J’attends. Depuis deux bonnes heures maintenant. J’attends que l’on vienne me donner des nouvelles de Joseph, et c’est insoutenable. Je n’ai pas pour habitude de ressentir de l’anxiété au quotidien. Je comprends à présent pourquoi mes patients ont horreur de cette sensation, étouffante. Cela ressemble à s’y méprendre à une petite mort, alors que cela n’en est absolument pas une. Je le sais. Je n’ai aucun symptôme m’inquiétant d’un trépas relativement proche. Cependant, cela ne m’empêche pas de me sentir très mal. Excessivement mal, j’ai envie de dire. Il faut que je sorte m’aérer un peu au risque de faire une crise de nerf. Je quitte donc mon siège où mes fessiers commencent à s’engourdir, pour rejoindre la devanture de l’entrée des urgences. Lorsque j’y suis, mon téléphone sonne au creux de ma main. C’est mon cabinet. Je décroche immédiatement.
_ Allo. C’est Tessa à l’appareil, bien evidemment. Elle me demande si je suis toujours à l’hôpital. _ Oui. Les médecins ne m’ont pas encore donnés de nouvelles de Monsieur Keegan. Le souligner accroit mon anxiété considérablement. Comme si je venais d’admettre à haute voix que ce n’est pas normal. _ Oui. Je sais. Elle me rappelle mes rendez-vous qui m’attendent dès la demi-heure qui arrive, et cela m’ennuie. Je ne peux pas me résoudre à retourner travailler dans de pareilles conditions. Le travail n’est pas plus important que la santé d’un… ami. Je prends donc la décision, pour la première fois de toute ma vie, de faire passer mon activité après ma vie personnelle. _ Annulez tous mes rendez-vous pour aujourd’hui et excusez-moi auprès de mes patients. En espérant qu’ils comprennent. _ Oui, tout-à-fait. Reprenez leur également un rendez-vous dans les plus brefs délais s’ils en formulent le souhait. D’ailleurs, s’il le faut, caser certain dans les créneaux horaires des urgences. C’est le minimum que je puisse faire pour me faire pardonner ces annulations de dernières minutes. _ Merci. Bonne soirée Tessa.
Je coupe la communication lorsque ma secrétaire m’a retournée la politesse, le regard visé sur l’intérieur des urgences. Le médecin qui a prit en charge Joseph apparaît au loin. Je me hâte à le rejoindre pour poser cette question qui me brûle les lèvres depuis plus de soixante minutes : comment va-t-il ?
_ Ah, madame Keegan, c’est vous que je venais voir justement.Madame Keegan ? _ Votre mari a été mit sous perfusion dès son admission et son état est à nouveau stable, il n’y a plus rien à craindre au delà de sa légère commotion cérébrale. _ Il va s’en remettre ? Je demande, faisant abstraction de corriger l’erreur du médecin. _ Oui. Totalement d’ailleurs. Toutefois, nous allons le garder un peu en observation pour s’assurer que tout va bien. _ D’accord. J’acquiesce, soulagée. Plus de peur que de mal. _ Pardonnez moi ma curiosité mais comment se fait-il que votre mari se soit retrouvé dans de pareils conditions physiques ? Je fronce les sourcils, hébété. _ Ne le prenez pas mal mais lorsque je vous regarde, je me fais la remarque que vous ne semblez manquer de rien alors… Enfin je m’interroge sérieusement sur le mode de vie de votre époux.
C’est étrange comme les mots me semblent soudainement totalement incompréhensible. J’ai bien conscience de leurs poids, de leurs gravités, de leurs enjeux, mais je reste incapable de les contredire. Comme si une partie de mon cerveau ne se remettait toujours pas du choc de voir Joseph s’effondrer au sol, inerte.
_ Madame Keegan ?
Je refais surface, dans un imperceptible sursaut.
_ Excusez-moi je… Vous disiez ? _ Rien de bien important. Promettez-moi juste de bien faire attention à lui à l’avenir. Il est important qu’il dorme plus et se nourrisse convenablement. Vous me comprenez ?
