La fumée s’échappe de mes lèvres pour s’élever dans l’air et s’évaporer peu à peu alors que je fixe l’immensité bleue qui s’étale à perte de vue devant moi. L’air marin caresse mon visage, glisse dans mes cheveux et emplit mes narines de son odeur iodé et revigorante. J’aime tellement cette sensation, je n’arrive pas à m’en lasser. J’aime l’océan, son immensité, sa richesse et ses secrets. Je suis perdu en plein océan. A la dérive, je me laisse porter par les vagues et leurs mouvements permanents.
Et cette impression est rassurante. Car je ne suis rien, au milieu de cette immensité, mes actes n’influeront pas sur le cours des choses. Ça me libère, je ne suis pas doué pour faire les choses bien, alors savoir qu’il existe plus grand, immuable et plus important que moi me délivre d’un poids que je ne peux pas supporter de toute façon. J’ai déjà ma vie à porter, c’est bien suffisant.
J’écrase ma cigarette, étire légèrement mes muscles ankylosés en faisant craquer mes os et je renfile mes chaussures plus tôt délaissées pour sentir les grains de sables sous mes pieds. J’ai encore quelques heures avant d’aller au travail, encore quelques heures de calme avant de rejoindre le cœur de la cité et de m’immerger dans le monde de la nuit.
Quittant la plage, je prends la direction du McTavish. Mon estomac gronde, j’ai envie d’une bonne bière et d’un Fish&Chips. Ce pub est une véritable pépite, la bouffe est sacrément bonne et l’ambiance est festive sans pour autant être lourde. J’apprécie le calme des lieux favorisé par le cadre idyllique du bord d’océan. Je pousse la porte, entre dans la pièce chaleureuse, à l’atmosphère chargée et, tout en gardant mon éternel air renfrogné, je me fraie un chemin vers une table pour deux, légèrement à l’écart et au plus proche des fenêtres pour continuer à rêvasser. J’ébouriffe mes cheveux en m’installant, et mon regard inexpressif balaie la salle un instant. Observer les autres est un réflexe quand on est seul, je ne fais pas exception.
Mon regard se porte alors vers un groupe de mecs qui rient et plaisantent et je fronce les sourcils alors que l’un d’entre eux me semble familier. Cette impression curieuse m’oblige à le dévisager et rapidement, les souvenirs d’un temps révolu me reviennent et frappent mon égo. Une porte du passé s’ouvre brusquement et un vent de panique souffle vers moi. Alfie. Le mec a disparu brutalement du jour au lendemain sans donner de nouvelles. A l’époque, je l’ai mal vécu, même si notre aventure n’avait absolument rien de sérieux. Je me suis retrouvé seul, sans comprendre pourquoi j’avais perdu mon ami en plus d’un amant désirable. Si j’aurai pu comprendre qu’il mette fin à nos relations intimes, je n’ai jamais compris cet abandon amical. Je ne garde pas moins qu’une amère déception de cette conclusion hâtive et brouillon. La rancœur noircit mon cœur.
Je me mets à le fixer durement, alors qu’il s’amuse avec ses amis. Il a l’air joyeux, c’est étrange. Et je ne sais pas pourquoi mais ça m’énerve. Quand je l’ai connu, il n’était pas aussi souriant. C’était un borderline au comportement autodestructeur, et nos vies se sont liées à une époque relativement sombre, où lui comme moi cherchions nos limites.
J’ai eu beau me questionner sur les raisons de sa fuite, je n’ai jamais obtenu de réponses. Tout cela me semble flou aujourd’hui. Peut-être suffoquait-il lui aussi. Il semble avoir trouvé la paix en tout cas. Tant mieux pour lui. Je l’envie. Son regard croise le mien, je hausse un sourcil et lui fait un signe de la main. Il ne semble pas me reconnaître. Pourtant on se connait bien toi et moi. Très bien, même. Je commande une bière et décide, dans ma grande bonté, de lui en offrir une aussi, en souvenir du bon vieux temps. Et parce que ça me fait marrer de le voir galérer à se souvenir de moi tiens. C’est blessant d’avoir été si facilement oublié. Peut-être que c’est moi qui vit trop dans le passé aussi… Fichu passé…
HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ I'll be good, I'll be good And I'll love the world, like I should, Yeah, I'll be good, I'll be good For all of the time That I never could.
Cet après-midi, Alfie bénéficie d’un vide dans son emploi du temps qu’il n’a pas besoin de chercher à combler par lui-même afin de trouver une énième justification à son retard tardif auprès d’une Jules qui commence à percevoir des absences qu’il considère encore occasionnelles. Si ces derniers jours il a usé et abusé de l’excuse curiocity – bien qu’il se soit réellement rendu aux quatre coins de la ville pour prendre part au festival et admirer les diverses installations que l’on trouve par ci, par là de Brisbane – aujourd’hui il n’a pas à quémander l’aide de ses neurones pour trouver une activité qui saurait l’éloigner de son appartement. En effet, avec certains de ses collègues de la faculté des sciences sociales, il a été décidé en début de semaine que cet après-midi ils rejoindraient la banlieue côtière afin de s’adonner à leur passion commune : le surf. Loin d’avoir le même niveau que certains de ses amis, Alfie n’a pas refusé pour autant l’invitation ; tout instant passé à l’extérieur, au grand air, est salvateur pour le trentenaire, tout comme le fait de s’adonner à n’importe quelle activité sportive qui lui permet d’essayer de se vider l’esprit et de tenter d’appréhender toutes ces pensées parasitaires qui, à défaut de pouvoir les éliminer, il essaie de contenir au mieux afin de limiter leur influence sur son quotidien. C’est la raison pour laquelle il n’est pas surprenant de le voir faire bande à part sur les vagues, lui qui d’ordinaire se mêle aux autres avec une facilité déconcertante, avec une certaine nécessité, aussi. Personne ne se vexe d’un tel comportement, probablement parce que cette configuration arrange tout le monde ; ceux qui prennent la session au sérieux restent entre presque professionnels, ceux qui préfèrent barboter sur leurs planches trouvent un compagnon pour échanger quelques ragots sur les collègues des autres facultés, ceux qui ont en marre et veulent s’échouer sur la plage pour commenter les chutes peuvent se le permettre, et si Alfie choisit d’affronter l’océan seul, personne ne se plaint, parce qu’ils sont tous occupés à autre chose pour le laisser se préoccuper uniquement de tout ce qui accapare son esprit.
