C’était l’hiver. C’étaient les journées plus courtes, le vent glacé, même lorsque les fenêtres étaient fermées, verrouillées. Derrière restaient les souvenirs qu’il avait ramenés de son dernier passage en Australie, entre Brisbane et Sydney, Perth et Melbourne. Sa peau encore un brin bariolée par le soleil, ses yeux qui percent à travers les flocons qui bordent l’entrée, décorent distraitement sa vieille bagnole de location, le véhicule qu’il étrennait quand ses pieds ne pouvaient pas le mener où il voulait. Jude dans la pièce d’à-côté, il s’était surpris à compter les différents points de lumières dégagés dans le blizzard, par tranche de dizaines, comme des calmants qui l'ancraient, qui l’empêchaient de voir ses doigts faire le même mouvement que tant d’autres fois avant. Aligner d’un index tremblant le poudre sur la table basse, la racler d’une carte bleue qu’il savait remplie jusqu’à sa limite depuis bien trop longtemps pour que la banque ne laisse passer. L'inspiration est profonde, elle gratte, il ne la ressent plus et même si le revers de sa main efface les dernières traces, c’est la brûlure qu’il aurait dû accuser. Ses narines habituées, et son sang qui s’adapte doucement à la surcharge, le coeur qui manque un battement d’extase d’adrénaline, bien avant que la drogue ne commence à faire le moindre effet. La cocaïne avait pris tous les rôles pour Jack, de relaxant à stimulant, de distraction à excuse, de remède miracle à béquille. Il en abusait quotidiennement, il en tremblait si le manque se faisait trop grand, trop intense. Et surtout, il en avait honte ; quand elle était là. « Quoi? » sur la défensive alors que rien ne lui suggère qu’elle est entrée dans la pièce pour ça, pour autre chose que pour ça. Son ton est brusque, trop. Et elle inspire doucement, s’avance vers la veste qu’elle avait laissée traîner sur la chaise en coin. « J’ai rien dit. » il soupire. Bien sûr qu’elle n’a rien dit. Cachée derrière ses longs cheveux d’ébène, la silhouette redressée, le coeur sur la main, Jude n’avait pas de temps à perdre à lui remettre ses travers, ses tares sous le nez. Elle le connaissait par coeur, elle savait tout de lui, ses noirs secrets, ses blanches envies. Et si elle devait l’aimer ainsi, les yeux éclatés et la sueur froide qui perle à sa nuque, soit. « Tu l’as pensé. » il ne sait pas, pourquoi il insiste. Il ignore ce qui le motive à vouloir se cacher, autre que de savoir pertinemment qu’il ne la mérite pas, qu’il ne l’a jamais méritée. « Non Jack. J’y pense pas, j’y pense plus. Je fais avec. » elle aurait pas pu faire autrement de toute façon, et il le sait très bien. Sa dépendance était connue, quoique tabou. Innée, et tout autant détestée. Par lui. Parce que Jude, elle vivait sa vie, elle grandissait, elle évoluait, elle était belle, et inspirante. C’était une Amazone. Il ne la mérite pas, qu’il ne l’a jamais méritée. « C’est pour faire du ménage dans ma tête, voir clair. Pour être plus présent, pour toi. » et c’était ça, son drame, au Epstein. De se convaincre que sans la coke, il n’était rien. Que sans son nuage, sans ses sens altérés, il ne servait à rien, il n’avait aucun talent, aucune inspiration, aucun goût pour la musique, pour rien d’autre que le déni, la flemme. « Je sais. » elle est compréhensive. Et les mains du musicien l’attirent à lui, la couve, la love contre son corps à proximité. Jack s’immerge du parfum de celle qu’il aime, de celle qu’il aimera probablement toute sa vie, et les vies d’après. Dans un souffle, au creux de son oreille, il le lui dit, il le lui confie, il le répète comme tant d’autres fois, sans que la signification n’en soit diminuée. « Je t’aime. Mal, mais je t’aime. » les lèvres gercées de Jack trouvent sa nuque, s’y posent, la chérissent. « Je sais. » qu’elle répète, l’air malin, le nez se pressant contre la nuque de son mari, la scène qui aurait presque pu en être douce, romantique. « Gabriel et Moïra vont nous attendre. » et l’instant d’après, elle se détache de lui, récupère ce qu’elle était venue chercher, instaure le mouvement, initie le couple à quitter l’appartement pour sillonner la ville en entier, pour se retrouver au point de rendez-vous décidé quelques jours avant.
Ils prennent place, finalement, en bordure de la scène. Ce soir, ils ont décidé de jeter leur dévolu sur un bar de jazz à quelques kilomètres au sud de Burnaby, un speak easy à l’adresse inconnue du grand public, mais que les habitués ont tous de notée au coin de leur carnet de sorties. Et à peine une poignée de minutes après avoir passé leur commande, Jack reconnaît Gabriel qui entre, suivi de près par celle qui a su le rendre plus heureux encore que le Epstein ne l’aura jamais vu. Un fin sourire se dessine sur ses lèvres, sa main se hisse pour les inviter à se joindre à eux, les sièges leur étant réservés qui n’attendent que d’être comblés. « Vous arrivez juste à temps. » fidèle à lui-même, l’attention déjà dédiée vers les instruments en phase d’être accordés, c’est tout juste si Jack arrive à contenir sa curiosité pour quitter des yeux le groupe de musiciens qui se forme.
Des airs de folk emplissaient gaiement l’habitacle du vieux pickup rouge, donnant un petit coup de pouce au chauffage pour en chasser la froideur hivernale. Concentré sur la route, Gabriel pianotait en rythme sur le volant, la perspective de cette soirée avec leurs amis l’enchantait réellement. D’autant qu’il n’avait guère eu l’occasion de voir Jack depuis son récent retour d’Australie. Il avait hâte. Un coup d’œil à Moïra ramena cependant ses pensées au présent. Il l’observa une seconde, les yeux bleus de sa belle perdus dans le vague, remarquant sur son visage cet air qui lui était pourtant rare mais qui chassait à coup sûr l’éternelle joie de vivre qui la caractérisait si bien. L’irlandais baissa le son de l’autoradio. « Moïra ? » Elle inclina doucement la tête de coté, comme pour lui signaler qu’elle l’avait bien entendu, sans pour autant ramener son regard vers lui. Des secondes presque silencieuses s’écoulèrent lentement, seuls le ronron du moteur et la musique basse habillaient l’espace. « Je repensais à hier. » Gaby fut quelque peu pris de court, surpris par cette phrase soufflée comme un murmure. Hier… La veille, alors qu’il rentrait tout juste de la librairie, il avait immédiatement su, en un regard, que quelque chose la tracassait. C’était dans l’imperceptible tension au niveau de ses sourcils fins, dans l’éclat différent de ses prunelles. Ils se connaissaient déjà trop bien l’un et l’autre pour que ce genre de détails leur échappe. Aussi son australienne n’avait-elle pas tourné autour du pot lorsqu’il lui avait demandé ce qui n’allait pas. Elle lui avait alors annoncé qu’elle ne pouvait avoir d’enfants, elle le savait depuis un certain temps déjà, et l’idée même d’en avoir était pour elle tout sauf une évidence. Mais ce n’était peut-être pas tant cela que le fait de ne jamais en avoir parlé à Gaby avant, qui la tourmentait de la sorte. De lui lancer tout ça comme ça, sans savoir ce que lui en pensait, sans savoir ce qu’il espérait, ce qu’il souhaitait à ce sujet. Et puis il y avait ces réminiscences du passé qui étaient remontées à toute vitesse aussi vite que l’amertume envers sa propre famille qui se tapissait encore au fond d’elle. Mais lui n’avait rien dit, il s’était contenté de l’envelopper de ses bras, la presser contre lui avec une tendresse infinie. Le poids sur le cœur de Moïra s’était instantanément envolé. Effacé par l’amour que Gabriel lui portait, quoiqu’il arrive.
