C’était stupide, que je me répétais, durant tout le trajet que l'ascenseur avait mis pour passer du rez-de-chaussée jusqu’à l’étage marqué Grimes & Hartman. C’était stupide et enfantin, c’était pas nécessaire, surtout déplacé, totalement hors sujet, et la blague avait tout de celle qu’on devrait expliquer en long et en large pendant de longues minutes parce qu’au moment de la chute, notre interlocuteur n’aurait pas la moindre idée du pourquoi du comment derrière, de la motivation profonde, du sens même de la blague. Je tapais nerveusement du pied du bout de mes Converse usées, les mèches encadrant mon visage le moindrement rougi par la gêne, et la lenteur que prenait chaque numéro sur le tableau de bord avant de s’illuminer ne faisait que rendre le supplice encore plus douloureux, l’attente encore plus dérisoire. Il n'allait pas rire, il allait froncer les sourcils, probablement laisser aller un hochement de tête peu convaincu, retourner à son boulot, ignorer mon humour douteux, fuyant. Puis, je décide de changer complètement de stratagème, de parfaire le scénario, d'en sortir indemne.
Je laisserais le colis à la réception plutôt, j’inventerais une connerie pour me sortir d’ici incognito, je pourrais même invoquer Noah à titre de complice, lui demander de me téléphoner dans approximativement 5 minutes pour qu’il puisse m’offrir le parfait plan B, l’exit strategy au point, manigances machiavéliques de bac à sable. Déjà de reculons avant même d'être arrivée au bon étage, je vois les deux immenses portes d’acier qui glissent l’une l’autre, dégageant le chemin, me permettant d’apercevoir l’entièreté du bureau qui butine, qui papillonne, qui flotte d’un côté à l’autre d’avocats occupés, de cadres concentrés. J’ai pas du tout affaire ici, j’ai aucun motif valable, je fais tache du haut de mes vêtements bon marché et de mon air perdu exposant un million. Un groupe de quatre arrive sur ma gauche, monopolise tout l’espace, prend le temps de me détailler de la tête aux pieds suffisamment longtemps pour que je m’extirpe du cube sans réfléchir, la pression de leurs prunelles me jugeant étant un excellent argument pour me chasser de là. Une pointe de vengeance satisfaite de les abandonner dans un lieu clos, mon sillage qui embaume la friture et leurs pauvres estomacs qui crieront famine une fois leur trajet vers le hall d’entrée de l’immeuble entamé. La cloche sonne, l'ascenseur repart en sens inverse, et je suis prise au piège. Dammit.
Derrière moi, une jeune blonde tout sourire semble être en charge de l'accueil, du téléphone et de la prises de rendez-vous pour la journée. Instantanément, elle me salue d’un geste de la main toutes dents blanches sorties, la politesse et la bienveillance au bout des lèvres. Piteuse, j’avance à sa hauteur, prenant bien soin de garder le sac de carton brun de la honte hors de son champ de vision. « Je viens déposer... » une portion de frites extra-large, gage de ma bonne foi après avoir reçu la veille à l’atelier un stock impressionnant d’éclairs au chocolat signé de la fausse patte d’un Troy Bolton que je soupçonnais être en fait un Dean Maguire se faisant passer pour son alter-ego particulièrement chevelu. Voyez, j’étais même pas certaine que c’était lui. What are you doing here, Ginny? Really? « … non laissez tomber. » inspirant profondément, je me complais dans mon plaidoyer intérieur qui me suggère de faire demi-tour, de laisser planer le mystère, d’annuler toute option de vraiment laisser ses frites à la réceptionniste, de vraiment assumer avoir livré une dose de gras à son bureau, d’être allée aussi loin dans la visite impromptue et l'inside joke au quatrième degré. « Je repasserai. » la seconde d’après, j’ai retrouvé avec assurance ma place devant l'ascenseur, et mon index appuie avec prestance sur le bouton censé l’appeler à l’étage le plus rapidement possible. Testons la méthode, alors, et prestement, puisque si je me fie à mon oreille relativement fine, c’est bel et bien la voix de Dean que j’entends, qui se rapproche, qui semble venir du couloir dans l’angle et qui, si je suis encore là d’ici les prochaines 25 secondes, risque de me voir sans plus ni moins de stratégie d’esquive. 20 secondes, maintenant.
Enfin, il y était parvenu ! Cela faisait des journées entières que Dean travaillait sur un dossier que Milena lui avait confié, en vue de lui alléger certaines tâches. L’arrivée de deux stagiaires dans le cabinet avait chamboulé les avocats et les tâches se voyaient par moments réparties d’une nouvelle manière. L’heure n’était alors pas à la rigolade : si le dossier avait pu être terminé à temps pour une défense sans failles, il fallait encore que Milena parvienne à convaincre son client et à démontrer par quels articles de loi ils allaient passer. La matinée avait alors été pénible, à discuter, à négocier, à se surprendre en train de suer d’une goutte au bord du front, la totale. C’était comme s’il était de retour sur les bancs de l’école, aux études primaires, quand il devait faire une élocution sur les écureuils. Sauf qu’ici, les élèves ne se contenteraient pas d’applaudir leur petit camarade à la fin des dix minutes de temps et de se lever pour aller à la récréation. Ici, le client pour lequel le cabinet avait décidé de travailler était particulièrement difficile en affaires, mais il était tellement fidèle que le défendre revenait presque à le payer lui plutôt que de se faire payer. « Laissez-moi vous raccompagner » avait-il fini par dire, le teint encore livide de cette réunion, lui qui savait qu’il n’allait pas réussir à se détendre avant bien des minutes. Le hochement de tête de Milena avait confirmé que c’était dans la poche et cela ne put que ravir le jeune avocat de voir ses travaux porter finalement leurs fruits. Dans les couloirs, Dean Maguire, accompagné de deux hommes et d’une femme, avait à grandes enjambées en direction de l’ascenseur. Allez, plus que quelques instants en compagnie de ces prétentieux puis tu pourras souffler, pensa-t-il, alors que sa cravate le serrait tellement fort comme une laisse qu’il se demandait s’il ne l’avait pas achetée au rayon animalier. A quelques