Les gamins étaient surexcités. Plus qu’à l’habitude, vous me demanderez, et à ça, j'esquissais le plus innocent, le plus naïf des sourires pouvant me dédouaner. D’un côté de la salle aménagée pour l’atelier du jour, y’avait tout un groupe d’entre eux qui avait décidé que c’était une excellente idée de barbouiller les toiles à leur disposition de toutes les couleurs présentes sur la table, formant un amalgame de teintes façon arc-en-ciel revampé. Leurs rires et leurs cris d’enthousiasme se mélangeaient à la perfection aux éclats de l’autre bande de marmots qui elle, avait en tête de jouer de tout le stock de paillettes que j’avais bien pu apporter de mes réserves personnelles pour en faire une station trempage à oeuvres d’art qui ressemblaient aux plus belles créations des années où le disco était la seule chose que nos parents demandaient à la radio. Bien sûr que je m’amuse, le regard attendri, à les suivre à distance, à intervenir si le coeur m’en dit, la majorité du temps beaucoup trop occupée à les admirer lâcher prise, laisser aller, être des enfants, de vrais bambins pour une fois. Avoir passé près de trois années ici avec Noah avait tout changé pour moi, et la mère que j’étais aujourd’hui n’avait su grandir à travers toute cette histoire que par amour pour son fils. Le voir au pire de son état, sa santé qui lui filait entre les doigts, les larmes qui remontaient et les tremblements qui ponctuaient ses nuits ; rien n’avait pu plus me convaincre de vouloir être là pour lui, et pour chaque famille ayant besoin d’un peu d’espoir, d’une infime, d’une minuscule lueur, tout de même nécessaire. C’était devenu essentiel pour moi de passer du temps à l’hôpital une fois Noah sorti d’affaires, de redonner à la communauté qui avait tellement su comment s’occuper de lui, comment l’aimer, comme le choyer sans qu’une seule fois il sente la peur prendre le dessus, il cède aux angoisses ayant pu avoir raison sur le reste. « Oh, et la semaine prochaine je pourrais apporter mon aquarelle. » par-dessus le chaos, j'attrape l’attention d’Hassan qui assiste à ma gauche au carnage que la génération venant après nous est en train de faire d’un bout à l’autre du local. Grâce au Jaafari, j’avais réussi à mettre en place une formule sympa comme tout d’activités artistiques, des moments où mon matériel passait entre les mains des petits malades de l’aile qui avait été ma maison il n’y avait pas si longtemps que ça. Et désormais, rares étaient les moments où il n’était pas à mes côtés quand je motivais le potentiel créatif des patients à se transférer sur d’immenses cartons vierges. D’ailleurs, j’y pense. « Les grands canevas les rendraient tellement heureux.» je vois déjà leurs sourires béats et les prunelles pétillantes si j’avais sous le bras de quoi recouvrir toute la surface des table à dessin où ils s’amusaient déjà d’office. Je vois ça, et je vois aussi la quantité astronomique de rangement qu'on aura à faire ensuite, le bordel qu'ils mettront en oeuvre à la seconde où ils y auront accès. « S’il-te-plaît? » à la suite, je sors l’argument parfait, la moue suppliante et les paupières qui papillonnent, espérant que celui qui officiait la majorité du temps le rôle d’adulte entre nous deux cède sous mes demandes, sous mes supplications qui apporteront avec elles soupirs et pouffements de rire, au moins.
« Tu passes à la maison quand tu veux, hen. Quelqu’un s'ennuie énormément. » il nous faudra une bonne demie-heure avant de finir de ranger la totalité des éclaboussures, laisser la pièce comme neuve ou presque. Sac sur l’épaule, je rappelle à mon ami qu’il n’a pas besoin d'apporter sa boîte à outils au grand complet pour être plus que le bienvenu à la maison. Hassan avait tellement été généreux de son temps depuis le début de l’année, il avait passé la majorité de ses jours de congé à m’aider à rénover mon nouveau chez-moi, à offrir à Noah de quoi grandir dans un cocon de confort et d’amour comme il ne s’en fait plus. Et maintenant que le résultat final était plus que satisfaisant, était venu le temps de se poser dans le jardin rien que pour admirer le travail, se féliciter, et refaire le monde autour de tasses pleines à rebord de thé à la menthe embaumant nos sens. Il tourne la diagonale, je vais tout droit. À même de me laisser dériver dans mes pensées comme à mon habitude, je manque presque de remarquer une silhouette plus que connue à quelques pas devant moi. Accélérant le rythme, je lance enthousiaste un « Yasmine, attends! » débordant de joie de revoir celle qui, à une époque, était partie prenante de l’hospitalisation de ma petite terreur sur deux pattes.
Le printemps australien avait ses particularités propres, mais comme partout ailleurs, il était synonyme de renouveau et de batifolages éphémères. A l’hôpital, les patients se targuaient d’accueillir la douce saison avec un enthousiasme qui les faisaient agir sur un coup de tête. Aussi nombre de jeunes gens se présentaient aux urgences avec des blessures honteuses dues à un excès de zèle lors d’une soirée en amoureux, ou pas d’ailleurs. Toujours est-il que l’ambiance était au beau fixe dans les locaux. Ça atténuait presque la dureté de certaine intervention quand un gloussement venait perturber le silence parfois pesant des couloirs des urgences que Yasmine arpentait avec ce sourire solaire qui la caractérisait. Elle était rentrée depuis six mois. Elle ne parvenait pas à y croire, le temps ayant filé beaucoup trop vite. Ses occupations l’avaient enfin extraite de cette coutume malsaine qu’elle avait prise en rentrant, et qui consistait à comptabiliser le nombre de jours qu’elle avait passé loin du camp ; elle avait appris le mois dernier qu’il avait été attaqué, que des blessés avaient été dénombrés en masse, et qu’Anita rentrerait chez elle après plus d’une quinzaine d’années sur place – égoïstement ça l’avait contrainte à mettre ses espoirs de retour en force définitivement de côté, mais Yasmine se trouverait une autre cause à défendre, ce n’était pas ce qui manquait. De ce fait, rien n’était facile, tout lui demandait un effort quasi-surhumain, et ses projets qui s’entassaient dans un coin brouillé de son esprit restaient en suspens pour lui permettre de reprendre le rythme de cette vie qu’elle avait laissé un temps, et qui lui semblait bien morose la plupart du temps. Elle faisait bonne figure néanmoins, rassurant ses proches avec ses mots lorsqu’ils la trouvaient pensive. Le printemps avait longtemps été sa saison préférée, mais cette année, elle ne faisait pas partie de ceux qui s’enthousiasmaient pour sa renaissance ensoleillée, et pour les opportunités qu’il emmenait avec lui dans sa besace comme une offrande à ceux qui le célébrait. L’échéance du concours d’entrée à l’école de médecine approchait, et avec lui, l’esquisse sombre de l’échec qu’elle redoutait tant. Elle avait écumé les brochures de demandes de bourses et de prêts, et même envisagé de visiter d’autres campus, nettement plus éloignés de Brisbane, avant de véritablement se lancer dans cette grande aventure. Comme le lui fit remarquer son thérapeute à ce moment-précis, elle faisait en fait tout pour chaque fois repousser un peu plus le délai qui planait au-dessus de sa tête telle la lourde dague qui la transpercerait de toute part si jamais elle venait à se rater.
