lightning and the thunder

carlisle & evie

C’était Amal qui avait tenu à ce qu’Evelyn les retrouvent, elle et son futur époux, au Canvas. Sortir de l’agence pour rencontrer ses clients était devenu un luxe pour l’organisatrice de mariage. Depuis quelques mois, elle avait mis un point d’honneur à faire de son lieu de travail un cocon suffisamment douillet pour que les futurs mariés desquels elle s’occupait se sentent à leur aise en passant le seuil épuré de son bureau, et tenait farouchement à les rencontrer à cet endroit, que ce soit pour faire le point avec eux, ou pour répondre aux doutes qui les assaillaient parfois. Elle adorait le quartier dans lequel elle avait posé ses cartons, et ne cessait de vanter ses mérites auprès de ceux qui y mettaient les pieds, leur déroulant le tapis rouge, et ne lésinant pas sur le bon champagne pour les désaltérer, les ritournelles enregistrées dans le studio de Jack accompagnant mélodieusement, et en sourdine, ses longs entretiens. Pas peu fière du résultat de ces semaines de coups de pinceaux répétés, elle leur donnait donc systématiquement rendez-vous là-bas. Mais Amal avait insisté, se reposant sur les petites habitudes qu’ils avaient prises chacun de leur côté dès leur première rencontre pour convaincre la jeune femme de sortir de sa toute nouvelle zone de confort, et s’extraire du cadre strict de sa profession pour venir faire le point avec elle et son fiancé. La future madame Bishop était une femme qui savait ce qu’elle voulait, et puisque le client était roi, Evie ne s’était pas appesantie sur la question. Finalement, ça ne la dérangeait pas plus que ça.

Arrivée en avance, elle s’installa à la table la plus isolée du bar, gardant à l’esprit qu’elle n’avait pas traversé toute la ville pour faire la causette aux clients les plus importants de sa liste du moment, car un objectif plus critique devait les amener à se revoir depuis tout ce temps. Ils lui avaient laissé une liberté singulière pour s’occuper de tout ce qui tournait autour de leurs noces, et évitaient soigneusement d’empiéter sur ce qu’ils considéraient, à juste titre d’ailleurs, comme son domaine de prédilection. Elle avait un budget qui crevait le plafond, des indications qu’elle suivait à la lettre pour mieux coller à leurs envies de simplicité et d’élégance, leurs points de vue respectifs sur le sujet, et un carnet d’adresses qu’elle avait réussi à remplir de nouveau depuis son retour officiel en Australie, de quoi leur ôter toute envie d’angoisser quant au bon déroulement des opérations ; Evelyn avait les choses bien en mains, comme toujours. Elle restait néanmoins en contact régulier avec Amal qui lui confirmait souvent que Carlisle se rangerait de son côté de toute façon, aussi depuis leur toute première rencontre, elle ne l’avait pas revu. D’ailleurs, elle n’avait jamais vraiment eu l’occasion de voir Amal et Carlisle ensemble, les ayant rencontrés séparément, et l’idée d’avoir enfin le privilège de les voir interagir en tant que futurs époux la mettait dans un état d’impatience légère, secrètement enthousiasmée. Elle l’admettait, il y avait quelque chose d’intrigant chez Amal et Carlisle. Elle trouvait admirable la façon dont ils géraient leur vie – ils étaient un couple, mais ils lui donnaient parfois l’impression de vivre des vies complètement séparées, et bien que ça avait l’air de particulièrement bien fonctionner pour eux – peut-être était-ce là le secret d’une vie de couple épanouie –, il y avait des moments où elle se demandait si ça ne cachait pas quelque chose de plus douteux. Sa sonnette d’alarme avait été à deux doigts de se mettre à geindre à de maintes reprises quand, penchée sur les cartons d’invitations qu’elle leur destinait, elle se rappelait la façon dont Amal s’était plainte des absences répétées de Carlisle. Mais puisqu’Evie ne se laissait pas le loisir d’établir des jugements prédéfinis sur ses clients, elle l’avait fait taire en se lançant à corps perdus dans la liste des taches qui portaient leur nom.

