Cela fait quasiment une heure que nous courrons côte à côte, Charlie et moi. Enfin, cela dépend des moments. Quand des pulsions concouristes nous prennent, nous faisons la course bêtement histoire de savoir qui sera le plus rapide sur une certaine distance. Il n'y a jamais vraiment de vainqueur à ce jeu là. Nous avons suivi, à l'aller et au retour, un chemin de terre assez large qui passe à travers la forêt qui borde Logan City. Pour ma part, je préfère toujours courir dans un coin de nature plutôt que dans la ville même. Entre les arbres, il n'y a pas de passants à éviter, pas de trottoirs sur lesquels buter, et pas de voiture pour nous intoxiquer avec les particules de son pot d'échappement -surtout à un moment où tout notre corps est avide de la moindre particule d'air, et donc, de toutes les crasses qu'il peut y avoir dedans. Et puis, rien ne vaut cet environnement aux centaines de nuances de vert pour se sentir apaisé.
Nous rentrons chacun chez nous afin de nous doucher et nous changer après nous être donné rendez-vous dans un bar en ville histoire de passer une soirée entre frères. Il m'est beaucoup plus simple de passer du temps avec Charlie plutôt qu'avec Gabrielle. Ma relation avec sa jumelle, même si elle commence à se dénouer, reste plus complexe. Nous sommes comme les deux mêmes pôles de deux aimants qui cherchent à se rapprocher envers et contre toutes les lois de la physique. C'est laborieux. Avec Charlie, le courant passe plus facilement. C'est un type facile à vivre, et nous partageons pas mal de points communs, ce qui est un sacré avantage. Physiquement, il n'a rien à voir avec Oliver, mais je retrouve souvent quelques traits de sa personnalité en lui. C'est aussi troublant qu'agréable. Après dix-huit ans passé comme fils unique, j'avoue que c'est appréciable.
De retour dans des habits de ville, affublé très sobrement d'une veste grise sur un jean noir et haut blanc, je prends la voiture jusqu'au Canvas. Enfin, jusqu'à un peu plus de cinq-cent mètres du Canvas, puisque comme chaque soir, il est impossible de se garer plus près. L'endroit est toujours rempli de monde, mais il est encore possible de s'entendre et de parler sans avoir à hurler. Quelques personnes jouent sur les tables de billard à côté desquelles je discutais avec Ezra il y a quelques semaines de cela. Ah, et ce coin là du bar, c'est là où j'ai rencontré Joanne pour la première fois. Charlie est déjà arrivé. Hé, je dois dire que j'ai de quoi être fier d'avoir un demi-frère dans son genre. Regardez-moi ces épaules et ce sourire. Il n'a que deux ou trois centimètres de plus que moi, et pourtant je ne peux pas m'empêcher de me sentir petit à côté de lui. Il y a un truc qui émane de ce garçon et qui pousse toutes les demoiselles à se retourner sur lui. Je remarque déjà qu'une table où sont attroupées de jeunes filles -beaucoup trop jeunes pour lui- qui gloussent bêtement en lui jetant régulièrement des regards qui manquent cruellement de discrétion. Arrivé à sa hauteur, je lui tape l'épaule et désigne ces filles d'un signe de tête ; « Tu as un succès fou auprès des étudiantes, mon cher. Qu'est-ce que ça doit être quand tu portes la blouse blanche. » C'est assez connu que tous les uniformes font leur petit effet.
Je passai une main dans mes cheveux encore humides après la douche que je venais de prendre. J’avais été courir avec Jamie, encore une fois, et nous avions décidés de continuer la soirée ensemble. Je souris poliment à un couple qui commanda à côté de moi et jetai un coup d’œil à ma montre en m’asseyant au bar. J’étais en avance. Je m’appuyai contre le comptoir et commençai à détailler le décor. C’était la première fois que je me retrouvais là, mais je trouvais l’ambiance agréable. Il y avait déjà pas mal de monde, mais c’était tout de même vivable. Même si je ne voulais pas me l’avouer, bien m’entendre avec mon demi-frère était assez important pour moi. J’étais très heureux que se passe bien, entre nous, parce que même si je venais tout juste de le rencontrer, il était de ma famille. Non seulement il était sympa avec moi, mais je savais aussi qu’il était un type bien. Ça se voyait. Je crois que j’étais fier d’être son frère, en fait. C’était plus fort que moi, en seulement quelques semaines, je le considérais maintenant comme faisant partie de ma vie.