Les heures défilent, l’accalmie mentale se dessine, mais les estomacs commencent à gronder. Un signe de la main des deux échoués sur la plage permet au groupe défiant les vagues de revenir sur la terre ferme, et sans réelle discussion au préalable ils s’accordent à rejoindre le McTavish pour terminer la journée d’une manière plus propice à la discussion. Un rapide passage par les cabines privées de la plage pour se doucher et se changer, puis quelques minutes de voiture plus tard, le groupe arrive sur les lieux des festivités. Si d’ordinaire Alfie est des rares personnes préférant une salade composée à un fish and chips, et qu’il tournera au jus de fruits plutôt qu’à la bière, ce n’est pas pour autant qu’il est réfractaire à cette soirée ; bien au contraire, parce que cela ne fait que légitimer son absence auprès de Joseph et Jules. Il devrait probablement s’inquiéter de les laisser seuls, mais le trentenaire ne se soucie guère de ce détail dans l’immédiat, bien trop concentré sur l’histoire que Gerhard raconte au groupe – ou plutôt, essayant de se concentrer sur celle-ci. Pour autant, c’est un rire sincère qui s’échappe de ses lèvres au moment de la chute, qui en précède d’autres à mesure que les gorgées de bière s’enchaînent et que les esprits se détendent. S’il sait pertinemment que ce groupe d’amis est toujours synonyme de soirée réussie, celle-ci est d’autant plus agréable qu’il en avait foutrement besoin. Et comme à chaque fois que le jeune homme semble passer un bon moment, un nuage rôde, gronde, et est prêt à s’abattre sur lui, lorsqu’il croise un regard. Son regard. Il n’est pas même sûr de le reconnaître, ses traits ont vieilli, son corps s’est endurci, ses cheveux ont poussé. Mais ce regard, c’est le même qu’il y a une quinzaine d’années, il pourrait le reconnaître entre mille, mais il n’est pas sûr de le vouloir. Il n’est même pas sûr d’avoir raison, alors il persiste à penser qu’il se trompe. Que ce n’est pas lui. Il ne répond pas à son signe de la main, tout juste esquisse-t-il un sourire pincé, et ses yeux se plissent, comme pour lui certifier qu’il ignore son identité, et qu’il y a erreur sur l’individu. Parce qu’il ne peut s’agir que de ça. Mais lorsqu’une bière lui est offerte, provoquant quelques commentaires de ses amis, à base de « tu as une touche » sans savoir qu’ils sont dans le vrai, Alfie ne rétorque qu’un « c’est un vieil ami perdu de vue, je crois » qui ne lui permet pas pour autant de passer à un autre sujet, et qui le convainc de finalement quitter sa chaise pour s’approcher de l’homme prostré dans son coin, mettant ainsi un terme aux remarques graveleuses qui sont marrantes approximativement un quart de seconde. Alfie dépose la bière qu’il a embarquée avec lui sur la table, esquissant un sourire gêné. Il ne sait toujours pas comment appréhender la situation, ni même s’il veut réellement qu’elle le soit. « Je ne vais pas la boire, alors autant qu’elle ne soit pas perdue. » Bien que n’importe lequel de ses amis se serait fait un plaisir de s’occuper de cette pauvre bière délaissée. Un silence pesant s’installe, quelques instants durant lesquels Alfie songe au comportement qu’il pourrait, qu’il devrait, adopter dans cette situation. Continuer à se complaire dans l’ignorance lui semble être la meilleure option ; c’est aussi la plus irrespectueuse. Si les rôles étaient inversés, il n’apprécierait probablement pas ce type de comportement, d’autant plus après un échange de regards qui ne laisse aucun doute quant aux souvenirs qui remontent inévitablement à la surface. Mais amorcer des retrouvailles lui paraît également être une option peu envisageable – il n’est pas sûr de le vouloir. « Toujours aussi taciturne. » Qu’il finit par laisser échapper, écarquillant presque les yeux face à ces mots qu’il n’est pas parvenu à retenir, qui ne trompe pas quant à l’identité de celui face à lui. Harvey.
Contre toute attente, Alfie se lève avec la bière que je viens de lui offrir et je sens mes poils se hérisser sur mes avant-bras. Je redoute ces retrouvailles, j’appréhende maintenant que je réalise qu’elles sont sur le point de se produire et je ne suis pas sûr de leur issue. Je n’ai pas vraiment réfléchi en lui offrant cette bière ; je crois que c’est mon principal défaut, agir sans réfléchir, et ce n’est pas la première fois que je me fous dans la merde ainsi. Je pense que je voulais simplement le taquiner, parce qu’il semblait bien, heureux, au milieu de sa bande de potes qui ne cesse de rire. Une ombre au tableau, voilà ce que je suis.
- Je ne vais pas la boire alors autant qu’elle ne soit pas perdue.
J’observe la pinte qui glisse sur le bois usé verni de la table et fronce légèrement les sourcils. Que signifie ce refus ? Je peux m’imaginer tellement de choses différentes ! Qu’il n’a pas envie de renouer de n’importe quelle façon avec moi me semble la plus probable de mes options. Je grimace, gêné de me retrouver dans une situation que j’ai moi-même provoqué mais qui me met terriblement mal à l’aise. Pourquoi t’es parti Alfie ? Étais-je à ce point détestable pour que tu tires un trait aussi brutalement ? Et pourquoi te revoir me fait autant de mal alors que je pensais avoir tourné la page depuis longtemps.
Mon retour dans cette ville me ramène plus de dix ans en arrière et je déteste cette impression d’inachevé et de stagnation. Qu’aie-je accompli en dix ans ? Même pas fichu d’obtenir ma thèse et ce boulot en or proposé par une grosse société européenne. Je suis un raté, et c’est pour cela qu’Alfie me rejette. Le pire dans tout ça, c’est que je le comprends. J’aurai très certainement fait pareil. Ça me laisse un goût amer, ça me blesse, mais je ne peux pas lui en vouloir de se détourner de moi maintenant.
- Toujours aussi taciturne.
Cette remarque, malgré tout, me fait sourire. Je sors mon paquet de clope, en retourne une pour la tasser d’un geste machinal sur la table.
- Je me souviens d’un temps où ça ne te posait pas de problème, Alfie. Et tu l’étais sûrement tout autant que moi.
Je souris, aux souvenirs. Ceux qui me hantent mais qui me maintiennent aussi en vie. Je suis coincé dans le passé. Et j’ai beau avoir trente ans, je ne pense pas avoir beaucoup avancé dans ma vie. Je pointe du doigt la pinte et insiste
- T’es sûr que tu n’en veux pas ?
