in learning you will teach, in teaching you will learn
Dans la famille Prescott, l'émotivité se transmettait avant tout de mère en fille. Certes, Joanne avait un peu tardé à annoncer sa grossesse à ses parents, mais cela n'empêchait pas les larmes de sa mère se verser le long de ses joues, émue au possible. Le début de l'année avait été particulièrement dense, elle n'avait que peu de temps pour elle alors qu'elle devrait songer à se reposer un peu. Mais tout était au pas de course depuis les dernières semaines et c'était pour cela qu'elle avait proposé à ses parents de manger avec elle entre midi et deux. Il n'y avait pas grand chose à dire, le physique de Joanne avait parlé de lui-même et cela fut suffisant pour Jane, sa mère, de la prendre dans ses bras. L'étreinte du père était plus timide et incertaine. Les rapports qu'elle entretenait avec elle était toujours un peu particulier, mais il y avait quand même une amélioration, au fil du temps. Peut-être que cette grossesse allait le secouer davantage, sûrement par peur de manquer autant d'occasions de voir ses petits-enfants, comme cela avait pu se passer avec Daniel. Le déjeuner ne pouvait malheureusement par s'éterniser, car Joanne devait se rendre à l'université pour une énième rencontre avec Marius afin de finaliser le programme et les cours pour le semestre. Sa première intervention allait être pour tout bientôt et la petite blonde sentait la nervosité grimper en flèche dès qu'elle y songeait. Elle lisait et relisait encore et encore les textes qu'elle avait préparé, les diaporamas qu'elle avait fait pour illustrer ses paroles et permettre aux étudiants de prendre des notes sur l'essentiel. Le tout était très bien construit, il n'y avait pas de doute là-dessus. Il s'agissait uniquement des incertitudes et du stress de Joanne, qui remettaient en cause chaque phrase qui constituait son travail. Un passage obligé pour tout enseignant, tentait-elle de se dire afin de se rassurer. Elle connaissait l'université comme sa poche. Elle y ressentait toujours une certaine nostalgie lorsqu'elle s'y rendait, tout en se sentant comme une chez elle. Ce fut le premier endroit à Brisbane qu'elle avait visité lorsqu'elle était venue tout droit de Perth. Et voilà qu'elle échangeait sa place sur le banc des amphithéâtres et salle d'études pour celle du bureau de chacune de ces pièces. Quelque chose qu'elle ne pensait pas que cela pourrait lui arriver un jour. C'était impressionnant, et inattendu. La jeune femme traversait le campus d'un pas déterminé. Elle devait retrouver Marius dans son bureau afin de finaliser le semestre et de commencer à déjà songer au prochain. Durant une précédente rencontre, Joanne lui avait annoncé sa grossesse. Elle se doutait bien qu'il aurait une réaction à demi-teinte. Qui disait grossesse disait congés de maternité, et donc, une période où la petite blonde ne sera pas en mesure de faire ses cours. C'est pourquoi elle avait eu un peu peur de sa réaction. Elle n'aurait pas voulu voir de la déception dans son regard, ou toute émotion similaire. Mais il savait combien c'était important pour elle. Et il savait combien elle tenait au poste que Marius lui avait quasiment servi sur un plateau d'argent. "Je peux entrer ?" dit-elle timidement après avoir toqué à la porte et l'avoir entrouverte timidement pour y passer sa tête blonde. Elle échangea avec lui un large sourire avant de se permettre de franchir le seuil. "Jamie va finir par être jaloux que je te vois aussi souvent." plaisanta-t-elle en s'installant sur une chaise. Elle sortit l'ordinateur portable dans lequel elle avait du investir pour préparer ses cours et le déposa sur une petite place disponible sur le bureau de son mentor. Bien qu'ils étaient tous les deux possessifs l'un de l'autre, leur mariage avait renforcé la confiance qu'ils avaient pour l'un l'autre. Ils n'étaient peut-être pas aussi sereins pour l'entourage, mais entre eux, l'alliance qui ornait leur doigt résumait leur fidélité. Ils avaient une vision tellement sacrée du mariage qu'ils ne feraient rien pour la briser. Pour le meilleur et pour le pire. "Bientôt le grand jour pour moi." dit-elle avec un rire nerveux, pendant qu'elle sélectionnait les documents à ouvrir afin que Marius y jette un oeil. "C'est étrange de se dire, qu'il n'y pas si longtemps que ça, j'étais à la place de ceux qui seront sur les bancs de l'amphithéâtre. Je tenterai de ne pas me liquéfier sur place." Joanne était du genre à s'angoisser pour trois fois rien et d'imaginer le pire avant le jour J. Mais elle se débrouillait toujours très bien. Comme pour chaque présentation et exposé qu'elle avait du faire durant ses années universitaires, c'était la panique totale juste au moment fatidique. C'était une étape à franchir comme une autre. Une fois le premier cours passé, elle se sentirait bien plus à l'aise par la suite. "Tu veux bien jeter quand même encore une fois un oeil à ce que j'ai fait ? Peut-être que j'ai oublié quelque chose, ou qu'une phrase est mal formulée, je n'en sais rien." lui demanda-t-elle, le suppliant presque du regard, en tournant l'écran de l'ordinateur en sa direction.