J’acquiesce silencieusement. Bien-sûr que je comprends. Ce que je ne comprends pas cependant, c’est pourquoi ce médecin pense que Joseph et moi sommes mariés. Nous appartenons à deux mondes différents. Croit-il sincèrement que je laisserai mon époux sans un toit où dormir, ainsi que sans une table où se nourrir ? Je ne suis pas un monstre et… Non. Il faut au plus vite que je rectifie ce détail important.
_ Docteur je… _ Oui. Vous pouvez aller le voir à présent. Chambre 105. A plus tard.
Non ! Il me contourne puis repart immédiatement. C’est ahurissant ! Et je devrai courir pour le rattraper mais finalement, après brèves réfléxions, j’opte de ne rien y faire. Cela ne changera rien qu’il me croit sa femme ou non ; il me demandera sûrement de le surveiller tout autant - et à ce-propos, j’en ai bien l’intention – alors je préfère me rendre immédiatement au chevet de ce dernier. Lorsque j’arrive non loin de sa chambre, je l’entends signaler à une infirmière qu’il n’est pas assuré et ne peut pas payer « ça ». Je m’arrête quelques secondes dans le couloir, concluant qu’il s’agit certainement de ce petit séjour aux urgences, puis me décide à me dévoiler dans le chambranle de sa chambre. Il m’apparaît beaucoup plus détendu, à ma vue. Peut-être parce que je suis un visage familier. Cela aide parfois, dans un lieu aussi oppressant que n’est l’hôpital. Je m’approche doucement de son lit pour lui demander comment il se sent, mais je suis interrompu par une remarque sur les dents de son infirmière. Apparemment, elle aurait du rouge à lèvres sur celle-ci et il faudrait que quelqu’un lui signale. Je me dévouerai bien, si seulement je savais de quelle infirmière il est question. Je n’ai croisée personne dans le couloir. Je voudrai bien lui dire, d’ailleurs, or je suis à nouveau coupé dans mon élan. Joseph me parle de mon chemisier que j’ai bien fait de remettre. Je n’envisageai pas de sortir de mon cabinet sans, à vrai dire. Mais selon lui, c’est surtout parce que tout le monde ne mérite pas de voir ces deux « merveilles ». Je souris instantanément, flattée qu’il associe ma poitrine à un monument que l’on classifie. C’est vraiment adorable. Et je ne me retiens pas de lui signifier, dès qu’il se tait.
_ C’est un compliment vraiment adorable que tu me fais là, Joseph. J’en suis sincèrement touchée. Je pointe brièvement le bord de son lit, de mon index. _ Je peux ? Je lui demande avant de m’y installer, doucement. _ Tu m’as fais très peur tu sais. Je lui avoue en m’hasardant à poser ma main sur la sienne, à même le matelas. _ J’avais bien remarqué un amaigrissement certain chez toi, mais jamais je n’aurais imaginé que tu ne mangeais pratiquement pas. Je pensais qu’il existait des associations ou… Je baisse les yeux. _ Excuse moi. C’est maladroit ce que je fais présentement. Je me fie moi-même à des idées reçues alors que je ne devrais pas. Je le regarde à nouveau, droit dans les yeux. _ Je ne connais rien de ta vie en dehors des grandes lignes, et je ne te poserai pas de question. Je tiens juste à ce que tu saches que je suis entièrement disposée à t’aider à t’en sortir. Je marque une pause. _ Mon mari est absent en ce moment. Il réside à Sydney dans notre ancienne maison, dans l’attente de la vendre. Si tu le souhaites tu pourrais y venir vivre quelques jours à ta sortir d’ici ? Cela te permettrait de te remettre sur pied et de ne plus être seul. Je rie quelque peu, timidement. _ J'avoue que ça me ferait du bien aussi... un peu de compagnie.