Elle sortit son organiser de son sac à main, et chaussa ses lunettes de travail du bout des doigts pour consulter les notes qu’elle avait rédigées au cours de ces derniers mois passés à travailler sur ce jour si important pour ses clients. S’autorisant une gorgée de vin blanc glacé pour réveiller son palais et son subconscient, elle tourna une page, quand le salut de Carlisle la fit relever la tête, et froncer immédiatement les sourcils.
« Bonsoir, Carlisle. » Elle tendit le cou, jetant un œil, plissé derrière les verres de ses lunettes élégantes, pour vérifier si Amal ne se cachait pas derrière lui. Elle posa le dos de son gros dossier sur le rebord de la table en soupirant sans retenue lorsqu’elle fût rancardée sur le sujet : il était venu seul. Interdite, elle ne put repousser le léger pincement d’agacement qui lui fit lui répondre, d’une voix blanche « Je sais que vous appréciez nos rendez-vous, pas comme votre future épouse, visiblement. » Un sourcil s’arqua de lui-même, et un sourire fugace remonta ses pommettes redessinées par un coup de blush efficace « On ne peut mieux, et vous ? Vous avez l’air en bonne forme. » Du bout des doigts, elle retira ses lunettes, et arqua un sourcil en posant son regard, légèrement courroucé, sur lui « C’est Amal qui avait programmé cette rencontre en vérité. Mais elle ne viendra pas, n’est-ce pas ? » Elle inclina la tête sur le côté, levant légèrement les mains devant elle en ajoutant, le même sourire fugace pointant de nouveau « Ne vous méprenez pas, je n’ai rien contre nos tête-à-tête. Seulement, je doute que l’élaboration d’une cérémonie comme celle que j’ai prévue pour votre mariage ne puisse aboutir au travers de simples contacts téléphoniques. J’ai besoin de vous parler de vive voix à tous les deux, parfois. » Elle empoigna le pied de son verre pour soulager l’amertume qui remonta le long de sa trachée, ressentant l’absence d’Amal comme un manque de respect relatif à sa bonne volonté et ses efforts pour que tout se passe bien. A ce moment-là, elle eut l’impression que son travail n’était pas apprécié à sa juste valeur, et ça la blessa, mais pas suffisamment pour qu’elle batte en retraite, et se retranche dans son amour-propre en sirotant son vin. Elle avala donc sa gorgée, reposa son verre devant elle, et retira de son organiser une feuille repliée en deux qu’elle déploya au milieu de la table pour la soumettre à la vue du jeune homme ; couleurs et indications étaient savamment distillées sur un plan circulaire qu’elle s’était échiné à rendre le plus clair possible « Avant toute chose, le plan de table. Établi en fonction de indications de votre fiancée, terminé ce matin. » Elle sortit un stylo de très bonne facture de la rainure de son organiser, au cas-où Carlisle aurait quelque chose à redire et à ajouter, et lui tendit dans la foulée « Amal devait le valider ce soir. J’imagine qu’en son absence, cette tache vous revient. »

