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Les nausées matinales étaient assez déplaisantes. A la réveiller ainsi plus tôt que d'habitude, elle passait au moins une demi-heure à proximité de la salle de bains tant son estomac la mettait à rude épreuve. Mais Joanne était bien la dernière à s'en plaindre. Certes, ce n'était pas agréable, néanmoins ce genre de désagréments étaient un mal bien minime, comparé au bonheur que cela pourrait aboutir. Bien sûr, elle était dans l'attente. Au mois de décembre, elle allait avoir une amniocentèse afin de s'assurer que tout aille parfaitement bien pour le bébé. Avant cela, imposssible de savoir comment il allait, sauf si elle faisait une fausse-couche. Elle ne préférerait pas y penser, n'ayant guère oublié les mots particulièrement blessant de son propre mari à ce sujet. Bien qu'il les ai regretté immédiatement après avoir les avoir prononcé, la jeune femme ne parvenait pas vraiment à les oublier. Certes, cela avait été durant une journée particulière, il était bouffé par ses propres démons et il se faisait d'habitude bien plus optimiste lorsqu'il s'agissait de leur rêve de famille. La petite blonde ne pouvait s'empêcher de se dire qu'une partie de lui pensait véritablement ces mots là. Elle y repensait régulièrement, à cette conversation au beau milieu de la nuit. Elle y songeait même là encore, au travail, assise dans son bureau. Elle venait juste d'échanger quelques messages avec Leena, qui lui informa qu'un nouvel arrivage était arrivé chez l'antiquaire où elle travaillait. Malheureusement, elle ne pouvait pas s'y rendre pour le déjeuner, car elle comptait voir quelqu'un d'autre. Marius. Il était jadis son professeur quand elle était encore étudiante et avait par le passé prévu de travailler en collaboration, notamment que Joanne vienne faire quelques interventions et organiser des groupes d'études. L'idée avait été avortée par la grossesse de Joanne et son état mental, et par l'absence de Marius. Mais celui-ci l'avait recontacté, pour prendre des nouvelles. La petite blonde n'osait pas espérer qu'il vienne lui proposer de relancer ce projet là, de reprendre là où ils s'étaient arrêtés. Si c'était bel et bien le cas, elle ne pouvait décemment pas refusé, c'était un autre aspect de son métier qu'elle désirait développer. Elle avait déjà eu affaire à quelques groupes d'étudiants qui venaient observer les oeuvres exposées dans la galerie du QAGOMA dont elle avait la charge. Elle les aidait à analyser les oeuvres exposés et s'était surprise elle-même de l'aisance qu'elle avait pour discuter avec ce groupe de jeunes passionnés. Mais pour le moment, il était surtout temps de revoir Marius, de prendre de ses nouvelles. Ils avaient correspondu ensemble, par quelques messages et quelques mails. Joanne avait hâte de le revoir pour de vrai. Afin d'éviter toute jalousie potentielle, elle en avait informé Jamie. Ils étaient tous les deux extrêmement possessifs de l'un l'autre, et bien qu'ils se faisaient confiance, ils ne pouvaient s'empêcher d'exprimer, chacun de leur propre manière, leur jalousie. Joanne quitta son bureau à l'heure du déjeuner, après avoir mangé au lance-pierre, pour rejoindre Marius dans un café. En regagnant sa voiture, elle envoyait quelques mots doux à son mari avant de prendre la route pour le café. Elle était surprise de trouver une place de parking si facilement et arrivait donc pile poil à l'heure convenue. Le brun était déjà installé à l'extérieur, profitant certainement de cet air printanier particulièrement agréable. Joanne adorait cette saison, avec tous les arbres en fleur et leur parfum enivrant, le monde semblait un peu regagner en couleurs après un hiver assez pluvieux. "Bonjour." dit-elle en s'approchant de lui afin d'attirer son attention. Elle avait un large sourire qui étirait ses lèvres roses. Le côté impressionnable de Joanne lui rappelait constamment qu'il fut un jour son professeur. Il lui avait fallu pas mal de temps avant de s'autoriser à le tutoyer. Et même là encore, elle se demandait pendant un court instant si elle pouvait à nouveau lui faire une accolade ou la bise, ou juste serrer la main. Elle avait énormément de respect pour lui et avoir son approbation quant à sa quête déterminée d'oeuvre d'art serait pour elle le meilleur indicateur qui soit. Elle n'en avait pas encore parlé à ses supérieurs, non, elle désirait que la surprise soit totale. Seulement, il fallait mettre la main sur la perle rare et c'était un travail de recherche de longue haleine. "Je ne t'ai pas trop fait attendre, j'espère ?" lui demanda-t-elle alors qu'il se se levait pour la saluer. Ils s'enlacèrent. "Ca me fait tellement plaisir de te revoir. J'ai été assez surprise de savoir que tu étais de nouveau dans le coin." Joanne s'installa sur la chaise vacante et saisit le menu, affichant toutes les boissons servies dans ce café. "Comment vas-tu ? Comment c'était, Paris ?" dit-elle avec enthousiasme. A Paris, il y avait une multitude de musée, dont celui du Louvre, qu'elle rêvait de visiter un jour. Ce n'était certainement pas le genre de voyage que Jamie allait lui refuser. Elle avait toujours eu un faible pour la gastronomie française, elle raffolait tout particulièrement de leurs pâtisseries. Ils avaient largement de quoi discuter le temps qu'une serveuse ne vienne prendre commande, et ils avaient du temps devant eux.
Chevauchant fièrement ma Triumph Bonneville, j'arpentais les rues de la ville en quête d'une place où garer mon bolide. Le moteur, tonitruant, rompait avec la douceur de vivre des prémices d'un printemps où les oiseaux gazouillent, où les premiers bourgeons se dévoilent. Cette saison n'avait rien à envier à l'automne, ma saison préférée, celle des arts où chaque paysage se pare de mille couleurs, flamboyantes, comme un artiste surréaliste les peindrait. Le printemps était bien plus sage ; il s'attirait les faveurs de bon nombre d'australiens, et je devais avouer qu'il était un sérieux concurrent. Ce n'est pas pour rien que le célèbre magasin du boulevard Haussmann, à Paris, porte son nom. Je repensai alors au livre de l'écrivain français Emile Zola, Au bonheur des dames, qui s'en inspirait : "En s'arrêtant pour admirer le beau magasin Denise ignore que, derrière ces vitrines, la solitude, la pauvreté, mais aussi l'ambition et l'amour lui ont donné rendez-vous..." Ces vitrines étaient un peu le reflet de mes états d'âmes lors de mon retour dans la capitale des Gaules. Je n'avais pas subi l'épreuve de la pauvreté, certes, mais ma solitude avait été décuplée, me tirant chaque jour davantage vers les abîmes. Et puis, la ville Lumière m'avait tiré vers le haut. Des rencontres, à l'instar de celle avec Evelyn, des découvertes et des opportunités, m'avaient nourri d'un espoir que je croyais anéanti. Et puis, j'avais repris ma vie en mains, voguant entre mes recherches dans d'incroyables archives européennes et les collections des plus beaux musées... des collections qui auraient fait pâlir les plus grands amateurs d'art, Joanne en première ligne.
Je trouvai enfin une place pour garer ma moto, à deux pas de notre lieu de rendez-vous. Casque vintage sous le bras, je pénétrai dans le Death before decaf, où je n'avais pas remis les pieds depuis des années, et constatai que rien n'avait changé. Fort heureusement, Matt, le pote de mon cher frère n'était pas dans les parages. J'en fus soulagé, car je n'avais pas la moindre envie de jouer les hypocrites. J'eus à peine le temps de m'installer sur une table vers la fenêtre qu'une petite tête blonde fit son apparition. "Bonjour." Elle se fendit d'un sourire timide, que je lui rendis aussitôt. Joanne non plus n'avait pas changée, enfin pas physiquement. Pourtant, quelque chose chez elle était différent. Elle semblait plus épanouie, plus... femme que l'étudiante dont j'avais gardé le souvenir. "Je ne t'ai pas trop fait attendre, j'espère ?" « Pas du tout. » ajoutai-je bassement en me levant pour l'enlacer amicalement. Joanne n'était pas qu'une petite poupée de porcelaine, douce et fragile. Elle se révélait parfois être une femme de contrastes, un concentré d'inspiration - je me souvenais encore d'une table ronde sur les peintures de la Renaissance, où sa verve passionnée et communicative en avait choqué plus d'un. Cela avait sonné le début de notre relation, d'un professeur à son étudiante, puis d'égal à égal - même si je savais qu'elle n'osait se mesurer à moi. Et pourtant, nous envisagions déjà, deux ans plus tôt, de travailler ensemble sur des projets communs. Le destin en avait décidé autrement, mais peut-être était-ce aujourd'hui l'occasion de remettre ces projets sur le tapis. "Ca me fait tellement plaisir de te revoir. J'ai été assez surprise de savoir que tu étais de nouveau dans le coin." Notre étreinte s'acheva et je repris place sur mon siège, face à Joanne. « C'est amplement partagé, tu le sais. Tout s'est vite enchaîné, j'ai compris qu'il était temps que je revienne chez moi et l'occasion d'intégrer l'Université s'est présentée. » J'haussai les épaules ; revenir à Brisbane avait sonné comme une évidence. Il était temps de quitter Paris, la belle, l'incroyable, et de rentrer au bercail. J'eus un sourire en lisant, comme un clin d'oeil, que le DBD proposait des cafés Grand Marnier, typiquement parisiens. "Comment vas-tu ? Comment c'était, Paris ?" Je quittai des yeux la carte des boissons pour fixer le regard de ma voisine. « Incroyable. » La sincérité qui se dégageait de ce mot, lentement prononcé, n'avait d'égale que l'enthousiasme impatient de Joanne à discuter de ce voyage. « Oh, j'oubliais ! » lançai-je en levant l'index, que je plongeai ensuite dans le creux de mon casque. J'en sortis un cylindre de papier, un peu abîmé, et le tendis à Joanne. « Désolé pour le paquet, il a été un peu chahuté. » Deux petits rictus creusèrent mes joues tandis qu'elle ouvrait le paquet. Sous le papier blanc strié d'une typographie moderne composant l'adresse du musée, un cylindre en carton rigide renfermait une reproduction de la célèbre oeuvre de Paul Véronèse, Les noces de Cana. « Tu te souviens l'année dernière, quand tu m'avais parlé des Noces de Cana ? Cette oeuvre est gigantesque, magistrale. » Je pesais mes mots : elle l'était vraiment. « Et le pire dans tout ça, c'est que tout le monde lui tourne le dos parce qu'elle se trouve face à notre chère Monna Lisa. » Je roulais des yeux, encore effaré par l'effervescence autour du minuscule tableau de Leonard De Vinci. « Bref, j'étais obligé de te ramener un petit souvenir à touristes du Louvre. » Je laissai échapper un petit rire amusé. « Et toi, alors, comment vas-tu ? » m'enquis-je soudainement, curieux de connaître la vie de la femme épanouie qu'elle semblait être devenue, tandis que le serveur s'affairait à préparer notre commande.