Le loft est trop grand et la colocation avec mes cartons commence à être plus que pesant. J’aimerais bien qu’il accepte de prendre cette main que je lui tends. Ne serait-ce que temporairement. Je ne le contraindrais à aucun changement définitif. [/i]
Il sera toujours d’accord pour partager son lit avec moi. Je trouve cette remarque particulièrement adorable. Peut-être même plus que ne l’a été son compliment au sujet de ma poitrine, précédemment. Je ne saurais dire pourquoi, d’ailleurs. Mais ce que je sais, c’est que j’apprécie sincèrement de le découvrir ainsi. Cela m’encourage à lui partager cette peur qui m’a étreinte lorsque son corps s’est effondré lourdement sur le sol. Une révélation qui ne manque pas de le surprendre immédiatement, au point de m’en demander spontanément une sorte de confirmation, ce que je lui fournis sans attendre.
_ Oui. J’affirme doucement en lui souriant, sincèrement. _ Je me suis sentie réellement terrorisée par l’idée de te…
Je m’interromps. Te perdre ? Te voir mourir ? C’est du pareil au même, d’une certaine façon. Néanmoins je demeure incapable d’opter plus pour l’un plus que pour l’autre. C’est que c’est relativement lourd de sens, n’est-ce pas ? On ne s’inquiète pas à ce point de la survie d’un homme qui ne compte pas. On ne se ronge pas les sangs aux urgences pour une banale connaissance. Non. On se met dans des états pareils pour quelqu’un ayant déjà une grande importance à nos yeux et… Et je ne me suis pas préparé à lui faire confession avant cet instant précis. Il faut bien que je termine ma phrase, pourtant. Joseph voudra forcément s’enquérir du fond de ma pensée alors, après ces longues secondes d’hésitation – qui m’ont paru être une éternité, je me lance à lui dire tout haut ce que j’ai tu plus tôt.
_ De te perdre définitivement.
Cela peut paraître incroyablement idiot après l’analyse vite faite de notre relation – ô combien chaotique et invraisemblable – mais c’est la stricte vérité. L’idée qu’il m’ait été amené de le voir une ultime fois m’effrayait bien plus que n’importe quoi. Je ne pouvais pas me résigner à admettre qu’il n’était peut-être qu’une parenthèse dans mon existence routinière. Une brève rencontre qui m’aurait ouvert les yeux sur la vie, avant de lui même les fermer pour de bon. Cela m’était impensable, impossible. Même si le diagnostic vital laissait présager cette conclusion funeste, je priais ardemment pour qu’un petit miracle se produise. Et il s’est produit, ce miracle. Joseph est bien vivant devant moi et… je m’en veux de ne pas m’avoir plus inquiéter de sa maigreur extrême. Je m’en veux de lui laisser entendre que – moi-même – je me fie aux idées reçues sur les pauvres, qui ne sont finalement pas si fausse que je le pensais la seconde précédente. Il existe bien des associations dévouées à nourrir gracieusement les sans-abri, mais Joseph n’a pas le courage d’aller s’y afficher – de son propre aveux. Pour lui, c’est comme officialiser qui’il est arrivait au plus bas de « l’échelle ».
_ Je comprends.
Je comprends sans toutefois le cautionner, cependant. La survie est bien plus importante qu’une fierté mal placée. Mais qui suis-je pour le lui reprocher, n’est-ce pas ? Je suis la première à être dicté par mon honneur. La preuve en est : pas plus tard qu’il y a tout juste quelques minutes, j’ai failli dire à un médecin que je n’étais pas son épouse, uniquement pour la sauver de l’image déplaisante qu’il associait à ma personne. Sur ce fait, je ne me permets pas de lui donner une leçon qu’il n’accepterait sûrement pas. Il sait que c’est idiot de s’affamer par égo, mais il le fait tout de même. Et j’en suis intimement convaincue qu’il en a conscience. Le plus important maintenant est de l’aider à ne surtout pas recommencer. Je lui propose donc naturellement de venir loger chez moi quelques jours suite à sa sortie, sans le lui imposer. Une suggestion qui ne manque pas de le choquer, laissant son naturel revenir aux triples gallots.