Elle referma délicatement la porte du bureau du thérapeute qu’elle venait de quitter, saluant sa secrétaire d’un signe de tête poli comme à l’accoutumé, avant de s’en aller. Prendre sur ses rares temps de pauses pour venir s’épancher devant l’homme bougon qu’elle avait appris à apprécier était devenu nécessaire à son équilibre précaire. Outre l’angoisse qui la faisait constamment vaciller, elle avait l’impression de ne plus pouvoir se confier à personne de son entourage sans provoquer une salve de questions qui l’enfonçait irrémédiablement dans l’affliction, et ce n’était pas le but. Elle avait la sensation étrange que ses rapports avec son entourage avaient permuté ces derniers temps ; elle ne savait pas exactement si ça venait d’elle qui suivait les conseils de son médecin en tachant de se protéger un peu de tout ce qu’elle avait porté sur les épaules depuis un nombre incalculables d’années, ou si c’était ses proches qui s’étaient habitués à son absence prolongés, et qui avaient fini par l’extraite petit à petit du quotidien qu’ils avaient partagé autrefois. Elle dévala une rangée de marches pour bifurquer vers un raccourci. Traverser le service de pédiatrie n’était qu’une excuse pour s’insuffler un peu d’énergie avant de reprendre son service. Les enfants qu’elle croiserait dans son sillage lui redonnerait un peu de motivation. Et qui sait, si elle se faisait harponner par un de ses collègues pour participer à une animation avant de retourner à ses moutons, elle ne se ferait pas prier, et accepterait de porter n’importe quelle coiffe ridicule pour parfaire l’exercice. Seulement, ce fût autre chose qui la harponna au passage de la salle de jeux, et force était de constater que malgré le bon rythme de ses pas, ce tableau flou à côté duquel elle passa la fit s’arrêter doucement, et tourner les talons pour mieux agripper délicatement les bords de la vitre. Observer Ginny et Hassan au travers lui donna des allures de voyeuses qu’elle n’était pas prête à assumer. Elle avait toujours endossé ce rôle, d’observatrice silencieuse et magnanime, et jusqu’à très récemment, ça lui convenait d’être l’œil discret qui veillait sur les gens qu’elle aimait pour les protéger d’un quelconque danger. Mais Fatima était passée par là, et avec elle les vestiges de sa volonté à marier n’importe qui. Les théories de sa mère concernant la relation qui liait Ginny et Hassan n’étaient pas vraiment justifiées, et après en avoir vaguement discuté avec Sohan, Yasmine avait préféré occulter l’effet que cette supputation avait vraiment sur elle ; quand elle parlait de rapports qui permutent, elle parlait exclusivement de ceux qu’elle entretenait avec Hassan, et ça suffisait amplement à lui donner le sentiment que sa vie avait pris un tournant duquel elle ne voulait pas. Pourtant, elle ne se sentait pas en droit d’intervenir dans cette histoire, de gratter la surface pour connaître ce qui sa cachait dessous, et apaiser la sensation de brûlure vive qu’elle ressentait chaque fois qu’elle redoutait ce qui finirait un jour par arriver : il referait sa vie à un moment où un autre, et au fond, elle ne pouvait que se réjouir qu’il ait trouvé quelqu’un qui le fasse autant sourire. Alors, elle aurait pu s’offusquer – encore qu’elle ne s’y autoriserait jamais, même pas dans l’intimité de ses pensées –, mais il y avait une dimension fort contradictoire à tout cet amoncellement de sentiments qui se jouaient dans sa tête et dans son cœur. Exit la petite jalousie si peu assumée, place à l’attendrissement qui lui fit pencher la tête lorsqu’elle fût amadouée par leur interaction qu’elle ne tenta pas d’analyser. Préférant battre sagement en retraite en dépit du fait qu’elle avait envie de dépasser cette porte, de les saluer tous les deux, et de les inviter à partager un thé après son service, elle tourna les talons dans l’autre sens. Quelque chose lui disait que son rôle n’était désormais plus celui de la fidèle éclaireuse qu’elle s’était contrainte à parfaire tout au long de sa vie, mais celui de l’amie effacée et supportrice qu’elle devait apprendre à apprivoiser. Le chemin serait long, mais elle était motivée ; elle y était forcée.
Elle ne fit pas plus dizaine de pas vers la sortie du service « Ginny ! » fit-elle en pivotant sur elle-même, les bras écartés pour mieux s’équilibrer. Tirant sur l’une des manches de sa tenue d’infirmière, elle se gratta brièvement le front avant de se diriger vers elle. Yasmine adorait Ginny, et le sourire qu’elle lui renvoya était aussi sincère que l’enthousiasme qui animait l’entame de la jeune femme. Elle avait prévu d’aller leur rendre visite, à elle et son fils, après son retour du Niger. Mais elle avait manqué de temps pendant les quatre premiers mois. Pas la suite, Fatima avait fait son œuvre, et craignant d’être vue comme celle qui vient fourrer son nez dans ce qui ne la regarde pas, elle avait gardé ses distances, attendant finalement qu’Hassan confirme ce qui se racontait dans les rangs serrés de sa famille d’adoption « Noah va bien ? » fût la première question qu’elle lui posa, même si elle avait compris que la présence de la jeune femme n’était pas du à une rechute de son petit, fort heureusement. Arrivant à sa hauteur, elle se planta en face d’elle, attendant qu’elle l’étreigne ou qu’elle l’embrasse – elle était tout aussi pudique qu’elle ne l’était, Yasmine l’avait appris en la côtoyant, alors elle la laissa choisir si oui ou non un contact prolongé pour la saluer lui convenait. Elle ajouta entre deux « J’ai cru t’apercevoir par la vitre. » qu’elle désigna du bout de l’index – autant jouer franc jeu, elle en avait assez de feindre pour des broutilles de ce genre « Mais j’ai pas voulu m’imposer. »
Tout était simple à travers des regards d’enfants, tout sonnait plus doucement, ponctué de rires de gamins, des éclats cristallins qui remontaient jusqu’à mes oreilles, mon sourire qui se réjouissait déjà, qui accompagnait à merveille mes coups d’oeil balayant la pièce, s’accrochant aux silhouettes enjouées, aux petits doigts potelés, aux coeurs d’or qui maniaient les pinceaux comme personne encore. Offrir l’activité ici était totalement différent de ce qui se tramait aux ateliers à la maison, entre les artistes qui changent de gabarit, leur candeur qui suit au trot. Une armée miniature qui s’étale d’un bout à l’autre du local qu’on nous a dédié, et que j’observe avec de l’amour qui déborde, de l’estime aussi, tellement d’admiration pour leur courage et celui de leurs parents. Peu importe à quel point mon calendrier se remplissait, les engagements qui suivaient et la réalité qui prenait finement sa place dans mon agenda, n’en restait que je ne troquerais jamais ces moments avec les enfants de l’aile pédiatrique, jamais. J’y retrouvais une lumière que je ne croyais même pas possible, entre les parents qui patientaient dans les couloirs à souffler un peu, à se tenir les coudes. Et entre le fils de l’un, la fille de l’autre, petits corps ankylosés aux marques de maladie qui auraient bien pu s’acclimater dans leurs lits inconfortables, fuir le reste par tristesse, ne pas s’en sentir la force. Et pourtant ils étaient plus d’une dizaine aujourd’hui à me demander de passer voir leurs croquis, à m’agiter les dessins sous le nez, à grimper le long des bras d’Hassan pour se la jouer explorateur, pour avoir accès à une vue d’ensemble du grand tableau créatif qu’ils construisaient ensemble, l’âme heureuse. Comme à l’habitude, tout avait passé beaucoup trop vite, et l’heure qui semblait s’accélérer à chaque fois où je levais la tête vers l’horloge murale avait eu raison de nous, nous chassant sans cérémonie une fois l’endroit nettoyé de toutes nos frasques. La majorité du matériel inutilisé trouve sa place dans le grand sac que je passe sur mon épaule, laissant le Jaafari sur ma route pour tourner un couloir avant le sien. Il passera à la maison qu’il promet, il viendra juste pour venir, sans aucun autre plan que de cumuler un nouveau moment avec Noah et moi, un petit instant de plus où la vie est facile, où elle fait du bien. L’envie d'arrêter voir, curieuse, si Isy traîne encore à son bureau m’effleure question de boucler ma tournée à l’hôpital de la bonne façon, mais c'était avant de croiser au loin les pas précipités d’une Yasmine que j’attrape en plein vol.