Le Alfie que je connais ne refuse jamais un verre, encore moins s’il est payé par un autre ! Mais le Alfie que j’ai en face de moi semble tellement différent. Étrangement, face à lui, l’animosité me quitte et la rancœur laisse place à une compréhension passive, empreinte de renoncement et de regrets. C’est forcément moi qui ait merdé, comme toujours. Pourquoi en vouloir aux autres alors que je suis le seul responsable de ma vie merdique ? Moi et mon salaud de père à qui je ressemble de plus en plus…
Dans d’autres circonstances, la situation lui aurait dessiné un sourire amusé qui aurait très vite laissé place à un rire franc comme tous ceux qu’il esquisse lorsque la situation le dépasse, et que son seul mécanisme de défense consiste à ne pas appréhender celle-ci avec le sérieux nécessaire. C’est ainsi qu’Alfie a toujours réagi (ce n’est pas vrai, il veut seulement s’en persuader, Harvey peut témoigner de cette vérité qu’il repousse jusqu’à espérer naïvement l’oublier : il n’a pas été toujours été ainsi) : par les rires, les sourires, les vannes, plutôt que d’admettre que derrière toutes ces paroles incongrues qui franchissent parfois ses lèvres, il y a des émotions ; il y a celles qu’on juge anodines de prime abord, dont on ne s’inquiète pas, mais dont les dégâts sur le long terme ont des effets dévastateurs – c’est très exactement ce qu’il s’apprête à découvrir – et il y a les autres, celles qui sont beaucoup trop fortes pour être endurées, qui compriment l’âme et le cœur jusqu’à menacer l’équilibre de tout un système qui a mis des années à s’organiser correctement – ou du moins, qui, bien que bancal, s’avère fonctionnel. Et il ne peut pas laisser Harvey menacer cet équilibre qu’il a mis tant d’énergie à trouver, et auquel il persévère à s’accrocher même s’il lui glisse entre les doigts, tels des grains de sable qui s’écoulent doucement, dont la différence est imperceptible à vue d’œil, mais dont l’impact n’en demeure pas moins important. Alfie a pris à cœur de s’éloigner de tous ceux susceptibles de menacer cette deuxième chance qu’il s’est offerte lui-même ; il n’a pas jugé nécessaire de s’expliquer, de se justifier, parce que si une dernière fois il devait faire preuve de cet égoïsme qui l’a longtemps caractérisé, c’était justement dans l’espoir de s’en sortir. Il ne peut pas laisser Harvey souffler sur ce château de cartes, trop fragile, prêt à s’effondre à tout moment, mais Alfie est joueur ; et c’est ce gamin qui passe à côté de l’œuvre avec un regard de défi, de ceux qui disent « j’ai le contrôle de la situation autant que toi, alors jouons ». Il peut choisir de souffler, se sentir maître de cet effondrement, ou simplement regarder celui-ci se dérouler avec une passivité qui ne lui ressemble pas. C’est la première option qui gagne la lutte contre sa raison tandis qu’il réduit la distance qui sépare leurs deux êtres – et cette proximité le met soudainement mal à l’aise alors qu’elle était si plaisante il y a quelques années. La pinte rendue à son propriétaire, Alfie se mure dans le silence, un silence qui le caractérisait à l’époque, mais qui est désormais inhabituel, source d’inquiétudes quant à ce qui se passe dans sa tête. Quant à tous ces souvenirs qui l’assaillent, toutes ces choses qu’il préférerait oublier, y espère toujours y parvenir, et qui, pourtant, sont personnifiées dès lors que ses yeux glissent sur le visage de Harvey. Il ne le dira pas, mais au fond de lui, il est… il ne trouve pas les mots. Il ne dirait pas heureux ; se confronter aux fantômes de son passé est toujours synonyme de douleur pour l’anthropologue. Mais il est appréciable d’avoir la confirmation que celui-ci est bel et bien vivant, et ne croupit pas au fond d’un ravin comme le laissait présager leurs comportements respectifs d’adolescents en guerre contre la société et en perpétuelle recherche de limites, qui n’étaient satisfaites que par une attitude autodestructrice.
L’attitude d'Harvey, elle, ne semble guère avoir évolué depuis la dernière fois que leurs chemins se sont croisés. Il continue de privilégier les actes aux paroles, et cette bière offerte en dit plus long qu’il n’est disposé à le faire. Harvey a toujours été ainsi, comme si les mots qui franchissaient ses lèvres grillaient un peu plus ses réserves d’oxygène et qu’il se devait de les préserver. Alfie ne juge pas. Il était pareil, et ne se montrait d’ailleurs pas aussi calme. C’est ses poings qui parlaient souvent pour lui, gratuitement, au hasard, sans autre raison invoquée que celle de se sentir maître d’une situation, pour une seule fois dans sa vie. « Qu'est-ce que je peux te dire, les temps changent. » Qu’il souffle, alors qu’il finit par se glisser sur la chaise en face de lui. « Et je n’ai pas dit que ça me posait problème. » Qu’il ajoute en relevant les yeux. Ce n’était pas un reproche, mais un simple constat. Et si d’ordinaire Alfie aime brouiller ses repères, n’apprécie jamais d’en avoir des fixes qui l’enlisent dans la routine, il s’agit-là d’un de ceux qu’il aurait préféré ne jamais retrouver. Harvey réitère son invitation, et les sourcils d’Alfie se froncent. Est-ce une question sincère ? Une provocation dissimulée ? Il se raisonne lorsqu’il songe au contexte de la situation, son ami ignore qu’Alfie se tient éloigné de toutes ces substances susceptibles de lui faire perdre le contrôle de lui-même – parce qu’il parvient déjà difficilement à le maintenir en étant en pleine possession de toutes ses capacités. Mais il ne peut s’empêcher de voir cela comme une incitation malsaine et ses yeux mettent une éternité à cesser d’observer cette bière pour replonger dans le regard d'Harvey. « Sûr et certain, merci. » Qu’il finit par articuler, tandis qu’il interpelle le serveur une fraction de seconde pour commander une eau plate. Un instant, il envisage de préciser qu’il « ne tourne plus à ça », mais la crainte que son ton soit perçu comme jugeant – alors qu’il ne l’aurait pas été – le retient. La vérité, c’est qu’il ne sait plus comment se comporter avec Harvey, et que tous ces échanges qui étaient si naturels de l’époque où ils se fréquentaient en deviennent aujourd’hui forcés. « Je… ça parait déplacé de te demander ce que tu deviens, pas vrai ? C’est un trait qu’il ne peut pas renier, il a toujours été franc, toujours eu tendance à dire ce qu’il lui passe par la tête sans se soucier des réactions que cela peut engendrer. Dans le doute, je vais me contenter de souligner que t’as pas l’air d’avoir beaucoup changé. » Il poursuit, avec un fin sourire, alors qu’en réalité il n’en sait rien. Il devrait partir, retourner près de sa bande de potes qui est déjà passée à autre chose. Il devrait fuir, comme il a l’habitude de le faire. Il devrait et pourtant c’est comme si son corps ne lui obéissait plus et que chaque tentative d’esquisser un mouvement se solde misérablement par un échec.
