Ca fait un moment que tu vois cette meuf au bar enchainer les verres les uns derrières les autres. T’es partagé entre la compassion et la jalousie. T’as envie de boire toi aussi. Plus que de raison. Plus que ce que ce shift au Death Before Decaf ne te l’autorise. La vérité c’est que tu as déjà bien franchit la limite légal du taux d’alcool dans ton sang mais c’est tellement une constante pour toi que les effets ne se voient plus autant. Tu vis bien. La dose pour te faire t’écrouler est vraiment très élevé contrairement à cette fille là.
Un coup d’oeil à Matt alors que vous fermez l’endroit, la fille étant la dernière cliente présente.
« Je m’en occupe. Tu peux y aller. »
Pas la première fois que ça arrive. T’es bizarrement bien à l’aise avec ce genre de clients parce que tu te vois en eux. Cette fois tu aides la fille à se remettre sur pied et elle a tellement l’air inoffensive que tu l’emmènes chez toi. Tu réfléchis pas trop pour dire la vérité, c’est sûrement insensé de faire ça mais te retrouver chez des inconnus après une cuite, tu sais ce que c’est. T’es bourré de bonnes intentions alors tu commandes un Uber et tu vas chez toi, avec elle.
Tu la mets sur le canapé et tu vas te coucher après avoir bu un dernier verre de vin. T’as besoin de ce goût dans ta gorge pour te sentir bien et pour t’assommer un peu plus afin de faire une nuit de quelques heures.
Lendemain, tu te réveilles, tu passes dans le salon, tu fais spécialement attention au bruit que tu fais. Tu vas à la salle de bain te prendre une douche. Quand tu ressors, en serviette, elle est réveillé et tu te dis que c’est peut être pas la meilleure idée que d’être à poil ou presque à ce moment là.
« Je bosse au bar où tu t’es mis la mort hier soir. On fermait je t’ai ramené ici. »
Simple. Court. Efficace. Sincère. Tu n’as aucune idée de comment elle va réagir à la situation. Tu la regardes, attendant de voir la suite.
Je ne sais pas comment j’ai atterri là et je ne sais pas non plus combien de verres j’ai bu, le bar est lentement en train de se vider et moi je reste là, à boire mon énième verre sans même en savourer le goût. Il y a bien longtemps que je ne vois plus clair et pourtant je continue, je me sens vaguement nauséeuse et à dire vrai, je ne crois pas me souvenir pourquoi je bois, je sais juste que j’avais envie d’être ici, d’oublier pendant quelques instants mon quotidien, de renouer avec mes vieux démons. Boire n’est pas quelque chose que je fais régulièrement, je ne suis une grande adepte de l’alcool et j’évite d’en user et encore plus d’en abuser car je sais que ça me fait perdre totalement mes moyens. Le club dans lequel je travaille depuis des années maintenant m’a appris que certaines personnes étaient peu recommandables et que se montrer vulnérables face à elles pouvaient être un vrai désastre alors je fais très attention à ce que je fais et me garde bien de me montrer faible dans un endroit où je ne connais personne et où je ne sais pas ce qu’il peut m’arriver. Mais pas ce soir, ce soir j’avais besoin de me lâcher alors je m’étais promis que je ne boirais qu’un verre, ou peut-être deux ou trois si jamais on m’en offrait un. Malgré mes bonnes résolutions, au fur et à mesure que le temps passait, j’ai perdu le contrôle et suis tombée dans l’excès. Ce n’est pas étonnant, c’est ce que je fais de mieux dans ma vie, je n’arrive pas à me contenter du minimum ou à être raisonnable, il faut que j’en ai toujours plus, encore plus. Alors je bois, j’ignore la nausée qui commence à me rappeler doucement à l’ordre et continue à enchainer des verres que je ne suis même pas sûre de pouvoir payer.