mètres de lui, la porte de l’ascenseur était en train de se refermer. Ah non, hein, jura-t-il intérieurement. « C’est un véritable Boyd ? » chantonna la voix bien pompeuse de la dame, en montrant la toile expérimentale du peintre Arthur Boyd, qui longeait le mur du couloir principal. « Malheureusement non, nous n’avons pas eu cet honneur jusqu’à présent. » répondit alors Dean, au même moment où il arriva face à l’ascenseur. Sérieusement, que ferait un original dans un cabinet d’avocats, plutôt que bien au chaud dans une galerie à être contemplée par des milliers d’amateurs ? Bloquant la porte d’ascenseur qui allait se refermer sous eux, ce fut avec une expression pour le moins étonnée que Dean tomba nez-à-nez avec celle à qui il eut secrètement pensé à certains moments de la journée. Ce qui sortit de sa bouche devait théoriquement ressembler à un « Salut.. » mais cela fut à la fois inaudible et incompréhensible, par le brouhaha des deux hommes qui discutaient derrière lui et le suivaient. Ainsi, l’ascenseur se referma sur les cinq personnes présentes, à savoir les deux hommes, la pompeuse avec ses questions, Ginny qui apparaissait comme un mirage, et Dean qui avait cinq cents questions dans la tête. Merde, et si c’était le coup des éclairs au chocolat qu’elle venait lui faire comprendre par a plus b que ce n’était pas une manière de faire ? Ce genre de question fut bien vite remplacée par une odeur dominante de frites qui prit place dans tout l’ascenseur. Pour sûr, l’odeur n’avait manqué à personne, encore moins aux trois abrutis qui lançaient des regards à la fois interloqués que sceptiques en direction de la jeune femme, comme si elle avait passé la semaine dans une friterie belge, au beau milieu des graisses, des fricandelles et de sauce andalouse. Dean, quant à lui, dut se concentrer un maximum pour ne pas exploser de rire. Il dut penser à quelque chose de triste, comme à cet oiseau qui s’était écrasé violemment contre sa fenêtre d’appartement, en laissant une trace digne d’un pochoir. C’est ça Dean, pense à cet abruti d’oiseau mort sur le coup qui a laissé toute sa famille derrière. Le « ding » sonore de l’ascenseur indiqua que ce dernier était arrivé au rez-de-chaussée. Ni une, ni deux, Dean ne fit pas de longs discours pour dire au revoir aux trois personnes et manqua de leur donner l’impression de les jeter, presque. Enfin, lorsque celles-ci quittèrent le building, son grand sourire crispé et son air abruti pivotèrent vers Ginny, à la fois surpris et amusé. « Alors, on s’est perdue ? » plaisanta-t-il, alors qu’il se détendit tout d’un coup à voir la jeune femme en face de lui. Un coup d’œil au paquet qui sentait la frite, à sa montre et il hocha la tête. « Just in time. Tu sauves ma journée. » lâcha-t-il, d’un ton qui ne pouvait pas être plus sincère.
☾ ANESIDORA
Dernière édition par Dean Maguire le Jeu 8 Nov - 13:08, édité 1 fois
Le malaise est pesant, constant. À la seconde où je pense bien honnêtement pouvoir m’en sortir indemne, c’est le pied de Dean qui bloque les portes de l'ascenseur, me provoquant un soubresaut, le regard que je garde vissé sur la pointe de mes chaussures en croyant fermement que si je ne le “voyais” pas, il ne me verrait pas lui non plus. L’hypothèse a bien vite fait d’être mise à l’épreuve, quand je me faufile piteusement à leur suite dans la cabine d’inox, et que l’impression d’avoir alignés sur ma nuque la totalité des regards curieux du groupe me suffit pour faire rougir mes pommettes, resserrer mes doigts contre le rebord du sac de papier détrempé de gras. Tout aurait pu bien passer si le Salut de Dean n’avait pas été amplifié par le silence pesant et ambiant, presqu’autant que les reniflements et autres soupirs de gêne de ceux et celles qui vivaient l’expérience en son et en image d’une Ginny vautrée dans ses plans et ses blagues particulièrement discutables. « Oh, euh, hey, salut. » c’est bon Gin, ça paraît presque pas que tu as tenté de faire comme si de rien n’était, que tu masques ton inconfort d’une suite de mots perdus et soufflés. À ça, aurait pu s’ajouter le trajet le plus long (bis) d'ascenseur à l’inverse, si mon regard n’avait pas capté le visage trituré du Maguire, lui qui retenait un éclat de rire, et à ses côtés le trio de ce qui me semblait être un échantillonnage pompeux par excellence. Ils ont bien vite fait de reprendre du nerf, leur conversation qui passe de mots importants, l’entière sélection d’un lexique voué à leur donner l’impression d’être des gens sérieux, de vrais hommes et femmes d’affaires juste parce qu’ils savaient utiliser pléthores d’adverbes dans leurs propos. Qu’on s'extasie de la négative à la sélection de toiles des couloirs en haut pique ma curiosité, et bien sûr, impolie jusqu’à la fin, je dédie mon écoute aux mots francs et fourbes de celle qui prononce des noms de peintres avec le mauvais accent et la consonance erronée, avant de s'encenser en précisant qu’elle s’est toujours dit que faire carrière dans l’art est impossible, qu’un hobby ne peut pas payer le loyer. À peine heurtée, mon sourire en coin s'additionne à celui de Dean, et je jurerais que mon soupir salvateur s’accorde également au sien lorsqu’on atteint finalement le rez-de-chaussée, et que leur route quitte la nôtre. « Je vois pas du tout ce qui te fait dire ça. » attendant bien qu’ils soient tous les trois hors de portée, j’hausse le sourcil, moqueuse, laissant aller un rire complice la seconde suivante. Autant lui que moi doit prendre un temps de réflexion à savoir ce que je peux bien faire là, ce qui ne fait que confirmer à quel point j’ai surjoué la chose. Misant sur la scène qui vient de se dérouler sous nos yeux, j’inspire d’un trait, mime à la perfection un air sérieux pour la peine. « Je cherchais la nouvelle galerie d’art moderne en vogue, paraît qu'elle est là-haut. J’en ai entendu que du bien. » de voir comment il souffle ne fait que me confirmer qu’en effet, 5 minutes avec eux est déjà suffisant pour m’en faire une tête. « Ils ont été comme ça toute la journée? » pas vraiment besoin d’attendre qu’il confirme pour que j’aie ma réponse. Ils sont déjà à l’autre bout du