« Oui! Il déborde d’énergie même, t’aurais dû le voir la semaine dernière à l’atelier, pire qu’une puce. » les longs mois à l’avoir su partie se cumulent aux semaines où on s’est à peine salué entre ses interventions et les miennes, et je cède à l’envie de la prendre dans mes bras. Parce que la sentir si proche me rassure, parce que de savoir qu’elle va bien, qu’elle est vraiment de retour, qu’elle ramène avec elle tout un bagage d’espoir me soulage. Véritable dose de vitamines, un soleil en elle-même, l’infirmière s’empresse de prendre des nouvelles de mon fils, le connaissant par coeur pour avoir été des nôtres à presque tous les moments importants de l’hospitalisation de mon petit ange. Précieuse alliée qu’elle a été, qu’elle sera toujours. « T’imposer? » et je pèse mes mots, j'insiste sur l'interrogation, hausse le sourcil, ne reconnaît pas du tout la Yasmine habituelle, celle qui sait pertinemment que ma porte lui est toujours ouverte, qu’elle a sa place à mes côtés dès qu’elle le veut, dès qu’elle a le temps. Elle nous a bien vu au pire de notre vie, si elle peut maintenant partager nos meilleurs moments, je n’en serai que plus heureuse. « En plus Hassan était là! Ça fait des millénaires qu’on a pas été tous les trois avec les gamins. » mon argument que je chantonne presque, parce que je connais le pouvoir de notre trio pour amuser la galerie, entre les costumes et les voix, les histoires et les chansons, les jeux et les plans tout droit sortis de nos imaginations fertiles, on avait de la marge. « Et toi, comment tu vas? » j’ai à même l’esprit qui tique, qui se demande, qui juge un inconfort, hésite à gratter en ce sens pour ne pas empirer la situation, bien que je ne comprenne honnêtement pas du tout ce qui pourrait déranger mon amie tant je suis contente de la voir. « J’ai l’impression qu’on n'a jamais bien pris le temps de discuter depuis ton retour, j’ai été horrible à ne pas te pourchasser dans les couloirs plus tôt. » ce qui est vrai, et elle sentira à ma voix, à mon regard, à mes mots que je m’excuse du plus profond de mon coeur d’avoir été un peu moins présente que je l’aurais voulu. « Tu as le temps pour un café? C’est moi qui s’impose. » et elle se moque presque Ginny, gentiment, le sourire en coin qui se dessine sur son visage, et les mains que je glisse dans mes poches pour y récupérer quelques pièces censées financer le café en machine dont le goût me répugne autant qu’il me rappelle nos longues nuits nécessaires et bénéfiques à la cafétéria à parler de tout sauf de ça, de tout sauf de Noah. « Si tu veux, je peux même inviter Hassan - il doit pas encore avoir quitté l’hôpital le connaissant. » mes bonnes intentions amènent maintenant mes mains à fouiller dans mon sac à la recherche de mon portable, ne doutant pas une seconde que le brun doit avoir été arrêté dans son élan par l’une de ses nombreuses amitiés entre patients et personnel, à un étage ou un autre.
Yasmine se laissa étreindre par Ginny. Cette accolade, qu’elle tenta de rendre la plus chaleureuse possible, elle la fit durer « Il doit avoir beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l’ai vu. » intervint-t-elle tout bas, le timbre de sa voix traduisant un vrai regret de ne pas avoir assisté à l’entrée du petit garçon dans une période plus glorieuse de sa jeune vie. Serrant ses bras autour d’elle, et calant brièvement son menton sur son épaule qui paraissait si frêle, mais qu’elle savait beaucoup plus robuste que n’importe quelle autre, elle se laissa réchauffer par son contact réconfortant, au point de fermer les yeux un très court moment. Ce qu’elle déplorait le plus dans sa relation avec la jeune femme, c’était le caractère sommaire de leurs interactions. La plupart du temps, elles se voyaient dans l’enceinte de l’hôpital, et à l’époque où Noah était encore un résident permanent, les conditions n’étaient pas toujours propices à la conversation, encore moins à la blague. En définitive, Yasmine ne se souvenait pas d’avoir véritablement pu apprendre à la connaître si ce n’était au travers du combat qu’elle menait de front avec la détermination d’une grande dame, sans jamais flancher. Elles avaient pourtant quelques petites choses en commun, des traits de caractères similaires, et une volonté assumée de protéger leurs proches au péril de leur propre état mental. Elles pourraient très bien devenir de vraies amies maintenant que Noah allait mieux, assoir et confirmer cette affection qu’elles semblaient mutuellement se porter en se voyant de temps à autre, à l’extérieur de l’hôpital. Mais d’autres variables entraient en ligne de compte désormais.
Après un instant, se reculant légèrement pour la regarder de plus près, elle se permit de lui déposer une bise sur le haut de la pommette. Ginny ne lui rendait pas la tâche facile avec ses bonnes intentions et son sourire si communicatif. Observant son visage éclairé, son rayonnement vint se réverbérer sur la lueur assombrie de ses yeux vert clair, et réenclencher la bonhommie dont elle tachait de faire preuve en permanence. Retrouvant son sourire elle aussi, ce fût en une fraction de secondes qu’elle s’aperçut que quoi que lui dicterait sa mauvaise foi, elle ne pourrait pas profondément changer la façon dont elle la percevait depuis qu’elles s’étaient rencontrées sous le seul prétexte qu’elle côtoyait sans doute Hassan. En plus d’être puérile, c’était franchement stupide, et tellement indigne de sa personnalité qu’elle s’interdisait de la juger à ce propos, et plus encore d’émettre le moindre commentaire. Aussi ce qu’elle laissa échapper sur le fait de s’imposer, elle le regretta immédiatement. Davantage face à la surprise de la brunette dont l’interrogation résonna en écho sur les murs aseptisés de l’aile pédiatrique. Portant une main à sa nuque pour mettre de l’ordre dans ses cheveux qu’elle sentit subtilement se dresser, Yasmine pouffa avant de répondre, presque du tac-au-tac – à croire que sa réponse, elle l’avait soigneusement préparée, alors qu’elle lui vint comme une pensée inspirée, le regard momentanément plongé dans celui de la jeune femme « Pas m’imposer. » Elle fit des guillemets exagérés avec ses doigts, prétendant plutôt bien que le terme qu’elle venait d’employer n’était pas le bon – il l’était, mais puisque Ginny lui donna l’impression d’être heurée par son choix de vocabulaire, elle se sentit obligée de se corriger d’emblée « M’imposer. Je veux dire que si j’avais débarqué tout à coup, ça aurait été le bazar avec les gamins. Je voulais pas que vous ramassiez les pots cassés après mon départ, je m’en serais voulue de vous infliger leur regain d’énergie. » Et ce fût presque si elle ne se dandina pas sur elle-même pour réciter cette tirade. Sa main qui s’attarda dans sa longue tignasse sous-entendait qu’elle n’était pas tout à fait à l’aise avec l’idée d’user de mensonges devant quelqu’un d’aussi honnête que Ginny McGrath, mais aux grands maux, les grands remèdes.