L’air soucieux le libraire gara le véhicule non loin du lieu où le jeune couple devait retrouver Jude et Jack. Coupant le moteur il se tourna de nouveau vers l’australienne, posant une main sur son épaule fine. « Eh. » Elle eut comme un léger haussement d’épaule. « Je t’aime comme tu es, toute entière, rien n’a changé. » Et comme ils se dirigeaient vers le discret établissement choisi pour les retrouvailles du jour, Gaby l’attira à lui, jusqu’à ce que le bout de son nez froid effleure le sien. Ce contact gelé la fit rire. Un rire clair, solaire, de ceux qui réchauffaient le cœur, de ceux qui fendaient l’armure et chassaient les soucis. Précisément celui qui avait charmé l’irlandais. Et puis il l’avait embrassé juste avant de pousser la porte et de se laisser happer par la douce chaleur qui régnait à l’intérieur, le fond sonore des conversations joyeuses et le tintement des verres. Ses boucles brunes encore toutes parsemées de flocons de neige, il passa rapidement une main entre les mèches, comme il le faisait souvent, alors que ses yeux céruléens effectuaient un tour d’horizon rapide. Une main se dressa au-dessus des têtes et le libraire repéra aussitôt Jack, puis Jude assise tout près, aux abords de la scène, les vieilles habitudes, les meilleures places. Slalomant entre les tables, il entraînait Moïra dans son sillage, un sourire ravi accroché sur les lèvres. Une main sur l’épaule de Jack comme pour ne pas trop interférer dans l’attention qu’il portait déjà presque entièrement à la scène, une bise sur la joue de Jude, un « Ca va ? » glissé de son ton doux et chaleureux, et le voilà assis à son tour, complétant leur quatuor habituel. Il était probable que pour rien au monde il n’aurait souhaité être ailleurs. Il avait une affection toute particulière, sans faille, pour ce couple d’amis. Il était comme ça Gaby, il s’attachait, sincèrement, profondément. Malgré son introversion naturelle, malgré d’anciennes craintes des autres qui l’avaient, plus jeune, rendu farouche. Au fil des rencontres et des années il avait repris confiance, en lui, dans les autres aussi, surtout. Ne plus se cacher, pour se protéger, pour préserver sa douceur et sa sensibilité peut-être parfois trop grandes pour ce monde. L’irlandais afficha un air amusé en constatant que son ami avait bien du mal à détacher son regard de la scène, on ne se refaisait pas. Cependant un souci, une tension, légère, imperceptible, naquit entre ses sourcils, un instant, une seconde, juste le temps de croiser les yeux brillants, drôlement, de Jack, juste avant que son regard ne file de nouveau sur les instruments, les musiciens, plein de curiosité, presque impatient. Un froncement aussitôt installé, aussitôt envolé alors que la main de Moïra trouvait la sienne, le ramenant à elle et à la conversation qui se lançait tranquillement autour de la table, interrompue par les coups d’œil réguliers à la scène et aux musiciens en train d’accorder leurs instruments. Des regards échangés, une corde resserrée par ici, test micro par là, quelques notes qui volaient de temps à autres et Jack, le plus attentif du quatuor, qui n’en perdait quasiment pas une miette. Gabriel se pencha vers lui. « Alors chef, premières impressions ? » La musique, c’était son domaine à Jack, son excellence. Il avait l’Oreille, avec un grand ‘O’, l’absolue, il avait la Passion, avec un grand 'P', la vraie. Et le libraire ne se lassait pas de l’entendre en parler.
La drogue dans son sang a fait depuis longtemps son chemin, pupilles dilatées et coeur qui manque un battement pour multiplier la cadence la seconde d’après. Il est dans son élément Jack, installé face à la scène, et il ressent chaque corde, chaque note, chaque accord sans même lever le nez. La tournée lui manque, le groupe lui manque, la vie d’avant lui manque. Tout ce qu’il lui reste est au creux de sa poche, ce sachet de poudre blanche qu’il garde en réserve, en secret, qu’il a caché à Jude parce qu’il ne veut pas lui faire de peine, parce qu’il ne veut pas qu’elle le surprenne à nouveau alors qu’elle sait déjà, qu’elle sait tout, qu’il est sûrement trop tard. À quelques reprises il y pense, à le jeter dans les toilettes. À faire la coupure, à tourner la page, clore le chapitre. Le regard amoureux de la femme de sa vie y fait pour beaucoup dans son dégoût pour sa dépendance, parce que même si elle ne lui demande strictement rien et qu’elle n’oserait jamais, le canadien sait pertinemment qu’il lui fait du mal, qu’il en a toujours été ainsi. Et pourquoi tu m’aimes encore, malgré tout? que son regard crie, lorsqu’il détaille les traits fins de son visage. Il se perd sur ses lèvres rosies par le froid, il s’amuse de sa voix qui chante leurs commandes, de ses prunelles qui pétillent. Il retombe amoureux d’elle à chaque seconde que Dieu fait, elle le fascine et il en redemande, sachant très bien qu’il ne pourra jamais la rendre aussi heureuse qu’elle le mérite. La plus belle histoire d’amour possible à ses yeux, qu’il ruine au quotidien sans que Jude n’ait son mot à dire. Mais lorsque son index joue avec les plis du t-shirt de Jack, lorsqu’elle dépose un baiser à la naissance de sa mâchoire de le voir si concerné, si atterré, il sait qu’il est chanceux, qu’il n’est pas digne, mais qu’il en profitera jusqu’à la dernière seconde. Parce que Jude c’était son monde, c’était son tout, que rien n’y personne ne lui suffirait.