Lorsque je me réveille le lendemain matin, je suis allongée dans un canapé au milieu de ce qui semble être un salon. Ma tête me lance et lorsque j’essaie de me redresser, une grimace de douleur apparait sur mon visage et je décide de rester allonger. Le canapé tangue dangereusement, j’ai l’impression d’être en pleine mer. Sommes-nous sur un bateau ? Une péniche peut-être ? Je ne sais même pas s’il y a des péniches à Brisbane. En tout cas, je ne suis pas chez moi et je n’ai pas vraiment la force de m’en inquiéter. Je crois que je vais rester là quelques heures, le temps de me remettre… Malheureusement pour moi, je n’en ai pas vraiment l’opportunité puisqu’une voix me force à redresser de nouveau la tête. « Je bosse au bar où tu t’es mis la mort hier soir. On fermait je t’ai ramené ici. » C’est un mec à moitié à poil qui vient de parler et je mets quelques minutes à intégrer ce qu’il vient de me raconter. Il travaille au bar ? Il m’a ramené chez lui ? Pourtant je suis bien sur le canapé, il est étrange ce type, c’était certainement le meilleur moment pour profiter d’une jeune fille en détresse. Il y a quand même des types bien dans ce monde, c’est rassurant. « Merci pour… Pour tout. » Je ne sais pas vraiment quoi dire, je ne m’attendais pas à ce qu’il me tende la main comme ça et il a l’air de m’annoncer ça comme si c’était le truc le plus normal du monde. Il aurait juste pu me virer dehors et il ne l’a pas fait. « On a pris la voiture ? Je n’ai pas vomi dedans ? Si c’est le cas je suis désolée… » Si on a pris le taxi par contre, je suis désolée mais je ne vais pas pouvoir lui proposer de le payer, j’ai jamais été aussi fauchée ni aussi dans la merde… Mais bon, il a l’air d’être un gentleman, je me doute qu’il ne va pas demander du fric. « T’aurais pas du doliprane ? Ou un truc du genre ? » Je ne me sens pas trop mal, enfin c’est moins la cata que ce que j’aurais pu imaginer, mis à part la tête qui me lance. « Enfin, tu veux peut-être que je m’en aille ? » Le souci, c’est que je ne suis pas franchement sûre de tenir debout si je me lève ce qui peut être problématique. Décidément, j’aurais mieux fait d’éviter ce bar.
Elle te remercie. Bien. Pas que tu cherchais de la reconnaissance mais au moins qu’elle ne s’insurge pas que tu l’aies ramené chez elle sans son accord. Elle était beaucoup trop défoncé pour former une quelconque pensée cohérente. Tu ne lui as pas laisser le choix. C’était pour son bien. Tu supposes qu’elle est habitué de ce genre de situation vu cette réaction qu’elle a. Juste reconnaissante.
Tu lui fais un signe de tête et tu files dans ta chambre qui est adjacente au salon. Tu laisses la porte ouverte et tu l’entends te poser d’autres question. Tu t’habilles vite fait et retourne dans la pièce principale.
« Uber. T’as pas vomi. »
Mais t’as eu peur que ça arrive. La chance a été avec toi ce soir là. Tu restes debout dans le salon alors qu’elle est installée sur le canapé. Tu sais pas trop comment te comporter en vérité. C’est pas ton amie ou quoi, tu sais pas si elle va rester, si elle a quelque part où aller. Tout est possible. Elle te demande un médoc et tu hoches la tête. Elle réalise qu’elle est peut être de trop ici mais tu balaies sa réflexion d’un geste.
« Je bosse qu’à 18h, tu peux rester. »
Tu files à la cuisine pour lui prendre de l’eau et un cachet pour le mal de tête. Quand tu reviens, tu poses tout ça sur la table basse qui est face au canapé et tu t’assoies à côté d’elle. Elle a l’air si jeune. T’as aucune idée de son histoire mais t’as l’impression que y’a pas mal à raconter là dessus. Tu ne lui poseras aucune question à ce propos. Tout comme tu ne voudrais pas qu’on le fasse pour toi. Chacun son business.
« T’as quelque part où aller après ? »
Cette fille te touche parce qu’elle te fait penser à toi et toutes ces cuites à répétitions que tu te manges depuis des années. Ca s’empire ces derniers temps mais tu essaies de ne pas trop y penser. C’est pas si grave. C’est passager. Passager depuis 10 ans ouais. Tu veux pas être indiscret mais si tu peux être prévenant pour la suite de sa journée, tu le fais. On t’a déjà tendu la main comme ça après une grosse cuite, c’était un cadeau tombé du ciel. Ce gars, c’était un ange. Tu le méritais pas. Tu t’es toujours dit que s’il avait pas été là pour te ramasser tu sais pas où t’aurais fini.
« Tu veux un café ? Ou j’ai du lait… De la bière. »
Parce que très clairement c’est pas anormal pour toi de commencer la journée en buvant de l’alcool. Juste la bière, c’est pas grand chose quand on y pense. Ca n’en reste pas moins de l’alcool. T’es pas là pour lui dire d’arrêter de boire. Ce serait vraiment l’hôpital qui se fou de la charité.
« Si tu veux utiliser la salle de bain c’est la première porte dans le couloir. »
J’ai pas vomi. Ouf. Gros soulagement, ça aurait été quand même sacrément la honte de gerber dans la voiture du mec qui me ramasse à la petite cuillère au fond de son bar. Je me sens déjà bien assez pitoyable comme ça, pas la peine d’en rajouter une couche. « Génial. » Dis-je avec un enthousiasme modéré, ça ne change rien au fait que je me suis mis une grosse mine et vu que je ne me souviens de rien de tout ce qu’il s’est passé, j’ose imaginer qu’il a eu le temps de me prendre pour la pire des connes. Franchement, j’ignore pourquoi mon image a autant d’importance à cet instant précis mais en elle a, c’est une certitude. « J’ai pas raconté trop de conneries non plus ? » Là, par contre, je risque d’être servie, ou alors je dormais comme une masse et il a dû me porter jusqu’à son canapé. Possible. Et dans ce cas, je suis un peu moins désolée, je suis loin d’être un gros poids, et au moins il se sera un peu musclé.