Je sursautai en sentant une main se poser sur mon épaule et je me retournai en direction de Jamie avec un sourire. Il me fit un signe en direction d’une table où s’était attroupé quelques jeunes femmes. «Tu as un succès fou auprès des étudiantes, mon cher. Qu'est-ce que ça doit être quand tu portes la blouse blanche.» Je lâchai un petit rire et secouai la tête en lui tirant son tabouret. «Il y a aussi de fortes chances qu’elles te regardent toi, tu sais.» J’appuyai un de mes pieds sur la base de mon siège et me tournai pour être face à Jamie. «Mais j’ai cru comprendre que ton cœur était déjà pris.» fis-je remarquer autant pour changer de sujet que pour l’inciter à me dire si ça allait avec Joanne. Je ne l’avais jamais rencontré, pas encore, mais il m’en avait déjà parlé une fois ou deux. Nous n’en étions peut-être pas encore à parler ouvertement de tous nos problèmes personnels, mais nous parlions tout de même brièvement de ce qui était important. Je devais avouer que je tenais déjà assez à lui pour vouloir son bien, alors aussi pour m’intéresser à ce qui se passait dans sa vie. N’osant toutefois pas l’obliger à lancer le sujet, je le distrais plutôt en lui demandant ce qu’il voulait boire. «Je crois que je vais prendre une bière. Je t’en commande une à toi aussi?» J’arquai un sourcil avec un grand sourire. «Je paye la première tournée.»
Je n’aurais jamais cru que j’aurais pu bien m’entendre avec Jamie. Quand j’ai appris son existence, et particulièrement dans les circonstances que nous connaissions, je ne voulais rien savoir de lui. Rapidement, j’ai réalisé que c’était idiot de ma part, car il était dans une situation semblable à la mienne en apprenant, lui aussi, qu’il avait un frère. Enfin, un demi-frère. Il n’avait pas dû s’exiler, mais il avait quand même dû nous accueillir, moi et ma sœur, dans sa ville, dans sa vie. Il n’avait pas eu davantage le choix que nous. Une fois que je l’eu réalisé, je me trouvai à être beaucoup plus ouvert à lui. Ce que je ne regrettais pas du tout, d’ailleurs, parce qu’il était aujourd’hui définitivement un bon ami.
Sans être beaucoup plus discret que les étudiantes qui ricanent sur le côté, mon regard se pose à nouveau sur elles. Charlie pense qu'elles pourraient me regarder aussi. Je ris, c'est ridicule. Je dépose une tape sur l'épaule du jeune homme en secouant négativement la tête ; « Aucune chance, tu n'arrêtes pas de me faire de l'ombre. La nature ne pouvait donc pas me donner un demi-frère laid ? » Bien sûr que non. C'est dans les gènes, que voulez-vous. Modestement. Sur ce, m'assied juste à côté de Charlie. Je me rends compte que la fatigue physique m'oblige à plisser les yeux pour lire le nom des différentes consommations du bar, ce qui finira par me valoir un bon gros mal de tête si je continue ainsi toute la soirée. Je sors donc la monture noire de la poche intérieur de ma veste et pose les lunettes sur mon nez. Joanne m'a déjà dit aimer l'allure qu'elles me donnent. Mais pour le coup, je pense que cela participe à la concentration des regards sur mon frère. Il souligne le fait que, de toute manière, mon coeur est pris. « En effet, il est on ne peut plus pris. » Pour appuyer ces paroles -et en profiter pour tenir Charlie au courant de l'avancement de ma relation avec ma belle, j'ajoute ; « Joanne a commencé à emménager chez moi le week-end dernier. C'est assez dingue. » C'est même toujours aussi difficile à réaliser. J'ai passé trois ans beaucoup trop seul dans une maison terriblement trop grande pour un homme célibataire, et du jour au lendemain, il y a une femme qui m'attends quand je rentre le soir. C'est idiot, et je ne l'ai pas dit à l'intéressée, mais il m'arrive de me réveiller en pleine nuit, sursautant parce qu'elle a bougé dans le lit, et que mon esprit endormi oublie parfois que je partage la couette avec quelqu'un maintenant. J'imagine que, comme la majorité des gens, Charlie fera remarqué qu'il est sûrement un peu tôt pour qu'elle et moi vivions ensemble, ne nous connaissons