_ Oui, oui, je suis parfaitement sérieuse. Dis-je, en cherchant bien où j’ai pu commettre un impair, tandis qu’il me reproche d’avoir osée lui poser la question. _ Je n’allais pas m’autoriser à te l’imposer, tout de même ! Me défends-je soudainement. _ Je ne suis pas…
ta femme. Je retiens sous silence cette appellation, me rappelant que pour le médecin c’est effectivement le cas. Cela me donne d’ailleurs immédiatement une idée sur comment payer son séjour, tandis que Joseph se rattrape en s’excusant puis me remerciant tour-à-tour.
_ Tout le plaisir est pour moi.
Je réponds inconsciemment, toujours songeuse quant à mon idée soudaine. Il faut impérativement que ses soins soient pris en charge par ma propre mutuelle. Il faut donc que le nom de famille sur son dossier soit changé. Je souris face au risque considérable que je prends d’éveiller les soupçons de mon époux, lorsque Joseph me sort de mes songes par sa conclusion quant à mon offre.
_ Pourquoi le cacher ? Je lui demande très sérieusement, le sourire aux lèvres. _ Tu as deviné dès notre rencontre que je ressentais une profonde solitude m’incitant à jouer avec le feu pour me sentir vivante. C’est donc logique. Cependant, au delà de cette simple conclusion que tu ajouteras à ton « rapport psychologique », je lui fais un clin d’œil, il y a une réelle volonté de t’aider à remonter graduellement l’échelle. Comme je veux m’assurer personnellement que tu ne manqueras plus de rien, je fais le choix de faire d’une pierre deux coups. Tu me tiens compagnie, et je t’offre un toit et trois repas par jour garantie.
C’est plutôt un bon deal il me semble, non ? Oui. Enfin jusqu’à ce que monsieur Kruger ne rentre à la maison, ou que Joseph en ait marre de partager le loft d’une riche épouse coincée.
_ Je n’en ai aucune idée. Je lui réponds aussitôt à son interrogation. _ Le médecin m’a dit que tu as une légère commotion cérébrale, et qu’il souhaitait te garder quelque temps en observation pour être certain que tu n’aies rien. Cela peut-être vingt-quatre heures, ou plus.
J’ai beau avoir l’appellation de docteur, je n’ai pas les connaissances adéquates pour être plus précise.
_ Je vais aller me renseigner. Je reviens.
Je l’informe aussitôt, en le quittant. Je dois m’occuper du problème de mutuel au plus vite. Je regagne donc le bureau des infirmières où je pose en premier lieu la question qui intéresse Joseph. L’infirmière présente me confirme que cela sera quarante-huit heures maximum si son état reste stationnaire. Ensuite, je lui demande d’apporter une correction à son dossier, celle du nom de famille. Elle ne comprend pas pourquoi je transforme le nom « Keegan » en « Kruger », mais l’explication que je lui fournie – sous couvert d’un talent d’actrice que je ne me connaissais pas – suffit de la convaincre d’une stupide méprise de ma part. Qui peut reprocher à une femme sous le choc d’écorcher son nom de famille ? Personne, n’est-ce pas ? Elle rectifie donc l’information, puis s’affaire à entrer les numéros de ma mutuelle au dossier, avant que je rejoigne à nouveau Joseph a qui il va falloir expliquer la marche à suivre. J’ai déjà réfléchie à tout, d’ailleurs.