Dans un monde contemporain où on accordait une place de plus en plus importante au bien-être au travail, je n'avais pas à me plaindre. J'exerçai, avec la passion sans faille d'un jeune diplômé, le métier pour lequel j'avais étudié : l'enseignement et la recherche. Et dans mon domaine de prédilection, l'histoire de l'art, les sources ne faiblissaient pas. Des mauvaises langues siffleraient volontiers que les adeptes des vestiges de notre passé n'étaient que des femmes et des hommes nés à la mauvaise époque mais si cela résumait l'intérêt mordant que suscitait en moi n'importe quelle oeuvre d'art, alors je m'en incommoderais bien. Je me levai chaque matin avec la même ferveur : celle de me plonger dans les ouvrages d'exception des archives de l'université et de voyager hors du temps, dégustant un verre de vin rouge lors du déjeuner des canotiers de Renoir ou de la tendance notable au narcissisme et à la mégalomanie du génie Salvador Dali. D'aucuns se plaisaient même à me qualifier de workaholic. D'une certaine manière, j'aurais pu leur donner tort. Car plus encore qu'un travail, je trouvais dans ma fonction l'assouvissement d'une passion qui prenait tant de place dans ma vie personnelle qu'elle en effrayait certains. D'autres en revanche, la partageait : Joanne, en chef de file, n'avait pas longtemps hésité à me rejoindre sur un projet d'envergure. Comme une évidence, j'avais fait appel à ses compétences pointues en histoire de l'art, et sur le terrain, pour intégrer l'équipe d'intervenants d'une formation de haut niveau. Nous nous étions rencontrés déjà maintes fois pour avancer sur le projet, qui arrivait à maturation. Plus nous échangions, plus j'appréciais l'idée de travailler main dans la main avec une femme aussi passionnée que je l'étais. Nous ressentions les mêmes émotions, les mêmes vibrations face à un tableau de maître ou une sculpture ancienne. C'était rare et par définition, précieux. Ce binôme professionnel que nous construisions au fil des jours et auquel je croyais fermement, fut cependant assombri par un nuage, duveteux mais ombreux, sorti de nulle part : Joanne attendait son second enfant. Si je me réjouis de cette heureuse nouvelle pour mon amie, je ne pus toutefois cacher mon inquiétude pour notre collaboration. Qu'adviendrait-il de cette joyeuse effervescence autour de ce projet commun, quand Joanne quitterait peu à peu le mouvement pour se consacrer - légitimement - à sa grossesse ? Cette question me taraudait, et la distance naturellement instaurée depuis notre dernière rencontre la semaine passée en était la preuve puisque, de manière inédite depuis le début du projet, nous n'avions échangé qu'un seul mail. C'était peut-être l'occasion pour moi de freiner les idées grandissantes de notre collaboration pour laquelle j'aurais enchainé les nuits blanches, moi le célibataire sans attaches, et l'occasion pour elle de se détacher un peu de nos multiples échanges écrits et téléphoniques qui pourraient peser sur son couple, et se focaliser sur sa vie privée. Un bruit me tira soudainement de mes pensées ; on toquait à la porte de mon bureau. « Oui ? » Une voix douce se fit entendre, avant que je devine les cheveux blonds de l'objet de mes dernières pensées. Je me levai instantanément pour lui sourire et, dans une accolade délicate, lui accorder : « Je dois dire que cette perspective me ravit. » Je lui lançai un clin d'oeil amusé, Joanne connaissant parfaitement les divergences existantes entre son époux et moi - quand bien même nous nous croisions régulièrement à l'université. Mon amie prit place à mes côtés et commença, nerveusement, à ouvrir le dossier qui nous concernait sur son ordinateur, quand elle prononça une phrase qui me fit rater un battement. « Quoi, déjà ?! » sortis-je maladroitement, les yeux ahuris, constatant a posteriori qu'elle ne parlait que de sa première intervention à l'université. « Excuse-moi, j'ai cru que... enfin, ça me semblait assez précoce quand même. » Un rire nerveux s'échappa de ma gorge ; cela faisait des jours que je cherchais le moyen d'éviter de mettre Joanne dans l'embarras à cause de sa grossesse, et voilà que j'avais tout foiré. Un sourire un peu crispé au visage, je me focalisai exagérément sur l'écran qu'elle tourna dans ma direction pour trouver, au plus vite, un moyen de rebondir. Je n'eus guère besoin d'attendre longtemps : sa rédaction était claire, concise, éclairée. Nous avions revus, relus des dizaines de fois ses écrits et ses dernières modifications y mettaient un point d'orgue. Reprenant toute contenance, je relevai le regard vers elle. « Ça m'a l'air très bien, Joanne. » Les traits légèrement tendus de Joanne traduisait son inquiétude. Je reconnus là son envie de bien faire, que tout soit parfait. « Et si on tentait la pratique ? » lançai-je subitement en indiquant le tableau noir au fond de mon bureau, où des idées étaient négligemment déposées à la craie. « Ne m'oblige pas à ouvrir l'amphi pour toi. » ajoutai-je pour rendre l'exercice, dans l'enceinte de mon bureau, moins difficile. C'était une première étape, parce qu'en théorie, Joanne était tout à fait prête. Tout ce qui lui restait à faire, c'était de se jeter dans le grand bain.
in learning you will teach, in teaching you will learn
