Tu faisais la queue, ce matin-là. C’était la première fois qu’on appelait ton nom le jour des colis. Au début, tu pensais que c’était une erreur, que ton identité avait été glissée là par maladresse. Pourtant, quand on t’avait remis ce paquet pré ouvert pour vérifications, tu as tout de suite cessé de croire à la faute de l’expéditeur. C’était bien ton nom et ton prénom qui avaient été écrits à la main sur le colis de carton. Tu avais même reconnu l’écriture. C’était celle d’Alfie, ton ami de longue date, le seul qui a traversé ta jeunesse à tes côtés. Tu avais remarqué une nouvelle adresse inscrite dans le coin droit et tu l’avais encrée au fond de ta mémoire, à côté de tous ces trucs inutiles dont tu te souviens depuis toujours. C’est un sourire qui avait éclairé ton visage lorsque tu avais découvert le contenu de ce cadeau inattendu : un sachet de friandises sucrées, une tablette de chocolat au lait et un petit morceau de papier enroulé sur lequel était écrit une mauvaise blague de Toto. Tu avais ris comme un idiot. Pas à cause de la blague, mais bien à cause de la situation. Alfie ne t’avait pas oublié et, ce, malgré les années d’incarcération qui te retenaient comme une camisole de force. Il y avait toujours quelqu’un qui pensait à toi à l’extérieur de ces murs épais et étouffants. Cette simple petite attention t’avait aidé à traverser les derniers mois de solitude et tu avais gardé les papiers vides des sucreries pour ne jamais oublié qu’une main était encore tendue en ta direction, même lorsque la saveur du chocolat ou des bonbons ne réconfortait plus le fond de ta gorge.
Tu coinces le bâtonnet d’herbes entre tes lèvres, tu inspires un nuage de fumée noire et tu expires tout par tes narines pour ne jamais laisser le poison s’attaquer à tes poumons plus de deux secondes. Les deux yeux rivés vers le numéro quatre-vingt-quinze, tu ne remarques pas la petitesse de ton joint bientôt terminé et la braise effleure ton doigt. Tu sursautes en relâchant ton bien et tu portes ton index à ta bouche pour calmer la douleur. Un juron discret s’échappe de tes lèvres et tu reposes ton attention sur cet appartement devant lequel tu es planté depuis plusieurs minutes. Tu ne sais pas ce que tu attends. Tu es venu ici sans plans, sans projets. Tout ce que tu sais, c’est que tu t’es bien placé dans la merde en jetant ta dernière paye par la fenêtre. C’est une vraie addiction, ce truc. Tu as beau avoir de la volonté, tu n’arrives pas à te passer de poudre blanche ou de feuilles séchées, même quand tu n’as pas assez d’argent pour te permettre de passer une nuit sous un toit. Comme le sucre fait partie d’une recette de gâteau, la drogue prend une place importante dans ta recette du bonheur. Enfin, c’est ce que tu crois. Elle est bien la seule qui te permet d’oublier l’espace d’un moment que tu es tombé dans le mauvais corps. Tes jambes s’animent enfin, elles qui étaient solidement plantées dans le béton jusqu’à maintenant. Tu fais un premier pas vers la porte d’entrée de l’appartement, puis un second. Rapidement, le rythme s’instaure dans tes pieds et tu te retrouves devant la sonnette que tu lorgnes longuement. Et si Alfie ne voulait pas te voir ? Et s’il n’avait plus besoin de toi ? Une fresque de questions défile dans ta tête et tes muscles se crispent dangereusement, jusqu’à ce que ton index se pose sur la sonnette et l’enfonce, libérant le tintement d’une clochette qui se fraie un chemin jusqu’à tes tympans et probablement jusqu’à ceux de ton ami. Tu retires immédiatement ton doigt, conscient d’avoir peut-être commis une erreur. Un mélange d’émotions dépareillées se bouscule dans ta tête et tu te secoues les puces, le regard vitreux, la bouche entrouverte. Ce n’est qu’à ce moment que tu ressens les effets du cannabis que tu as fumé quelques minutes plutôt et tu regrettes instantanément. T’es con, Jo. Tu ne peux pas te présenter chez celui qui s’est reconstruit une vie dans cet état. Tu as vu à quoi tu ressembles ? Un coiffeur n’a pas glissé son peigne dans ta chevelure depuis des mois, la fatigue creuse tes paupières noircies et ce sac que tu trimbales toujours sur ton dos ne cache en rien ta situation de sans domicile fixe. Fais demi-tour, il est encore temps.
Et la porte s’ouvre, couine, grince. Une odeur de nourriture vient caresser tes narines. Tu es prêt à parier qu'un généreux plat frétille de saveurs dans le four. Ton dos se redresse machinalement quand ton regard croise celui d’Alfie. Sans lui laisser le temps de réagir à ta présence inattendue, tu lances, guidé par la surprise de revoir le même visage que tu connais depuis que tu as huit ans, seulement, plus ridé :
- J’viens t’rapporter tes contenants, j’savais pas si tu voulais les ravoir.
Tu lui tends les emballages de friandises vides, un sourire incertain redressant la commissure de tes lèvres. Tu te surprends à compter les secondes dans ta tête, comme si tu t’attendais à ce qu’il referme la porte en moins d’une minute. Vous ne faites plus partie du même monde. Il a grandi et, toi, tu es resté ce même raton-laveur qui fouine de droite à gauche à la recherche d’un peu de stabilité. Et, ce soir, tu ne sonnes pas chez ton ami pour simplement prendre de ses nouvelles. Tu as besoin de lui demander un service honteux.
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Dernière édition par Joseph Keegan le Mer 20 Mar - 17:50, édité 1 fois
JOSEPH & ALFIE ⊹⊹⊹ You've got troubles, and I've got 'em too, There isn't anything I wouldn't do for you. We stick together and we see it through 'Cause you've got a friend in me, You've got a friend in me.
D’ordinaire, il accueillait le bulletin d’information paroissial (pour la version officielle, lui tendait à l’appeler le café des commérages – un nom bien plus approprié de son humble avis) avec de simples murmures choqués, accentuant parfois le trait avec un petit commentaire comme « dinguuuuue » ou « mais noooon » lorsque l’actualité transmise par certains fidèles (dont sa mère en tête de file) nécessitait une réaction quelconque de sa part, alors même que ladite révélation s’était contentée de traverser son esprit sans s’y imprégner, tout simplement parce qu’il n’en avait rien à foutre. Et puis, il y avait eu cette information qui, elle, l’avait laissé interdit, s’était ancrée dans son crâne et lui avait remué les pensées. « Le gamin Keegan, oui, oui, le petit Joseph, il est en prison, vous vous rendez compte ? J’ai toujours su qu’il tournerait mal ce petit ». Alfie avait senti les yeux de sa mère rivés sur lui ; probablement parce qu’elle se félicitait que ce ne soit pas lui qui soit enfermé entre quatre murs, alors que de son côté il avait détourné les yeux pour observer un vitrail avec une intensité feinte plutôt que de soutenir un regard qu’il ne supportait plus qu’elle lui adresse, autant d’années après cette période qu’il avait reléguée dans les méandres de sa mémoire mais que ses parents ne cessaient de lui renvoyer à la figure au moindre faux pas, à la moindre occasion – comme aujourd’hui, comme s’ils n’avaient jamais cessé de le définir autrement que par ses erreurs. Il n’avait plus participé à la conversation – pas même en glissant un « hm hm » de manière à satisfaire tout le monde en prétendant ne pas s’ennuyer comme un rat crevé, ce qui lui avait valu un regard désapprobateur de sa mère, tandis que de son côté il ne cessait de songer à Joseph et à la situation qu’on venait de lui dévoiler, et plus qu’une multitude de questionnements ou une inquiétude évidente pour son ami, il songeait égoïstement au rôle déclencheur qu’il avait pu avoir dans cette histoire. Parce que Joseph n’avait pas seulement été privé de liberté, il avait surtout été coincé pour une affaire de drogue et Alfie n’oubliait pas qu’il avait été le premier à lui en proposer, et que s’il n’avait jamais glissé lui-même le cachet dans la gorge de Joseph, il avait insisté, encore et encore, il avait choisi ses mots avec soin, pour la simple satisfaction de ne pas sombrer tout seul ce soir-là, sans penser au reste – parce qu’il n’y avait que ses intérêts qui primaient à ce moment-là ; et il n’était pas dans son intérêt de préserver Joseph. Si les années les avaient éloigné, ce n’était pas pour autant qu’Alfie comptait réduire cette information à néant, et aussitôt sa bonne action mensuelle auprès de sa mère effectuée, il était rentré chez lui pour préparer un colis à son vieil ami – rien de bien transcendant, mais de quoi lui faire comprendre qu’il serait là, quoi qu’il advienne.
⊹⊹⊹
Adossé au comptoir à côté du four dans lequel il vient d’engouffrer des lasagnes aux légumes qui nécessitent une petite heure de cuisson, Alfie tapote du pied en passant en revue son appartement. Cela fait à peine cinq minutes que ses mains sont inoccupées et il soupire déjà d’ennui. Un coup d’œil à l’heure lui indique que Jules ne rentrera pas avant une bonne demi-heure, tandis qu’un regard sur le four lui confirme que songer à aller courir maintenant est clairement une mauvaise idée – pas que ce soit un facteur qui l’arrête en temps normal. Pour autant, le jeune homme est coincé entre ces quatre murs, et il est impératif qu’il trouve quelque chose à faire avant que sa tête ne rejoigne le plat de lasagnes au four. Il fait quelques pas dans l’appartement, s’empare du bouquin qu’il a commencé il y a quelques jours et qui ne le tient pas suffisamment en haleine pour qu’il parvienne à réellement s’y intéresser, et à vrai dire il est bien incapable de se souvenir de l’histoire déjà dévoilée sur la centaine de page lues, par contre il est capable de se remémorer la liste de courses qu’il a faite mentalement avant de débuter le troisième chapitre et de se souvenir de la musique que sa voisine écoutait peu après avoir terminé le cinquième. Il balance le livre sur la table maintenant qu’il a rejoint le salon, et il zieute son ordinateur en songeant à l’inutilité de son poste – bien qu’à l’université on lui assure le contraire. Aucun mail d’étudiants désemparés, la professeure Young est bien trop claire dans ses explications et s’il tend à adorer leur collaboration de par la fascination qu’il a pour elle, on ne peut pas en dire qu’il soit très clément envers elle, dans sa tête, en cet instant. Ses yeux roulent au ciel avant de se reposer sur son carnet qui trône sur la table basse. Il s’abstient de l’ouvrir pour relire ses annotations ou en ajouter, il sait que la situation sur laquelle il travaille actuellement et le climat d’injustice qui l’entoure le met hors de lui, et il ne peut décemment pas céder à la mauvaise humeur quelques minutes avant le retour de Jules. En réalité, il n’a pas besoin d’ouvrir le carnet que son attitude se retrouve déjà changée, et son esprit divague à nouveau sur des tentatives de solutions et surtout la manière dont celles-ci vont se heurter, quoi qu’il advienne, à la politique gouvernementale d’immigration. Il ne voit qu’une impasse et il se sent impuissant – c’est l’une des raisons pour laquelle il déteste autant tout ce qui touche à la recherche. Lorsqu’il était sur le terrain, il avait la sensation d’être utile, il avait l’espoir de faire réagir les consciences ; ici il a l’impression de régresser, et ne supporte plus d’être coincé alors même qu’il est celui ayant accepté cette situation. Ses pensées déraillent sur Jules et il sait pertinemment que ce n’est pas une bonne chose ; il ouvre son carnet à la hâte pour que sa colère trouve une autre cible. Et c’est le cas, rapidement, alors qu’il gribouille d’autres éléments pouvant lui être utiles pour le projet pédagogique qu’il met en place avec Nadia. Accaparé, concentré et paradoxalement calmé, il sursaute lorsque la sonnette résonne, et son premier réflexe est de se précipiter vers le four en songeant au minuteur, mais il constate bien vite qu’il n’en est rien et qu’il ne s’est écoulé qu’une vingtaine de minutes alors qu’il imaginait plutôt le triple.
Il lui faut quelques secondes pour reprendre ses repères et se diriger vers la porte d’entrée avec précipitation, afin que l’inconnu derrière celle-ci ne fasse pas demi-tour. Ce n’est pas le cas, et lorsque ses yeux se posent sur la silhouette de son vieil ami Joseph, il reste interdit un long instant, le silence finalement interrompu par son aîné, qui lui dessine aussitôt un sourire sincère sur les lèvres alors qu’il se saisit machinalement des emballages. « Joseph ! » Il s’exclame finalement, toujours avec le sourire avant de prendre son vieil ami dans les bras – Alfie a toujours été tactile, et tant pis si Joseph en a perdu l’habitude. « Vas-y, entre, je t’en prie ! » Il l’invite, toujours avec un grand enthousiasme, tandis qu’il referme la porte derrière lui et dépose les papiers désormais froissés sur la table à manger. « Je croyais ne plus jamais les revoir. » Il ajoute, sans nécessairement parler des emballages en réalité. Restant silencieux quelques instants – un exploit – Alfie se perd à détailler les traits de son ami et ses yeux fatigués mais surtout rougis, constat qui tend à diminuer son euphorie, et non pas parce qu’il en veut à Joseph de se présenter ainsi – c’est même sa dernière pensée. « Qu’est-ce que je te sers à boire ? Oh, et j’espère que t’es pas allergique aux légumes, car bien-sûr tu restes manger, c’est pas négociable. » Il reprend finalement, tandis qu’il zieute le minuteur, ce qui lui fait penser que… « Jules ne devrait pas tarder, il marque une brève pause, avant que ses neurones se connectent et qu’il ait un éclair de génie et affiche une mine digne d’Einstein qui vient de découvrir la théorie de la relativité, ah, oui, Jules c’est ma copine, tu verras, elle est géniale. » Il précise avec un fin sourire avant de reprendre sans tarder, en réalisant à quoi ce manque de précision était dû. « Ça fait une éternité, bon sang. » C’est le cas de le dire, et pas seulement concernant la présence de Joseph dans sa pièce à vivre. « Alors, t’es de nouveau un petit elfe libre ? » Il questionne avec un léger rire, avant de reprendre, sceptique. « Too soon ? » Il ne lui en voudrait pas s’il considère que c’est effectivement le cas. Mais Alfie n’a pas de filtre, et même toutes ses années loin l'un de l’autre ne l’empêchent pas de retrouver son naturel en présence de son ami, ni d’entamer la conversation comme si leur dernière rencontre datait de la semaine dernière. Posant finalement son regard sur le sac de son ami, il fronce légèrement les sourcils, inquiet. « Qu’est-ce que tu deviens ? … Tout va bien ? » Il l’interroge, un sourire d’ores et déjà compréhensif sur les lèvres.
Il n’avait pas senti un air aussi chaleureux l’envelopper depuis tellement longtemps. Derrière la porte de cet appartement, c’est une ambiance familiale qui règne. Les derniers rayons du soleil fatigué déchirent les rideaux entrouverts, un voile de brume chaude flotte à l’entrée. Après avoir humé le parfum italien qui collera probablement aux murs de la maison encore des jours durant, Joseph réalise que c’est une lasagne qui cuit dans le four. Son ventre lui fait automatiquement savoir qu’il ne refuserait pas d’en avaler une part généreuse. C’est qu’il a toujours été plein d’appétit, le petit Keegan. Même quand il était haut comme trois pommes, il lui arrivait souvent de demander une deuxième portion qui lui était rarement offerte. Il n’abandonnait pas, le gamin. C’est probablement pour cette raison qu’il n’a jamais réussi à obéir à ses parents. Un cercle vicieux dans lequel il s’était coincé dès l’âge de sept ans en refusant pour la toute première fois de confier ses excuses à Dieu, après avoir employé un mot grossier qui avait salit les oreilles de son père.
La réaction d’Alfie à la vue de son ami d’enfance enlace le cœur gris de Joseph. Il se laisse emporter dans ses bras sans s’opposer à ce geste inattendu. Même, il se surprend à s’accrocher au tissu de son t-shirt comme s’il craignait de se retrouver à nouveau seul pour la nuit. Il murmure, en réponse à sa surprise :
- Salut, mec.
Un sourire béat redresse ses lèvres et ses paupières se ferment naturellement comme s’il était désireux d’éterniser l’étreinte. Il ne s’était pas blotti dans les bras d’une autre personne depuis des lustres : jamais il n’aurait pu deviner à quel point ça lui manquait. Il se pensait assez fort pour côtoyer la solitude, mais la prison lui avait bien fait comprendre qu’il se trompait. Tel un loup, Joseph dépend de sa meute. Il a besoin des autres pour survivre. Les corps des deux garçons se séparent et Joseph en profite pour analyser le visage tellement jeune d’Alfie. Même s’il peut noter la présence de quelques rides de joie en dessous de ses paupières, il serait prêt à parier que son ami est tombé dans la fontaine de jouvence. Il doit être heureux, se dit-il. Le plus jeune l’invite aussitôt à entrer et il le remercie d’un signe de la tête en faisant glisser son sac le long de ses bras, prêt à s’en débarrasser à l’instant même où il posera un pied dans l’appartement chaleureux d’Alfie. Les yeux de Joseph se font baladeurs, ils se mettent à scruter le moindre recoin de la pièce comme s’ils souhaitaient mémoriser cet endroit à tout jamais. « Je croyais ne plus jamais les revoir. » S’il y a une seule personne à Brisbane qui aurait gardé de tels déchets, c’est bien Joseph.
- Ouais, j’ai pas trouvé d’poubelle pendant l’chemin du retour.
Il se cache derrière l’humour, comme il l’a toujours fait. Jamais il ne pourrait admettre qu’il a préservé ces emballages abimés pour sentir la présence d’Alfie à ses côtés dans les moments les plus pesants. Il croise à nouveau le regard de son hôte après avoir assez analysé les murs de l’appartement, et il se mord la lèvre inférieure en remarquant le changement dans les traits de ce dernier. Lui qui était si enthousiasme quelques secondes plutôt, on peut maintenant lire une sorte de déception derrière ses pupilles. Joseph inspire fortement, conscient qu’Alfie a remarqué ses airs pensifs, ses traits fatigués et ses yeux rougis par le cannabis. Il est toutefois content de ne pas se faire interroger quant à la raison de cette apparence. Ses lèvres s’étirent à nouveau dans un sourire reconnaissant, car il l’est.
- J’ai appris à manger c’qu’on met dans mon assiette. J’lancerai pas les brocolis sur les murs, si c’est c’que tu crains.
Il marque une pause en réfléchissant à la boisson qu’il désire consommer. En temps normal, il opterait déjà pour l’alcool fort mais il n’a pas envie d’aggraver son cas. Alors, il choisit la solution facile qui ne soulèvera aucune question.
- Juste un verre d’eau pour commencer. Merci, Ali.