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"C'est difficile de rester éloigné de Brisbane trop longtemps, pas vrai ?" lui dit-elle avec un sourire amusé alors qu'elle s'installait sur une chaise en face de lui. Bien qu'elle n'était pas originaire de cette belle ville, la jeune femme ne se voyait pas la quitter pour le moment. Dès qu'elle y avait déposé ses bagages, Joanne en était tombée sous les charmes. Certes, elle avait eu des périodes où elle avait eu le mal du pays, hâtive de retrouver ses parents, et surtout sa grand-mère durant les vacances d'été. Mais sa relation avec Hassan, et les amis qu'elle avait pu s'y faire, l'avaient aider à faire de Brisbane sa maison. Un foyer accueillant, haut en couleurs, qui offrait à sa population de nombreuses surprises pour ponctuer un quotidien qui pourrait s'avérer être trop monocorde pour certains. Il n'était guère étonnant que Marius ait décidé d'y revenir, avec, en plus, la chance de retrouver son poste à l'université. A côté, il admit que son voyage a Paris était bien plus qu'extraordinaire. Joanne ne pouvait que le croire. La capitale française était gorgée d'histoires, avec des musées de toute part et des expositions temporaires qui en feraient baver beaucoup. Pour les amoureux de l'art, c'était une ville à visiter, de toute évidence. Le regard de Joanne pétillait, prête à entendre le moindre détail susceptible de l'émerveiller. Elle adorerait l'entendre décrire les endroits qu'il a pu visiter, les détails qui l'avaient interpellé. Mais avant de s'élancer dans ses récits, il donna à Joanne un souvenir du Louvre. "Oh, mais il ne fallait pas !" dit-elle, profondément touchée de l'attention de son professeur. Elle ouvrit le cylindre avec précaution, de ses doigts délicats. Marius connaissait son amour pour la Renaissance, et tout particulièrement la Renaissance italienne. Il était bien difficile d'arrêter la jeune femme lorsqu'on la lançait sur ce sujet de conversation. C'était d'ailleurs un élément qui avait convaincu son supérieur de l'embaucher l'année précédente. Il n'y avait pas autant de passionnés comme Marius ou Joanne. Il y avait beaucoup de styles artistiques que Joanne adorait, mais celui-ci, elle l'affectionnait tout particulièrement. Elle découvrit la reproduction avec émerveillement. "Merci infiniment, Marius." Si ça ne tenait qu'à elle, la petite blonde passerait les prochaines heures observer chaque détail avec précaution. L'expression de chaque personnage représenté, leurs vêtements, à se demander ce qu'ils peuvent bien se dire, quel était toute l'histoire derrière cet oeuvre. "Honte à eux, ils passent à côté d'une des oeuvres les plus imposantes dont dispose le Louvre." dit-elle en arquant un sourcil. Elle comprenait la fascination que tout le monde avait pour ce tableau. Elle l'avait elle-même étudié en long, en large, et en travers, durant ses études. Etrangement, même s'il s'agissait de Da Vinci, et donc de sa période artistique favorite, c'était un tableau dont elle n'avait pas un vif intérêt. A ses yeux, il y en avait tant d'autres qui étaient à côté et pour lesquels les personnes s'intéressaient beaucoup moins et qui méritaient un peu plus de lumière. "Il va vraiment falloir que j'y aille un jour. Je me trouverai bien une raison purement professionnelle pour m'y rendre. Un séminaire, quelque chose du genre." plaisanta-t-elle, avec un rire amusé. Quoi que cela pouvait être tout à fait possible, seulement Joanne ne parvenait à l'envisager pour le moment. "Je vais bien." dit-elle avec un franc sourire. Elle n'avait pas à parler de sa longue discussion avec Jamie, et annoncer sa grossesse était encore trop tôt. Elle voulait être certaine que tout irait bien. Joanne avait dit à Marius qu'elle s'était mariée en début d'année, en lui expliquant que c'était une cérémonie particulièrement intime. Il fallait que ce soit fait. "Jamie et moi voudrions agrandire notre famille. Le petit va déjà en maternelle l'année prochaine. Les couches et les biberons nous manquent déjà." dit-elle avec un sourire. Et malgré les symptômes désagréables, Joanne adorait être enceinte. Elle avait toujours rêvé d'être maman. "Et mon poste au QAGOMA me plaît beaucoup. C'était vraiment une opportunité en or. De base, je trouve que c'est particulièrement intéressant qu'ils aient décidé de mettre une galerie d'art historique international au milieu de tout cet art moderne et contemporain." Marius savait qu'il ne s'agissait pas de mouvements artistiques qu'elle affectionnait tout particulièrement, mais traîner au QAGOMA lui avait un petit peu plus ouvert l'esprit. "C'est beaucoup de travail, beaucoup de prises d'initiatives comparé au Museum of Brisbane. C'était assez impressionnant au début parce qu'il fallait que je fasse mes preuves auprès d'absolument tout le monde. Mais c'est fascinant." lui assura-t-elle. "Et disons que depuis quelques mois, je ne me facilite pas vraiment la tâche non plus." confessa-t-elle avec un rire nerveux. La serveuse arrivait et se permit de les interrompre pour prendre commande. Joanne décidait de se faire plaisir en prenant un chocolat liégeois et elle laissait ensuite son interlocuteur énoncer la boisson qu'il désirait prendre. Une fois partie, la petite blonde reprit. "... J'aimerais faire un petit peu mes preuves. Montrer que je suis capable de plus, parce que je sais que je le peux." Joanne était souvent vue comme un petite poupée de porcelaine, un peu trop fragile, ce qui était souvent vrai. Mais l'année passée, elle avait montré à plus d'une personne ce dont elle était capable. Elle était mère célibataire, à devoir gérer son enfant, sa maison, et son boulot sans trop d'aide d'extérieure. Et malgré ce rythme acharnée, elle s'en était sortie avec brio. "Je me suis mise en tête de trouver une oeuvre pour que le musée en fasse l'acquisition." Joanne savait que son ancien professeur comprenait bien par là qu'elle voulait trouver une oeuvre d'exception qui ne serait pas passé sous les radars d'autres potentiels acheteurs. "Et histoire de me faciliter la tâche, je préfère arpenter les antiquaires du coin plutôt que d'aller chez des ventes de collectionneurs privés. Je suis persuadée que certaines familles n'ont parfois aucune idée de ce qu'ils filent aux antiquaires quand ils vident leur grenier pour faire de place. Il doit y avoir de véritables trésors, et je compte bien en trouver un." Autant dire qu'elle ne choisissait absolument pas la solution de la facilité. Mais Joanne était déterminée et elle était si désireuse de décrocher cet objectif là. Elle voyait cela comme une épopée, elle se sentait aventureuse dès qu'elle découvrait les derniers arrivages chez les antiquaires chez qui elle se rendait. Et obtenir l'approbation de Marius dans ses démarches ne serait qu'une motivation supplémentaire pour poursuivre ses recherches.
