J’inhale la fumée épaisse qui se fraie un chemin jusqu’à mes poumons noircis, retiens ma respiration quelques secondes, avant de souffler les vapeurs qu’il reste vers le ciel sans nuage de cette nuit de printemps. Les yeux clos, je vide mon esprit alors que ma cigarette est sur le point de se terminer – ce qui signale la fin de la pause. Le climat d’ici n’a rien à voir avec celui d’Irlande, l’humidité dans l’air n’est pas la même. Elle provient ici de la sueur, de l’excitation des corps qui se pressent, pleins de désir et de fièvre. C’est avec un léger sourire que je constate que c’est la chaleur qui m’a le plus manqué cette dernière décennie.
- Hartwell ! La pause est terminée !
Je jette le mégot dans la ruelle, hoche la tête et repars dans la boîte pour reprendre mon service de nuit. Vigile au fond, ce n’est pas un job très dur. 90% du travail s’effectue dans l’attitude. Plus vous adoptez un air sérieux, énervé et peu conciliant, moins vous vous faites emmerder. C’est le job rêvé pour un mec comme moi, peu désireux de parler et aimant la solitude. Je n’ai jamais été très bavard en réalité, j’ai toujours l’impression de n’avoir rien d’intéressant à dire et je traîne ce manque de confiance depuis l’enfance. Aussi, ça ne me gêne pas de rester silencieux et de jouer les gros bras.
Mon regard désabusé glisse sur les cuisses écartées et fermes de la jeune femme qui tournoie autour du pole-dance, dans une chorégraphie soigneusement répétée et particulièrement sensuelle, efficace pour attirer le client apparemment. Chaque nuit c’est le même spectacle, ces femmes s’adonnent au jeu de la séduction, provocantes, sulfureuses, délicates mais piquantes, éveillant les désirs les plus profonds et les plus sauvages de tous les désespérés en errance de la société. Le fond, on y est. Et j’observe ça sans aucun état d’âme. Chacun ici est majeur et consentant, libre et conscient de ses actes. Rien n’est forcé, tout ou presque est admis. Les filles fixent elles-mêmes les limites, sachant que moins elles en ont, mieux elles sont payées.
Et c’est ce qui pousse des filles magnifiques dans les bras de gros porcs, l’argent. L’argent, maître des âmes perdues. Du coin de l’œil, je surveille celles que je pense les moins aptes à juger du client, aveuglées par le pognon qu’elles pourraient se faire, oubliant les risques parfais bien trop élevés pour en valoir le coup. Elles sont prêtes à tous ces filles-là, et elles me font mal au cœur. Certaines raconteront à demi-mots ce qu’on les a obligé à faire pour quelques livres de plus, d’autres se tairont à jamais, la honte et la douleur trop vives pour qu’elles n’osent se plaindre de leur sort. Certaines disparaissent, peu vieillissent. La misère m’entoure et j’y suis indifférent.
Le luxe et la richesse ne m’ont jamais attiré. Tout simplement parce que je suis persuadé que je n’ai le droit ni à l’un ni à l’autre. Je ne saurais pas quoi faire de trop de fric, quant au luxe… Je ferais tâche, c’est tout. Ce que j’ai me suffit. Je n’ai pas besoin de plus. Je ne mérite pas plus.
Primrose se déhanche, ses seins ronds et parfaits remuent devant le nez d’un sale ivrogne tandis qu’un autre lui effleure le fessier qu’elle agite avec lenteur. La reine du spectacle, c’est elle. Chaque soir, elle se pavane devant tous ces mecs peu recommandables et il est rare qu’elle termine ses nuits seule. Je crois que ce n’est tout simplement pas arrivé depuis que j’ai embauché au Confidential Club. Il faut dire que cette jeune femme est une déesse sur scène. Ses poses lascives, magnifiées par un corps tout en volupté et en courbes délicates, ne laissent personne indifférent. Même les femmes se laissent séduire par sa beauté sulfureuse, son petit air enfantin plein de malice et son regard de braise. Si je n’étais pas gay à 100%, j’aurai succombé moi-aussi, c’est évident.