Ali est le surnom qu’il lui a donné dès le premier jour lorsqu’il mal entendu son vrai prénom. Aujourd’hui, il ne le remercie pas seulement pour la boisson ou l’invitation à dîner. Il souhaite aussi le remercier pour son accueil qui n’a pas changé malgré les années qui les ont séparés. Le plus jeune informe Joseph qu’ils seront bientôt rejoints par une certaine Jules, et un de ses sourcils se soulève. Il n’a pas le temps de poser la question qu’Alfie lui explique que Jules est sa copine et qu’elle est géniale, selon ses dires. Un gloussement soulève sa poitrine et il s’approche de la table après avoir laissé tomber son sac à l’entrée.
- Ah ouais ? T’as une copine ? Putain. Ça explique la déco.
Et il le lorgne, sourire malin sur le coin des lèvres, pour lui faire comprendre qu’il plaisante et qu’il n’a pas son mot à dire sur les choix décoratifs dans son chez soi. Le sujet de l’emprisonnement arrive très rapidement sur la table et Joseph serre la mâchoire avant de secouer la tête pour rassurer son ami. Il a le droit d’être curieux.
- Non, ça va. J’m’en fiche. J’suis sorti en mai. J’sais, j’arrive tard. J’pensais pouvoir éviter de t’impliquer dans ça.
Les yeux d’Alfie dévient vers le sac jonchant le sol tandis que ceux de Joseph sont attirés par une sphère rouge qui flotte en plein milieu du salon. Il entrouvre la bouche pour demander s’il a fêté un anniversaire récemment mais Alfie est plus rapide et le sujet qu’il apporte est moins coloré.
- Oh, ça va, t’inquiète pas pour moi. J’me suis trouvé un job le mois passé, j’retourne lentement à la vie normale.
Il s’arrête, s’appuie contre la table avec ses deux mains et secoue légèrement la tête pour contrer les effets étourdissants de la drogue qu’il a fumée avant de sonner chez son ami.
- C’juste que j’suis un peu à sec en c’moment. J’me déteste de venir te voir pour ça, j’te jure, Ali. Mais j’aurais besoin d’un lit, juste pour cette nuit.
Son égo se comprime, se déchire, hurle à la mort. Qu’est-ce que ça lui fait mal d’admettre qu’il a besoin d’aide. Il donne raison à ses parents quant à son incapacité à vivre indépendamment. Tu n’auras jamais d’emploi stable, de femme à aimer, d’enfants à élever. Regarde-toi. On essaye de t’aider, Joseph. Tu n’en fais qu’à ta tête.
Lorsqu’il ouvre la porte pour dévoiler la silhouette de Joseph derrière celle-ci, un franc sourire naît aussitôt sur les lèvres d’un Alfie qui ne pensait plus revoir son vieil ami d’enfance après quatre ans d’absence. Si leur amitié a résisté au temps malgré les épreuves, le fait est qu’ils ont pris des chemins différents au cours des années et qu’ils n’ont en réalité plus grand-chose en commun si ce n’est ce lien indéfectible qu’Alfie n’est pas prêt à voir se dissoudre, quand bien même il ne repose plus sur les mêmes bases innocentes qu’auparavant. Si Joseph tend à le renvoyer inévitablement à un passé qu’il préférerait oublier, ce n’est pas une raison suffisante pour se passer de sa présence dans sa vie, parce qu’aussi décousue soit leur relation, le trentenaire reste un repère dans la vie de l’anthropologue. C’est donc avec une joie sincère qu’il accueille la présence de Joseph, et Alfie, tout tactile qu’il est, n’a aucun problème à lui offrir une accolade qui en gênerait certains. Mais il est bien connu que le plus jeune ne s’encombre d’aucun embarras et que ses actes ne sont régis que par ses envies, ainsi il ne se pose qu’après coup la question de son affection qui pourrait déplaire à son ami, dans quel cas il ne se formaliserait pas si celui-ci le repousse – il en a vu d’autres. Mais Joseph accepte l’étreinte et Alfie savoure ce retour. « Je te jure, cette ville c’est plus ce que c’était. » Comme il le mentionne à son ami lorsqu’il s’empare des emballages précieusement conservés – et Alfie qui a des théories sur tout doit bien s’avouer au pied du mur face à ce comportement ; le fait de les avoir gardés par simple attrait esthétique lui semble malgré tout surprenant – il ne pensait pas les revoir, il ne pensait pas le revoir, surtout. Les dernières nouvelles qu’il a eues de Joseph n’ont consisté qu’en un certain nombre de commérages auxquels il n’accorde pas le moindre crédit – dans le cas contraire il devrait se scandaliser d’apprendre que Mr Baldwin trompe sa femme malgré que Mme Ellison n’arrête pas d’assurer de son impuissance, peut-être parce qu’elle est la maîtresse en question, alors même qu’on murmure qu’elle fricote avec le fils des Peters, le même qui a mis la fille Hobbs enceinte ; quoi qu’il en soit Alfie n’a pas la volonté de suivre cette nouvelle saison d’amour, gloire et prières ainsi a-t-il pris l’habitude de se mettre en pilote automatique dès lors que sa mère lui raconte ce genre de choses et d’acquiescer silencieusement (un exploit !) au lieu d’enregistrer la moindre information qui ne serait pas certifiée. Et Alfie est bien placé pour savoir que la vitesse à laquelle se propagent ces ragots n’a d’égal que l’imagination débordante mise en œuvre pour les monter de toutes pièces. Oh, il ne nie pas que cela part toujours d’un fond de vérité, mais cela prend des proportions si démesurées qu’il en est lui-même arrivé à douter de sa propre histoire lorsque certains bruits le concernant sont remontés à ses oreilles.
Quoi qu’il en soit, si Alfie a appris la libération de Joseph voilà quelques mois, il n’a jamais cherché à le contacter – principalement parce qu’il ne savait pas comment le faire, mais surtout parce que leur amitié lui a démontré qu’ils n’ont pas besoin d’être en contacts réguliers pour que celle-ci soit réelle malgré tout. Et peut-être, dans le fond, sans être capable de l’admettre, parce qu’il est passé à autre chose et que Joseph est ce fantôme du passé avec lequel il ne sait pas composer tant il éveille des sentiments contradictoires avec lesquels Alfie n’a plus l’habitude de traiter. La culpabilité, le dégoût (pas dirigé à l’encontre de Joseph, s’entend), la jalousie. Il se débat avec cette dernière pensée, Alfie, quand son regard croise les yeux injectés de sang de Joseph et qu’il laisse ensuite ses prunelles l’observer dans son entièreté ; le calme qui émane de lui et la certitude qu’il n’a pas à se faire violence pour ancrer ses pieds dans le sol et ses mains dans les poches, qu’il n’a pas à s’épuiser jusqu’à en tomber de fatigue lorsqu’il doit faire taire des pensées envahissantes qui l’empêchent de se focaliser sur ce qui est réellement important. Il est envieux de cette sérénité, et il sent son esprit qui en profite pour glisser, et un soupir de soulagement s’échappe d’entre ses lèvres lorsque Joseph reprend la parole. Oui, l’invitation à souper, il avait oublié cette dernière pendant un bref instant. « Oh, non, tu sais je m’en fiche, tu peux bien faire ce que tu veux, juste, je te fournis l’aspirateur et les produits ménagers pour la suite. Mais je te regarderai et je t’encouragerai dans la dure tâche, si ça peut te rassurer. » Ses traits se détendent, pour autant Alfie a besoin de parler, de s’occuper l’esprit, d’imaginer la scène, n’importe quoi, plutôt que de divaguer encore, de fabuler à partir des yeux de Joseph, de rêvasser à partir du verre qu’il aurait pu lui servir, oubliant momentanément qu’il ne peut pas lui servir d’alcool puisqu’il n’y en a pas une goutte dans cet appartement. Heureusement, Joseph ne quémande qu’un verre d’eau, usant par la même occasion d’un surnom qu’il n’avait pas entendu depuis des années et qui lui touche le cœur. Déposant le verre devant son ami, il précise spontanément que le repas devra malgré tout attendre le retour de Jules, et il lui faut quelques instants pour réaliser que c’est là un pan de sa vie dont Joseph est dans l’ignorance. Il esquisse un rire à la réflexion de Joseph, tandis qu’il pose une main sur son cœur et affiche une mine outrée. « Hé, c’est moi qui me suis occupé de la déco ! » Non, lui s’occupe de la partie bordel de l’appartement et c’est tout autant d’efforts. Reprenant son sérieux, il finit par reposer son regard sur Joseph. « Mais oui, ça va faire trois ans le mois prochain. Je sais, qui l’aurait cru. » Lui l’éternel célibataire, toujours insatiable, jamais sérieux, dont les relations précédentes dépassaient rarement plus de trois mois, trop désireux de profiter de sa liberté, trop paniqué à l’idée de se soumettre à une quelconque forme d’engagement. Pas que la panique a totalement disparu, mais il n’en reste plus qu’une vingtaine de pourcent.
Alfie se permet un commentaire sur le nouveau statut d’homme libre de son ami, non sans craindre après coup qu’il puisse en être vexé. Il ne pense pas que cela soit le cas, mais après quatre années loin l’un de l’autre, il n’a plus la certitude de connaître Joseph par cœur. Pour autant, c’est avec un sourire qu’il constate qu’il ne s’est pas trompé et que certaines choses n’ont pas changé. « M’impliquer ? » Il demande dans un premier temps avant de poursuivre rapidement. « Si tu parles de compter sur mon amitié durant ta réinsertion, alors sache que je m’implique jusqu’au cou s’il le faut. Et après tout ça, aussi, bien-sûr. » Il lui assure, dans un sérieux qui est surprenant mais néanmoins sincère. Malgré tout, Alfie sait pertinemment qu’il n’est pas question que de cela, d’autant plus lorsqu’il pose ses yeux sur le sac posé dans un coin de la pièce. « Ah oui ? Quel genre, dans quoi, où ça ? » Le but n’est pas de faire subir un interrogatoire à Joseph quant à la manière dont il retourne à la vie normale, c’est une curiosité naturelle de la part d’Alfie – de la même manière qu’il pourrait lui demander ce qu’il a mangé à midi, si c’était bon, s’il a fait bon chemin même s’il n’avait traversé que deux pâtés de maison, si son sac n’est pas trop lourd, tiens, s’il pourrait lui dire où il l’a acheté aussi parce qu’il semble solide et ça pourrait lui servir pour un prochain terrain (non Alfie, cesse de rêver). Finalement, Joseph reprend la parole et le service demandé laisse Alfie interdit quelques instants, non pas parce qu’il envisage de le refuser, mais pour instaurer une petite tension dramatique histoire de mieux se foutre de la gueule de son ami. « Ah… Je suis désolé, mais j’ai pas de lit à te proposer. » Ce n’est pas faux. Mais il y a un mais. « Enfin, j’ai celui que je partage avec Jules, mais t’avoueras que c’est un peu bizarre, tu prends quand même un peu plus de place qu’Odie. » Pas qu’il dorme avec elle, pour ce que ça vaut, mais proportionnellement on peut sans autre s’avancer quant à la préférence d’Alfie à dormir avec la tortue. « Je suis désolé, vraiment… va falloir te contenter du canapé. » Il conclut avec un sourire amusé, se dirigeant vers le meuble en question. « Il est pas convertible, mais c’est qu’un détail face à ces coussins ultra moelleux et ce tissu super doux, vraiment. » Il ajoute en tapotant l’une des assises. Gosh, il aurait fait un parfait vendeur de canapés dans une autre vie. « J’en parlerai à Jules à son retour, mais tu peux rester, et plus d’une nuit si besoin, y’a vraiment pas de soucis. » En réalité, si, il y a plusieurs soucis ; leur passé commun, la tentation personnifiée qu’est Joseph et les éléments de la déchéance d’Alfie qu’il a entre ses mains qui ne doivent jamais être mis entre celles de Jules, mais il a encore une petite demi-heure pour le briefer sur le sujet. « Par contre, déjà, je te demanderai de faire attention à Odie, elle aime bien traîner autour du canapé, donc si tu pouvais éviter de… Il s’interrompt, fait le tour du canapé pour arriver près du balcon. Ah oui, Odie c’est elle en fait. » Il s’empare du ballon qui flotte – ou plutôt de la ficelle qu’il secoue très légèrement, le but n’étant pas de faire un remake de Là-Haut et de traumatiser cette pauvre Odie en lui faisant défier les lois de la gravité. « Enfin, elle, non, j’ai pas un ballon domestique qui s’appelle Odie, Odie c’est la tortue qu’il y a au bout. Tu verras, elle est sympa. ‘Fin bon, c’est une tortue j’ai envie de te dire, c’est purement décoratif et ça sert à rien, mais elle est cool quand même. » Il termine avec un sourire concernant l’acte premier des règles en vigueur sous son toit, parce qu’aussi relax qu’il puisse paraître, Alfie s’astreint à un certain nombre de contraintes pour tenter de maintenir un équilibre qui lui est vital et qu’il ne peut pas laisser Joseph chambouler.
Spoiler:
désolée pour la longueur, je pensais pas avoir écrit autant
Trois années se sont écoulées tandis que Joseph était à l’abris du monde mais complètement à découvert des brutes qui s’étaient mérité plus d’années d’incarcération que lui. Des violeurs, il en a rencontré plusieurs et jamais il ne voyait son reflet dans leurs yeux viles, embrumé par la déchéance. Il a croisé le chemin d’hommes qui avaient commis le péché de blesser plus vulnérable qu’eux, il a senti le frisson lui hérisser les poils en entendant les histoires dégoûtantes que les plus malades racontaient en riant, comme si le meurtre qu’ils avaient prémédité pouvait se classer parmi les anecdotes amusantes à raconter à table, en famille. Joseph a évité les brutes les plus froides, les regards les plus noirs, il s’est renfermé dans sa carapace comme une tortue fuyant un prédateur aux crocs acérés et aux griffes affûtées comme des lames de rasoir. S’il a pu rencontrer des hommes qui avaient mérité la même sentence que lui pour avoir eux aussi travaillé dans l’ombre de Brisbane, il n’a pas pu se lier d’amitié à personne. Il se détestait de ne pas avoir couru assez vite, il maudissait son cardio de l’avoir abandonné au moment fatidique, celui qui dicterait le reste de sa vie. Maintenant coincé avec un casier judiciaire, Joseph ne peut pas se permettre de nager sans bouée, de plonger sans s’assurer que le fond de l’eau n’est pas tapissé de rochers solides. C’était donc avec remord et honte qu’il avait profité de l’accolade de son ami de longue date, celui qui s’était reconstruit une vie dès lorsqu’il avait rassemblé assez de courage pour refuser une dose de drogue. Il avait réussi, lui. Son appartement presque rangé, quoique négligé dans certains recoins accumulant la poussière, en témoignait. Une fresque d’insultes qu’il s’envoie à lui-même tourne en boucle dans sa tête. Au fond de lui, il sait qu’il n’aurait pas dû laisser son doigt appuyer sur la sonnette. En entrant à nouveau dans la vie d’Alfie, il apporte avec lui un nuage de fumée empoisonné qui s’accroche à son ombre depuis qu’il a accepté l’offre de rejoindre un gang. Il pue la délinquance, il est même surpris du tempérament si accueillant de son ami. Il aurait pu simplement lui fermer la porte au nez en découvrant son visage, comme l’avaient fait certains autres de ses soi-disant amis. Peut-être qu’Alfie n’était pas au courant pour la raison de son incarcération. Peut-être n’a-t-il pas l’imagination assez débordante pour s’imaginer que Joseph ait pu commettre un crime bien plus grave que la vente de drogue. L’hôte propose – ou impose – le dîner à son invité et ça a pour effet de calmer les réflexions excessives de Joseph. S’en suit quelques rigolades qui étirent les lèvres fatiguées de l’ex taulard. Il est bavard, Alfie. Il l’a toujours été. Il hurlait, chantait des mélodies inventées, debout sur les bancs de l’Église, tapant énergiquement les do et les ré de l’orgue sacré et ce, devant les yeux inspirés d’un jeune Keegan qui sentait ses jambes trembler d’excitation. Et il continuait, même lorsque l’autorité levait la voix. - Dis plutôt qu’tu veux que j’range ton appart’ en entier.
Les traits d’Alfie se détendent et, comme si les deux hommes étaient chacun le reflet de l’autre, ceux de Joseph suivent la marche. Ce n’est que lorsqu’il détend enfin les muscles de son dos qu’il se rend compte de la tension qui l’habitait depuis trop longtemps. Il faut dire que les lits aussi minces que des tranches de jambon dans les auberges de jeunesse ne lui procurent pas toujours un sommeil réparateur. Il se réveille souvent la tête dans le cul, les yeux hors des orbites. Sa main se dirige machinalement vers le verre d’eau que lui apporte son ami et il le porte rapidement à ses lèvres pour profiter de sa fraîcheur. Le liquide nettoie ce goût de fumée qui s’était collé à sa gorge. Devant l’air outré qu’affiche Alfie à la suite de la fausse insulte que lance le plus vieux, il glousse en secouant la tête, observant de nouveau la décoration quelques secondes avec un regard plus critique, comme s’il tentait de déterminer si son ami était réellement l’artiste derrière la toile. Il déduit qu’il plaisante, mais son ton sarcastique l’avait aidé à tirer cette conclusion. Alfie précise qu’il partage la vie de cette fameuse Jules depuis presque trois ans et les yeux de Joseph s’écarquillent de surprise. Jamais il ne l’aurait cru s’il ne semblait pas si sérieux.
- Trois ans ? Putain. Fallait qu’j’parte aussi longtemps pour que tu te découvres romantique ?
Un sourire malin éclaire son visage puis il croise ses bras sur sa poitrine, les yeux illuminés de malice naissante. - Finalement, t’auras jamais gagné ma sœur, hein.
Joseph n’a jamais été dérangé par cet intérêt qu’avait porté Alfie envers Arielle. Même si jamais l’amoureux ne l’avait avoué à voix haute devant lui, il les avait remarquées ses joues rougies par la gêne lorsque sa sœur le saluait, le dimanche matin. Les premiers amours d’enfance; les amours innocents et tellement inconscients. Le sujet dévie vers celui qui occupe les pensées de Joseph depuis trop longtemps. Son incarcération, les années qu’il a perdues. Il n’est pas gêné par la question que son ami lui pose. Il a bien le droit de savoir. Pourtant, le terme que l’ancien prisonnier emploie capte son attention. Il ne comprend pas pourquoi la crainte de l’impliquer dans tout ça l’habite.