Contrairement aux idées reçues, le fait d'exercer comme professeur à la tête du département d'histoire de l'art d'une grande université ne supposait pas d'être constamment entouré de passionnés. Il y avait mes étudiants, évidemment, mais leur culture artistique, aussi stimulante soit-elle, n'était guère suffisamment mûre pour attiser la flamme de l'historien d'art qui vivait en moi depuis toujours. En presque deux décennies, je comptais ces personnes sur les doigts d'une main. Peut-être étais-je trop difficile, peut-être pas. Toujours était-il que Joanne en avait rapidement fait partie ; elle était encore étudiante lorsque j'avais décelé en elle un incroyable potentiel, prêt à exploser à tout moment. De nos premiers échanges s'en étaient dégagés une émotion particulière, de celles des grands esprits qui se rencontrent. Basée sur les fondations du respect mutuel d'un professeur émérite à son élève surdouée, notre passion commune avait brillamment survécu à la fin d'études de l'australienne, laissant naturellement éclore une toute nouvelle fondation : celle de pairs, puis bientôt d'amis. Raison pour laquelle il m'était impensable de quitter le Louvre sans le moindre souvenir pour celle qui était, sans nul doute possible et à l'international, la plus grande admiratrice de ce musée. « Tu ne m'aurais jamais pardonné de revenir les mains vides. » plaisantai-je, avec une toute petite once de vérité au fond de mon esprit. Aussi triste soit une reproduction d'oeuvre d'art pour les experts que nous étions, l'intention qui résidait dans ce petit cadeau occidental sembla réellement toucher Joanne. J'en fus davantage satisfait. « Un séminaire, c'est une bonne idée. » Un sourire presque imperceptible s'étira timidement sur mes joues à l'idée d'organiser un séminaire, ou toute autre appellation désignant un voyage professionnel particulièrement enrichissant, dans la plus belle capitale du monde. Mon retour à Brisbane était le résultat d'un faisceau de raisons et de circonstances parmi lesquelles figurait l'envie mordante de reprendre les projets dont nous avions dessiné l'ébauche, avec Joanne, deux ans auparavant. Il s'en était passé des choses, pendant ces deux ans : bien au-delà de mes histoires personnelles, c'est en début d'année, à des milliers de kilomètres que Joanne m'avait appris s'être mariée dans la plus stricte intimité. Je connaissais brièvement son époux Jamie, et ce ne serait pas un euphémisme de dire que nos échanges n'avaient jamais été très engageants, mais il semblait la rendre heureuse au point d'envisager d'agrandir la famille. Mais tout ce bonheur n'était rien, selon mon oeil d'homme ambitieux, comparé à l'opportunité qu'elle avait décroché au sein du QAGOMA, le prestigieux musée de la ville. Il était très difficile, pour ne pas dire quasiment impossible, d'y rentrer sans avoir fait ses gammes dans les plus beaux établissements. Et cette petite blonde, armée d'une verve passionnée et d'un instinct précis, était parvenue à décrocher le saint-graal. Je ne l'apprenais pas aujourd'hui, mais l'écouter me le conter en face à face me laissait admiratif. « L'acquisition d'une oeuvre d'art pour le musée ? » synthétisai-je avec la plus grande des concentrations. Le marché de l'art était un monde de requins, et faire ses preuves en trouvant la perle rare, celle qui subjuguerait des milliers de visiteurs, relevait d'un grand challenge auquel Joanne semblait se préparer. Je ne pus cacher la surprise, auréolée d'une fierté sans nom pour celle qui fut jadis mon étudiante, face à cette révélation. « C'est fou comme ces deux ans, ces deux seules petites années, t'ont métamorphosée. J'ai toujours su que tu étais capable de plus, mais je suis content que tu t'en rendes compte aujourd'hui. » Ce n'était plus une historienne d'art en herbe que j'avais devant moi, mais bel et bien une experte du domaine prête à déplacer les montagnes pour dénicher le trésor de sa carrière. « C'est un projet un peu fou, chronophage et imprévisible ... C'est fascinant, vraiment ! Comment t'est venue cette idée ? » Aussi loin que je m'en souvienne, Joanne ne m'avait jamais fait part d'un tel projet professionnel et pourtant, il semblait qu'elle y ait mûrement réfléchi. Un enfant, un mariage, une énorme promotion et un projet dépassant l'entendement... Il s'en était passé des choses, en deux ans. « Tes journées doivent déjà être très riches. » affirmai-je l'air sérieusement pensif, en faisant tournoyer le café chaud que le serveur m'avait servi quelques minutes plus tôt et dont la fine couche de mousse s'évaporait comme la métaphore de l'espoir que je m'étais fait en retrouvant Joanne aujourd'hui. Je bus une gorgée brûlante d'un des meilleurs souvenirs que j'avais gardé de Paris et écoutai patiemment mon amie, attendant le meilleur moment pour lui faire une proposition qu'elle déclinerait sûrement. Question de timing.
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Les reproductions ne valaient pas l'originale, mais Joanne pouvait au moins apprécier les détails du tableau ici représenté. Elle était touchée de cette petite attention, elle n'en demandait pas tant. Attiser son envie de s'y rendre en lui racontant comment étaient les galeries, les oeuvres exposées, lui auraient largement suffi. Quelques photographies des salles peut-être, pour voir comment les Français agençait son musée le plus célèbre. "Quand même pas, non." lui répondit-elle en riant, lorsque lui-même plaisantait sur le fait qu'elle lui en aurait voulu s'il ne lui avait rien amené. "A moins que ce soit un cadeau qui a pour but de me mettre l'eau à la bouche, avoir un maigre aperçu des trésors qui sont exposés là-bas. Si c'est le cas, tu as franchement réussi ton coup." ajouta-t-elle dans un rire. Elle n'osait imaginer tout ce que Marius avait pu voir là-bas. Sa passion avait du y être largement alimentée, à pouvoir passer des heures entières au sein des diverses galeries. L'idée de séminaire semblait presque plaire au professeur. Ce fin rictus laissait supposer qu'il avait quelque chose en tête. A moins que Joanne ne se fasse des idées ? Toujours est-il qu'il restait pendu à ses lèvres lorsqu'elle parlait un petit peu d'elle. Bien sûr, il avait déjà été informé des événéments principaux de sa vie au cours des dernières années. Mais voilà qu'elle lui confessait un projet qu'elle avait en tête depuis voilà plusieurs mois et qu'elle avait mis à exécution. Cela demandait beaucoup de temps. Elle acquiesça d'un signe de tête pour affirmer ce qu'elle était en train de faire. Marius se montrait particulièrement fier d'elle, peut-être surpris de l'évolution mentale dont elle avait fait preuve ces derniers temps. Joanne se pinçait les lèvres pour retenir un sourire bien plus large en écoutant ses propos, qui étaient plus qu'encourageants. "Imprévisible, vraiment ?" s'étonna-t-elle tout de même en relevant les yeux vers lui. La question qu'il posait ensuite la mettait un peu au pied du mur. Au premier abord, elle aurait dit que l'idée lui était venue comme ça, et qu'elle avait pris son courage à deux mains pour se lancer. Mais en y pensant, peut-être que l'idée même avait germé le jour où Jamie avait évincé un éventuel autre projet professionnel en un rien de temps, en quelques paroles seulement. Elle avait prétendu qu'elle avait passé outre, elle avait écouté ses conseils, mais elle était restée sur sa faim. Elle voulait faire ses preuves à ses supérieurs, mais elle avait très certainement un très profond désir d'impressionner son époux. Et faire une acquisition pour le QAGOMA lui semblait, au fur et à mesure des semaines, être quelque chose qui était à sa portée, qu'elle pouvait réaliser, et un projet sur lequel on ne pouvait rien lui dire. Ca entrait dans ses cordes et elle ne risquait pas trop de se brûler les ailes. Joanne restait longtemps dans cette réflexion, avant de retrouver ses esprits et de répondre enfin à Marius. "J'ai envie de faire mes preuves. Je dirais même que j'en ai besoin." Un sourire timide, peut-être gêné, vint discrètement étiré ses lèvres roses. "J'aime beaucoup mon métier, là n'est pas le problème. Mais j'ai le sentiment que je peux faire plus, et j'ai envie d'en faire plus. Et jusqu'ici, c'est la meilleure piste que j'ai pu me trouver." On avait tendance à vouloir protéger Joanne. Avec ses airs de poupée, sa petite taille et sa voix naturellement douce. Il manquait à Joanne ce petit truc pour la faire sentir accomplie, fière de ce qu'elle faisait. Bien sûr qu'elle l'était déjà, mais cela faisait plusieurs mois qu'elle cherchait à sortir hors de ses sentiers battus. Alors que jusqu'ici, elle était une femme qui préférait la sécurité d'un cadre bien défini, qu'elle respectait à lettre. Plusieurs sources de motivation entraient en compte, et elle avait de l'énergie à revendre. Le professeur fut soudainement bien pensif, concentré sur le café qu'il était en train de mélanger. Elle l'observait faire un moment. "Je me suis tout simplement trouvée le temps. J'essaie d'avancer au maximum mes impératifs pour avoir le temps de me plonger dans les recherches. Ca demande de l'organisation, mais jusqu'ici je m'en sors très bien. Je trouve toujours du temps pour autre chose, et même pour faire des pauses de temps en temps au boulot." lui affirma-t-elle avec un sourire confiant. "Et ça me plaît énormément." Et elle avait également rajouter à son planning hebdomadaire ses cours de yoga, elle s'y plaisait énormément. "Tu m'as l'air bien pensif. Qu'est-ce que tu as en tête ?" dit-elle après l'avoir longuement observé, juste avant de boire une fine gorgée de son chocolat chaud. "Tu es sûr que tout va bien ?" s'inquiéta-t-elle soudainement. Joanne se demandait s'il n'appréciait pas les projets qu'elle venait de lui énoncer, ou s'il ressentait une certaine amertume par rapport à son retour à Brisbane, elle ne savait pas trop.