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Inutile d’épiloguer sur l’autoritarisme assumée d’Amal Wellington : son futur époux était le mieux placé pour savoir qu’effectivement, la jeune femme savait se montrer digne de sa réputation. Et c’était tout à son honneur, elle n’en disconviendrait pas, en bonne partisante féministe qu’elle était. Vraiment, Evelyn appréciait ça chez une femme, sans aucun doute pour avoir été élevée par l’une d’entre elles, et n’était pas du genre à pencher du côté du cliché tenace qui tenait tant à faire croire que, à cause du genre qu’elles partageaient, ses comparses devaient à tout prix respirer la bonté, la fragilité, et la douceur – elle-même se voyait reprocher son choix de carrière, et son indépendance, alors elle savait plutôt bien de quoi elle parlait. A une époque comme la leur, les femmes de la trempe d’Amal devaient encore s’excuser d’être ambitieuses, et de se donner les moyens de se faire respecter, tandis qu’un homme qui partageait les mêmes traits de caractère était rapidement catalogué comme un visionnaire, même s’il s’avérait être le pire goujat que la terre avait enfanté. Ce n’était donc pas les recommandations de sa cliente qui la rendit chafouine au tout début de son entretien avec Carlisle, mais davantage le faux bond dont elle la gratifiait manifestement sans gêne, se délestant de la lourde tâche de participer à ce rendez-vous, et contraignant ainsi son futur époux à batailler avec le mécontentement évident de son interlocutrice. Cette dernière ne ferait pas de scandales, cependant. D’ailleurs, elle s’intima de garder son calme et son sourire, mais celui qu’elle tenta de renvoyer au jeune homme en face d’elle tressaillit un peu, tant elle était profondément agacée par ce revirement de situation. Pourtant, Evie en avait eu des désistements à gérer, et quelques fois, ça ne s’était pas bien terminés. Mais cette fois, additionné à l’impression d’indifférence qu’elle avait ressentie en s’attardant sur le cas du couple Bishop-Wellington, elle ne pouvait continuer à faire bonne figure, et prétendre organiser un mariage qui lui donnait de plus en plus la sensation d’être envisagé pour les mauvaises raisons ; elle ne prétendait pas les connaître, mais son intuition était un signal d’alerte sur lequel elle se reposait souvent pour avancer. Elle carra les mâchoires sans s’en apercevoir, retenant une profonde inspiration. Carlisle n’était même pas au courant que ce rendez-vous avait été initié par sa moitié, alors peut-être qu’au final, elle ne lui faisait même pas part des décisions qu’elle prenait, disséminant ses soi-disant opinions au hasard pour la rassurer, ou la manipuler – elle était prise pour le dindon de la farce, elle le craignait.

Rechaussant ses lunettes pour se donner bonne contenance, Evelyn observa la réaction de Carlisle à propos du plan de table qu’elle lui avait tendu. Du bout des doigts, elle harponna son verre de vin avant de lui signifier que « C’est la tradition d’avoir ses parents à la table d’honneur. Mais vos désirs sont des ordres, je prends note. Autre chose ? » Une gorgée de vin, plus amère étant donné le goût prononcé de rancœur qui avait empli sa bouche, et elle activa son stylo pour griffonner sur la page de son organiser de modifier ce détail pour lui ; tranquilliser le jeune homme au sujet de son père, elle le ferait volontiers, car si quelqu’un avait démontré un tant soi peu de bonne volonté dans l’élaboration de ce mariage, c’était bien lui, n’en déplaise aux complaintes passées d’Amal. Qu’il valide le reste de son plan de table la fit sourire maigrement, et lui jeter un regard par-dessous la monture de ses lunettes qu’elle baissa légèrement pour l’observer quand tout de suite après, il commanda du champagne. Il avait l’air ravi. Elle s’en voulut presque de transpirer l’aigreur par tous les pores de sa peau, mais le fait était là : elle n’aimait pas se lancer dans des théories à propos des rapports entretenus entre les époux dont elle s’occupait, mais lorsqu’elle flairait un désastre, elle se devait d’agir. Sous les effluves de tabac qui voltigèrent dans sa direction, l’odeur de la débâcle était persistante, si bien que, sans tourner autour du pot, elle répondit à Carlisle « Je ne suis pas déçue, je suis juste embêtée par la nonchalance dont vous faites preuve, vous et votre fiancée, à propos de votre mariage. Je peux être honnête avec vous ? » Difficile de l’être davantage, et pourtant ; elle reposa organiser et stylo sur la table, et balaya sa frange avec ses lunettes qu’elle fixa sur le dessus de sa tête, bien décidée à faire entendre la décision impulsive qu’elle venait de prendre. Elle marqua un temps, avant de reprendre doucement « Je crois que je ne vais pas pouvoir continuer à m’occuper de vous, question d’intuition. » Question d’éthique aussi, et surtout, parce qu’elle ne pouvait pas donner de son temps et de son énergie à un couple qui lui donnait du fil à retordre en matière d’implication, et qui se comportait comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, alors qu’il y avait un problème majeur, qu’elle ignorait peut-être, mais qui était aussi visible que le nez au milieu de la figure. Elle posa ses deux coudes sur la table, joignit ses doigts entre eux, et ajouta avec une diplomatie toute naturelle « Ca me désole, parce que j’entretiens de bons rapports individuels avec vous deux, et justement. » Elle prit une courte inspiration, séparant ses doigts pour mieux lever les mains devant son visage, comme un bandit prit sur le fait  « Puisque je vous apprécie, je me dois d’être transparente, et d’admettre que je ne suis pas en mesure de répondre aux espoirs que vous avez placés en moi, pas dans ces conditions. » Evelyn fixa Carlisle, puis serrant les lèvres pour traduire son tourment, elle fit non de la tête.