_ Quarante-huit heures maximum. Je lui indique charmante, tandis que je reprends place aussitôt au bord de son lit. _ Si d’ici là il n’y a rien à signaler, tu obtiendras ton bon de sortie signé de la part du docteur. D’ailleurs, il est fort probable que dans les prochaines heures tu sois étonné que le personnel médical t’appelle monsieur Kruger. Je poursuis, déterminée à lui confier au plus vite la supercherie que j’ai organisée mentalement. _ Pour éviter cette réaction, je vais t’expliquer ce que je suis partie faire, en plus de me renseigner. Je marque une pause. _ Il s’avère qu’avant de te rejoindre tout à l’heure, je t’ai entendu crier que tu n’avais pas de mutuel. Et, par un heureux hasard, juste avant, le médecin qui s’est occupé de toi s’est imaginé que j’étais ta femme. Ce qui m’a donné une idée pour t’aider à financer ton séjour. Nous allons bien être mari et femme mais nous allons l’être sous mon nom, pour la mutuelle. A partir de maintenant tu t’appelles Jon Kruger. Tu es un homme dévoué à une grande cause. Tu as décidé de faire la grève de la faim et du sommeil pour défendre tes valeurs, et tu as fais un malaise dans le bureau de ton épouse a qui tu étais venu apporter des nouvelles sur ton action. Je marque une nouvelle pause. _ Je sais que cela semble tirer par les cheveux mais crois-moi, chez les riches, ce genre de comportement n’est pas étonnant.
Certains ont des lubies très étranges. Bien plus que celle de se laisser mourir pour de nobles causes.
Joseph n’a pas le droit de dire ça. Il n’a pas le droit de prétendre que je trouverais forcément mieux que lui. Il n’y a pas mieux, que lui. C’est une aberration sans nom de le penser. Chaque être humain est unique autant que spéciale, et je refuse de le concevoir différent parce qu’il a fait un malaise après trois minutes de danse. Ces trois minutes, elles lui ont fait un bien fou moralement. Je l’ai vu de mes propres yeux. Pour rien au monde je n’aurais voulu un homme « ordinaire » pour me soulager de la frayeur qu’il m’a faite. Je préférerai revivre la même terreur que d’être ailleurs avec quelqu’un d’autre. Vous imaginez que ça m’arrive souvent qu’un homme qui me connaît à peine essaye de me sauver de mon isolement ? Jamais. Les gens que je côtoie ne me connaissent que pour le soutien moral que je leur apporte, généreusement ou non. Quant à mon mari, désespérément absent, il ne comprend pas lui-même les signaux d’alertes que je lui envoi au cours de nos appelles téléphoniques. Il ne comprend pas que mes « tu me manques » sont un signal de détresse pour moi, pour lui, pour notre couple. Je ne m’attache pas uniquement à Joseph parce qu’il est craquant, parce qu’il est adorable, parce qu’il est prévenant – à sa manière, ô combien discutable pour le commun des mortels. Je m’attache à Joseph parce qu’il est jusqu’alors l’unique âme qui vive qui me voit - ou veuille bien me voir - véritablement au delà des boucliers que je porte. On pourrait se dire qu’il a réellement autre chose à faire que ce préoccuper des problèmes sentimentaux d’une bourgeoise mangeant plus qu’à sa faim – comme se nourrir lui-même, par exemple –, et cela serait à tort. Il m’a démontré en venant me voir pour m’aider plus que s’aider lui-même, qu’il situait ses priorités ailleurs. Ils les situaient mal, c’est un fait. Mais ils les situaient de sorte de démontrer sincèrement sa singularité, et son début d’attachement à ma personne.
_ Je t’interdis de penser cela, Joseph. Lui dis-je alors implacable, le regard néanmoins bienveillant. _ Je n’en ai rien à faire d’un type qui ne s’évanouira pas après trois minutes de danse. Je marque une courte pause. _ Le seul qui compte présentement à mes yeux : c’est toi ; et pour rien au monde je ne changerais cela.
Cela ressemble à s’y méprendre à une déclaration d’amour mais il n’en ait rien. C’est uniquement une déclaration d’amitié sincère. Une amitié que j’espère longue entre nous. Et une amitié qui je le souhaite, le sortira de cette misère dans lequel il est piégé. Je commence à m’y atteler en l’invitant à venir vivre chez moi quelques jours, ne serait-ce que le temps de se remettre sur pieds et de trouver une solution de replis acceptable à sa situation, pour lui. Or, mon invitation fait l’objet d’un quiproquo entre nous. J’imagine qu’il me reproche d’avoir juste poser la question, et j’en viens à plaider ma défense. A tort. Joseph est bien heureux d’être temporairement sortie de la rue par mes soins. Et il m’en remercie à sa façon, avant de m’interroger sur ce que j’ai tu auparavant. Tu n’es pas quoi…
_ Ta femme. Lui réponds-je assez naturellement, un peu gêné. _ Je n’ai pas le droit de t’imposer les choses comme si c’était le cas.
