effort quotidien. Joanne savait de quoi il était capable, dans ses excès. "Je connais toutes ces émotions, Jamie. Je les ai vu à l'oeuvre. C'est avec elles que nous nous sommes connus. Pour être honnête, je pensais sincèrement que tout s'était calmé depuis notre mariage, du fait que nous ayons trouvé cette stabilité tous ensemble. Je m'en veux de ne pas avoir vu que tu allais si mal." Joanne se sentait indigne. Peut-être qu'elle ne le connaissait pas si bien que ça, finalement. "...Te raccrocher à moi n'a jamais vraiment suffi, n'est-ce pas ?" Elle redoutait plus que tout les réponses aux questions qu'elle avait à poser, mais elle avait tout autant besoin de les entendre, d'en avoir la certitude. "Et tu ne comptes pas abandonner, n'est-ce pas ? A t'entendre, tu sembles déjà être à bout. Fatigué mentalement, physiquement aussi, certainement... Et cette sensation de vide que tu ressens constamment." Dieu sait combien Joanne rêvait de le prendre dans ses bras à ce moment là, espérant que cela puisse l'apaiser un tant soit peu, même si ce n'était que pour quelques secondes. Elle avait désormais peur qu'il ne soit désespéré. Car toute situation désespérée mène à des actes désespérés. Elle se souvenait parfaitement du jour où il avait tracé un chemin particulièrement sinueux sur ses avant-bras avec une lame de rasoir, laissant derrière elle quelques gouttes de sang perler sur son passage. Chemin tout aussi sinueux que sa vie. Elle se souvenait de ces fois où il allait chercher les ennuis au bar car il ne trouvait la complétude qu'en ressentant et en infligeant la douleur. Elle se souvenait parfaitement de la fois où il était prêt à faire du mal pour elle, peut-être même à tuer quelqu'un. Elle se souvenait des hématomes sur ses bras et de tout ce qui en a découlé par la suite. Elle se souvenait des miroirs brisés, des douches brûlantes, et que le seul moyen pour qu'il veuille bien sortir de ces phases là étaient qu'elle se fasse subir les mêmes choses. Elle se souvenait du jour où il était rentré drogué d'un club de strip-tease, qu'il avait joué avec le feu en la mettant au défi de faire de même. Tous ces moments qui allaient bien au-delà que la décadence elle-même. Et si Oliver, à l'époque, avait été rongé par les mêmes maux ? Que la recherche de ces extrêmes n'étaient finalement que pour lui la solution désespérée à ce sentiment de vide. Qui sait. Joanne aurait adoré pouvoir prendre Jamie dans ses bras. Elle craignait d'être rejetée tout aussi vivement que lorsqu'il avait retiré sa main alors qu'elle désirait lui faire toucher son ventre. L'annonce de sa grossesse n'avait pas été un succès. Il y avait toutes ces choses qui lui pesaient et qui la rendaient de plus en plus en triste. Elle ignorait d'où elle tirait la force qu'elle devait utiliser pour mettre toutes ses propres émotions de côté afin de prioriser celles de Jamie. "Et reprendre la peinture, ça ne pourrait pas t'aider un petit peu ? Tu apprécies ces moments là, quand nous étions à Logan City. Quand tu pouvais t'isoler et évacuer une partie de ces émotions avec le bout de ton pinceau." Le temps lui manquait, c'était certain. Il pouvait bien trouver un temps pendant le weekend. Joanne partirait de la maison avec le petit et les chiens afin qu'il soit véritablement dans sa bulle, sans élément perturbateur. Ils trouveraient un moyen. "Nous allons trouver une solution, Jamie. Même si je me doute bien que c'est avant-tout un travail sur soi... Je ne veux pas que tu te sentes seul, même si vivre tout ceci te fait sentir seul. Ce vide, cette fatigue constante, le fait que tu ne sois pas heureux... Je..." Sa gorge se resserrait au simple fait de reprononcer tous ces mots. "Je suis là pour toi, même si tu es si certain que je ne puisse rien faire pour t'aider." Joanne