que depuis quasiment quatre mois. Mais au fond, l'important n'est-il pas que tout se passe bien ? Je pense à demander à mon frère s'il s'est également trouvé quelqu'un, puis me souviens qu'il n'est là que depuis quelques semaines. Son emménagement et la prise de ses marques dans ce nouveau pays doit sûrement complètement accaparer. « Je suppose qu'il est encore un peu tôt pour te demander si tu as jeté ton dévolu sur une belle australienne. » dis-je avec un sourire. Quoi que, on ne sait jamais. Les occasions ne doivent pas manquer. Immédiatement, Charlie me propose de prendre une bière, disant que la tournée est pour lui. Et je vais encore passer pour un type bizarre et rabat-joie à mourir. « Non, merci, c'est gentil, mais je ne bois pas d'alcool. Je n'ai aucune confiance dans la boisson. » dis-je en haussant les épaules. Je n'aime pas vraiment justifier ce choix de mode de vie. Il n'y a rien de plus délicat que d'expliquer que je n'ai absolument aucune confiance en les effets de l'alcool sur moi. Je redoute l'ivresse plus que beaucoup d'autres choses. « Mais ne te gêne surtout pas pour moi, j'ai l'habitude. » Que ce soit pour l'alcool, la cigarette, la viande. Je ne me permets pas d'imposer mes restrictions à qui que ce soit, chacun est parfaitement libre de faire ce qu'il souhaite.
Il jeta un coup d’œil aux étudiantes et lâcha un rire en déposant une tape sur mon épaule. Il m’assura qu’il n’y avait aucune chance pour que ces jeunes femmes le regardent lui plutôt que moi. Il plaisanta ensuite en demandant pourquoi la nature ne pouvait pas lui avoir donné un demi-frère laid, et je ria à mon tour en secouant la tête. Il savait ce que j’en pensais, alors je ne forçai pas les choses en insistant. Je me contentai de me tourner vers lui et de m’appuyer d’un coude sur le bar. Il posa ses lunettes sur son nez afin de lire les inscriptions sur le mur face à nous et je souris. Je parierais que les femmes trouvent ça mignon. Je lui avouai croire que, de toute façon, son cœur était pris, et il approuva sans hésiter. Il me dit alors que Joanne, sa petite amie, avait commencé à emménager chez lui, et je souris, heureux pour lui. C’était assez dingue, c’était le cas de le dire, mais je comprenais parfaitement qu’ils puissent avoir envie d’être près l’un de l’autre. L’importance était que ça fonctionne entre eux, non? J’hochai la tête. «C’est certain, mais crois-moi, on s’habitue plus rapidement qu’on l’aurait cru.» Parce que j’avais vécu la même chose, il y avait quelques années. Il y avait encore un an de là, j’étais fiancé à Katie. Je soupirai intérieurement en me rendant compte que je pensais encore à elle, mais c’était quand même complètement fou de l’avoir retrouvée ici, à Brisbane. Lorsque mon frère me demanda si j’avais jeté mon dévolu sur une belle australienne, j’esquissai un léger sourire, gêné. En fait, je ne savais pas trop ce que j’étais supposé dire. Il était au courant que j’avais été fiancé, et que cette même femme était maintenant en Australie, comme moi, parce qu’il était la première personne à qui j’en avais parlé. Il ne savait toutefois pas encore qu’elle m’avait embrassé le soir précédent, que j’avais répondu au baiser, et que maintenant je lui faisais le coup du silence radio. J’étais complètement nul, je m’en rendais bien compte, mais je ne savais plus quoi penser ou quoi faire. J’étais perdu, alors j’haussai les épaules en lui disant simplement «Tu sais bien.» Il savait presque tout, en fait, mais ce n’était sans doute qu’une question de temps avant qu’il connaisse l’histoire au complet. Je ne voulais pas en parler maintenant, parce que ça aurait gâché l’ambiance, je crois, alors je lui proposai de prendre une bière. J’insistai même en lui disant que c’était ma tournée. Il me répondit toutefois qu’il ne faisait pas confiance à la boisson, qu’il ne buvait pas. J’haussai les sourcils en penchant légèrement la tête sur le côté. Il m’assura immédiatement que ça ne le gênait quand même pas si moi, je buvais. Je secouai la