Ni Marius, ni Jamie ne cachaient l'aversion qu'ils avaient pour l'un l'autre. Pourtant, ils avaient tous les deux un point commun qui était Joanne. Ils étaient donc relativement contraints de supporter la présence de l'autre dans la vie de la jeune femme. Jamie n'avait jamais vraiment aimé les figurines masculines qui étaient proches de Joanne. Collègues ou amis, ils étaient fichés à la même enseigne. Il ne le cachait pas, loin de là, et bien qu'il tentait de se contenir le plus souvent possible, sa possessivité débordait parfois. Ca avait un peu changé depuis qu'ils étaient mariés. Les alliances enfilés au doigts avaient instauré une confiance certaine et à leurs yeux, les potentielles menaces ne pouvaient plus que venir de l'extérieur. Joanne était aussi jalouse, qu'on se le dise. Elle ne vivait pas toujours très bien les femmes plus belles les unes que les autres l'approcher, annihilant toute confiance en elle l'espace d'un instant. "Vous vous dépréciez tant que ça ?" lui demanda-t-elle avec un rire à la fois léger et nerveux. "Pourtant, vous avez quelques points communs." souligna-t-elle avec un haussement de sourcils. Mais malgré ça, ça ne passait pas. Ils n'avaient pourtant pas de passif particulier, l'un n'avait jamais mis des bâtons dans les roues de l'autre. En tout pas, pas à la connaissance de la jeune femme. Aussi naïve pouvait-elle être, la petite blonde supposait qu'on lui cachait parfois des choses. Juste parfois. Marius fut plus que surpris de voir que la première intervention de Joanne arrivait à grand pas. Sa réaction amusa un peu la jeune femme, la faisant décompresser l'espace d'un instant. "C'est pourtant toi qui a fixé date et heure." lui rétorqua-t-elle dans le seul but de le taquiner. Ce ne fut qu'après coup qu'elle réalisa qu'il faisait également une brève allusion à sa grossesse. Bien sûr, quand elle portait Daniel, son médecin était si peu de serein de son déroulé qu'il avait préféré la mettre en arrêt dès que possible. Cette fois-ci, ce n'était pas le cas, et la jeune femme se portait merveilleusement bien. Elle avait seulement un peu ralenti la cadence et abusait moins sur les heures supplémentaires afin d'avoir le temps de trouver un peu de repos. "Je sais que cette perspective ne t'enthousiasme pas vraiment, mais je ne suis pas infirme pour autant." dit-elle avec un sourire crispé, qui se voulait rassurant. Mais Joanne détourna d'elle-même le sujet de conversation en revenant sur la raison de sa venue. Son mentor n'avait apparemment pas grand chose à redire sur les dernières rectifications qu'elle avait du faire. S'il y avait bien une chose à laquelle elle ne s'attendait pas, c'était qu'il viennent à lui demander de justement faire sa présentation devant lui. Bouche bée, elle l'observa longuement en se demandant s'il était sérieux ou non. Elle bégaya longuement avant de finir par acquiescer d'un signe de tête et de se lever. "Je dois que ça a quelque chose de perturbant, d'échanger les rôles." dit-elle tout en récupérant les notes qu'elle avait préparé. "Tu seras là, à mon premier cours ?" lui demanda-t-elle tout en cherchant le PowerPoint qu'elle avait préparée sur son ordinateur. "Juste pour savoir à quel point je dois doser ma pression." Déjà qu'elle n'était pas totalement sereine à l'idée d'être devant un amphithéâtre un peu rempli, il ne manquerait plus que Marius tienne à être là pour ses premiers pas d'enseignante. Joanne n'avait pas l'habitude d'avoir tous les regards posés sur elle (du moins, elle n'en remarquait pas une bonne partie), et elle craignait de se ridiculiser d'une manière ou d'une autre. Elle avait donc commencé son cours avec quelques bégaiements et beaucoup d'hésitation. Elle ne prit qu'un peu plus confiance en elle au bout d'une dizaine de minutes, une fois qu'elle était totalement plongée dans son cours et dans des sujets qui l'avaient toujours passionnés. Quitte à ne pas toujours être attentive aux réactions de Marius. Elle se souvenait qu'elle avait déjà traversé ce genre d'épreuve, en faisant un discours devant toute une assemblée d'aristocrates lors d'un gala, ou devant les employés de la fondation qu'elle avait dirigée pendant quelques mois. Elle y resongeait et se disait que les étudiants n'allaient pas être aussi exigeants et jugeants qu'une brochette de riches personnes ayant un peu trop d'égo. Ils étaient là pour apprendre, et pour espérer décrocher un emploi qu'ils adoreraient avoir au terme de leur cursus et le but des cours de Joanne pour ce semestre était de faciliter cette transition là. Alors, elle réalisait qu'il n'y avait que peu de raisons pour que ça finisse par mal tourner. "J'ai été trop rapide." dit-elle à la fin de sa présentation, en regardant sa montre. "J'ai du parler trop vite. J'étais un peu nerveuse." De ralentir le débit de paroles, c'était plus facile à dire qu'à faire. "Et la promotion actuelle, elle est plutôt du genre à poser des questions, à juste prendre des notes ? Ils sont comment ?" lui demanda-t-elle. Selon la réponse, elle adapterait son cours, pour libérer du temps si nécessaire, ou, au contraire, le combler. "Je ne voudrais juste pas qu'il y ait de blanc, c'est ce qu'il y a de plus embarrassant." Et même si Joanne n'avait pas souvenir d'avoir eu de tels moments quand elle était étudiante, elle avait un peu peur que ça finisse par tomber sur elle, cette fois-ci, en tant qu'enseignante.