n'abandonnait pas non plus. Sinon, elle se serait allongée sans dire mot, ou peut-être même serait-elle allée au salon pour dormir sur le canapé après de longues heures à pleurer, à réaliser que finalement, son mariage n'était pas parfait que ça. Elle avait l'impression d'avoir vécu dans une parfaite illusion durant tous ces mois, d'avoir vécu dans une sorte de mensonge. Elle aussi, elle avait subitement beaucoup de pensées négatives à gérer, et pourtant elle y faisait abstraction – pour le moment. "Et... il n'y a personne d'autre qui... qui pourrait t'aider, qui serait plus à même de comprendre, comme je ne peux apparemment pas comprendre ? Qui saurait ce qui te manque pour que tu te sentes un peu mieux ?" Cette question là était aussi un crève-coeur pour elle. L'émotion dans sa voix était plus que palpable, alors qu'elle se retenait au maximum pour limiter l'extériorisation de ses propres émotions. Elle voulait être sa confidente, celle qui pouvait l'aider pour ce genre de problématiques. Pourtant, ce n'était pas le cas. Peut-être que cette personne n'existait pas, mais cela générait une sorte de jalousie, de savoir qu'il existerait quelqu'un plus à même de l'aider qu'elle. Ca la bouffait de l'intérieur. Ce serait un compromis comme un autre, comme il y en avait dans tous les mariages. Et si cela était la clé du bonheur pour Jamie, alors Joanne serait encline à l'accepter.
When the day is done, when the night is cold Some get by but some get old Just to show life's not made of gold When the night is cold
Longtemps, le silence plane, se pose, nous couvre d'un voile. Il pèse, appuie sur les épaules, fait courber la nuque. Ma tête se baisse, les yeux secs posés sur le sol de la chambre. Là où les sons s'évanouissent, les battements de cœur s'amplifient, les questions, les craintes prennent la place des mots. Une frustration me crispe, une angoisse tombé dans mon estomac comme du plomb. J'en ai trop dit, ou seulement trop tard ? Je m'attends à tout moment à essuyer un sanglot sur les joues de Joanne, entendre un hoquet de chagrin qui soulèvera ses trop petites épaules, loin d'être taillées pour soutenir le poids de mes paroles. Je la devine heurtée, peut-être blessée ; je la sais bien trop émotive et sensible pour empêcher mon état de la submerger à son tour. Et c'est exactement ce que j'ai voulu éviter, qu'elle subisse elle aussi, que son empathie fasse d'elle le dommage collatéral d'une nouvelle chute de mon moral. Plus que cela, d'une mélancolie, d'une impression de ne pas être tout à fait là, tout à fait moi. Quelque chose qu'elle ne peut comprendre mais ressentir. Le vide est contagieux, je le sais. Faire mourir la joie est plus simple que la faire naître ; les pensées sombres se nourrissent d'un rien, alimenter le bonheur est un travail quotidien. La jeune femme le résume si bien que mon cœur est animé d'un spasme douloureux ; je ne suis pas heureux, et la raison m'échappe, mais le constat est là. Le silence demeure de mon côté du lit. Un silence qui se suffit à lui-même, celui qui acquiesce sans user les oreilles. Oui, la crise cardiaque était la goutte de trop. Je n'ai pas su la gérer, dans l'après. Je ne l'ai pas fait du tout, à vrai dire, dissimulant mes angoisses et remises en question sous le tapis. J'ai sauté sur l'avenir et chaque lendemain comme autant de bouées de sauvetage susceptibles de mettre de la distance entre moi et ce souvenir traumatique. Pas assez vite et bien pour l'empêcher de me tirer vers le fond. Mais le mariage avec Joanne n'était pas qu'une stratégie dans cette fuite, c'était une certitude. Ce n'était pas une joie fugace appliquée sur les fêlures comme de la peinture sur un mur défraîchi. Cette vie, notre vie, n'est pas un mur d'illusions ; l'oasis est réelle. Le désert, autour, est