Ce qui est vrai. Cela serait on-ne-peut-plus déplacé. Et je ne parle pas de la fierté masculine qui a horreur d’être égratigné, pour quelque soit les raisons. On n’impose pas un homme des situations sous peine de le faire s’enfuir à toute allure ; on lui laisse entendre qu’il a le plein pouvoir de la décision de sorte qu’il soit en harmonie avec cette dernière. Tout un programme, effectivement.
_ Mais cela n’a plus la moindre importance. Nous nous sommes mal-compris – encore – et le quiproquo est dissolue.
Il est d’accord pour venir vivre chez moi, et c’est tout ce qui importe. Que cela soit pour l’avoir à l’œil, ou combler mon besoin de compagnie, là également ce n’est que des détails. Je ne me formalise pas qu’il ait souligné le second point, par ailleurs. Il serait malvenu de nier ce qui n’est qu’à ses yeux l’évidence. Quant au deal que je lui propose, il est loin d’être désagréable. Nous apportons mutuellement à l’autre ce qui lui manque le plus. Un simple échange de bon procédé sans conséquences, dirons-nous. Enfin. Je l’imagine. Je ne me retiens pas de rire à la question qui suit de la part de Joseph. Le dévorer ? Moi ? C’est impensable. Je ne suis pas cannibale je… Aurais-je ratée un double sens qui ne me semblait pas apparent jusqu’à maintenant ? Je le crains. D’autant plus lorsque Joseph me demande explicitement de ne pas répondre à celle-ci. D’accord. Si nous pouvons nous épargner un éventuel malaise, je ne refuse pas. Car il va s’en dire que je n’ai jamais envisagée de l’inviter pour autre chose qu’une générosité amicale. Ma proposition était formulée en tout bien tout honneur. Je n’ai même pas envisagé qu’il puisse saccager mon loft par une maladresse éventuelle. C’est bien là une preuve que mes intentions sont louables, autant que dénuées de toutes ambiguïtés dissimulées. Je commence à m’inquiéter qu’il puisse briser le peu d’objet de collections que je possède d’ailleurs, quand il me rassure en riant. Je rie quelque peu avec lui, avant de lui assurer :
_ Dans tout les cas rien n’est irremplaçable. L’objet brisé ira à la poubelle avant d’être remplacé par un autre.
Le principe même de notre société de consommation. On achète, on jette, et on achète à nouveau. Le rouage bien huilé de toute bonne économie. Joseph s’interroge sur la durée de son séjour à l’hôpital. Je lui réponds très approximativement, avant de me dévouer à aller me renseigner. A vrai dire, j’ai surtout une autre idée qui m’encourage à l’abandonner quelques minutes : celle de faire passer ses soins sous ma mutuelle. Et pour ce faire, il est obligé de se faire rebaptiser sous l’identité de mon époux réel : Jon Kruger. Ce que je parviens à faire rectifier sous couvert d’une improvisation de la femme confuse autant qu’inquiète. Ensuite, je lui reviens pour lui fournir sa réponse. Je note bien mentalement qu’il a caché l’endroit où sa perfusion est installée par le biais de sa main. Cependant, je m’abstiens de le relever. Il est libre de vouloir garder secret la raison pour laquelle il y prête une attention toute particulière. De plus, le plus urgent reste que nos violons s’accordent devant le personnel hospitalier. Nos discours doivent être similaires, sous peine que notre légère fraude sans conséquence soit immédiatement découverte. Je passe donc sous silence son désappointement de rester quarante-huit heures dans cette chambre, pour lui raconter mon plan entièrement, sans omettre aucun détail. Quitte à être des époux aux yeux du médecin, soyons-le de sorte que la facture soit facilement réglé. Et je n’éprouve aucune gêne à l’idée d’être sa femme. Je tiens uniquement à ce que sa malnutrition ne soit pas déclarée comme une forme de violence conjugale, qui pourrait être évoqué dans son dossier. Je ne suis pas le genre de monstre qui maltraite son mari par plaisir malsain. Mon initiative semble plaire à Joseph. Son sourire malicieux le confirme, tandis qu’il fait preuve déjà d’un certain amusement à être sur papier réellement mon mari.