L'expert en histoire de l'art que j'étais considérait les reproductions comme de pâles copies sur papier glacé destinées à gonfler les caisses des établissements qui les vendaient à prix d'or comme le triste souvenir d'une visite touristique mémorable. Le touriste en moi, puisqu'on est toujours touriste quelque part, se réjouissait d'avoir eu en sa possession un clin d'oeil amusant et porteur de sens pour les natifs d'une ville située à des milliers de kilomètres de la pyramide de verre de la cour Napoléon. « Un maigre aperçu, on peut le dire ! » Avec ses 72 735 m2 de galeries, ce musée universaliste était sans doute l'un des plus riches au monde. Dans ce temple des arts, des milliers oeuvres cohabitaient sous les regards émerveillés des visiteurs, parcourant de précieuses collections des antiquités orientales, égyptiennes, grecques, étrusques et romaines, des arts de l'Islam, des sculptures, des objets d'art, des peintures et autres arts graphiques. Si le Louvre était encore aujourd'hui le musée le plus visité au monde, ce n'était pas pour rien. C'était une perle dans un océan d'histoire, où j'aurais pu errer une vie entière - et à coup sûr, mon ancienne élève partageait cette ferveur. J'avais noté son sourire étonné, à la fois amusé et reconnaissant, lorsqu'elle avait découvert le contenu du mystérieux rouleau que je lui avais tendu et tandis que j'ironisai sur le piège à touriste qu'étaient les reproductions en vente dans les boutiques du musée, je me fis la promesse qu'un jour, nous admirerions Les noces de Cana en vrai, à la hauteur de nos compétences de haut vol et de la passion qui nous animait chaque jour un peu plus. Pour l'heure, Joanne devrait se contenter de ce souvenir, autour duquel elle prit grand soin de re-nouer le ruban de soie noir. « Plus qu'imprévisible. » confirmai-je sans détour. « Il y a tellement de paramètres, des grandes recherches officielles aux petites choses insignifiantes, que tu pourrais tomber sur ta pépite aussi bien en rencontrant un artiste en herbe dans une galerie qu'en allant faire tes courses à Toowong. La vie est imprévisible. » J'opinai du chef sérieusement avant de rouler les yeux au ciel, prenant conscience de la philosophie de comptoir dans laquelle je risquai de m'engouffrer. « Je m'en serais bien passé, d'ailleurs. » ajoutai-je promptement, en référence à mon besoin de toujours tout contrôler. Je bus une gorgée de ma boisson chaude, ce liquide brulant qui me fit grimacer. Je soufflai dessus, machinalement, et reposai sagement ma tasse sur la table pour quelques minutes. Métaphoriquement, c'était exactement ce que j'avais en tête depuis que nous nous étions promis de nous retrouver aujourd'hui, avec Joanne : je voulais jouer cartes sur table, et lui proposer cette fameuse collaboration que le temps, nos vies et quelques imprévus avaient retardés. Et en dépit du temps libre qu'elle m'assurait pouvoir se dégager, la vie de la blonde semblait déjà bien remplie entre une carrière qui s'envolait au QAGOMA, des projets bouillonnants, un enfant à charge et un mariage qui, dans mes souvenirs, n'était pas de tout repos. Sur le papier, ma proposition n'avait que peu de chance d'aboutir, mais je ne pus me retenir d'en fait part à Joanne. « Je suis ravi que tu t'épanouisses autant dans ton boulot et ce n'est peut-être pas le bon timing mais... tu te souviens de ce qu'on avait envisagé avant mon départ à Paris ? » Je laissai flotter une seconde, avant de poursuivre : « Notre collaboration. » Un léger rictus, entre la nostalgie de ce vieux projet et l'excitation de pouvoir peut-être le déterrer, se dessina sur ma joue. Sans attendre un retour de sa part, je poursuivis mon explication. « J'aimerais la remettre à l'ordre du jour. » Je croisai mes mains sur la table, signe ostentatoire d'une concentration optimale. « Le poste que j'occupe aujourd'hui n'a rien à voir avec ceux que j'ai pu occupé auparavant. Je jouis désormais d'une pleine autonomie quant au contenu des formations que le département d'histoire de l'art propose à ses étudiants et j'aimerais te proposer, officiellement, d'intégrer l'équipe pédagogique comme intervenante extérieure. Des séminaires, des visites de terrain ou des conférences ... Je ne sais pas exactement sous quel format, pour quel volume ... La seule chose que je sais, c'est que tu serais excellente dans l'exercice. » De nous deux, cela avait toujours été mon rôle d'enseigner. Je n'avais jamais vu Joanne à l'oeuvre, face à un public estudiantin, mais j'étais prêt à parier qu'elle ferait des merveilles. « Tout est à construire ensemble, autour de nos projets respectifs. C'est un peu à la carte, en fait. » J'haussai les épaules, un large sourire campé sur le visage comme c'était rarement le cas. C'était une proposition alléchante, je le savais, restait à savoir si Joanne était prête à se lancer dans cette nouvelle aventure.
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Certaines personnes avaient horreur des imprévus. Et à en voir les yeux de Marius roulant vers le haut, il en faisait partie. Pourtant, il venait tout juste d'avouer une certaine admiration en voyant son ancienne étudiante déterminée à surprendre ses collègues. Peut-êtrer qu'il était comme Jamie, qu'il préférait largement avoir tout son contrôle, qu'il faisait en sorte qu'il ne puisse pas y avoir la moindre bavure. Les seules surprises que Jamie pouvait apprécier étaient celles que Joanne pouvait lui faire, mais cela dépendait de quoi. "A t'entendre, j'ai l'impression que tu as eu certains imprévus qui t'ont bien déplu." lui dit-elle avec douceur. Joanne ne lui forçait pas la main à se confier, ou quoi que ce soit. C'était une simple constatation. Elle n'en savait pas tant que ça sur sa vie personnelle, elle avait bien trop de respect pour lui et était encore bien trop impressionnée pour lui demander quoi que ce soit de plus privé. Pourtant, ils se qualifiaient d'amis, mais il y avait encore cette barrière étudiant / professeur qui bloquait la jeune femme sur certains sujets de conversation. En revanche, elle n'avait aucun mal à lui parler de sa propre vie. Elle réchauffait ses mains en les collant sur la tasse qui contenait son chocolat chaud. Ses doigts étaient toujours un peu plus froids. Qu'il pleuve ou que la météo soit caniculaire, rien n'y changeait. Ses iris bleus observaient la surface de sa boisson jusqu'à ce que le brun ne reprenne la parole. Il mentionnait un projet qu'ils avaient commencé à monter avant qu'il ne parte à Paris. Comment l'oublier ? Ses yeux s'arrondirent; jamais n'aurait-elle pensé entendre parler de ça un jour à nouveau. Marius était un homme occupé. Etre professeur à l'université n'était pas une mince affaire. Joanne sentait son coeur s'accélérer, plus que surprise que son ancien professeur souhaite relancer ce projet. C'était inespéré. Et imprévisible. "Tu es sérieux ?" lui demanda-t-elle, afin d'être sûre qu'elle comprenait bien tout ce qu'il lui disait. Elle avait peur qu'il y ait un mais, une condition, quelque chose qui vienne couper court l'excitation que Marius générait mot après mot. Il était vrai qu'à la tête de son département, il avait bien plus de liberté pour mener à bien les méthodes de pédagogie qui lui semblaient les plus adaptées. Et lui semblait particulièrement motivé à faire appel à plusieurs intervenant extérieurs à l'équipe de professeurs déjà présente sur place. Le programme était entièrement à remanier et il comptait sur elle pour en faire partie, pour qu'elle y apose sa patte à elle aussi, persuadée qu'elle ferait des merveilles. "Pour de vrai ?" Un sourire apparut sur son visage et s'étirait de plus en plus. Son regard s'était subitement mis à pétiller. "J'adorerais." Il était déjà arrivé à Joanne de faire visiter la galerie dont elle avait la charge à quelques étudiants, et elle prenait plaisir à partager sa passion et ses connaissances. Marius laissait comprendre qu'il y avait un travail gargantuesque pour que tout soit échafauder et bien construit. Joanne n'avait que de vagues souvenirs de son propre programme universitaire, des cours qu'elle avait suivi. Elle avait tout conservé, ses classeurs précieusement rangé dans un carton, elle ne se voyait pas s'en débarrasser. Mais elle n'avait jamais eu besoin de se rapprocher autant des objectifs de ce cursus universitaire pour savoir dans quelle direction aller. Si elle acceptait, elle allait devoir redoubler d'effort pour comprendre tout son fonctionnement. "Ce serait..." Elle prit un moment pour trouver un mot capable de décrire son enthousiasme. "Ce serait fantastique, j'adorerais me relancer dans un tel projet." Elle était même plus qu'emballée par cette initiative, d'autant plus qu'ils auraient bien plus de libertés pour mener à bien leur programme. Un projet d'envergure qui allait demander du temps et qui allait compléter ses journées. Des séminaires, des visites, des conférences... ces mots faisaient briller ses yeux. Elle y avait déjà accès dans une certaine mesure, elle avait toujours aimée se tenir informée des dernières actualités. "Ce n'est pas une mince affaire, d'établir tout un programme." Marius avait certainement quand même quelques directives à respecter, mais il avait insisté sur le fait qu'il avait bien plus de libertés qu'avant. Joanne laissa échapper un rire bref qui ne faisait qu'exprimer son enthousiasme vis-à-vis de la proposition de Marius. "Mais je suis totalement partante." Elle n'avait rien commencé qu'elle en prenait déjà plein les yeux. "C'est tout de même quelque chose qui risque de prendre du temps. Il n'y a vraiment aucune date butoir ? Est-ce que tu comptes en discuter avec mes supérieurs ?" Peut-être qu'il voudrait inclure le QAGOMA via Joanne. Celle-ci espérait en fait que s'il en discutait avec Simon, son supérieur, il lui accorderait un temps par semaine pour travailler uniquement sur ce projet là s'il l'approuvait. Bien qu'elle soit une personne rêveuse, Joanne était particulièrement douée en terme d'organisation. Après tout, pendant une année, elle avait su gérer seule un enfant en bas âge, un travail à plein temps, deux chiens et une maison sans l'aide de qui que ce soit. Elle s'intéressait donc d'abord à l'organisation, au côté pratique de ce projet qui leur tenait à coeur tous les deux. "Je suis... très flattée que tu aies à nouveau penser à moi, à ce sujet. Ca me touche très sincèrement." lui dit-elle avec un sourire gavé de reconnaissance. "Ce n'est pas rien, comme idée, et je suis plus qu'honorée d'en faire partie." Elle ressentait une immense fierté qu'il puisse voir autant de potentiel en elle, et qu'il désire l'avoir à ses côtés pour construire tout ceci. Joanne avait pris du temps pour réaliser par elle-même qu'elle était capable de beaucoup de choses, bien plus qu'elle ne le pensait. C'était le résultat d'un travail de longue haleine, Jamie s'était battu pour ça et n'avait jamais désespéré jusqu'à ce que son épouse lui ouvre les yeux. Voilà qu'il se reposait désormais sur elle alors qu'il était au plus mal. Et malgré cela, Joanne n'avait absolument pas peur de s'ajouter du travail supplémentaire, surtout quelque chose pour lequel elle était autant motivée. Elle en était capable, et elle le désirait tant.