hall, à un mouvement rapide de quitter le building lorsque je laisse mon regard couler vers eux pour revenir sur un Dean nettement plus à l’aise. « Mon pauvre. » puis, c’est la résilience qui s’en mêle, et mon instinct de bonne pote sur lequel je tente de me retourner pour lui faire oublier le véritable motif de ma présence, et jouer sur un tout autre scénario qui risque d’être beaucoup plus amusant à mettre en avant. « J’ai fait ce que j’ai pu pour empester leurs vêtements. Considère que tu as eu ton cadeau de Noël à l’avance. » ajoutant une petite révérence à mes propos, je suis presque soulagée de la tension potentielle qu’expliquer ma venue aurait pu être si nous n’avions pas eu ces témoins à la clé et donc l’une des meilleures portes de sorties passibles de m’éviter de passer pour le boulet de service - une fois au moins dans ma vie. Mais ça, c’était sans compter les frites que je tiens toujours vaillamment, et qui, même si elles sont probablement déjà froides et complètement inintéressantes, restent incriminantes. « Elles sont pas pour toi. » avec empressement, j’hausse le menton, justifie l’injustifiable, et réalise que finalement, l’anecdote a peut-être juste de quoi le faire rire un peu avant que nos chemins se séparent à nouveau, et qu’il se souvienne de moi comme l’amie un brin décalée de Cora. « À moins que tu m’aies menti sur ton identité depuis tout ce temps. » le moindrement mystérieuse, la référence au nom inspiré d’High School Musical qu’il avait signé sur la carte des éclairs suffit à ce que je lui renvoie la balle et tente même, égoïstement, de lui filer la vedette d’un scénario où je joue à peine les personnages secondaires. « C’est bon sinon, ils sont partis, tu es libre maintenant. » l’instant d’après, je m’assure en effet que ses assaillants sont hors de vue et de portée, me doutant qu’il n’est pas descendu pour me tenir compagnie, et que justement, il doit bien avoir d’autres dossiers à gérer, du travail à faire, et tout sauf l’envie de rester là à traîner avec la louche McGrath de service.
« Je ne vois pas du tout ce qui te fait dire ça. Je cherchais la nouvelle galerie d’art moderne en vogue, parait qu’elle est là-haut. J’en ai entendu que du bien. » Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle entende les conversations polies, mais fausses, qu’il avait pu avoir avec ses clients. Et si elle avait été là depuis le début de la réunion ? L’idée-même d’imaginer que quelqu’un qu’il connaissait pouvait le voir dans son milieu professionnel le rendait gêné, sans doute parce qu’il avait jusqu’ici toujours réussi à différencier les deux. « Ils ont été comme ça toute la journée ? » Il hocha la tête, en se disant que le petit épisode dans l’ascenseur était moins pire que ce qui avait été présenté durant la réunion. Les trois personnes avaient beau être des clients nécessitant une aide, avec une défense de taille, ils n’en restaient pas moins qu’une brochette de trois connards que Dean aurait volontiers refilé à Milena pour aller s’occuper d’une autre affaire. Au beau milieu de la réunion, l’un des trois avait même repris plusieurs fois Milena sur ses phrases, comme si ce qu’elle disait méritait correction. L’air de sa collègue n’avait pas manqué de le faire rire. Ce qui était bien avec Milena, c’était que les réunions ne manquaient pas de cachet. Autant professionnelle que sérieuse, elle n’en restait pas moins un caractère bien trempé qu’il ne fallait pas déranger. « Mon pauvre. » Ses bras se balancèrent, avant de venir plonger sournoisement une main dans le sachet de frites qu’elle tenait dans ses mains. Froides ? Pas encore. Tièdes ? Ça commençait. Il fallait se dépêcher de les manger et sans doute que c’était inutile de demander un peu d’aide à Ginny. « J’ai fait ce que j’ai pu pour empester leurs vêtements. Considère que tu as eu ton cadeau de Noël à l’avance ? » - « Voilà qui est trop sympa de ta part. J’adore quand c’est Noël en avance. » C’était faux, tout simplement parce qu’aimer Noël depuis quelques années lui semblait impossible. Mais il s’en fichait pas mal. Un petit Noël avec Cora et ses chats semblait être le meilleur plan pour lui. A la limite, il essayerait même de négocier pour mettre à Penny et Audrey des petits pulls de Noël, un serre-tête de cornes de rennes à Cora et une machine qui lancerait de la fausse neige dans l’appartement. Noël en plein été, les Australiens n’avaient réellement pas de chances, selon lui. A cette pensée, il tenta de reprendre une frite mais Ginny en avait décidé autrement. « Elles ne sont pas pour toi. » finit-elle par dire, là où lui finit par plisser les yeux, continuant à mâcher les frites qu’il avait bien fait de piquer entre-temps. Bien salées, un soupçon de sauce qui trainait dans le paquet, c’était parfait. Pas le temps de niaiser, manger des frites tout en marchant dans le long couloir de l’accueil était parfait. « A moins que tu m’aies menti sur ton identité depuis tout ce temps. » - « Comment ça ? » Pris sur le fait. Les éclairs étaient arrivés et ce n’était visiblement pas le petit Noah qui était tombé dessus et qui s’était tout enfilé pendant la nuit, dans son lit, à jouer au tea time avec ses oursons en peluche. Un air faussement crispé s’installa à son visage, comme démasqué après un crime sans nom. Mais au moins, cette « C’est bon sinon, ils sont partis, tu es libre maintenant. » - « Un vrai elfe libre, ce que ça peut faire du bien. » ajouta-t-il pour préciser les dires de la jeune femme. « Bon, maintenant que je suis démasqué, que tu sais que la nuit je me transforme pour aller chanter avec Gabriella Montez, dis-moi plutôt… » Il s’arrêta un instant, n’étant pas certain d’arriver avec un sujet pompeux, lourd, qui embêterait plus gêné qu’autre chose. « Est-ce que Ben a mangé un des éclairs au moins ? Ou il l’a envoyé contre le mur en répétant que les face-de-flétans ne sont pas les bienvenus à Brisbane ? Ou alors tu ne lui as même pas dit et tu as tout mangé ? » Cette dernière possibilité le faisait sourire rien qu’à imaginer la scène d’une bonne petite soirée en solo, à regarder des séries et tous les engloutir les uns après les autres.