Le meilleur moyen de faire sensiblement progresser sa carrière, c'était de se jeter à l'eau. Un exercice difficile, certes, mais qui n'arrivait pas à la cheville du top 3 des épreuves à surmonter à chaque nouvelle étape professionnelle : l'intense charge de travail à abattre pour acquérir une certaine légitimité, les naturelles mais ô combien perturbantes remises en question personnelles et, en tête de liste, l'avis des autres. Mon préféré - manions l'ironie avec soin, celui capable d'anéantir le plus beau des projets en un claquement de doigts. "A ta place, je ne prendrai pas le risque. J'espère que tu as bien réfléchi, je connais quelqu'un qui a ... Tu es sûr d'être vraiment prêt ? Et pourquoi maintenant ? Je ne miserai pas là-dessus à ta place. Tu n'as jamais fait ça, tu crois que tu vas t'en sortir ?" et j'en passe, et des meilleures. Un de mes mentors, un brillant écrivain français, m'avait un jour affirmé que c’est leur pertinence qu’on reproche aux impertinents. De cette citation, j'en retins une leçon toute particulière : quelle que soit mon évolution professionnelle, celle-ci ferait toujours l'objet de médisances, de critiques et de conseils plus ou moins avisés - parce que oui, tout le monde croit bon de venir ajouter son grain de sel dans la marmite. Ce fut notamment le cas lors de ma prise de poste à l'université de Brisbane, moi l'expatrié capricieux en mal du pays ; et le seul moyen de contrer le tsunami d'interventions contradictoires qu'avait généré cette évolution pleinement assumée, fut de faire fi des convenances en m'armant de cette fameuse impertinence... et d'une bonne dose d'indifférence. Sur le plan professionnel, les seuls avis qui comptait à mes yeux était ceux d'une poignée de femmes et d'hommes brillants à qui je vouais une admiration sans limite pour l'excellence de leurs travaux. Et ils ne comptaient sur les doigts d'une main. Autant dire que pour le reste, mon assurance naturelle m'écartait de toute considération insensée. Joanne, quant à elle, n'avait pas cette faculté. La blonde, pourtant experte en son domaine, manquait parfois cruellement d'assurance là où des novices auraient le culot de s'avancer sur le devant de la scène. Mais je la connaissais suffisamment pour lui accorder toute ma confiance dans ce projet : les débuts seraient difficiles, mais elle s'en sortirait avec brio. « Bienvenue du côté obscur de la force. » L'étoile noire était un parc pour enfants à côté de la froideur de la salle des profs lorsque son époux et moi nous croisions, mais j'écartai l'idée de le mentionner - quand bien même s'agissait-il d'une boutade, je craignais que Joanne le prenne pour une petite provocation à l'égard de Jamie. Et il n'était clairement pas le sujet de notre soirée, d'autant plus que les hostilités allaient commencer. « Je serai là, en effet. » Un mince sourire s'étira sur mon visage, traduction de l'amusement que la petite mine inquiète de mon amie me procurait. J'avais l'impression de me retrouver dans le rôle du professeur qui convie son étudiante au tableau pour lui faire subir un partiel surprise. « Je me ferai discret, tu ne me remarqueras même pas. » Cela n'eut visiblement pas l'effet escompté. « Prends-le comme le fervent soutien d'un ami. » Pas comme le mentor exigeant et perfectionniste qui préférait, en dépit de sa confiance aveugle envers sa nouvelle recrue, assurer les arrières, aurais-je dû honnêtement ajouter. Je m'installai finalement en face de Joanne, dont la pression se lisait sur son visage crispé, l'invitant à se lancer. Comme attendu, les premières minutes furent difficiles ; une intonation peu assurée, quelques bégaiements maladroits, des yeux papillonnants et, surtout, un débit de paroles très intense. « Quatorze minutes. » prononçai-je solennellement en tapotant sur le cadran de ma montre indiquant le temps restant, relevant ensuite la tête vers une Joanne parfaitement consciente de son point de faiblesse. « C'est normal, et tu as encore le temps de t'entraîner. » l'assurai-je en opinant gravement du chef. La très grande majorité de mes étudiants se trouvait dans ce cas-là, par nervosité ou par souci d'efficacité, et il allait sans dire que cela s'étendait bien au-delà des frontières universitaires. Mais à en juger par les multiples interrogations de la conservatrice, le stress grignotait petit à petit sa lucidité. « Joanne, cette promotion est comme n'importe quelle autre promotion. » Je lui adressai un sourire rassurant, pour l'aider à souffler un peu. « La plupart des étudiants prend sagement des notes, tandis qu'une poignée d'autres, les étudiants moteurs comme je les appelle, s'interrogent davantage et font avancer le débat. » J'aurais mis ma main à couper qu'il n'y aurait pas le moindre blanc lors de son intervention. « C'est une petite promotion, on est vraiment dans l'échange bienveillant. Crois-moi, il y a vraiment peu de risques que ça arrive... sauf si tu te persuades de l'inverse. » J'haussai les épaules, bientôt dépassé par un aspect psychologique sur lequel je n'avais pas la moindre emprise. J'avais beau rassurer Joanne de manière factuelle, il n'en demeurait pas moins qu'elle serait seule face à son amphi. Et si j'étais persuadé qu'elle réussirait l'exercice, ce n'était pas tout à fait son cas. « Bien. Je te propose quelque chose : un marathon PU. Professeur d'université, pour les intimes. C'était une sorte d'usage dans ma promotion, à l'époque, pour préparer nos thèses... ça ne me rajeunit pas. » J'agitai ma main dans le vide pour balayer cette idée. « L'idée est la suivante : pendant un temps donné, on se consacre pleinement au rôle de terrain d'un PU. Sur le fond, bien entendu, et sur la forme avec l'élocution, la gestion du temps, la gestuelle, les outils de communication comme le powerpoint que tu as diffusé ou ce tableau que tu n'as pas beaucoup utilisé, ... tout ce qui constitue une bonne prise de parole en public. » Chose qui n'était vraiment pas aisée pour tout le monde. « Bon, pour toi ce serait une sorte de marathon nocturne allégé puisqu'il n'y a pas à retravailler le fond, mais je pense que quelques mises en pratique te mettraient davantage en confiance. » Je me levai pour arriver à son niveau, rattrapé par une réalité que je peinais à prendre en compte : sa grossesse. « Enfin, si c'est trop fatigant dans ton état, oublie tout ça. N'y vois rien de réducteur, j'aimerais juste éviter d'avoir à expliquer à Jamie la raison d'une naissance prématurée... et en ma présence, qui plus est. » Bien que j'aurais donné cher pour voir le guerrier se décomposer.