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« Et moi, je comptais sur vous deux. » Du tac-au-tac. Evelyn haussa les épaules en inclinant très furtivement la tête « Un prêté pour un rendu. Je pense faire le bon choix en vous faisant part de mon désistement – ce que, de son côté, votre future femme n’a pas daigné faire ce soir, je vous le rappelle. » Une pause lourde, qu’elle rompit, en ajoutant « Je suis à vos ordres, ça ne signifie pas que je doive être traitée comme la dernière des idiotes pour autant. » Elle s’entendit parler, plus cinglante que jamais, et les frissons qu’elle ressentit sur ses bras dénudés la firent se redresser imperceptiblement, puis doucement éloigner le haut de son corps du bord impeccable de la table qu’ils partageaient. C’était le ton de sa mère qu’elle venait d’emprunter, celui qu’elle se refusait à employer pour qu’on ne dénote aucune ressemblance entre elles, jamais. Et pourtant, elle pouvait nettement se représenter le reflet qu’elle renvoyait à ce moment-là, tout simplement parce que le masque qu’elle venait de revêtir avait les mêmes angles, la même dureté que celui que Celie portait en société. Ça aurait dû la troubler plus que ça, sauf qu’entendre Carlisle la questionner sur les raisons de sa décision l’écarta définitivement de l’introspection rapide qu’elle aurait été tentée de lancer automatiquement si elle n’avait pas été aussi agacée. Elle verrouilla son regard à celui du jeune homme, plissant les paupières pour échapper à l’écran de fumée qui s’étirait devant son visage, et se concentra sur le sien « Vous savez bien que non. » fit-elle d’une voix blanche lorsqu’il mentionna le budget.

Elle soupira alors, et détourna la tête en la secouant de droite à gauche, esquissant un sourire de dépit. Tandis qu’elle laissait son regard se perdre dans l’environnement qui les entourait, elle se tut, se laissant à peine atteindre par les propos qu’il débitait avec, reconnut-elle, un certain désespoir ; ses compliments étaient agréables, ils ne déclenchèrent rien, toutefois. Le dossier Wellington-Bishop lui causait un cas de conscience si exceptionnel qu’elle en perdait toute sa diplomatie instinctive, toute sa bonhommie et sa surmotivation à s’occuper d’un mariage aussi opulent. Car il avait beau gâcher sa salive en gaudrioles, n’hésitant pas à se parer de sa plus belle couronne de Prince Charmant, c’était avec désolation qu’Evelyn ne partageait pas le point de vue de Carlisle sur ce qui le poussait à accepter de s’unir à la femme qu’il fréquentait depuis des années. Une femme qu’elle ne connaissait pas vraiment de son côté, qu’elle avait suffisamment côtoyé néanmoins pour ne pas reconnaître le portrait si flatteur qu’il faisait d’elle. Elle retourna la tête dans sa direction, plus vivement qu’elle ne l’aurait souhaité. Il la peignait enthousiaste à l’idée de se marier : Evie n’avait jamais ressenti ça de cette façon. Et de plus en plus, le sentiment qu’Amal jouait deux rôles bien distincts s’enracina en elle ; quand on s’entêtait à jouer sur deux tableaux comme elle donnait l’impression criante de le faire, c’était qu’on avait forcément quelque chose à cacher. En conséquence, et parce qu’Evelyn avait de l’affection pour Carlisle, elle ne pouvait pas accepter de rejoindre la mascarade qu’elle avait mis en place pour des raisons obscures – le regretterait-elle ? Evidemment. Cependant, elle s’interdit de se laisser engourdir par la vague de regrets qui commençait déjà à l’envahir, chaque fois de plus en plus fort.