L’intimité est doucement secouée par l’arrivée de Gabriel et de Moïra, leurs places déjà prêtes et les chaises qui bougent pour leur offrir un accueil tout en chaleur. « Ça va. Et vous deux? » que Jack s’enquiert, prestement. Il n’a pas envie de s’étendre sur ses propres drames, il ne se risquera jamais à exposer à quel point il est mal dans sa peau actuellement, à quel point il se cherche. Préférant mettre de l’avant les intérêts des invités, son discours comme ses actions les invitent à parler, à occuper tout l’espace qui reste. « Moïra! Tu es resplendissante! » Jude et son sourire qui n’en finit plus de briller, Jude et les compliments qu’elle donne comme des caresses, son amour et son adoration pour le monde entier qui passe entre ses doigts s’emmêlent entre ceux de Moïra, l’invitant à s’installer, lui dédiant toute son attention comme à une soeur, à une meilleure amie, à une perle d’humanité. Elles sont belles à voir et Jack s’y perd une seconde ou deux, chérissant quiconque apporte autant de lumière à la vie de celle qu’il aime comme un fou, comme un con, comme un damné. Les commandes arrivent et les esprits s’amusent, la salle se réchauffe et bien vite, la scène s’anime d’une chanson puis d’une autre, emplissant le bar de mélodies qui grattent, qui pèsent, qui inspirent.
Les mots de Gabriel le ramènent à l’instant présent maintenant qu’il réalise s’être perdu dans la musique pendant de longues minutes. Comme à son habitude. « Lui, derrière. » et il pointe, effronté, à son ami. Le pianiste qui évolue en retrait, qui est presque caché par l’ombre des projecteurs braqués sur l’avant. Attendant que le brun ait attrapé l’essence de sa réponse, Jack poursuit, la bouteille de bière qui roule entre ses mains. « T’as remarqué sa concentration? Sa passion? » et ça, c’était bien lui. De se noyer dans les intentions des musiciens, de leur en inventer, de se mouvoir dans ces vagues qu’ils étalaient de leurs instruments à la foule, de leur créativité aux partitions qu’ils respectaient à peine. « Il me donne des frissons. » le rire cristallin de Jude lui répond, maintenant qu’elle pose avec une douceur infinie sa paume sur l’épaule de son mari, remonte avant de s’y lover contre sa nuque. « Ses vinyles sont à la boutique, tu sais. » et il rigole Jack, qu’elle se moque de lui, qu’elle précise avec amusement ce pourquoi ils sont là à la base, le groupe passé chez le disquaire la veille, les invitant à venir ce soir. « Ce qui me rappelle que vous n’êtes pas venus voir les locaux depuis les rénovations. » qu’il assure à son tour, vrillant ses prunelles vers Gabriel et Moïra, joueur. Son nouveau projet, sa nouvelle lubie, ce qui rendait Jack un peu plus à l’aise tous les matins, un peu plus heureux de se réveiller. Son pourquoi en toutes lettres, sa réalisation, et Jude qui officiait comme vendeuse lorsque son horaire le lui permettait. Un petit projet né d’un coup de tête, et son envie d’y accueillir son meilleur ami plus souvent, de partager le tout avec lui le sourire aux lèvres.
Le jeune couple s’était tranquillement frayé un chemin entre les tables jusqu’à rejoindre leurs amis déjà installés près de la scène, comme pour ne rien manquer de ce qu’il s’y passait. Une habitude venue avec Jack, une habitude qu’avait à son tour pris Gaby, sans presque s’en rendre compte, naturellement. Oh il fallait les voir, ces quatre-là, liés par toute l’affection qu’ils se portaient les uns aux autres, qui transparaissait ça et là dans un simple geste, dans une attitude, dans un sourire. Et Jude, et Moïra. Si rayonnantes, si précieuses. Elles dégageaient quelque chose de si envoûtant, de si doux, de si lumineux. Si bien que durant un instant, Gabriel eut un peu de mal à détacher ses yeux couleur de ciel d’elles. Alors que son australienne offrait son plus beau sourire à celle qui l’accueillait avec tant de chaleur. « Oh Jude, si tu savais comme je suis heureuse de te voir ! » Il savait à quel point chacun de ces mots était imprégné de sincérité, de vérité pure. Il savait tout l’attachement que sa compagne avait pour Jude. Et Moïra souriait. Oubliés les doutes, envolée la tristesse, disparus les tourments qui l’habitaient un peu plus tôt. Le moindre assombrissement de son visage affectait tant le libraire, si profondément. Il était si reconnaissant à Jude d’avoir balayé à coup d’amour et de douceur les dernières brides de soucis et tensions qui trainaient encore sur les traits de sa belle rousse pour qui savait voir. Jude était de ceux-là, de ceux qui voient, qui devinent, qui savent lire dans le fond des yeux et des âmes, alors sans doute cela ne lui avait-il pas échappé. Croisant ses prunelles, Gaby lui adressa un sourire empli de mille remerciements. Merci Jude, merci pour tout. Il se tourna vers Jack. « Ca va. Ca va très bien même. », répondit-il de sa voix douce. C’était autant une réponse à son ami que des mots à l’attention de Moïra, comme pour assurer encore une fois que tout allait bien, qu’elle n’avait pas d’inquiétude à avoir. La musique s’éleva finalement, doucement, tranquillement, emplissant peu à peu tout l’air autour. L’attention se reporta vers la scène, vers les musiciens, leurs instruments, leur univers. Jack n’en perdait rien, pas un grain, pas la moindre miette. L’irlandais l’observa une seconde, avant de quérir les premières impressions du vrai connaisseur qu’était son ami. Et lorsqu’il lui désigna du doigt l’un des musiciens, le pianiste en fond de scène, Gabriel fixa son attention sur ce dernier. Attentif, concentré, il cherchait à saisir ce qui attirait tant l’attention du grand Jack, il cherchait à comprendre, à entrevoir ce que son ami voyait et qui échappait peut-être bien à la plupart des personnes présentes dans le petit bar. Lorsque le canadien se mettait à parler musique Gabriel pouvait l’écouter des heures durant. En réalité il ne parlait pas, non, il contait, il racontait. Du moins c’était ainsi que le libraire le ressentait. Pour lui qui avait longtemps étudié l’art de narrer, Jack était de ceux-là, un conteur d’histoires, un conteur de musiques. Et ça le rendait tout à fait fascinant, passionnant. Oh, et puis il fallait le voir, le regarder, l’observer ! Cette passion qui l’habitait, il la communiquait tant par ses mots que par ses gestes et son regard. Alors Gaby l’écoutait avec attention, il assimilait, posait quelques questions parfois, parce qu’il aimait apprendre, découvrir, il aimait que d’autres partagent leur passion autant qu’il aimait partager la sienne. Il lui semblait que cela faisait grandir intérieurement, enrichissait l’âme de la plus belle des manières, si positivement, si humainement. C’est pourquoi son visage arborait un air aussi concerné, alors qu’il suivait de ses iris pâles chacun des gestes du pianiste, qu’il s’en imprégnait. Et à vrai dire les frissons de Jack, il les comprit soudain. Il aurait presque pu en avoir aussi s’il s’était perdu un peu plus longuement encore, entre les notes qui naissaient de la danse de ses doigts sur les touches du clavier. Oh il ne fallait pas grand-chose pour qu’il se perde Gaby. Si rêveur, si lunaire, si ailleurs parfois. Non il ne fallait pas grand-chose pour que son esprit s’envole, s’égare un peu, juste assez pour oublier le présent l’espace d’un battement de cils. Un clignement de paupières un peu différent et un léger mouvement de tête trahirent son retour à la réalité lorsque Jude laissa glisser son rire clair dans l’air. Alors qu’il revenait doucement à lui, ses yeux couleur de ciel croisèrent ceux, bleu océan, de Moïra. L’irlandais lut dans son sourire qu’elle savait qu’ils l’avaient perdu durant une fraction de seconde. Elle était habituée à ses rêveries, à son air contemplatif lorsqu’une question lui traversait l’esprit, à ses longs silences le regard perdu quelque part dans le lointain. Elle se demandait souvent où ses pensées l’entraînaient alors, dans quel lieu lointain et incertain, dans quel univers qui demeurait inaccessible, invisible au reste du monde, là où personne ne pouvait le suivre. Pas même elle. A quoi pensait-il ?