Horrifiée, bouche entrouverte dans un O totalement exagéré, sourcils froncés pour la forme et le soupir de surprise qui suit dans la foulée. « Hey, bas les pattes. » et j’ai un mouvement de recul complètement maîtrisé, si ce n’est que je perds pied dans mes espadrilles, me rattrape d’une gymnastique approximative en redressant la tête et les épaules la seconde d'après, le sac de frites maintenant loin de sa portée - au moins, y'a ça de rescapé en dépit de mon équilibre et de ma contenance. Ses doigts sont encore luisants de gras lorsqu’il s’amuse à jouer les incompris et à nier toute implication dans la livraison sucrée reçue en mon nom à l’atelier et qui avait suffit à hypothéquer mon dîner sans même que j’y pense à deux fois. J’avais encore en tête la crème vanillée juste assez parfumée, la pâte moelleuse à des niveaux encore peu atteints, le chocolat acidulé qui garnissait le tout. « Troy Maguire, ce n'est pas vous? » le coeur aussi heureux que mon estomac au souvenir de l’assiette de service à fleurs que j’avais snobbée pour piger directement dans la boîte, les paumes tachées salissant la carte accompagnant le colis si bien reçu. Et je bats des cils, et je la joue aussi innocente que lui, très peu importunée par les gens filant à toutes vitesse de part et d'autre de nous, sillonnant le couloir entre le hall et les ascenseurs, entre la réception et ce qui semble être le vestiaire, un peu plus loin. Incapable de mettre le doigt sur le pourquoi de la chose, et insistant rien qu’un peu plus pour m’assurer que Dean se complaise dans sa mine crispée, me fera éclater de rire la seconde suivante. À la mention sur son boulet du jour enfin levé, il change tout de même d’expression, un énorme soulagement qui passe de son regard à ses mots. Le non-dit ne m’apparaît pas si vite, le sous-entendu est trop subtil pour que je le saisisse et faisant fi d’être l’adulte du lot, j’hausse le poignet à hauteur de mes prunelles. « Tu m’étonnes. Par contre, ça casse un peu l'effet quand on réalise que la journée de boulot ne se termine que dans quelques heures. » la montre Wonder Woman que j’exhibe toujours glisse le long de mon bras, les aiguilles tintent, confirment que l’après-midi est à peine lancé et qu’en effet, s’il veut se la jouer jeune homme responsable, il devrait retourner là où ses dossiers et ses stylos luisants, colorés et dispendieux l’attendent sagement. « La nuit, ah ouais? On n’a plus les super-héros qu’on avait jadis. » j’hausse le sourcil, mangeant une frite par défi, écoutant sa confession un brin satisfaite d’une victoire inconnue mais confirmée. Le pincement au coeur qui suit, il est pour l’amertume que je décèle lorsqu’il articule cash le prénom de Ben, lorsque le nom du brun que nous avons en commun glisse sur sa langue accompagné d’une pique et d’une autre. Inconfort que je masque d’une bouchée supplémentaire, forçant la portion excessive de frites que je loge au creux de mes joues dans un élan de stress, d’angoisse tout sauf justifiée. « Il aurait dépensé toutes ses économies à faire faire des tas de tests pour y déceler des traces de poison. Je me suis sacrifiée pour son portefeuille. » et les paroles se succèdent, et les phrases s’empilent, et j’invente, et je babille, fuit son regard, le rattrape à la volée. Un « Il… on est très occupés chacun de notre côté ces jours-ci. » mal assuré qui tentera de clore le chapitre, sans que je réalise que je creuse un trou imaginaire dans le marbre du plancher du bout de ma basket gauche. « M’enfin jamais trop occupée pour venir payer mes respects à mon bienfaiteur. » ma voix prend un cran dans les aigus, mon menton se redresse, mon sourire de gamine reprend du service. En tout bien tout honneur, je lui tends les frites avec le coeur sur la main, la générosité dans le geste, surveillant tout de même d’un oeil attentif qu’il ne gobe pas tout non plus. J’étais pas venue lui en faire cadeau, de toute façon? À d’autres, c’était encore bien étonnant que le sac soit resté relativement intact jusqu’à son étage. « Tu sortais prendre l’air? » la question vient à mes oreilles une fois posée, comme si mon cerveau lui-même n’assumait pas de le laisser si vite, encore moins sur une envolée pas maîtrisée du tout et mentionnant son ancien meilleur ami avec un peu trop de détails à mon goût, pour celle qui tentait de ne pas s’en mêler du tout, depuis le début. « Y’a des tonnes d’articles qui mentionnent qu’on devrait faire un tour de bloc pour chaque heure passée assis à son bureau. » et elle cite ce qu’elle a lu dans le bus en venant jusqu’ici la petite, ce qu’elle a déniché sur reddit, les 44 études pilées les unes sur les autres qu’elle a comprises, tournées et retournées dans sa tête jusqu’à en faire un sujet de conversation convenable pour changer la donne, pour brasser les cartes. « Et aussi... j'ai vu un stand à crème glacée en face, j’dis ça, j’dis rien. » l’argument naïf par excellence, et mes iris brillants qui s’accrochent aux siens dans l’attente.