Un célèbre écrivain français, brillant penseur épris de justice et de liberté, a écrit un jour : "J'ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l'indifférence." Cette citation, issue de la première oeuvre en prose de l'éminent Anatole France, m'avait marqué au fer rouge. À l'époque où je vivais encore dans la capitale des Gaules, il était fréquent que j'aille déambuler, souvent sans d'autre but que celui de faire le vide, dans les couloirs infinis des plus belles bibliothèques parisiennes. Un jour, alors que j'effleurais du bout des doigts les dizaines de livres d'une étagère, la pulpe de mon index accrocha une tranche plus rugueuse que les autres. Mon attention, attirée par cette surprenante sensation, se focalisa sur l'objet que j'ôtai aussitôt du rayon. Le Crime de Sylvestre Bonnard. Pour le novice que j'étais en littérature française, ni l'intitulé du roman, ni l'identité de son auteur ne m'étaient connus. Pour satisfaire une curiosité qui me dépassait un peu, j'ouvris l'ouvrage abîmé par le temps, laissai voler quelques pages faiblement jaunies et m'arrêtai, au hasard, sur une page pour absorber mes premiers mots de l'écrivain. Ma lecture s'acheva sur cette simple et unique phrase, éjectant mon esprit dans de lointaines contrées philosophiques. Envahi d'un indéniable regain d'énergie à un moment où cela manquait cruellement, je pris la décision de remettre le livre à sa place et, conscient des efforts que j'aurais à fournir pour donner un nouvel élan à ma carrière, de prendre le taureau par les cornes. Dans les jours qui suivirent, je fus embauché comme professeur à la Sorbonne. Il semblerait, en quelques sortes, qu'Anatole France ait simplement réanimé la confiance que des épreuves difficiles avaient ébranlées et qui n'attendait qu'un petit coup de pouce pour retrouver le trône sur lequel elle avait toujours siégé.
Cette folie des passions, Joanne la partageait autant que moi. Sous nos airs de premiers de la classe, d'enfants sages, nous étions animés d'une passion ardente pour le microcosme de l'histoire de l'art. Et à en juger par l'air incrédule de la blonde, mon souhait de remettre notre collaboration à l'ordre du jour lui plaisait plus que de raison. « Pour de vrai. » Il était temps. Nous avions tous les deux traversé des évènements, heureux ou non, pris ou repris nos carrières en mains, gravi des échelons et étions désormais gonflés de nouvelles ambitions. « C'est un gros projet, en effet. Ça demandera beaucoup d'heures de boulot, je ne te le cache pas. » Partir sur un tel projet, sans qu'un programme ne soit préalablement établi, sans avoir fixé d'autre objectif que celui d'apporter une plus-value à des groupes hétérogènes d'étudiants en quête de billes pour construire leur projet professionnel, était un pari risqué mais j'étais convaincu que ce serait extrêmement enrichissant tant pour l'un que pour l'autre. La seule contrainte résidait justement dans la date butoir que Joanne venait d'évoquer. Je baissai les yeux pour perdre mon regard dans ma boisson chaude, laissant apparaître un sourire malicieux. « Uhm, la rentrée universitaire ? » Je relevai le menton pour découvrir la réaction de Joanne, qui fut exactement celle que j'attendais. « Je sais, ça fait vraiment court. » J'acquiesçai sérieusement, conscient que nos plannings respectifs risquaient d'être déjà bien chargés avec les fêtes de fin d'année. D'autant plus que, me concernant, je comptais évidemment sur la fin d'année universitaire, en décembre, pour m'apporter son lot de surprises : heures supplémentaires, mobilisation de dernière minute, correction de centaines de copies ... La fin d'année s'annonçait chargée, mais j'aimais cette émulation - et j'espérais sincèrement qu'il en soit de même pour Joanne. Alors, tel un Machiavel des temps modernes, je m'attelai à rendre cette proposition plus attrayante encore. « C'est un pari à prendre, à voir si tu te sens prêtes à le relever... » J'étais prêt à parier, de mon côté, que transformer cette proposition en un défi à relever était un levier majeur de motivation pour mon amie. Et cette opportunité, offerte sur un plateau d'argent, s'inscrivait clairement dans sa volonté de challenge professionnel. « Enfin, je ne voudrais pas t'influencer. » Un sourire exagérément roublard se dessina sur mon visage, avant de se fondre dans une expression plus sérieuse. « Quant au musée, j'ai bien pensé à inclure dans ce programme une forme de partenariat avec le QAGOMA alors oui, je suppose qu'il faudrait que je rencontre tes supérieurs... mais je n'engagerai rien sans ton accord, parce que c'est toi que je veux à la tête de ce projet. » Joanne m'avait confié l'honneur qu'elle ressentait à l'idée de faire partie de cette nouvelle aventure, mais les détails que je venais prudemment de lui livrer auraient aisément pu faire pencher la balance de l'autre côté ; notamment parce que cela signifiait bon nombre d'heures de réflexion, d'échanges et de négociations compilées dans quelques potentielles nuits blanches d'ici le mois de février.
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Un tel projet demandait des heures et des heures de travail. Peut-être bien plus que ce que l'on pouvait imaginer. Alors, dès que Marius lui confirma qu'il comptait bien relancer cette idée pleine d'ambition, les rouages complexes de l'esprit de Joanne tentaient déjà de trouver des solutions pour se libérer du temps qu'elle pourrait ensuite accorder à cette lourde tâche. Ce n'était pas en sauvant dix minutes par ci, par là, qu'elle allait pouvoir véritablement avancer, loin de là. Elle devait parvenir à tout caser durant la semaine, ayant la ferme intention de garder ses samedis et ses dimanches pour sa famille. Pas de débordement, pas de bavures de ce côté là, et ce n'était absolument pas négociable. Joanne se diisait qu'ils auraient certainement le temps de tout peaufiner, qu'il ne s'agissait que du programme pour la rentrée suivante, et non celle qui allait arriver dans quelques mois. C'est pourquoi ses yeux s'arrondirent de plus belle lorsque Marius lui affirma que tout devait êtree quasiment propre pour janvier 2019. Soudainement, tout ceci lui semblait quasi irréalisable. Bien que Marius gardait son brin de malince dans son regard, il avait une Joanne qui peinait à se remettre de l'annonce du délai qu'ils avaient. Surtout qu'elle était novice en matière d'enseignement, elle ne s'était jamais véritablement penchée dessus et n'avait qu'un vague souvenir du programme universitaire qu'elle avait suivi lorsqu'elle était elle-même assise sur les bancs des amphithéâtres du campus. De but en blanc, cela semblait être irréalisable. "Mais... Tu as déjà la trame du programme ? Ou on part vraiment de zéro ?" Des questions, Joanne en avait des dizaines. Car les réponses allaient l'aider à savoir l'ampleur de la charge de travail qui s'annonçait. "Et il y a combien d'intervenants et de professeurs, pour gérer tout ça ?" Il y avait certainement moyen de se partager le travail, et de tout mettre en commun lors de réunions ou de calls. Joanne avait bien conscience qu'elle n'allait pas non plu avoir une présence régulière. Elle avait des connaissances, mais pas les qualifications nécessaires pour donner des cours toutes les semaines. Elle pensait qu'il s'agirait surtout d'interventions occasionnels, ou de recevoir des groupes d'étudiants dans la galerie dont elle avait la charge au QAGOMA. "A la tête de tout le projet ? Ou du projet de partenariat ?" lui demanda-t-elle subitement, avec les yeux ronds. Joanne pouvait gérer la pression, mais elle avait des limites. Elle avait en tête son expérience lorsqu'elle dirigeait la fondation Oliver Keynes. Certes, au moment où elle avait donné sa démission, elle était loin d'être en bons termes avec Jamie, et cette ambiance pesante avait beaucoup pesé dans la décision de son départ. Elle aurait très certainement pu poursuivre dans son élan. Elle en était capable. Il n'était pas rare que Joanne repense à la fondation. Quelque part, ça lui manquait beaucoup. C'était une cause qui lui tenait à coeur, c'est pourquoi elle en suivait régulièrement les actualités, les événements à venir. Marius savait pertinemment qu'il tentait Joanne, malgré la charge de travail qu'allait demander ce projet. C'était assez effrayant, d'un côté. "Si mon supérieur te donne mon feu vert, ce serait vraiment génial car je pourrai aussi avancer sur les interventions que je ferai. Et je suppose que je vais devoir laisser tomber mes recherches personnelles pour la fin de l'année." dit-elle, très pensive. Difficile pour elle de s'organiser dans le temps imparti. "On entre en période de bilan annuel au musée, les journées vont être denses." Des réunions à la pelle, des détails d'organisation à finaliser pour les prochaines expositions temporaires. Marius devait enseigner à plusieurs classes aussi. "Et ce serait pour une seule classe, ou pour l'ensemble des étudiants des promotions ?" Intérieurement, Joanne espérait que le professeur la rassure en lui disant qu'elle commencerait par une seule promotion. Le travail devait être déjà suffisamment conséquent. Organiser les cours pour les interventions, en n'ayant aucune notion en terme de pédagogie. Joanne allait avoir besoin de plus de temps que d'autres pour s'organiser. "Je t'avoue que les délais sont assez stressants. Je pensais que j'aurai le temps de... De mieux m'y connaître en matière de pédagogie." dit-elle avec un rire particulièrement nerveux, tout en sirotant son chocolat chaud. "Ca devient tout à coup un véritable challenge." Joanne aurait très bien pu se défiler, et abandonner l'idée. Elle appréhendait, mais il fallait reconnaître que le jeu en valait sûrement la chandelle. C'était une passionnée, et le partager avec des étudiants tout aussi intéressés qu'elle était quelque chose de très gratifiant. "Je me doute bien qu'il y a du pain sur la planche, mais... je ne veux pas que ça empiète de trop sur ma vie de famille. Jamie et moi avons déjà des journées bien complètes en semaine, et ça ne me gêne pas de les condenser davantage. Mais en dehors de ça, mon temps libre leur est entièrement consacré." Elle savait que ce n'était pas un détail qui allait en sa faveur, mais elle se connaissait. Si elle ne mettait pas des barrières immédiatement, elle risquait de vite déborder. "Je sais que ça limite beaucoup, mais je saurai m'organiser pour que ça fonctionne." lui assura-t-elle d'un air un peu plus confiant. "Et je suppose que quand on saura vers où on va, et que le plus gros sera fait, ce sera certainement plus calme en terme de charge de travail, n'est-ce pas ?" Marius savait combien Joanne adorait son métier et qu'elle n'y renoncerait pas. Elle appréciait le fait que des interventions et quelques cours donnés ici et là ponctueraient son planning hebdomadaires, mais elle désirait rester conservatrice et garder le poste qu'elle détenait.