Je suis étonnée qu’il m’invite à rester, c’est plutôt classe de sa part. Maintenant que je suis réveillée et en état de rentrer chez moi sans m’exploser par terre tous les deux pas – quoi que, j’ai pas encore essayé de marcher – j’imagine qu’il aurait pu me congédier sans souci. « C’est cool, merci. » J’aurais pu vouloir me tirer quand même mais franchement je ne me sens pas au top de ma forme et ce mec m’inspire plutôt confiance. Si en plus il s’avère qu’il est pété de tunes et qu’il finit par m’en proposer, ça m’arrange. Mais bon, il est barman, je ne me fais pas trop d’illusion. « Ouais t’inquiètes, je suis pas encore totalement à la rue. » Oui, enfin, j’ai un appart un peu moisi mais j’ai un appart quand même, ou plutôt un microscopique studio qui me sert vaguement pour me laver, avaler un truc rapide et dormir quand je ne suis pas au club toute la nuit avec des clients. Disons que je ne vois pas souvent mon appart et ça ne me dérange pas plus que ça.
Ce mec est chou, vraiment chou, il me propose même de boire un truc, je suis choquée par tant de gentillesse et surtout pas habituée. Généralement, les gens payent pour mes services, ils ne me tendent pas la main. Je suis déstabilisée. « Whisky coca, tu as ? » Je souris. Blague nulle. Il m’a proposé de la bière donc il doit avoir l’habitude de picoler ou alors il me prend pour une grosse alcoolique. « Je déconne, tu as du cacao ? J’aime bien boire du chocolat chaud le matin. » Et hop, après avoir fait ma poivrote, je passe clairement pour une gamine de dix ans, mais quelle importance ? Je suis un peu les deux finalement, gamine qui ne sait pas gérer ses caprices le jour, femme pour plaire aux hommes la nuit. Et après on s’étonne que je sois instable, c’est quand même plutôt logique.
Je décline la proposition d’un signe de tête pour la salle de bain, franchement, je ne me sens pas en état d’aller jusque là-bas sans m’écrouler au sol, il va me falloir un peu de temps. « J’irais après, je crois que je suis pas encore trop capable de me lever. » Ce qui montre que je me suis vraiment mis une mine, je suis vraiment étonnée de pas avoir vomi, il a peut-être dit que je ne l’avais pas fait pour me faire plaisir. « Et merci pour le doliprane. » J’aurais dû le remercier quand il me l’a apporté mais je suis tellement à l’ouest que je ne l’ai même pas vu le poser sur la table. J’attrape le comprimé et l’avale avec une gorgée d’eau qui provoque une nausée. Mon dieu. Je suis dans un sale état. « Tu travailles depuis longtemps dans ce bar ? Je ne me souviens pas t’avoir déjà vu, pourtant tu ne passes pas inaperçu. » Plutôt beau gosse, le mec, je ne lui fais pas des avances, clairement pas même, j’énonce un fait aussi placidement que si j’énumérais une liste des courses. A moi de m’intéresser à lui, maintenant qu’il a découvert la crétine vulnérable.
Si elle a raconté trop de conneries ? Tu fais non de la tête. Tu te souviens pas de quelconque phrases cohérentes pour dire la vérité. Mais tu notes qu’elle est consciencieuse de ce qu’elle a pu refléter comme image et tu te dis qu’elle doit avoir très honte de tout ça. Tu comprends. Beaucoup trop bien. Pas dans les mêmes situations parce que t’as pas honte de te rendre ivre dès que l’occasion se présente, mis y’a eu d’autres choses dans ta vie où t’as encore très honte.
Elle est pas à la rue. Tu t’en doutais vu qu’elle n’a pas vraiment le profil d’une SDF, mais on sait jamais. Y’en a qui cachent bien leur jeu, vivant de canapé en canapé. Tu notes quand même qu’elle a mis une nuance dans sa phrase. Elle doit pas être bien loin de l’être du coup. Ca t’étonnes pas non plus.
Whisky Coca ? Ok, elle te fait rire. Elle a de l’humour. T’es quand même grave soulagé par tout ça parce que c’était inconscient de ramener une meuf - si jeune en plus - chez toi comme ça. La première conne aurait pu en profiter pour parler d’agression ou t’accuser de viol sans aucune raison valable, juste parce que la situation s’y prêtait mais non. Les filles, t’as tiré ton trait dessus depuis deux ans. Tu arrêtes de t’infliger ça. Tu avances à ta façon. Baby steps.