tête et haussai les épaules. «C’est comme tu veux, mais Jamie… C’est juste une bière, tu sais. Ça ne peut pas te faire de mal.» Je n’insistai pas davantage, n’étant pas au courant du pourquoi il me disait ça, mais lui avouai que moi, j’en avais bien besoin ce soir. «Personnellement, ça me fera du bien de me détendre un peu.» Je commandai à la barmaid une de ses bières et jetai un coup d’œil rapide à Jamie avant qu’elle ne s’éloigne et lui demandai «un truc sans alcool pour mon ami». Elle sourit et s’éloigna légèrement pour préparer nos verres. Je me tournai de nouveau vers mon frère : «En tout cas, je crois que je vais devoir m’entraîner un peu sans toi si je n’ai pas encore envie de me faire battre à la course comme tout à l’heure.» plaisantai-je pour changer de sujet avant que la jolie employée du Canvas ne revienne vers nous. Elle déposa ma bière devant moi et tendit un verre d’un cocktail sans alcool quelconque à Jamie en lui redemandant s’il était vraiment certain de ne pas vouloir boire quelque chose d’autre. J’esquissai un sourire en coin en me rendant compte qu’elle, plus vielle que les étudiantes derrière nous, plus de notre âge, trouvait mon demi-frère bien à son goût. Il s’en rendait sans doute compte vu les yeux qu’elle lui faisait, et je me demandai si elle ne réussirait pas à le convaincre de se décoincer un peu. C’était une soirée tranquille entres hommes, il n’y avait pas de mal à ça, après tout, non?
HJ:
Pardon, c'est un peu nul comme post . Je ne savais pas trop comment insister sans sortir du rôle de Charlie, alors j'ai pensé qu'une barmaid pourrait lui avoir un peu forcé la main pour commencer à boire, le temps que Jamie se détende et fasse moins attention. S'il y a un truc qui ne te plais pas, n'hésites pas à me le dire!
L'arrivée de Joanne dans ma vie a changé énormément de choses en un temps record. Tout va terriblement vite, et son emménagement quatre mois après notre rencontre en est la preuve. Mais il est le fruit du besoin de nous avons l'un de l'autre, de nous voir, cette volonté de faire partie de la vie de l'être aimé. Cela ne fait que quelques jours qu'elle est installée plus concrètement, suite au dégât des eaux de son appartement, et il est parfois perturbant de penser pour deux. On s'y fait, m'assure Charlie. Je souris, cachant très mal mon excitation face à cette nouvelle aventure pour moi. « Sûrement… C'est encore tout neuf, mais je me sens déjà à l'aise avec elle à la maison. » Mon air béat trahit complètement mon bonheur, chose nouvelle pour moi. Je n'étais pas malheureux depuis mon arrivée à Brisbane, rien ne pouvait être pire que Londres de toute manière. Mais j'étais terriblement seul, et ce poids me pesait jour après jour. Aujourd'hui, j'ai un couple, un nouveau frère, une sœur, et toute une tripotée de cousins. Le changement est radical, c'est pour le mieux. Pour quelqu'un dans mon genre, qui ressent un tel besoin d'être entouré pour se sentir vivre, être sûr d'exister, la solitude est le pire des fardeaux. « Je crois que personne ne dirait ça, mais j'ai vraiment hâte d'avoir un quotidien, une routine avec elle. » j'ajoute en haussant les épaules. J'aime avoir des rituels, des habitudes auxquelles me rattacher jour après jour. Les cycles me rassurent. Beaucoup de personnes ne recherchent que le frisson dans le couple. Pour nous, ce n'est pas nécessaire. Nous passons par bien assez de crises comme ça, et cela ne nous fait que plus apprécier les périodes de calme de notre relation tumultueuse. Entre chaque orage, nous chérissons chaque minute à deux. J'imagine que Charlie peut plus ou moins comprendre cette envie de me poser avec quelqu'un. Après tout, il a été fiancé lui-même. Depuis ses retrouvailles avec son ex à Brisbane, il semble coincé des années en arrière. Je plisse les yeux, voyant bien que le sujet reste sensible. « Pas de nouvelles, d'avancement ? » je demande quand même. Je suis champion des pieds dans le plat, on ne me changera pas, et je pense que je ne devrais même pas lutter