in learning you will teach, in teaching you will learn
L'ambition de Marius avait quelque chose d'impressionnant, voire même d'intimidant. Pourt, avec Jamie, la petite blonde était servie. Le milieu dans lequel il avait grandi l'avait toujours incité à viser haut. A l'échelle de Joanne, c'était des plans sur la comète et elle était toujours autant émerveillée par la capacité de son mari à le rendre vrai. Qu'il s'agisse de projets pour lui ou de simples idées chimériques prononcées à haute voix par sa chair et tendre, il faisait tout pour le rendre possible. Marius partageait cette même volonté quand il s'agissait de son travail. Et qu'il la compte parmi ses projets était tout aussi déroutants. Mais il avait pleinement confiance en elle, et il avait la ferme attention d'atteindre les premiers objectifs qu'il avait fixé pour elle. "C'est si obscur que ça ?" dit-elle avec un léger rire. Joanne était suffisamment naïve pour venir à se demander s'il y avait une part de vérité dans cette petite référence à Star Wars. A moins qu'il n'y ait un message caché derrière tout ceci et si c'était le cas, elle n'avait aucune idée de ce dont il s'agissait. Les probabilités qu'elle croise Jamie à la salle des professeurs étaient particulièrement faibles. Ils y enseignaient tous les deux ponctuellement, mais chacun avait tellement d'impératifs et des journées chargées et organisées différemment qu'il était impossible que leur chemin se croise. Et puis, Jamie rentrait de plus en plus tard le soir, les journées au travail se prolongeaient pour les deux membres du couple Keynes. Joanne se sentait plus que déstabilisée de savoir que son mentor serait présent pour son premier cours, et peut-être même, les suivants. Par curiosité, par envie de voir son ancienne étudiante évoluer, de voir ce dont elle était réellement capable et qui ne reflétait pas l'appréhension qui prédominait à ce moment là devant ses yeux. "Je ne te remarquerais pas, vraiment ?" dit-elle en arquant un sourcil. Marius doutait certainement de ses capacités d'observatrice et de curiosité. Elle allait certainement sonder l'ensemble de la salle avant de se concentrer sur chaque visage, et être un peu trop réceptive à l'aura qu'ils dégageaient. Des données qu'elle utiliserait pour réajuster ses discours, sa manière d'interagir. Alors oui, il était évident qu'elle avait voir que son nouveau supérieur allait être dans la salle. "J'essaierai de t'imaginer comme tel, alors." lui assura-t-elle. "Même si ce sera un exercice difficile." Marius savait pertinemment qu'il était un peu idéalisé par son ancienne étudiante. Pour elle, il était une corne de jouvence en matière de connaissances et de passion, pour un domaine qu'ils adoraient tous les deux. Se mettre au même niveau que lui était très difficile pour elle, se dire qu'ils faisaient désormais partie d'une même équipe encore plus. Il l'impressionnait et il faudrait certainement beaucoup de temps pour Joanne de se dire qu'elle valait tout autant que lui en matière de connaissance, de passion, et de pédagogie. Mais acceptée un statut si haut à ses yeux était de taille, étant une jeune femme se battant contre l'incroyable manque d'estime qu'elle pouvait avoir pour elle-même. La jeune femme s'était donc exercée devant lui au premier cours qu'elle donnait, avec un débit de paroles plutôt rapide, dont la cause était avant tout le stress. "Je m'entraînerais, c'est promis." lui assura-t-elle. La maison était un peu trop petite pour qu'elle puisse être seule dans une pièce à s'exercer sans être demandée par son fils, son mari, les chiens, ou les tâches ménagères quotidiennes. De plus en plus, elle songeait à vouloir un bureau, un petit endroit rien que pour elle, avec des murs entièrement recouvert de bibliothèques, pour ses lectures en guise de hobbies, mais aussi des livres d'histoires pour ses cours et son avidité d'apprendre de nouvelles choses. C'était quelque chose qu'elle n'avait jamais vraiment réussi à envisager auparavant, au grand désarroi de Jamie. Il serait certainement ravi d'apprendre que sa chère et tendre finisse enfin par s'attacher beaucoup à cette idée, d'avoir une pièce rien que pour elle. Marius tentait de la réconforter, en lui assurant que cette opportunité était comme n'importe quelle autre. "Mais ça reste quand même un sacré tournant pour ma carrière." se permit de répondre Joanne, avec une pointe de timidité, n'aimant guère contredire une personne qu'elle admirait. "Avant, j'étais une conservatrice qui adore son métier. Et là, en plus, je vais partager ce que je sais avec d'autres étudiants, qui seront peut-être un jours des collègues, des confrères. Ce n'est pas rien." Du moins, pour elle, cette promotion avait énormément de valeur aux yeux de la jeune femme. Un nouveau tournant dans sa carrière, gargantuesque pour elle. Le brun lui proposait ensuite un exercice de taille, mais qui ne cherchait qu'à améliorer l'assurance et l'élocution de la jeune femme afin de lui donner tous les outils possibles qu'elle puisse utiliser pour son premier cours. Qu'il s'agisse du tableau noir, ou de petits indices qu'elle peut développer dans ses discours, tout était bon à prendre pour la jeune femme. "Je suis partante." lui assura-t-elle. Ca n'allait pas être de tout repos, elle en avait bien conscience. Mais si ceci allait lui permettre d'être plus sereine par la suite, alors le jeu en avalit la chandelle. "J'ai un mari, un enfant de bientôt trois ans, quatre chiens et une maison que j'arrive à gérer dans mon état, comme tu le dis." répondit Joanne, un peu agacée que le professeur face un tel blocage sur sa grossesse. Mais elle restait souriante, et douce. Elle ne cherchait pas à générer de tensions avec lui, loin de là. Juste de lui rappeler qu'elle parvenait à gérer son quotidien avec brio, et qu'un peu de travail supplémentaire ne lui faisait toujours pas peur. Toujours ce besoin de se prouver. "A côté de ça, j'ai réussi à préparer ce cours, à anticiper pour les prochains, à faire des recherches, et mon boulot de conservatrice..." En énumérant tout cela, la petite blonde se rendait bien compte à quel point elle était sur tous les fronts, qu'elle valait peut-être plus qu'elle ne l'imaginait. "Tout ça, en étant enceinte de quatre mois." Elle n'était pas figée au fond d'un lit même si elle commençait parfois à ressentir des douleurs au niveau de son dos lorsqu'elle restait debout trop longtemps. Mais c'était un moindre mal. "Je vais bien, le bébé va bien, il n'y aucune raison pour qu'il se passe quoi que ce soit d'inquiétant." Depuis qu'elle l'avait sue, Joanne était confiante par rapport à cette grossesse. A moins que ce soit justement son psychique optimiste qui joue sur tout le reste. Toujours est-il que malgré les quelques désagréments habituels de n'importe quelle grossesse, elle ne se plaignait pas. "Ca ferait un petit peu plus de boulot, mais je suis certaine que ça va en valoir le coup pour la suite, alors... Je suis partante." C'était presque un air de défi que Joanne arborait sur son visage habituellement doux. "Et puis, même Daniel était un peu pressé et je lui ai donné naissance trois semaines avant le terme." dit-elle avec un haussement d'épaules, un sourire légèrement nostalgique sur ses lèvres. "Alors si son petit frère ou sa petite soeur veut prendre exemple, eh bien, soit." Joanne ne s'imaginait pas non plus perdre les eaux en plein cours non plus. Elle se sentait encore d'attaque pour assurer ses cours et peut-être tous les faire le plus rapidement possible afin de ne pas être contrainte d'en annuler une fois qu'elle prendra son congés de maternité qu'elle tentera de démarrer le plus tard possible. "Mais en attendant, faisons ce fameux marathon."