« Nope pas de cacao. Mais y’a un Starbucks au bout de la rue si jamais… »
Elle n’est pas encore capable de se lever et tu comprends qu’elle a une belle gueule de bois. Elle te remercie pour le cachet, tu hoches la tête en la regardant l’ingurgiter. Tu files à la cuisine pour te prendre un verre de lait. Ouais. De lait. Tu te retiens de déboucher une nouvelle bouteille de vin. Pas déjà. Tu bosses ce soir en plus, tu vas pouvoir boire à l’oeil là bas. Donc ça te fait tenir. Pour l’instant. T’en as pas véritablement besoin. Tu reviens dans le salon quand elle reprend la parole. Te questionnant. Te disant très clairement qu’elle t’aurais remarqué plus tôt si elle t’avait déjà vu.
« Non ça fait juste un mois que j’y suis. Mais je suis à temps partiel. »
T’espères qu’elle est pas en train de développer un crush sur son sauveur. Manquerait plus que ça. Là c’est sûr que tu vas entamer ta bouteille.
« En vrai je sais pas pourquoi je m’y mets pas à temps complet parce que clairement l’alcool c’est le seul truc qui m’aide dans la vie. »
Tu dis ça avec un sourire aux lèvres. Genre tu vannes alors que pas du tout. T’es tout à fait sérieux et tu ne l’avais jamais dit à voix haute comme ça. Aucune mentions de ton problème d’alcool à personne avant. Mais elle, elle a l’air de comprendre. Tu n’as pas l’impression qu’il s’agisse de sa première cuite. Elle doit comprendre. Elle doit forcément comprendre.
« Tu viens souvent au DBD? Tu connais Matt ? Ou Scar ? »
Pas de caco, je grimace, trop dommage, ça m’aurait fait du bien de boire un bon chocolat chaud. Bon, en vérité, je pense que je l’aurais sûrement gerbé après coup, mais il faut bien que je mette quelque chose dans mon estomac pour l’aider à récupérer après tout ce que je lui ai infligé hier. « Juste du lait, alors, si tu as. » A dire vrai, je crois que j’aurais bien pris une bière mais ça n’aurait clairement pas été raisonnable, je me suis déjà bien assez comportée comme une dépravée comme ça. Je suis face à un gentil garçon qui me propose gentiment l’hospitalité pour quelques heures, ce n’est pas pour me remettre directement une grosse mine, ça ne m’apporterait rien et lui aurait sûrement envie de se barrer en courant. Il n’aurait pas tort, d’ailleurs, je ne suis clairement pas le genre de fille qu’on a envie de sauver, je ne peux pas être sauvée, j’attrape les mains tendues, mais je finis toujours par replonger vers les mêmes conneries, c’est plus fort que moi. J’ai désespéré tous ceux qui ont déjà essayé de me venir en aide jusqu’ici, alors je n’essaie même plus d’envoyer des signaux de détresse désormais, je me démerde seule, même quand je suis au fond du trou comme hier soir. Maintenant ça va mieux, je me sens un peu moins minable, en tout cas psychologiquement, mais mon corps se charge de me rappeler la maltraitance qu’il a subi. « Laisse tomber le Starbucks, tu vas pas te déplacer pour moi. » Il en a déjà assez fait comme ça, ce mec est vraiment une crème, je me sens carrément mal d’avoir profité de lui comme ça. En plus, je ne pourrais jamais lui être redevable, je n’arrive déjà pas à m’occuper de moi-même, ce n’est pas pour m’occuper en plus de quelqu’un d’autre. Je suis vraiment une grosse merde, c’est affligeant. Je crois que ça faisait longtemps que cette évidence ne m’avait pas sauté aux yeux et j’aurais clairement préféré que ça n’arrive pas, je n’étais pas prête à faire de nouveau face à cette réalité. En plus, je n’y peux vraiment rien, ce n’est pas comme si j’étais prête à tout changer et à repartir à zéro, loin de là. Je suis bien comme ça, enfin aussi bien que peut l’être un funambule marchant sur un fil au-dessus du vide. Jusqu’ici, j’ai parfois vacillé mais je ne suis jamais tombée, je verrais bien ce qu’il se passera si jamais ça arrive.