« Troy Maguire, ce n’est pas vous ? » Ses yeux s’étaient levés au ciel avec toute l’innocence du monde. Ce petit surnom lui allait bien, il se voyait bien avec un ballon de basket dans une main, un micro dans l’autre et, surtout, une Vanessa Hudgens sous le bras. Ce genre de femme qui le faisait virer et lui ferait faire le poirier sur le trottoir uniquement pour se faire remarquer. Puis il avait secoué la tête. « Tu m’étonnes. Par contre, ça casse un peu l’effet quand on réalise que la journée de boulot ne se termine que dans quelques heures. » - « Merci Ginny. » avait-il simplement répondu, à deux doigts de déprimer à l’idée de savoir que sa journée n’était pas finie, qu’elle allait empiéter sur sa soirée, voire sur le début de sa nuit. « La nuit, ah ouais ? On n’a plus les super-héros qu’on avait jadis. » Il avait fait mine de se vexer, d’une main sur le torse en guise de stupeur et d’une bouche grande ouverte pour l’indignation. « Non mais jeune fille, je ne vous le permets pas ! » Il aimait bien discuter de tout avec Ginny, rire et plaisanter sur plein de sujets en tous genres. Mais s’il y avait bien un sujet pour lequel Dean n’allait pas cracher dessus, c’était Ben. « Il aurait dépensé toutes ses économies à faire faire des tas de tests pour y déceler des traces de poison. Je me suis sacrifiée pour son portefeuille. » Vraie ou pas, cette réponse ressemblait beaucoup au jeune homme. Seulement, cela faisait déjà plusieurs fois qu’il voulait mettre le sujet de son ancien meilleur ami sur le tapis mais qu’elle faisait l’autruche, à plonger la tête dans le sol et ne plus bouger, ne plus prendre les occasions au vol. « Il… on est très occupés chacun de notre côté ces jours-ci. » - « Je vois. » Mensonges, mais il n’allait pas insister. Benjamin lui avait fait perdre patience et l’idée de rabibocher avec lui s’éloignait peu à peu de ses projets. « M’enfin, jamais trop occupée pour venir payer mes respects à mon bienfaiteur. Tu sortais prendre l’air ? » - « Heu… non… » - « Y’a des tonnes d’articles qui mentionnent qu’on devrait faire un tour de bloc pour chaque heure passée assis à son bureau ? » D’où sortait-elle de telles informations ? Arquant un sourcil, l’air espiègle, il s’empressa de répondre alors qu’il enfonçait ses mains dans les poches de son pantalon de costume. « Laisse-moi deviner, c’est Tumblr qui t’a dit ça ? Le même site qui parle des chats et de leur capacité à viser avec leur urine ? » De toutes les choses qu’il devait retenir concernant les dossiers des clients, ce qu’il retenait le mieux, c’était cette chose à la rien avoir que Ginny lui avait dit une fois. Sans doute que l’information ne servait à rien, mais la spontanéité dans la révélation l’avait visiblement frappée. « Et aussi… j’ai vu un stand à crème glacée en face, j’dis ça, j’dis rien. » - « Ah, nous y sommes ! Tu es venue mendier un peu de nourriture ? » répondit-il directement sur le ton de l’humour. Comme les chats sauvages, à force de les nourrir, ils revenaient à la charge. Jetant à son tour un coup d’oeil à sa montre qui était bien plus classique et sobre que celle de Ginny, il se dit que cinq à dix minutes de pause, ce ne serait pas du vol. « Allez, va pour la crème glacée ! Mais pas plus de trois boules et juste un chouïa de crème fraiche, sinon il va falloir me faire rouler jusqu’à mon bureau ! » Son sourire fut grand, amusé par la situation. Il tendit le bras d’une manière exagérée de galanterie, avant de se diriger vers le stand de crème glacée. La séquence suivante, on pouvait voir Dean et Ginny sur un banc à côté du stand, trois boules de glaces chacun sur un cornet, de la crème chantilly à en perdre la raison et des bonbons colorés qui donnaient presque envie de prendre une photo et de le poster comme un influencer sur Instagram. Sur le chemin jusqu’à ce qu’il ait la glace en bouche, Dean avait même réussi à chanter un petit What time is it ? It’s a ice cream time assez malaisant pour un regard extérieur. Enfin, il posa la question cruciale, celle qui la démangeait depuis quelques minutes déjà, entre deux lampées de crème glacée aux saveurs chocolatées. « Pourquoi Wonder Woman ? Sur… ta montre… »
Le débat duquel nous deux qui avait la plus vieille âme était déjà gagné d’avance par ma petite personne et déjà j’hausse les épaules de fierté, le sourire de celle qui assume totalement d’être une mémé de 74 ans à l’intérieur. Le tricot du dimanche après-midi, la camomille de fin de journée. Les onguents aux plantes naturelles, les soirées passées emmitouflée dans un pyjama au motif douteux devant des rediffusions des Golden Girls à texter les meilleures répliques à Cora par la bande. Ici, c’était bien moi l’aînée de coeur, il avait pas à s’en faire à scruter ses semblants de rides dans le miroir alors que rien ne laissait présager que malgré les quelques années qu’il avait en plus des miennes, aucune marque ne paraissait sur sa peau de pêche, de gamin en fleur. Grand bien lui en fasse. Les moqueries sont bon enfant, les piques sortent toutes en douceur le sourire aux lèvres, le rire facile ; jusqu’à ce que Dean souligne son ancien meilleur ami et sa potentielle réaction suite à la livraison que j’ai pu recevoir la veille. Gardant ma voix de changer d’intonation pour dénoter le stress de trop en dire, je me répugne tout de même d’être aussi malhabile à couper toute possibilité, tout commentaire sur le Brody de remonter entre le blond et moi. Suffisamment mal à l’aise, je ravale d’une vanne, me reporte sur les frites qui seront évidemment et sans aucune surprise mes