Dans un geste empli de tendresse elle vint remettre en place une des indisciplinées bouclettes brunes de son libraire si songeur, ses doigts fins s’y perdirent une seconde. « Il faudra passer voir ces fameux vinyles alors ! Qu’est-ce que tu en penses Gaby ? » Sa manière tout douce de le ramener dans la conversation. Bon sang qu’est-ce qu’il l’aimait… Il acquiesça avec un sourire. Oui il fallait vraiment qu’ils aillent à la boutique, découvrir ce nouveau projet si prometteur, si passionnant. Et Jack qui vint appuyer l’idée, faisant remarquer avec malice qu’ils n’étaient toujours pas passés depuis les travaux qu’ils avaient réalisés pour lancer cette toute nouvelle aventure de vie. « C’est vrai. » Il fallait le reconnaître et l’irlandais était désormais bien décidé à rectifier cela au plus vite. Cependant il ajouta, un air malin se dessinant sur son visage : « Vous devriez venir plus souvent à la librairie pour me le rappeler. » Manière de renvoyer la balle, taquiner un peu son ami, mais déjà l’idée de venir voir le disquaire le plus tôt possible faisait son chemin dans ses pensées. « Passons dans la semaine ! » Il conclut, le ton enjoué, se tournant vers Moïra et ses grands yeux lagon qui lui disaient déjà oui. C’était décidé. Ils étaient là, il fallait en profiter, ne pas remettre encore et toujours. Passer du temps en compagnie de leurs amis, voilà qui paraissait important aux yeux de Gaby. « Comment ça se passe d’ailleurs à la boutique ? » Il enchaîna, s’intéressant sincèrement, profondément à ce petit bout de rêve qui avait pris forme et vie. Un lieu unique où il avait déjà plus que hâte de voir la passion de Jack à l’œuvre. Pour rien au monde il n’aurait manqué ça.
Il chérira ces moments-là plus tard, Jack, il y reviendra dans des années, lorsque la maladie se déclarera, que Jude cumulera les diagnostics crève-coeur, les nuits blanches, le corps qui dépérit, le coeur qui fuit. Il se souviendra de son sourire, de l’éclat dans ses prunelles, de la conversation qu’elle entretient pleine de vigueur et d’enthousiame avec Moïra, de sa main fine, ses doigts agiles qui trouvent la paume d’Epstein sous la table occupée à battre le rythme, et de ses doigts qu’elle mélangera aux siens. Il se souviendra de tout, de chaque seconde, chaque détail, chaque soubresaut, des applaudissements aux murmures, des silences aux sourires. Il chérira tout ce qu’il pourra garder d’elle, même les plus minces souvenirs, à en saturer son cerveau, à en tapisser ses idées. « Encore perdus dans leurs pensées, hum? » et c’est sa voix, douce, son soleil au bout des lèvres qui le ramènera à l’instant présent, qui chassera le voile de concentration qui toisait son regard au Epstein, lui qui ne pensait qu’à la musique, lui qui n’appréciait que le moment, sans savoir qu’un jour, il en deviendrait l’un de ses plus précieux stigmates d’elle. « Y’a tout un autre monde, un univers entier dans leurs yeux. » lentement, Jude tourne la tête vers Gabriel, constatant que lui aussi s’est perdu sans la moindre intention de faire autre chose que de se moquer, gentiment, de souligner, candidement. Jack inspire pour justifier son retour à lui-même, à eux, il resserre doucement l’étreinte de la main d’une Jude joueuse, son sourire en coin qui lui répond la seconde suivante. Malgré les lumières tapissées, la salle plongée dans une pénombre incertaine, il arrivait à la trouver belle, bien plus belle que qui que ce soit, parfaite en tous points. La conversation volant maintenant vers leurs lieux de travail respectifs, et Moïra s’officiant à ramener sur Terre son propre amour, non sans planifier une visite comme les Epstein le leur ont bien souligné. « Ça peut être un arrangement, oui. » que Jack s’entendra ajouter, lorsque l’invitation joue à la rhétorique et que maintenant, Gabriel s’enquiert qu’ils passent à leur tour chez lui. Les jours s’alignaient autant que les semaines, et malgré le fait que tous deux vivaient dans le même pays, la même ville, n’en restait pas moins que les occasions de se croiser étaient limitées vu leurs horaires respectifs. Un frère, qu’il retrouvait chaque fois, malgré le temps qui file entre chacun de leurs rendez-vous, qu’il pense Jack, se promettant de faire honneur à leur amitié vieille de toujours à ses yeux.