Elle opina simplement en l’entendant mentionner Hassan, et détourna le regard en le faisant lentement glisser vers la salle qu’ils avaient occupés avec les enfants. Elle n’avait pas tort lorsqu’elle argumenta de nouveau, et les souvenirs des après-midis de bénévolats en compagnie des petits lui revinrent soudain en mémoire, pour mieux disparaître aussitôt qu’elle lui demanda de ses nouvelles. Ses paupières clignèrent, comme si elle venait brusquement de se réveiller « Bien, très bien ! » répondit-elle avec un enthousiasme un peu feint, et elle tendit la main pour venir frictionner le bras de la jeune femme, parce qu’elle le savait : les torts étaient partagés dans cette prise de distance depuis son retour « T’excuses pas. J’aurais pu passer plusieurs fois vous voir, mais j’ai été débordé, et je sais que tu l’es aussi. Ça fait rien. » Une caresse supplémentaire, puis un haussement d’épaules plus tard, et elle ajouta « Et puis Hassan m’a donnée de vos nouvelles, du coup j’ai jugé que ça pouvait attendre encore quelques temps avant que je vienne vous engraisser avec les pâtisseries de maman. » Fatima qui maintenant s’en donnerait à cœur joie pour cuisiner toute la sainte journée dans l’espoir que sa fille aille sustenter les envies sucrées du soi-disant nouveau foyer de son fils d’adoption. Yasmine se racla discrètement la gorge, récupérant sa main pour se la passer de nouveau dans les cheveux sur sa nuque, et glousser à cause du choix de verbe de Ginny – l’embarras crevait le plafond, elle n’avait pas son pareil pour la faire se sentir cruche, mais elle savait que ce n’était pas volontaire, et comme elle savait qu’il lui restait quelques minutes avant de reprendre son poste… « Laisse, on va descendre à la cafétéria. J’ai mes entrées, et le café est bien meilleur. » Elle lui adressa un clin d’œil – raté, elle n’avait jamais su les faire – en pivotant sur ses talons, et l’invita à la suivre vers la sortie du service. Seulement, elle marqua une brusque halte lorsque Ginny proposa de convier Hassan. Yasmine, l’air de ne pas y toucher, arrêta le geste de la jeune femme partie à la pêche de son téléphone portable dans son sac – elle se rendit compte que son geste était un peu grossier. Derechef, elle retira sa main en disant, dans un rire gêné « Pardon, c’est juste qu’on va sans doute le croiser en descendant. » Intérieurement, elle se hurla dessus dans la langue de ses parents, et tandis que ses yeux s’arrondissaient quand elle poussa la porte en y donnant un coup de hanche, atterrée par les manœuvres de son inconscient à ne pas lui imposer le rôle de la chandelle, elle rassembla ses esprits pour lancer par-dessus son épaule « Et autant lui éviter d’assister à ce que je vais te dire maintenant. Je. » Une pause qui n’avait rien à faire là accompagna le court chemin qu’elles exécutèrent pour atteindre la première volée d’escaliers. Prise de court, elle mit du temps à choisir quel sujet elle voulait aborder à ce moment-là, et puis se souvenant qu’elle s’interdisait tous commentaires à propos des théories de Fatima en présence des principaux intéressés, son choix se porta sur ce qu’elle aurait fini par faire tôt ou tard, les mains remplis de gâteaux trop caloriques pour être bons pour la santé. Enfin, elle descendit une marche, glissant un regard en biais vers Ginny « Je voulais te remercier. Tu sais, d’avoir autant été présente pour lui quand je suis partie. » Les autres marches suivirent, lui permettant de se soumettre aux pupilles de la jeune femme. Yasmine baissa la tête comme une enfant prise en fautes – elle tira même sur l’une des manches de sa tenue en reprenant « Il m’a parlé des travaux dans ta maison, ça a lui a donné un but à atteindre, eeeet… je suis affreusement sentimentale, excuse-moi. » Elle rit encore une fois pour cacher son embarras, mais aussi pour espérer apaiser son envie vorace de lui poser LA question – qu’elle ne lui posa pas, toutefois, concentrée à recouvrer tout son sérieux, et à tourner la tête dans sa direction en fronçant imperceptiblement les sourcils « Vraiment, merci, Ginny. »
Loin de moi l’envie de brusquer Yasmine, de la forcer à se justifier. Je sens derechef le malaise qui ponctue ses mots, braque son visage, et évidemment, il ne m’en faut pas plus pour tenter de la libérer du moindre doute, de soulager ses épaules tendues d’une potentielle culpabilité que je ne me pardonnerais absolument pas d’avoir provoquée. « Oh, t’inquiète, leur capacité à faire le bordel est toujours pas mal de haute voltige. » la blague fera son temps, mon sourire doux tentera d’aider à ce qu’elle respire un peu mieux. Je n’appréciais pas du tout l’imaginer s’être sentie exclue, ou avoir eu l’impression de ne pas avoir de place à nos côtés. Qu’elle se soit gardée une certaine retenue me dérange, au sens où je faisais de mon mieux jour après jour pour m’assurer que chaque visage ponctuant mon quotidien ait sa propre place, son cocon de confort, son espace entier et à personne d’autre. Yasmine, même si son absence s’était doucement allongée au fil des mois, n’en restait pas moins importante à mon quotidien et encore plus maintenant que j’avais la certitude, le soulagement, le bonheur de la savoir revenue parmi nous pour de bon. « Mais pour les prochaines fois, j’y tiens ; tu es toujours, toujours la bienvenue. Encore plus si tu les encourages à lâcher leur fou, et à laisser tout le reste de côté pour quelques minute de plus. » il m’apparaît important, à la limite de l’essentiel, de le lui confirmer. laissant le ton joueur et le sourire en coin de côté, je m’assure de plonger mes prunelles dans les siennes, capter son regard de tout l’amour qu’il me reste, insister juste un peu et juste assez de façon à ce que le doute ne plane pas, et que si elle est à l’aise et disponible et intéressée, chacun des ateliers à l’horaire lui est ouvert. Il me tarde qu’elle me confirme accepter mes excuses, qu’elle voit bien que si j’ai pu dire ou faire quoi que ce soit lui donnant l’impression d’être mise à l’écart, cela avait été absolument et totalement involontaire. La pression doucement retombée, les non-dits qui me semblent ne plus du tout avoir d’importance, je me raccroche au sourire de mon amie, balaie nos horaires calculés à la seconde près. « L’important, c’est qu’on se soit attrapées aujourd’hui, après tout. » je me doutais que son agenda devait être beaucoup plus rempli que le mien, et qu’à l’instant, c’était probablement même moi qui m’y imposait, qui la forçait à prendre une pause, à discuter de banalités alors qu’elle était probablement attendue plus loin, pour mieux. Mais égoïstement, je n’arrive pas à lâcher ses côtés, à lui souhaiter une bonne journée, à retourner à mon propre programme principal. Un drôle de ressenti qu’il reste à gratter, qu’il y a quelque chose de différent, mais je n’en tiens pas rigueur, préfère me dire qu’il ne s’agit que d'un empressement enfantin de pouvoir enfin partager plus que quelques salutations de bout de couloirs avec la si belle et si inspirante Khadji. Tant d’éloges qui sont totalement justifiées, à l’entendre parler de desserts et autres délicatesses promises par sa mère, que j’énumère déjà mentalement, qui me font a priori déjà tant saliver. « Mais Yas… l’attente sera insupportable! » faussement outrée, mais réellement impatiente, je dois me faire violence pour ne pas lancer le compte à rebours qui me rapprochera à chaque nouvelle soustraction d’une première bouchée de l’un des délices sucrés tant promis et espérés.
Un rire soulagé, et particulièrement amusé viendra percer le calme du couloir, attirer l’air attendri d’une infirmière qui passe à notre hauteur, salue Yasmine de la main. « Et je croyais bêtement que la journée ne pouvait pas être plus parfaite. » entre le café bon marché vers lequel je me serais braquée par dépit et l’offre pleine d’espoir de la brunette qui sait avec expérience à quel point une vraie bonne dose de caféine de qualité pouvait faire des miracles sur ma vie, tout changer à mes yeux. Enjouée, je farfouille dans mon sac au rythme de nos pas vers le Graal, toujours plus enjouée de partager ce moment à trois, sachant à quel point Hassan m’avait mentionné être heureux, être si réjoui du retour de son amie. Je me doutais que son départ précipité et les longues semaines de silence à travers leurs brefs échanges lorsqu’elle était là-bas avait impacté mon ami ; il ne me l’avait jamais dit de vive voix, soit, mais s’il y avait bien quelque chose que j’avais développé avec les années à jouer les cas trop sages trop effacés de bonne famille, c’était de savoir lire les gens. L’absence de Yasmine semblait peser encore énormément sur Hassan, et même s’il profitait de chaque seconde avec elle, je n’aurais pas été fidèle à moi-même de ne pas maximiser leurs chances de se retrouver un peu, sous mes propres manigances angéliques. Yasmine m’immobilisant dans mon geste ne me donne aucunement la puce à l’oreille. À la place, j’arque le sourcil, maligne, pensant déjà avec amusement à une hypothèse justifiant le pourquoi du comment. « Tu préfères qu’on le surprenne? Ça peut le faire aussi, même si Noah teste ses capacités à cache-cache pas mal ces jours-ci. » un nouveau rire, cette fois-ci stoppé par l’élan de Yasmine qui m’invite à la suivre, elle et son mystère, elle et son refus. « Qu’est-ce qui ne va pas? » pas la peine de tourner autour du pot, elle tient autant que moi à l’honnêteté, je n’en doute pas une seule seconde. Jamais je n’avais cru bon masquer la moindre de mes intentions avec elle, jamais elle ne m’avait vu porter un masque de cachotteries et d’autres mensonges, et l’inverse me semblait tout aussi vrai.