Ce soir, comme à son habitude, elle termine son show avec le minimum, son corps presque totalement dévoilé, appel sensuel à la luxure. Je la trouve belle, Primrose. J’ai juste peur qu’elle ne fane trop vite, comme toutes les roses qui fleurissent dans cet endroit. Alors qu’elle s’apprête à quitter la scène, un client pose sa grosse main sale sur son avant-bras et l’attire à lui. Même d’ici, je peux sentir son haleine putride et alcoolisée qui se répand sur le visage de la belle princesse déshabillée. La colère gronde, les signaux d’alarmes résonnent et je me tends en fixant la scène. J’ai le droit d’intervenir si je juge qu’un client va trop loin. Primrose ne se défait pas de son sourire, elle lui réponds quelque chose qui calme ses ardeurs et semble lui plaire. J’ignore ce qu’elle lui dit, mais il la lâche, lui tends des billets et pars vers un salon privé d’un pas pressé. Ce cochon risque de commencer sans elle, ça me dégoûte.
Je la suis en coulisses. Des sifflements m’interpellent, les filles me sourient mais je garde mon air sévère et je rattrape Primrose dans le vestiaire alors qu’elle se change et se prépare à la suite des événements.
- Je ne le sens pas ce gars-là, Primrose, tu ne devrais pas le suivre.
Je n’aime pas les soirées que je suis obligée de passer au Confidential. J’ai l’impression de faire des infidélités à celui qui est mon patron depuis six ans et je ne m’y sens pas aussi à l’aise que dans mon club habituel que je considère un peu comme ma deuxième maison à force d’y danser et de sympathiser avec les filles qui exercent le même métier que moi. Cependant, la reine Raelyn ne peut pas être contredite et lorsque cette dernière me demande de bosser pour elle, c’est quelque chose que je ne peux pas refuser. Ces derniers temps, elle m’a demandé bien plus qu’auparavant, si bien que j’ai dû prendre des congés à mon club habituel pour pouvoir me consacrer à elle. Ça ne durera qu’un temps, je retrouverais un rythme d’activité normal très bientôt, c’est en tout cas ce qu’elle m’a dit, mais j’ai aussi conscience que, à terme, je devrais sûrement quitter le club pour lequel je bosse pour me concentrer à cent pour cent sur le Confidential, faisant de Raelyn ma nouvelle patronne officielle même si cette collaboration est malheureusement basée sur un odieux chantage.
Chantage ou non, je me dois d’assurer une prestation digne de ce qu’elle attend de moi et c’est à moitié nue sur le podium que je me déhanche, jouant des regards de mes spectateurs, faisant le show comme j’ai appris à le faire depuis plus de six ans. Mon regard parcourt la salle du regard, essaie de capter un maximum d’attention alors que mon corps n’a pas vraiment besoin de l’aide de ma tête pour faire ce travail qu’il connait par cœur. Le peu de vêtements que j’ai sur le corps devient de plus en plus minime au fur et à mesure que la soirée se déroule, des mains parviennent à me frôler les chevilles ou les cuisses lorsque je me baisse mais j’arrive à esquiver de trop longs contacts, continuant la danse que je me dois de finir d’exécuter avant de passer à des choses plus sérieuses mais surtout plus lucratives. Parce que c’est pour cette raison que je fais tout ça : l’argent. Rien d’autre ne me motive. Ou plutôt, rien d’autre ne me motivait quand j’ai commencé mais maintenant, je crois que j’éprouve une certaine fierté à voir les hommes poser leurs yeux sur moi, à susciter cet engouement dans un public qui ne se montre pas indifférent à mes charmes et à attraper ma proie avec une facilité déconcertante. Ce travail, aussi dégradant puisse-t-il paraitre aux yeux de bon nombre de gens, m’a aidé à me sentir spéciale.
Aujourd’hui, malheureusement pour moi, l’homme qui me harponne à peine le show terminé n’est pas le genre d’homme avec lequel j’apprécie me retrouver en privé. Mais j’ai appris à ne pas faire la fine bouche et la liasse de billets qu’il me laisse entrevoir suffit à me convaincre de le suivre même au bout du monde s’il me le demandait. Il empeste l’alcool et je vois le gras de sa bedaine sortir par les trous laissés par le tissu tendu de sa chemise trop petite. Il met sa main sur moi, un peu trop durement à mon goût, mais je reste professionnelle, lui promettant de le rejoindre dans très peu de temps pour un show privé très spécial. Cette idée semble le satisfaire et lorsque je lui indique l’un des petits salons privés que Caïn nous réserve lors des soirées auxquelles nous sommes conviées, il s’y dirige alors que j’empoche une partie – j’espère – de la somme que je vais réussir à gagner ce soir. Je me dirige vers le vestiaire pour me changer avant d’aller le rejoindre. Je viens juste d’enfiler une culotte propre lorsqu’une voix m’interpelle, me faisant immédiatement lever les yeux au ciel. « Tiens, un énième chevalier servant, ça faisait longtemps. » Pourquoi les mecs estiment-ils constamment que j’ai besoin d’être protégée ? Je ne leur ai pas demandé leur avis, merde.