La confiance en soi dont manquait cruellement Joanne était, à mon sens, le seul facteur d'échec dans sa carrière. Depuis toutes ces années que nous nous connaissions, je n'avais jamais eu l'impression qu'elle se satisfaisait réellement de sa situation : bien sûr, elle vivait son métier, celui de ses rêves, avec la passion que je lui connaissais, mais je m'étais toujours interrogé sur sa capacité à faire abstraction du regard des autres. « Fais-toi confiance. » lui glissai-je comme l'ordre impératif de brûler ses pensées parasites pour ne tirer de son appréhension qu'une énergie renouvelable à l'infini. « C'est largement dans tes cordes. » dis-je sur un ton moyennement convaincant qui, je le remarquai rapidement, risquait d'avoir l'effet inverse. Je n'étais pas très doué pour ce genre de consolation. « Ce ne sera une belle opportunité de carrière que si tu décides de t'en emparer. On ne remarquera pas le talent d'une oratrice qui, épiant toutes les réactions de la salle, est en sous-régime. » Ces mots durs, crus, étaient monnaie courante dans le langage que j'employai au quotidien. Aussi loin que je m'en souvienne, l'exigence avait toujours fait partie de mon vocabulaire ; une exigence parfois sévère, souvent contraignante, envers les autres et envers moi-même. Cette fois, Joanne non plus n'avait pas été épargnée. Je pris sur moi pour récupérer une posture moins rigide, endossant maladroitement le costume d'un mentor plus paternaliste. « Tout ne sera pas parfait, c'est une certitude. Tu veux savoir comment s'est passé mon premier cours ? J'étais à la bourre, j'ai couru pour rejoindre mon amphi et, tout transpirant, avec un vidéoprojecteur qui sautait à chaque slide, j'ai enseigné pendant près de vingt cinq minutes l'histoire de l'art à des mathématiciens. Heureusement pour moi, c'étaient des étudiants de première année aussi timides que paumés. Il a fallu que leur professeur, le vrai, débarque dans l'amphi pour que je me rende compte que je m'étais planté d'étage. J'aurais pu me sentir parfaitement décrédibilisé auprès de mes collègues, qui se sont donnés un malin plaisir à se foutre de moi pendant des semaines, mais tu sais quoi ? J'en avais rien à faire. Je savais que j'étais à ma place. Toi aussi, tu as ta place. Et tu n'as pas à t'en excuser. Alors on va bosser ensemble sur des petits détails, mais je n'ai pas de temps à perdre pour te convaincre du fait que tu es remarquable. » Si le tact me faisait, comme à l'accoutumée, cruellement défaut, la forme n'avait cette fois aucune importance. Le message que je cherchais à lui faire passer était clair - en tous cas, pour moi : Joanne n'était pas que mon amie, elle était une de mes pairs que je considérais d'ailleurs bien plus que la plupart des vieilles branches de l'université. Aussi jeune était-elle, je puisais en elle une inspiration dont elle n'avait même pas idée. Je jugeai bon, dans ce moment charnière pour elle, de briser un peu la glace et de lui en faire part. « Je suis très admiratif de la force dont tu fais preuve au quotidien pour vivre de ta passion, te lancer de nouveaux projets, de nouveaux défis et gérer ta peti... grande famille. » me repris-je en pensant à l'énergumène qui lui donnait du fil à retordre, son petit de trois ans très certainement turbulent et sa meute de chiens. « C'est la dernière fois que je te le dis : tu es brillante Joanne, merde, crois-le un peu. » Je soupirai d'agacement en levant ma main vers le ciel avant de la laisser négligemment retomber sur ma cuisse. Il n'y avait là rien de négatif, c'était plus une sorte d'agacement affectueux, un petit désespoir de connaître le talent de cette femme et qu'elle soit la seule à l'ignorer. Rares étaient les personnes, dans l'élite universitaire, à douter de leurs capacités - moi, le premier - et je me désolais d'entendre que l'une des meilleures d'entre nous faisait bien moins de bruit que tous les autres réunis. Il était temps que ça change, et qu'elle gagne une nouvelle reconnaissance ; de ses pairs, de ses futurs collègues sur les bancs de la fac, et d'elle-même. « Bien. » Je me posai un peu, un léger rictus sur les joues, à mi-chemin entre la timidité de lui avoir fait entrevoir mes sentiments amicaux, plus que professionnels, à son égard et la satisfaction de l'entendre accepter mon offre. Je frottai mes mains l'une contre l'autre, excité par l'aventure nocturne et grisante qui nous attendait, avant de refermer le clapet de l'ordinateur portable de Joanne et lui souffler d'un air entendu : « Tu vas avoir besoin d'un peu de force. » J'évitai cette fois de porter mon attention sur son ventre arrondi, alors même que cette dernière proposition n'avait d'autre but que de m'assurer que son bébé - je n'avais pas la moindre idée de la taille d'un fœtus de quatre mois - resterait bien tranquille toute la nuit. Cela serait beaucoup plus confortable pour mon amie, et bien moins stressant pour moi. Je savais gérer les crises, encaisser de sévères critiques, distribuer des blâmes sans remords, j'avais surmonté des trahisons, un étrange deuil, une relation fratricide... mais les aléas de la grossesse d'une amie, ça, c'était l'inconnu. Autant dire que je priais intimement pour que le marathon se déroule, en dépit de la charge mentale et physique de Joanne ces temps-ci, sans encombre. Et cela commençait par le réassort de produits tout aussi chimiques qu'addictifs : les sodas, cafés imbuvables, soupes fluos en poudre, barres chocolatées, chips, bonbons et autres trésors glucosées des étudiants. En quelques pas, nous étions face à la source. L'homme et la machine. Je m'emparai théâtralement de ma carte professionnelle, à badger sur ce que j'aimais appeler les fontaines à sucre, et proposai très sérieusement à Joanne : « C'est ton jour de chance, tous ces trésors sont à toi. » Le choix n'était pas des plus sains, mais nous n'avions rien d'autre sous la main et il était hors de question de faire appel à un livreur à cette heure - le proviseur serait bien effaré de découvrir de telles libertés de la part d'un de ses collaborateurs sur les caméras de surveillance. « Je te conseille les madeleines, elles contiennent moitié moins de sucre que le reste. Soit 50% du produit. » La réalité était consternante, mais je n'avais pas un régime suffisamment sain - très peu, avouons-le, pour me lancer dans un grand débat. Je choisis alors de repartir avec un petit cocktail catastrophique à base de sucre, de sel, et d'un ristretto plutôt clair. « C'est la première épreuve du marathon. » en conclus-je, d'un air faussement sérieux. Nous reprîmes place dans mon bureau, armés de ces mets délicats, pour nous lancer dans le défi. « Prête ? » demandai-je solennellement, montre en main, avant de déclencher le chronomètre de la présentation de Joanne.
in learning you will teach, in teaching you will learn
Marius tenait un discours que bien d'autres tenaient dans l'entourage de la jeune maman. Depuis 2014, leur patience était mise à rude épreuve, face à une Joanne qui peinait à reconnaître de valoir bien plus que l'image qu'elle se faisait d'elle. Il y avait cependant une nette progression depuis un peu plus d'un an, mais l'effort devait continuer à être régulier et constant. Surtout que, malgré ses fragilités, Joanne restait quelqu'un de très têtue, voire bornée, quand elle le voulait bien. Elle se pliait facilement face à Jamie (du moins, comparé à d'autres, il avait beaucoup d'influence sur elle), mais elle restait fidèle à elle-même dans certains domaines et la confiance en soi en faisait partie. La fois où il l'avait véritablement touchée à ce sujet était quand il avait confessé son admiration à celle qui était désormais son épouse, quand celle-ci avait su gérer, pendant plus d'une année, un travail à temps plein, un enfant en bas âge, deux chiens et une maison. Le labeur de toute maman célibataire et Joanne était certainement la première à ne pas se rendre compte de ce qu'elle était véritablement capable. A cette époque, elle n'avait pas d'autres choix que de continuer chaque jour, avec ce rythme plus que soutenu. Elle n'avait pas le temps de s'asseoir dans un canapé et de se dire, que oui, elle assurait. Que oui, il n'y avait pas eu un moment où, durant cette année là, elle avait douté d'elle. Ce qu'elle avait à faire, elle le faisait et son perfectionnisme la poussait à se démener. Mais elle