Chaussant ses lunettes de nouveau, elle se surprit à soudain réfléchir à la meilleure façon de faire entendre à Carlisle que le problème ne venait pas de lui en réalité. Elle attendit une, deux, trois longues secondes, et puis, le coupant dans son élan…  « Ce n’est pas vous le problème, Carlisle. » lâcha-t-elle, encadrant son propre visage avec ses mains comme si elle avait voulu retenir les paroles qu’elle venait de prononcer. Mais les chiens étaient lâchés, si longtemps retenus par le collier, qu’elle ne put se retenir de poursuivre avec précipitation « Vous l’aimez. Votre manque d’objectivité n’est pas volontaire, il est pourtant évident, et je suis désolée de vous le dire de cette façon, mais ce que vous venez de me dire me semble erroné. » Elle ne prit pas le temps de reprendre sa respiration, elle continua en apnée « D’un point de vue extérieur, de mon point de vue en tout cas, ce mariage n'a pas l'air si important que ça à ses yeux. » Enfin, elle relâcha sa respiration par saccades, tachant de se détendre en même temps, pendant qu’elle baissait doucement ses mains pour les poser à plat sur la table. Elle savait qu’elle venait de jeter un pavé dans la mare, et que les conséquences seraient plus difficiles à gérer pour Carlisle que pour elle – le mal était fait. Le regard appuyé qu’ils échangèrent la fit flancher, et elle lui dit tout bas, baissant finalement la tête pour lui laisser un semblant d’intimité « Je suis vraiment désolée. »

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Le fait que Carlisle ne sache même pas qu’Amal était supposée se rendre à cet entretien avec lui, c’était ça, le fond du problème. Evelyn s’inclina en arrière, laissant la ligne de sa colonne vertébrale heurter le dossier de sa chaise. Partagée entre la culpabilité d’avoir osé exprimer le fond de sa pensée devant un homme éperdument amoureux de sa future épouse, et le soulagement d’avoir expulsé le gros morceau qui lui restait en travers de la gorge depuis des semaines, confrontée à l’apathie du couple dont elle s’occupait, elle porta une main à ses lèvres, et tritura du bout des doigts son ourlet délicat en réfléchissant à la meilleure façon d’agir à partir de maintenant. La fumée de cigarette qui voletait dans sa direction ne l’aida pas à faire le point. Entre son odeur désagréable, et le ballet de ses arabesques opaques au-dessus de sa tête remplie de boules de coton, elle se laissa distraire. Elle en avait connu, des amoureux au fonctionnement étrange, et pour qui l’argent était un moyen de se départir des taches ingrates, tandis que leurs emplois du temps s’apparentaient à celui d’un ministre. C’était souvent le cas quand on offrait des prestations aussi onéreuses, et elle avait su s’en accommoder à de maintes reprises, taisant les petits secrets honteux qu’elle avait su glaner au fil des entretiens avec ses clients, et devenant un membre éphémère de leur entourage proche pendant des mois entiers. Quand on lui offrait sa confiance, on pouvait dormir sur ses deux oreilles, elle savait s’en montrer digne, et ne pas faire de vagues, se cantonnant à son rôle de marraine la bonne fée, la baguette magique constamment en action, et son sourire illuminant les moments les plus sombres rencontrés durant les préparatifs, pendant qu’elle répandait sa poudre magique pour donner aux célébrations des airs de conte de fées. Elle estimait que l’intimité des couples pour lesquels elle travaillait ne la regardait pas tellement, et prenait à cœur la mission de ne pas laisser son jugement propre interférer avec ce qu’elle apprenait d’eux ; remariage, tromperie et contrat de mariage, les mariages étaient un fatras de scandales savoureux, personne ne pouvait l’ignorer. Sur ce point, les Wellington-Bishop lui donnait du fil à retordre ; elle sentait que quelque chose n’allait pas, et qu’à la suite de la cérémonie grandiose qu’elle aurait su leur concocter, la tempête se lèverait pour tout balayer sur son passage, et quelque chose lui disait que ce serait Carlisle qui en pâtirait le plus. Si elle avait su mettre le doigt sur le fin mot de l’histoire, elle aurait probablement laissé couler l’histoire sans émettre la moindre contrariété à ce sujet. Mais le fait était qu’elle ne savait pas ce qui se tramait, et que ne tenant pas à prendre le risque d’une mauvaise publicité, c’était pour la première fois de sa carrière qu’elle se permettait d’exprimer des doutes face à l’un des principaux intéressés, se faisant sévèrement réprimander par sa conscience qui la somma d’user de plus de douceur pour répondre au jeune homme :