juste plus grand. “Bien sûr qu’il y a du bon, dis-je, la voix rouillée par les minutes silencieuses qui se sont écoulées. Et bien sûr que j’étais heureux que tu acceptes de m’épouser. C’est juste… Je ne sais pas pourquoi ça ne dure pas, et ça s’évapore. Cette sensation là s’envole si facilement.” C'est un puits qui ne se remplit pas, une soif qui ne s'étanche pas, un besoin de se sentir rassuré, de se sentir vivre et d'avoir les deux pieds ancrés dans le sol, le cœur calme, l'esprit stable. Je peux monter la façade de toute pièce, lui donner de l'allure dans une veste coûteuse, mais pas soigner le vide dans la coquille, le volcan qui dort. “Ca l’est.” Exténuant, usant, et un peu plus fatiguant chaque jour. J'imagine, j'espère, que viendra un jour où l'effort sera naturel au point d'être imperceptible. Comme une respiration, un pas devant l'autre, un simple mécanisme supplémentaire. Remplir le vide, inspirer, calmer la colère, expirer, tempérer l'euphorie, cligner des paupières. Aussi simple que cela. Je pensais que cela le serait déjà ; Joanne, elle, croyait également que ces phases étaient stabilisées. “Je ne t’ai pas donné l’occasion de le voir, dis-je afin qu'elle ne se fustige pas de ne pas avoir su percevoir le mal couvé si longtemps. Je voulais à tout prix que ça ne vous atteigne pas, toi et Daniel. C’aurait été injuste pour vous.” Et puis, pourquoi le leur infliger en parfaite conscience qu'ils ne pourraient rien y faire ? C'est mon combat contre le type dans le miroir. Il ne repose sur personne d'autre, encore moins sur Joanne qui a bien assez subi par ma faute. “...je ne l’ai jamais vraiment fait.” Je n'ai jamais appuyé tout mon poids sur ses épaules, jamais compté sur son moral pour nous soutenir tous les deux, quand bien même pense-t-elle en avoir la force et l'énergie. C’est peut-être injuste ; peut-être ne lui ai-je jamais donné l’opportunité de prouver qu’elle est de taille. Je ne me résous pas encore à accepter le soutien qu’elle offre, une preuve d’amour pour elle étant une preuve de faiblesse pour moi. “Je n’abandonne pas. Je suis juste fatigué. Je tire sur cette corde depuis un moment.” Chercher à être fort seul rime de moins en moins à quoi que ce soit. Je puise de quoi vivre au jour le jour à l’endroit même où le vide prend toute la place ; je pompe où il n’y a plus rien, et je tourne le dos à la seule personne qui peut et qui veut m’insuffler un peu de vie, d’amour. C’est un peu ça, le mariage. Être la béquille de l’autre, le soutien, et le tremplin. Grandir l’autre, compléter les pièces manquantes, sublimer les existantes. C’est le pacte scellé par l’alliance à mon doigt. Personne n’a besoin d’un pseudo-héros à genoux. Ce dont Joanne a besoin, c’est d’un mari capable de sourire sincèrement. Pourtant, je ne sais plus de quand date le dernier rictus sincère. La jeune femme ne se décourage pas, pas même face à mon dos tourné, mon esprit renfermé, mon fatalisme. “J’ai essayé. C’est la page blanche.” dis-je tandis qu’elle suggère que je me remette à peindre. J’ai peu d’occasions de me mettre devant une toile, d’être en condition pour me plonger dans les couleurs et les formes. Je ne sais pas quoi peindre, ni pourquoi. Alors le canvas demeure le reflet de mon apathie actuelle. Toute la bonne volonté de la petite blonde me briserait presque le coeur. Je me pince les lèvres avant que l’émotion ne déborde. Elle souhaite trouver une solution et je réalise que j’ai cessé d’en chercher une depuis un moment. Je laisse les jours passer, j’attends que les choses aillent mieux, mais comme elle le disait plus tôt dans le jardin, cela n’a donné aucun résultat. Parler m’a soulagé d’un poids, je l’avoue, et d’une certaine manière, mettre des mots sur ces mois de solitude ont remis certaines