Ma demande n’était peut-être pas anodine, elle constituait même le pari osé d’une collaboration inédite au sein du département que je dirigeais mais je campais sur mes positions : intégrer Joanne dans le programme d’études était une merveilleuse idée - quoiqu’un peu extravagante, pour l’amatrice qu’elle était dans le milieu de l’enseignement supérieur. Plus encore qu’une nouvelle charge de travail sur son planning saturé, elle prit rapidement conscience que tout mener de front serait impossible et qu’il lui faudrait, a minima, mettre de côté ses recherches personnelles pour se concentrer sur cette nouvelle ambition professionnelle. Oui, les journées seraient denses, il était inutile d’arrondir les angles. Je me contentai alors d’un sérieux hochement de tête, priant intimement pour que cela ne fasse pas sombrer ma proposition dans les abîmes. Les traits tendus, le dos raidi, Joanne m’assaillit soudainement de questions qui, aussi légitimes qu’elles furent, m’interrogèrent sur l’enthousiasme apparent qu’elle dégageait jusque-là. Je réfrénai un froncement de sourcil inquiet, et me concentrai pour lui délivrer les informations les plus pertinentes à l’heure actuelle. « L’équipe pédagogique du département d’histoire de l’art se compose de six professeurs d’université, dont je fais partie, sur des parcours allant des arts et cultures visuels à l’urbanisme et l’architecture. Toutes promotions confondues, il y a eu une demi-douzaine d’intervenants extérieurs en 2018… pour quelques heures à peine. C’est très ponctuel, et c’est justement ce que j’aimerais améliorer avec toi. » Je pris une pause pour mesurer la constance de l’intérêt de Joanne pour cette opportunité, sans toutefois parvenir à distinguer son inquiétude de sa curiosité. « Tes interventions seraient des sortes de modules complémentaires, une plus-value qui permettrait aux étudiants de concrétiser les théories qu’on leur enseigne. » Soucieux de la convaincre du bien-fondé de cette histoire, je m’attelai ensuite à quelques détails pratiques. « Les programmes initiaux des formations sont, bien sûr, préétablis et validés par les instances compétentes. Il y a de l’historiographie, de la muséologie, des langues, des arts indigènes, des arts contemporains … Mais je ne t’apprends rien. » Quittant quelques instants le plus grand monologue de ma vie pour jeter un regard complice à Joanne, un mince sourire s’étira sur mon visage. Si mon amie était novice dans le professorat, c’était une experte des bancs de l’université qu’elle avait longuement foulé comme étudiante. « Ce qui nous concerne aujourd’hui, ce sont les étudiants de dernière année et leur formation axée sur la valorisation de la recherche. L’ouverture sur le monde professionnel n’est pas suffisante, et des rapports des promotions précédentes que j’ai lus, bon nombre d’anciens étudiants le déplorent. C’est là que tu interviens. » finis-je sur un ton plus solennel. « J’ai pensé à une sorte de parcours échelonné tout au long de l’année avec plusieurs interventions par semestre, à l’université et sur le terrain. Quelque chose de construit, de concret, tant sur l’environnement du musée que sur la réalité du métier de conservatrice. » D’un air pensif, j’haussai les épaules sur cette proposition. Rien n’était immuable et comme je lui en avais fait part précédemment, tout était à construire ensemble, et les possibilités étaient infinies. « Sous réserve d’obtenir l’aval de la direction du QAGOMA sur un partenariat avec l’université, ce qui ne saurait tarder… » Un projet de convention de partenariat, envoyé fin novembre, faisait actuellement l’objet d’une relecture de la part du musée mais à en juger par les premiers retours, l’accord serait sûrement acté avant la fin d’année. « … j’aimerais que ta première intervention soit programmée en février/mars, pour la rentrée universitaire. » Selon moi, les délais étaient serrés, certes, mais bien loin d’être insurmontables pour le bourreau de travail que j’étais. La condition de Joanne quant au temps libre réservé à sa vie de famille me sembla tout à coup très difficile à assumer. J’opinai du chef, silencieusement, pesant le pour et le contre d’une totale honnêteté avant de céder. « Quant au volume de travail, sache que je n’ai pas la moindre intention d’empiéter sur ta vie de famille. En tant que potentiel futur collaborateur, je te dirais même qu’on sera plus efficaces que quiconque et que tout roulera. Mais en tant qu’ami, je dois te prévenir que le challenge est trop dense pour te promettre des horaires fixes. » C’était une belle opportunité, mais cela supposait une implication que Joanne ne pouvait peut-être pas se permettre à l’heure actuelle. D’autant plus que ni le contenu, ni la forme n’était pour le moment acté. « Il y aura certainement des imprévus, des changements de dernière minute, des idées à la pelle qu’il faudra canaliser … on n’y passera pas non plus des nuits blanches, bien sûr, mais sur un temps aussi court, ce sera particulièrement prenant. » Je bus une gorgée de ma boisson pour réhydrater ma bouche assoiffée par tant de paroles, avant d’ajouter sur un ton se voulant plus rassurant : « Ça vaut le coup, n’en doute pas, mais c’est un choix à faire en connaissance de cause. »
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Lorsqu'un projet lui semblait trop imposant, trop impressionnant, Joanne avait parfois tendance à se défiler dès que la vague d'enthousiasme était passé. Des engagements qui devenaient parfois plus effrayants qu'autre chose, prenant largement le dessus sur la motivation qui pouvait pourtant être un excellent moteur pour elle. Il y avait souvent ce relan de courage qu'elle retrouvait dès qu'elle songeait aux aboutissants, à ce qu'elle y gagnera, à quel point tel ou tel projet lui serait bénéfique. Ne serait-ce que pour sa satisfaction personnelle, cette quête constante de l'épanouissement, que ce soit dans la vie personnelle ou professionnelle. Compte tenu des délais, oui, Joanne avait peur. D'où ses innombrables questions en matière d'organisation, car elle était encore bien novice en la matière. Cela, Marius semblait en avoir parfaitement conscience et cela ne semblait même pas effleurer la confiance qu'il avait en elle pour ce projet. Posément, il lui expliquait ce qu'il prévoyait de faire en collaboration avec elle. Un remaniement qu'il jugeait nécessaire et qu'elle ne pouvait qu'approuver. Le marché du travail était compliqué à gérer, surtout dans le domaine de l'art; une fois qu'on avait sa place, on la gardait très précieusement. Selon lui, il n'y avait pas assez d'intervenants, pas assez de professionnels du terrain qui venaient aux amphithéâtres pour discuter d'art et de tout ce qui s'y associait. Ces personnes là avaient un autre point de vue que les professeurs, une autre manière d'approcher les sujets abordés et il semblerait que Marius cherchait à développer ce côté là. Peut-être pour ouvrir l'éventail des possibilités aux étudiants, leur faire comprendre qu'il existait de nombreuses voies dans cette chambre et qu'ils leur seraient très intéressants d'entendre parler plus régulièrement des personnes expertes en leur domaine, selon leur milieu de travail. Pendu à ses lèvres, Joanne assimilait avec une rapidité déconcertante la moindre information que son mentor lui transmettait, dans le but d'éclairer sa lanterne. Les choses lui semblaient alors moins floues, moins effrayants qu'elles ne le furent quelques minutes plus tôt. Bien que certains cours lui échappaient, la petite blonde se souvenait du programme d'études qu'elle avait choisi dans les grandes lignes. Les cours qui lui avaient le plus marqué étaient ceux qui l'avaient le plus intéressée. Globalement, Joanne était devenue une excellente étudiante dès qu'elle avait commencé l'université. Elle avait travaillé d'arrache-pied tant cela la passionnait. Bien qu'elle ne soit pas particulièrement enthousiaste lorsqu'il s'agit d'art moderne et contemporain, elle obtenait des notes plus que correctes pour les partiels qui portaient sur ces modules. Elle laissait échapper un petit rire lorsqu'il faisait justement allusion. Quand il se mit à partler du QAGOMA, elle écarquilla les yeux, comprenant alors qu'il avait déjà pris les devants en contactant le musée dans lequel elle travaillait. "Tu es déjà en relation avec le QAGOMA ?" lui demanda-t-elle. Pour qu'il dise que les négociations arrivent à terme, il devait plancher dessus depuis un moment. "Voulais-tu collaborer d'office avec eux ou est-ce que tu savais très bien que je serais à nouveau si intéressée par cette idée que tu as un petit peu anticiper les choses ?" lui demanda-t-elle à la fois avec étonnement et malice. Le professeur avait eu l'honnêteté de dire à Joanne qu'il y allait très certainement avoir des heures supplémentaires, des journées à rallonge surtout pour les prochains mois, avant la rentrée, le temps de tout mettre en place. Les semaines allaient certainement s'alléger une fois que l'ensemble du programme allait être mis en place. Il voulait la mettre en confiance, persuadé que leur bonne entente allait leur être grandement bénéfique pour leur travail et que cela leur permettrait d'économiser du temps. Joanne glissa ses doigts entre ses cheveux, bien pensive. Elle se rendait bien compte que ses journées allaient se rallonger, qu'elle allait