L’auto-apitoiement ce n’est vraiment pas mon truc alors je m’intéresse à mon sauveur, à son métier, et à lui en général. Je me tiens sereinement sur le canapé d’un mec que je ne connais absolument pas, il serait plus que temps que je m’intéresse à lui. Etonnamment, ce mec a l’air d’être tout aussi perdu que moi. Pour une raison qui m’échappe, ça me fait un pincement au cœur de l’apprendre, je pensais que c’était un type sans histoire qui menait sa petite vie tranquille en bossant dans un bar. En fait, il a l’air malheureux, vraiment malheureux. « C’est triste d’en arriver-là. » Dis-je. Et je le pense sincèrement parce que je sais exactement de quoi je parle, comment il est facile de tomber dans cette spirale infernale et de ne pas réussir à en sortir. Il a l’air d’être un type bien mais de ne pas savoir quelle route emprunter pour mener au bonheur. Trop dommage pour lui. « Comment t’en es arrivé à cette conclusion ? » Avant de se rendre compte que l’alcool était le seul truc qui l’aidait dans la vie, il a dû en traverser des tempêtes. Je ne sais pas si c’est une bonne chose que je le pousse sur cette voie mais il m’en a parlé spontanément alors j’imagine qu’il a besoin de se confier et moi je suis contente de l’écouter. « T’as vraiment dû vivre des trucs pas cool. » Comme beaucoup de gens, malheureusement, mais chacun se remet plus ou moins facilement des drames de la vie et dans son cas, il a l’air d’avoir pris une grosse claque et de en pas être capable de s’en remettre. Je le plains. Pauvre garçon. Matt et Scar ? Aucune idée, je hoche la tête négativement. « Je les connais pas, mais si ça se trouve, je les ai déjà vus et ils ne m’ont juste pas donnés leur prénom. » Ce n’est pas un truc auquel je pense spontanément, d’ailleurs, maintenant que j’y pense, je suis chez un mec dont je ne connais même pas l’identité. « C’est quoi le tien ? » Il me l’a peut-être déjà donné quand je délirais complet à l’arrière du Uber mais impossible de retenir quoi que ce soit, il y a un gros trou à la place de ma mémoire. « Tu me l’as peut-être déjà dit, désolée, je t’avoue que je ne me souviens pas de grand-chose. » Et c’est bien le pire dans ce genre de beuverie, je ne parviens plus à comprendre ce qu’il se passe et à maitriser mes faits et gestes. Malheureusement pour moi, s’il y a bien un truc que je déteste c’est de ne pas être en mesure de maitriser ce que je fais, ou en tout cas de ne pas avoir de pouvoir de décision sur ce qui est en train de m’arriver.
Pas de Starbucks. Plutôt du lait. Ok. Ça te fait sourire de l’entendre dire que tu te serais déplacé au Starbucks. Non. Tu lui aurais indiqué le chemin. Mais comme elle ne prend pas cette option, tu la laisses croire ce qu’elle veut. Si tu peux passer un peu plus pour le gars super serviable. Pourquoi pas. Alors tu lui apportes un verre de lait en même temps que tu t’es servi le tient.
Tu t’ouvres à elle et elle conclus que c’est triste. Ouais. C’est triste. Ça te fait chier qu’elle te le dise d’ailleurs. Elle creuse un peu plus. Oh non. Tu sais pas si t’as vraiment envie d’aller dans cette direction. Ce serait mettre trop de mots sur tout ce qui se passe dans ta tête. Tout ce que tu enfouis depuis si longtemps. Tout ce que tu n’as jamais dit à voix haute. Tout ce que tu veux faire taire avec cette tonne d’alcool que tu bois. Cette drogue qui a faillit te tuer y’a quelques années. Est-ce que tu te sens prêt à parler de ça avec elle ? Après tout, tu ne connais même pas son prénom et ça c’est plutôt un truc qui t’arrange. Elle connait pas le tiens non plus. Que ça reste comme ça surtout. Mais tu prends trop de temps pour répondre parce qu’elle continue. Tu sais pas trop si tu peux dire que t’as pas vécu des trucs cool parce qu’il y a toujours pire que soit dans la vie mais ouais, t’es clairement pas net dans ta tête. Pas net du tout.
Elle connait pas Matt et Scar. Encore mieux. T’as pas envie que ce que tu vas éventuellement lui dire viennent à leurs oreilles. Tu commences un peu à être parano c’est pour ça que tu ne l’ouvres pas tout de suite. Que tu vas bien choisir tes mots si jamais tu te décides à lui parler.
Elle veut ton prénom. Ça te fait sourire. Plot twist. Elle s’excuse. Tu fais non de la tête. Y’a vraiment pas de quoi.
« Asher. »
Et voilà. Avec cette simple information tu viens de refuser d’élaborer à n’importe quel niveau sur ta situation avec l’alcool. Elle n’en saura pas plus. Tu vas continuer à te voiler la face. La vie normale quoi. Tu ne lui demandes pas son prénom en retour. Tu bois ton lait et tu te lèves du canapé pour aller prendre un truc à manger dans la cuisine. Y’a plus rien dans tes placards. Faut vraiment que tu ailles faire des courses. Tu reviens dans le salon, sans rien qu’un nouveau verre de lait dans les mains, la bouteille avec toi pour la servir de nouveau si elle veut. Tu te poses sur le canapé, à côté d’elle.