Quelle étrange sensation que celle qui m’accapare alors que mon regard glisse sur la silhouette d’Alfie et que mes souvenirs se confrontent au présent ! Je ne sais pas comment la définir. C’est perturbant : ni déplaisant, ni agréable. Il y a une sorte de flottement entre nous, deux anciens proches qui se dévisagent et essaient de deviner ce qu’il s’est passé dans la vie de l’autre au cours de la dernière décennie. Autant dire que je n’en ai aucune idée ! Lui comme moi n’étions pas partis pour faire long feu. De véritables têtes brûlées qui repoussaient constamment leurs limites, bravant les interdits avec un flegme déconcertant et souvent agaçant, deux âmes en errance, un peu perdues. Lui, élevé dans un cadre trop strict qui avait fini par le rendre fou ; moi, battu toute mon enfance et dont la mère séjournait en taule pour homicide volontaire. Notre rencontre avait été des plus explosives et notre premier contact musclé, j’en souris encore lorsque j’y pense car cela avait été une sacrée bagarre ! Et puis, il y avait eu cette attirance indéniable, puissante et vivifiante dans ce quotidien déprimant. Notre histoire avait été à l’image de nos caractères tempétueux et impulsifs : fusionnelle, violente, extrême. Nous nous crachions continuellement à la gueule pour nous sauter dessus juste après. Relation toxique. A l’époque, cela nous allait parfaitement, et notre histoire était même rassurante pour moi. Une sorte de stabilité au milieu d’un quotidien branlant et d’un avenir incertain. Alfie était un repère qui a disparu brutalement, laissant un vide que je n’ai jamais cherché à combler autrement.
Il finit par s’assoir en face de moi et j’arque un simple sourcil, étonné de le voir s’attarder auprès de moi. Aurait-il des remords ? Une envie de renouer avec le passé alors que ses potes sont là et représentent sa vie d’aujourd’hui ? Je jette d’ailleurs un regard vers la table de ses amis qui nous ignorent royalement et poursuivent leurs discussions animées. Ma main passe dans mon début de barbe et je souris, nostalgique, à sa réponse. Les temps ne changent pas pour tout le monde, je traîne toujours la même histoire sordide que j’ai essayé d’oublier sur un autre continent, sans succès. La violence de mon père s’est inscrite en moi et m’empêche d’avancer et de sortir de ce cercle infernal de destruction. Mes pensées me torturent, j’en reviens toujours au même point. Lonnie. Je ne dois penser qu’à lui, la seule lueur d’espoir de ma vie, celle que j’ai abandonné il y a dix ans.
A nouveau, Alfie refuse ma bière. Je fais une petite moue mais n’insiste pas plus – après tout ça en fera plus pour moi ! Par contre, je fronce carrément les sourcils en le voyant commander de l’eau plate. Serait-il du genre abstinent ? Cela expliquerait le refus de boire la bière. Je me sens un peu con du coup d’avoir insisté, mais je garde le silence et donc mes réflexions pour moi. Je l’observe juste différemment et commence à me demander sérieusement ce qui lui est arrivé. Il a vieilli, mais il s’est embelli avec l’âge je trouve. Les petites rides autour de ses yeux lui donnent un air sérieux qui lui va tellement bien ! Que fait-il aujourd’hui ? Je ne sais pas pourquoi mais je l’imagine dans un boulot du genre associatif, il a un petit côté altruiste qui ressort sur les traits de son visage. Son regard est doux, bien que j’y reconnaisse les blessures du passé.
- Je… ça parait déplacé de te demander ce que tu deviens, pas vrai ? Dans le doute, je vais me contenter de souligner que t’as pas l’air d’avoir beaucoup changé.
Serait-ce mes phalanges rougies qui m’auraient trahi ? Je souris, bêtement et baisse la tête. D’un geste mécanique, je fais tourner ma chevalière autour de mon annulaire. Si tu savais à quel point je n’ai pas changé Alfie ! Tu aurais pitié de moi tiens.
- Je me suis tiré de Brisbane, je viens juste de revenir. C’est assez drôle que je tombe sur toi d’ailleurs alors que t’es très certainement l’une des raisons pour lesquelles je me suis tiré. Mais c’est cool. Fin j’veux dire, il y a prescription, ça fait plus de dix ans. Et… hmm… ça me fait plaisir de te revoir.
Mes joues chauffent légèrement alors que, encore une fois, ma langue m’a trahi. L’atmosphère est pesante, j’évite son regard et décide d’orienter la conversation vers lui en tentant de l’humour – bien que ce ne soit pas vraiment mon fort, faut l’avouer.
- Toi par contre, t’as l’air d’avoir changé. Tu ne frappes plus tout ce qui bouge, c’est une belle évolution !
On peut se surprendre de la facilité avec laquelle Alfie est parvenu à reconnaître Harvey après autant d’années sans se côtoyer, sans même avoir un aperçu de ce que son ancien amant avait pu devenir, sans même se poser la question puisqu’il avait pris soin de le reléguer aux archives de sa mémoire. Et malgré l’instant d’incertitude – principalement provoqué par l’envie de ne pas le reconnaître plus qu’un réel doute quant à son identité – lorsqu’il a croisé son regard pour la première fois après plus de dix ans, il est évident qu’Alfie ne serait pas resté dans l’ignorance très longtemps. Il y a des personnes qui marquent une vie, celles qu’on reconnaîtrait dans l’obscurité par le simple bruit de leur respiration, celles dont tous les souvenirs partagés reviennent à la surface en une fraction de seconde à cause d’une odeur, d’un mot, d’un geste, celles qu’on reconnaît aussitôt, sans avoir besoin du moindre détail, lorsqu’elles sont évoquées par une hasardeuse connaissance commune. Ce n’est pas une surprise qu’Harvey appartienne à cette catégorie, car il a laissé sa marque sur une Alfie qui n’en avait plus. Et c’est une véritable bataille qui s’annonce dans l’esprit de ce dernier, les bons souvenirs tentant de prendre l’ascendant sur tous les mauvais personnifiés par la simple présence d’Harvey qui sont tellement plus nombreux, tellement plus envahissants. Ce n’est pas la faute de son ancien ami, bien au contraire. Si celui-ci n’était pas ce qu’on aurait pu appeler une bonne fréquentation, son influence sur Alfie était moindre par rapport à celle d’une Amelia qui l’avait véritablement emprisonné entre ses griffes et dont le seul moyen de bénéficier d’un salut avait résulté de la mort de l’adolescente. Harvey et lui avaient entretenu des rapports conflictuels tout au long de leur histoire, que ce soit au départ par leur première rencontre qui s’était faite dans le sang et les coups, puis lorsqu’ils s’étaient rapprochés jusqu’à en devenir des amants qui passaient probablement plus de temps à s’insulter qu’à se complimenter. Même leur amitié s’était avérée compliquée à suivre, la faute à un Alfie dont les priorités changeaient de semaine en semaine, étant à l’écoute et de bon conseil un jour pour finalement s’avérer un égoïste sans pitié le lendemain. Harvey en avait fait souvent les frais, mais ce n’était pas pour autant qu’il s’était détourné de lui. C’était l’un des seuls à ne pas l’avoir fait, d’ailleurs, ce qui rendait sa décision de l’exclure de sa vie sans même l’en informer particulièrement incompréhensible, même pour lui-même.
