Un coup d’œil, un seul, et j’aurais pu laisser de côté la scène qui se jouait dans ma diagonale juste pour profiter du moment, penser à autre chose. Une année entière écoulée, depuis que Noah était enfin sorti d’affaires, et il est là, à butiner de kiosque en kiosque, à discuter avec les autres artisans, revenir à notre table le sourire du gamin qui cache des tas de caramels dans les poches déjà collantes de son jeans comme s’il n’y avait pas de lendemain. Une année complète à aller bien, à aller mieux ensemble. C’est à ça que je me raccroche, depuis quelques semaines, depuis que Ben a eu son accident, et qu’il a entraîné avec lui tout mon égoïste, toute ma culpabilité, celle que je cache dès qu’il y a une possibilité même infime qu’on voit à travers mon regard voilé. Celle que j’ai laissée à la maison, derrière la porte close de ma chambre, dans les derniers sanglots étouffés par mon oreiller. « T’es pitoyable. » et puis de toute façon, ce n’est assurément pas comme si j’avais le loisir de céder devant public, lorsque la principale attraction du marché de Noël où Dannie, Auden et moi avons décidé de représenter notre nouveau projet d’artistes reste la joute verbale qui se déroule ici depuis qu’on a fini l’installation. « T’es à court d’arguments. » que je chante, lui retirant de ses mains rêches et tâchées de fusain la toile qu’il a mis de l’avant le sourire carnassier à la clé. « Deux enfants. » Dannie éclate de rire, occupée à vendre un trio de colliers à pendentifs en céramique, qu’une de nos élèves a finalisé à la va vite la veille en réalisant que le kiosque où elle pouvait vendre ses réalisations ne serait au marché que ce week-end. Par chance, autrement, mes nerfs n’auraient pas survécu à un Auden sauvage à travers tout le reste se tramant dans ma tête. « Justement, y’a des enfants. » j’insiste, pointant du menton ma progéniture qui fait un crochet vers sa chère et tendre mère le temps de lui filer deux bonbons en mode presque incognito, s’assurant de ne pas avoir à faire voir de qui que ce soit d’autre son matos. Soit il partage avec moi, soit je double la dose de légumes au dîner ; c’est le deal. « Noah était pas au studio quand la diva est passée? » Dannie m’arrache un léger cri empressé, mes yeux écarquillés qui passe de la traître qu’elle fait à Auden qui rigole à grands gloussements. « Ah, tiens donc. » « Je te déteste. » « Miroir. » qu’il chante le con, sur le même ton que j’ai moi-même employé.
Un client passe, une famille butine du côté des imprimés, et voilà que mes joues rougissent de plus belle lorsqu’Auden finit par disposer à la vue de tous, et du grand blond qui finit par se poster à notre hauteur, la vue full frontal d’un Andy jouant les modèles nus dans un cours d’anatomie donné y’a de ça presque 3 mois. Dire qu’on commençait à peine à s’en remettre, ma pudeur et moi. « On a aussi une superbe collections de gravures, par ici. » distraite, je m’assure de me cacher derrière la caisse de carton où les différents canevas gravés s’alignent les uns derrière les autres. « Du dur de très grande qualité. » je jure que si je n’avais pas déjà fini mon cidre de pomme bouillant, je l’aurais craché dans un souffle vers lui et sa mine satisfaite.
Je voulais juste passer quelques heures avec Morgan, mon petit cousin de 12 ans, et puis les plans de l’aprem ont changé avec Wendy donc je me retrouve avec le reste de la journée sans rien de prévu. J’ai passé un coup de fil à mon cousin si ça dérangeait que je continue de passer du temps avec Morgan et ils ont eu aucun soucis avec ça. J’ai même été invité à manger chez eux le soir quand je le ramènerai. J’ai pas encore dit oui, si jamais Wendy est disponible à ce moment là, je pense que je la rejoindrai.
Du coup on est passé sur le marché artisanal parce qu’on était pas loin. On s’est rempli le ventre comme jamais avec la plancha, bon ok surtout moi. Morgan lui n’a fait que manger des frites le nez dans sa DS. Je la lui ai prise après manger parce que bon, si c’est pour qu’il profite de ça plus que de ma présence je le ramène chez lui et c’est pareil. Non, faut profiter du soleil et de pouvoir discuter un peu.