Isolées, la cage d’escaliers me semble propice à tendre un peu plus l’oreille, gestes au ralenti et le coup d’oeil qui ne lâche pas mon amie d’un millimètre. À l’instant où Yasmine entame son plaidoyer, je respire un peu mieux, le voile levé qui me soulage d’autres scénarios, de mauvaises impressions où j’aurais encore une fois pu faire ou dire quelque chose qui l’aurait le moindrement blessée. Sa gratitude m’apparaît obsolète sachant à quel point Hassan était également si ce n’est plus important à ma vie que je l’étais à la sienne, et d’un sourire, je l’articule la voix légère. « C’est moi qui ait eu de la chance, tu sais. Jamais j’aurais pu accomplir tout ça s’il n’avait pas été là - et je dois le blaser à force de le remercier à chaque moment où l’occasion se présente. » un nouveau rire qui apaise, et c’est à moi de poser la question, ou du moins, de clarifier les motifs que je n’arrive pas encore bien à cerner. « Pourquoi est-ce que tu ne veux pas qu’il assiste à ça? » une lueur moqueuse vient illuminer mon regard, et doucement je glisse mes mains dans les poches de mon jeans, patiente mais curieuse. « Tu as peur pour ses chevilles? » sachant à quel point le Jaafari n’avait même pas une once d’ego mal placé, je crois bien que l’infirmière ne doit pas du tout douter du fait que partager le quotidien du professeur s’est fait le plus naturellement du monde pour moi. Oui, j’avais à coeur de ne pas le laisser à travers une suite d’épreuves particulièrement difficiles qui avaient eu raison de son moral à divers moments malgré mes bonnes intentions, n’en reste que, surtout « J’ai fait ce que j’ai pu pour être là quand il avait besoin, je le fais encore le plus que je peux. ». En soit, Yasmine n’avait jamais rien demandé, rien statué, même si j’avais pu comprendre et lire entre les lignes, même si d’un regard nous avions su l’une l’autre qu’avoir une épaule sur laquelle s’appuyer ferait le plus de bien à Hassan. « J’ai appris à le connaître durant toute l’année dernière. À le connaître et à voir à quel point il ne méritait que le meilleur. » invitant mon amie à respirer un peu mieux, à chasser ce voile d’inquiétude que je n’aime pas particulièrement revoir apparaître sur son visage, mes doigts se triturent au creux du tissus qui les cache de dévoiler ma nervosité. « Et puis, il a été tellement présent pour moi aussi, j’ai vraiment été chanceuse d’avoir son support. » un haussement d’épaule, et des remerciements envolés qui me font l’effet d’être bien dérisoires tellement les mots ne peuvent pas exprimer le support dont il a fait preuve pour moi, et que je tente de lui redonner au centuple depuis. « En quelque sorte, c’est grâce à toi. Merci, merci énormément Yasmine. » foncièrement heureuse, j’ose espérer que cela la rassurera et qu’elle verra bien que tous les acteurs dans l’histoire ne se portent que mieux, désormais.
Yasmine le savait déjà, qu’Hassan et Noah s’entendaient bien ; il pouvait difficilement en être autrement de toute façon, il savait y faire avec les têtes blondes. Mais à la vue du monde qu’elle s’était construit dans son esprit, aidée par les talents de bâtisseuses de rumeurs hors-pair de sa propre mère, entendre Ginny le lui confirmer en mentionnant leurs jeux posa la dernière pierre à l’édifice de ses soupçons d’idylle entre ses deux compagnons de bénévolat. Elle en était sûre, maintenant. Qu’importe que la partie la plus raisonnable de sa personnalité lui soufflait que les indices qu’elle récoltait au détriment de la brunette à ses côtés étaient beaucoup trop minces pour étayer ses doutes, propices à l’interprétation erronée qui plus est : elle préférait cent fois se reposer sur ce qu’elle considérait comme de la très bonne intuition plutôt que de se lancer à corps perdu dans un interrogatoire en bon et due forme – ça la préservait de dévoiler ce qu’elle cherchait farouchement à cacher, alors ce n’était pas négligeable, à son sens. Elle se refusait à braquer la moindre lumière aveuglante et accusatrice sur le doux visage de Ginny, pas à l’aise avec l’idée de lui soutirer des détails, quand bien même elle s’enfonçait toute seule dans une mare boueuse de pistes bancales, et accablantes. Son corps se tendit légèrement, son cœur manqua un battement discret. Pour autant, Yasmine s’obstina à garder bonne contenance pour ne pas relever trop fort les propos de la jeune femme. A la place, elle esquissa un sourire, calant une longue mèche derrière son oreille, en réussissant à glisser un timide « J’aimerais bien voir ça. » entre deux.
Yasmine n’avait pas de mal à les imaginer passer du temps ensemble, tissant une toile solide et sécurisante pour le petit garçon qui avait tant besoin d’attention et d’amour, pour mieux repousser ce mal qui l’avait fait prisonnier de son propre corps. D’un côté, c’était une image qui lui plaisait, qui l’attendrissait surtout – celle d’un Hassan qui se projette assez dans le temps pour jouer le rôle d’un père de substitution, reprenant, volontairement ou non, celui qu’Amjad avait joué pour lui et son frère après la disparition de leurs parents, et pourquoi pas suivre l’exemple de son frère justement, qui avait su fonder un vrai foyer. Plus que n’importe qui d’autre, il en avait le droit, et parce qu’elle le pratiquait depuis trop longtemps pour l’ignorer, il en avait certainement très envie même s’il n’en parlait pas, contrarié par les répercussions de sa leucémie sur ses chances de se tisser un cocoon à lui. De l’autre, ça lui donna un coup de massue qu’elle fût bien incapable d’éviter, malgré les semaines qu’elle avait passée à ressasser les bonnes paroles de Sohan au sujet de cette prétendue histoire. Elle commença à descendre les escaliers, inspira profondément pour se rengorger des odeurs familières d’hôpital, les mains cachées derrière les manches longues qu’elle portait sous sa blouse d’infirmière. Soucieuse de réchauffer le bout de ses doigts refroidis par l’évidence soudaine, elle se demanda si Ginny pouvait elle aussi sentir le froid glacial qui l’enveloppa tout entière, au point de retenir un frisson. La culpabilité quant au fait qu’elle s’en aperçoive la poussa à plus ou moins fabriquer des raisons à son envie de rester seule avec elle pour prendre ce café qu’elle lui avait proposé. Ses remerciements étaient sincères, ils avaient néanmoins une saveur douce-amère, car d’une certaine façon, elle se reprocha d’avoir indirectement œuvré en la faveur de leur rapprochement. Plus encore, elle se détesta de, à nouveau, ressentir cette jalousie malsaine qui, dans le passé, lui avait fait défaut au point de lui faire perdre momentanément sa bienveillance, et de s’en prendre ouvertement à Joanne. Elle croyait en avoir terminé avec ça ; visiblement, c’était loin d’être le cas. A ce moment-là, ça l’angoissa.
« Il a beau être modeste, une petite piqûre de rappel de temps à autre, ça peut pas lui faire de mal. » articula-t-elle face aux paroles de la jeune femme, un peu comme un encouragement à peine déguisé pour qu’elle continue à lui rappeler ce qu’elle lui devait. Elle était la mieux placée pour savoir que l’influence et la bonne volonté d’Hassan faisait des miracles, et c’était probablement pour cette raison qu’elle ne pouvait pas en vouloir à Ginny de sombrer dans le sentimentalisme, elle aussi. Encore une fois, les contradictions se bousculaient, et sa gorge se serra juste un peu – c’était déjà trop, à ses yeux « Oh, pas seulement. J’ai pas envie qu’il sache que je me suis inquiétée pour lui pendant huit mois. » Comme si, si tôt qu’elle était rentrée, son inquiétude, le manque et le reste s’étaient dissipés : à d’autres, Yas « Même si dans le fond, ça paraît évident. Moins il en sait à ce sujet, mieux je me porte. » Elle se gratta le dessus de l’œil, suivant la ligne de son sourcil avec la pulpe de son doigt, puis laissa poindre un sourire timide, presque douloureux « L’entendre parler de toi, ça m’a beaucoup rassurée. Je suis contente que vous vous soyez trouvés. » Sa voix marqua une descente dans les graves, et elle se râcla la gorge pour chasser cette boule de nerfs qui la gênait pour déglutir. Se soustrayant volontairement au regard de la jeune femme quand elle partagea sa conclusion avec elle – Hassan méritait le meilleur –, elle opina sans se forcer « On est bien d’accord. Encore faudrait-il qu’il s’en aperçoive, lui aussi. Je crois qu’il est sur la bonne voie, je l’espère en tout cas. » Et elle tourna la tête dans sa direction pour échanger un regard grave avec elle.