« J’accorde assez peu d’importance aux paroles dans ces cas-là, Carlisle. » Sous-entendus que les actes en avaient davantage – comme le fait de prétendre à un rendez-vous, mais de ne pas s’y rendre à la dernière minute. Elle serra les lèvres, joignant ses mains d’un même chef lorsqu’elle se redressa pour se pencher sur la table, et poursuivre sur le même ton « Ce n’est pas à moi de vous le dire. Je vous conseillerais seulement de prendre le temps de discuter avec elle, et d’envisager le recul comme une façon légitime d’asseoir votre décision finale. Vous êtes le plus à même de démêler la situation, j’estime m’être déjà beaucoup trop mêlée de ce qui ne me regarde pas. » Sous les verres de ses lunettes, Evie laissa ses pupilles glisser de son visage de l’autre côté de la table, au verre de champagne qu’il s’était fait servir, et qu’il savourait sans privation ni tracas, alors même que de son côté, elle avait l’impression d’avoir mis les pieds dans une cellule de crise, sirènes hurlantes et scènes de panique incluses – qui faisait ce genre de choses après une telle révélation, d’ailleurs ? Encore une preuve qu’ils ne fonctionnaient pas tout à fait comme les autres, et qu’à ce stade, ça devenait indécent. Un frisson la parcourut, et lui fit croiser les bras sur sa poitrine pour contrer la chair de poule qui s’installa néanmoins sur sa peau à découvert, quand elle ajouta d’un ton égal, et presque aussi froid que la brise qu’elle ressentit comme un typhon belliqueux « C’est assez explicite pour vous ? »