Comme trop souvent, Alfie s’est égaré, s’est perdu dans des pensées parasitaires et a perdu le fil de la conversation. Il n’y revient qu’au rappel de l’invitation d’Harvey, à cette bière refusée une première fois, puis une seconde afin de confirmer de son désintérêt pour cette boisson qui tendait à remplacer son propre sang dans ses veines. La vérité, c’est que l’alcool ne lui a jamais réellement manqué. C’est parfois difficile de justifier sa préférence pour l’eau plate, mais il n’a jamais été mal à l’aise face à son entourage lorsque ceux-ci insistent pour prendre l’apéro. L’alcool permet la levée de l’inhibition et Alfie n’a jamais eu besoin de ce prétexte, puisqu’il ne s’est jamais soumis à des freins comportementaux durant cette époque de sa vie, et encore maintenant. Ce qu’il recherchait dans l’abus de substance était une accalmie bienvenue pour ses idées, et c’est quelque chose que l’alcool ne lui offrait que lorsqu’il finissait par s’échouer par terre, à deux doigts du coma éthylique. En ce sens, la drogue avait toujours été plus efficace – et c’est probablement la raison pour laquelle il lui a été bien plus difficile de se détacher de cette addiction-là. La voix d’Harvey se fait à nouveau entendre et Alfie fronce les sourcils. « L’une des raisons pour lesquelles je me suis tiré ? » Qu’il l’interroge à haute voix, réalisant après coup que cela n’avait pas pour but de franchir ses lèvres. Alfie ne pensait pas avoir eu un tel impact sur son vieil ami, et à vrai dire, il en doute encore sérieusement malgré les propos d’Harvey. Il se retrouve interdit un instant, ne sachant que répondre. Il pourrait s’excuser, partager le plaisir de se revoir, mais dans les deux cela sonnerait faux alors Alfie s’abstient de faire cet affront à Harvey. « T’étais où ? » Qu’il reprend rapidement, dans une volonté d’empêcher Harvey de répondre à son interrogation précédente, et tant pis si la discussion prend une tournure superficielle. Il faut croire que son vieil ami le confronte plus qu’il ne le veut au passé, car c’est bel et bien dans un silence qu’Alfie se mure. Comme il le faisait autrefois, comptant lui-aussi ses mots, se montrant concis. Il s’apprête à reprendre la parole pour poursuivre ses interrogations futiles lorsque Harvey prend les devants. Et là où il aurait dû esquisser un sourire, un rire, n’importe quoi qui confirme la boutade, Alfie sent ses muscles se tendre et ses poings se serrer. L’agacement qui remonte, et l’esprit qui s’échappe. « Ouais. » Qu’il dit dans un premier temps, tandis qu’il réfléchit à une manière de poursuivre la conversation – ou d’y échapper, mais ce sera malvenu puisqu’il est bien celui qui est venu à sa rencontre. Et ça ne fait que confirmer qu’il n’a pas tant changé, finalement, et que de la même manière qu’Harvey il préfère les actes, et qu’il ne peut s’empêcher de flirter avec les limites de l’interdit, comme il l’a toujours fait. En venant s’asseoir face à ce fantôme de passé, en voulant converser alors qu’il ne le devrait pas. C’est facile de reporter la faute sur la présence d’Harvey, la vérité c’est qu’il est celui qui ouvre cette brèche sur une histoire qu’il voudrait oublier – mais est-ce qu’il le veut vraiment ? « Je-… Qu’il débute avant de s’interrompre. Il n’en a plus le goût ? Il a fallu grandir, devenir raisonnable ? Alfie réfléchit, se fatigue tout seul alors que toute son énergie est accaparé par cet esprit constamment en ébullition. Et finalement, c’est presque naturellement qu’il reprend la parole. J’ai plus trouvé d’aussi bon adversaire que toi, il a fallu que j’arrête et que je me trouve une autre passion. » Et il esquisse même un sourire, Alfie, comme si les mauvais souvenirs tant redoutés en devenaient des bons. Parce qu’ils le sont peut-être un peu au fond, et qu’il n’y a qu’avec Harvey qu’il peut se permettre de les partager, sans risquer que cela s’ébruite, sans risquer qu’il menace sa relation avec Jules ou avec son nouvel entourage de manière générale – mais si on lui demande, cette confession n’est qu’un exutoire comme un autre.
Alfie relève ma pique, interloqué par mes propos difficiles à croire. Je sais que j’abuse, je n’ai pas à le rendre responsable de mon départ car il n’y est absolument pour rien dans cette décision. C’est sûrement la meilleure que j’ai prise d’ailleurs, et elle m’a sauvé d’un triste destin à l’époque. Mais le karma survient toujours au pire moment, pour vous rappeler à quel point vous vous êtes bercés d’illusions en espérant pouvoir accéder à mieux. Mes poings ont encore une fois gagné la bataille et je m’enlise de plus en plus profondément dans l’absurdité boueuse et gluante qui définit ma vie. Mon regard désabusé exprime un peu de regret alors que je réalise, une fois de plus, que mes mots ont dépassés mes pensées. Je crois que c’est ma façon de lui dire qu’il m’a blessé en disparaissant. Malgré cela je ne peux pas lui en vouloir. J’étais un déchet à l’époque après tout, un poids qu’il n’aurait pas pu traîner même avec toute la bonne volonté du monde. S’il a fallu qu’il coupe les ponts pour être mieux, alors il a pris la bonne décision, c’est certain. Et ça, peu importe ce que mon orgueil ressens.
- T’étais où ?
- En Irlande, Dublin.
C’est court, concis. Ce n’est pas l’envie de partager ses dix ans loin de tout qui me manque, mais le triste constat qui viendra inéluctablement à la fin du récit me serre la poitrine et m’oppresse. Je suis un raté. Ma faible tentative d’humour ne prend pas, Alfie serre les dents. Je le vois se crisper et à nouveau, ma poitrine se serre. Je me rends compte qu’il m’est difficile de le voir sur la défensive. Je culpabilise de le tourmenter en vérité. En l’apercevant, joyeux avec sa bande de potes, j’ai ressenti une vive jalousie qui s’est transformée en ce besoin irrationnel de me faire-valoir. Comme si j’avais besoin de lui rappeler qui il avait été, de le faire descendre de son piédestal pour satisfaire ma rancœur déplacée. Je ne suis qu’un con, ça ne m’apporte rien de faire ça. Et brusquement, mes épaules s’affaissent et mon regard tombe alors que je réalise que, comme toujours, je suis dominé par mes démons intérieurs. Ma bassesse n’a d’égale que la pauvreté de ma vie si j’en suis réduit à jalouser mon ancien ami parce qu’il s’en est sorti. Je devrais être heureux pour lui, tourner la page. Pourquoi est-ce si difficile ?
- Je… J’ai plus trouvé d’aussi bon adversaire que toi, il a fallu que j’arrête et que je me trouve une autre passion.