« Tu fais quoi dans la vie ? »
Parce qu’elle sait que t’es barman mais l’inverse n’est pas vrai. Tu veux être au même niveau d’informations qu’elle. Et puis t'attends pas qu'elle te réponde et tu y vas d'une nouvelle question qui vient de te venir. Un truc important à ton sens.
« Tu veux que j’appelle quelqu’un pour qu’on vienne te chercher ? Plus tard. Je dis pas ça pour te chasser. »
Tu doutes très fortement que ce soit cette configuration qui va suivre. Non. Elle va certainement se démerder toute seule à rentrer chez elle. Mais tu veux voir si elle a quelqu’un sur qui compter ou si elle est vraiment toute seule.
Son prénom. C’est tout ce qu’il me donne et je respecte ça, à dire vrai, je pensais qu’il était parti pour des confidences parce qu’il avait l’air de vouloir dire des trucs sur son addiction à l’alcool ou une connerie du genre, mais si se confier ne le branche pas alors je ne le pousse pas plus que ça. Après tout, il ne m’a rien demandé à moi, la fille perdue qui squatte son canapé, alors je ne vois pas pourquoi il devrait me rendre des comptes. On n’est pas potes, on ne le sera sans doute jamais, peut-être qu’aujourd’hui je le vois pour la première et la dernière fois, alors je ne vais pas commencer à jouer les psychologues. Enfin, j’imagine que le revoir ou non ne dépend que de moi, je sais où il bosse, je sais qu’il continuera à y bosser a priori puisqu’il envisage même de s’y mettre à temps plein, j’ai donc toutes les chances du monde de le recroiser si je retourne picoler là-bas. Ouais sauf que, idéalement, je pense que je devrais arrêter les boissons fortes, je n’aurais pas toujours la chance de me réveiller sur le canapé d’un mec cool qui ne me cherche pas d’ennui. Peut-être que la prochaine fois je n’aurais plus de fringues, je serais attachée à une armoire elle-même fixée au mur, avec quatre mecs à poils en train de me reluquer avec des intentions pas franchement idéales. Bref, je pourrais me faire des tonnes de films comme ça, la conclusion est la même, boire trop seule dans un bar peuplé de personnes dont je ne connais pas les intentions est une vraie mauvaise idée. « Nice. » Il aurait pu s’appeler Pierre, Paul, Jack ou Connor, j’aurais sûrement réagi pareil, c’est juste histoire d’entendre le son de ma voix. Pitoyable, j’en ai bien conscience.
Pendant un instant, je suis persuadée qu’il va me dire qu’il en a marre de moi et qu’il préfère que je dégage, j’ai fait un faux pas en m’intéressant à sa vie, il va me le faire payer c’est sûr. En soit, qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Pas grand-chose, certainement, mais je ne suis pas sûre de pouvoir mettre un pied devant l’autre alors je serais ravie de pouvoir squatter encore quelques minutes. Mais contre toute attente, il m’interroge, comme s’il était normal qu’il me renvoie la balle alors qu’il a ignoré mes questions précédentes… En même temps, il n’a pas tort, moi je connais son activité, lui ignore la mienne. J’hésite un instant sur ce que je dois taire et raconter et puis en fait, quelle importance ? Je ne crois pas qu’il puisse vraiment me juger et même s’il le fait, je m’en tape, je fais ce que je fais et si ça ne lui plait pas, c’est exactement pareil. « Je fais des études de droit, j’aimerais bien devenir avocate. » Dis-je dans un premier temps, avant d’ajouter sur le même ton neutre. « Et je suis danseuse pour un club de striptease pour payer mes études. » Et plus si affinité mais je n’ai pas besoin d’apporter cette précision, mon corps m’appartient, j’en fais bien ce que j’en veux mais personne n’est obligé de le savoir. Franchement, je n’aime pas le regard lubrique des mecs à chaque fois que je raconte que mon corps est mon outil de travail, je préfère m’arrêter à danseuse, ça les fait souvent fantasmer ou alors ça leur donne carrément envie de gerber. Je crois que je n’ai jamais vraiment rencontré personne que ça laisse complètement indifférent. A part peut-être Itziar, mais c’est normal, c’est la plus chouette fille que je connaisse. Ou peut-être Clément, mais lui, je crois qu’il ne sait juste pas trop ce que je fais, en vérité, ça fait un moment que j’essaie de noyer le poisson et je m’en sors plutôt bien.