voulait faire ses preuves, surtout aux autres, mais jamais vraiment à elle. Marius devait être confiant, mais fébrile en même temps. Du moins, ses propos laissaient peu à peu deviner que ce côté négatif de Joanne l'irritait un peu. Il se montrait moins patient et moins doux. Et en étant plus dur avec elle, il risquait d'avoir deux réactions de sa part : soit elle finirait en larmes, soit elle serait contrariait, se braquerait dans son mutisme. Et dans les deux cas, on ne pouvait pas retirer grand chose d'elle. Ses lèvres se pinçaient, ses sourcils se fronçaient. Mais elle attendait de voir où il voulait en venir. Elle savait qu'il était particulièrement exigent (Jamie l'était aussi avec elle, mais c'était avant tout par amour qu'il souhaitait faire ressortir le meilleur d'elle), et jusqu'ici, il n'avait pas eu beaucoup de choses à lui redire. Or là, il ne lésinait pas. Un brin contrariée, elle écoutait son récit de son premier jours de cours, les bras croisés, s'attendant bien à ce que la chute finisse par être un nouveau rappel à l'ordre, une morale paternaliste. Et rien qu'avec cette idée, Joanne savait qu'elle n'allait pas apprécier la teneur de la fin de ce qu'il lui disait. Dans ses reproches, il y glissait des compliments que Joanne n'avait pas le don de noter. Certes, elle avait un besoin certain et primordial de reconnaissance, mais la manière dont Marius lui en faisait part n'était pas vraiment la plus adéquate pour un tempérament telle que celui de sa nouvelle collègue. "Alors ne perds pas de temps avec ça." rétorqua-t-elle, un peu sèchement. "Tu as cette capacité à faire abstraction du regard des autres, de leurs remarques, de ne pas en tenir compte et de tracer jusqu'à ce que ça s'oublie. J'en connais qui l'ont, et d'autres qui ne l'ont pas. Et je suis vraiment désolée que ce trait de caractère là te déplaît à ce point là, tu n'as absolument pas idée combien je travaille dessus, mais ce n'est pas le genre de choses qui se résout en un claquement de doigts." Et c'est un exercice bien difficile lorsque son mari était particulièrement prisé par les photographes et qu'il se devait d'assister à divers événements huppés. On s'intéressait à lui, à sa famille, et donc, à Joanne. Elle qui préférait préserver son intimité, garder sa vie privée dans sa petite bulle et la garder précieusement pour elle. "J'y travaille, je t'assure, mais ça ne va pas arriver du jour ou au lendemain." Ébranlée, la voix de Joanne tremblait un petit peu. "Que tu m'aides demandée d'intégrer l'équipe et de m'accorder une place dans tes programmes signifient déjà énormément pour moi, tu n'as juste pas idée de ce que ça représente d'avoir ton approbation. Mais ça ne va pas non plus balayer tous mes doutes d'un coup de baguette magique. J'appréhende, je peux même dire que je suis tétanisée pour mon premier cours – et je dois reconnaître que ta propre expérience par rapport à ça ne m'a pas vraiment rassurée. Mais il y a cette partie de moi qui sait que j'ai besoin de franchir cette étape, de démystifier un petit peu tout ça, pour que la suite fonctionne comme nous pouvons l'espérer." Joanne n'avait pas pour habitude de tenir tête à une personne pour qui elle avait le plus grand respect. Mais elle avait réussi à s'exprimer face à son père. Pour Jamie, cela méritait encore un peu de travail. Et voilà cette étape là de franchie avec Marius. Elle qui se pliait à la moindre volonté de ces hommes là, qui lui faisaient parfois perdre toute sa volonté et par conséquent, son estime de soi, parvenait enfin à relever un peu la tête. "Alors je suis désolée que ça prenne du temps chez moi, que je passe plus de temps à douter et à relire tous les cours que j'ai déjà écrit, mais je reste quelqu'un de novice en la matière." Marius avait tenté de montrer cette part affective qu'il éprouvait pour Joanne, de la manière la moins délicate qui soit. C'était maladroit, mais sincère. L'idée du marathon, et par conséquent, d'une nuit blanche, n'était pas la meilleure idée qui soit pour une femme enceinte. Mais Joanne se sentait d'attaque et elle voulait faire ses preuves. Il était certaine que Jamie n'allait pas apprécier cette initiative. "Il faut juste que j'organise les choses pour mon fils." Il allait encore à la crèche et cela faisait de très nombreux qu'elle était la seule à l'emmener et à l'y chercher. Elle envoyait donc un message à son époux en lui expliquant rapidement les choses et sous-notant qu'ils allaient pouvoir avoir une soirée entre hommes. Il n'était pas des plus présents, ces derniers temps. Il partait tôt le matin, et rentrait tard le soir, parfois même encore plus lorsqu'il était convié à divers événements. Il commençait à manquer à Joanne, beaucoup même. Ca la rendait triste, par moment mais elle misait cela sur les hormones de sa grossesse. Elle écrivait son message alors que Marius et elle se rendaient devant le distributeur automatique. Joanne n'avait pas vraiment l'habitude de se servir dans ce genre d'engins. Elle optait pour la simplicité en prenant une bouteille d'eau et les madeleines, comme on le lui avait conseillé. "Merci beaucoup." dit-elle. Après tout, il lui offrait quand même la consommation. La petite blonde esquissait un sourire timide amusé en l'entendant dire que ce ravitaillement simpliste était la première étape de leur longue soirée. Une fois de retour dans la pièce initiale, Joanne ouvrit sa bouteille pour en boire quelques jours avant de reprendre son cours depuis le début et corriger les erreurs qu'elle avait commise lors du premier essai. Elle prenait plus son temps, s'attardait bien plus sur ses diapositives. En revanche, elle n'était pas vraiment attirée ou inspirée par l'utilisation du tableau noir et de craie. Peut-être qu'elle en trouverait une utilité lors d'un autre cours, mais pas pour celui-ci. Ils avaient répété l'exercice plusieurs fois, Joanne prenant en compte chacune des remarques de Marius. Il venait tout de même un temps où Joanne ressentait véritablement le besoin de s'asseoir. Elle avait déjà eu des douleurs aux lombaires lors de sa première grossesse, et ce symptôme ne se ferait que se réitérer pour son deuxième petit bout. Elle se massait toute seule le bas de son dos, la douleur lui rappelant qu'elle devrait contacter assez rapidement son kinésithérapeute. Fort heureusement, les cours qu'allaient donner Joanne n'allait pas durer autant d'heures à la suite. Et puis, on ne lui reprocherait pas de s'installer confortablement lorsqu'elle en ressentirait le besoin. "Ce n'est pas de tout repos." concéda-t-elle alors qu'ils s'accordaient ensemble une pause pour boire un petit peu et pour grignoter leurs mets particulièrement sucrés. "C'est assez perturbant de répéter constamment le même cour, cela dit. Il y a des choses qui changent, qui fait que ce ne sera jamais pareille la prochaine fois. Que lorsque l'on arrive à faire part de certaines pensées, d'autres nous échappent." Elle haussait les épaules, se disant que c'était justement cela qui rendait un professeur indispensable. La forme était peut-être universelle, mais le fond, beaucoup moins. Un long silence suivit. Joanne ne pensait même pas à regarder l'heure. Elle constatait simplement qu'elle était fatiguée. Cela aurait pu être une belle occasion pour discuter de soi, mais Marius ne parlait que très rarement de sa vie privée et Joanne, connaissant la sorte d'aversion qu'il avait pour sa grossesse et pour Jamie, ne tenait pas à le lasser avec ses histoires. Mais parfois, la curiosité en ressortait vainqueur. "Tu fais ça souvent ? Ce genre de journées à rallonge, j'entends." lui demanda-t-elle finalement. Elle lui aurait bien demandé s'il y avait autre chose dans sa vie que son travail, peut-être quelqu'un d'autre, mais elle craignait que sa question ne soit mal interprétée. "Ca doit être très prenant, comme métier à temps plein, surtout quand tu es à la tête de toute une spécialité." Ce n'était pas vraiment une place qu'elle enviait. Il vivait de sa passion, c'était une chose, mais qu'en était-il du reste ?