Ces mots, ce sourire. L’émotion me gagne, brusquement, sans que je ne m’y attende. Les souvenirs d’un passé révolu s’emmêlent dans mon esprit. Je revois ce garçon fougueux et bourré de charme qui savait se sortir de n’importe quelle situation grâce à un bagout exceptionnel. Je souris à mon tour car je reconnais là mon ami et sa capacité épatante à rebondir et à s’extirper élégamment du bourbier dans lequel je trébuche sans cesse. Je secoue la tête, pour éviter de me mettre à chialer honteusement alors que ces retrouvailles m’ébranlent plus que je ne veux bien l’admettre. J’ai besoin de fumer, alors je lui demande
- Tu m’accompagnes dehors quelques instants ? J’ai besoin de fumer.
Et de prendre l’air, aussi. Car j’ai besoin de rassembler un peu mes émotions pour les contenir, et seul le mouvement pourra me le permettre. Je jette un coup d’œil vers la table où sont rassemblés ses amis et j’ajoute, pour le pousser à me suivre
- Pas longtemps, t’inquiète. J’veux pas te pourrir ta soirée.
Sitôt dehors, mes doigts s’activent sur la roulette de mon briquet et j’aspire la fumée à plein poumons comme un toxico en manque – ce que je suis à peu de choses près. Je me félicite toutefois de n’avoir jamais sombré dans l’univers de la drogue dure, (un bon point pour moi) ! Je me détends en soufflant la fumée épaisse vers le ciel et m’avance un peu sur la terrasse qui offre un sacré point de vue sur le vaste océan. Échapper à l’atmosphère étouffante du pub me permet de me détendre légèrement, ou est-ce l’impression futile qu’au-dehors il m’est plus facile de fuir que dans un espace confiné ?
Durant quelques instants, je reste silencieux et m’imprègne de ce qui nous entoure. Au loin, le bruit du roulement répétitif des vagues, troublé par les véhicules et les piétons qui longent la côte dans un brouhaha feutré par une brise vivifiante qui hérisse les poils de mes avant-bras. J’ai toujours aimé me fondre dans le décor, me faire discret, m’oublier au profit de tout ce qui m’entoure. Une fois ma sérénité retrouvée, je lève mes yeux clairs vers Alfie que je dévisage un instant. Je l’admire. Je l’ai toujours admiré je crois, et j’ai toujours su qu’il irait loin. Je suis heureux qu’il se soit détourné du mauvais chemin emprunté il y a une dizaine d’années. C’était la meilleure chose à faire. Néanmoins, une question me brûle les lèvres et j’ai besoin d’une réponse. J’hésite, mais finit par la poser, désireux d’ôter tous mes doutes à son sujet.
- Que s’est-il passé Alfie ? Pourquoi t’as coupé les ponts comme ça ?
Les propos d’Harvey l’interpellent plus qu’il ne l’aurait voulu, leur donnant une importance qu’ils ne devraient pas avoir. Il n’a pas à se sentir coupable d’avoir voulu mieux. Et même si Harvey n’a pas explicitement sous-entendu cela, il n’empêche qu’Alfie le prend comme une attaque personnelle, et tend à se braquer plus qu’il ne l’est déjà. Ce ne sont pas spécifiquement les propos d’Harvey qui sont problématiques en réalité, mais tout ce à quoi ils renvoient et particulièrement à ce conflit interne au milieu duquel Alfie se retrouve piégé, partagé entre la certitude d’avoir fait ce qu’il fallait, sans pour autant être en mesure de fournir des explications à celui qui en mériterait. Alfie persiste à croire que son attitude était la bonne ; et que s’éloigner de tous ceux qui le ramenaient, de près ou de loin, à cette période de sa vie était une nécessité plus qu’une envie. La situation ne lui avait pas laissé penser qu’il pouvait faire dans la demi-mesure ; toute sa vie s’était caractérisée par des extrêmes et la manière dont il avait repris le contrôle de celle-ci également. Il y avait eu cette chance qu’il avait saisie, et s’expliquer, se justifier, aurait mis à mal celle-ci. Car il y aurait toujours eu quelqu’un pour le retenir d’une manière ou d’une autre, Harvey en aurait été capable – qu’il le veuille ou non – Alfie le savait pertinemment et c’est la raison pour laquelle il n’avait pas pu prendre ce risque. Ainsi, il avait eu des remords, mais pas de regrets. Et si les premières semaines s’étaient avérées compliquées, Alfie était rapidement passé à autre chose, parce que sa prédisposition à s’adapter est le seul trait immuable qu’il possède, et car on n’avait eu cesse de lui répéter que l’adolescence était une période où tout était décuplé, que tout ce qu’il ressentait à ce moment-là lui paraîtrait bien ridicule quand il serait suffisamment mature pour en prendre conscience ; mais sa maturité avait justement été acquise durant cette époque qui lui avait permis de construire son identité. On peut en dire ce que l’on veut, c’est un constat qu’il faisait encore, cette période l’avait forgé, et il en ressentait encore les conséquences aujourd’hui, et probablement est-ce la raison pour laquelle le retour d’Harvey a autant d’impact alors qu’il l’avait minimisé au fil des années, jusqu’à le rendre inexistant.
L’échange n’a rien de naturel, mais ce n’est pas pour autant qu’Alfie parvient à quitter cette table et à rejoindre son groupe d’amis qui semble déjà avoir oublié son existence, lui permettant de s’éterniser ici sans le moindre remords, ne lui donnant également aucune excuse pour s’éviter de le faire. Harvey pèse chacun de ses mots, comme dans ses souvenirs, limitant les informations qu’il transmet à son ancien ami, et peut-être est-ce la raison pour laquelle la curiosité d’Alfie ne dépasse pas le seuil de ses lèvres, là où dans d’autres circonstances il n’aurait cessé de déblatérer au point de transformer la situation en un véritable interrogatoire. Mais pour une fois, le trentenaire apprécie l’ignorance, et même si l’envie de questionner Harvey sur les raisons qui l’ont poussé à choisir l’Irlande, ce qu’il a pu y faire, ce qui l’a poussé à revenir, est présente, il s’abstient, peu désireux de prendre à nouveau le risque de se voir heurter par des paroles dont ce n’est pourtant pas l’intention. Car c’est le schéma qui se profile au fil de la discussion ; Harvey parle, Alfie s’en retrouve un peu plus écorché à chaque mot, à chaque rappel. Et si l’envie qui prédomine dans un premier temps est celle de prendre la fuite, comme toujours, son corps n’est pas décidé à obéir à sa raison. Il demeure prostré sur cette chaise, à réfléchir au moyen de s’échapper du sujet à défaut de la conversation en elle-même. Mais rien ne vient, et finalement les mots qui parviennent à franchir ses lèvres ne sont pas ceux qu’il s’imaginait tenir. Pour autant, il ne le regrette pas ; parce que toutes ces choses qu’il retient depuis quelques mois, il peut les partager avec Harvey sans en subir les conséquences. Que ce soit pour réellement s’expliquer, ou simplement parce qu’il ne représente plus seulement cette période qu’il voudrait oublier, mais un exutoire particulièrement efficace. Harvey et Alfie n’ont plus la même vie, n’ont plus les mêmes avis, les mêmes passions, et il y a peu de chances pour qu’ils se recroisent à l’extérieur de ce bar. C’est une parenthèse, une parenthèse foutrement nécessaire pour Alfie, qui ne se présentera probablement pas deux fois, et dont l’opportunité est à saisir ce soir. C’est pour cette raison qu’il se décide à parler, quelques mots qui le renvoient à cette manière dont ils se sont rencontrés, à cette façon (foireuse) qu’il avait de canaliser son énergie. Frapper, parce qu’il n’arrivait jamais à parler, alors même qu’aujourd’hui c’est l’une de ses caractéristiques. Et un sourire, qu’il ne devrait pas esquisser, finit par apparaître sur ses lèvres.