- Non, non. La réinsertion, ça va. J’ai presque fini d’laver les planchers pour zéro dollar. J’parle de…
Les yeux des mafieux posés sur lui ? Les menaces qui lui ont été lancées ? Son interdiction formelle de ne pas donner une seule information à la police ni à quiconque bon citoyen ? Il est rare pour un homme de quitter un gang sans que la balle d’un sniper ne se loge dans sa tête. Joseph aurait pu parler, révéler beaucoup trop de choses à la justice pour mériter une sentence moins longue. Mais il n’a rien dit, s’est cousu les lèvres ensemble et a respecté sa parole.
- Rien. T’inquiète. Mais sache que ton amitié vaut beaucoup pour moi. Merci, mec.
Il glisse ses doigts dans sa chevelure épaisse et la replace vers l’arrière en forçant un sourire apaisant. Il le rassure ensuite en affirmant qu’il a trouvé un emploi, merdique soit-il.
- Oh, sors pas la bouteille de champagne. J’fais des sandwichs aussi banals qu’une poule au beau milieu de paons. J’aurais aimé t’dire que j’suis un des cerveaux d’Apple mais, ça, ce sera la prochaine étape.
Il ricane doucement en décroisant les bras pour récupérer le verre d’eau qu’il avait posé sur la table puis il boit une gorgée en lui renvoyant la question du regard. - Et toi ? Toujours occupé à courir partout dans l’monde ?
Il se souvient bien de cet intérêt qu’avait Alfie de sauter d’un pays à l’autre pour offrir son aide à ceux qui en ont besoin. Il était souvent parti pour une durée indéterminée, et les deux garçons restaient tout de même en contact par le biais de leur portable. Ils s’échangeaient quelques mots au moins une fois par semaine pour s’assurer que chacun survivait de son côté. Il faut dire Joseph ne s’était pas senti très rassuré en apprenant que son ami avait décidé de se rendre en Afrique pendant l’épidémie d’Ébola qui y faisait rage. Ils ne s’étaient d’ailleurs pas revus en personne depuis ce voyage humanitaire. Alfie est entré au pays et Joseph est entré en prison. Deux façons assez différentes de marquer une date. L’ex taulard rassemble finalement assez de courage pour révéler la vraie raison à sa venue, son sac à dos ne s’étant pas fait discret. Ce ne sont pas tous les hommes matures qui se trimbalent encore avec l’objet tant associé aux étudiants. Le visage d’Alfie s’affaisse et la gorge de Joseph se noue automatiquement. Non, ce n’est pas vrai ? Un autre refus ? Il n’a pas de lit à lui offrir. Il tente de cacher sa déception derrière un gloussement et un balayement du revers de la main. Alors qu’il apprête à lui assurer qu’il ne lui en veut pas de pas pouvoir l’héberger, il apporte un nouveau prénom dans la conversation et son sourcil s’hausse. S’il n’arrive pas à mettre un visage à cette Odie à laquelle son ami vient de se référer, il ravale sa question. Enfin, Alfie laisse tomber la comédie et admet finalement qu’un canapé est à sa disposition. Le surpris lève les yeux au ciel, faussement irrité.
- T’es con.
Il suit du regard sa comédie, amusé par ce rôle de vendeur de meubles qu’il vient de s’approprier. Il ne peut pas s’empêcher de venir caresser le tissu du canapé pour s’assurer qu’il ne raconte pas des sornettes et, effectivement, il dormira comme un ange dans le creux de ces coussins aussi moelleux que les nuages estivaux. Pendant un moment, il se sent aussi heureux qu’un enfant recevant une console de jeux vidéo le vingt-cinq au matin.
- Si t’aimes cette fille, c’est qu’elle doit avoir le même cœur que toi. J’te remercierai pas assez. J’te revaudrai ça un jour ou l’autre.
Avant que tu meures, avant que je meurs, et qu’on se retrouve une dernière fois entre les quatre murs d’une Église à pleurer des regrets. Le prénom d’Odie se fait une nouvelle fois prononcé, rassurant Joseph : il n’a donc pas rêvé. Il s’apprête à lui poser la question fatidique mais Alfie est plus rapide en contournant le canapé pour enfin lui présenter… Un ballon rouge rempli d’hélium. L’ex taulard hausse un sourcil puis contourne à son tour le large meuble pour finalement entrevoir la petite carapace beige et verte rampant au sol. Aussitôt, un sourire enfantin étire ses lèvres et ses yeux s’éclairent de rayons de joie, contrastant avec l’atmosphère de soirée qui s’installe dans la ville.
- Mais non ! T’as un dragon, c’est trop cool. En tout cas, elle fait partie d’la même famille que les dragons, c’est un peu pareil, non ?
Il ne peut pas s’empêcher de se recroqueviller pour observer de plus près le petit reptile. C’est bel et bien un gamin qui se cache encore au fond de son cœur gris. Il faut croire qu’Alfie non plus n’a pas perdu l’essence de la jeunesse. Il a tout de même adopté une tortue, cet animal aussi utile qu’un presse-papier.
- Tu peux compter sur mes pieds pour ne pas l’écraser. Et, j’peux la surveiller si t’as pas envie d’appeler une baby-sitter !
Il n’ose pas trop toucher au petit animal, il préfère observer sa petite tête fragile à une distance raisonnable. Lorsqu’il juge qui a assez fait le gamin, il se redresse en grimaçant, rallumant une douleur de la nuit passée, dans son dos. Ça lui fera le plus grand bien de dormir sur un matelas épais. Ses yeux se posent sur les aiguilles de l’horloge pendue au mur, au-dessus de la table, puis il marmonne, après avoir fait le calcul mathématique le moins précis du monde : - T’as dit qu’elle arriverait dans trente minutes, c’est ça ? Tu m’en veux pas si j’te demande de te la jouer vendeur de douches ?
Il lui a déjà vendu son canapé, maintenant il aurait bien besoin de se laver un peu avant l’arrivée de cette fameuse Jules qui posera le jugement final. Il ne peut pas se permettre de lui présenter sa tignasse aussi soignée qu’un tas de foin jeté du haut d’un immeuble lors de l’ouragan Katrina.
Si Alfie n’a jamais été très entouré durant l’enfance – la faute à la bulle religieuse à laquelle l’ont soumis ses parents – à l’adolescence le jeune homme s’est ouvert à de nouveaux horizons et, par extension, à de nouvelles relations. De celles-ci ne demeure principalement que le fantôme d’une Amelia dont la présence ne cesse d’accompagner Alfie, de par les conséquences de l’emprise qu’elle a exercée sur lui dès le premier regard et qui justifie cette jalousie, pourtant inconcevable, à l’encontre des traits détendus de Joseph. De son passé, Alfie ne conserve que très peu de contacts et rares sont les chanceux étant parvenu à s’assurer une place dans sa vie d’adulte – Joseph en fait partie. Pourtant, il aurait dû être de ceux que le brun aurait dû réduire au silence, qu’il aurait dû reléguer dans les tréfonds de sa boîte noire ; il en avait toutes les qualités requises, et il les possède toujours. Une addiction partagée, maintenant enviée, des éléments précieux entre les mains quant à qui Alfie avait pu être – ou est-ce qui il est réellement ? – qui ne lui permettent pas d’oublier, mais seulement de le prétendre, cette présence qui agit comme l’alcool sur une plaie non cicatrisée, qui la ravive, qui la rend plus réelle que jamais. Alfie ne s’est pas contenté d’évincer tous ceux qui pouvaient le mener à sa perte, à défaut de pouvoir s’anéantir lui-même, il s’est également assuré de ne s’entourer que de visages qui n’agiraient pas sur lui comme un miroir, qui ne le renverraient pas inéluctablement à ces moments où il n’a pas su être fort, assez résistant, suffisamment courageux pour résister à la facilité d’une pilule, d’un rail, d’une seringue, n’importe quoi qu’il justifiait non pas comme étant une erreur, mais un besoin ; celui de faire taire cet esprit qu’il n’a jamais su dompter, de réduire à néant ces idées qui se multiplient telles des bactéries. Et dans ce ménage qu’il savait injustifié, Joseph a été épargné – ce qui n’a pas été le cas de sa sœur. Sans l’admettre, Alfie en connaît pertinemment la raison et subit le flot de sentiments qui va avec ; pour autant l’amitié qui l’unit avec Joseph n’est pas feinte, quoi qu’on puisse en dire, quoi qu’on puisse en penser en songeant à ce débat interne et ses pensées envahissantes qui lui font décrocher de la conversation depuis quelques instants. Car Joseph, c’est aussi tous les bons souvenirs de l’enfance, ceux auxquels on se raccroche par nostalgie, par nécessité, aussi. C’est cette échappatoire à la pression qui pesait sur ses épaules, c’est ce repère qui l’a accompagné d’aussi loin qu’il se souvienne, et dont il ne peut pas se détacher malgré tous ses efforts ; parce qu’il en a besoin.
La voix de Joseph le ramène sur terre et les prunelles perdues d’Alfie se fixent à nouveau sur son ami, le naturel reprend le dessus et ses traits se détendent, ses idées noires sont vite remplacées par ce bavardage incessant avec sa conscience dont il gratifie généralement les autres pour tenter de se canaliser. « Eh bien, si t’es d’humeur généreuse, je te retiens pas. Par contre, j’ai pas la tenue de soubrette délurée qui va avec, je sais, t’en es forcément très déçu et ça t’empêche de mener ta mission à bien, je comprends. » Il renchérit avec un sourire amusé, une vision cauchemardesque en tête ; il note mentalement de ne pas oublier de regarder un épisode d’American Horror Story avant de se coucher pour que son sommeil soit peuplé d’une jeune Moira O’Hara plutôt que de Joseph la ménagère. Évoquant Jules avant de réaliser qu’elle n’est qu’une illustre inconnue pour son ami, Alfie se permet quelques précisions, non sans s’outrer du scepticisme de Joseph quant à la possibilité qu’il soit à l’origine de la décoration de cet appartement – alors qu’il suffit de jeter un coup d’œil à sa garde-robe pour réaliser à quel point Alfie est un homme de goût, hm. Il esquisse un rire à la réflexion de son ami, avant de préciser, léger : « je dirais pas romantique, mais fidèle. » Il précise en haussant les épaules. Dans le fond, l’anthropologue n’est pas plus romantique qu’un autre, ce qui a considérablement changé est sa manière d’envisager les choses – parce que Jules lui a fait changer cela, involontairement, lorsqu’il a réalisé qu’il était bien avec elle, vraiment bien. Pas qu’il avait pour habitude de tromper ses conjoints, seulement les règles fixées différaient généralement d’une relation à l’autre. Il n’avait pas été fidèle à Ariane, parce que cette notion n’avait pas de sens pour eux, mais il lui est inenvisageable d’agir de la sorte avec Jules. Elle lui apporte plus que n’importe qui ne lui a jamais apporté et si cela implique son lot de contrariété, ça explique surtout qu’il ait renoncé à cette liberté qui lui était chère auparavant. Parce qu’elle a su lui montré qu’il y a plus que cela, alors même qu’il ne l’avait jamais envisagé. « Et puis, fallait bien que je compense cette affection que tu n’étais pas là pour me donner. » Il ajoute, avec un grand sourire, avant de reprendre suite à la remarque de Joseph. « Ouais. En même temps, quand tu connais le beau-frère, n’importe qui passerait son tour. » Il rajoute, le sourire de con sur les lèvres en prime. C’est faux ; de son côté il apprécie suffisamment Joseph pour lui laisser une place dans sa vie, et il a une réelle affection pour ce dernier, être lié de manière plus officielle ne l’aurait pas dérangé. Le fait de l’être avec sa sœur, par contre, c’est une autre histoire. Arielle n’est pas méchante, et l’intérêt qui lui avait porté plus jeune aurait pu donner lieu à quelque chose si elle ne l’avait pas dissuadé par sa distance. Peut-être que ce n’est plus une caractéristique de la jeune femme, il ne saurait dire puisqu’il ne l’a pas vraiment revue au cours des dernières années.
Alfie se permet une réflexion amusée sur la nouvelle situation de Joseph, usant d’une référence populaire comme il en fait souvent. Un instant, il imagine Joseph avec un vieux t-shirt et une chaussette, et l’image lui provoque un rire furtif, interrompu lorsqu’il reporte son attention sur son ami. C’est une moue plus sceptique qui s’affiche sur le visage d’un Alfie attendant la suite des propos de Joseph, sans que jamais ceux-ci n’arrivent. Il ne s’inquiète pas plus que cela, lui-même s’interrompant souvent au milieu d’une phrase. Et, ils ne sont pas dans un commissariat tel qu’il serait présenté dans un film d’action ; Alfie n’est pas l’enquêteur qui braque une lampe aveuglante sur le visage de Joseph dans l’espoir d’obtenir des aveux – bien qu’il n’ait jamais réellement compris l’intérêt d’une lumière pour cela, si on part de ce principe, alors tout un chacun devrait faire preuve de vérité dès lors qu’ils sont sagement dans leur salon éclairés par quelques luminaires, et le monde serait un vrai champ de bataille ; amusant cela dit. Par conséquent, il ne le force pas à poursuivre, se contente des informations qu’il veut bien lui glisser après tant d’années, comme un pigeon se contente des quelques miettes après avoir mendié des heures durant (la capacité intellectuelle est semblable et permet la comparaison). « D’accord. Et c’est normal, sache que s’il y a une chose qui ne change pas malgré les années et les événements, c’est que tu peux compter sur moi. » Il glisse, sincère. Alfie est démonstratif, aussi physiquement que par la parole, il n’a aucun problème à assurer son affection. « Nan, puis assurer la relève de Steve Jobs, c’est trop de pression, ta tension artérielle va pas s’en remettre et j’ai pas envie que tu me claques entre les doigts. » Il poursuit, avec un sourire amusé. « Les sandwichs. C’est très bien, les sandwichs. Et ça tombe bien, je suis un grand fan, tu risques de me voir souvent, tu bosses où ? Je manquerai pas de laisser un commentaire en ta faveur sur TripAdvisor, du genre ''très bon service du gars qui a pas l’air d’avoir vu un peigne depuis six mois, filez-lui une augmentation''. En plus subtil, hein, tu me connais. » Justement. Joseph lui retourne la question quant à son travail et Alfie reste interdit quelques instants, pensif. Non, je suis plus foutu de courir le monde parce que je me suis retrouvé comme un con au milieu d’un conflit armé, du coup j’suis devenu un putain de fonctionnaire qui fait du 8-17h et qui s’emmerde comme un rat crevé, mais hé, tout va bien puisque ça a sauvé mon couple. Il soupire à la pensée de Jules, tentant comme toujours dans cette situation de chasser ses pensées envahissantes et dangereuses pour l’image de la jeune femme, pourtant si idéalisée de la part de son compagnon. « Non, mon dernier terrain… il marque une pause, réfléchit quelques instants, s’égare. Je fais plus que du travail de recherche, maintenant, toujours pour l’université. Sauf que depuis un an, je suis aussi professeur-assistant et c’est… » Ennuyeux ? Pas épanouissant ? Carrément chiant ? C’est cool, concrètement je me contente de répondre aux mails des étudiants pour savoir si tel chapitre sera dans l’examen et aider à la préparation d’un cours que j’aimerais enseigner, qu’est-ce que je m’épanouis. Il essaie de réfléchir à une pensée satisfaisante, n’importe quoi, tandis que machinalement il fait quelques pas autour de Joseph. « AH ! Et j’ai rejoint un groupe, les Street Cats, ça s’appelle. On fait des sets dans les bars de la ville, on se prend pas la tête, on s’éclate entre passionnés de musique, c’est plutôt sympa. » Il reprend, carrément enthousiaste, frappant dans ses mains un bref instant, comme un vrai gosse. La musique a toujours été sa passion, ce n’est pas une surprise que ses yeux brillent en l’évoquant, même si d’ordinaire c’est un traitement réservé à son travail, le vrai s’entend, dont il pourrait parler des heures sans se lasser.
Joseph finit par avouer la raison derrière sa venue ; et si beaucoup se seraient vexés de n’être visité qu’en cas de besoin, Alfie ne se formalise pas, étant lui-même du genre à aller droit au but, quitte à être sérieusement rude. Manque de chance pour Joseph, Alfie est d’humeur taquine, et il ne se gêne pas pour faire durer le suspense avant de lui donner sa réponse et c’est un sourire satisfait qui s’affiche sur les lèvres du plus jeune lorsque Joseph réagit à sa plaisanterie, avant qu’il ne précise qu’il se doit d’informer Jules pour la forme, bien qu’il peine à imaginer qu’elle puisse être contre, l’avantage de se connaître par cœur après trois ans de relation. « Oui, c’est certain, ça c’est quelque chose qu’on ne peut pas lui reprocher. Il ajoute, pensif, quand Joseph fait une réflexion sur sa compagne. Et t’inquiète, c’est avec plaisir. Tu me le rendras en faisant le ménage, du coup. » Il ajoute, amusé. Comme souvent, Alfie réalise quelques instants après sa tirade que des éléments peuvent demeurer inconnus, et c’est la raison pour laquelle il reprend rapidement la parole pour présenter Odie. « Ouais, c’est du pareil au même, on va pas chipoter sur les détails. Il reprend, encore une fois amusé. J’aimerais bien qu’elle crache du feu pareil par contre, elle pourrait être enfin utile et ça me coûterait moins cher en système de sécurité. Faut que je la plante devant un marathon Game Of Thrones pour qu’elle en prenne de la graine. » Il jette un coup d’œil à Odie, en voilà une bonne idée qu’il mettra à exécution d’ici quelques jours. « Ah, parfait, tu es engagé, alors. Parce qu’elle est gentille, Odie, mais elle souffre d’un sérieux sentiment d’abandon dès que je pars, et je sais qu’elle le vit très mal. » Il ajoute, avec d’éclater de rire en songeant à la personnalité qu’il dessine à cette Odie qui, finalement, n’est qu’un animal qui se contente de se déplacer d’un point A à un point B en grappillant quelques feuilles de salade au passage. Reportant son attention sur Joseph, il l’observe un court instant, la tête légèrement penchée sur le côté, les narines inspirant exagérément. « Non, je te le conseille même. Je dépense pas une fortune en patchouli pour mon appart’ pour que tu gâches tout ça. Il esquisse un signe de la main vers le fond de l’appartement. La salle de bains est à droite. Les linges sont dans le tiroir du milieu. Frotte-toi bien, surtout. » Il ponctue, amusé, tandis qu’il laisse Joseph vaquer à ses occupations et continue de surveiller son plat de lasagne du coin de l’œil. Lorsque son ami revient dans la pièce à vivre, il retrouve un Alfie pensif, hésitant quant à la manière d’aborder certaines choses – si elles se doivent d’être réellement abordées. Parce que Joseph ne compte rester qu’une nuit, pas vrai ? Inutile de paniquer, ce ne sera pas suffisant pour que Jules mène ses investigations. Mais dans le cas contraire… « Je peux te demander un truc ? Juste histoire d’être fixé. C’est pas vraiment que pour une nuit, pas vrai ? Il esquisse un sourire qui se veut rassurant. Et je suis sincère, tu peux rester autant que tu veux, hein, je compte vraiment pas te foutre dehors, c’est vraiment pas un problème que tu restes. C’est juste que, si tu me dis oui, il faut qu’on discute de certaines choses avant le retour de Jules. » Son ton n’est pas sévère, pourtant Alfie fait preuve d’un sérieux peu habituel qui pourrait laisser présager le contraire.