« Tu préfères un jeu vidéo pour Noël ou un truc du marché aujourd’hui comme cadeau ? »
« Si c’est du marché je l’ai tout de suite ? J’ai pas besoin d’attendre Noël? »
« Ouais mais on dit que c’est le cadeau de Noël quand même. »
« Alors le marché ! »
Et c’est comme ça que Morgan a filé pour faire son tour, disant qu’il me retrouverait d’ici une heure grand max. Je trouve que j’ai été malin parce que les jeux vidéos déjà que ça coûte cher, il en en a déjà des tas. Autant varier les choses. Je savais que l’idée d’avoir un cadeau tout de suite allait le motiver à choisir cette option là. Je le connais le petit.
Je suis en short t-shirt et ça me fait bien rire de voir un stand recouvert de neige. Je crois qu’ils ont pas compris qu’on était en Australie. A moins que ça marche véritablement ces trucs là ? Pour le fun je m’approche du coin pour toucher et voir en quoi c’est fait. Si c’est froid ou pas. Non bien sûr que non c’est pas froid, mais on sait jamais s’ils sont très fort. Ca n’empêche pas qu’un type sur le stand me remarque et me jette une boule dessus.
« Hé ! »
Mais bon ok ça me fait rire. J’en profite pour en choper une poignée et lui lancer dessus à son tour. Puéril. Mais fun. J’ai vu ce genre de truc être fait que dans les films. Ca a certainement moins d’impact vu que c’est pas froid ce… truc. Je ne sais pas de quoi c’est fait et je ne pose pas la question parce que me voilà déjà sur l’autre stand avant de me prendre une autre boule en pleine tête. Pas envie que ça touche mes cheveux.
Je regarde un peu les peintures présenté et je vois du coin de l’oeil une brune qui me dit quelque chose mais je suis pas sûr de moi. Je reste dans le coin pour essayer de la voir un peu mieux et mettre ma mémoire au défi pour que son nom me revienne. Puis je vois une toile d’un mec à poil et j’ouvre de grands yeux. J’ai l’impression que le type qui a l’air en charge de l’endroit a fait exprès de la mettre sous mon nez ou presque. La brune me parle d’une collection de gravure et l’autre parle de dur… Je suis pas sûr de tout comprendre mais mes joues le font pour moi parce qu’elles rosissent légèrement. Oh non… Et puis alors que j’essaie d’éviter le regard de la jeune femme je la remets dans mes souvenirs.
« Ginny c’est ça ? La copine de Bailey. »
J’essaie d’ignorer le gars en lui tournant le dos et donnant toute mon attention à Ginny.
« C’est toi qui a peint ça ? »
MAIS. POURQUOI. KANE ! J’aurai pu embrayer sur n’importe quel sujet mais il a fallut que ces mots là sortent de ma bouche. Pourquoi j’ai pas parlé du concert de One Direction comme tout être normalement constitué?
Plissant délicatement les yeux, faisant tout en mon pouvoir pour éviter d’avoir l’air de scruter son visage jusqu’à ce que l’éclair de génie apparaisse, c’est lorsqu’il prononce le prénom de Bailey que je capte tout de suite d’où et de quand. Faut mettre la faute sur Auden le magnifique, qui se paie ma tête depuis le petit matin, et qui à lui seul a réussi à monopoliser la moindre bribe de mon attention déjà si dissipée au quotidien, la diluant dans ses conneries répétitives au point où le reste du monde me semble toujours un peu flou. « Oui, je, non, en fait. » et les mots se bousculent, je parle vite, trop, écarquille les yeux, me reprends, fronce les sourcils, la totale en son et en image. Derrière, ça soupire, je sais exactement que Speight n’a pas du tout intérêt à aller errer ailleurs que par-dessus mon épaule question d’assister à ma décomposition dans les plus brefs délais. « On… on a divorcé. » la précision tout sauf nécessaire quand dans ma tête, une année complète à ne plus porter l’alliance à mon doigt confirme qu’en effet, tout l’entourage sait, tout le monde sait tout court. Puis, y’a un pincement dans mon coeur, y’a toute cette histoire de mensonges montés par les parents qui remonte, et le fait que Bailey n’a probablement pas dit à Kane que nous n’étions plus ensemble pour s’assurer d’éviter des conversations dans ce style, de la pitié détournée, du malaise en bonne et dûe forme. « Mais on est en excellents termes, j’te jure. » et qui ça intéresse, ça, Ginny? Que tu hoches de la tête avec conviction, que tu te flattes la culpabilité de ne pas avoir traîné l’histoire plus loin, que tu tentes mollement de rattraper le tir ne rachète rien. Et le pouffement mesquin d’Auden n’aide surtout pas.