rapidement adopter des horaires qui s'approchaient plus de ceux de Jamie. Peut-être même qu'elle serait menée à se lever plus tôt le matin afin d'éviter les retours à la maison trop tardifs le soir. "Donc, en gros, mes interventions auront pour principal objectif de faciliter la transition entre les bancs universitaires et le monde du travail, c'est bien ça ?" résuma-t-elle. Au moins, elle avait l'idée principale de l'objectif que Marius avec en tête en désignant la jeune femme pour cette tâchée. "Donc autant de méthodologie que de cours plus concrets sur le terrain." Peu à peu, les choses prenaient forme dans l'esprits de la jeune femme. Et vu ce que Marius laissait comprendre, ce n'était qu'une première étape. Pour ce semestre là du moins, elle allait devoir s'occuper des dernières années, mais ses interventions allaient très certainement s'élargir sur les différentes promotions, avec d'autres cours et d'autres objectifs. Il fallait reconnaître que c'était particulièrement excitant. "Je mentirai si je disais que la charge de travail que nous allons avoir durant les prochains mois." confessa-t-elle avec un rire nerveux. "Mais de savoir que ce n'est qu'un début, une première étape d'un projet qui ne peut qu'évoluer au long cours, c'est particulièrement motivant." Bien que Jamie ne portait pas particulièrement le professeur dans son coeur (on pourrait presque croire qu'il avait une dent contre ce corps de métier), Joanne savait qu'il l'encouragerait pour n'importe quel tremplin qui lui permettrait de s'élancer davantage dans sa carrière. Il était certain qu'elle parviendrait à s'épanouir. "Je suis partante." dit-elle avec engouement, après un long moment laissé en suspend. La petite blonde ne pouvait s'empêcher de sourire. Maintenant qu'elle était engagée, il allait certainement falloir discuter de l'organisation, du programme que Marius avait en tête, de l'agrémenter en compagnie de toutes les personnes faisant partie du projet. "Tu as prévu des réunions pour discuter de l'ensemble du programme ?" Vu les délais courts, Joanne ne serait même pas surprise qu'il lui réponde qu'ils allaient devoir se revoir dans la semaine, ou la semaine suivante. Le temps filait à vive allure, et ils ne pouvaient pas se permettre d'en perdre. La jeune femme avait déjà sorti un petit carnet de son sac, qui lui servait de pense-bête avant tout. Elle était une femme particulièrement organisée, qui parvenait à optimiser au mieux son temps de travail. "Et tu voudrais un premier jet des cours que je compte faire à quelle date ?" Elle supposait qu'il voudrait avoir un oeil sur la manière dont elle voulait construire ses cours. La méthodologie de la jeune femme n'allait pas vraiment s'approcher de celle des enseignants. Elle avait son point de vue de conservatrice, d'employée de musée, et c'était certainement ce qu'il recherchait en elle.
Comme je l'avais supposé, Joanne semblait toujours aussi emballée à l'idée d'une collaboration avec l'université. Aussi loin que remontaient mes souvenirs lorsqu'elle était encore mon étudiante, la blonde avait toujours su faire preuve d'une incroyable rigueur dans son travail - sans doute était-ce dû à la passion qui l'animait, mais c'était assez rare pour être souligné. Notre projet de collaboration avait beau daté un peu, je n'avais jamais rangé cette idée au placard des oubliés pour la simple et bonne raison que j'y croyais réellement. En dépit des années d'expériences qui nous séparaient, je me reconnaissais dans sa soif perpétuelle de connaissances et cette volonté de s'épanouir davantage chaque jour dans le domaine exigeant de l'art, où les places sont chères. Le QAGOMA avait su croire en ses compétences et déceler son potentiel grandissant en lui offrant une opportunité de choix, que j'avais plus ou moins suivi à distance. Non sans me défaire d'une certaine fierté à la lecture d'un article de presse sur la nouvelle équipe du célèbre musée, je m'étais promis de déterrer notre projet commun dès mon retour à Brisbane ; répondant à cette promesse personnelle, je m'étais d'ores et déjà assuré qu'une collaboration avec l'établissement demeurait envisageable. Devant cet aveu, la blonde ne sut retenir sa surprise. « Disons que j'ai préféré prendre les devants. » avouai-je sans détour, supposant clairement qu'il m'était impossible d'envisager une autre option que celle d'une collaboration à compter de la prochaine rentrée universitaire. « Je me suis assuré que la convention mentionne le choix du candidat retenu pour le poste comme étant à l'appréciation du porteur de projet... à mon appréciation, en fait. » Cela pouvait paraître un peu tordu, mais il m'avait semblé nécessaire de mettre toutes les chances de notre côté pour anticiper le moindre couac administratif - dans l'espoir immense que Joanne soit toujours intéressée par le projet. Il allait de soi, évidemment, que le choix du candidat retenu ne devait en aucun cas impacter l'organisation interne du musée mais le Président de l'Université et le Directeur du QAGOMA semblaient entretenir une relation professionnelle suffisamment confortable pour que des arrangements officieux soient envisagés. Les retours que j'avais eus de leurs échanges allaient en tous cas dans le sens d'un partenariat de confiance, bénéfique tant pour l'un que pour l'autre. Dans cette histoire, il ne me manquait plus que l'aval d'une candidate de choix : Joanne, qui s'enquit de connaître mon avis sur la question. « Une collaboration avec le QAGOMA ne se refuse pas, tu t'en doutes. Mais si j'ai entamé toutes ces démarches en amont, c'est pour m'assurer que nous puissions travailler ensemble dès que possible. » Face à l'air malicieux de Joanne, que je lui rendis, je finis par céder. « Ok, j'ai parié que tu serais toujours aussi intéressée par le projet. » Je bus une dernière gorgée de ma boisson en souriant, amusé. « Au moins autant que je le suis. » C'était un pari risqué, mais nous accordions chacun tant d'importance à notre passion que je n'osai imaginer qu'elle puisse se résoudre à refuser une si belle opportunité. « Une transition entre les bancs universitaires et le monde du travail, absolument. » C'était un bon résumé de ce que j'attendrais de Joanne le moment venu, quand elle aurait enfin accepté formellement ma proposition. Pour l'heure, si je n'osai toujours pas imaginer qu'elle décline mon offre, je ne parvenais pas à me détendre complètement ; car dans toutes les hypothèses écartant cette option, je n'avais pas pris la mesure de l'importance qu'accordait, à juste titre, Joanne à sa petite famille. J'étais à mille lieux de prendre ma vie privée en considération lorsqu'il s'agissait d'une opportunité de carrière, mais j'étais loin d'être un exemple à suivre : ma famille était complètement disloquée, j'entretenais une relation presque fratricide depuis plusieurs années avec Tommy et depuis ma première histoire d'amour, soldée par les sombres circonstances que nous connaissions, je n'avais enchaîné que des aventures sans importance. Autant dire que mon port d'attache n'était pas aussi solide que celui d'une épouse et mère épanouie. Le curseur de mes certitudes se déplaçait légèrement, faisant pencher la balance en faveur d'un refus, puis d'une acceptation, jusqu'à un équilibre parfait. Ce qui me semblait évident ne l'était plus vraiment et pour la première fois depuis que j'avais envisagé la reprise de ce projet, je craignais que celui-ci ne soit avorté - enfin, dans l'idée que je m'en faisais. J'avais monté ce projet, et je ne pouvais croire qu'il ne se lance sans Joanne. Aussi, je guettai les traits de son visage hésitant en espérant entendre les quelques mots qu'elle finit, heureusement, par prononcer. Je suis partante. Naturellement, mon poing se serra vigoureusement sur lui-même, symbole de la victoire que je venais de remporter. « Tu m'en vois ravi, vraiment ! J'ai presque fini par douter, tu sais. » avouai-je un large sourire aux lèvres. « Tu fais le bon choix. » Je n'étais peut-être pas le plus objectif mais c'était un projet professionnel d'envergure, un tremplin pour un nouvel élan dans sa jeune carrière déjà si prometteuse. « Si je ne m'abuse, la convention devait être signée aujourd'hui... » marmonnai-je en sortant mon téléphone pour guetter un mail du Président de l'Université me confirmant le bon déroulement de son entretien avec la QAGOMA. Je fis dérouler les quelques mails reçus jusqu'à atteindre le graal. « J'ai même l'honneur de t'annoncer qu'elle est signée. » Je tournai fièrement l'écran vers Joanne, ouvert sur le PDF en pièce jointe du mail. Je n'aurais pu imaginer une meilleure tournure que celle-ci pour des retrouvailles qui auguraient dès lors une excellente collaboration. « J'avais bloqué un créneau pour notre première réunion la semaine prochaine, histoire que ton contrat soit formalisé d'ici là. » J'adressai un sourire malicieux à ma nouvelle collaboratrice. « J'aime quand tout est son contrôle. » Si cela pouvait parfois me desservir, c'était aujourd'hui un avantage que d'avoir anticiper la situation. « Un premier jet après les fêtes, courant janvier, ça te semble plausible ? » Ce n'était pas forcément la meilleure période pour une surcharge de travail mais nous étions désormais liés par des délais incompressibles qui nous poussaient d'ores et déjà à nous lancer dans l'aventure.