Comment va la vie, autrement? « Tout bouge vite, mais bien. » le long fleuve tranquille qu’était Epstein avait de la difficulté à se rattraper dans un feu roulant de décisions, d’actions, de moments marquants, d’instants indélébiles. Il ramait et trimait dur, Jude était là pour le ramener à la surface non sans qu’il perde pied à la seconde où elle n’était plus dans les parages, où il luttait sans son phare pour éviter de faire naufrage. « Rappelez-moi pourquoi on n’a jamais pensé ouvrir un commerce où ta librairie et ton disquaire sont co-propriétaires? » et la voilà avec ses idées et ses plans et ses suggestions, commandant une nouvelle tournée de verres pour ceux et celles à leur table qui n’avaient plus rien à boire. Sa voix s’esclaffe toute seule, son sourire est communicatif, elle dégage la malice et la candeur. Elle l’aurait vu, leur commerce conjoint, elle en aurait rêvé également, fille de famille, fille d’équipe, fille de relations humaines qui avait un énième penchant pour être entourée, toujours si bien entourée. « On était trop perdus dans nos pensées au moment de lancer nos projets respectifs, sûrement. » qu’il se moque à son tour, Jack, embrassant le nez de Jude d’office, passant son bras autour de ses épaules pour la ramener à lui, avant de lever un regard plein de bonheur, plein de légèreté vers Gabriel. Et pourquoi, on n’y avait jamais pensé?
Une seconde ou une heure, un instant ou une éternité, impossible pour Gabriel de savoir précisément le temps qui s’écoulait lorsqu’il se laissait absorber par ses pensées, lorsqu’il errait dans un autre monde, un autre univers, lorsqu’il se transformait en Petit Prince explorateur de planètes lointaines et inconnues. Il suffisait d’un détail, un mot, une idée. Un rien qui faisait tout. Il était ainsi fait, c’était indissociable de lui, à jamais ancré au plus profond de son être. Toujours à s’égarer dans des songes, qu’importe l’heure ou l’endroit. C’était plus fort que lui. Ca lui avait déjà joué des tours, et ça lui en jouerait sûrement encore, lorsque certains demeuraient interdits devant son air rêveur, le pensant distant, inattentif, voire franchement impoli, quand il n’était que d’un naturel lunaire, la tête perdue quelque part entre les nuages et les étoiles. Des difficultés à rester fermement ancrer dans la réalité et peut-être plus encore à retoucher Terre lorsqu’il s’envolait vers d’autres univers. Mais Moïra ne s’en offusquait pas, elle ne l’avait jamais fait, comme elle avait accepté ces absences aussi simplement que l’irlandais avait accepté son besoin viscéral de liberté à elle. Puis elle savait, comment le ramener à elle, tirer doucement sur le lien qui le rattachait au monde des Hommes, avec délicatesse, sans forcer. Elles avaient peut-être ça en commun avec Jude, cette manière, cette façon de connaître leurs hommes sur le bout de leurs doigts délicats, de savoir comment les faire revenir à elles presque sans rien dire, souvent sans rien dire. Leurs Pierrots perdus dans ce monde qui semblait toujours tourner trop vite pour eux. Et Moïra lui sourit à Jude, quand cette dernière nota que leurs compagnons s’étaient égarés. Encore. « Un monde entier oui », que la rousse approuva, amusée. « Et qu’on ne peut guère explorer. ». Elle l’aventurière, la globetrotteuse, la chasseuse de clichés à travers le monde, et juste là, derrière les iris clairs de Gaby, les prunelles perçantes de Jack, il y avait des univers dont il semblait presque impossible de saisir la profondeur. Elle regrettait presque d’avoir laissé son appareil photo dans la boîte à gants de leur vieux pickup. Auraient-ils été moins méditatifs s’ils avaient su alors que ces instants partagés à quatre, entre amis, en famille presque, ne portaient pas la marque de l’éternité ? Que tout cela finirait en éclats et en souvenirs bien plus vite qu’ils ne le croyaient. Qui aurait pu le dire après tout.
Gabriel était revenu à lui et aux plans que déjà son bel amour avait actés et qu’il approuva évidemment, sur lesquels il posa presque une date. La semaine prochaine. La décision était prise comme il trouvait impensable l’idée de remettre indéfiniment la promesse de moments passés avec Jude, avec Jack. Elle, pour qui il éprouvait une affection sans bornes, et qui illuminait tout l’espace dans lequel elle évoluait. Lui, qu’il considérait comme un frère, à coté de qui il se sentait toujours exactement à sa place, et la complicité d’une amitié qui les unissait et qu’il chérissait. Alors certes, ils ne se voyaient pas aussi souvent que le libraire l’aurait souhaité mais chaque instant passé en leur compagnie avait son indéniable importance. « Tant mieux alors » que Gaby s’entendit dire, un sourire doux aux lèvres, tandis qu’Epstein assurait que les choses avançait sous de bons auspices. Ils avaient sans doute ce point commun, de tout résumer en peu de mots, de faire rentrer toute une réalité, une foule de choses et de vie dans une unique phrase, comme si les longs discours avaient un quelque chose de surfait. Et cet air inébranlable que le grand Jack dégageait et dont il avait le secret. Ca décrocha un sourire à l’irlandais alors qu’une gorgée de bière trouva ses lèvres. La voix de Jude qui s’éleva une nouvelle fois, claire comme un rayon de soleil, resplendissante quand elle posait sa remarque dans l’air, comme si de rien n’était. Un disquaire. Un libraire. Une seule enseigne. L’idée était fichtrement bonne. Et eux grands benêts qui n’y avaient pas pensé. « Je me posais la même question. » Moïra qui ponctuait d'une fausse innocence, manière d’enfoncer gentiment le clou, de faire rentrer le plan dans leur tête. Gabriel laissa glisser un soupir amusé. Jack qui en déduisit que leurs pensées d’alors les avaient sans doute trop accaparés pour que cela les effleure. « Et peut-être parce qu’on ne pense jamais aussi bien que vous, qu’avec vous. », qu’il avança, aussi timidement que malicieusement, alors qu’il posait un baiser sur la mâchoire de sa belle australienne tout en resserrant délicatement ses doigts dans les siens. Elles qui avaient tout le mérite de les porter, de les soutenir, de tenir le cap pour eux quand ils semblaient avoir abandonné la barre du navire. Alors, en croisant le regard de son ami, son frère de cœur, il vit bien l’interrogation au fond de ses yeux pâles. Et il lui rendit un sourire, étiré en coin, comme il n’avait aucune idée de la réponse. En voilà une sacrée bonne question ! Autour d’eux les morceaux qui s’égrainaient, les commandes qui passaient de mains en mains, les verres qui se heurtaient, mais Gaby n’entendait plus rien de tout ça. Il n’y avait plus qu’eux, rien qu’eux quatre, au milieu du monde, le temps sur pause et leurs cœurs légers, alors qu’ils avaient mis de coté, l’espace d’un instant, leurs soucis respectifs de coté. Il laissa courir ces secondes silencieuses, comme s’il avait besoin de laisser infuser leurs dernières paroles dans son esprit. « On devrait peut-être y penser. » Ses yeux couleur de ciel qui avaient accroché ceux d’Epstein et son ton si bas mais si sérieux. Il ne savait pas en quels termes et surtout chacun avait déjà son propre lieu, son coin de la ville. Mais à mi-chemin il y avait peut-être quelque chose à faire, des partenariats, des itinérances. Et déjà son esprit qui tournait le problème dans tous les sens possibles et imaginables. Et s'il s'emportait ? Et si ce n'était que pure utopie ?