problématiques en perspective, les a jeté sous une nouvelle lumière. Même pour le simple fait qu’une fois encore, je suis, moi seul, mon propre pire ennemi. Et alors que je ne cherche qu’à préserver ceux qui comptent pour moi, je les mets à l’écart, et le serpent se mord la queue. Je fais l’inventaire de mon entourage et il ne me faut pas longtemps pour réaliser qu’il n’y a personne pour mieux comprendre, mieux aider que ma propre femme -que je n’ai même pas envie qu’une telle personne existe. Ce qui me manque, à cet instant, c’est elle, pour m’en être éloigné depuis quelques temps maintenant. “Joanne…” Ma tête se tourne et je cherche sa silhouette du regard, par dessus mon épaule. En travers du lit, mon bras se dresse et ma main se tend vers elle. “Viens.” Je l’accompagne du bout des doigts à faire le tour du lit et me rejoindre de mon côté, réduire la distance entre nous. Lorsqu’elle se trouve face à moi, je l’installe sur mes jambes avec délicatesse, et passe mes bras autour de sa taille. Immédiatement, je sens que sa chaleur tout contre moi me réconforte. Mon front cherche le sien, et mes joues reprennent des couleurs au contact de son souffle. “Non, il n’y a personne. J’ai simplement besoin de toi, que tu sois là.” dis-je tout bas. Mes yeux dans les siens, las et navrés, je cherche un peu de pardon, un signe que nous restons solides malgré tout. “Je sais que j’en demande beaucoup. De la patience, de la tolérance… Je nous mets souvent à l’épreuve, mais j’ai besoin que tu tiennes bon, que tu ne te laisses pas abattre comme je peux le faire parfois… que tu croies en moi, toujours. Je dois savoir qu’à la fin de la journée, tu es là, à la maison. Même si je suis fatigué, et usé, et pas tout à fait moi-même. C’est ce qui donne à l’effort tout son sens. C’est ce qui fait toute la différence.” Parce que finalement, la seule chose qui a changé entre moi et l’homme qu’elle a rencontré il y a trois ans, c’est une paire d’yeux bleus pour qui être meilleur, un sourire à ne pas décevoir ; un objectif, une volonté de faire mieux.
Leur amour avait beau être parmi les plus forts qui ait pu exister sur cette Terre, son envergure était aussi parfois le plus lourd des fardeaux. A vouloir protéger l'être aimé de soi-même, de ses vices, des démons qui les tiraient constamment vers le bas. Ce magnétisme si puissant, et qui l'était tout autant lorsque les polarités s'inversaient malgré elle. Alors, quand Joanne avait pensé pendant tout ce temps que la seule ombre sur leur tableau avait été la fausse-couche qu'elle avait eu quelques mois plus tard, le mirage s'effaçait et révélait aux yeux de la jeune femme le plus grand des fossés. Bien sûr, de telles révélations lui brisaient le coeur, blessaient son âme au possible. Ses sanglots inaudibles n'étaient qu'un maigre aperçu de la souffrance qu'elle ressentait en entendant ses mots, qui faisaient longuement écho en elle. Malgré la très faible luminosité, les pierres précieuses qui ornaient son alliance scintillaient dans l'obscurité. L'état mental de Jamie soulevait de très nombreuses questions, et Joanne en craignait chaque réponse. La première qui lui venait en tête concernait son mariage. Ne l'avait-il fait que pour l'intérêt de son épouse ? Par amour, par nécessité ou par obligation ? Qu'il conjugue ses verbes au passé lorsqu'il parle du bonheur ressenti par rapport au fait que Joanne ait accepté de l'épouser la rendait tout aussi triste. Elle, rien qu'en regardant le bijou, une vague de bonheur la submergeait et l'émouvait. Durant ces instants là, il lui était impossible de se défaire de son large sourire ou de son regard pétillant. Elle était heureuse. Mais pas lui. La jeune femme en conclut donc que depuis tout ce temps, la majorité des sourires étaient forcés, aucun des rires n'était