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« On essaye de le devenir, Carlisle. » répondit-elle, portée par la vague de ce qu’elle lui avait déjà dit sans détour, et préférant garder le cap en la jouant franc jeu. Elle ne pouvait pas se mettre à sa place. Pour autant, elle était consciente que ses propres doutes sur la situation étaient atrocement contagieux, et que sans le vouloir tout à fait, elle venait de déverser son poison directement dans les veines nouées du jeune homme. Vraiment, elle s’en voulait déjà. Mais il lui avait demandé d’être sincère, et puisque parmi tous ses défauts, la malhonnêteté n’avait jamais trouvé sa place, elle s’était inclinée face à sa demande, efficace et docile, et espérant le plus loyalement du monde qu’il n’aurait pas besoin d’antidote. A son plus grand malheur, Evelyn était bien incapable de lui en administrer ne serait-ce qu’une gouttelette.
Sans doute porté par l’ambiance du lieu dans lequel ils se trouvaient, il continuait à siroter son champagne sans se soucier que ça lui paraisse inapproprié – elle le jugea un peu, à ce sujet. Cependant, lorsqu’il haussa les épaules, tentant de la rassurer pour qu’elle ne s’autoflagelle pas davantage, elle le trouva soudainement abattu ; enfin une réaction normale et légitime, il était temps. Evie fronça imperceptiblement les sourcils, frappée par l’impuissance qui semblait se soumettre à Carlisle, et pencha la tête sur le côté pour le regarder sous un angle détourné, ou les traits de son visage mal rasé, figé, hermétique, lui paraîtraient plus vivants, plus humains, aussi. Hésitant un instant à dérouler ses conseils pour permettre au jeune homme de se dégager de ce bourbier tenace dans lequel elle l’avait poussé de bon gré, elle ne dit plus rien, respectant un instant de silence qu’elle jugea nécessaire. Gagner en objectivité, c’était possible, si on y mettait un peu du sien. Il suffisait de rassembler ses esprits, de prendre un peu de hauteur, et d’envisager la conversation comme un moyen justifié de confirmer ou d’infirmer les choses, doutes ou évidences. Carlisle lui donnait le sentiment de profondément redouter le dialogue avec sa future épouse, comme si dans le fond, il s’attendait à ce que les choses tournent court, à ce qu’elles tournent mal – avait-il déjà eu des incertitudes avant ce rendez-vous, lui aussi ? Dans l’intimité de sa réflexion, Evelyn se le demanda pendant quelques longs instants, persuadée, en l’observant, qu’il n’avait attendu qu’une chose finalement : qu’on l’oblige à voir la vérité en face, pour enfin, la prendre en mains.

« Regardez-moi, hey. » dit Evie avec une détermination folle, lorsqu’il la congédia. Le dépit qui teinta le son de sa voix la fit s’activer de nouveau. Le retenant dans l’action de porter sa main sur son paquet de cigarettes, elle le contra en posant sa main sur la sienne. Tout en inclinant la tête pour chercher son regard, ses pupilles dansant en fonction des feintes dont il usa pour ne pas l’affronter en face, elle enleva ses lunettes, qu’elle jeta au centre de la table, pour qu’aucune limite ne vienne flouter le contact visuel qu’ils échangèrent. Puis, elle ajouta sur un ton où la douceur et la brusquerie encourageante étaient mêlées « Vous n’êtes pas seul, je reste à votre disposition si vous avez besoin de quoi que ce soit. »  C’était un peu comme si elle avait soudainement établi un parti pris. Comment était-elle sensée rester neutre dans cette histoire, quand depuis le début, Amal avait tout fait pour l’éviter ? Elle serra les doigts du jeune homme entre les siens, tachant de se faire rassurante et protectrice, quand elle poursuivit, simplement avec douceur, cette fois-ci « Vous aussi, vous êtes quelqu’un de bien. Peut-être que ce n’est rien du tout, finalement, et que mon intuition s’est emmêlée. Mais ayez-en le cœur net. A ce moment-là, plus rien ne m’empêchera de m’occuper de votre mariage, si vous m’y autorisez. En attendant, je ne peux pas. » Elle secoua la tête de droite à gauche, et ponctua, un peu plus bas « Je ne peux pas, parce que justement, j’estime sincèrement que vous méritez mieux que ça. » Quoi que « ça » fût, d’ailleurs. Pendant une poignée de secondes encore, elle verrouilla son regard au sien, et parce qu’elle savait qu’il n’y avait plus rien à dire de plus, elle lui serra les doigts une dernière fois – geste ultime de réconfort maladroit –, avant de se lever doucement. Tout en rassemblant ses affaires, Evie lui murmura « Prenez soin de vous, monsieur Bishop. » Et une fois qu’elle eut rangé tout son attirail, récupéré ses lunettes, et enfilé veste et sac à main, elle se redressa sur ses talons, et lui tendit solennellement la main.

rp terminé.

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