Yasmine le savait, sa pudeur verbale et sentimentale l’avait faite maîtresse dans l’art de faire passer des messages indicibles avec un simple battement de cils ; c’était plus facile de cette façon, même si encore une fois, tout était une question d’interprétation, et que parfois, elle ne savait pas user assez d’éloquence pour se faire comprendre. Là, tout ce qu’elle espérait, vraiment, c’était que Ginny ne considérerait pas son œillade comme une mise en garde. Elle verrouilla ses prunelles aux siennes avec la force du désespoir pendant de longues secondes, lui faisant ralentir le rythme de sa descente des marches, et ressentir un picotement étrange au ras de ses cils. Mais peut-être que finalement, c’en était bel et bien une, de mise en garde – ça ne pouvait, ça ne devait pas l’être, elle s’y opposait sans tergiverser. Tandis qu’elle se laissait harponner par ses dialogues intérieurs, elle faillit ne pas réagir aux remerciements qu’elle lui renvoya. Mais elle se rattrapa, ne se laissant pas le temps de faire le point sur les signes d’alertes qui donnaient de l’ampleur à son angoisse latente ; ses mains devinrent moites, et elle retint sa respiration pour la contrer, déterminée. Marquant une halte subite, à quelques marches à peine du bas de l’escalier, Yasmine tendit le bras pour la prendre par les épaules – l’étreindre restait la meilleure réponse à lui fournir, car sa gorge lui grattait de trop pour qu’elle consente à user de sa voix – et posa sa tête contre la sienne, dans une démonstration prolongée de son affection. Ça lui brisait le cœur de se sentir si abattue par ce qu’elle venait de confirmer, et en même temps, une certaine forme de soulagement la fit exhaler par saccades, et doucement expulser son affliction en même temps.
Pointer la conversation sur Hassan n’est pas chose étrange avec Yasmine, sachant à quel point ils sont proches, à quel point je suis choyée qu’ils m’aient fait une place aussi importante dans leur vie, dans leur quotidien respectif. Et je m’amuse de sourires en coin, de petites vannes gentilles comme tout, de blagues à caractère inoffensifs qui s’avèrent le moindrement pour alléger une ambiance que je ne comprends pas, un comportement qui me met la puce à l’oreille sans arriver à le définir plus ou moins, clairement ou non. « Si en plus on le fait pour son bien, il ne pourra pas râler. » dodelinant de la tête comme une fillette qui se convainc que ses manigances sont bien fondées, je poursuis sur la lancée de mon amie, résonne à ses moqueries de bac à sable, trouve un élément et un autre pour la faire rire, pour tenter de relâcher la tension dans ses épaules, pour alléger une conversation qu’elle semble avoir du mal à lancer, et encore plus à poursuivre. Bien sûr que j’étais consciente qu’Hassan méritait son lot de bons moments, d’instants heureux, et rien dans ce que j’avance n’est faux ou exagéré, il s’agit bien de la façon avec laquelle je tente à chaque nouvelle rencontre d’infuser son quotidien. Le Jaafari s’est hissé sans le moindre effort au rang de mes amitiés les plus chères, et il m’arrive même avec amusement de me demander à quoi ressemblait la vie quand je ne le connaissais pas encore, quand il n’était pas encore arrivé dans le coin. Quand il ne faisait pas la lecture à Noah, quand il ne l’aidait pas avec ses devoirs. Quand il ne passait pas inopinément nous rejoindre au parc en périphérie de nos maisons, quand il ne participait aux ateliers que l’on organisait pour la plupart du temps en collaboration à l’hôpital. La présence de Yasmine, notre trio n’est qu’évidence, son retour n’ayant jamais pu me faire autant de bien qu’il en avait été pour Hassan, quand même j’avais rarement été aussi ravie de revoir un visage familier après tant de temps séparées. « Je crois qu’il s’en doute, au même titre que tu peux t’imaginer qu’il a énormément pensé à toi, en évitant volontairement de se noyer dans les réflexions où tu serais mise en danger. » et ma voix baisse d’un cran lorsque la confidence frôle mes lèvres. Doutant que la Khadji en soit surprise, décelant qu’elle le connaît probablement par coeur et que même s’il le niera en bloc, elle a dû voir à travers son regard et ses gestes, ses pensées et ses intentions à quel point la retrouver a dû lui retirer un stress immense, une peur que quoi que ce soit arrive. Soit bénie le jour où Yas a posé le pied à Brisbane en un seul et unique morceau.
« Il parle de moi? Je croyais que j’étais la seule à balancer tous ses secrets dans les cages d’escaliers, à l’abri des oreilles indiscrètes. » à mon tour de sentir mes joues rougir, mon regard faiblir. Autant je m’amusais des confidences de cage d’escaliers sans mesquineries aucunes, entendre l’infirmière préciser que notre ami commun s’est donné à coeur joie sur mon cas me laisse pantoise, intriguée. On ne parlait pas de moi à mon sens, on m’oubliait vite. J’étais la bonne amie, l’oreille attentive, la voisine, la maman. J’étais on ne peut plus beige, neutre, normale ; et même si Hassan avait tout pour mériter de telles éloges, les vestiges d’une adolescence à tout faire pour être oubliée, tout sauf remarquée me font nettement douter de mériter le moindre traitement similaire. « C’est un travail de tous les jours, je tente quotidiennement de le lui rappeler. » concluant au même titre que la brunette, je laisse un énième sourire couronner mon visage, l’innocence même, le déni aussi. Parce que je crois bêtement, stupide Ginny, que le sujet était aussi simple que cela. Que la prise de nouvelles n’avait rien d’autre à valider que pures banalités au coeur léger. Que mes mots n’ont fait que rassurer Yasmine, qu’ils ne lui ont que prouvé qu’en son absence, je me suis assurée que son meilleur ami, que son frère, que son âme soeur, que son tout aille bien. Et j’y crois, à mal, que tout ceci n’était que routine, que la caféine qu’elle m’a promise est une innocente offrande, que la vie suivra son cours et que rien ne viendra troubler le statu quo. Jusqu’à ce le vent change, que les actions tournent, qu’elle esquisse un geste, cache un soubresaut, contracte le visage, cache une larme, ou alors, j’ai mal vu. Ses iris ancrés aux miens, la descente ralentie pour finir par être complètement arrêtée, et je laisse aller un soupir de surprise presqu’inquiet lorsqu’elle se retrouve à nouveau à proximité. L’étreinte qui aurait eu tout pour me rassurer, pour brouiller les pistes, et la drôle de mauvaise impression, le présage que je veux totalement chasser, oublier, nier qui fronce mes sourcils.
À peine quelques centimètres séparent son oreille de ma voix, de mes mots. « Yasmine? » et je murmure tout bas, un secret, un autre. Tentant de ne pas la brusquer, d’encore moins l’effrayer, je n’arrive pas à laisser aller ce serrement à même mon ventre, mes paumes retrouvant ses bras pour l’enlacer un peu plus, juste assez, tendre, me voulant plus attentive que j’ai pu l’être, presque toute ma vie. « Est-ce que ça va? » et je me doute qu’elle balaiera du revers. Identique à mes propres mécanismes d’auto-défense, très bien capable d’enfiler un masque pour le mieux-être des autres, de se sacrifier sans jamais inquiéter personne aux alentours. « Vraiment? » un souffle, chuchoté, à peine perceptible à quiconque qu’à nous. Je sens la proximité qui est éphémère, je sens à quel point il ne me reste qu’une poignée de secondes avant qu’elle ne se détache, et que tout ceci ne soit qu’étrange mirage, que mise au point avortée. « J’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais on dirait qu’il y a quelque chose qui cloche et... » l’erreur de laisser mes paroles supplanter mes pensées, de ne rien retenir, de ne pas avoir envie de laisser la moindre zone d’ombre à quelqu’un que j’estime tant, à quelqu’un qui glisse sans que je puisse faire quoi que ce soit, à quelqu’un que je souhaite rattraper de toutes mes forces. « … et c’est idiot, mais je me dis que c’est peut-être parce que je passe beaucoup de temps avec Hassan, et qu’en quelque sorte en ton absence j’ai pris une partie de ta place et c’est pas du tout mon intention, mais on dirait et je voudrais pas que tu te sentes exclue et bien au contraire et je peux prendre du recul et vous laisser vous retrouver, comme tout à l’heure pour l’atelier et je... » j’en perds mes mots et j’en perds mon souffle, j’en perds mes idées et je finis par laisser un rire nerveux fendre son silence, couvrir le mien. « Laisse tomber, j’ai été trop curieuse, et quand ça arrive je parle trop, je ressasse, j'imagine des choses. » comme d’habitude, le moulin à paroles McGrath a encore une fois fait office d’attaque sans pouvoir calmer quoi que ce soit, sans être utile ou même nécessaire, demandé. « Ou alors, c’est le sevrage de café qui me fait perdre tous mes moyens. » et en dernier recours, c’est l’humour qui prend toute la place, humour douteux mais humour tout de même.