Feel the power that comes from focusing on what excites you
Que Marius ait largement pris les devants pour la rentrée prochaine et son lot de nouveautés n'était pas si surprenant que ça, réflexion faite. Il était à la tête de cette branche, il se devait d'avancer et de faire avancer les choses, qu'importe la réponse de ses intervenants. Si Joanne avait refusé, il aurait certainement trouvé quelqu'un d'autre sans grand mal, quoiqu'avec une certaine frustration puisqu'il faisait comprendre qu'il ne voyait personne d'autre qu'elle pour ce poste. C'était particulièrement flatteur, mais cela exerçait une sorte de pression à la jeune femme. En seomme, elle ne devait pas se louper, malgré son inexpérience en matière de pédagogie. Peut-être que son talent inné d'éducation qu'elle utilisait avec son fils allait être un outil utile, mais pour le reste, elle redevenait une élève, et Marius, lui, restait le professeur. Elle ignorait cependant s'il était un maniaque du contrôle comme l'était son époux, mais Marius semblait être effectivement le genre de personnes qui aimait avoir la mainmise sur ce qu'il entreprenait. Joanne allait finir par croire qu'il y avait peu d'hommes qui étaient friands de surprises, bonnes ou mauvaises. Il était évident que le QAGOMA accorde donc une flexibilité au candidat retenu quant aux plannings hebdomadaires. Joanne était bien curieuse de savoir quels étaient les intérêts du musée dans cette collaboration. On pourrait croire que le Queensland University n'était qu'étroitement lié au Queensland Museum. Peut-être qu'ils espéraient par ce biais développer les compétences de ses employés, et, en l’occurrence, de Joanne en premier. Cette pensée n'ajoutait qu'une couche de pression supplémentaire. Mais cela avait plus l'allure de carburant à la motivation. Depuis son arrivée, la jeune femme désirait plus que tout montrer ce dont elle pouvait véritablement capable et si elle parvenait à concilier son rôle d'intervenante et de conservatrice, elle en sortirait grande gagnante. Il y avait du pain sur la planche, mais le jeu en valait la chandelle. Elle ignorait quel était l'aboutissement d'un tel projet, ni vers où tout ceci pouvait la projeter. Le seul moyen de le savoir, c'était d'essayer. Marius reconnut qu'il misait avant tout sur le fait que Joanne soit tout aussi enthousiaste qu'auparavant pour faire partie de l'équipe et n'en fut que plus ravi lorsqu'elle accepta. Elle l'avait prévenue que sa famille restait avant tout prioritaire, sans pour autant dévoiler qu'elle était enceinte. C'était trop tôt pour l'annoncer à qui que ce soit de toute façon – sauf à Evelyn, qui avait rapidement deviné, sans grand mal, pourquoi le mariage de la petite blonde était reportée. Cela dit, il n'y avait jamais mille et une raisons susceptibles de faire bousculer un tel événement. Joanne était donc de la partie et Marius exprimait sa joie par un poing quasi victorieux. "Beaucoup de choses ont changé, d'où ma longue réflexion." dit Joanne, avec un sourire gêné. Et beaucoup de choses allaient encore changé dans les mois à venir. "Mais ça me semble prometteur et je pense que ça peut apporter à tous les acteurs de ce projet." Elle écarquilla les yeux lorsque le professeur lui annonça même que la convention venait tout juste d'être signé. "Vraiment ?" s'étonna-t-elle, bouche bée. Ses yeux scrutèrent l'écran du téléphone de Marius, ce qui suffit à répondre à sa question. Elle ne put s'empêcher ensuite d'esquisser un large sourire, réalisant à peine qu'en l'espace d'une discussion avec son mentor, sa carrière professionnelle allait prendre un tournant conséquent. Maintenant, il n'y avait plus qu'à se lancer en plein dedans. Les délais étaient courts et il fallait faire preuve d'efficacité. Joanne sortait ensuite de son sac un petit carnet qu'elle traînait toujours avec elle. Elle y prenait des notes, dès qu'elle repérait une boutique en ville, ou quelque chose qui l'intriguait, ou quand une idée lui venait en tête. Elle acquiesça d'un signe de tête lorsqu'il annonçait un premier créneau pour une première réunion la semaine suivante. "J'avais deviné." rétorqua Joanne, amusée que le brun reconnaisse qu'il était quelque peu un control freak. "Pas de place pour les surprises, c'est ça ?" plaisanta-t-elle pendant qu'elle cherchait son stylo, qui s'était perdu au fond de son sac. "Ca devrait pouvoir se faire, oui." répondit Joanne, bien songeuse, les sourcils un peu froncés. Dans sa tête, toute l'organisation qu'elle avait initialement des prochains se chamboulait pour finalement mieux se reconstruire en incluant cet élément supplémentaire. Nul doute qu'elle allait devoir déborder sur horaires pour la fin de l'année, ça n'allait pas être de la tarte. "Tu risques de crouler sous les mails que je t'enverrai d'ici là, par contre." dit-elle en riant. Des questions, des demandes d'informations, des conseils, des documents à fournir... Joanne savait déjà qu'elle allait avoir besoin de tout ceci pour travailler sur ses propres cours, afin que ce soit dans la continuité de ce qu'enseignait les autres, que ce soit lié et que ses interventions ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe, venu de nulle part. "Est-ce que tu pourras déjà m'envoyer le programme qui est prévu pour le prochain semestre ?" Joanne se sentait déjà en retard, vu les délais. Elle n'avait qu'une hâte, c'était de s'y mettre.
Lorsque nous nous étions donnés rendez-vous au Death Before Decaf, l'endroit même où je risquais de croiser un allié de mon exécrable frère, j'avais craint que la situation en dégénère. Matt aurait pu faire son entrée fracassante pour me couvrir publiquement de reproches que je n'étais clairement pas disposé à recevoir, entrainant la fin précoce de mes retrouvailles avec Joanne en lesquelles je fondais tant d'espoirs. Ou pire encore : la blonde aurait pu me faire part d'une réticence à l'égard d'un projet qui, au regard de son emploi du temps surchargé, la dépassait. Mais en dépit de ces tristes scénarios, j'avais osé croire en la possibilité de notre collaboration. Nous l'avions déjà envisagé, et plus encore quelques années auparavant, et il était temps de la remettre sur le tapis. Joanne était une femme passionnée, prête à s'investir corps en âme dans un projet qui lui tenait à coeur, et j'avais très justement jugé que celui de l'Université en ferait partie. « Ce sera le cas. » confirmai-je en listant intimement tous les acteurs concernés par le projet, et ils étaient nombreux : les étudiants de la promotion, les futurs étudiants en quête d'une formation de qualité, le corps professoral et les intervenants extérieurs qui se nourriraient d'une nouvelle approche, les employés du musée qui participeraient à l'élaboration des visites sur le terrain, les journalistes qui s'empareraient de cette nouvelle pédagogie, les intellectuels qui analyseraient la combinaison théorie-pratique, la société civile comme cible in fine ... Je croyais si fermement en ce projet que j'espérais secrètement que des revues spécialisées en histoire de l'art, ou peut-être plus généralistes, reconnaissent son caractère innovant d'ici la fin d'année universitaire.
Le coeur allégé par l'accord verbal de Joanne, dont la promesse valait autant qu'une signature de contrat, les traits de mon visage se détendirent l'espace de quelques secondes, bientôt retendus par les multiples interrogations de la blonde. Regard froncé, je ne perdis pas une miette de ses paroles, débitées à la vitesse de l'éclair. « Je n'ai jamais aimé être surpris. Quand il m'arrive quelque chose, je préfère être là. » Cette citation de l'écrivain français Albert Camus n'aurait pu mieux résumer ce trait de caractère peu enclin à l'improvisation : les surprises, très peu pour moi, d'autant plus que celles qui avaient jalonnées ma vie n'avaient été que mauvaises. En lieu et place d'une improvisation, j'optais systématiquement pour une analyse poussée des risques encourus comme préalable à un plan d'actions précis. Non, je ne laissais que très peu de place au doute. C'était le moyen de contrôler la situation, d'en connaître tous les tenants et aboutissants, et au fond, d'amoindrir le risque d'être au mieux déçu, au pire dévasté. Joanne n'accorda pas plus d'importance que cela à ma réponse et s'enquit ensuite de ma disponibilité permanente (ou presque) pour répondre à ses courriels. Je lui décrochai un franc sourire. Nous avions à peine scellé notre partenariat qu'elle fonçait déjà dedans tête baissée ; la fougue d'une femme à la carrière en plein essor, c'était exactement ce dont j'avais besoin. « Tu me connais, je vis pour mon boulot. » Crouler sous des échanges professionnels autour de l'histoire de l'art et d'un projet d'envergure avec une amie proche, que demander de plus ? « Nul doute que je serai connecté H24, prêt à dégainer en cas de besoin. » Sur une touche d'humour, je sortis ma carte bancaire pour régler la note tendue par le serveur qui disparut aussitôt la transaction effectuée. J'eus un doute quant au fait que Joanne l'ait même aperçu, tant elle semblait absorbée par ses pensées. Je l'observai, avec l'admiration d'un professeur fier de son élève appliquée, quand elle sortit de sa torpeur pour faire preuve d'une impatience qui m'emplit de joie. « Bien entendu. Il est sur mon pc, je te l'envoie par mail dès que j'arrive chez moi. » promis-je sérieusement tandis que nous quittâmes l'établissement hybride que je retiendrai désormais comme celui d'un moment charnière de nos carrières. Sur le perron, j'enlaçai amicalement Joanne et lui adressai un sourire des plus sincères. « À très bientôt. » soufflai-je finalement, trépignant d'impatience à l'idée de lancer enfin la machine.