Rentrer chez moi. Je soupire. C’est une bonne idée, en tout cas sur le papier, faudrait que je bouge mon cul d’ici, cette discussion est stérile et ne mène à rien, et je commence sincèrement à avoir l’impression de le déranger. « T’inquiètes, je peux me ramener toute seule, je n’ai pas besoin de baby-sitter, tu as très bien tenu ce rôle jusqu’ici, je crois que je peux me prendre en charge maintenant. » Comme si j’avais déjà su me prendre en charge… Ce n’est jamais vraiment arrivé, je me suis toujours comportée comme une merde et j’ai récolté les fruits de ce que j’avais semé. « Ça ne me dérangerait pas si tu essayais de me chasser, j’ai peut-être déjà un peu trop abusé de ton hospitalité… T’as été cool de prendre soin de moi, je crois que je ne t’ai pas vraiment remercié, j’étais un peu trop dans le pâté. Ça t’arrive souvent ? De venir aux secours de demoiselles en détresse à moitié mortes dans ton bar ? » Il n’arrivera pas à me faire croire que je suis la seule fille désespérée incapable de se tenir correctement après quelques verres. Je me lève péniblement du canapé pour la première fois depuis mon réveil mais deux pas me suffisent à vaciller et je suis obligée de m’appuyer à un des accoudoirs du canapé. « C’est la terre qui tourne ou c’est ma tête ? » Je sais pertinemment que la deuxième option est la plus pertinente dans mon cas, et c’est carrément la honte. Depuis quand suis-je une espèce de lopette incapable de tenir l’alcool, c’est ouf ça. « Finalement t’avais raison, on aurait dû recommencer à picoler dès le matin, tel que c’est parti, je vais être dans le mal toute la journée… Mais je pense que je peux marcher jusqu’à chez moi… Enfin j’espère… On est où là au juste ? Tu vis dans quel coin ? » Détail qui a son importance, Brisbane n’est pas un petit village, j’ai besoin de me situer un peu pour savoir si je vais mettre une heure ou quatre à rejoindre mon appart pour m’écrouler sur mon canapé.
Ok elle fait des études. Elle a un avenir. Tu es en train de te dire qu’elle a juste pris une cuite comme ça un soir et que c’est pas son quotidien, pas comme toi. Tu sais absolument rien de cette fille alors tu te fais son profil au fur et à mesure des informations qu’elle te donne. Que tu demandes. T’es quand même pas mal surpris par cette réponse. Avocate c’est un sacré niveau. Ces gens là sont brillants. Elle rajoute après qu’elle est danseuse dans un club de strip tease pour pouvoir survivre financièrement. Ah voilà un cadre qui entre un peu plus dans celui que tu avais commencé à lui élaborer. Danseuse dans une boîte de strip tease pour toi ça équivaut à pute. Ou pas vraiment loin. Tu t’es toujours dit que les gens qui bossent dans ces genre de truc ils sont vraiment dans la merde pour ne pouvoir faire que ça pour vivre. Alors un métier aussi bas de gamme pour faire ses études, c’est franchement pas royal comme parcours mais faut ce qu’il faut tu supposes. Tu comprends en tout cas qu’elle doit être bien misérable avec un job pareil. Tu t’identifies beaucoup. Du coup comme ça fait trop écho à toi, tu demande rien de plus. T’as pas envie que ça te revienne en pleine face.
Elle peut rentrer toute seule. Ok. Si elle le dit. Tu vas pas insister. T’as déjà fait assez, elle le dit même. Elle en est reconnaissante en tout cas. Ça c’est sûr. Elle s’interroge sur ton habitude à sauver les demoiselles, tu hausses une épaule.
« C’est déjà arrivé. Mais d’habitude c’est plutôt elles qui me sauvent. »
Encore une mise en lumière de ton problème d’alcool qui est là depuis déjà bien longtemps. Et que tu n’as aucunement l’intention de changer. Elle se lève. Tu te dis qu’elle va se tirer vu ce qu’elle vient de dire. Elle est pas à l’aise ici. Tu comprends. C’est pas la situation idéale non plus. Elle est hangover. T’es un alcoolique. Vous allez commencer à boire dans pas longtemps si vous squattez encore tous les deux un moment. Et ça te fait marrer parce que c’est justement ce qu’elle propose.
« Redcliffe. Tu devrais te prendre un uber. »
Même si tu doutes qu’elle ait le fric pour ça vu sa situation. Tu n’as pas pensé, ça t’es venu naturellement parce que ouais, toi t’as du fric quand même. Tu fais gaffe à ce que tu dépenses, mais quand tu le mets dans l’alcool, tout d’un coup t’en as à revendre. La vérité c’est que t’as toujours du fric lié au groupe et la musique que vous avez fait ensemble qui tombe de temps en temps et ça fait très joli sur ton compte en banque. Ca dort jamais bien longtemps aussi.