Qui aurait cru que la pose grivoise toute en nudité d’Andy sauverait la donne. « Ça? » et j'insiste, de nouveau moqueuse, le sourire en coin qui tente de cacher mes joues qui rosissent et je pourrais le jurer, les siennes également. M’assurant de mettre devant lui la pile de gravures dont je parlais, et quelques autres canevas d’aquarelle en guise de distractions sous son nez, je pense m’en sortir convenablement pour une nouvelle vente de sympathie, y aller d’un rire délicat et puis on oublie tout. « La totalité de l’oeuvre oui. » fallait bien souligner le fait que la chaste Ginny ait réussi à survivre à près de 90 minutes à tracer au fusain les courbes masculines d’un colombien particulièrement bien dans sa peau, dans toutes les postures, tous les angles. Effort psychologique incroyable, connaissant ma pudeur née. « Même les plus gros détails. » un long soupir accompagne ses paroles, un coup d’oeil noir par-dessus mon épaule également. « Auden, t’as pas mieux à faire? » évidemment que non, il ne vit que pour ça, faire de ma vie un enfer, depuis la seconde où on a tous les trois signé le bail du local où nos projets créatifs cohabitent. « Genre, quoi, lui inventer des bobards sur le Père Noël? » du menton, il pointe Noah, dédaigneux. « Auden! » à qui je mens? Les miettes de biscuits au coin de mes lèvres chaque 25 décembre au matin ont suffit à confirmer à mon fils que le Père Noël n’existait pas, et qu’à sa place, c’était sa goinfre de mère qui se chargeait de combler le sapin. Néanmoins, c'est un coup d'oeil désolé que je lance dans la direction de Kane, espérant qu'il ne s'impose pas le calvaire de notre scène de ménage trop assidûment.
J’ai l’impression d’avoir fait une gaffe d’entré de jeu vu comme Ginny bafouille à mon affirmation. Non ? Elle n’est plus avec Bailey ? C’est vrai qu’on se voit pour s’amuser lui et moi. On prend pas vraiment le temps de discuter de nos vies ou quoi que ce soit de très poussé. Généralement c’est à un show qu’on tombe l’un sur l’autre et je sors toutes les allusions possible pour lui faire comprendre que je suis jaloux comme un pou de ne pas pouvoir aller backstage alors que lui si. Dommage je l’ai pas croisé au concert de Trophy Eyes en octobre. Je pense que j’aurai fait plus que des allusions aux backstage.
Ils ont divorcé. Et moi je parle de Bailey en mode normal. Oh god. Je démarre bien niveau conversation. J’ai aucune idée de leur historique à tous les deux, qu’est ce qui a pu se passer pour qu’ils en arrivent là et non, je ne vais pas poser la question. C’est beaucoup trop délicat. Je ne la connais pas assez intimement. Je demanderai à Bailey la prochaine fois que je le vois. Ce sera déjà un peu plus approprié. Je reste muet et Ginny m’assure que tout va bien entre eux.
« Okay. Tant mieux. Enfin. Je crois. »
Malaise malaise. J’aurai mieux fait de continuer dans mon mutisme. Je surenchéris dans mes conneries, essayant à la base de simplement changer de sujet mais, très maladroitement. Je rosis automatiquement parce que c’est une peinture de nu. Elle confirme qu’elle est bien l’auteur. Je me demande si y’avait un model ou si elle l’a fait de tête. Un léger coup d’oeil embarrassé à Ginny m’indique que ses joues prennent la même teinte que les miennes. Je suis légèrement content de ne pas être seul dans ce bateau là. Je n’en reste pas moins gêné par la situation. Elle en rit, moi aussi. Nerveusement. Le mec en remet une couche à propos du gars nu de la toile, oh boy. J’essaie de ne pas rosir encore plus. Chill Kane. Auden. Le type s’appelle donc Auden. Je prends bien garde à ne pas le regarder directement. Je suis sûr qu’il verrait mon malaise et qu’il en rajouterait une couche. Il s’entendrait bien avec Ariane celui là. Ginny essaie de maîtriser la bête mais les choses s’escaladent et la mention du père Noël alors qu’il y a un enfant c’est vraiment pas un truc à prendre à la légère. Le petit regarde vers nous à l’entente du Père Noël et vu sa tête, il essaie de comprendre, alors je saute les deux pieds les premiers.