véritablement sincère. C'était comme vivre dans un mensonge, dans une parfaite illusion. Les mêmes dans lesquelles Joanne vivait pendant une grande partie de son enfance. Encore une fois, on avait cherché à la protéger. "J'aurais quand même du." Joanne s'en voulait de ne pas l'avoir remarqué plus tôt, que dans son attitude, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. C'était plutôt effrayant, en soi, cela pouvait laisser supposer que finalement, Jamie était capable de lui cacher énormément de choses. Le regard bas, les joues humides, elle ruminait tout en gardant sa gorge le plus serré possible afin de ne pas fondre totalement en larmes. "Nous nous étions dit que nous ferions des efforts en matière communication." souffla-t-elle tout bas. Un nouvel échec, qu'elle trouvait particulièrement cuisant. "Ca aurait fini par nous atteindre un jour ou l'autre, Jamie. Nous avons tous les deux la sale manie de vouloir protéger ceux que l'on aime plus que tout de nos propres démons. Et jusqu'ici, le résultat n'a pas été très concluant." Cette discussion nocturne n'en était qu'une preuve supplémentaire. Joanne avait insisté de nombreuses fois sur le fait qu'il pouvait compter sur elle, se reposer sur elle, et elle ne manquait pas de le rappeler encore une fois. L'entendre avouer qu'il ne s'était jamais vraiment accroché sur elle était un nouveau coup de poignard en plein coeur. Joanne était incapable de retenir ce très bref sanglot, qu'elle étouffa d'une main devant sa bouche. Les muscles de son visage étaient si crispés par la peine que cela en était douloureux. Etait-ce par manque de confiance ? Joanne ne voyait que cela comme option. Lui, qui, pendant des mois, tentait de la convaincre qu'il y avait une immense force en elle, et qui s'était enfin déployée, voilà qu'il ne voulait pas compter sur elle. Pourtant, Joanne avait fait ses preuves l'année passée, et depuis le début de cette année-ci aussi. Mais ce n'était apparemment pas suffisant. Alors que Jamie reprenait la parole, son épouse réalisa qu'une partie d'elle espérait que cette conversation prenne fin, qu'elle se réveille et qu'elle réalise que ce n'était qu'un affreux cauchemar. Mais chaque mot prononcé lui rappelait à quel point cette situation était bien réelle. Elle tentant tant bien que mal de lui trouver des pistes qui pourraient l'aider, mais rien de convaincant ou concluant pour le brun. S'en suit une très longue période de silence, où l'on ne pouvait entendre quelque fois de tout petits reniflements, seule note audible permettant de deviner que la jeune femme était en sanglots, en fournissant le maximum d'efforts nécessaires pour les mettre en sourdine. Qu'y avait-il de plus à dire ? Joanne se sentait ébranlée, perdue, ne sachant plus réellement sur quel pied danser avec son propre mari. Elle était surprise qu'il finisse par l'appeler. Elle s'attendait plutôt à ce qu'il parte de nouveau dans le jardin, ou qu'il finisse par se coucher sans dire mot, à passer la nuit dos à dos à tenter de digérer cette nuit particulièrement compliquée et intense en révélations. Mais rien de tout ceci. Au contraire, il voulait qu'ils se rapprochent de l'un l'autre, avec une bras qu'il tendait vers elle, une main qui cherchait la douceur de son contact. Joanne l'observa quelques secondes avant de toucher ses doigts. Alors qu'elle se levait et se déplaçait, sa main libre essuyait succinctement ses joues humides. Face à lui, elle se laissait guider dans ses mouvements pour finalement se retrouver à califourchon sur lui. Lui qui avait mis pendant longtemps de la distance entre eux, voilà qu'il condamnait le moindre écart en se blottissant tout contre elle, à humer délicatement son parfum, à s'imprégner de sa chaleur pendant qu'il venait chercher son regard. Joanne