C’est avec un regard en direction de son groupe d’amis dont il est celui ayant désormais oublié la présence qu’il accueille l’invitation d’Harvey, qui se traduit malgré tout par une hésitation qui est perceptible puisque son ancien ami réitère la proposition. Alfie finit par accepter par un hochement silencieux, suivant Harvey jusqu’à l’extérieur. L’air frais leur fait probablement autant de bien à l’un qu’à l’autre, cette sensation d’étouffer étant certainement la seule chose qu’ils partagent désormais. C’est le silence qui prédomine, mais celui-ci ne dérange pas un Alfie dont le regard oscille entre la vue et la silhouette de Harvey. Il n’est pas stupide, Alfie, il sait pertinemment qu’il l’a convié à le suivre pour une toute autre raison, pour celle qu’il craignait en prétextant ne pas le reconnaître, celle redoutée depuis son départ et qu’il ne peut désormais plus fuir : des explications. L’anthropologue se mord brièvement la lèvre, dans une manière de ne pas précipiter les mots, tout simplement parce qu’il ne sait pour lesquels opter. « C’est une longue histoire. » Qu’il finit par dire après quelques instants. Ce n’est pas qu’il essaie de se dédouaner ou d’éviter la confrontation, seulement ce n’est ni le lieu, ni le moment pour cela. Il pourrait opter pour une version courte, mais ce serait insultant pour Harvey que de minimiser ses actes. « Disons seulement que c’était la meilleure chose à faire. Et ça n’a rien à voir avec toi, si c’est ce que tu veux savoir. T’as hérité du même traitement que tout le monde. » Sauf Amelia. Le sien a été plus douloureux, et tristement plus libérateur. Alfie finit par relever son regard qui s’était ancré dans le sol sans même qu’il ne s’en rende compte. « C’est pas que je veux pas t’en parler, c’est juste que… c’est pas le moment. Qu’il précise en jetant un coup d’œil au bar. Mais… ouais, je sais que je te dois des explications, mais pas ce soir, d’accord ? Surtout pas ce soir, alors qu’il n’était pas prêt à être confronté à pareille situation. Et comme ça tu pourras m’expliquer au passage comment t’as pu supporter le climat de Dublin pendant dix ans. » Qu’il finit par ajouter avec un léger rire, maintenant qu’il parvient à se détendre parce qu’il est parvenu à repousser cette confrontation, même s’il ne dépend que de Harvey de l’acter un autre jour.
Je l’observe alors que le silence s’installe entre nous et qu’il cherche très certainement ses mots. C’est étrange ce besoin d’explications. Elles me semblent nécessaires, comme si j’en avais besoin pour avancer, passer à autre chose et tourner la page. Comme lui l’a fait. Pourtant, j’ai aussi tourné la page depuis longtemps sur mon adolescence compliquée, et j’estime ne pas m’en être si mal sorti. Je n’ai pas fini en taule et j’ai survécu jusqu’à présent, cela relève déjà de l’exploit. Néanmoins, je n’ai jamais réussi à dompter la rage qui sommeille en moi pour autant et c’est elle qui m’a entraîné vers la chute, faisant de moi ce que je suis aujourd’hui : une âme perdue.
En vérité, j’ai du potentiel et je suis loin d’être con, sinon je ne serais pas ingénieur clairement. Ce sont mes problèmes personnels qui m’empêchent d’avancer. Mon incapacité à reprendre contact avec mon frère, ma volonté farouche de faire payer à ma mère son geste ô combien définitif en l’ignorant, le deuil de mon père que je n’ai toujours pas réussi à faire… Je suis enfermé dans le passé, contraint de reproduire encore et encore les mêmes conneries, malgré tous mes efforts pour échapper à ce cycle infernal. Je renonce, je crois. Je n’ai plus la force d’espérer désormais.
- C’est une longue histoire.
Mes yeux s’attardent sur son visage tourné vers le sol. Cette phrase me laisse comprendre qu’il ne me donnera pas d’explications. Ni aujourd’hui, ni jamais, si toutefois nous nous revoyons par la suite. Pas sûr que ce soit une bonne idée, et pourtant, au fond de moi j’aimerais. Car Alfie n’a jamais été un problème dans ma vie, au contraire, c’était mon ami. Et je l’ai perdu, comme à peu près tout ce qui compte pour moi.
- Disons seulement que c’était la meilleure chose à faire. Et ça n’a rien à voir avec toi, si c’est ce que tu veux savoir. T’as hérité du même traitement que tout le monde.
Je détourne mon regard vers le large, je ne veux pas qu’il lise la peine qui se loge au fond de mes prunelles. Ça n’a jamais rien à voir avec moi, je connais la rengaine. Mes sentiments n’ont pas d’importance après tout, pourquoi en auraient-ils ? Je mélange tout dans ma tête, c’est fatiguant. Je ne lui en veux pas, mais mes démons me broient entre leurs serres acérées et ne me laissent pas de répit.
- C’est pas que je veux pas t’en parler, c’est juste que… c’est pas le moment. Mais… Ouais, je sais que je te dois des explications, mais pas ce soir d’accord ? Et comme ça tu pourras m’expliquer au passage comment t’as pu supporter le climat de Dublin pendant dix ans.
Je relève brusquement mon regard vers le sien. Est-ce que cela signifie qu’il a l’intention de me revoir ? J’ai tellement de mal à le comprendre et à interpréter ses intentions. Je ne suis d’ordinaire pas doué pour ça, mais là j’avoue que mon esprit est trop embrouillé. Malgré tout, il m’arrache un sourire, peut-être même un léger rire fugace. Je souffle la fumée de ma clope et pense à l’Irlande, à ses dix années loin de tout. J’étais bien là-bas, je pouvais être celui que je voulais, sans passé et sans histoire. Libre. Affranchi.
Perclus de peur et de tristesse, je manque cruellement de confiance en moi désormais. Et c’est pourquoi l’hésitation est perceptible dans ma voix lorsque je lui demande
- T’as vraiment envie de perdre ton temps à m’écouter me plaindre des dix années écoulées ?
Je ris. Un peu nerveusement, pour donner le change. Puis, je soupire et mes épaules s’affaissent.