« Oui, les beaux bars du Père Noël. Parce qu’il adore la bière. Il va au bar. Et ils sont très beaux. Et c’est pour ça qu’il a un énorme ventre. C’est bien connu. Le père Noël fait pas beaucoup de sport 364 jours par an. Il se rattrape le 25 décembre, il donne tout. »
Omg what. Kane. C’était quoi ça ? J’entends ma propre connerie et je deviens écarlate, même si je regarde Ginny l’air de dire « nice save, right? ».
« Oui, oui, c’est exactement ça. » et j’hoche de la tête de la positive, presqu’autant mal à l’aise que lui mais pourtant incapable de cesser d’en parler, le dernier mot que je tente d’amener pour conclure et nous soulager tous les deux de patauger dans quelque chose d’aussi inconfortable. Mais, c’était sans compter l’apport d’Auden qui choisit exactement ce moment pour s’inclure dans la conversation, restant ambiant, toujours un peu trop perché à mon épaule à s’assurer du climat de terreur qu’il impose. J’inspire profondément, tente de sauver Noah de son courroux, espère que Kane en sorte également indemne. Et j’y crois, presque, les épaules relativement relâchées, l’impression que j’ai échappé belle à toute crise supplémentaire à gérer. Plein de bonne volonté et d’intentions honorables, le blond intervient, tente de sauver les meubles, essaie fort en trouvant l'excuse festive du siècle. Je dois l’admettre que je retiens un rire, pince les lèvres, mon sourire en coin trahissant mon amusement.
Jusqu’à ce que Noah s’agite, arque la nuque, papillonne des paupières et agite ses longs cils de poupée. « Donc, ça veut dire que si je mange pas de légumes pendant 364 jours, le 365e je peux en manger plein et ça compte? » évidemment. J’ai élevé un goinfre machiavélique, Tad s’est assuré de mettre à l’épreuve son sens de la répartie, et voilà qu’à nous deux on a guidé ma progéniture vers le chemin le plus simple, rapide et évident vers un cerveau qui ne perd jamais le nord. « Bien essayé, la terreur. » techniquement, je reste tout de même la figure d’autorité à ses côtés, mais mon rire casse tout, ma main ébouriffant ses mèches pour tenter de le déconcentrer de son plan initial. « On dirait presque que c’est mon gamin. » Auden choisit ce moment pour intervenir à nouveau, me forçant à écarquiller des yeux connaissant la situation particulière de la paternité de Noah, et évidemment, le peintre qui s’en amuse. Dannie apparaît rapidement, l’attrapant par le bras pour le ramener à l’autre extrémité du kiosque, et je souffle à peine.
« Tu regardais pour quelque chose en particulier? » la distraction est toujours la meilleure arme, maintenant seule avec Kane et Noah qui a retrouvé son carnet à croquis, tout me semble un peu plus simple. « Autre que notre oeuvre maîtresse? » et d’un geste rapide, je rattrape le portrait d’Andy toujours trop à la vue à mon goût, calmant un peu mieux le paysage en le glissant sous une aquarelle aquatique.
Le gosse, dont j’ignore le prénom a l’air perplexe par mon petit speech. J’ai fait rire Ginny et j’ai donc au moins ce mérite. De toute façon ce sera l’autre gars qui se fera étriper si jamais le petit découvre le fin mot de l’histoire aujourd’hui. J’ai juste essayé de lui éviter ça pour le bien de l’enfant, pas pour le bien du gars. Il a l’air d’être le roi du malaise. J’ai pas vraiment de motivation pour venir à son secours mis à part ma gentillesse naturelle.
La réflexion du petit m’arrache un rire. Il est loin d’être bête. Le danger a l’air écarté en tout cas et ça en est un certain soulagement. Je me souviens d’autres situations similaires avec mes petits cousins et avec mon frère à une époque encore plus lointaine. J’aime trop quand y’a des gosses qui croient encore au père Noël, je trouve ça adorable. Auden met encore son grain de sel et j’ai pas la vanne mais Ginny réagit de manière assez significative pour que je comprenne qu’il y a plus que ça n’y paraît. Une tiers personne embarque Auden et c’est presque comme si je me sentais soulager soudainement. La brune essaie de reprendre le fil de la conversation parce que ouais, c’est vrai que je suis quand même complètement planté au milieu de son stand. Peut être que j’ai envie d’acheter un truc et elle reparle de la peinture de nu. Ca me fait sourire.