Moïra se moque, elles se moquent toutes les deux, et la main de Jack ne fait que se resserrer un peu plus dans celle de Jude. Il l’aime ainsi, il l’aime tellement lorsqu’elle est légère, lorsqu’elle n’en a rien à faire de tout ce qui peut la blesser, de tout ce qui peut l’atteindre. Elle est belle lorsqu’elle est invincible, et il ne se déteste qu’un peu plus de lui faire subir tout ce qu’il lui fait maladroitement vivre. Jack qui se déçoit bien plus qu’il ne devrait, et Jude qui pardonne tout, toujours, qui l’aime de la bonne façon, de celle qui ne fait pas les comptes, de celle qui ne doute pas, qui pardonne.
« On devrait peut-être y penser. » Gabriel leur arrache un rire avec l’innocence dont il fait preuve, la candeur que Jack rattrape au vol, lui-même secoué que l’idée n’ait pas été proposée bien plus tôt dans leur vie. « Faites le test avant ; qui sait si vous n’arriverez plus à vous supporter à un moment. » et elle est zen Jude, elle ramène l’évidence à ses yeux, cartésienne. Une boule d’amour et de bonheur d’un sens, une véritable carte à suivre de l’autre. Elle était sa bouée à Jack, elle le gardait de sombrer, de se noyer. Sa lueur d’espoir, la seule à laquelle il se rattachait lorsque la vie le détestait, et qu’il détestait la vie tout autant.
« Impossible. » mais il est rêveur Epstein, il resserre son bras autour de la femme qu’il a toujours aimée bien plus que qui que ce soit, qu’il aimera toujours à ce point, la rapprochant au fil du sourire en coin qu’il arbore maintenant qu’il chasse la possibilité que Gabriel et lui ne soient pas en parfaite harmonie dans toutes les sphères de leurs vies. « Il y a de l’espace pour une grande bibliothèque. » il réfléchit à voix haute, il ressasse Jack, fait le trajet complet dans la boutique, chaque pas qu’il compte dans sa tête et qu’il repasse en silence, chaque pas qu’il guidera pour Gab le jour où les plans qu’ils échafaudent ce soir avec la voix envolée seront réalité. Il y croit. « Ou pour un peu plus de ton bordel. »
Jude pose doucement un baiser sur sa tempe, là où il réfléchit trop, là où elle sait avec assurance qu'il laisse les dizaines de milliers de scénarios se faire une place pour céder la seconde d’après à leur version améliorée aux bons soins d’Epstein. « Aussi. » un rire qui se casse sur le revers de la paume de Jude, où il pose ses lèvres, où il lui chuchote des mots silencieux qu’elle entendrait seulement si elle croisait son regard, qu’il lui confierait aisément ainsi. « Si t’as envie, on pourrait y mettre quelques classiques, des trucs un peu plus différents aussi, avoir une sélection de ton goût. »
Et il poursuit Jack, il ne pense pas au contrat de location à diviser que cela implique, il ne pense pas à l’opportunité d’affaires, il ne pense à rien d’autre qu’à accueillir à sa façon son meilleur ami chez lui. Jude qui le sait, Jude qui le connaît par cœur, Jude qui est au courant que Jack est absolument incapable de faire des affaires. Qu’il s’oubliera toujours dans le processus. « Tu pourrais faire pareil avec certains vinyles qui pourraient intéresser la clientèle de Gabriel. » elle suggère donc, rappelle.
Il y avait cette douceur dans les yeux clairs de Gabriel, ce côté rêveur, lunaire, cette part d’enfance toujours fermement vissée à l’âme et que la vie s’emploierait plus tard à mettre à mal. Oui il y avait tout ça dans son regard comme un reflet de son cœur tendre, et ça transparaissait dans tout son être. Des rires amicaux, affectueux, accueillirent sa réflexion quand il se demandait sérieusement comment ils n’y avaient pas pensé plus tôt. Ils devaient sans doute avoir la tête ailleurs, comme toujours, perdue quelque part dans des mondes qui leur étaient propres. Pourtant il le voyait bien que l’idée faisait autant de chemin dans les prunelles pâles de Jack qu’elle en faisait dans les siennes. A eux deux ils devaient avoir triturés le plan dans tous les sens, envisagés toutes les options, des plus envisageables aux plus farfelues certainement. A eux deux ils pouvaient trouver la plus juste, la plus réalistes. De ça, Gaby en était certain. Qu’ils pouvaient trouver la combinaison parfaite entre leurs idées, comme les rouages de leurs pensées semblaient pouvoir correspondre sans tant de difficultés. Jude, toujours ancrée, les pieds bien sur terre, la tête pensante, qui temporisait, un peu pour leur rappeler de ne pas trop s’emballer comme elle savait déjà leur propension à se laisser perdre par leur imagination et le flot de leurs pensées. Pourtant il était une chose dont le libraire était sûr, c’était de son attachement au canadien. Et il n’aurait pas répondu mieux que ce dernier à ce propos. Impossible, ça l’était pour lui aussi, d’envisager qu’ils ne se supporteraient plus, qu’ils ne pourraient plus s’entendre quand tout fonctionnait avec une telle évidence entre eux. Il y avait toujours de la place pour Jack, pour Jude aussi, pour eux, dans la vie de l’irlandais, dans son cœur. Il y en aurait toujours. Son ami qui échafaudait déjà physiquement le projet qui venait de voir le jour de manière tout à fait inattendue, qui peut-être ne verrait pas le jour ailleurs que dans leur tête trop pleine, mais qui avait déjà la douceur d’un rêve partagé, d’un rêve commun. Et ça ça n’avait pas de prix. Jude qui rebondissait avec aisance sur chaque idée lancée et les rires qu’elle en faisait naître. Gabriel qui acquiesçait assurément aux mots du canadien et la liste d’ouvrages qu’il élaborait déjà un air concentré accroché au visage. Elle sourit Moïra, en le voyant si concerné, caressant sa joue de ses doigts fins, sachant par avance qu’il allait éplucher des pages entières de catalogues littéraires pour offrir à Jack la sélection la plus adaptée. « On pourrait aussi y mettre quelques ouvrages traitant de musique. » De multiples références lui venaient déjà, de biographies d’artistes en livres retraçant l’histoire du jazz ou de tout autre genre, ça bouillonnait joyeusement dans ses méninges. La proposition de Jude qui arrivait en même temps que la même idée se formait dans l’esprit de l’irlandais. « Et puis il y a bien assez de place à la librairie pour imaginer tout un espace consacré aux vinyles, hein Gaby ? » Moïra qui renchérit en appuyant les propos de Jude, qui posait aussi les bases sur lesquelles le libraire allait imaginer le reste. « Tout à fait oui ! » Son ton enjoué alors qu’il poussait un peu son verre, traçant du bout des doigts le plan invisible de la librairie à même le plateau de la table, comme pour mieux visualiser l’ensemble, comme pour le graver dans sa mémoire. « On pourrait même imaginer un espace consacré à la musique », et il traçait les contours de son idée, « Près des vitrines, il suffirait de déplacer les tables et les remplacer par un présentoir pour les disques, quelques étagères basses pour les ouvrages, ça ferait un bel espace. » A son tour il élaborait Gabriel, imaginait les dimensions de chaque meuble, leur disposition la plus harmonieuse possible, la circulation autour, le juste équilibre entre livres et vinyles. Ca fourmillait, ça tourbillonnait dans sa tête, fin prêt à révolutionner son espace pour faire de la place dans son univers à celui qu’il en était venu à considérer comme un frère. « Il faudra que tu m’en dises un peu plus sur ces vinyles. » Le libraire toujours curieux d’apprendre. Et il souriait Gaby, heureux en cet instant, ses doigts lacés à ceux de son bel amour, ses idées mêlées à celles de ses amis. Ce bonheur là lui était si précieux.