- Je vais y aller, Alfie. Faut que tu retournes avec tes potes, ils font finir par t’oublier sinon.
J’écrase ma clope, frotte mes mains l’une contre l’autre et lui fait face. La gêne revient alors que je détaille ses traits anguleux et je glisse une main dans ma chevelure, embarrassé.
- Je peux… hmm… J’ai un téléphone. (Comme tout le monde, jusqu’ici je ne me démarque pas par mon originalité) Tu… Je te donne mon numéro si tu veux.
Est-ce que je peux être encore plus mal à l’aise ? J’ai l’impression de quémander son attention, c’est stupide. Mais j’aimerais tant que tu me rappelles Alfie et qu’on parle, de ces dix années, de ce que tu fais aujourd’hui… Ta réussite, je la jalouserai secrètement, mais elle me ferait tellement de bien. Par procuration, je pourrais m’en satisfaire. Mais si tu veux me reléguer aux oubliettes, alors ne te gêne pas pour moi. Je ne peux rien t’apporter de plus qu’une amitié sincère comme avant, car je n’ai pas changé.
C’est une longue histoire, et cette affirmation n’est pas à envisager comme une tentative de se détourner de toutes explications qu’il pourrait avoir à fournir à Harvey, ce n’est que pure vérité. Il pourrait lui offrir une version condensée – et si Jules était là, elle ne manquerait pas d’exploser de rire à cette pensée – mais il n’est pas certain que cela tempérerait les questionnements de Harvey, bien au contraire, cela ne ferait qu’en amener d’autres. Parce que la situation ne se résume pas au seul accident de voiture qui a coûté la vie à Amelia et qui avait permis à ses parents d’ouvrir les yeux sur l’étranger qu’était désormais leur fils, ouvrant la brèche sur cette obligation d’expier ses fautes qu’il était finalement parvenue à envisager comme une nécessité. Il est le seul à avoir eu cette interprétation de la situation, et c’est une version trop simpliste à offrir à Harvey, qui ne remplirait pas le vide laissé par son absence, et amènerait une nouvelle interrogation : « et alors ? ». Il y avait certes eu l’accident suivi de la prise de conscience de ses géniteurs, mais il avait aussi et surtout eu la sienne ; et tous ses propres questionnements qui avaient suivi. Qu’allait-il devenir, maintenant qu’il n’y avait plus Amelia ? Qu’il avait cette sensation d’être seul contre le reste du monde ? Qu’il avait ce deuil à porter, autant qu’il avait ce soulagement à cacher ? Comment pouvait-il se racheter ? Comment pouvait-il espérer changer ? Et comment pouvait-il le justifier, surtout ? La situation n’avait pas été aussi facile que de simplement changer de numéro, suivre les cours par correspondance, éviter les lieux qu’il fréquentait avec toutes ces personnes qu’il s’apprêtait à ranger dans une nouvelle catégorie. Il y avait eu en premier lieu un travail sur lui-même, marqué par cette prise de conscience qui l’avait frappé comme jamais il ne l’avait été auparavant, et qu’il lui avait fait bien plus de mal qu’une multitude de coups de poing. Il y avait eu le passage à l’acte ; de prendre ses distances avec tous ceux qui auraient pu le retenir dans cet univers, de près tout d’abord ; comme Harvey l’aurait fait, inévitablement, de par son comportement, de par ce qu’il représentait. Parce qu’il n’y avait que deux options qui s’étaient présentées à lui ; se libérer de l’emprise d’Amelia ou transférer celle-ci, et Harvey en aurait été le parfait substitut. De loin, ensuite ; avec toutes ces personnes qui n’avaient pas nécessairement participé à sa descente aux enfers mais qui la lui rappelait constamment dès lors qu’il posait les yeux sur eux, et qui n’auraient cessé de le faire s’il avait continué à les côtoyer. Il avait fallu à s’habituer à cette solitude nouvelle et à cette animosité dirigée contre lui-même pour ne pas avoir su trouver d’option plus douce à défaut de meilleure option. Parce que c’était la meilleure chose à faire, à aucun moment au cours de sa vie Alfie en a douté. Il se fiche bien de savoir si Harvey peut se satisfaire de cette explication ou non, qu’il ait tous les éléments en mains ou non pour comprendre le raisonnement d’Alfie, c’est une certitude, le seul point qu’il peut continuer d’affirmer et auquel il peut se raccrocher alors que tout menace de s’effondrer autour de lui. Dont son équilibre ; inévitablement, et avant d’y assister, impuissant, il aime croire que le délai qu’il quémande l’aidera à s’y préparer. Ce ne sera pas le cas ; il n’est pas naïf, Alfie, il le sait, seulement il se complaît dans ce déni qui est devenu une seconde nature au fil des années.
Harvey détourne le visage et si cela interpelle Alfie, ce n’est pas pour autant qu’il le fait remarquer. Il persiste et signe ; peu importe ce que peut ressentir Harvey, ce qu’il peut penser, il ne s’excusera pas d’avoir fait ce qu’il pense toujours être une bonne décision. Ce n’est pas de la mauvaise foi de la part de l’anthropologue, il est capable de s’excuser lorsqu’il se sait en faute, mais la situation telle qu’il la perçoit fait peut-être de Harvey une victime collatérale, ce n’est pas pour autant qu’Alfie se considère bourreau. Et c’est la raison pour laquelle il accepte la possibilité de retrouvailles, en bonne et due forme cette fois-ci, à un autre moment, dans un autre contexte. « J’ai souvenir que t’aimais bien te plaindre, alors, ce sera comme un retour aux sources. » Il réplique avec un fin sourire. Ce n’est pas totalement vrai ; et les plaintes de Harvey étaient souvent les siennes aussi. Se plaindre du reste du monde, partager la moindre de ses frustrations, compter sur une oreille attentive qui accorderait la même attention que ce soit pour râler sur la caissière du supermarché qui demande la carte d’identité ou sur l’emprise presque toxique de ses parents. Alfie jette un nouveau coup d’œil derrière lui, constate que les assiettes de sa tablée ont été servies, et qu’il est effectivement tant pour lui de reprendre le cours de sa soirée, qui ne sera malgré tout pas la même après cette rencontre. « On fait comme ça. » Qu’il approuve par la suite lorsque Harvey lui propose son numéro. Il enregistre directement celui-ci dans son portable, avant de le glisser à l’intérieur de sa poche, et d’être à nouveau silencieux pendant quelques instants. « Je-hm, bonne soirée et… à bientôt. » Il essaie de se montrer convaincu ; mais il ne l’est pas réellement. Le numéro est enregistré, prêt à être appelé, mais ce n’est pas pour autant que cela en sera facile, Alfie le sait, et c’est la raison pour laquelle bien qu’étant désormais entouré à nouveau par son groupe d’amis, c’est comme s’il était seul au monde – non, pas tout à fait, il y a toujours ces pensées qui l’assaillent constamment, mêlées désormais à des souvenirs ravivés.