Il parle, il parle, les mots s’échappent de sa bouche comme une nuée d’abeilles prêtes à récolter le pollen des fleurs. Ce trait de personnalité qu’Alfie possède n’a pas changé malgré les changements dans sa vie, la stabilité qui s’est installée chez lui; il est encore une radio. Peu importe à quel poste on le programme, il ne peut plus s’arrêter de bavarder. Mais ce n’est pas un problème pour Joseph, au contraire. Cela faisait bien trop longtemps que quelqu’un ne s’était pas intéressé à lui autrement que pour savoir à quel point il était un délinquant, à quel point il avait merdé en se faisant enfermer au beau milieu des psychopathes. Aujourd’hui, il se laisse bercer par les paroles confortablement banales de son ami. Il ne dit rien de bien important mais ça permet à l’ex taulard de progressivement ancrer ses pieds dans sa réalité à lui : l’appartement, le job, la copine, la décoration, le choix des mobiliers, cette lasagne qui cuit dans le four, cet étrange ballon rouge qui flotte en plein milieu du salon comme s’il indiquait l’emplacement d’un trésor. Alors, un sourire à l’allure bête est planté sur le visage du plus vieux, inébranlable, résultant d’un mélange de nostalgie et de cannabis qui se disputent la première place dans sa tête. Il se sent léger, les pensées volatiles, les muscles détendus, et il espère que ce n’est pas seulement la drogue qui lui permet de profiter du calme. Étonné par la présence d’une certaine Jules dans la vie de son ami qui avait pour habitude de sauter à droite et à gauche sans jamais réellement se cadrer, il croise les bras sur sa poitrine tandis que l’intéressé précise qu’il a découvert la fidélité et non le romantisme. Certes, il comprend la différence. Un peu acheter un bouquet de roses pour la première venue puis changer rapidement de proie, l’autre peu revenir tous les soirs et enlacer sa chérie avant de dormir contre elle sans être obligé de lui rappeler à quel point il l’aime, car elle le sait. « Et puis, fallait bien que je compense cette affection que tu n’étais pas là pour me donner. » Il ricane mais son rire s’évapore rapidement en un écho inconfortable. Il ne se méprend pas; il sait qu’Alfie fait référence à l’amour fraternel qui survit entre deux amis. Pourtant, son commentaire lui rappelle que jamais il n’a aimé une femme, que son cœur s’est trop rapidement fermé comme s’il avait peur de s’offrir aux mains d’une personne malhonnête qui pourrait en faire ce qu’il désir. Il a déjà essayé de se rassurer en prétendant qu’il n’a pas encore rencontré la femme parfaite et, pourtant, il ne tente pas pour autant d’ouvrir plus grand les paupières lorsqu’il est en public. La fleur dans sa poitrine s’est fanée, trop souvent bousculée par le souffle piquant des insultes qui lui ont été adressé. Reprenant ses airs amusés, il se contente de souffler l’air par ses narines, en réponse. Ça ne l’empêche pas de rappeler à Alfie la jeune Arielle qu’il convoitait tant les dimanches matin, avant que le prêtre ne chante ses sottises.
- Oh, t’inquiète, elle a hérité de tous les talents, dans la famille. Elle m’a laissé les défauts et est partie réussir ses études.
Il marque une pause, glisse ses doigts dans sa barbe mal rasée en se pinçant les lèvres, puis il ajoute : - Tu l’as p’t’être déjà croisée. Elle représente une pharmacie à Toowong. Elle refile des pilules aux malades.
Joseph est au courant : son ami et sa sœur n’ont pas gardé contact. Les raisons de cette distance qui s’est créée entre eux lui sont toutefois inconnues. C’est à ce moment qu’il se rend finalement compte qu’il n’en sait pas beaucoup sur sa sœur, aujourd’hui. Ils se voient quelques fois, rarement, mais il ne connait pas ses fréquentations, ses habitudes de vie, sa routine. Ils se contentent d’exister l’un pour l’autre, comme deux atomes dans le noyau d’une cellule. Alfie rassure Joseph quant à son travail qui n’est pas, à son avis, si ridicule. Il appuie sur ses mots et c’est un rire franc qui s’échappe de la gorge du mal peigné lorsqu’il lui promet de lui refiler une excellente note sur un site touristique. - Ah bon, t’aimes pas ma nouvelle coupe ? C’est pourtant à la mode le look mec qui a enfoncé sa fourchette dans la prise électrique. Tu devrais l’essayer, d’ailleurs. T’es trop propre, j’pourrais laver mes vêtements en les frottant à tes cheveux.
Pour accompagner ses paroles, il glisse sa main dans la coupe peignée de son ami et l’ébouriffe pour la transformer en tornade. Après avoir complété son œuvre, il reprend son sérieux pour répondre à sa question.
- Ça s’appelle Sablewich, l’endroit où je bosse. Un mauvais jeu de mot français que j’ai pas tout de suite compris parce que tu m’connais, j’ai pas trop d’intérêt à apprendre une langue que j’parlerai jamais. La qualité des sandwichs et à la hauteur du nom d’la boutique, si tu vois c’que je veux dire. J’te dirai pas c’est où pour t’éviter de goûter. Si t’es curieux de savoir c’que ça goûte la moisissure qui ne rend pas malade, t’as qu’à utiliser Google map.
En attendant la réponse d’Alfie à la question qu’il lui a posée concernant son emploi à lui, il note une certaine hésitation dans sa pupille. Il lui offre plusieurs réponses entremêlées les unes dans les autres et il demeure finalement insatisfait. Il comprend toutefois, à son ton désintéressé, que ce n’est probablement pas l’envie d’aller au boulot qui l’aide à sortir du lit, le matin. Sans qu’il n’ait le temps de demander quelques informations en plus, Alfie continue dans une lancée inattendue et les yeux de Joseph s’écarquillent tandis qu’il tente de comprendre comment son ami a pu se retrouver dans un groupe de musique. À son souvenir, le seul instrument qu’il savait – aléatoirement – jouer était l’orgue de l’Église. Il faut croire que les deux garçons ne se sont pas tout dit.
- Ah ouais ? Un groupe ? Putain, c’est cool. Tu joues pas l’orgue, tout de même ?
Malheureusement, il ne partage pas ce même intérêt qui fait briller de joie les yeux d’Alfie. Si ce dernier se transforme en gamin en abordant ce sujet qui le passionne, Joseph, lui, n’a jamais vraiment prêté attention à la musique. Il connait le nom des notes mais ne pourrait pas les identifier sur un clavier. Toutefois, et il ne peut pas le cacher, il est heureux de déceler dans la voix du garçon un véritable bonheur qu’il n’a pas eu la chance d’entendre depuis longtemps.
Le sujet devient plus sérieux et Joseph est mené à admettre la raison de sa visite. Heureusement, son ami ne voit pas d’inconvénient à lui prêter son canapé si merveilleux, selon ses dires. Toutefois, ils devront attendre l’avis de Jules pour établir le verdict final. Alfie rassure son invité : selon lui, sa copine ne sera pas contre l’idée de l’héberger. Bientôt, le ballon rouge à l’allure étrange est enfin présenté et Joseph ne retient absolument pas sa surprise de découvrir un dragon à la carapace épaisse. La référence de Game of Thrones entre dans une de ses oreilles et sort par l’autre. C’est qu’il n’est pas très connaisseur en culture populaire, l’ex taulard. Il n’a ni téléphone, ni ordinateur : ses occupations se résument à la lecture et à l’errance. Il ne touche pas un mot concernant cette référence qu’il n’a pas pu comprendre puis il se redresse en riant doucement, ses mains s’étant naturellement enfoncées dans ses poches lousses. - Ouais, j’imagine. Elle doit déranger les voisins en pleurant ton absence, ça fait pareil chez les chiens. T’inquiète, j’suis sur le coup !
Devant l’expression presque dégoûtée d’Alfie, Joseph ne peut pas s’empêcher de discrètement renifler son tshirt pour comprendre la raison de ses recommandations concernant la douche. Bien trop habitué à nager dans son propre corps, il ne décèle aucune mauvaise odeur dans son vêtement. Il ne remet toutefois pas en doute la parole de son ami et il le remercie d’un signe de la tête lorsqu’il lui indique la direction de la salle de bain. En tournant les talons, il s’abaisse pour récupérer son sac noir contenant son second ensemble à porter puis il se dirige vers cette pièce de laquelle il sortira propre. En s’enfermant dans la salle de bain, il croise son regard dans le miroir et détourne rapidement les yeux vers les dizaines de bouteilles de produits esthétiques qui s’entassent sur les comptoirs, puis il glousse en lisant quelques étiquettes, comprenant rapidement que tout ce trésor appartient à nulle autre que Jules. À l’écart, il remarque quelques produits masculins, dont un après-rasage et une bouteille de gel douche pas encore entamée. Après s’être dénudé, le garçon observe un moment le tatouage dans le haut de son dos afin de s’assurer qu’il n’est pas infecté : Sid lui a conseillé d’en vérifier la guérison tous les jours jusqu’à ce qu’il ne présente plus aucune douleur. Il touche les nombres du bout des doigts et ne grimace pas. Il n’a plus mal. Il tourne la poignée, l’eau ruisselle et la vapeur s’élève.
En retournant dans la pièce où se trouve Alfie, une odeur de framboise suit son ombre. Il a utilisé le shampoing de Jules parce qu’il a toujours eu les cheveux très épais. Tandis que des gouttes d’eau froides coulent de ses pointes encore humides, Joseph croise le regard étrangement pensif de son ami. Il repose son sac, cette fois près du canapé qu’il a déjà adopté sans même recevoir le feu vert de la deuxième occupante de l’appartement. Il comprend rapidement la raison de l’inquiétude de son ami et, en se pinçant les lèvres, s’adosse sur le mur, près de lui.
- Hum.
Le plus jeune précise la raison de sa question et les sourcils de son interlocuteur se froncent. Ils doivent se parler de certains trucs, alors. Légèrement inquiet, le garçon se mord le bout de la langue pour changer le mal de place et il hoche la tête. - Tu l’as compris, j’imagine : j’suis à la rue. Du coup, je ne sais pas dans combien de temps j’pourrai partir sans avoir peur de dormir à la belle étoile.
Il détourne les yeux, honteux de l’admettre. Il ne veut pas avoir l’impression d’être le fardeau d’Alfie. Il a un énorme cœur, il ne veut pas en profiter. Ce n’est pas ce que les amis font. En haussant les épaules, il ajoute : - Mais j’t’assure que j’partirai le jour où je devrai.
Puis, se rappelant la raison de cette conversation soudainement sérieuse, il se sépare légèrement du mur avant de demander, sur un ton intrigué :
- De quoi tu dois m’parler ? Si tu veux que j’fasse la vaisselle un jour sur deux, y’a pas de problème !
Il sourit légèrement après cette vaine tentative pour alléger l’atmosphère qui se fait de plus en plus pesant. Les deux garçons n’avaient pas le passé le plus rose : Joseph savait qu’il n’allait pas simplement lui demander d’éviter de blasphémer devant sa copine. Il est habitué, après tout ce temps : il n’est pas la meilleure des fréquentations et voilà qu’il immisce dans la vie d’un couple casé qui se souffle probablement des mots d’amour avant de s’endormir, le soir.
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Dernière édition par Joseph Keegan le Mer 20 Mar - 18:54, édité 1 fois
« Bébé, c’est pas ce que tu crois, je te JURE ! C’est seulement pour le boulot ! Tu n’as absolument AUCUN souci à te faire ! » Des murmures désapprobateurs parcourent la bibliothèque alors que je m’occupe de ranger les livres qui ont été rapportés en début de semaine. La jolie jeune femme postée au rayon « arts culinaire » vient encore d’hausser le ton et ça fait déjà cinq bonnes minutes que j’hésite à intervenir. Je déteste jouer les flics mais là, ce n’est plus possible. Replaçant rageusement « Le royaume de Kensuké » à son emplacement habituel, je prends mon courage à deux mains, me plantant devant la femme toujours au téléphone avec le sourire le plus courtois dont je suis capable de faire preuve compte tenu de mon état de nerfs intérieur. « Excusez-moi, je vais vous demander d’aller poursuivre cette conversation à l’extérieur afin de respecter la tranquillité des personnes qui essaient de se concentrer sur leur lecture. » Si on m’avait donné un euro à chaque fois que j’ai répété cette phrase, je pense que je serais riche à l’heure qu’il est. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir affiché en gros une pancarte « A l’intérieur, je respecte le silence » sur la porte d’entrée. Les gens sont vraiment sans gêne et j’ai l’impression que c’est de pire en pire avec les années. La fille prend la peine de décoller de deux millimètres son téléphone de son oreille pour me lancer un « Ouais, ça va, j’y vais. » qui me permet d’émettre de sérieux doutes sur la qualité de son éducation, avant de tourner les talons pour se diriger vers la sortie, le tout sans avoir prononcé le moindre mot d’excuse, ça aurait été trop bien de sa part. Alors qu’elle franchit la porte coulissante vitrée, je l’entends reprendre sa conversation le plus normalement du monde. « Mais non, bébé, c’était pas à toi que je parlais, il y a une coincée qui est venue me faire chier parce que je parlais trop fort et… » Le reste de la phrase est inaudible puisque la porte se referme enfin sur l’odieuse femme. Je prends une grande inspiration, tentant de rester zen et impassible. La coincée a encore du travail à faire et je déteste m’agacer intérieurement. Franchement, les gens manquent cruellement de respect et de bonnes manières par moments. Souvent, les clients que je reçois me disent que j’ai une patience d’ange de me spécialiser dans les romans jeunesses parce qu’il faut en avoir pour canaliser les enfants. Je crois qu’ils ne se rendent pas compte que les jeunes, adolescents comme enfants, me posent en général beaucoup moins de problèmes que les adultes. Quoi que, je ne pourrais pas mettre ma main à couper que le comportement de ses mômes, si elle en a, soit exemplaire. Une chose est sûre, je ferais tout pour que les miens ne ressemblent jamais à ça en grandissant… Enfin, ce n’est pas comme si c’était à l’ordre du jour de toute façon. Je me hâte de rejoindre mon rayon, reprenant le cours de ma journée comme si de rien n’était.
Les heures ont filé à une vitesse impressionnante et je suis ravie de pouvoir retrouver l’air plus ou moins frais de Brisbane. Rentrer à la maison, me faire une tisane, lire un peu et profiter de ma soirée avec Alfie, voilà qui me semble être le plan parfait. J’aime profiter de soirées de calmes et de tranquillité, il est agréable de pouvoir juste se détendre et ne rien faire de temps en temps. Evidemment, ce plan ne sera valable que si Alfie est là ce soir, sinon je devrais m’arrêter à la tisane et au livre, mais je suis d’un naturel optimiste et puisque je n’ai pas eu de message m’indiquant le contraire, je conclus simplement que je le trouverais en rentrant. Devant la porte de l’immeuble, je passe deux bonnes minutes à chercher mes clés dans mon sac, maudissant les concepteurs de sac, puis les concepteurs de clés sur cinq bonnes générations pour finir par franchir avec bonheur le seuil de l’appartement, claquant la porte derrière moi. « JE SUIS RENTREE ! » Je crie comme si on vivait dans une maison à trois étages alors qu’il y a de fortes chances que je vienne de lui percer un tympan compte tenu de son évidente proximité. Et puis, ce n’est pas comme s’il pouvait s’agir d’une autre personne que moi, je n’ai encore jamais vu Odie se servir des clés et nos rats n’ont pas non plus cette capacité. Le simple fait d’être rentrée chez moi me suffit à retrouver la bonne humeur largement mise à mal par la fâcheuse rencontre de milieu de journée. « Il faut absolument que je te raconte… » Je me déleste de mes escarpins en m’appuyant sur la porte d’entrée, libérant mes pieds en souffrance de ces chaussures certainement inventées par Satan. « … Je suis tombée sur une fille… » Mon sac vient rejoindre son emplacement habituel et je pose mes clés sur le meuble prévu à cet effet. « ... Une de ces connasses mal… » Mal-baisée, oui, oui, c’est tout à fait ce que j’allais dire mais quatre pas m’ont suffi pour traverser l’entrée et me rendre compte que oui, Alfie est bien rentré à la maison, ce dont je m’étais évidemment doutée compte tenu de la bonne odeur qui s’échappe du four, mais qu’il n’est pas seul et que je suis donc arrivée en plein milieu de je ne sais quoi. Oubliant toutes mes bonnes manières, je reste figée un instant, mon regard passant d’Alfie à l’inconnu. Je n’ai absolument rien contre l’idée de recevoir de la visite, mais déjà qui est-ce ? Et puis pourquoi je n’ai pas été prévenue ? Et encore pourquoi est-ce que j’ai cette étrange sensation de malaise ? Les bonnes manières voudraient que je dise bonjour mais la surprise ne m’aide pas à reprendre mes esprits rapidement et c’est plutôt un « J’interromps quelque chose ? » que j’arrive à prononcer avant toute autre parole plus appropriée.