Ce n'était pas la première fois que l'on m'exposait combien l'apprentissage, l'absorption, du fond d'un cours universitaire était fastidieux. Si je comprenais la difficulté à laquelle se confrontait Joanne, puisqu'il s'agissait d'une grande première, je ne partageai guère son avis. « Nous sommes d'accord sur le fait qu'aucun cours n'est parfaitement identique à un autre. Il y a, évidemment, de grands axes, de grandes théories, que nous répétons et qui constituent un socle essentiel à l'apprentissage. Mais ceci étant dit, je suis plutôt partisan des improvisations. » La jeune pousse qu'était encore Joanne dans le milieu de l'enseignement universitaire ne s'imaginait sûrement pas, à en juger par les micros expressions tendues de son visage, à oser tourner en roue libre. Je ne pouvais décemment lui en tenir rigueur puisque mes débuts étaient presque aussi prudents que les siens, mais je ne pus retenir une petite confession. « Tu verras, c'est le plus épanouissant. » Aujourd'hui, je ne voyais plus mes cours comme le professeur qui déverse ses connaissances sur un tapis d'étudiants aux yeux de poissons frits, mais davantage comme le professeur qui, de par son expertise, apporte les réponses aux questions de ses futurs pairs. L'échange, c'était ça le secret - même s'il n'était pas exclut, je le concédais volontiers, que les circonstances me poussent à user et abuser d'assurance (ce que d'aucuns nommeraient arrogance). S'il n'existait pas de recette miracle pour capter pleinement l'attention et faire émerger les talents, je comptais sur mon amie pour rivaliser d'imagination et, à sa manière, une manière peut-être plus souple, plus douce, convaincre mes étudiants de sa légitimité. Elle avait tant à apporter dans leur cursus qu'ils ne pourraient réagir autrement, j'en étais convaincu. La seule inquiétude qui hantait mon esprit au moment de notre petite pause syndicale, c'était sa disponibilité. J'avais beau tâcher me contraindre à écarter le paramètre grossesse de mon esprit, il revenait sans cesse. Et au galop, de surcroît. Ce fut notamment le cas quand Joanne mentionna l'idée de "journées à rallonge". « C'est presque mon lot quotidien. » me contentai-je d'ajouter en détournant le regard, par mesure de sûreté. Je ne passais pas mes soirées à la Queensland University, bien entendu, mais il était très fréquent que je travaille sur mes recherches jusqu'à plus de minuit. Le silence de la nuit m'apportait une concentration optimale, malheureusement souvent avortée par ce foutu Morphée. Avec une moyenne de cinq heures de sommeil et une activité professionnelle intensive, il était rare que je n'ai pas de "journée à rallonge"... jusqu'à ce qu'un nouvel engrenage vienne enrayer, de la plus belle manière qui soit, la machine. Mes rendez-vous avec cette belle métisse, cette amie à la plume délicate, se faisaient plus fréquents ; parfois même, ils remplaçaient des soirées jadis consacrées à l'étude de l'influence du surréalisme dans la littérature du XXème siècle. Ébranlant bon nombre de mes certitudes à chacune de nos discussions, à chaque battement de cils, Evelyn s'était fait une place de choix dans mon esprit et, sans encore oser me l'avouer, peut-être ailleurs. Une simple pensée me fit perdre le fil de la discussion que, fort heureusement, Joanne entretenait encore. « Hm ? » Je réalisai en même temps l'affirmation qu'elle avançait. « J'aime ce que je fais, je n'ai jamais l'impression que ça grignote mon temps libre. » Et il était absolument hors de question que je m'ennuie, ne serait-ce que dix minutes. « J'arrive même à sortir, à faire du sport et à m'engueuler avec mon frère. Alors tu vois, je suis un homme normal ! » Un petit rire vint se mêler à la discussion, que je pris toutefois soin de réorienter dans un axe plus professionnel. « Bien, assez rigolé. » Je jetai les déchets de notre succulent repas et me levai soudainement. « La soirée est déjà bien entamée, au boulot soldat ! » Plus que la soirée, c'était désormais la nuit, dans sa forme éphémère, qui s'ouvrait à nous.
in learning you will teach, in teaching you will learn
Bien que l'organisation et la rigueur étaient deux qualités prévalentes de Joanne dans son travail, manquer de méthodologie dans le domaine dont elle faisait désormais partie la perturbait. Elle était perfectionniste, beaucoup trop exigeante avec elle-même, semant en elle des doutes parfois justifiés, parfois pas. En plus du travail à fournir pour la construction de son programme et de ses cours, il y avait également toute un processus qui ne concernait qu'elle et qui demandait tout autant de temps, sinon. Cela, Marius en était parfaitement averti. Peut-être qu'il se reconnaissait en elle dans ces points-là, peut-être que cela le rendait un brin nostalgique. Il était le mieux placer pour affirmer que ces cours pouvaient rapidement devenir des échanges intéressants. Joanne savait qu'elle allait pouvoir puiser dans la richesse de tous ces jeunes qui étaient animés par la même passion que leur enseignante, et inversement. La jeune femme avait hâte de ces conversations là, qui allaient certainement apporter encore plus que la leçon elle-même. Et de ça, Joanne s'en réjouissait véritablement. Elle aussi avait encore bien des choses à découvrir, des points de vue à entendre. Elle en avait toujours été curieuse, et intéressée. En revanche, la petite blonde ne se voyait pas faire quotidiennement des journées aussi chargées que celle-ci. Elle avait beau vouloir s'investir dans le cursus universitaire, elle n'oubliait pas ses objectifs personnels et ses priorités. Certes elle se laissait facilement influencer par les personnes qu'elle respectait, mais ces derniers temps, elle exprimait un peu plus ses envies et ses opinions. Elle désirait toujours mettre la main sur un chef d'oeuvre pour en faire l'acquisition pour le QAGOMA, elle désirait toujours consacrer autant de temps que possible avec sa famille. Surtout qu'elle était sur le point de s'agrandir. En même temps qu'elle échangeait avec Marius, une maison se construisait petit à petit, à l'image du couple Keynes, de leurs idéaux. Et ça, même si une partie d'elle chercherait toujours l'approbation de Marius, elle ne comptait pas le sacrifier. A ses yeux, il y avait déjà si peu de temps en famille. Jamie avait des journées très chargées et rentraient tard le soir, et la jeune femme, malgré sa condition, avait du mettre les bouchées doubles ces dernières semaines. Que Marius avoue qu'il ne vivait que de journées à rallonge comme celle-ci en disait beaucoup sur le temps qu'il consacrait à sa vie personnelle – c'est-à-dire, pas beaucoup. Il tentait malgré de se justifier, à prouver qu'il faisait bien autre chose de son quotidien que son travail. "Et tu n'as jamais songé à avoir... quelqu'un, dans ta vie ?" lui demanda-t-elle avec un fin sourire, bien curieuse de sa réponse. Joanne était une grande romantique, fermement convaincue que chaque être humain avait droit à son âme-soeur et Marius avait forcément la sienne. Elle ne voulait pas croire que ses relations sociales avec ses proches ne se résument qu'à ses disputes avec son frère. "Etre avec quelqu'un avec qui tu sais tu peux libérer l'esprit, ne penser à rien, ni aux tracas, ni au quotidien." Il était un homme qui avait tout pour lui. Joanne pouvait lui compter de nombreuses qualités, mais aussi certains de ses défauts, qu'elle était certaine que quelqu'un serait capable d'aimer un jour. Marius préférait revenir sur le sujet principal de leur entrevue là, qui était de continuer à travailler sur les cours que Joanne avait préparé. Il avait déjà un aperçu de ce qu'elle avait fait pour le premier, il devait certainement le connaître par coeur désormais, à force de l'avoir vue répéter encore et encore les notes qu'elle avait écrite. Et même si lui se levait, Joanne préférait rester assise sur sa chaise. Elle avait tenu debout longtemps, et ses maux de dos n'étaient pas encore soulagés. "Je suis tout aussi efficace assise, je t'assure." dit-elle avec rictus amusé, sachant pertinemment que son mentor allait certainement le reprocher au ventre rebondi de sa collègue. "Tu peux peut-être jeter un oeil aux autres cours que j'ai déjà préparés ?" lui suggéra-t-elle en sortant les chemises de papier de son sac, chacun destiné aux différentes parties du programme du semestre convenu avec le brun. Ainsi, ils auraient largement de quoi faire pour tenir le reste de la nuit.