_ Oui, Jon Kruger. Je confirme, sans pouvoir m’empêcher de lui rendre son sourire terriblement amusé, partiellement surexcité comme une enfant que cela devienne une sorte de jeu entre nous. _ Et fais-donc. Nous serons deux pour y jouer. Une sorte de défi, peut-être. Une envie folle de savoir où cela peut nous mener, sans crainte des conséquences latentes. _ Et tu m’excuseras mais je n’avais pas envie de me retrouver au poste pour maltraitance sur mon pauvre mari.
Je lui signifie ironique, avant de rire brièvement. Il passera certes pour un con durant un peu moins de quarante-huit heures, mais ensuite nous n’en parlerons plus jamais. Sa fierté s’en remettra. Et regardez-le comme il se prend déjà bien au jeu d’être « riche ».
_ Je stéréotype les riches si je veux, Monsieur Kruger. Je rétorque faussement contrariée qu’il me réprimande pour cela. _ J’en fais partie. Je suis donc la mieux placée pour savoir que – oui, à l’occasion – certains d’entre nous font des choses complètements idiotes. Je continue, bien plus sérieuse. _ Comme par exemple : laisser en plan un gentil garçon uniquement par fierté mal placée. Mon ton ce fait plus tendre au fil des mots. _ Je n’aurais pas dû m’en aller ce soir-là. J’aurais dû accepter que tu dises vrai, en soulignant que mon train de vie ne m’assure pas sur mon lit de mort de ne pas regretter d’être passé à côté de ma vie. Car c’est le cas. Je marque une pause, redéposant ma main sur la sienne comme précédemment. _ En ne saisissant pas la chance que m’offrait la vie de croquer dans de nombreux plaisirs en ta compagnie, je me suis crée un nouveau regret. Je me penche vers lui, pour lui confier très sérieusement. _ Une opportunité que je ne rejetterai pas deux fois si à l’avenir elle se représente.
Seul lui en possède le pouvoir. Seul lui peut déterminer si nos rapports resteront purement amicaux, ou s’ils dévieront à l’occasion dans un lit. En attendant, Joseph m’offre une intéressante question. Ai-je l’intention de rester à son chevet quarante-huit heures, comme une épouse dévouée ? Oui. J’ai gâché mes chances de l’être pour le véritable monsieur Kruger. Je n’envisage pas de commettre cette grossière erreur deux fois.
_ C’est dans mes projets, oui. Je lui souffle, toujours penché vers lui. _ Il n’y a rien de plus important que mon mari. Si je pouvais remonter le temps pour souffler cette même parole au vrai Jon… _ Quant à prendre soin de toi, oui, j’en ai très envie. Je me glisse sur le matelas pour atteindre son oreille. _ J’en ai même plus envie que tu ne peux l’imaginer. Je lui susurre, volontairement aguicheuse. _ J’en ai tellement envie que je vais veiller à ce que tu es tout le repos dont tu ais besoin, ainsi que tout t’es appétits comblés. Je sourie au sous-entendu sexuel que je viens de faire, sous l’excitation de notre jeu de rôle. _ Que désire mon cher mari dès à présent ? Que puis-je faire pour que tu te sentes au mieux ?