« Oh non pas vraiment. Je regardais juste… Mais je vais te laisser cette toile, j’ai l’impression que tu y tiens. »
Comme il n’y a plus Auden, j’ose faire des vannes là dessus parce que je sais que ça ne va pas me retomber dessus avec encore plus de malaise. Brièvement je me demande si c’est Bailey sur la toile, mais cette réflexion ne passe pas la barrière de mes lèvres. Beaucoup trop indiscret.
« Combien ça coûte à peu près ces tableaux? »
Parce que j’ai aucune idée si c’est abordable ou pas. Ça peut être plutôt cool comme cadeau de Noël. J’ai pas encore acheté l’intégralité de mes cadeaux donc si je peux prendre un truc ici pour quelqu’un ça fera ça de moins.
« T’as une boutique ailleurs ou c’est juste ici ? »
Je m’intéresse réellement. Je sais que je ne me déciderai pas aujourd’hui si je prends un truc. Va falloir que je cogite ça quelques jours. Sauf si le prix est vraiment trop attractif bien sûr.
« KANE ! »
Morgan qui arrive vers moi en trottinant. Il a son téléphone portable dans la main. Il ne remarque pas Ginny et me montre direct une photo qu’il a pris.
« Je veux ça. »
Et c’est un tshirt avec écrit « The bitch is back ». J’ouvre de grands yeux en le regardant. Je m’attendais pas à ce genre de truc pour lui offrir et puis je vois Morgan qui éclate de rire en me regardant.
« La tête que tu fais ! Attend attend… »
Il met son téléphone devant son visage et je sais qu’il est en train de me prendre en photo.
« Si je te prends ça ton père me tue. »
« Mais non je veux pas ça ! Je retourne voir ! »
Et il repart en trottinant. Je reporte mon attention sur Ginny.
« Il m’a bien eu… »
Ca me fait rire même si au fond ça montre juste un peu plus combien je suis crédule.
« C’était… Morgan. Le fils de mon cousin. »
Au cas où elle aurait cru que c’était mon fils. Nope nope nope nope NOPE.
De ses regards amusés à ses éclats de rire en écho aux miens, Kane arrive de suite à mettre le doigt sur mon malaise, non sans m’arracher un énième sourire en coin à jouer de sarcasme à mon tour. « Je suis un vrai livre ouvert, ma foi. » il va bien falloir se ressaisir, bien falloir passer par-dessus ma pudeur à la limite du ridicule, à savoir qu’être peintre, c’est aussi analyser les courbes, les traits, le corps dans toute son entièreté. Et si je m’en étais particulièrement bien sortie du temps de l’Académie à cacher mes joues rosies par la timidité derrière mon chevalet lorsque le nu était au programme, aujourd’hui devient plus compliqué alors que les étudiants demandent ce genre d’atelier, et qu’en bonne professeure, je leur offre sans chigner. Grow up Gin. Néanmoins soulagée qu’il enchaîne sur d’autres oeuvres, je suis son regard des yeux, me déplace au fil des pas qu’il esquisse, hoche doucement de la tête lorsqu’il demande à quoi peuvent bien ressembler les prix définis pour les oeuvres étalées sur la table entre nous deux. « On y est allés un peu au feeling, very artsy de notre part. » je laisse aller un rire, sachant très bien que la façon aussi aléatoire que bohème qui avait été usée pour chiffrer les toiles et autres objets en vente n’est pas des plus logique, mais n’a pas pour autant été remise en doute. « Chaque artiste a donné la valeur qui lui semblait juste, y’a pas vraiment de cohérence ou de tranches de prix définies… on essaie la formule. » mes doigts s’attardent à repasser une mèche volage derrière mon oreille, et de l’autre main j’attrape 3 dessins, un bijou, une gravure qui chacun est chiffré selon l’intention de la personne l’ayant créé.