contre cette nature rabat-joie qui me caractérise si bien. Faire des bourdes, enfoncer les clous là où il ne faut pas, c'est Jamie, voilà tout. « Je suis vraiment à des années lumières d'être un expert en matière de relations hommes/femmes, mais vu ce j'expérimente en ce moment, je pense qu'il faut toujours s'accrocher. » je me permets de conseiller, alors que le sentiment amoureux n'est autorisé dans ma vie que depuis le début de l'année. J'ai passé une trentaine d'années à jouer les automates, je serais ben plus en mesure de le coacher pour devenir un robot à son tour. Néanmoins, je suis persuadé d'avoir trouvé la bonne, la femme de ma vie. Et si Charlie ressent encore cela pour Kate, à sa place, je ne laisserais pas tomber. « Si tu tiens à elle, bien sûr. » j'ajoute avant que la serveuse vienne prendre notre commande. Comme toujours, je décline poliment l'offre d'un verre d'alcool. Cela devient un automatisme, je n'y réfléchis même plus. Je ne comprends pas ce que tout le monde aime dans l'ivresse. Il y a d'autres moyens de se désinhiber sans perdre une partie du contrôle de soi-même. Oui, moi et mon obsession du contrôle… Ca ne me fera pas de mal, me répète Charlie. « Je sais, tout le monde dit ça... » je réponds en soupirant. Je suis certain que toutes les personnes mortes au volant ou souffrant d'une cirrhose se sont dit la même chose à chaque verre ; « ça ne me fera pas de mal ». Riant à la remarque de mon frère sur notre course de tout à l'heure, je lance un ; « Tu peux toujours rêver ! » Je n'ai pas encore trouvé quelqu'un capable de me battre à plate couture dans ce domaine et je ne laisserais pas cela arriver. La barmaid revient vers nous avec nos commandes. Je la surprends en train d'insister auprès de moi afin de choisir quelque chose d'autre. Mécaniquement, je secoue négativement la tête. « Non, merci, vraiment, je... » Et mon regard tombe dans le sien. Ces yeux doux qu'elle m'adresse sans aucune honte. Ayant toujours été incapable de comprendre quand une femme me fait du charme -à moins qu'elle ne se présente avec un post-it l'indiquant sur son front- je mets cela sur une technique de vente bien rodée consistant à faire du gringue aux clients pour saler la note. Ma mâchoire légèrement décrochée, je parviens enfin à cligner des yeux pour remettre les pieds sur terre. Je souris en coin, amusé. « Okay, d'accord, je capitule ! Une bière. » dis-je les mains en l'air, laissant tomber les armes. Elle reprends le verre qu'elle me tendait et s'en va me servir une pinte. Je passe une main sur mon visage, me demandant encore la signification de ce regard. « Qu'est-ce que vous avez tous à vouloir me faire boire ? D'abord Ezra, maintenant toi... » Je pense mettre ça sur l'esprit de contradiction de l'espèce humaine. Il n'y a rien de plus tentant que de faire quelqu'un qui s'est mit en tête de rester sobre. La serveuse -et son fichu regard- reviennent déposer la pinte sur le comptoir avant de filer. « Un mot à Joanne et je te fais manger tes dents. » je lance à Charlie que je devine fort amusé par la situation. Je prends ma bière et la fait rencontrer -doucement, histoire de ne pas faire de désastre- le verre du jeune homme. « A une soirée entre frères bien méritée. » Avec un travail aussi prenant que le mien, et aussi intense que celui de Charlie, il n'est pas facile de trouver du temps pour partager une soirée de ce genre. Et j'avoue que cela me fait du bien de profiter de sa présence. « Bon, alors, pourquoi t'es aussi tendu ? Des soucis à partager avec ton aîné ? » je demande après ma première gorgée ambrée. Malgré le fait que je sois le plus âgé de nous deux, je m'identifie difficilement à l'aîné de la fratrie. Avec Oliver, je me suis habitué à mon rôle de petit frère, et passer au niveau supérieur est assez compliqué. Je n'ai pas l'impression d'avoir quoi que ce soit à apprendre à Charlie, au contraire. Il a plus à m'apporter que l'inverse. Je peux le guider dans Brisbane, mais au-delà de ça, mes compétences sont limitées.