seules alliées aujourd’hui, niant mollement le fait qu’au passage, en effet, Ben et moi étions bien occupés, chacun de notre côté, trop. Il me manquait, mais pas assez pour que je me complaise sous le regard un peu trop inquisiteur d’un irlandais en quête du moindre détail sur son cas. « Nah… enfin, pas le même Tumblr. Je varie mes sources, tu vois. » du coup, la meilleure tactique reste celle de la conversation improvisée, infusée à mes découvertes en ligne qu’il pointe du doigt, rieur. Et il est cool Dean, il le voit au voile qui passe sur mes iris que la situation n’en serait que plus facile et plus légère si on en reste aux bases. Et surtout, « Si tu continues à me voler toutes tes frites, va falloir que je demande réparation. » battant des cils, j’agite devant ses yeux le sac de papier kraft qui commence franchement à s’alléger sous notre courroux, mon estomac qui propose la crème glacée comme une offrande supplémentaire pour souligner mon passage express dans son humble lieu de travail. Et puis, avec le soleil qui brille dehors, ce serait trop con qu’on reste cloîtrés à l’intérieur de toute façon. « Je ne me pardonnerais jamais de t’empêcher d’enfiler tes collants bien moulants la nuit tombée pour aller chanter a capella, voyons. » et elle s’amuse Ginny, quand Dean entame à son tour le pas, et que sa concession nous encourage à avancer vers la sortie, et ultimement le dit stand dont j’ai vanté les mérites. Sa chanson sur le chemin me fait éclater de rire, les piétons qui s’arrêtent à un moment ou un autre pour assister au spectacle au cachet bien différent de HSM mais tout de même suffisamment marrant pour y porter attention. Et il est rusé le Maguire, quand il profite du fait que je plonge ma cuillère dans mes trois boules pistaches avec un trait de coulis chocolat blanc pour la forme. « C’est Ben qui me l’a donnée à mon anniversaire, l’an dernier il avait plein de super-héros sur son gâteau de fête, et Wonder Woman c’était ma pref, et du coup cette année il a pensé à... » je m’étouffe dans ma bouchée, brainfreeze qui remonte la seconde suivante, et mon visage qui se contracte sous la vague de froid au cerveau et le moulin à paroles que j’ai personnifié moi qui, depuis le début, avait tenté de limiter au compte-goutte le moindre détail frôlant mes lèvres au sujet de Ben. Inspirant profondément, je ralentis le trot, détournant par miracle - et beaucoup, beaucoup de self control - mes yeux de ma glace pour les visser à ceux de mon interlocuteur. « Dean? » mon ton est sérieux, plus que la majorité du temps avec lui. C’est que ce genre de discussion, je l’évite à tout prix. Une fois son attention bien captée, je poursuis, la cuillère jonglant distraitement entre mes doigts. « J’aime pas ça, jouer à pas parler de lui, à pas parler de la situation. » parce qu’après des années et des années à me faire mentir au visage, et à faire de même à Noah et à qui (ne) voulait (pas) l’entendre, ce genre de non-dit et de sous-entendus lourds de sens me brûle plus qu’autre chose. « Ça ne sera jamais mes affaires, c’est votre histoire et j’ai pas du tout à me mettre le nez là. » la précision vaut la peine, même si la suite casse tout et je m’en veux, comme je m’en veux. « Mais je vais jouer fair, parce que je vois bien que ça te travaille, et que je doute pas de tes bonnes intentions. » longue pause, long temps de réflexion. J’aime pas que les gens qui m’entourent ressassent, je déteste qu’ils bloquent, j’en peux plus, qu’ils aient mal, et qu’ils le cachent. Douce ironie à voir comment je vis ma vie depuis presque 9 ans. « T’as le droit à une question, sur lui. » arrêtant doucement la marche, je me poste même face à Dean, l’empêchant d’avancer - comme si ma silhouette dissipée avait le moindre pouvoir sur ses déplacements si vraiment il voulait se tirer. Bien joué Gin, de te faire croire que tu as la moindre importance. « Et t’auras une réponse, une seule, une honnête, et après, on redevient Dean et Ginny, les goinfres. » une seule, et j’y tiens. Autant pour lui que pour Ben.
« Dean? » Le Dean en question était occupé à lécher le bout de ses doigts tellement il se mettait de la glace partout depuis quelques minutes. Cela lui semblait tellement bon qu’il avait presque oublié que le petit pot dans lequel le glacier avait mis les trois boules n’était pas comestibles. « Hm ? » lui demanda-t-il, la bouche pleine de glaces, refroidie par la température de celle-ci. Il devait sûrement être drôle à voir et sans doute qu’il se serait retenu s’il avait été manger avec des collègues ou bien s’il devait jouer toutes ses cartes par rapport à un rencard. Mais là, c’était Ginny, elle semblait ne même pas juger les personnes lorsqu’il s’agissait de nourriture et, curieusement, c’était ce qu’il appréciait chez elle. « J’aime pas ça, jouer à pas parler de lui, à pas parler de la situation. » - « Mais enfin de quoi tu parles.. ? » dit-il entre deux bouchées, avec toute l’innocence d’un enfant, une apparence qui collait bien à la peau, lui qui était toujours dans le jeu, qui tournait autour du pot sans attaquer le vif du sujet. Sans doute tout simplement parce que c’était un sujet qui pouvait fâcher. Mais le ton utilisé par Ginny par rapport à ses précédents dires ne manqua pas de le fouetter en plein visage. Aucune issue possible, elle était sérieuse, elle mettait les deux pieds dans le plat. « Ce ne sera jamais mes affaires, c’est votre histoire et j’ai pas du tout à me mettre le nez là. » Pendant un instant, il crut entendre la voix d’Heidi qui s’était dédouané un bon nombre de