Si la prédisposition d’Alfie à jacasser constamment et à être incapable de demeurer silencieux plus de cinq minutes d’affilée peut en agacer certains, on ne peut pas lui enlever que ce naturel chaleureux qui le caractérise permet d’éviter bien des malaises ; cela se décèle encore une fois autour de cette conversation entre les deux vieux amis qui aurait pu être gênante, compte tenu des circonstances mais également des nombreuses années qui séparent leur dernière rencontre de ces retrouvailles, jalonnées de changements conséquents de part et d’autre, accentuées par des caractères presque trop opposés pour être véritablement compatibles. Face à ces éléments, on aurait pu s’attendre à de longs silences durant lesquels le regard de l’un évite celui de l’autre, prétextant s’accrocher avec fascination sur la machine à café parce que « cette couleur bordeaux est incroyable, j’en ai jamais vu de telle, que Pantone la nomme couleur de l’année, bravo championne » ou une volonté d’éviter le sujet tabou en insistant sur les plus futiles à base de « je me demande si ma plante en plastique a encore l’envie de vivre » ou « mon canard domestique est amoureux du fauteuil en osier ». C’est un classique de l’être humain, plus il se retrouve face à une situation qui diffère de celles qu’il vit quotidiennement, plus il lui sera difficile d’agir adéquatement ; les mécanismes mis en place pour appréhender un contexte reconnu ne parviennent pas à s’adapter à cette nouveauté. De par son travail, Alfie est malléable et loin d’être un défaut, c’est ce qui lui permet de s’accommoder à toutes les situations ; ainsi celle – particulière – de Joseph ne l’empêche pas d’agir avec lui comme si leur séparation se comptait en jours plutôt qu’en années. Pas de regards de pitié, aucune distance traduisant d’un malaise ni le besoin d’une excuse pour écourter la rencontre, le plaisir est réel, le sourire sincère et l’intérêt porté à Joseph se veut sérieux. La conversation semble être dans la continuité de la dernière qu’ils ont eu, basée sur leur quotidien, ponctuée de plaisanteries. C’est comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, comme si le temps et la vie n’avaient jamais fait leurs œuvres, et cela rend ces retrouvailles d’autant plus appréciables pour un Alfie qui, au cours des années, aidé par les ragots et les regrets, n’a pu que constater que leurs différences primaient désormais sur leurs similitudes. C’est peut-être vrai – ça l’est très probablement, même – mais ce n’est pas ce qui fausse cette amitié, ce n’est pas ce qui diminue l’importance de Joseph aux yeux de l’anthropologue, véritablement heureux de revoir son ami libre de ses mouvements. Au-delà de ce nuage qui plane sur la conscience d’un Alfie qui s’en voudra éternellement de certains comportements égoïstes qui ont eu des répercussions autour de lui et plus particulièrement sur Joseph, c’est surtout l’impact de ce dernier auquel il doit songer aujourd’hui. Il a été son premier véritable ami, un confident, et surtout un repère dans les moments délicats. Il est celui qu’il pouvait réveiller au milieu de la nuit pour demander le canapé sans qu’il ne pose la moindre question, c’est lui qui lui a servi d’alibi auprès de ses parents un nombre incalculable de fois, c’est lui le premier vers lequel il se tournait lorsqu’il avait une nouvelle qui méritait d’être partagée. Pour toutes ces raisons et bien plus encore, c’est naturellement qu’Alfie lui offre le couvert et sa sympathie. Une sympathie dont ne bénéficie pas la sœur de Joseph, lorsque ce dernier évoque le sérieux crush à sens unique qu’Alfie avait pour elle plus jeune. Ce n’est pas qu’il n’apprécie pas la jeune femme, seulement leurs chemins se sont très vite séparés une fois à l’âge adulte, et à l’exception de quelques rencontres fortuites toujours très polies, ils n’ont pas maintenu un lien qui, finalement, n’a jamais réellement existé. « C’est marrant, des enfants Keegan, c’est pas à elle que je trouve le plus de qualités. » Il plaisante, sans aucune envie de rabaisser la cadette Keegan, seulement ce n’est pas un secret qu’entre elle et son frère, l’affection d’Alfie va à ce dernier, qui se flagelle au travers une comparaison qui n’a pas lieu d’être et qu’Alfie désapprouve. « Mais oui, je l’ai croisée ponctuellement ces dernières années. Ça fait un moment que je l’ai pas vue ceci dit, je pensais qu’elle avait quitté la ville pour je ne sais quelle raison. En tout cas, je prends note de l'info, si l’envie me dit de la revoir à l’occasion, je ne manquerai pas de m’inventer une grave malade qui nécessite quotidiennement mon poids en pilule en tous genres. Il souffle avec un fin sourire. Elle a une préférence, tu penses ? Allergie à l’oxygène, syndrome de Cotard, phobie des tâches ménagères ? Il poursuit, avant d’ajouter, sincère, j’espère qu’elle va bien. » Car même si les liens l’unissant à la jeune femme ne sont pas aussi forts que ceux qu’il partage avec son frère, cela ne l’empêche pas d’être heureux d’apprendre qu’elle a réussi sa vie et de souhaiter qu’elle se porte bien.
L’attention revient bien vite sur son vieil ami et sur le travail qu’il occupe actuellement. Il n’est certes pas à la tête d’une multinationale, mais il n’y a rien de honteux à cela, au contraire, il n’est pas sûr qu’il lui aurait réservé le même accueil si c’est un Joseph bien peigné et la chemise bien repassée qui se serait pointé devant sa porte, l’air hautain et le jugement facile quant à la marque de son téléphone portable (parce que tout le monde sait qu’au-delà du conflit israélo-palestinien, ce qui préoccupe réellement les gens est de savoir qui l’emportera dans la battle apple-samsung). Et puis, une batterie de téléphone ne se mange pas – enfin, si, probablement, l’être humain étant plein de (mauvaises) surprises il existe sûrement une vidéo sur youtube d’un tel festin – contrairement à des sandwichs. C’est un grand fan, Alfie, oui, le terme n’est pas trop fort, même si non, il n’a pas une photo du steak and cheese de Subway sur son bureau. C’est un rire franc qui s’échappe des lèvres d’Alfie lorsque Joseph critique sa coupe – juste retour des choses – et il passe à son tour une main dans ses cheveux pour tenter de dissuader quelques mèches rebelles de profiter de cette liberté nouvelle après que son ami se soit assuré d’avoir déstructuré le peu d’efforts dont il est capable. « Faut dire que ça leur ferait pas de mal. Il le taquine en souriant. Promis, j’essayerai, mais tu oublieras pas d’écrire dans ton éloge funèbre que je suis parti avec style, il manquerait plus qu’on dénigre mon sacrifice. » Il soupire en haussant les épaules, avant de reprendre son sérieux pour écouter les précisions de son ami. Le jeu de mots n’est pas compris par un Alfie bien plus à l’aise pour parler le pitjantjatjara que le français. Mais c’est le propre de son travail, il maîtrise des dialectes qui ne lui sont d’aucune utilité dans la vie quotidienne contrairement à des langues étrangères qui pourraient l’aider à comprendre le sens de certains mots omniprésents dans le vocabulaire actuel. Quoi qu’il en soit, la manière dont Joseph présente les choses lui esquisse un nouveau sourire. « Fan de sandwichs, j’ai dit ? Oulà, vaste fumisterie, j’ai dû me tromper, j’ai horreur de ça, bwehe, vilains sandwichs. Il plaisante avant de reprendre. Enfin, c’est pas le genre de trucs à me dire, tu sais, la curiosité et la bouffe c’est deux choses qui me parlent, j’ai un estomac qui a vécu bien pire. Mais j’en prends bonne note si je décide d’en finir avec la vie et que le magasin de bricolage est fermé. » Il laisse échapper un léger rire, avant de reprendre son sérieux lorsque la question lui est retournée. Il cherche ses mots, Alfie, ceux qui ne donneraient pas l’impression que son quotidien lui déplaît, principalement parce qu’il n’accepte pas encore que cela puisse être le cas. C’est pour cette raison qu’il bifurque rapidement sur le sujet des Street Cats, parce que s’il y a une chose à retenir de son quotidien à l’heure actuelle, c’est bien sa place dans ce groupe d’amateurs qui est vécue comme une vraie bouffée d’air frais par le trentenaire. À la réflexion de Joseph, c’est un nouveau rire qui s’échappe d’entre les lèvres d’Alfie. « Ah si, si ! On fait de très bons orgues portatifs aujourd’hui ! » Un instant, il s’imagine avec son orgue sous le bras, à la façon Transformers, un bouton et celui-ci déploie tout son potentiel. Et flinguera au passage le plafond des bars dans lesquels ils performent, aussi. « Du piano, en fait. Il précise, plus sérieux. Vestige de l’éducation de mes parents, un bon enfant est un enfant qui sait jouer du piano, ce genre de… Il s’interrompt, songeant avec agacement à cette éducation reçue. Ce genre de formatage, mais il ne peut pas s’en plaindre, car il a réellement trouvé une échappatoire en cet instrument. J’ai un peu abandonné à l’adolescence, parce… Parce qu’Amelia n’aimait pas ça. Il laisse échapper un bref soupir. Mais ouais, je me débrouille plutôt bien, t’auras peut-être le droit à une représentation privée plus tard, ça t’évitera d’avoir à jouer des coudes avec mes groupies si tu viens me voir un soir dans le quartier. » Il conclut, riant, parce que s’il y a bien quelqu’un qui a des groupies à ses pieds dans le groupe, c’est plutôt Jack.
La véritable raison de la visite de son ami est dévoilée et après une envie de jouer avec son rythme cardiaque, Alfie lui propose sans la moindre hésitation le canapé du salon. Ce n’est certes pas aussi confortable qu’un lit, ou aussi intime que sa propre chambre, mais dans l’immédiat, ça fera l’affaire. Alfie lui doit bien cela après toutes ses nuits à l’adolescence où il a fui le domicile familial et trouvé, à chaque fois, refuge chez Joseph. Il doit bien évidemment en discuter avec Jules parce qu’il n’est pas le seul occupant des lieux, mais même si celle-ci vient à être réticente, Alfie saura la convaincre. S’ils semblent ne plus parvenir à se comprendre l’un et l’autre depuis peu, il sait pourtant qu’elle acceptera face à la portée de ce geste aux yeux d’Alfie, qui ne peut décemment pas fermer la porte à un ami qui lui a tendu la main à plusieurs reprises par le passé. Le tour du propriétaire débute sans même l’aval de la jeune femme, et il rencontre les autres occupants des lieux avant la plus importante. Odie, dans ce cas, car les rats profitent de la partie du balcon qui leur est aménagée et qui permet l’installation d’un bac d’eau – loin de leur être désagréable avec ces chaleurs. « Merci, vieux. Par contre, comme t’es sur le coup, je te laisse aussi gérer la voisine du dessous qui se plaint toujours d’elle, hein. Tu verras, elle est pas méchante, à condition que tu n’aies pas peur de te prendre un coup de rouleau à pâtisserie. » Il hausse vaguement les épaules, laissant à Joseph le soin de démêler le vrai du faux dans ses propos. Tout comme il lui laisse bientôt le soin de démêler ses cheveux qui ressemblent plus à un nid d’oiseau – et c’est ça, la mode ? – en lui autorisant, lui conseillant même, l’accès à la douche. En réalité, il remet en question l’hygiène de Joseph plus pour le taquiner que par véritable problème olfactif.
En l’absence de son ami, son esprit s’active quant à la situation. Joseph a besoin d’un endroit où dormir. Ce ne serait pas préoccupant si ce dernier était en couple, il aurait pu mettre la faute sur une violente dispute l’empêchant de retourner au domicile conjugal sans prendre le risque de périr au cours d’un « malheureux » accident domestique avec le broyeur à ordures, ou s’il avait une journée de formation loin de son domicile qu’il n’assumerait pas en devant se lever au milieu de la nuit pour rejoindre les lieux au petit matin. Mais Joseph vient de sortir de prison. Et loin de vouloir lui coudre cette étiquette à la peau, Alfie se doute surtout que cela implique pas mal de désagréments – dont celui de devoir retomber sur ses pieds et de se réinsérer dans une société qui vous a volontairement mis de côté. Il n’est pas stupide, et il imagine sans difficulté que trouver un logement avec cet historique relève probablement du parcours du combattant, et le sac que son ami trimballe ne semble pas contenir que le minimum vital pour survivre à une journée hors de son cocon. Alfie fait les cent pas dans la cuisine, ne prête plus attention à son ami revenu près de lui, hésitant quant à la manière la plus douce de lui poser la question qui rêve de franchir ses lèvres. Finalement, il décide d’y aller comme à son habitude ; naturellement, directement, sans chercher de raccourcis ou de chemins moins sinueux, tout en rassurant son ami sur le fait qu’il est le bienvenu – c’est la seule chose dont il est sûr à l’heure actuelle. Ses doutes se transforment en certitudes lorsque Joseph confirme être à la rue, et s’empresse de préciser qu’il partira le jour où il le devra. Alfie secoue la tête, sa main frappe l’air. « T’en fais pas, je te l’ai dit, tu peux rester autant que tu veux, c’est pas un problème, vraiment pas. » Il affiche un sourire qui est sincère, mais qui très vite disparaît lorsque Joseph le remet sur le chemin de la conversation qu’il voulait aborder. « Ah, ça, j’y compte bien. Et le repas, la lessive, l’aspirateur, vas pas croire que tu vas te gratter un hébergement gratos. » Il tente de plaisanter, mais l’intonation n’y est plus. D’un emballement, son esprit cède à la panique lorsque son regard croise l’heure affichée sur l’horloge. L’arrivée de Jules n’est plus qu’une question de minutes. Elle posera forcément la question fatidique : d’où vous vous connaissez ? Il ne mentira pas. Joseph non plus, probablement. Elle comprendra que Joseph l’a connu dans chacune des phases importantes de sa vie. Et elle sera curieuse, parce qu’elle est comme ça, et qu’il ne peut pas la blâmer. Mais les risques sont trop gros, et Alfie n’a plus la tête à plaisanter. « C’est juste que… Enfin, Jules, elle… » Il hésite, réfléchit, s’emmêle les pinceaux. Il y a tant d’interdits et aucun à la fois lorsqu’il est question de Jules, tout comme lorsqu’il est question de ce passé qui continue de le hanter autant d’années après, parce qu’il peut le prétendre autant qu’il le souhaite, il n’est pas totalement passé à autre chose. Et c’est justement parce qu’il prétend le contraire qu’il ne parvient pas à formuler une phrase concrète, car il a tellement passé sous silence certains événements qu’il lui est désormais impossible de les verbaliser. Comme si son esprit les avait occultés, mais que son corps lui rappelait souvent à quel point il en a besoin. Jules sait que ça a pas toujours été facile, mais elle ignore à quel point je suis addict. Non. J’étais addict. Il passe une main sur son visage, épuisé par toutes ces pensées qui l’assaillent. Ne lui parle pas de certaines choses, elle ne me verrait plus de la même façon et je ne veux pas être jugé. Pas par elle. Qui va arriver, bientôt. Réfléchis, bordel. Hé, tu te souviens quand on s’est échangé cette aiguille pour s’injecter toutes ces bonnes choses pour notre corps ? Chouette soirée, c’était bien sympa, t’as sûrement oublié, mais j’ai besoin de m’assurer que tu n’en parleras pas ni de toutes ces fois où j’ai débarqué chez toi complètement défoncé à ne plus me souvenir de mon propre prénom. Il tergiverse, il s’épuise seul, décroche de la conversation, de l’instant, au point où il ne revient à lui dans un sursaut que lorsque la porte d’entrée s’ouvre à la volée et que la voix reconnaissable de Jules brise le silence ayant enveloppé la pièce. Bordel de merde, pas ça, pas ça, pas ça. Son cœur manque un battement – ou peut-être même une dizaine – et ses muscles se tendent. Dans d’autres circonstances, il aurait éclaté de rire face à la presque vulgarité de la jeune femme, d’habitude si polie, aux barrières qui s’effondrent en sa présence – et peut-être qu’il a réellement une mauvaise influence sur elle, comme lui l’a déjà fait remarquer ses propres parents. Mais elle est accueillie par un Alfie au visage fermé, qui tente malgré tout un sourire lorsqu’elle apparaît dans son champ de vision. Il avance de quelques pas jusqu’à sa moitié, lui glissant un « hey » à l’oreille et lui volant un baiser sur la joue tandis qu’instinctivement il cherche sa main, dans ce besoin constant qu’il a de la sentir près de lui lorsqu’il n’arrive plus à se canaliser. « Non, non pas du tout. Il la rassure avec un fin sourire avant de très vite reprendre la parole. Joseph, un vieil ami, sa main libre qui désigne le garçon, il désigne ensuite la jeune femme, faisant les présentations à la hâte. Juliana, enfin Jules, dont je t’ai parlé tout à l’heure. Jo’ va se joindre à nous ce soir, si ça ne te dérange pas ? Et peut-être aussi les prochains jours. » Il souffle, avant de se tourner vers son ami. « Tu nous excuses un petit instant ? » Sans même attendre son autorisation, sa main toujours dans celle de Jules, il attire celle-ci jusque dans la chambre, avant de fermer la porte et s’en éloigner pour s’assurer une parfaite intimité. « Laisse-moi t’expliquer, il se dédouane d’emblée, mais avant, bonsoir. » Cette fois, ce sont ses lèvres qu’il vole, profitant de cette accalmie assurée. Se détachant finalement d’elle, il affiche une moue gênée, peut-être dans une tentative d’être aussi mignon que le Chat Potté et s’assurer qu’elle puisse accepter sans sourciller ce qu’il s’apprête à lui annoncer – sauf qu’il n’est évidemment pas aussi cute que la fameuse bestiole à poils roux. « Joseph et moi, on se connaît depuis très longtemps, d’ailleurs si on fait le compte je le connais depuis plus longtemps que je ne le connais pas, et il est un peu dans une sale situation aujourd’hui, tu vois, le genre où tu n’as plus de toit sur la tête et où tu dois compter sur la générosité de ton entourage et il se pourrait peut-êtrequ’il sorte de prison, mais eh rien de grave, c’est pas un psychopathe ou que sais-je, vraiment, je t’assure, c’est un gars bien qui a juste pris de mauvaises décisions, et puis on prend tous des mauvaises décisions à un moment ou à un autre, voilà, ça lui est arrivé et faut que je te le dise mais je peux vraiment pas lui fermer la porte au nez, et j’en ai pas du tout envie, mais je sais que je suis pas le seul à décider et je ne peux rien t’imposer, mais juste réfléchis-y et … » Il s’interrompt, à bout de souffle, ayant tenté de noyer le poisson dans une multitude d’informations. Il profite du mutisme de la jeune femme le temps d’emmagasiner le discours dont il vient de la gratifier pour ajouter, plus sérieux, plus calme aussi : « Je… c’est un peu compliqué, mais je le dois bien ça. Je lui dois vraiment ça, alors si tu pouvais… » Accepter qu’un ex-taulard que tu ne connais pas squatte ton canapé pour une durée indéterminée ? À cette pensée, Alfie se mure dans le silence, réalisant finalement qu’il s’est peut-être trop avancé concernant l’accord de Jules sur la situation.
Le visage fermé d’Alfie contraste avec ses paroles qui sonnent totalement faux alors qu’il m’accueille à la maison d’une manière qui ne me rassure absolument pas. Je fronce les sourcils en dévisageant l’inconnu, serrant les doigts d’Alfie entre les miens plus par réflexe que par envie, incapable de détacher mon attention de l’étrange situation qui se déroule sous mes yeux. Je mets de longues secondes à reprendre contenance, de trop longues secondes pour que l’inconnu, qui ne l’est plus suite aux présentations, ne puisse pas me prendre pour la pire des impolies. Quand enfin je retrouve mes bonnes manières, il est un peu trop tard, mais le large sourire qui apparait sur mon visage est sincère, je ne vois pas pourquoi je ne serais pas heureuse de rencontre un vieil ami d’Alfie. « Enchantée Joseph, je suis ravie de faire ta connaissance. » Evidemment, je suis de rencontrer quelqu’un qui partage la vie de mon amoureux depuis bien plus d’années que moi, mais est-ce que je dois vraiment l’être ? Non parce que je le serais si mon petit-ami ne se comportait pas comme s’il était face à un fantôme. Je n’ai pas vraiment le temps d’en apprendre plus que je suis contrainte de quitter la pièce, non sans en bref regard d’excuse en direction de notre invité que nous plantons dans le salon ce qui est loin d’être dans mes habitudes puisque j’ai plutôt l’habitude de soigner l’accueil de mes invités quand ces derniers se présentent à la maison. Lorsque la porte de notre chambre se referme derrière nous, j’ai l’impression d’être un prêtre qui va assister à la confession d’un petit caïd d’école primaire qui a peur du jugement dernier. Ça ne me plait pas, ça ne me plait pas du tout même et je regrette de ne pas être allée boire un verre chez Leo au lieu de rentrer directement à la maison. J’espérais conjurer le mauvais sort et passer une soirée qui compenserait la journée pourrie que je viens de me farcir mais quelque chose me dit que ça ne va pas être aussi simple que ça.