Je claque la porte de mon casier et je lui fais face, sans me préoccuper du peu de vêtements que je porte, ce n’est pas comme s’il n’avait pas l’habitude de me voir à poil à la fin de chaque représentation. « Si ce n’était pas lui, ce serait un autre, Harvey, t’inquiètes, je serais toujours en vie demain matin. » Pour ce qui est de l’estime que je pourrais avoir pour ma propre personne, il faudra peut-être quelques heures pour que j’arrive à me regarder dans un miroir, mais pour le reste, je gère. Je termine de m’habiller tout en lui parlant, essayant d’ignorer son expression qui oscille – selon moi – entre une vague inquiétude et es reproches. « Retourne bosser, tu vas avoir des problèmes, je suis une grande fille, je gère. » Sans lui accorder plus d’importance que ça, je tourne les talons, balayant sans scrupule sa mise en garde comme s’il s’agissait seulement d’une énième leçon de morale initiée par une personne qui n’y connait rien. Je me dirige droit vers le salon privé où j’ai envoyé mon client, sourire aux lèvres, je suis de nouveau Poppy et non plus Primrose et j’ai bien l’intention de mener à bien cette soirée quoi qu’en pense Harvey.
L’homme que je retrouve n’a pas désaoulé, bien au contraire, un verre vide est posé sur la petite table au centre de la pièce et il s’est délesté de sa veste et de ses chaussures comme s’il était dans son propre appartement. L’exclamation de joie s’apparentant plus à un cri bestial qu’il pousse en me voyant arriver me glace le sang mais je fais bonne figure, comme on m’a si bien appris à le faire. J’ai l’habitude d’être une poupée de cire entre les mains des clients qui ont quelques heures pour faire de moi ce que bon leur semble. Sauf que cette fois, c’est différent, ses gestes sont secs, impératifs, trop pressants, presque violents. J’essaie de maitriser la situation, de l’amener à être un peu plus doux sans pour autant refreiner ses ardeurs mais chacune de mes tentatives est un échec. Je ne suis qu’un jouet entre ses mains, perdant totalement le contrôle de mes mouvements pour être à sa merci et alors que mon dos heurte violemment le mur contre lequel il me projette, et une grimace de douleur vient déformer mon visage beaucoup moins impassible que précédemment. Insensible à ce qu’il vient de se produire, il se presse contre moi, parcourant mon corps de ses mains, de sa bouche. J’ai l’impression de suffoquer. J’essaie de le pousser d’abord doucement, puis avec un peu plus de force, mais il a pris l’ascendant sur moi. Sa main remonte jusqu’à mon cou et avant que j’ai pu faire quoi que ce soit, serre ses doigts autour de ma gorge, accompagnant son geste d’un gémissement de plaisir coupable qui me donne envie de vomir. Si la suffocation n’était qu’une impression jusqu’ici, elle devient une réalité après quelques secondes. Je presse mes doigts autour de son poignet pour le pousser à lâcher prise mais il renforce son étreinte, ravi de ce petit jeu qui ne fait rire que lui, parce que ce n’est que ça pour lui, un jeu. Lorsqu’il me relâche enfin, l’inspiration que je prends pour réalimenter mon corps en oxygène est presque douloureuse. Je tousse, m’étouffe et essaye de revenir à la réalité alors que la pièce tourne autour de moi. Si quelques minutes auparavant j’étais confiante, maintenant j’ai vraiment très peur de ce qu’il compte faire ensuite d’autant plus qu’il me laisse à peine le temps de reprendre mon souffle avant de reprendre son jeu, toujours plus agressif et sans la moindre pitié.
Comme je l’avais pressenti, Primrose ne m’écoute pas et m’envoie sur les roses. Je m’écorche sur les piquants de sa tige et la laisse décider seule de son destin, non sans regret. Je sors des vestiaires à sa suite, l’observant rouler des hanches, déterminée, jusqu’au salon privé. J’observe sa silhouette qui s’éloigne de sa démarche féline et sensuelle en me répétant que c’est ‘dommage’ et qu’elle mérite bien mieux que tout ça. Je me rassure en me disant que livrée à elle-même, ce serait pire. Là au moins, ce genre d’activité, bien qu’illégales, sont au moins encadrées et le Confidential Club offre un confort et une sécurité qui manquent à tant d’autres jolies fleurs…
Pourquoi est-ce que je me prends la tête ?