Il me donna le bénéfice du doute et m’accorda que même si l’emménagement de Joanne était encore tout nouveau, il se sentait déjà à l’aise avec elle à la maison. Je souris et hochai la tête. Je n’en doutais pas une seconde, surtout venant de lui. Après tout, il était visiblement très amoureux d’elle, alors comment pourrait-il ne pas être bien avec elle près de lui? J'étais fier d'être son frère, parce que je trouvais qu'il était vraiment un type bien, autant avec son frère qu'avec sa copine. Et ça, c'était important, pour moi. Il rajouta que même s’il croyait que ce n’était pas le cas pour les autres, que lui, il avait hâte d’avoir un quotidien, des habitudes avec sa copine. Je me mordis la lèvre et esquissai un sourire qui se valait le plus sincère possible. Parfois, je réalisais qu'il me ressemblait beaucoup, même si je pensais quand même qu'il valait mieux que moi. Je le comprenais parfaitement, et je l’enviais un peu aussi, parce que notre routine à moi et Katie me manquait encore, parfois. Tout était si compliqué récemment que je ne savais plus quoi penser, ni d'elle et moi, ni de moi-même. Je me décevais de ne pas avoir le courage de lui reparler après ce baiser. Je remarquai que mon frère plissait les yeux, et je lui souris de nouveau pour le rassurer. Il me demanda s’il y avait des avancements, si j’avais eu des nouvelles. De Kate, évidemment. Je pris une grande inspiration et haussai les épaules. Autant je trouvais cela encore étrange de m’ouvrir à propos d’elle, autant je me sentais rassuré de l’avoir, mon frère à qui je pouvais parler de n’importe quoi. Il m’assura qu’il n’était pas un expert en matière de relations amoureuses, mais il me conseilla tout-de-même de m’accrocher. Il précisa que c’était important, surtout si je tenais à elle. Je tenais bel et bien à elle, c'était vrai, mais est-ce que c'était aussi simple que cela? J’entrouvris la bouche, prêt à avouer que j’avais échangé un baiser avec Kate, mais levai la tête en direction de la barmaid lorsqu’elle s’approcha. Je me défilai et demandai à Jamie s’il voulait une bière, mais il refusa en m’assurant toutefois que ça ne l’embêtait pas si moi, j’en prenais une. J’haussai les sourcils et lui dit que c’était comme il voulait, et lâchai quand même que ça ne pouvait pas lui faire de mal, une bière. «Je sais, tout le monde dit ça...» Je n’insistai pas davantage et lui avouai que j’allais en boire une, question de me détendre un peu. Je pouvais le comprendre de ne pas aimer boire, parce que moi-même je ne buvais pas souvent, mais ce n’était pas mal non plus de temps à autre, je crois. L’employée hocha la tête lorsque je commandai une bière et une boisson sans alcool, puis elle s’éloigna. Je fis rire mon frère en plaisantant à propos de nos courses, et la barmaid réapparut en nous tendant nos verres. Je lui souris avec un «Merci.» poli, mais elle n’y prêta qu’à moitié attention. Elle insista plutôt auprès de Jamie à savoir s’il était certain de ne pas avoir envie de boire autre chose. Immédiatement, il refusa, mais un déclic intérieur se fit, et il capitula, acceptant finalement une bière. Il me demanda ce que nous avions tous à vouloir le faire boire, et je lâchai un rire en lui donnant une tape dans le dos. «Faut te décoincer un peu, Jamie.» me moquai-je gentiment de lui, en sachant bien que j'étais sans doute pire que lui parfois. La serveuse réapparu pour la troisième fois et déposa la pinte de Jamie devant lui avant de filer, visiblement contente d'elle. Je me demandai si elle pensait vraiment avoir un tiquet avec lui, parce qu'elle n'avait évidemment aucune chance. «Un mot à Joanne et je te fais manger tes dents.» Je riai encore, parce que je savais qu’il n’était pas si fâché, au fond. «T'inquiètes.» Je l’imitai en cognant doucement ma bière à la sienne. «À une bonne soirée entre frères.» dis-je après lui. Je bu une gorgée de la boisson et m’appuyai ensuite sur le comptoir. C'était vraiment une belle soirée, c'était vrai. Pas parce que nous étions là, mais plutôt parce que je me sentais complètement à l'aise avec lui, et ça me faisait du bien. Il revint à la charge en me demandant pourquoi j’étais aussi tendu, et ce que je pouvais avoir à cacher. Ça ne m'embêtait pas qu'il demande, même si j'avais de la difficulté à répondre. Au contraire, j'étais heureux qu'il s'interesse autant à moi que moi à lui. La famille, c'était fait pour ça, pas vrai? Cette fois, je m’efforçai de ne pas réfléchir, et lui racontai ce qui s’était passé. «Hier soir, euhm…» Je soupirai et levai les yeux vers lui. «Elle m’a embrassé… On s’est embrassés, Katie et moi.» Je passai une main dans mes cheveux et l’obligeai à me laisser finir avant qu’il ne se lance dans un discours comme quoi c'était une bonne chose. «Et je ne lui ai pas reparlé depuis.» rajoutai-je finalement, gêné, en me