Ses premiers mots me confirment que j’ai sûrement raison quant à l’évolution probable de cette soirée et je ne fais pas du tout l’effort de prolonger le baiser qu’il dépose sur mes lèvres, plus pressée qu’autre chose d’obtenir le fin mot de l’histoire. Il est vraiment très rare que je ne sois pas plus enthousiaste que ça devant les démonstrations d’affection d’Alfie qui sont d’ailleurs une des qualités que j’ai toujours apprécié chez lui. Je n’ai jamais eu besoin de le pousser à venir vers moi, il l’a toujours fait de lui-même ce qui n’est pas franchement un trait de caractère typiquement masculin, raison de plus pour l’apprécier. Mais pas aujourd’hui. Je veux savoir quel est le problème et je veux le savoir maintenant. Heureusement, il ne se fait pas davantage prier, déballant d’une traite que son super pote d’enfance ou peut-être d’adolescence qui sort de prison mais qui est un gars bien n’a plus de logement et va donc rester chez nous quelques temps. Et par quelques temps, j’entends bien évidemment qu’il s’agit d’une location certainement gratuite et ce à durée indéterminée. En temps normal, j’aurais certainement râlé un peu, mais je ne peux pas ignorer l’état d’agitation extrême d’Alfie à l’heure actuelle. Je ne saurais pas vraiment dire s’il est heureux de voir son ami ou s’il a juste l’air paniqué mais en tout cas, cette arrivée le met dans tous ses états. « D’accord. » Quelques secondes de réflexion m’ont suffit pour en arriver à cette conclusion de toute façon évidente. De toute façon, le type en question est à deux mètres de nous en train de poireauter dans notre salon donc je suis un peu au pied du mur et ça a l’air de tenir à cœur à Alfie, je ne peux pas lui refuser ça. Si un de mes amis se retrouvait dans une situation de merde, j’aimerais aussi qu’il me fasse assez confiance pour lui ouvrir notre porte. « Il peut rester autant qu’il veut, il n’y a pas de problème. » Je suis presque étonnée d’être aussi calme alors qu’en réalité, je ne devrais pas l’être. On a toujours été un peu comme ça, Alfie et moi, l’un canalise l’autre, quand il panique, je reste zen et inversement. Heureusement parce que si j’étais une boule de nerfs comme lui en ce moment, je ne sais pas comment toute communication aurait été possible.
Mon consentement obtenu, j’espère que le stressomètre d’Alfie va redescendre pour qu’on puisse enfin passer une soirée normale. Evidemment, malgré mon calme apparent, la petite voix rationnelle et pragmatique dans un coin de ma tête a déjà commencé à me hurler que je suis totalement malade d’avoir accepté aussi facilement, que j’aurais dû poser des conditions, hurler, pleurer, m’embrouiller et que je vais le payer cher. Parce que bon, franchement, en toute honnêteté, ai-je réellement envie qu’un ex-taulard squatte le canapé du salon pendant des mois ? NON, pas du tout, jamais de la vie, même pas dans mes pires cauchemars. Sauf que mon Alfie était un peu au bord de la crise d’apoplexie et que de toute façon, même après négociations houleuses, j’aurais évidemment fini par accepter puisque, comme il l’a précisé, il n’était pas du tout prêt à lui dire non. Il me l’a tout de même présenté en disant qu’il allait se joindre à nous dans les prochains jours, j’ai donc la très nette sensation que cette décision était prise, au moins dans sa tête, bien avant mon arrivée. Et puis, il faut voir le bon côté des choses, avec Joseph à la maison, je vais apprendre plein d’anecdotes sur le passé d’Alfie sur lequel il est toujours resté particulièrement secret. Peut-être même un peu plus que des anecdotes d’ailleurs… Ce serait de la curiosité mal placée, j’en ai conscience, mais également un juste dédommagement compte tenu de l’énorme sacrifice que je viens de faire. « Je vais lui sortir des draps propres, il sera plus à l’aise. » Comme d’habitude, quand je fais une grosse connerie et que je veux me voiler la face, mon cerveau se met en mode pilote automatique et je préfère être dans l’action que dans la réflexion par peur de regretter – et je crois que je commence à réaliser l’ampleur de mes paroles – « C’était juste pour ça que tu voulais me parler, tu es sûr ? Tu es livide. » J’emploie le ton du médecin sur-expérimenté qui fait une simple constatation mais dans le fond, j’admets que l’air fermé et pas forcément hyper à l’aise d’Alfie depuis que j’ai débarqué à la maison m’inquiète un peu, lui qui est toujours souriant, bavard et enthousiaste a l’air de vivre l’un des pires moments de toute son existence. Personnellement, si un de mes amis de longue date devait débarquer, je pense que je serais plus ravie qu’autre chose ce qui n’a pas l’air d’être son cas. « Ça va être cool d’avoir un peu de compagnie à la maison. » Je m’approche de lui et passe les bras autour de sa taille pour le serrer contre moi, lui rendant enfin l’affection que j’ai un peu rejeté depuis mon arrivée. « Le seul truc qui est dommage, c’est que je ne pourrais plus sortir toute nue de la salle de bain après ma douche… Et ça, c’est vraiment triste. » Je me fous de lui, bien sûr, et le large sourire sur mon visage alors que je m’écarte de lui pour me diriger vers la porte ne trompe pas. « On y retourne ? C’est malpoli de délaisser les invités. » Cette soirée en compagnie de Joseph va être la première d’une longue série et à cet instant précis, je me demande combien de temps je vais assumer la décision que je viens de prendre sur un simple coup de tête.
Code by Sleepy
Spoiler:
Désolée Jo'... En terme de contenu, tu es clairement pas plus avancé avec moi... So sorry.
Il tergiverse, Alfie, son esprit divague, il se perd dans ses pensées encombrantes, il occulte la présence de Joseph à quelques pas de lui, il s’échappe de la conversation, comme trop souvent. Il s’épuise, surtout, à lutter contre toutes ses idées qui assaillent sa boîte crânienne telle une nuée de corbeaux sur un animal mort. Toutes ces choses aussi insignifiantes qu’importantes, aussi sérieuses que loufoques, aussi fatigantes qu’excitantes. Et ça peut paraître formidable de l’extérieur, cette capacité à constamment s’activer, à toujours chercher des solutions, à être curieux de tout, à accorder de l’importance au moindre détail, au moindre questionnement – même les plus superficiels, même les plus surprenants. Les gens accordent peu d’attention à toutes ces choses autour d’eux, mais chez lui, il n’y a pas de demi-mesure, et c’est un intérêt maladif qu’il a pour tout ce qui l’entoure, pour tout ce qu’il a en tête. Si c’est une nécessité au travail, c’est réellement infernal au dehors. Ça peut paraître presque amusant, aussi, cette manière qu’il a de toujours dire ce qui lui passe par la tête – mais c’est jamais aussi drôle, jamais aussi léger que ce que les gens peuvent penser ; c’est la seule manière pour lui de faire le tri, de se délester de certains éléments qui occupent trop de place sur le disque dur qu’est sa mémoire et qui arrive à saturation. Le disque surchauffe, ralentit, et si d’ordinaire Alfie tente de ne pas se plaindre de la machine qui lui sert de cerveau, parce qu’effectivement ça l’aide dans certains cas, c’est parfois insupportable de se battre contre toutes ces structures qui s’activent au même moment et qui refusent de coopérer les unes avec les autres, menaçant à tout moment de faire définitivement planter le dispositif. C’est ce qu’il se passe entre le moment où il essaie de formuler les choses à un Joseph qui ne doit pas comprendre grand-chose de la situation, ou qui doit être habitué si les souvenirs remontent, s’il se souvient d’à quel point le petit Alfie n’arrivait déjà jamais à tenir une conversation complète, et qu’il finissait toujours par changer de sujet sans la moindre transition, ou qui restait planté là, pendant qu’on passait à la suite de la discussion. Parce que c’est bien ça, il est planté, Alfie, ses pieds se sont enracinés dans le sol, et il a perdu cette bataille qui l’oppose à son système cognitif. Il a bugué ; il est incapable d’aligner les mots pour formuler une phrase, parce qu’il ne semble rien avoir à l’esprit à cet instant, la vérité c’est qu’il n’arrive plus à suivre. Ça commence par de vieux souvenirs, jusqu’à une interprétation des traits fatigués de Joseph à l’anticipation des réactions de Jules si elle décèle certaines paroles, certains regards. C’est un ensemble de mensonges qui menace de lui exploser à la figure, surtout ; une bombe à retardement qu’il était prêt à désamorcer, mais qu’il vient de réactiver par l’arrivée de Jules. Il l’accueille avec un sourire – et on peut remercier les nombreuses années à se forcer à l’église, sans quoi il ne parviendrait pas à en esquisser d’aussi faux et pourtant d’aussi naturels.
Joseph n’existe plus alors qu’il tire Jules jusqu’à leur chambre, et qu’il s’empare dans un premier temps de ses lèvres, sans que le geste ne soit réciproque, ce qui ne permet pas à ses muscles de se détendre. Et ceux-ci se contractent toujours plus à mesure que les minutes défilent, et que les paroles s’enchaînent, tentant de présenter une situation sur laquelle il s’est bien trop avancé – il en prend conscience seulement maintenant. N’importe quel être humain normalement constitué refuserait d’accueillir un ancien prisonnier sur son canapé, encore moins en ignorant son méfait, encore moins en ne l’ayant jamais rencontré auparavant. Et contrairement à lui, le fonctionnement de Jules est adéquat, elle aurait ainsi toutes les raisons de refuser la proposition qu’il lui impose presque, en réalité, alors qu’il explique qu’il le doit à Joseph. Il n’en dira pas plus mais loin d’être un motif pour convaincre sa dulcinée, il s’agit seulement de la vérité. Quand bien même son ami ne l’a jamais amené à penser ceci, Alfie s’est toujours senti responsable de la voie qu’il a emprunté peu après la fin de son adolescence. Et là encore, n’importe qui se serait dédouané en songeant au fait que ce n’est pas cette seule soirée qui a fait basculer les valeurs de Joseph, mais ce n’est pas tant l’acte qui perturbe Alfie que la manière de faire ; la manière dont il a insisté, encore et encore, pour qu’il goûte aux paradis artificiels et l’accompagne parce qu’il était bien trop égoïste à cette époque pour se soucier des conséquences de son comportement sur les autres. Au même titre que d’autres, Joseph en a fait les frais. Aujourd’hui, c’est à lui d’adapter son comportement aux besoins de son ami, raison pour laquelle à aucun moment il n’a hésité avant de lancer cette invitation pour une colocation improvisée – alors même qu’il ignore autant que Jules la raison qui l’a poussé en prison. C’est peut-être le problème d’Alfie, cette confiance aveugle qu’il accorde aux autres qui traduit de sa sympathie et de sa chaleur avec tout le monde. Sur cet aspect-là, Jules est probablement plus rationnelle que lui, et il s’attend à ce qu’elle le raisonne, mais ce n’est pas le cas, c’est bel et bien de l’approbation qui sort de sa bouche, laissant Alfie muet – et il faut le faire. « Je… t’es sûre ? » Il finit par questionner après quelques minutes d’un silence inhabituel de sa part durant lesquelles Alfie n’a eu de cesse de songer aux multiples éléments qui pourraient faire de cette idée une mauvaise idée. Toujours l’ignorance du méfait de Joseph en tête de liste, et surtout la possibilité d’y être impliqué de près ou de loin. Et toujours ces traits détendus, surtout. Il n’est pas stupide, Alfie, il identifierait un défoncé à des kilomètres, parce qu’entre camarades, on se reconnaît. Et Joseph ne peut pas avoir de planques ailleurs que dans son sac. C’est une de choses qu’il allait lui demander : ne pas ramener de ça, ici. Il fait ce qu’il veut, mais pas ici, pas sous son nez.
Le calme de Jules continue de l’interpeller, au point où il n’arrive pas à reprendre la parole, et encore une fois, c’est bien assez rare pour être souligné. Il s’attendait à toute autre réaction ; il pensait déjà que ses vêtements passeraient par la fenêtre, ou du moins qu’elle lui adresserait ce regard noir dont elle a le secret, qui lui suffirait à comprendre sans la moindre syllabe que c’est non. « Hein ? Sa voix raisonne enfin dans la pièce alors que Jules finit par s’adresser à lui, et il lui faut quelques instants pour revenir. Ah. Oui, oui, je suis juste un peu fatigué de ma journée, j’ai pas arrêté de courir aujourd’hui. » Il passe une main sur son visage pour illustrer ses propos, tandis qu’il acquiesce silencieusement à la prochaine réflexion de la jeune femme. « Bienvenue à la fac. » Il souffle avec amusement. Mais il est vrai qu’au-delà de toutes ces choses qui lui passent par la tête depuis quelques minutes, ça n’enlève rien au sentiment principal ; il est véritablement ravi d’avoir retrouvé Joseph et il était sincère, il ne dérange pas le moins du monde. Ce n’est pas qu’un simple ami, et il a à cœur de lui offrir son soutien. Le rythme cardiaque d’Alfie commence à se stabiliser alors que Jules réduit la distance entre et lui offre un peu d’affection, lui confirmant ainsi qu’elle ne lui en veut pas, même s’il l’a mise devant le fait accompli. Ses bras viennent entourer à son tour la silhouette de la jeune femme, tandis que le commentaire qu’elle se permet lui décroche un sourire au coin, non sans afficher une mine surprise. « Outch, c’est petit, ça. » Il râle, le sourire qui s’agrandit, la distance entre eux qui se rétrécit. « Ok, oublie tout ça, je lui paie l’hôtel à la place. » Qu’il murmure alors qu’il s’apprête à lui voler ses lèvres, mais ne rencontre que le vide laissé par sa fuite d’entre ses bras. Alfie finit par la rejoindre près de la porte après avoir boudé un bref instant pour la façon dont elle s’est jouée de lui, passant son bras autour de son épaule pour la rapprocher de lui et lui coller une bise sur la tempe. « Merci. » Il ajoute alors que c’est à tour de s’écarter d’elle, ouvrant la porte pour la laisser passer devant lui, tout en lui murmurant à l’oreille, une fois qu’elle passe à son niveau un « faut vraiment qu’on trouve un appartement avec salle de bain attenante » amusé, alors qu’ils rejoignent le salon pour retrouver Joseph. « Bon, je te cache pas qu’on vient d’avoir un débat animé là-dedans, mais finalement elle a gagné, tu auras la couverture à rayures plutôt que celle à fleurs que je voulais te coller, tu peux la remercier. » C’est lui qui dicte la directive de la discussion, et il ne manquera pas de les empêcher de monopoliser la parole au besoin. Finalement, l’anthropologue s’éloigne lorsque le minuteur se fait entendre et après un rapide coup d’œil à l’intérieur de four, il en sort le plat de lasagne. « À table, les enfants. » Il hurle presque, amusé par cette colocation qui se dessine. Et lorsque Joseph s’approche, il ouvre le placard où se trouvent les assiettes et le tiroir où se cachent les services. « Autant te mettre directement dans le bain, hein. » Qu’il s’amuse, alors que de son côté il s’adosse au comptoir, le sourire aux lèvres, détendu. Ou presque.
Souvent, lorsque la discussion dévie vers le sujet de sa sœur, Joseph ne se sent pas complètement à l’aise. Il ne saurait l’expliquer : une sorte d’inconfort lui serre la gorge, empêchant ses poumons de récupérer assez d’air pour les gonfler en entier. Pourtant, il cache bien ce malaise derrière ses yeux lumineux de joie, une joie qui, il faut le dire, n’est pas irraisonnable. Alors, le jeune homme se laisse doucement bercer par un ricanement saccadé lorsqu’Alfie énumère les raisons pour lesquelles il pourrait se présenter à la pharmacie de sa sœur et il secoue la tête, le regard faussement désespéré. Il n’a pas le temps de réfléchir à une répartie, et encore moins de répondre, que son ami ajoute d’un ton soudainement sincère qu’il espère qu’Arielle se porte bien. En se pinçant les lèvres, le frère détourne un moment les yeux vers un endroit où il ne sentira plus le regard de son ami et il souffle simplement : « Je crois, oui. » Il n’en sait rien, mais il préfère assumer que tout cet amour qu’elle a reçu lorsqu’elle tenait encore la main de sa mère en marchant a servi à quelque chose, que la princesse qui s’est fait guider vers la bonne direction a trouvé, au bout du chemin, ce que tout le monde recherche : le bonheur. Un sujet plus léger – aussi léger que des cheveux dans le vent – vient délivrer Joseph du lourd fardeau familial et c’est un rire franc qui s’échappe de ses lèvres. « Tu sais, tu n’es pas obligé d’enfoncer une fourchette dans une prise électrique. Suffit de pas se regarder dans le miroir le matin et le tour est joué ! Je t’apprendrai. » Parce qu’il se l’imagine bien l’immense miroir dans la salle de bain, celui qu’une femme entretient comme s’il s’agissait d’une perle. Toutefois, peut-être est-il complètement dans le tort : il est écrit nulle part que cette fameuse Jules est une fille coquette. Cependant, l’entretient minimaliste de l’appartement indique qu’Alfie et Juliana ne forment pas un couple de perfectionnistes. Certes, l’endroit est propre et ne dérange absolument pas le petit nez de Joseph mais quelques brins de poussière reposent ici et là sur les meubles et le sol. Lui qui n’a jamais été friand du ménage, il ne peut absolument pas se plaindre de l’état des lieux dans lequel il dormira les prochaines nuits. Et, si son nez commence à chatouille, il n’aura qu’à coller un plumeau à la carapace d’Odie pour qu’elle nettoie en se trimbalant librement dans les pièces. Un petit bricolage tout simple qui ne demande pas l’expertise d’un mécanicien et qui saura amuser la foule. Le boulot de Joseph n’impressionne plus autant le plus jeune qui se met à son tour à la plaisanterie. Il n’est absolument pas vexé car, il le sait, les sandwichs qu’il assemble ne sont pas réservés à la haute classe ou aux célébrités. Si un jour Katy Perry a le malheur de se présenter dans l’établissement, Joseph ne sentira aucune gêne de la guider à l’extérieur pour lui éviter une catastrophe gustative. « N’oublie pas de me mettre dans ton héritage avant de t’enlever la vie, ça me donnera un coup de pouce dans le futur. Déjà, je pourrai quitter le job qui t’aura tué. » Lorsqu’il apprend qu’Alfie joue du piano dans le fameux groupe de musique dont il vient de parler, il n’est pas surpris, et son regard ne change pas d’une miette. L’orgue, c’est un peu comme un piano. Les deux sont munis de claviers sur lesquels les doigts viennent danser. L’un d’eux rejoint toutefois davantage les goûts de la modernité. L’orgue est loin de rassembler un public jeune. « Ah, tu es en train de me dire que tu savais en jouer quand tu étais jeune ? Moi qui pensais que tu faisais n’importe quoi sur le clavier de l’orgue, à l’Église, et que c’était de la chance si la musique qui en sortait fonctionnait si bien. » Il pouffe de rire, riant de sa propre bêtise, puis il continue. « Des groupies de quatorze ans, j’imagine ? Ouais, vaut mieux pas que j’me présente à un de ces concerts, y’aurait que ma tête qui dépasserait du groupe et tu serais contraint à ne voir que moi. » Il hoche ensuite la tête en passant sa main dans ses cheveux pour démontrer son intérêt quant à sa proposition de lui montrer ses talents en piano en seul à seul. Ils auront bien le temps de rattraper le temps perdu si Joseph reste ici plusieurs jours, ce qui est prévu.