Elle est majeure et vaccinée, elle me l’a dit elle-même. Je devrais m’en foutre et arrêter de fixer la porte de ce salon privé comme un chien de garde prêt à bondir. Et c’est ce que je fais d’ailleurs en m’approchant du bar. Personne ne m’interpelle ni ne me voit, les clients sont bien trop absorbés par le spectacle qui se déroule sur la scène. Mélange des corps et des couleurs, tout en sensualité, il faut dire que les jeunes femmes d’ici savent y faire pour captiver leur public. Même si je suis nullement excité par leurs déhanchés sulfureux, je reste admiratif de leur grande souplesse et des chorégraphies défiants les lois de la gravité autour de ces barres de pole-dance.
A tous les coups, je ne tiens pas dix secondes sur ce machin.
Parfois, je me surprends à imaginer certains de mes fantasmes en train de tournoyer autour de ces mêmes barres… J’arrête en général très rapidement, car à part faire gonfler mon pantalon et me mettre dans une position très inconfortable, ce genre de pensées ne m’apportent rien. Au bar, je me commande un simple coca, tout en guettant la salle. Le serveur essaie, comme toujours, de m’arracher un sourire mais tout ce qu’il récolte c’est un haussement de sourcil et un ‘merci’ bourru. Je ne peux pas faire plus, désolé. Ici je suis payé pour être désagréable, ce qui me convient parfaitement. J’assure la sécurité des clients, mais aussi des pros et surtout des filles. Et ce n’est pas en batifolant avec ou en jouant à ami-ami que j’y arriverai. Ce boulot, c’est tout ce qui me résume actuellement, et ce qui me permet de vivre décemment alors, je le garde. Le temps de me retourner et de voir quoi faire de ma vie. J’ai des diplômes qui pourraient me permettre de postuler dans plusieurs entreprises, seulement mon passif de bagarreur – encore bien actuel – ne m’aidera pas à obtenir de postes. Je ne me fais pas d’illusions. Je suis fichu. Autant bien faire le seul job dans lequel je peux, à peu près, m’épanouir non ?
A nouveau mes yeux se posent sur la porte de ce salon privé, et mes pas me guident sans que je ne les retienne vers celle-ci. Obnubilé par ce qu’il pourrait se passer derrière, je ne résiste pas à vérifier que tout se passe bien, même si pour cela je dois assister à des choses peu catholiques. En me rapprochant, j’entends des cris étouffés qui ne ressemblent pas du tout à de la jouissance. Je tends l’oreille et comprends que quelque chose ne va pas rapidement. Sans plus attendre, j’ouvre la porte à la volée et m’avance dans la pièce.
Le tableau qui se trouve en face de moi aurait pu me glacer d’effroi, mais c'est la colère qui monte brutalement. Le sale type est à deux doigts de violer Primrose qui se débat comme elle peut, tentant de limiter la casse. Mais elle n’a pas la force de ce sale con et il la maintient fermement. Ma main s’abat sur le col de son t-shirt et je le tire vivement en arrière, le forçant à lâcher prise. Lorsqu’il réalise qu’on vient de l’arrêter en plein dans son délire, l’homme devient colérique et se tourne vers moi en quête d’explications. Je vais lui en donner des musclées tiens! En guise de réponse, j’explose mon poing dans sa mâchoire et le sonne quelques instants.
- Reste là ! J’ordonne à Primrose, avant de tirer le gros porc vers la sortie, évitant de le faire repasser en salle – ça ferait désordre au milieu des clients. Je traine le vicieux qui vocifère et se débat en m’insultant de tous les noms d’oiseaux qui lui viennent – il est inspiré l’idiot ! Puis je le relâche une fois arrivés à la porte de derrière. Il remonte son froc difficilement, sous le choc de s’être fait viré ainsi. Et je ne sais pas pourquoi, mais le voir respirer et s’en tirer si facilement m’énerve. Je ne peux pas le laisser juste partir, non. Alors je sors à mon tour et quitte mon masque de vigile. Là, au-dehors, ce n’est plus que moi en train de faire face à une saleté de violeur. Je remonte mes manches, et ne lui laisse pas le temps de comprendre avant de lui mettre la rossée de sa vie. Deux trois uppercuts dans le ventre, je le termine par des coups de genoux. La colère s’empare de moi. Je redeviens ce petit garçon apeuré qui essaie de se protéger à tout prix des coups violents portés un peu n’importe où. La violence m’anime. Je frappe. Sans réfléchir et sans but. Je frappe juste parce qu’il m’a appris à le faire. Je frappe parce que j’ai trop reçu et qu’à présent je suis en capacité de donner. C’est à mon tour d’être prédateur.