« On pourrait aussi y mettre quelques ouvrages traitant de musique. » et les voilà qui s'emportent, les femmes de leur vie. Les voilà qui ont ces étoiles dans les yeux, celles-là même qui les ont séduits. Jack qui resserre son étreinte autour d'une Jude toute aussi emballée, brillante femme d'affaires en devenir qui saisit chaque opportunité le sourire aux lèvres la tête pleine d'idées. Il aime sa fougue Epstein, il aime à quel point elle ne recule devant rien, comment le monde entier aurait à apprendre de son audace, de son intelligence, de sa vulnérabilité. Ses doigts se sont depuis longtemps perdus sur la nuque de Jude, il y égare un index, chatouille sa chair en souriant au moindre frisson qu'il ressent, qui tire son épiderme. « Et puis il y a bien assez de place à la librairie pour imaginer tout un espace consacré aux vinyles, hein Gaby ? » Moïra renchérit, toute aussi inspirée, toute aussi inspirante. « Tout à fait oui ! » et eux, ils partagent un coup d'oeil complice. Deux hommes éperdus, deux hommes incapables de voir autre chose que chaque jour, que chaque seconde aux côtés d'elles.
L'étincelle est lancée, le projet s'envole et eux, ils sont au beau milieu d'une salle de spectacle à ignorer l'univers en entier tant le leur convient bien mieux. « On pourrait même imaginer un espace consacré à la musique » Jack qui fronce les sourcils avec intérêt, il écoute même s'il sent la paume de Jude se rapprocher de son torse, elle qui s'y perd dans les plis de tissus elle qui avait également besoin d'un contact, timide, discret, mais tout de même constant. Il la mérite pas Jack, il le sait pertinemment. Et pourtant il est égoïste, il reste près d'elle, il reste avec elle et il l'aime, comme il l'aime. « Près des vitrines, il suffirait de déplacer les tables et les remplacer par un présentoir pour les disques, quelques étagères basses pour les ouvrages, ça ferait un bel espace. » le plan que Gab imagine, Jack faisant signe au serveur pour qu'il passe à leur table, lui demande un stylo, barbouillant les serviettes de table au fur et à mesure des explications de son meilleur ami. Il construit leur vision en silence, concentré, il dresse le portrait de ce à quoi leur amitié aurait l'air si on lui donnait 4 murs et quelques pieds carrés pour exister autrement. « Il faudra que tu m’en dises un peu plus sur ces vinyles. » l'idée germe instinctivement.
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Ils sont passé chercher du vin à la commission des liqueurs, du whisky aussi. Ils sont typiques les canadiens et leurs amis venus d'un autre monde, quand ils naviguent à travers les rues enneigées, les bancs blancs glacés à perte de vue. Les flocons se perdent sur leur peau, y fondent au contact, la brise est fraîche mais pas aride. L'hiver est doux au bord de l'océan, l'hiver est bien moins agressif, on en profite, on l'apprécie avec toute la douceur dont on est capable.
C'est Jude qui éteint le système d'alarme à leur boutique lorsqu'ils y entrent comme les voleurs qu'ils ne sont pas, au beau milieu de la nuit. Jack oublie toujours le code. Lui de toute façon, il est déjà en train d'allumer les lampes de brocantes qui traînent ça et là dans le commerce, invitant Gab et Moïra à le suivre, à retirer leurs manteaux pour les laisser ça et là sur les tablettes au passage. Il monte le chauffage, lance la sono, part à la recherche d'une boîte de vinyles parmi toutes les autres, ce sont ses préférés ceux-là. Sufjan Stevens en sort en bon premier, Epstein actionnant le disque pour plonger le disquaire dans une ambiance aussi mélodique que confortable. Gabriel voulait les voir ses vinyles - il sera servi.
« J'imaginais la bibliothèque par là. » le musicien qui s'affaire à remplir les tasses à café de ses invités improvisés du soir de l'alcool de leur choix, lui qui grimpe ensuite s'installer sur le comptoir où est posée la caisse enregistreuse, s'y asseyant jambes ballantes regard rêveur. Il pointe du menton le premier emplacement, poursuit avec toute la candeur, tout le bonheur qu'on lui connaît. « C'est un rêve de gamin, ça. D'avoir un endroit comme ici, à moi. » son coup d'oeil brille, il est fier Jack, il espère que ses amis le verront autant que lui. « Il remonte à quand le dernier rêve d'enfant que vous avez réalisé? » l'alcool à ses lèvres, la nostalgie à l'âme.