mordant la lèvre. Je guettais sa réaction, parce que je voulais savoir ce qu'il en pensait sincèrement, mais j'espérais qu'il comprenne un peu, qu'il ne me prenne pas pour un salaud. J'avais plus besoin de son avis que je ne l'aurais cru, au final. «Je ne sais pas trop quoi faire. Est-ce qu'elle va croire que ça veut dire que je lui ai tout pardonné?» Je me mordis de nouveau la lèvre et soupirai. «Parce que je ne sais pas, en fait, si je lui ai pardonné...» Je soupirai, levai la tête en direction de Jamie, et pinçai les lèvres. Je n'avais pas vraiment envie d'en discuter, finalement, je crois. Allait-il arriver à me dire ce qu'il fallait pour me remonter un peu le moral, ou encore pour me changer les idées? Le mieux serait sans doute que nous ne nous éternisions pas sur le sujet, mais j'attendais quand même de savoir ce qu'il allait dire, parce que son avis restait importante pour moi.
J'ai assez confiance en Charlie pour compter sur le fait qu'il n'ira pas dire à Joanne que j'ai encore fait un écart. En soi, je me doute bien que la jeune femme n'en aurait rien à faire : ma consommation ne regarde que moi, et si j’enfreins mes propres règles, c'est mon problème. Personne d'autre ne me les impose, hormis moi-même. Mais ne sait-on jamais, je n'aimerais pas la voir déçue. Charlie n'hésite pas à me dire que je dois me décoincer. D'un faux regard noir, je le fusille des yeux et frappe mon épaule contre la sienne pour l'embêter. Je sais que je suis loin d'être un gros fêtard, mais je ne pense pas non plus être particulièrement coincé. Pas en comparaison du reste de l’aristocratie. Dans la tranche d'âge supérieure. ...ok, je suis coincé. Quand je ne me décide pas à sortir de ma bulle, à me désinhiber un peu, je ne me pense pas de très bonne compagnie. Mais ayant un talent certain pour me trouver une montagne de défauts, je suppose que ce n'est qu'une impression. Autrement, je ne passerais pas tous les galas où je me rends constamment entouré. Qu'importe, ici, avec mon frère, je n'ai pas besoin de me prendre la tête avec ce genre de détails. Une soirée simple, avec lui, dans un bar dont je suis un habitué, à parler de choses et d'autres, cela me change autant que cela me fait du bien. Même cette bière est un plus. Je trempe mes lèvres dedans et apprécie la mousse, rafraîchissante. En bon petits anglais, la chaleur australienne peut parfois être difficile à tenir. Trois années n'ont pas suffi à m'y habituer. Je demande ce qui pousse Charlie à dire qu'il ressent le besoin d'avoir cette soirée ensemble, accompagné d'une pinte. Il m'explique alors avoir revu son ex-fiancée, l'avoir embrassé. J'avale ma surprise et toute tentation de lui couper la parole dans une nouvelle gorgée de bière. Il poursuit, visiblement mal à l'aise par rapport à ce sujet, et surtout, complètement perdu. Je lui souris -non pas parce que son récit à quoi que ce soit de drôle, mais parce que je tente de dédramatiser mon sentiment d'impuissance. « Tu sors bien loin de mon champ d'expertise, tu sais. » dis-je, l'air désolé. Je suis la dernière personne au monde à pouvoir conseiller qui que ce soit en matière de relations amoureuses. « En matière de femmes, mon expérience se résume à Joanne… et dix années d'une relation complètement tordue avec ma psy. » Qu'il est beau, mon palmarès. Je ne crois pas avoir déjà parlé de Kelya à Charlie, d'ailleurs. Mieux vaut qu'il n'en sache rien. Cela ferait une bien belle tâche sur mon image de grand frère. Coucher pendant autant d'années avec sa thérapeute, ce n'est pas vraiment le genre de choses très saines que je souhaite partager. Et encore moins subir l'interrogatoire qui va avec. Quelques secondes, je cherche quoi dire, me mettant très difficilement dans la situation de Charlie. « Ca me semble normal d'attendre un peu avant de la recontacter. Vingt-quatre, quarante-huit heures, même une semaine. Le temps qu'il te faudra pour y voir plus clair, réfléchir à ce que ce baiser signifie pour toi. Si tu lui as pardonné, si tu veux lui pardonner, si tu veux encore d'elle… Ou si ce n'était une réminiscence. » Après tout, des sentiments forts ne s'évaporent pas comme ça. Peut-être qu'ils ne partent jamais vraiment. Une belle histoire, de beaux souvenirs, suffisent à entretenir quelques bribes d'affection pour une personne, malgré la rancoeur. Parce que les bons côtés restent toujours, malgré les mauvais. « Vous avez une sacré histoire tous les deux, ça ne se règle pas en un claquement de doigts, je suppose. » j'ajoute en haussant les épaules, buvant une nouvelle gorgée de bière. Il suffit de voir Kelya. Pas moyen de lui demander de tirer un trait sur dix années passées à partager le même lit. Et nous n'avions rien d'un couple. Alors je veux bien imaginer la délicatesse de la situation de Charlie. Néanmoins, pas besoin de se précipiter.