Lorsque je reviens dans le salon privé, je tremble légèrement et j’ai les mains en sang. Je ne l’ai pas tué. Il s’en est bien sorti, je trouve. Avec un peu de casse, c’est tout. Le regard hagard, j’observe la jolie femme apeurée en face de moi et pousse un soupir, avant de la contourner et de me servir dans le mini-bar. J’attrape la plus grosse bouteille de whisky et m’assoit sur le canapé duveteux tout en la débouchant. Je m’en vide une grosse gorgée dans le gosier et tends la bouteille à Primrose avec compassion. J’attends quelques instants, avant de poser la seule question qui me vient, et sûrement la plus bête aussi
Ce n’est pas la première fois que je vis ce genre de situation mais c’est sûrement la seule où je m’apprête finalement à capituler parce que j’ai bien conscience que quoi que je puisse faire, je n’aurais pas le dessus. L’air me manque, il a l’air d’éprouver un plaisir immense à m’étrangler comme il l’a fait, conscient de tenir sa vie entre mes mains. Ce type est dérangé et ce n’est pas comme si je n’avais jamais accordé mes faveurs sexuelles à quelqu’un de complètement à l’ouest mais l’idée qu’il puisse avoir raison de moi et porte directement atteinte à ma vie est forcément très différente. Pourtant, j’envisage sérieusement d’arrêter de me débattre, parce que je suis épuisée, parce qu’il a de toute façon le dessus et parce que je me dis que ce n’est qu’un mauvais moment à passer et que moi je me débattrais, plus vite ça se passera. C’est au moment où je m’apprête à rendre les armes qu’Harvey surgit de nulle part, me délestant d’un seul coup du poids lourd pesant sur moi pour l’entrainer à sa suite. Je ne réagis même pas à son ordre, incapable, de toute façon, de faire le moindre petit mouvement dans une direction ou dans une autre. Pourtant, le bon sens voudrait que je m’interpose, que je l’empêche d’exprimer la colère dévastatrice qui domine très clairement ses émotions. Tout courage m’a abandonné, je reste plantée au milieu du petit salon, tremblante, apeurée, fragilisée par cet événement pourtant de courte durée. Je ne parviens même pas à aller jusqu’au canapé pour m’y asseoir, et je me contente de tenir péniblement sur mes jambes. Les flashs de cette entrevue me reviennent en mémoire, son haleine, son rire, ses mains entourant ma gorge… Je me sens nauséeuse et j’ai la nette sensation que je ne vais pas tarder à tourner de l’œil. Je devrais me lever et partir, quitter cet endroit, rentrer chez moi, appeler Romy ou ma mère pour entendre une voix amicale, ou encore mieux Yoko, qui est toujours là quand je ne vais pas bien. Mais mes jambes ne me porteraient pas et puis il y a Harvey… Il vient de me tirer d’un mauvais pas et je ne sais même pas où il est à présent, ce qu’il a fait de celui qui aurait pu devenir mon bourreau sans son intervention. Je dois le retrouver, je dois le remercier, je dois m’excuser pour mon attitude précédente, je dois… Avant que je n’aie pu faire quoi que ce soit, Harvey est de nouveau là, dans la pièce, les mains ensanglantées, les traits tirés par une rage qu’il peine à contenir malgré les coups portés qui me paraissent évident compte tenu de son état physique. Il attrape une bouteille de whisky dans le minibar et s’assoit sur le canapé alors que je n’ai pas fait le moindre geste. Je parviens péniblement à le suivre, prenant place à ses côtés, la gorge sèche, les mains tremblantes, essayant tant bien que mal de contenir le flot d’émotions qui déferle en moi. Lorsqu’il me tend la bouteille, je l’attrape sans la moindre hésitation, les mains fermement serrées sur le contenant pour en contrôler les tremblements. Une gorgée. Deux gorgées. Trois gorgées. Je reviens à la réalité, doucement, retrouvant les forces qui semblaient m’avoir abandonnées quelques minutes auparavant. La question d’Harvey résonne dans ma tête mais je mets un moment avant de réussir à trouver la force d’aligner deux mots pour lui répondre. « Ouais, ça va, j’en ai vu d’autres. » Je joue la désinvolte mais tout dans mon attitude me trahit. J’ai été