fois concernant leurs petites disputes. A l’heure actuelle, s’il lui demandait de s’en mêler encore, sans doute que la jeune femme l’enverrait chier. Tout simplement parce que c’était déjà suffisamment tendu entre Heidi et lui pour qu’elle se mêle, comme Ginny, d’une situation qui ne la regardait pas. « Mais je vais jouer fair, parce que je vois bien que ça te travaille, et que je doute pas de tes bonnes intentions. » - « Je t’écoute. » avait-il à peine eu le temps de glisser qu’elle reprit aussitôt : « T’as le droit à une question, sur lui. » Mille et une questions parcouraient le jeune homme depuis des mois et c’était une seule question qu’elle lui demandait ? Il n’était pas certain de suivre son raisonnement, comprit vite qu’il n’avait pas le choix et hocha simplement la tête. Après tout, c’était toujours ça de pris. « Et t’auras une réponse, une seule, une honnête, et après, on redevient Dean et Ginny, les goinfres. » - « Ca marche. » Et il se mit à réfléchit, ne sachant par où commencer. Tant de choses les séparaient depuis les dernières années. Si Dean avait eu l’occasion de le croiser à quelques affaires les affrontant l’un l’autre, ce n’était pas une partie de plaisir pour autant car Benjamin ne lui adressait pas réellement la parole. En plus, pour le coup, les seuls quelques derniers contacts qui les liaient semblaient avoir été bien drillés par Benjamin pour ne jamais donner d’informations sur lui. Ce genre de comportements amenait à chaque fois Dean à lever les yeux au ciel d’exaspération. Si Benjamin pouvait lui faire passer les meilleurs moments de sa vie, il avait aussi la capacité de le mettre en rogne en un claquement de doigts. De loin, ils ressemblaient sans doute à un vieux couple. « Tu sais quoi, Ginny ? Finalement, je ne vais pas te poser de questions. C’est comme dans un speed dating, quand tu rencontres une personne, tu as tellement de choses à lui demander que tu ne sais pas par où commencer, tout simplement parce que tu ne la connais pas. » Il hésita un instant, puis haussa les épaules. « Et Ben, d’une certaine façon, je ne le connais plus. Une question, ça ne suffira pas et j’ai suffisamment négocié toute la matinée dans cette réunion avec les trois crétins que pour commencer à faire ça avec toi, alors tant pis. » Il jeta un coup d’œil à sa montre, sans doute plus classique, moins originale, que celle de la jeune femme. « D’ailleurs, mon temps de midi va prendre fin, Milena va sûrement me faire un feedback sur notre dernière rencontre avec les sieurs et dames de la haute. » dit-il, d’un ton pinçant, sans comprendre que le sujet de Ben l’avait finalement, étrangement, agacé. Il n’en pouvait plus, de toujours se plaindre d’un absent, bien vivant, pas intéressé de l’avoir dans sa vie. Alors, il marcha tranquillement jusqu’à son bureau avec la jeune femme. « En tout cas, merci pour les frites, et l'idée de prendre une glace ! Et hum.. aussi, sache que je trouve ça vraiment bizarre la pistache avec le chocolat blanc et je t’en aurais bien piqué pour goûter, mais j’aurais eu peur de recracher direct. Tu m’aurais tué. » Un léger rire, une conversation plus light, et Dean s’était apprêté à rentrer dans l’immeuble où ils s’étaient tous les deux arrêtés.. pour finalement revenir sur ses pas. « Juste… comment il va ? ». Est-il plus heureux sans moi ? Deux questions, une de trop.
Et à la seconde où j’amène Ben sur le sujet, je me doute de suite que c’est déplacé, que Dean n’a pas besoin de ça. Pourtant, je tente, les intentions honorables ou presque, l’envie de chasser le voile qui se loge dans son regard à chaque mention plus ou moins affirmée du Brody. Être située entre les deux par ma faute, lui n’ayant rien demandé, lui qui se défile avec les plus nobles motifs. Du bout de mes baskets, je gratte l’herbe qui flirte avec le trottoir, égalise la ligne verte entre le béton, espère pouvoir sur l’entrefaite développer une mutation quelconque qui me permettra de me téléporter dans n’importe quel recoin de la ville où je ne lui imposerai pas ma lourde et tout sauf désirée présence. L’effort est là toutefois, et à travers ses mots et ses excuses, ses explications et ses justifications, je reconnais le même comportement que je lui avais suggéré, mollement j’en conviens, à la fin d’un lunch improvisé qui me semble dater d’une vie d'avant. Il se protège, il met ses limites. Si l’offre ne tenait pas d’un test, me voilà plutôt ravie – et étrangement toutefois – de l’entendre refuser, fuir à sa façon. Inspirant doucement, j’hoche de la tête sans opposer de résistance, incapable de laisser le moindre mot couler le long de ma gorge à ses oreilles et risquer de jurer encore plus avec la complicité emplie de gourmandise que ses doigts collés de caramel et mon menton reluisant de crème fouettée avaient à exhiber pour nous. Et lorsque je vois sa silhouette faire un pas de recul, lorsqu’il signe son départ, je n’ai rien de mieux à faire que d’attendre dans mon malaise, me jurer de ne plus jamais, jamais, jamais… « Comment il va ? » m’étouffant dans mon silence, c’est un étrange mélange d’émotions qui me clôt dans un mutisme calculé, le temps de comprendre l’interrogation. Comment va Ben, comment va sa vie, comment se porte son quotidien, comment va-t-il, envers et contre tout? Prenant tout le temps qu’il faut pour rassembler mes idées, je réalise que tout ce temps, mes iris n’ont jamais lâchés ceux de Dean, comme si j’allais y chercher le petit plus derrière, tenter de trouver ce qu’il voulait entendre, et surtout quelle vérité il méritait, vraiment.