Je l’interroge en reculant mon visage, le regard rivé dans le sien, agissant comme si je ne venais pas explicitement parler de sexualité. Que peut bien attendre de moi ce cher Joseph…
Je ne m’inquiète pas. Je sais que Joseph a tout intérêt à jouer le jeu du mari dévoué à la cause des enfants affamés en Afrique. Je sais donc également que je n’aurais pas à m’inquiéter du discours qu’il tiendra au personnel soignant durant mon absence. Joseph est un homme intelligent. Il a conscience de la localisation de ces intérêts dans cette histoire, au delà de son égo masculin ; il ne pouvait pas agir autrement. Que je le souligne démontre déjà une grande forme de confiance en lui. J’espère ne pas être amenée à le regretter amèrement. Mais pour l’heure, ce qui nous préoccupe est que nous jouions nos rôles correctement. Une chose que nous prenons peut-être trop à cœur au vu de la tournure de la conversation. Elle débouche sur une presque promesse d’opportunité d’effacer mon regret à son sujet. Une idée qui ne manque pas de me faire sourire, et particulièrement lorsqu’il me nomme ma douce moitié.
_ Je dois avouer que j’aime beaucoup trop cette promesse, mon ange.
Je lui susurre d’un clin d’œil à l’appui, tandis qu’il embrasse mes doigts. Oui. Énormément… astronomiquement. Je sens d’ailleurs déjà les prémices d’une excitation dans mon bas ventre. Une excitation qui m’encourage à me faire aguicheuse, allumeuse. À désirer dès à présent l’éveil de ses sens primaux, faisant totalement abstraction de l’endroit où nous sommes. Un lieu public. Un lieu fréquenté. À tout instant une infirmière peut surgir du couloir pour s’assurer que son état est toujours stationnaire. Celle aux dents couvertes de rouge à lèvre, peut-être. Et cette pensée amplifie mon trouble à son égard. Ne serait-ce pas délicieux de se faire surprendre dans une position délicate, inconvenante ? Absolument. J’espère donc être parvenu à convaincre mon mari d’être aussi fouque moi avec ma totale dévotion à assurer son bien-être. Le monitoring dénonce une nette accélération de ses pulsations cardiaques. Je prends cela pour un encouragement à poursuivre ma quête. Je m’assure de ces attentes envers moi, dès à présent, faignant au passage une innocence qui se trouve être trahit par le mordillage de ma lèvre inférieure. J’apprécie vraiment démesurément, puissamment, incroyablement trop cette respiration rapide qui soulève sa poitrine, ainsi que cette jolie bosse que ne cache que trop peu sa couverture. Je me demande ce qu’il attend, ce qu’il cherche du regard. Embrasse-moi, Joseph !
J’ouvre les yeux immédiatement, en état d’alerte. Une infirmière se trouve dans le chambranle de la chambre, les yeux écarquillés. J’ignore si c’est de stupeur ou d’impression, mais cela suffit amplement à me rendre active. Je m’assois sur le lit pour refermer mon chemisier.
_ C’est affreusement gênant. Je lui confie aussitôt, un rire nerveux empourprant mes joues. _ Mon mari et moi étions entrain de…
De quoi ? De jouer au scrabble ? Dans ma tenue, dans notre position, aucune excuse n’est valable.
_ Je pense ne pas avoir besoin d’explication. Déclare-t-elle avec amusement. _ Seulement les chambres d’hôpitaux ne sont pas faites pour ça. _ Nous le savons.
Je rétorque aussitôt, me saisissant de ma jupe au sol. Nous avons juste omis ce petit détail. Je l’enfile avec empressement, tandis qu’elle aide mon mari a reprendre place sur son lit. Elle ne manque pas de lui reprocher d’avoir ôter sa perfusion, d’ailleurs, qu’elle souligne nécessaire à son rétablissement.
_ Vous devriez laisser votre mari se reposer à présent, madame Kruger.
Me demande-t-elle très sérieusement. Ce que j’accepte.
_ Oui. Je reviendrais plus tard. Je m’approche de mon époux et lui murmure à l’oreille. _ On n’en a pas terminés, tout les deux. Puis après l’avoir brièvement embrassé sur les lèvres, lui dit courtoisement. _ A plus tard mon cœur.
Maintenant, ne reste plus qu’à définir quand sera ce plus tard. Demain, ou à sa sortie.