« Je te commande un uber. »
Que tu conclus, sortant ton téléphone. T’es presque sûr qu’elle sera mieux chez elle qu’ici pour décuver correctement.
« C'est cadeau. »
Tu précises. Histoire qu'elle se prenne pas peur que tu décides de la mettre à 30$ de moins sur son compte.
Etonnamment, je suis bien ici, en tout cas aussi bien que possible compte tenu de mon état de loque humaine provoqué par ma soirée trop alcoolisée de la veille. Ce garçon est gentil, très gentil, peut-être trop ? En revanche, je ne suis pas sûre qu’il soit la bonne personne à fréquenter, il a l’air torturé, par quoi ? Je crois bien qu’il n’aura pas envie de m’en parler et je ne suis même pas sûre d’avoir envie de le savoir. Je ne suis pas thérapeute et je n’ai pas envie de le devenir, il est parfois difficile d’épauler mes propres amis qui vivent des trucs compliqués alors un parfait inconnu… C’est mission impossible pour moi. Et puis, on va ne pas se mentir, la plupart du temps je suis très douée pour me comporter comme une merde et tout faire foirer alors pour ce qui est de demander conseil, il vaut mieux choisir quelqu’un d’autre que la fille paumée qui galère à trouver ses repères les trois quarts du temps. Encore plus maintenant puisque je suis à moitié alcoolisée. J’essaie tout de même de discuter, d’échanger, de poursuivre cette conversation un peu stérile dans laquelle nous ne nous livrons pas totalement ni l’un ni l’autre. Il est sur la retenue permanente et je suis dans le pâté. Tout cela ne mène à rien, il faut que je me tire d’ici et que je laisse tranquille, j’ai l’impression qu’il meurt d’envie de retrouver sa sérénité et sa solitude et je ne tiens pas à être le boulet qui l’empêche de vivre sa vie encore plus longtemps. Je suis dans un état épouvantable et n’importe qui d’un peu moins courtois m’aurait montré la sortie depuis longtemps, je crois que je préfère rentrer plutôt que de culpabiliser à l’idée de l’empêcher de faire ce qu’il avait prévu de sa journée. Je ne suis pas ce genre de fille collante qui se croit indispensable pour tout le monde, au contraire, il n’a pas besoin de moi alors je m’arrache, c’est aussi simple que ça. Si encore j’étais de bonne compagnie, pourquoi pas, mais je suis complètement arrachée donc ce n’est même pas sûr, mes neurones ont clairement du mal à se connecter.
Il lit dans mes pensées. En tout cas, c’est l’impression qu’il me donne quand il commande un UBER pour me permettre de rentrer chez moi. Je lui en suis reconnaissante, encore plus quand il me propose de le payer, mon compte en banque aurait sacrément fait la gueule s’il avait encore été débité d’un moment impossible à payer pour moi. Je crois qu’il a pigé qui j’étais durant cette courte conversation, je ne suis pas sûre qu’il ait compris les tenants et les aboutissants mais s’il a saisi que j’étais fauchée alors il a l’essentiel et ça ne sert à rien d’en rajouter. « Merci, c’est cool. » Je devrais plutôt m’écraser par terre et le remercier des tonnes et des tonnes de fois jusqu’à ce que le UBER arrive. J’essaie de me la jouer fille indifférente mais en vérité je suis très reconnaissante de tout ce qu’il fait pour moi et sans arrière-pensée, en plus, sinon je serais déjà à poil dans son lit. Je n’aurais jamais dit non, je suis sûre qu’il le sait, je ne dis jamais non à personne et même s’il ne m’avait pas rémunérée, j’aurais eu l’impression d’avoir payé ma dette comme ça. Mais là, les choses sont différentes, je me sens infiniment redevable. Alors pour ne pas y penser, je m’active, ramassant toutes mes affaires pour me préparer à prendre le large. Il a même récupéré mon sac à main, cet ange gardien, c’est fou comme il est attentionné. « Je file à la salle de bain, j’en ai pour une minute. » Je me passe un peu d’eau sur le visage et étale son dentifrice dans ma bouche avec les doigts. J’espère qu’il ne m’en voudra pas de l’avoir taxé mais je ne peux vraiment pas sortir comme ça. Avant de partir, j’attrape mon rouge à lèvres et écrit mon numéro sur la vitre. J’ai vu ça dans un film. En lettres capitale je rajoute « JE TE DOIS UN VERRE », les lettres sont moyennement bien écrites et le message à peine lisible mais on s’en fout, c’est compréhensible et il ne pourra pas passer à côté à moins d’avoir une femme de ménage mais j’en doute. Il est grand temps de partir maintenant, le chauffeur va attendre. « Encore merci pour tout. » Dis-je sur le pas de la porte. Pas de contact physique, je lui souris et part sans me retourner. Peut-être que je le reverrais jamais.