« Il va. Il est dans une période de grands changements, tout bouge dans sa vie et… et je pense sérieusement que de t’avoir dans le coin ça le ramène à l’essentiel. Même si ça paraît pas. Ça a le potentiel de. » sans même réaliser, sans que ça ne soit un effort, et encore moins un mensonge, j’insiste sur la dernière partie, lui dévoile avec l’honnêteté promise mon état de la situation. Je côtoyais Ben depuis plus d’un an maintenant, et en effet, aux vues de tous les rebondissements qu’avaient vécu sa vie, entre la grossesse de Deb et l’adoption du gamin, entre Loan et son retour en fanfare, entre son nouvel appart au centre-ville, entre le lot de pression que je lui avais moi-même imposé, et son tout nouveau bureau toute nouvelle vie professionnelle, le quotidien auquel il était habitué n’avait rien à voir avec celui dans lequel il se complaisait depuis un moment. Et si j’avais appris à le connaître à force, je me doutais bien que tant de changements pour un adepte de la simplicité et de tout ce qui lui évitait de se prendre la tête avait beaucoup plus tendance à bien se passer et sans heurts s’il avait un point d’ancrage, un visage familier, un allié le connaissant par cœur pouvant l’aider à mieux mettre l’accent sur ce qui compte, sur son centre, son équilibre. Food for thought. « Dean? » et à nouveau, j’use de la même voix, celle qui précédemment lui avait occasionné un soubresaut de refus, une fuite en bonne et dûe forme. « Promis, pas de gros speech larmoyant. » levant les mains en l’air en gage de bonne foi, je presse la suite, pas le moindrement envie d’étirer le tout et de lui gratter de minute supplémentaire s’il est inconfortable et avec raison. « Je suis désolée. » pour ce que ça vaut, pour ce que ça veut dire pour lui. Je suis désolée de m’être mis le nez là alors que je m’étais promis l’inverse, je suis désolée de ne pas faire plus, et à travers tout ça, je suis désolée d’avoir ramené le sujet sur le tapis alors que clairement, Dean en a soupé de la situation et de ses dommages collatéraux. « J’ai pensé que ça aiderait un peu deux personnes à qui je tiens, mais finalement j’aurais dû me contenter de ce que je connais le mieux. » j’hausse les épaules, pas le moins du monde mal de lui glisser la mention qu’à force de faire partie de mon quotidien, il a lui aussi droit à une bonne grosse part de bienveillance, un coup d’œil m’assurant qu’il respire un peu plus librement. « C'est-à-dire, tremper des frites dans la glace. » et elle est de retour la Ginny qu’il connaît, celle qui pique une des dernières pauvres frites esseulées et froides au fond du sac qui devait être un cadeau incognito pour la plonger dans la flaque de glace restant au fond de mon gobelet. « Et pistaches chocolat blanc, c’est la vie. D’où tu te permets? » m’appliquant comme jamais à recouvrir la frite de la sauce sucrée tout sauf parfaitement associée, je finis par tendre le résultat de mes manigances au blond, comme une offrande, comme un drapeau blanc, comme un nouveau chapitre. « Pour la route. » et dans l’attente de son acception, j’ajoute, malicieuse « La prochaine fois, ce sera accord chips et bonbons. Je te jure, y’a aucun pairing meilleur. Pas même du vin avec du fromage, ou du ketchup avec du pop corn. »
Cette question semblait stupide, un peu trop entendue dans les séries télévisées bien trop naïves et chiquées pour que tout paraisse vrai. Pour autant, c’était la seule question qui était revenue autant de fois dans la tête de Dean. A ne plus rien savoir du quotidien de Benjamin depuis maintenant trois ans, comment pouvait-il deviner si tout allait bien pour lui ou si quelque chose clochait, si quelqu’un l’embêtait, s’il était malade, s’il avait perdu un parent, tout ça ? Et gratter des informations aux autres ne semblait pas une mince affaire, quand les personnes qu’ils avaient en commun se limitaient à Debra, Cora, Heidi et maintenant Ginny. Et qu’aucune des quatre ne voulait se mêler de près comme de loin à cette soi-disant amitié devenue tordue. « Il va. Il est dans une période de grands changements, tout bouge dans sa vie et… et j’pense sérieusement que de t’avoir dans le coin ça le ramène à l’essentiel. Même si ça ne parait pas. Ca a le potentiel de. » Un haussement d’épaules, comme pour montrer qu’au fond, il s’en fichait pas mal, Dean ne pouvait pourtant qu’être ravi de ces quelques mots rassurants à propos de celui qui avait été son meilleur ami depuis les premiers pas. Pour autant, il se dit que Ginny avait sans doute eu l’art d’enjoliver les choses, de les rendre tantôt poétiques, tantôt dramatiques. Imaginant Benjamin dans sa tour d’ivoire, il pouvait l’imaginer dire qu’il s’en foutait ou qu’il en avait quelque chose à caler. Blanc, ou noir. Jamais au milieu. Et vu au de la situation actuelle… Dean baignait dans de la boue bien noircie par ses erreurs passées. « Dean ? » - « Hm ? » questionna-t-il, les lèvres fermées, alors qu’il relevait finalement la tête vers Ginny qu’il s’apprêtait à quitter. « Promis, pas de gros speech larmoyant. » - « Tu m’en vois ravi. » Parce qu’il ne manquait plus que cela : qu’elle lui arrache une larme et le raconte ensuite en pouffant de rire avec Benjamin autour d’une bonne Guinness. La chanceuse, la traitresse. « Je suis désolée. » De ? Son air fut perplexe, sans doute curieux également. Car, contrairement à quelques instants plus tôt, ses pieds ne tapotaient plus nerveusement le sol. Ceux-ci étaient maintenant plantés dans le trottoir. « J’ai pensé que ça aiderait un peu deux personnes à qui je tiens, mais finalement j’aurais dû me contenter de ce que je connais le mieux. C’est-à-dire tremper des frites dans la glace. » - « T’as pas voulu mal faire, ce serait vraiment la totale si je venais à t’en vouloir pour ça… » Mais aussitôt, elle reprit : « Et pistaches chocolat blanc, c’est la vie. D’où tu te permets ? » - « Voilà ! Là, pour ça, je pourrais t’en vouloir ! Ces pauvres pistaches qui se font ouvrir par des barbares non pas pour être mangées sans rancune, mais pour se faire mélanger à du chocolat blanc. » Il leva les yeux au ciel, bien plus bavard sur une situation plus légère et ridicule que sur le sujet de Ben. Sans doute parce que les grandes douleurs restent muettes. « Pour la route. » Le sourcil arqué, il accepta finalement l’offrande de son amie avec un léger sourire. « La prochaine fois, ce sera accord chips et bonbons. Je te jure, y’a aucun pairing meilleur. Pas même du vin et du fromage, ou du ketchup avec du pop corn. » - « Ca marche… » finit-il par dire, ne voyant pas comment il allait pouvoir échapper à la plus grande sauterie gastronomique de Brisbane. Il haussa alors tout simplement les épaules, l’air résigné. « Je préviendrai juste mon travail que je serai absent le lendemain. J’anticipe déjà une crise de foie et une intoxication alimentaire… Quel est l’accord avec ce délicieux met, d’ailleurs ? Plutôt du jus de pomme-cerise ou alors une bière à la fraise chauffée à température ambiante ? » Un coup de coude amical en guise de plaisanterie, un salut amical, quelques pas pour s’éloigner, puis l’arrêt net. « Ah oui au fait, je me doute que tu n’allais pas le faire mais, ne parle pas de moi à Benjamin, d’accord ? » Et il retourna dans ce building faisant office de seconde maison depuis quelques mois. Parce que travailler lui changerait les idées.