Kane renchérit d’une question qui génère un mouvement de recul presque, que je retiens, un soubresaut de nervosité d’avoir la pression, le stress immense de faire rouler ce projet d’envergure toute seule. Dannie le sent, et malgré ma retenue, me renvoie un regard attendri, un clin d’oeil rassurant l’instant d’après. « Un local collaboratif, dans Toowong. À quelques minutes de l’université. On a une galerie d’exposition, une boutique où les artistes peuvent vendre en consigne, et un atelier où on donne des cours. » où “je” donne des cours me semble bien trop pompeux, sachant à quel point je rêvais d’ajouter un(e) autre collaborateur(trice) à mon plan de cours, persuadée que des dizaines de peintres, sculpteurs, photographes, avaient quelque chose de précieux à partager à nos étudiants. « Et où elle peint du nu. » Auden rigole, je l’ignore. Le timing est parfait maintenant qu’un gamin un brin plus vieux que Noah se faufile aux côtés du pompier, s’esclaffant à gorge déployée lorsque la photo qu’il agite sous les yeux de Kane lui provoque une double dose de joues cramoisies. « Je pourrais parier tu sais, qu’il va revenir avec pire rien que parce que tu as réagi comme ça. » attendant à peine que le jeune garçon soit reparti de son côté à la recherche de mieux, de plus terrible, je m’amuse, pas peu fière de ne plus être la seule timide à outrance au stand. Pointant du menton Andy façon David de Michelangelo comme s’il s’agissait du prix potentiel à mettre en jeu, je me rattrape, une gorgée de café glacé plus tard. « Mais j’y tiens, apparemment. » et je joue de ses mots, je paraphrase, fière comme un coq, l’air haïssable qui orne mon visage. « Il voulait quoi, pour que tu rougisses autant? » Noah revient à notre hauteur, sa Switch qu’il range dans son sac à bandoulière après avoir apparemment attrapé tous les Pokémons qu’il a pu repérer dans notre périmètre. « De où ça t’intéresse toi? Je devrais avoir peur? »
Je la ressens bien sur le coup du livre ouvert. Je suis tellement transparent. Nu. Devant mes amis surtout mais ouais, ça doit pas passer complètement inaperçu aux yeux d’autrui. Juste que mes amis me connaissent trop bien.
Je l’écoute m’expliquer comment ils ont choisi leurs prix et j’aime bien le raisonnement.
« De toute façon c’est toujours très subjectif l’art. Ca peut parler à quelqu’un et avoir une valeur inestimable et pas du tout à un autre. »
Je compare avec les chansons. Obvioulsy. Du coup y’en a qui peuvent se trouver des aubaines avec leur système là. Pas mal. Mais ça me dit pas combien ça coute tout ça et si elle m’en parle pas. Du coup j’ai l’impression que c’est forcément cher et ouais, je compte pas mettre trop de fric dans une toile. C’est beau mais c’est pas mon délire. Moi je mets du fric dans un road trip pour suivre une tournée ou finir sur un festival légendaire. D’ailleurs y’a Amity qui joue au Download l’année prochaine… Je me tâte. J’en parlerai à Ariane. Faudrait que je puisse débloquer des sous de mon autre compte… J’en parlerai à mon père.
Elle a donc un local dans Toowong.
« Parfait si jamais je connais des gens qui sont intéressé par l’art de ce genre je leur dirai de passer chez toi. »
« L’art de ce genre » ouais c’est mal dit, je la dévalorise pas, juste j’y connais absolument rien dans le domaine et je sais pas les bons mots qu’il faut utiliser. J’espère qu’elle l’a pas mal pris. Mais heureusement (really?) y’a Auden qui remet son grain de sel. Mais au moins ça aurait fait passer à autre chose. Je ris de les voir rire, mais je ris quand même un peu jaune.
La photo. Morgan. L’autre gosse. Ca se marre bien sur mon compte. Mais bon, je fais pas de scène, je suis habitué. Ariane did that.
« Je lui dirai qu’il a le droit qu’à deux blagues et après on prend la 3e même si c’était pas sérieux. »
Il risque de s’en mordre les doigts. Mais je pense qu’il ira pas jusque là si je le mets en garde. J’espère. Des fois j’ai un peu trop d’espoir en un gamin de 12 ans. Et puis ça parle d’un truc que je comprends pas trop. Le mec de la peinture ? Je me mordille la lèvre et puis je vois Morgan pas trop loin à un autre stand.
« Je vais aller surveiller ce petit monstre. »
Je fais un grand sourire à Gin et un petit signe de la main, pas trop sûr de comment lui dire au revoir. Je me voyais pas trop lui faire un hug mais ouais, je l’aurai fait si j’avais pas peur. On se connait pas tant elle et moi, mais je la feel bien. Ca passe toujours comme une lettre à la poste entre nous. Je l’aime beaucoup.
« J’espère qu’on va se recroiser plus vite la prochaine fois. »
Parce que là ça faisait BEAUCOUP TROP LONGTEMPS. Un dernier sourire et je file après un signe de tête à Auden et un high five à Noah.