Odie reçoit toute la gloire et l’attention qu’une tortue peut mériter, quelques blagues à son égard sont soufflées sans qu’elle ne puisse les comprendre mais le sujet redevient sérieux lorsque le plus vieux des garçons revient dans le salon après avoir brûlé sa peau avec l’eau trop chaude de la douche. Cela faisait longtemps qu’il avait pu profiter d’un jet d’eau qui ne refroidit pas au fur et à mesure que les secondes s’écoulent. Joseph rassure rapidement son ami en lui promettant de ne pas faire trop éterniser son hébergement. Toutefois, une lueur d’inquiétude persiste dans son regard et la curiosité de l’invité monte en flèche. « C’est juste que… Enfin, Jules, elle… » L’attente est longue, et Joseph ne peut s’empêcher d’imaginer une foule de scénarios improbables. Elle est très malade et n’a plus que quelques jours à vivre ? Elle est catholique pratiquante et ne supporterait pas d’entendre des injures dans sa maison ? Elle a la fâcheuse habitude de lâcher des flatulences en public ? MAIS QUOI ? Alfie n’offre aucune réponse, les doutes semblent s’entasser dans le fond de sa gorge et c’est finalement une voix féminine qui reprend la parole. Le dos de Joseph se tend immédiatement et il fixe son ami de ses deux grands yeux de feu, comme s’il attendait la suite avant que Jules n’apprenne sa présence intrusive, mais aucun mot ne s’échappe des lèvres d’Alfie. Eh merde. Bientôt, la silhouette de la nouvelle venue se dessine dans le cadre de la porte et elle est vivement stoppée dans sa lancée de potins lorsque son attention se pose sur l’inconnu dans son salon, planté sur ses longues jambes de béton. Il sourit légèrement, soulève vaguement la main pour saluer la jeune demoiselle et il préfère laisser Alfie se charger de la situation. Joseph n’a pas le temps de dire un seul mot que le couple s’enferme dans une autre pièce, à l’abris de ses oreilles qui aimeraient bien se coller sur la porte qui les sépare. Toutefois, il se retient d’empiéter sur leur vie privée et accueille l’attente contre son gré.
Cinq minutes plus tard, les trois individus se retrouvent à nouveau et c’est Alfie qui brise la blague en usant d’une plaisanterie qui arrache un gloussement incertain à Joseph. Ses yeux bleus sont plantés dans la direction de la jeune femme qu’il se permet enfin de découvrir. Il note ses joues rougies, probablement par une certaine timidité, ou simplement par les rayons du soleil australiens. Il s’empêche toutefois de trop la scruter, comprenant qu’il ne peut pas se permettre d’opter pour l’attitude qui le caractérise habituellement avec les femmes. Jules, ou Juliana, comme il vient de l’apprendre, ne peut pas être traitée comme les autres. Comment doit-elle être traitée, en fait ? C’est la première fois qu’il se trouve en plein milieu d’un couple, doit-il tenir la chandelle ? Comment ça se passe ? Il se râcle la gorge et se force enfin à répondre. « Haha. Celle à fleurs ne m’aurait pas dérangé… » Le ton de sa voix est nerveux et ça se lit dans son langage corporel : il est aussi à l’aise qu’un lapin entre les crocs d’un aigle. Finalement, ce n’était peut-être pas une bonne idée de demander ce si grand service à Alfie. Tandis que ce dernier se dirige vers la cuisine pour sortir la lasagne du four, Joseph pose ses deux yeux sur Jules, se mord la lèvre inférieure et sourit légèrement, témoignant du malaise qui le cloue sur place. « Eum… Ça va sinon ? » Et Alfie le sauve en l’invitant à venir placer les couverts. Il s’élance en direction de la cuisine comme si quelqu’un venait de décadenasser ses pieds et il s’empare de trois fourchettes et trois couteaux qu’il étend aléatoirement sur la table. En revenant chercher les assiettes, il plonge son regard dans celui d’Alfie, appuyé contre le comptoir, et il le foudroie de ses yeux paniqués avant de mimer ces mots avec sa bouche : « Jules elle quoi ?! » Et, quand il se retourne vers la table, il tombe nez à nez avec Juliana, la contourne de justesse en évitant d’échapper les trois assiettes. « Haha… T’as pas fait de bruit je t’ai pas entendue ! » En se raclant la gorge, il termine son chemin jusqu’à la table pour, encore une fois, poser les assiettes de manière aléatoire. Sans se tourner vers la jeune femme devant laquelle il n’arrive pas à garder sa prestance, il demande d’une voix étrangement fluette : « Alors, tu fais quoi dans la vie Jules ? »
Non, je ne suis pas du tout sûre, j’ai même l’impression que je viens de faire une grosse erreur en capitulant aussi rapidement. Evidemment, mon raisonnement est plutôt logique, je sais que j’aurais fini par accepter alors autant s’éviter un débat inutile et passer directement à la conclusion. En plus, ça m’évitera de dire des choses que je pourrais éventuellement regretter par la suite. Je fais donc le bon choix, c’est indéniable. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de le regretter parce qu’en ne montrant aucune réticence, je donne à Alfie tout le loisir de penser qu’il a eu totalement raison de m’imposer cette présence qui est, on ne va pas se mentir, plus un poids qu’autre chose à mes yeux. Si encore je savais qu’il allait rester deux semaines, évidemment que ça ne m’aurait pas dérangé, mais j’ai bien conscience que si son débarquement était pour un laps de temps aussi court, Alfie n’aurait pas eu l’air aussi paniqué à l’idée de me demander ce service. « Certaine. » Je confirme, alors que je ne l’ai jamais été aussi peu. Il a l’air très surpris de me voir aussi conciliante et j’admets que je le suis presque autant que lui. Je sens bien qu’il y a un truc louche dans tout ça, Alfie n’a pas eu l’air aussi angoissé depuis bien longtemps et je sais qu’il ne me pense pas assez cruelle pour refuser ce service. Alors qu’est-ce qui le stresse autant ? C’est quelque chose que je suis évidemment bien décidée à découvrir d’autant plus que son explication est loin de me satisfaire. Personnellement, quand je suis « un peu fatiguée de ma journée », je ne me comporte pas comme si j’étais au bord du malaise vagal. « Il va falloir commencer une bonne cure de vitamine C si la fatigue a cet effet-là sur toi. » J’essaie de ne pas trop insister tout en lui montrant que son explication ne m’a pas convaincue plus que ça. Lorsqu’il me souhaite la bienvenue à la fac, j’essaie tant bien que mal de montrer que la plaisanterie m’amuse, moi aussi, alors qu’en réalité, il n’en est rien. J’ai beaucoup de mal à accepter que ma vie actuelle ne soit pas celle de l’adulte que j’ai toujours rêvé de devenir alors s’il pense que je vais adorer vivre comme une adolescente, il se trompe lourdement. Malgré tout, je sais que tout cela est de ma faute et que maintenant que j’ai accepté la présence de Joseph chez nous, il va falloir que je prenne sur moi et que je surmonte tous mes doutes au sujet de la réussite d’une telle colocation. Contre toute attente, j’y parviens tant bien que mal, profitant même avec plaisir de la courte étreinte que j’ai initié entre nous avant d’aller rejoindre Joseph, souriant lorsqu’il émet l’idée de payer l’hôtel à Joseph – même si j’avoue que je ne trouverais pas l’idée mauvaise si nos finances nous le permettaient – et émettant même l’idée de rejoindre notre invité alors que je crois que je me serais bien roulée en boule sous la couette. « Et une seconde chambre. » Je murmure, en passant la porte devant lui, petit coup de pression totalement gratuit et assumé parce que j’estime qu’à ce moment-là, je lui dois bien ça. Je viens quand même de lui faire une sacrée fleur ce qui me donne parfaitement le droit, puisqu’un déménagement est évoqué, de rappeler quelles sont mes priorités dans la vie.
L’humour d’Alfie reprend le dessus à la seconde même où nous revenons devant Joseph mais je le connais assez bien pour noter la tension encore perceptible sous son air joyeux et enthousiaste. « La rayée, elle a une doublure en polaire toute douce, un avantage non négligeable. » Tu vois Alfie ? J’essaie vraiment de le mettre à l’aise. Par la même occasion, je tente également de faire abstraction du fait que me remercier pour mon hospitalité semble être quelque chose de totalement surfait à ses yeux. Non parce que, certes, il est venu demander un toit à son pote mais il s’avère qu’il est chez moi aussi, et je ne suis pas la potiche qui fait la vaisselle. Zen. Il est un peu déboussolé et c’est compréhensible, il vient juste de sortir de prison, il faut bien qu’il reprenne ses marques et que je me montre un moins tatillonne que je peux l’être. Malheureusement pour lui ou pour moi, question de point de vue, Alfie ne tarde pas à s’absenter pour s’occuper du diner, nous permettant de profiter à cent pour cent du malaise évident présent entre nous deux. « Super. » J’ai vraiment essayé de ne pas être ironique et j’aurais adoré pouvoir ajouter que nous sommes vraiment ravis de le recevoir mais c’est au-dessus de mes forces et en plus, pas tout à fait vrai. Bien sûr, parce qu’il est un ami d’Alfie et qu’il est amené à passer un moment parmi nous, je vais faire abstraction de tous les éventuels préjugés que je pourrais avoir à son sujet et essayer d’apprendre à le connaitre et de m’accommoder à sa présence. Heureusement, l’appel d’Alfie m’évite de devoir lancer une quelconque conversation et je laisse Joseph se précipiter pour lui venir en aide pendant que je prends une grande inspiration destinée à rassembler tout le courage que je possède pour affronter ce repas en me comportement comme une hôte convenable. Lorsque je les rejoins enfin, je ne peux m’empêcher de trouver l’attitude des deux garçons extrêmement bizarre. Autant lors de mon arrivée, je pouvais penser que je me faisais des idées, autant à cet instant précis, à en juger la panique qui s’empare de Joseph lorsqu’il se retrouve nez à nez avec moi, il y a vraiment un truc super louche. « Il est possible que tu sois amené à me voir de temps en temps, puisque je vis ici. » J’essaie de ne pas faire attention au regard réprobateur que doit sans doute être en train de me lancer Alfie. « Si tu veux je peux m’accrocher une petite clochette autour du cou, on avait tenté avec Odie avant d’opter pour le ballon, parce qu'elle ne marche pas assez vite, elle ne faisait quasiment pas de bruit… Il doit bien nous en rester quelque part. » Je souris cette fois, essayant à mon tour de dissiper le malaise ambiant et parfaitement consciente que je ne peux pas dire à Alfie que la présence de Joseph ne me dérange pas pour ensuite me permettre d’être odieuse avec ce pauvre garçon. La table est mise et je prends place de manière aléatoire, prête à affronter ce diner avec tout le positivisme dont je suis capable. « Je suis flic. » Dis-je, réalisant un peu trop tard que c’est sans doute un peu déplacé. « Je plaisante… Trop tôt ? » Ce n’est pas vraiment de ma faute, j’ai un petit-ami avec un humour complètement nase qui a tendance à déteindre sur moi. Je sais, c’est nase. « Je suis bibliothécaire. » Comment suis-je censée m’y prendre pour lui retourner sa question, maintenant ? Je n’ai jamais été en contact avec un mec qui avait fait de la prison avant et j’ignore à quel point le sujet est tabou. « Et toi, quels sont tes projets ? » C’est bien comme ça, non ? On ne parle pas du passé et on se concentre sur le futur. Quelle bonne idée. « Merci d’avoir préparé le diner, ça a l’air super bon. » S’il te plait, ne me laisse pas animer seule la conversation, je n’en suis pas capable, j’ai trop peur de faire un faux-pas. Au secours, ce diner va être beaucoup trop long.
C’est peut-être là le principal défaut d’Alfie ; de cette capacité a toujours partager ce qui lui passe par la tête en résulte l’incapacité pour les autres d’en placer une, lui collant ainsi une étiquette de « mal élevé » pas nécessairement vraie, mais pour autant parfaitement justifiée. Joseph en a souvent fait l’expérience lorsqu’ils étaient enfants – certainement sans s’en vexer puisqu’il a toujours été le plus silencieux des deux – mais aujourd’hui qu’il est supposé être le centre de l’attention, l’attitude d’Alfie peut sembler inappropriée. Probablement qu’elle l’est, mais comme souvent, le brun excuse ce comportement par le naturel de celui-ci, sans prendre en compte l’interprétation que peuvent en faire les autres – et peut-être qu’il s’agit d’un reste de cet égoïsme qui l’a longtemps caractérisé. Il ne saura ainsi jamais quelle option Arielle préfère pour de futures retrouvailles, et très franchement, cela lui importe peu puisqu’il a toujours été plus proche du frère que de la sœur, mais il n’est pas mécontent d’apprendre qu’elle se porte bien. Du moins, c’est ce que Joseph croit. Alfie se contente d’esquisser un fin sourire, signe qu’il apprécie l’information, sans pour autant traduire de son étonnement face à cette incertitude, tout simplement parce qu’il n’y en a pas. D’aussi loin qu’il se souvienne, les Keegan n’ont jamais représenté la fratrie unie par excellence, très tôt séparés par la disparité de traitement de leurs parents, opposés par trop de différences, trop bornés pour passer au-delà de celles-ci. Ainsi, Alfie n’insiste pas, compréhensif sans l’être par obligation de s’éloigner d’un terrain sensible, parfaitement conscient de la nécessité de rompre certains liens plus que d’essayer de les réparer encore et encore pour un résultat toujours plus bancal. « Oula, j’espère que t’es motivé parce que c’est un apprentissage qui va être long, on m’appelle Narcisse dans le milieu. » Il ajoute par la suite, avec un fin sourire, lorsque le sujet se veut plus léger, plus superficiel. Si Alfie ne passe pas des heures devant le miroir de la salle de bain, pour autant les restes de son éducation transparaissent dans ce besoin d’être un minimum présentable – il se souvient de la manière dont sa mère le tirait par le bras jusqu’à sa chambre pour qu’il enfile une chemise plutôt qu’un costume de diable emprunté à un camarade de classe qui, parait-il, faisait mauvais genre pour la messe du dimanche matin. « Ah, mais même sans le facteur héritage t’auras tout intérêt à quitter ce taf s’il est à l’origine de ma mort, parce que sinon je viendrai personnellement te hanter jusqu’à la fin de tes jours et crois-moi, ça sera pas drôle pour toi. » Il glisse lorsque le sujet dérive sur le travail de Joseph et sur la probabilité que celui-ci soit une option pour un Alfie qui déciderait d’attenter à ses jours – à croire qu’en vue de la récurrence du sujet dans leur conversation, il a quelque chose à avouer. Dans tous les cas, il est évident que personne ne souhaiterait être la cible de Casper Maslow, car là où d’autres se contenteraient de déclencher une belle crise cardiaque à leur victime du jour avant de passer à la suivante, lui serait du genre fidèle et prendrait un malin plaisir à étendre la torture d’une seule personne jusqu’à ce qu’elle ne soit plus en mesure de le supporter. Par des petits actes anodins, une télé qui s’allume tous les jours à la même heure sur le téléshopping, une tranche de pain qui tombe malencontreusement sur le côté tartiné, un meuble soudainement déplacé pour rencontrer le petit orteil de sa cible, les plombs qui sautent à la moitié du rasage de barbe, la liste est longue mais n’en demeure pas moins efficace. « Mais pas de soucis, je penserai à toi et compte sur moi pour te faire don de ma collection d’animaux reproduits en coton-tige. Oui, car évidemment que c’est sa passion, voyons. Quoi ? C’est pas de l’argent, mais hé, entre toutes ces espèces qui n’existeront plus d’ici quelques années et les coton-tige qui commencent à être interdit par nos amis européens, j’suis sûr que tu peux te faire une tonne de fric en revendant ça à quelques nostalgiques de la perruche de Latham, du rat-kangourou ou, à défaut, juste des bâtonnets ouatés. » Si tant que ça existe. Mais comme on trouve de tout sur cette planète, il ne serait guère étonné. Il en rigole, Alfie, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne prend pas la question des espèces en voie d’extinction au sérieux, mais le sujet n’est pas là. « Beeeen il se peut qu’une ou deux fois j’ai passé une bande sonore dans l’église pour faire genre je savais y jouer comme un pro, oui. » Qu’il rétorque avec un haussement d’épaules. Jamais les jours de messe, mais lorsqu’il fallait accompagner les parents Maslow qui prenaient à cœur de venir se confesser une fois par semaine et qu’Alfie avait clairement autre chose à faire que de rester sagement assis sur un banc. Il va sans dire que cette manière de faire ne l’aidait pas à marquer des points auprès de ses géniteurs. « Ouais, la vision d’horreur, quoi. Et encore pire quand on passera aux chansons d’amour, obligé de te regarder dans les yeux quand je ferai les chœurs en chantant que ‘’j’aime tes cheveux blonds qui dansent au gré du vent’’. » Parce qu’il est évident que ce genre de chansons fait partie de leur setlist, ou, dans le cas contraire, que Lou et Tad autoriseraient des paroles aussi mielleuses. « Et les groupies ont deux fois quatorze ans, plutôt. Tu devrais vraiment venir, un soir. » Qu’il reprend, plus sérieux, imaginant avoir cette fois-ci pleinement capté l’intérêt d’un Joseph qui ne s’est jamais fait prier pour butiner.