Les minutes qui coulaient avec aisance et le plan qui s’échafaudait autour de la petite table qui les accueillait. Gaby qui traçait en lignes invisibles ses idées entre deux verres, Jack qui hélait un des serveurs et récupérait de quoi noter pour mieux noircir les serviettes de table faisant, pour l’occasion, office de papier de fortune. La musique semblait désormais bien lointaine, ne mobilisant plus autant leur attention qu’elle l’avait fait un peu plus tôt. Ils étaient ailleurs à présent, dans un monde qui n’appartenait qu’à eux et dans lequel ils s’employaient à mêler leurs idées en projets communs. Et ils y parvenaient merveilleusement bien. Il suffisait à Jude de lancer une idée, Gabriel y rebondissait, Jack la complétait, Moïra renchérissait, ainsi de suite, encore et toujours, jusqu’à élaborer un univers entier à leur image, mélange de leurs passions respectives. Eux étaient tantôt rêveurs, tantôt concentrés, concernés. Et elles étaient vives, lumineuses, stellaires, les aiguillonnant avec justesse. Gabriel les admirait pour ça, Jude et Moïra, pour la force qu’elles dissimulaient dans leur silhouette gracile, pour les âmes de lionnes, de louves, qui étaient les leurs. Elles étaient leurs étoiles à eux, celles qui les empêchaient de se perdre dans ce monde. Oui, il les admirait pour ça.
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Il fallait les voir arpenter les rues, cette bande d’amis, ce quatuor flamboyant, ces adultes aux airs de grands gamins alors que dans l’air nocturne ils semblaient grappiller un peu d’insouciance, oubliant l’espace d’une soirée passée ensemble le reste du monde, et ce qui pouvait les tourmenter habituellement. Un frisson de légèreté tout enveloppé du bruissement des flocons et du crissement de la neige sous leurs pas. Une douceur qui flottait dans l’air, et dans leurs âmes. Il fallait les voir oui, parce qu’ils étaient beaux à observer, dans leur manège, dans leurs paroles échangées, dans leurs plaisanteries et leurs rires, dans l’étincelle qui brillaient dans leurs yeux. Moïra accrochée au bras de son irlandais tout en boucles brunes, et lui heureux comme jamais, ou comme toujours quand il était avec eux, avec la femme qu’il aimait, avec ses amis qui lui étaient si chers.
La boutique fermée devant laquelle ils s’arrêtèrent le temps que la porte soit déverrouillée, celle qui s’apprêtait à devenir leur repère pour cette nuit dont ils oublieraient sans doute les heures qui filaient déjà car le temps ne daignait jamais stopper sa course. Mais pour Gaby c’était tout comme. Comme si la vie leur offrait une superbe parenthèse, qu’elle avait gentiment pressé le bouton pause rien que pour eux, rien que pour un soir. Et ce n’en était que plus vrai lorsqu’ils pénétrèrent dans la boutique, en pleine nuit. L’endroit embaumait d’une douce quiétude, une ambiance feutrée accentuée par le calme lié à l’heure tardive. Ca avait un petit quelque chose de magique et d’un peu grisant, comme s’il venait de transgresser une règle par cette intrusion nocturne. Il n’en était rien mais la sensation demeurait la même pour l’irlandais, et puis ses yeux clairs se perdaient dans la contemplation de l’endroit qui se dévoilait à mesure que Jack allumait une à une les lampes. Il trouvait cela émouvant quelque part, conscient de ce petit privilège qu’il vivait là en se disant que rares étaient ceux qui pourraient découvrir ces lieux de cette manière. « C’est beau. » Qu’il avait soufflé, tournant sur lui-même, avec ce petit air émerveillé, enfantin, brillant au fond de ses prunelles couleur de ciel. Toujours cette candeur qui était sienne, et Moïra avait souri, il l’avait vu Gaby. Son regard jamais totalement éloigné d’elle quand elle demeurait dans les parages, qui la suivait alors qu’elle arpentait déjà de son pas tout félin les lieux, laissant ses doigts courir entre les vinyles, s’attarder sur ceux qui accrochaient son attention, ceux qu’elle aimait déjà, ceux qu’elle n’avait pas encore aussi. La musique s’éleva, tout en douceur, enveloppante, encore adoucie par le son caressant de la platine. Les notes chaleureuses qui parlaient à Gabriel, qui le berçaient, qui accrochaient son cœur aussitôt qu’elles naissaient. Il aimait déjà ce qu’il entendait. « J’aime beaucoup ça... » Il soulignait, et le tas de questions sous-entendues dans ces quelques mots sur l’artiste, la musique, sur tout ce que son ami pouvait lui en dire, lui en conter, ce qu’il pouvait lui partager de sa passion. Son attention qui revint à Jack d’ailleurs, alors que celui-ci lui tendait une tasse de whisky tout en désignant un pan du mur. Le remerciant d’un hochement de tête le libraire suivit son geste. « Ce serait vraiment super oui. » Une bibliothèque au milieu des disques, et il la visualisait parfaitement, imaginait déjà plus précisément quels livres il proposerait à son ami maintenant qu’il appréhendait mieux l’atmosphère de l’endroit. Il était comme ça Gaby, à choisir les ouvrages en fonction du lieu, des personnes, à essayer de combiner au mieux, au plus juste, l’âme de chacun. Ses idées qui papillonnaient au rythme de la tasse qu’il faisait distraitement tourner entre ses mains et la voix du grand Epstein qui retint son attention, la fierté et la joie qu’il y entendait l’irlandais et qui le firent sourire, forcément. « Il est génial cet endroit, Jack. » Ses mots tout empreints d’une sincérité toute pure, alors qu’à nouveau ses prunelles se promenaient tout autour d’eux. Et la question qui suivit, qui le laissa pensif, parce que c’en était une sacrément bonne question. Ce fut Moïra, comme toujours, qui le ramena à eux, au présent, en revenant à lui, en se lovant amoureusement dans son dos, enroulant ses bras autour de lui en veillant à ne pas verser l’alcool qui tanguait dans sa propre tasse, déposant un baiser tendre sur son épaule avant d’y appuyer son menton en réfléchissant à son tour à l’interrogation soulevée par le canadien. « Je crois que c’est quand j’ai photographié mes premières loutres, ça faisait seulement quelques mois que j’étais installée au Canada. » Gaby eut un rire à cette révélation. « Ne te moque pas ! », le petit air faussement outré de la rousse. « Jamais », son sourire à lui offert en guise d’excuses. L’air rêveur Gabriel cherchait à son tour la réponse à la question de son ami. Juste avant que son australienne ne lève sa tasse. « A nous », qu’elle proposa en guise de toast. A eux, à l’affection qui les liait, à leurs moments hors du monde. « Et aux rêves d’enfants. » Le clin d’œil qui vint ponctuer sa phrase, et son sourire qui illuminait tout, autour comme dans la vie toute entière de Gabriel, et dans son cœur. Surtout dans son cœur.
PS :
Au passage merci pour la découverte musicale, j'adore