Spoiler:
Je tiens à m'excuser publiquement de Gin qui est si stupide et qui dit exactement ce qu'il ne faut pas, over and over.
On lui en avait raconté des histoires, aux urgences. Yasmine regorgeait de ces petites anecdotes échangées au détour d’un soin. Les personnes âgées étaient celles qui se laissaient le plus aller au partage, le visage à quelques centimètres du sien, penchée pour vérifier leurs constantes, et s’assurer que tout allait bien. Par l’un d’eux, elle avait appris que la principale cause de noyade lors de chutes dramatiques dans les eaux glacées était la désorientation en vérité. A cause de la température de l’eau, on perdait rapidement le sens des réalités, celui de l’orientation encore plus, si bien qu’au lieu de nager vers le haut pour s’échapper, la plupart des victimes le faisait vers le bas, s’enfonçant eux-mêmes dans les méandres d’une civilisation inconnue où serait scellé leur funeste destin. Elle, elle n’avait pas froid, blottie contre Ginny, sa tête collée contre la sienne, et le souffle suspendu pour ne pas se trahir. Pourtant, elle avait l’impression désagréable d’être ensevelie sous une couche de glace épaisse, prisonnière de ses doigts qu’elle imaginait s’accrocher à ses chevilles pour la tirer vers les profondeurs. La respiration coupée, elle ne savait plus très bien par où s’échapper. Ce n’était pas faute de se débattre, mais plus elle y aspirait, plus elle avait la sensation fulgurante de couler, le poids dans sa poitrine ne cessant d’enfler en même temps que son cœur qui menaçait d’exploser, arrivé au maximum de ce qu’il pouvait supporter. Un million de picotements se déclenchèrent partout à l’intérieur et à l’extérieur de son corps, et les efforts qu’elle tentait d’abattre pour garder le sens de la réalité semblait être vains, tant elle se sentait épuisée par la bataille indicible qu’elle menait contre elle-même, debout dans cette cage d’escaliers. Elle se servait un peu de Ginny comme d’une perche pour ne pas dériver, une perche qu’elle serait bientôt obligée de lâcher, prête à sombrer. Elle libéra sa respiration, saccadée par son angoisse qui commençait à se montrer, puis elle desserra son étreinte lorsque Ginny prononça son prénom tout bas, près de son oreille. Malgré le soulèvement progressif de sa poitrine, elle se composa un sourire pénible, mais qui se voulait profondément rassurant, et que les plis sur son visage trahirent quand elle lui dit doucement :
« Bien sûr, tout va bien. » fit-elle, en essayant d’utiliser le même ton que la jeune femme, et opinant pour faire bonne mesure – comme si sa façon de respirer n’était pas une preuve flagrante des difficultés qu’elle rencontrait de façon manifeste et douloureuse. Un râle profond s’échappa de ses lèvres quand elle inspira, et elle regarda en l’air pour s’aider à garder la tête hors de cette marée invisible qui lui arriva en plein visage. Elle haletait presque. Yasmine se noyait, mais elle s’obstinait, et même si ses yeux se remplirent de larmes, elle s’échina à ajouter pour soulager ce qu’elle croyait déceler sur le visage doux et amène de Ginny « Je suis juste fatiguée. » Ce n’était pas un mensonge. Elle était extenuée, un état qu’elle traînait depuis son retour, et qu’elle avait appris à dompter pour parfaire le tableau qu’elle offrait à ceux qui s’inquiétaient trop pour elle, qui la trouvaient changé. Elle ferma les yeux tout de suite après, opérant un pas en arrière pour ne pas épuiser les réserves émises par Ginny, et posa une main sur le haut de sa poitrine qui se soulevait et se baissait en rythme régulier, tandis qu’à l’intérieur d’elle, tout était désordonné, tout était confus. Quelque chose clochait effectivement, il suffisait de la regarder pour le comprendre et établir des conclusions forcément erronées, car ce n’était pas aussi simple qu’un vulgaire sentiment d’exclusion, elle le craignait. Elle aurait pu l’expliquer, prendre le temps d’affronter le regard de Ginny, et pourquoi pas glaner ses précieux conseils pour qu’elle l’aide à faire la paix avec l’idée que ce qu’elle ressentait pour Hassan n’était pas aussi malsain qu’elle l’appréhendait. Qu’elle n’avait pas à se sentir honteuse de couver ce sentiment de jalousie qu’elle haïssait tant quand elle l’imaginait avec quelqu’un d’autre – quand elle l’imaginait avec elle, Ginny –, ou encore moins d’avoir pris l’habitude d’agir et de réagir en fonction de lui, de sa présence et du réconfort qu’il lui apportait en étant juste à ses côtés, sans même avoir à ouvrir la bouche ou à la toucher ; qu’elle était rentrée parce qu’il lui manquait plus que les autres, plus que ses parents et plus que Sohan ; que pendant huit mois, privée d’un sommeil réparateur et de tranquillité, loin de ce qui avait constitué sa vie, elle s’était pourtant remémorée les rares fois où ses lèvres avaient frôlées les siennes, analysant davantage les prétextes qu’elle se servait à elle-même en affirmant qu’un baiser n’était rien d’autre qu’un baiser, que ça ne voulait pas forcément dire quelque chose, mais que quand même, elle avait secrètement consigné dans un coin de sa tête comme ses lèvres s’inséraient parfaitement entre les siennes, complétant une part d’elle qu’elle avait laissé vacante par choix délibéré, consciente que c’était idiot en réalité, et passant à autre chose pour se préserver, pour le préserver aussi ; qu’elle avait ressenti plus de choses en lui disant au revoir lors de son grand départ pour l’Afrique qu’en mettant un terme à sa relation avec Edge, dont l’incartade lui avait juste servi d’excuse parfaite pour retrouver une meilleure disponibilité ; qu’elle l’avait considéré comme un frère dans le passé, qu’elle avait souffert avec lui, qu’elle s’était inquiétée pour lui dans les étapes tragiques de sa vie, mais que malgré tous ses efforts pour garder à l’esprit qu’elle n’était pas en droit d’attendre quoi que ce soit d’autre de lui, que c’était interdit, il y avait une part d’elle qui savait, qui s’en voulait, et qui n’était pas prête à assumer ce qu’elle tachait de repousser sans jamais totalement y parvenir, et que même dans l’intimité de ses pensées, elle ne s’autorisait pas à formuler, gênée qu’on puisse la percer à jour, exactement comme Joanne l’avait fait en la pointant du doigt, et en l’accusant d’en être amoureuse : c’était vrai, et c’était sans doute pour ça qu’elle avait cru la détester, parce qu’elle avait compris quelque chose qu’elle-même se contraignait à ignorer de toutes ses forces depuis des années.
Elle ne pouvait pas dire tout ça à Ginny. Pas en sachant que le lien qu’elle partageait avec Hassan désormais était aussi fort, et plein d’avenir. Elle ne pouvait pas non plus lui faire porter le chapeau de l’attitude malheureuse qu’elle avait adopté depuis qu’elles s’étaient croisées dans le couloir de l’aile pédiatrique, quand bien même c’était un peu le cas – comment le pourrait-elle, quand elle était confrontée à son visage angélique, à sa bienveillance innée, et à l’affection sincère qu’elle lui réservait, et qu’elle refusait de mettre de côté sous le prétexte qu’elle avait su tirer partie de l’opportunité qu’elle, Yasmine, lui avait offerte en disparaissant pendant quelques mois ? Elle rouvrit les yeux, mais sa respiration ne s’était pas calmée. Elle se sentait essoufflée comme après un footing avec son frère, et des relents de nausée commençaient à emplir sa bouche. Néanmoins, elle se réanima, et monta sur la marche qu’elle avait quittée pour faire face à son amie ; elle leva doucement les mains pour prendre le visage de Ginny entre ses paumes, les pouces placés de part et d’autre, elle lui caressa les tempes. Attendant quelques secondes, elle lui remit une mèche de cheveux derrière son oreille, et cogna furtivement son front au sien, yeux fermés, en affirmant après s’être redressée pour la regarder dans les yeux, les siens humides et vacillant devant les efforts qu’elle fournissait pour ne pas exploser.