mentirait si elle disait qu'elle n'avait pas ressenti de soulagement lorsque son époux lui assura qu'il n'avait besoin de personne d'autre qu'elle. Des paroles qui la touchaient, mais de manière positive cette fois-ci. "Je suis là." lui souffla-t-elle tout bas avec sincérité, les yeux encore bien humides. "Je l'ai toujours été, et je le serai toujours." Même durant les périodes les plus sombres de leur relation, quand ils se déchiraient au possible, ils étaient là pour l'un l'autre. Ils étaient tout bonnement incapables de se passer de l'un l'autre et ce phénomène s'était probablement accentué dès qu'ils avaient signé les papiers qui officialisaient leur mariage. Son front collé contre le sien, Joanne fermait les yeux quelques instants et fit quelques profondes inspirations afin d'apaiser un peu son chagrin. En même temps, elle profitait avec plaisir de l'étreinte et de toute l'affection de Jamie. Sa chaleur lui manquait. Elle ne se pardonnait pas non plus le gros raté de l'annonce de sa grossesse. Un véritable fiasco. Ca ne la rendait que plus triste. Enfin, ses paupières se rouvrirent et son regard se plongeait dans le sien, longuement, amoureusement. Il avait beau être las, épuisé, démuni, elle le trouvait toujours aussi beau, aussi fort, aussi tendre. S'il n'avait pas cette force là, il aurait certainement fini par suivre les traces de son frère. "Tu peux compter sur moi." Elle lui aurait bien rappelé qu'il pouvait s'appuyer sur elle, être le pilier de cette famille et de cette maison, mais elle était certaine qu'il prononcerait une phrase similaire à la précédente, et donc, des mots qui pouvaient être d'autant plus blessants. Il s'appuiera sur elle s'il le veut bien un jour. "Je t'aime." dit-elle émue, encore bien retournée des précédentes révélations. Décidément, leur meilleur allié restait la nuit. Jamais n'auraient-il pu avoir une telle conversation en pleine journée. Tout se réglait lorsque les autres dormaient et ne soupçonnaient l'intensité des instants vécus par ce couple. Des hauts, comme des bas, des extrêmes qui n'en finissaient décidément pas. Sans mariage, la situation aurait pu être bien pire. Il y avait eu ce léger effet tampon, les promesses scellées par le bijou qui ornait leur annulaire gauche. Cherchant d'abord son consentement par un échange de regards, Joanne s'approchait doucement de lui pour l'embrasser avec la plus grande tendresse. Ce n'était pas un baiser qui allait enflammer quoi que ce soit, bien que l'envie grimpait bien rapidement en flèche par ce simple échange. Uniquement de la douceur, transmettant là tous les mots d'amour qui ne parvenaient pas à sortir de sa bouche, encore bouleversée par tout ceci. Un message dans lequel elle lui assurait qu'il n'était pas seul, qu'il était aimé plus que tout, qu'ils avaient déjà bravé de très nombreux obstacles, les plus durs qui soient, et qu'ils allaient surmonter celui-là, qu'importe le temps que cela prendra. Joanne avait prolongé le baiser en plaçant ses mains autour de son visage. Après quoi, sans dire mot, ils finirent par se glisser sous la couette. Ce n'est pas pour autant que Joanne trouvait le sommeil pour les heures qui restaient avant que le réveil ne retentisse. Elle se sentait beaucoup moins certaine et sereine que quelques heures plus tôt, son esprit se remémorant constamment tous les aveux Jamie. Des révélations qui se bousculaient dans sa tête et qui soulevaient beaucoup de questions, générant parfois même des angoisses, et des doutes. Dans l'obscurité, Joanne laissait simplement le temps passer. Elle avait assez hâte de retourner au travail, d'avoir à penser à autre chose qu'à tout ceci, rien que pour remettre toutes les idées au clair et prendre un peu de recul. Ce qui était aussi très certainement le cas de son mari.