Il me sourit, et je ne pus m’empêcher d’échapper un sourire à mon tour. Sans vraiment avoir à dire quoi que ce soit, je me sentais rassuré par lui, parce que je savais qu’il allait faire de son mieux pour m’appuyer. Je le sentais, au fond de moi, que c’était ça que d’avoir un grand frère. Évidemment, j’adorais ma sœur, et même malgré tous les évènements récents, mais ce n’était pas non plus pareil qu’avec Jamie. Il m’avoua directement qu’en lui parlant de mes histoires d’amour, je sortais de son champ d’expertise. Je me dis alors que je sortais même des miennes, alors je pouvais comprendre qu’il ne sache pas trop quoi en dire. Je souris de nouveau et hochai la tête avant de boire une gorgée de bière. Peut-être que je devrais me contenter d’y aller au feeling, comme je le sens, et d’arrêter de trop réfléchir. Peut-être devrais-je arrêter de trop craindre les erreurs dans l’espoir de ne pas passer à côté de rien que je regretterais. Sortant de mes pensées, je lui jetai un coup d’œil interrogateur lorsqu’il mentionna une relation tordue de dix ans avec sa psy, mais ne relevai pas sur le sujet, sentant qu’il n’avait pas vraiment l’intention d’en dire plus. Peut-être allais-je tenter de lui en reparler plus tard, si cela revenait au tapis, s’il me laissait entrevoir une ouverture à ce sujet de sa part. Quand même, je devais avouer que je n’avais jamais vraiment réfléchi à sa vie amoureuse avant son histoire avec Joanne. Secrètement, je me demandais ce qu’il avait pu vivre avec sa psy et pourquoi le cacherait-il, mais je n’osai pas poser la question. Quelques secondes plus tard, mon frère reprit en m’avouant qu’il croyait que c’était sans doute normal d’attendre avant de rappeler Kate, que je pouvais attendre d’y voir plus clair. Je me mordis la lèvre, réfléchissant à ce que Jamie me disait. Il n’avait pas tort, je m’en doutais, mais j’hésitai quand même à savoir quand était le bon moment pour le faire, à savoir si je devais le faire, aussi. Est-ce que j’étais prêt à lui pardonner? Est-ce que le pardon était plus facile que de ne pas être avec elle? Sans doute, oui. «Vous avez une sacré histoire tous les deux, ça ne se règle pas en un claquement de doigts, je suppose.» rajouta-t-il en haussant les épaules et en buvant une nouvelle gorgée de boisson. «Je suppose, ouais.» murmurai-je aussi. Je fis comme lui, bu une gorgée de bière puis levai les yeux en direction de l’horloge qui se trouvait au-dessus de l’insigne illuminée derrière le bar. Je me demandai ce que Kate pouvait être en train de faire, en ce moment. Je me demandai si elle pensait à moi, en ce moment. Je tournai la tête vers mon frère et sourit. Je me demandai s’il se sentait parfois aussi perdu que moi. Je me demandai s’il ressentait pour Joanne la même chose que j’avais autrefois ressenti avec autant de force pour Kate. Je me demandais si mon frère allait toujours faire partie de ma vie, parce que maintenant que je le connaissais, je n’avais plus envie qu’il la quitte.