« Regarde-moi bien ; t’as rien à te reprocher, Ginny. » Elle aurait pu continuer, user de toutes les tournures de phrases pour lui ancrer définitivement dans le crâne qu’elle ne devait pas se sentir coupable de l’état dans lequel elle s’était mise, seule, sans l’aide de personne, juste en se reposant sur des sous-entendus et des confirmations auxquelles elle croyait dur. Sauf que l’expression sur le visage de la jeune femme finit de l’achever ; la boule nerveuse qui lui obstruait la gorge éclata, et ses yeux débordèrent enfin quand ils scannèrent attentivement ses traits. Elle respirait déjà mal, ses larmes ne firent que définitivement lui couper la parole, et arrivée à la limite de ce qu’elle pouvait accomplir en termes de justification, elle n’eut le temps de murmurer qu’un « Excuse-moi, je dois partir. » Avant de lâcher délicatement le visage de Ginny, de se retourner d’un bloc, et de rapidement descendre le reste des marches qui se déployait dans son dos en laissant sa respiration laborieuse combler le silence lourd qui marqua la distance qu’elle venait de prendre avec elle ; tous les traits de son visage se froncèrent en même temps quand elle s’autorisa enfin à pleurer pour de bon, laissant la porte de la cage d’escaliers se refermer brusquement derrière elle faisant penser qu’elle savait parfaitement où elle allait, alors qu’elle n’en avait vraiment aucune idée, véritablement désorientée, et butant sur le meilleur chemin à emprunter pour s'isoler et se calmer.
Rien de ce qu’elle dit ne fait de sens, aucun de ses sous-entendus n’a de suite, aucun de ses soupirs ne me rassure. J’ai à peine le temps de détailler chaque mimique, chaque coup d’oeil fuyant, chaque haussement d’épaules qu’elle presse le pas, qu’elle presse les silences et que je me retrouve bredouille. Traitée par mon propre traitement, le retour de la claque du masque bien haut porté que je ne remarque même pas, que je me refuse, incapable de concevoir qu’un fossé se creuse entre Yasmine et moi, qu’elle n’est plus celle qui savait tout de moi au même titre que je savais tout d’elle. C’était naïf de croire qu’en situation de crise, qu’en pointe de détresse, les armes seraient restées baissées, les confessions auraient fait du bien, l’authenticité aurait prôné sur tout le reste. C’est décevant de voir que comme deux horloges bien cadrées, comme deux cadrans totalement affirmés, nous retournons dans nos vieux plis et nos vieilles manières, mes hochements de tête qui font suite à ses tourments, un flot de paroles que je lui impose en me détestant au passage. Parce que je n’ai pas le droit de parler autant, parce que je suis égoïste de tout ramener à moi et à moi seule, parce que je suis aveugle de croire que j’ai à peine la moindre importance dans cette histoire pour en être également la faute. Rien à faire de mes doutes, rien à cirer de mes excuses, et le simple fait d’articuler ma crainte et de l’entendre résonner sur les murs d’une cage d’escaliers froide et vide, d’un entre-deux bien ironique, de limbes qu’elle a choisies en connaissance de cause. Dehors et par les fenêtres mal lavées, on entraperçoit le soleil et toutes ses moqueries, ses railleries de nous narguer ainsi. Parce que la finalité aurait été de ravaler, de se tenir droites, de passer chercher deux cafés à la machine, de caler nos pas vers le jardin de l’hôpital, s’y poser le temps qu’il faut, le temps de se raconter nos vies, d'omettre les détails qui choquent, qui dérangent. La suite, et tout ce dont je rêvais, c’était d’un moment avec elle, à parler de tout, à rattraper le temps, les jours, les semaines, les minutes perdues. De se faire croire que la vie allait bien, que rien de tout ce qui transparaît ici n’est fatal, que cette discussion ne prend pas de double sens que je ne saisis pas, que je suis trop stupide pour saisir de toute manière. « Je comprends. » et c’est ça, l’apogée de l’ironie, et c’est en plein dans cette candeur complaisante que je me rétracte. Comme si je comprenais quoi que ce soit. Pourtant, je m’assure de m’en convaincre, pince les lèvres, roule les bords de mon t-shirt nerveusement de l’index et du pouce, tente d’alléger l’air qui est à des lunes de l’être.
Je ne comprends pas. Je ne comprendrai probablement jamais, parce que Yasmine, à mon instar, aspire à gérer toute seule ses problèmes, ses inquiétudes. Elle a cette force d’âme et de caractère, elle a cette intention quotidienne, répétée et ancrée de garder à l’intérieur, de privatiser ses troubles pour éviter de répandre le mal, de répandre autre chose que du bon autour d’elle. Ça, je le comprends. Ce comportement inné, ce bagage durement gagné, cette carapace si confortable derrière laquelle se cacher vaut mieux que n’importe quel aveu. Et pourtant, je sonne faux, je m’exaspère, je me répugne d’oser acquiescer à sa fatigue comme si l’impression qui me tenaille le ventre ne me soufflait pas le contraire. Non, tu n’en sais rien Ginny. Et sa proximité me fait mal, plus que de bien. Ses mains chaudes sur ma peau glacée, son souffle rauque alors que le mien se perd, la pression de son visage qui veut apporter tant de confort, tant de douceur - et qui laisse sur ma chair ses marques, son feu, bouillant, imperceptible. J’ai l’incompréhension qui supplante le reste lorsque mes yeux s’accrochent à ses paupières closes, j’ai le coeur qui bat la chamade lorsque sa voix perce le silence, j’ai la respiration qui est difficile, qui se retient entièrement, qui ne laisse échapper aucune expiration quand la Khadji finit par s’excuser, par m’excuser. C’est là, où je rêve de fusionner avec le mur. Où je me perds à fixer les nervures sur le parquet, les compter les unes les autres, passer d'elles aux carreaux des vitres, aux craquements dans le plâtre. C’est là où je creuse tout ce qu’il me reste de ressources pour me faire oublier, pour me fondre dans la pénombre un étage plus haut, pour ne plus imposer ma présence qui est désormais clairement tout sauf nécessaire, tout sauf saine.
Nocive, nocive Ginny. Tu ne sais rien sur elle, tu ne sais plus. La preuve? Tu croyais qu’elle resterait, tu t’étais stupidement mis en tête qu’elle nierait tout en bloc et finirait par reprendre où vous aviez tout laissé, où tu l’avais si lâchement abandonnée à son sort.
Et à la place, elle presse le pas. Elle rompt le contact, elle fuit comme je l’ai fait tant d’autres fois moi-même. Je ne réalise que trop tard que rien de ce que je ne pourrai dire ne changera, ne sauvera la donne. « Si un jour tu veux… » malgré tout, j’entends ma voix qui tente de l’intercepter en sachant le tout perdu d’avance. Vouloir quoi, là est la question, le suspense, l'inavouable. « … je serai là. » pourquoi, pour qui? Pour elle? Elle a montré à de nombreuses reprises et aujourd’hui encore qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle n’a pas besoin de toi. « J'espère que tu ne seras plus fatiguée ce week-end. Que tu pourras venir au BBQ chez Hassan. » que tout ira mieux, que tu iras mieux. Et je sursaute, et je me surprends, me fais presque peur, lorsque j’entends enfin ma respiration qui s’échappe, ma langue claquant sous la surprise, mon sang cognant fort sur mes tempes. Faire comme si de rien n’était n’est pas une option, confronter le mal de mon amie en sachant que je ne pourrai rien faire d’autre qu’empirer la situation avec mes incertitudes et mon incapacité à comprendre le reste suffit à ce que je cherche appui, cherche tuteur, sur le mur derrière moi. Mes prunelles, elles, resteront vissées sur la porte que Yasmine vient de fermer à la volée derrière elle, et vers les éclats de notre amitié que je me doute être en mesure de pouvoir un jour recoller sans savoir par où commencer.