L’eau s’évapore dans la salle de bain dont Joseph a pris possession, au même titre que la désinvolture légendaire d’Alfie lorsqu’il se retrouve seul avec ses pensées. Si d’ordinaire il sait pertinemment que ce n’est pas une bonne idée et qu’il lui faut trouver une occupation pour les empêcher de parasiter son esprit, il sait aussi qu’avec ce retour de Joseph dans sa vie c’est peine perdue ; il est inévitablement confronté à un passé qu’il n’assume pas et le sera encore pendant de longs jours, de longues semaines probablement, et n’arrivera pas à se débarrasser de toutes ces craintes qui se rappellent à lui par la simple présence de Joseph. Au-delà de cette addiction dont il prétend s’être pleinement délivré, il y a surtout tous ses mensonges à l’intention de Jules, pour se convaincre autant qu’elle qu’il est devenu quelqu’un de bien, un mythe que Joseph pourrait déconstruire en quelques mots, en quelques phrases, en une maladresse qu’Alfie ne compte pas lui permettre. Il réfléchit, Alfie, à la meilleure manière de formuler les choses, mais la vérité c’est qu’il n’y a jamais de « bonne » manière d’aborder les sujets délicats. Il en a fait de nombreuses fois l’expérience au cours de son existence, de l’annonce de la maladie de Rachel à l’agression qui a précipité son retour à Brisbane, et il s’est toujours dérobé de la même façon, en prétextant l’inexistence du problème au point où il finit par lui-même y croire. Mais aujourd’hui, et c’est la raison pour laquelle la panique gagne son être, il est forcé de s’y confronter, d’anticiper les échanges que Joseph pourrait avoir avec Jules, de s’assurer le contrôle sur ceux-ci même lorsqu’il ne sera pas là. Dans sa tête défilent les nombreuses paroles qu’il voudrait formuler, mais qui demeurent chimériques. Il n’a pourtant aucune difficulté à déblatérer en temps normal, principalement parce qu’il ne s’agit que d’exprimer ce qui lui passe par la tête plutôt que s’imposer une introspection douloureuse. Mais à trop réfléchir, la situation finit par totalement le dépasser lorsque Jules fait son apparition. Et là où d’habitude il ne manque pas de l’accueillir par un geste d’affection ou une mauvaise vanne dont il a le secret pour prendre la température quant à la manière dont s’est passée sa journée, ce soir ce n’est que son regard qui traduit d’une panique inattendue de sa part qui se pose sur la jeune femme avant qu’il ne s’empresse de l’emporter dans l’intimité de leur chambre pour lui expliquer la situation à laquelle elle fait face. Préférant dans un premier temps quémander l’affection toujours rassurante de Jules, il se heurte à un mur ce qui ne fait qu’augmenter les battements de son cœur et son incapacité à trouver les mots. Et c’est parce qu’il n’a pas la possibilité de se dérober que les paroles finissent par franchir ses lèvres, rapides, confuses, comme s’il devait rattraper toutes celles qu’il n’a pas pu adresser à Joseph. À l’issue de ses explications, c’est un Alfie au bord de la crise de nerfs, vidé de toute énergie, toujours anxieux, qui fait face à une Jules qui accepte la situation. Et si cela devrait l’aider à enfin respirer, il n’en est rien tant il est surpris par cette réponse. « Ouais… Qu’il murmure dans un premier temps, l’esprit toujours fuyant et le regard ailleurs, avant de reporter son attention sur Jules et d’esquisser un sourire. Ouais, promis, demain je passe à la pharmacie à la première heure. » Qu’il propose, comme si on venait d’appuyer sur le bouton « on » qui lui permet de regagner une certaine contenance, quand bien même Alfie n’a jamais utilisé l’excuse de la fatigue jusqu’à aujourd’hui, parce qu’il ne l’a jamais jugée suffisamment crédible, et probablement qu’elle ne l’est pas plus aujourd’hui qu’elle l’aurait été un autre jour, mais c’est la plus facile et c’est tout ce qui compte. Le jeune homme finit néanmoins pas se détendre lorsque Jules initie un contact qu’elle lui avait refusé plus tôt, et l’étreinte, bien que courte, qu’elle lui offre l’aide, comme toujours, à calmer son rythme cardiaque lorsqu’il prend l’ascenseur. Alfie parvient même à entrer dans le jeu de Jules en plaisantant, manquant d’ajouter un « pour Joseph ? » à sa réflexion sur une seconde chambre, se retenant parce que Jules lui a déjà filé entre les doigts et parce qu’il n’est pas certain qu’une telle remarque serait la bienvenue, et certainement pas utile maintenant qu’il est enfin parvenu à se détendre – ou du moins, à prétendre que c’est le cas.
Lorsqu’ils reviennent dans le salon, Alfie prend très vite le contrôle de la conversation en plaisantant sur la discussion qu’ils ont eue derrière les murs de leur chambre, et lorsque Jules se permet à son tour un commentaire, c’est un sourire reconnaissant qui s’affiche sur ses lèvres, lui permettant ainsi de s’éloigner quelques instants le temps de s’occuper du repas – même si la possibilité de laisser brûler le dîner lui a traversé l’esprit pour justifier une sortie jusqu’à la première pizzeria du coin, qui lui aurait permis de prendre l’air, lui qui semble en manquer. Et les choses ne s’arrangent pas lorsqu’après avoir invité Joseph à mettre les couverts, celui-ci mime les derniers propos tenus par Alfie lorsqu’ils n’étaient encore que les deux, et avant qu’il ne puisse lui demander de garder cette conversation pour plus tard, Jules a déjà fait son apparition – ne manquant pas de laisser échapper un commentaire parfaitement justifié, mais qui ne fait que crisper encore plus qu’ils ne le sont déjà les muscles d’Alfie. Le regard qu’il lui lance n’est pas plus réprobateur que paniqué alors qu’il sent que la soirée va être longue, et qu’il va réellement devoir user et abuser de plaisanteries idiotes et lourdes, mais qui lui permettront d’avoir constamment la parole – plus que d’habitude – et d’éviter que son ami et sa petite amie puissent avoir le moindre échange – car s’il est aussi tendu que celui-ci, Alfie risque réellement de faire une crise cardiaque avant la fin de la soirée. Et si la perspective est tentante parce qu’ils seront forcément obligés de se serrer les coudes dans une telle situation et d’accepter la présence de l’autre, c’est aussi l’assurance de ne pas pouvoir s’interposer dans leur discussion. Mauvaise idée, autant procéder au plan initial. « Mais ! Pourquoi tu l’as jamais proposé avant ? Ça me permettrait d’anticiper quand tu débarques et que je mate la voisine d’en face ! » Et s’il faut passer pour un connard afin de s’assurer la maîtrise de la conversation, c’est un prix qu’il est prêt à payer. Principalement parce qu’il sait que Jules le connaît suffisamment pour n’accorder aucun crédit à cette hypothèse. « … J’imagine que le seul truc qui tu vas avoir autour du cou c’est un collier pour rattraper ce que je viens de dire ? » Il demande avec une petite moue inquiète, complètement surjouée – parce qu’il n’est évidemment pas inquiet de quoi que ce soit ce soir, voyons. Posant une carafe d’eau sur la table ainsi que trois verres, Alfie finit par prendre place, sans pour autant s’empresser de servir le plat puisque celui-ci est encore chaud. C’est sur son verre d’eau que sa concentration se porte, recrachant un peu du contenu qu’il avait en bouche dans celui-ci lorsque Jules prétend être dans la police. Pas plus gêné qu’il est amusé, en réalité. « Qu’est-ce que j’ai fait de vous, Juliana Rhodes... » Qu’il murmure, amusé. La jeune femme reprend la parole, d’abord pour répondre sérieusement à la question, puis pour lui en poser une à son tour. Alfie n’intervient pas, parce qu’il y a peu de chances que la conversation ne dérive sur le sujet qu’il veut éviter. Pour l’instant, tout est son contrôle. Alfie affiche un léger sourire lorsque Jules le remercie pour le dîner, non sans reporter son attention sur Joseph par la suite. « De rien. J’espère qu’on pourra en dire autant lorsque Joseph nous montrera toute l’étendue de son talent de concepteur de tranches de pain fourrées aux garnitures diverses et variées. » Il ne se moque pas, loin de là, seulement il a besoin de reprendre la parole, et tant pis si cela se fait avec maladresse. « Oui, parce que Joseph travaille dans une sandwicherie, Sablewich que ça s’appelle, un jeu de mots en français, que j’ai pas compris mais j’ai pas osé lui dire, qu’il murmure à l’intention de Juliana, en se doutant pertinemment que Joseph peut parfaitement l’entendre, je sais pas si tu connais, mais dans le cas contraire, reste dans l’ignorance, il paraît que c’est pas génial. Cette fois-ci, son regard se reporte sur Joseph. Ouais, je sais que je voulais te faire une bonne pub à la base, mais tu comprendras que la survie de Jules prime sur le reste. » Alfie s’interrompt, tandis qu’il cherche le prochain sujet à aborder, sans succès. La gêne l’envahit, le silence risque de s’installer, et il réfléchit, vraiment, à tout ce qu’il pourrait évoquer, et si les idées ne manquent pas, il s’abstient en songeant qu’en plus d’être positionné en bout de table et d’essayer de diriger de cette façon les gens, il ne manquerait plus qu’il lance un « bonjour vous avez une minute pour parler des fourches ? » pour réellement avoir l’air d’un gourou sociopathe, plus qu’il ne l’est probablement déjà avec son regard qui traduit à nouveau de sa panique.
Les deux garçons avaient été élevés dans un milieu semblable : la chemise devait être entrée dans le pantalon et la cravate bien serrée autour du cou. Tous les deux devaient respecter plus vieux qu’eux-mêmes et ne devaient jamais négliger un sourire. Pourtant, un seul des enfants s’était accroché aux règles de bons usages en grandissant et ce n’était pas Joseph. Dès lorsqu’il avait posé un pied hors de chez lui et avait abandonné l’herbe trop verte et ses amies les vaches, toute son éducation s’était envolée en un claquement de doigt. Peut-être voulait-il se rebeller, se venger de cet enfer que lui avait fait vivre son père : lui faire honte jusqu’à ce qu’il comprenne enfin qu’il n’a jamais été un homme honorable, comme il prétendait l’être. Alors, s’il n’avait pas envie de brosser sa tignasse, il ne le ferait pas. Et il vit encore de ce dicton, aujourd’hui, tandis qu’Alfie, lui, semble avoir les bonnes manières tatouées sur le cœur. D’ailleurs, ce dernier se permet une référence à la mythologie grecque que Joseph ne peut malheureusement pas comprendre, faute d’attention lors de ses cours d’histoire. En réaction à cette blague qu’il ne peut pas comprendre, son regard s’étire en une grimace loufoque qui trahit son besoin d’explications. Quant à cette fausse menace qu’il lui lance, celle de le hanter jusqu’à sa mort, il se contente de secouer la tête de droite à gauche, absolument pas inquiet : « Te connaissant, ta façon de me hanter sera de me voler une chaussette ou de tirer la chasse d’eau quand j’ai encore le cul sur la toilette. » Une hantise qui ne hérisserait pas le poil sur ses bras. Pourtant, il plisse le regard, repensant à cette seconde idée : « Naaah, en fait ça fait super peur la toilette, ça arrive dans les centres commerciaux avec le système automatique, ça arrose les fesses c’est horrible. » Le sujet se transforme en un véritable ouragan d’idées désorganisées. Devant ce long monologue que lui fait Alfie, Joseph écarquille les yeux, complètement perdu, incapable de comprendre toutes ses références. Des coton-tige ? Des perruches ? Des rats mutés en kangourou ? Mais de quoi tu parles Alfie ?! Il se retient de simplement le faire taire de cette façon, c’est plutôt un gloussement hébété qui s’échappe de ses lèvres, et il passe sa main dans ses cheveux pour les ramener vers l’arrière, incapable de savoir si c’est lui qui manque de culture générale ou si c’est Alfie qui lit beaucoup trop le journal. « Mec, tu t’entends parfois ? Tu t’perds loin, très loin dans tes pensées, puis tes paroles cessent de faire du sens ! Je te rappelle que t’as devant toi un mec qui a été coupé du monde pendant trois ans. Mais amen à ces perruches. » S’il a choisi de donner son cœur à une femme aussi bavarde que lui, Joseph se verra bien obligé de se percer les tympans. Face à cette révélation concernant l’instrument de musique duquel il ne jouait pas réellement quelques fois dans l’Église, Joseph ricane en croisant ses bras sur sa poitrine. « Je savais, et tout le monde savait. On voyait ta radio vert fluo sous l’orgue. C’était pas la meilleure couleur à prendre pour te la jouer discret. » Pendant un moment, le plus vieux s’imagine en plein milieu d’une foule de groupies mineures, la voix de son amie chantée pour lui, mais Alfie vient rapidement jeter cette image en lui précisant que les fans de son groupe de musique ont presque le même âge que lui. Un sourire incontrôlable redresse les lèvres de l’ex taulard et il croise ses bras sur sa poitrine, faute de savoir où placer ses mains. « Maintenant que tu l’dis, ça m’intéresse beaucoup. Fais-moi signe le jour du prochain show. » Si seulement il disait vrai. Le garçon ne s’est permis aucune aventure torride avec une autre femme que Raelyn depuis sa sortie de prison. Il n’a pas le choix : qui voudrait d’un homme défoncé dans son lit ? Probablement pas le genre de femme qu’il apprécie.
Perdu, déboussolé comme un ours polaire au beau milieu de la jungle, Joseph est bien obligé de marcher dans la même direction qu’Alfie et sa copine, qu’il découvre pour la première fois. Il sait que quelque chose cloche, que son ami souhaitait lui faire part d’une information importante qui n’a pas eu le temps de s’échapper de ses lèvres avant que Juliana n’entre dans le salon. Cette dernière tente de rassurer Joseph en ce qui concerne la couverture dont il héritera pour les prochaines nuits mais il reste muet. Il a l’impression qu’il n’a pas le droit de parler, que n’importe quel mot qu’il dirait serait fautif, hors la loi. Tendu comme un piquet, il se fait surprendre par la présence de la jeune femme derrière lui et ses mots, qu’il considère froids, le font déglutir. Il est effectivement chez elle et c’est exactement la raison pour laquelle il s’interdit de se familiariser si facilement à cet appartement. Le garçon se pince les lèvres, inconfortable, mais Jules ajoute une petite plaisanterie qui lui arrache un sourire légèrement forcé. Bien trop nerveux, son imagination n’est pas au rendez-vous et il ne trouve aucune répartie à lancer, conscient que son humour serait pitoyable. Heureusement, Alfie vient le sauver en répondant pour lui et il profite de l’occasion pour se glisser jusqu’à la table, tout de même curieux quant à cette voisine d’en face dont il fait référence. Il ne peut s’empêcher de se demander si elle existe réellement. Une généreuse quantité d’eau est versée dans les trois verres et le garçon remercie son ami d’un signe de la tête, intensifiant son regard, toujours en attente de l’avertissement qu’il voulait lui faire plus tôt. Il n’a pas le temps de poser son verre sur ses lèvres que Juliana répond à sa question en affirmant être policière. L’ex taulard se fige, les deux yeux grands ouverts de surprise, mais il n’a pas le temps de laisser sa vie défiler devant ses yeux que la tension redescend. Elle n’est pas réellement une femme de la loi. Il n’avait rien de bien grave à se reprocher, de toute façon. Ce ne sont que ses vieux réflexes de criminel qui se sont réveillés pour lui dire de partir en courant. « Non, c’est pas trop tôt. » Il voudrait la rassurer, lui dire qu’elle et lui partagent le même humour, mais il a l’impression de ne pas pouvoir s’attacher à cette jeune femme. C’est bien la première fois qu’il se retrouve seul au beau milieu d’un couple. Non seulement il partage le dîner avec eux, mais il partagera aussi leur vie pendant quelques jours. Il ne peut pas se permettre de s’immiscer dans leur intimité plus qu’il ne le devrait. « Oh, bibliothécaire. Cool. » En temps normal, ses yeux se seraient illuminés d’un sentiment de bonheur ; il adore les bouquins. Ils lui ont permis d’oublier un moment qu’il était le prisonnier de barres de fer. Il en trimbale toujours un avec lui, d’ailleurs. La question lui est renvoyée et elle le frappe plus qu’il n’aurait espéré. Il n’a pas l’impression d’avoir des projets en construction. Il stagne, au beau milieu de Brisbane, attendant patiemment de trouver une voie qui le guiderait vers une seconde chance. « Eum… J’sais pas. » Je fais la fête, je picole, je me pique, je baise, je me réveille avec une migraine et je saute le petit déjeuner. « Je cherche encore une direction à prendre, en fait… » Malaiiiiiise. Sa gorge et nouée, il sent cette tension palpable dans la pièce, et il plante sa fourchette dans sa part de lasagne pour détourner l’attention. Il mâche en arborant un air satisfait, pour faire mine que cette lasagne est incroyable, même si elle n’est au fond qu’un plat congelé. Juliana le suit dans sa lancée et Alfie vient sauver l’ambiance de la pièce en parlant… beaucoup trop, encore une fois. Il ne changera jamais. Il est la toupie du film Inception au beau milieu d’un rêve. Il tourne, il tourne, il ne s’arrête jamais. Une grimace étire le visage de Joseph quand il fait référence à son ridicule restaurant de sandwich et il souffle, en secouant la tête : « Sablewich, Ali. Du sable. Sable c’est le mot français pour sand. » Il l’interroge du regard pour finalement lancer : « Sandwich ! » Et il croque une prochaine bouchée en se retenant de rire devant le ridicule de cette explication qu’il vient de lui donner. Il bascule la tête en direction de la jeune femme. « Écoute ton… » Il regarde sa main, puis celle d’Alfie, pour s’assurer qu’aucune alliance ne décore leur annulaire. « Ton copain. Si t’as envie d’un sandwich, va au Subway. » Un prochain silence plane au-dessus de leur tête et, devant les yeux paniqués d’Alfie (il les reconnait, ces yeux. Il avait les mêmes quand il se faisait prendre la main dans le sac par ses parents) il souffle, après avoir avalé sa bouchée de lasagne. « Ça ne me dérange pas de vous laisser après le dîner. J’suis plutôt nomade, j’ai pas l’intention de vous observer pendant que vous regardez la télévision. Et… C’est mardi. Il doit y avoir des tas de trucs à faire en ville, le mardi. » M’ouais. Ce n’est pas son meilleur argument. Mais, il n’a pas du tout envie d’imposer sa présence plus longtemps. Il n’a pas besoin d’un appartement dans lequel se promener. Il n’a besoin que d’un toit et d’un objet, idéalement moelleux, sur lequel s’assoupir en sécurité.