secouée cette nuit et je peux jouer la fille forte autant que je veux, je ne parviendrais pas à donner le change, ou en tout cas pas à lui. Plusieurs gorgées de whisky viennent me donner un peu plus de courage et je fais de nouveau glisser la bouteille vers mon sauveur de ce soir. « Je vais te chercher de la glace. » Je me lève, désireuse de me rendre utile pour masquer mon malaise évident. Pourtant, malgré mon désir de bien faire, donner le change est impossible. Je vacille et suis obligée de me rattraper au dossier du canapé avant de parvenir à retrouver un semblant d’équilibre. Dans le minibar, des bacs à glaçon sont entreposés dans un congélateur miniature, j’en attrape une poignée que je place dans ce qui ressemble à une serviette ou à un torchon haut-de-gamme. En revenant vers Harvey, mon visage a repris quelques couleurs. « Tes mains. » J’ordonne, comme pour me prouver que je peux encore avoir le contrôle de la situation et par extension de ma propre vie. Alors que j’applique le linge déjà froid sur les blessures du jeune homme, je me revois, quelques semaines auparavant, en train de soigner le bleu de la mâchoire de Joey, pourquoi faut-il que je me retrouve toujours dans des situations pareilles ? Je chasse cette question de ma tête, faute d’avoir la réponse et me concentre sur les mains d’Harvey, sans doute parce que c’est plus facile que de croiser son regard. « C’est son sang ou il y a le tien aussi ? » Outre les douleurs laissées par les coups, j’ignore si la scène a été assez violente pour provoquer de véritables lésions également chez Harvey. J’aurais dû y aller, j’aurais dû empêcher ça. C’est sûrement parce que j’ai conscience d’avoir merdé et de devoir beaucoup à Harvey que je finis par capituler, laissant tomber le masque de la fille forte alors que je lève la tête pour plonger mon regard dans le sien. « Merci. » Je baisse de nouveau les yeux, désireuse de ne pas prolonger cet échange qui me met déjà mal à l’aise. Il m’avait prévenu et je ne l’ai pas écouté, un remerciement est donc plus que nécessaire, mais reconnaitre que j’ai pu avoir besoin de lui et qu’il avait évidemment raison est bien plus difficile pour moi que je ne voudrais l’admettre.
Fébrile, elle s’assoit à mes côtés. Elle tremble mais arrive à se saisir de la bouteille pour que le liquide ambré glisse dans sa gorge et vienne enflammer son petit corps de poupée fragilisé. Je l’observe en gardant le silence. Ce qui vient de se passer n’est pas normal, ça ne devrait pas arriver. Je vais redoubler de vigilance quant aux fréquentations du club, peut-être éventuellement en toucher un mot au boss. Primrose rapporte un paquet de fric, nombreux se pressent pour venir admirer son show, son effeuillage lent et voluptueux. Si belle, et pourtant je ne peux pas m’empêcher d’être triste quand je la regarde. Ça semble bête, mais je crois que je suis attaché à cette jolie fleur. La raison m’échappe, encore l’une de ces douces folies de mon cerveau étrange. Elle minimise ce qui vient de se passer, ravale ses sentiments de peur et de honte pour garder la tête haute et témoigner de sa force. Tu n’as pas besoin de faire ça, Primrose, je sais que tu es forte. Car il faut un sacré courage pour oser s’exposer de la sorte devant un tas d’inconnus. Il faut du courage pour affronter les bêtes primaires qui sommeillent en chaque homme et menacent de bouleverser l’équilibre instable sur lequel elle oscille.
Je rattrape la bouteille et la fixe sans en boire davantage. Mon regard se porte vers mes mains en sang. Qu’aie-je fait encore une fois ? Je me suis laissé envahir par la rage et la colère. Cette putain de haine avec laquelle je vis tous les jours, qui me ronge les viscères et me troue le cœur. Je ne suis qu’un amas de chair sanguinolent en errance et je patauge dans ma propre merde. Très glorieux comme tableau. Primrose se lève, vacille et se rattrape. Elle a les jambes qui flageolent, signe qu’elle a eu très peur. Je sais ce qu’elle a ressenti. Lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a plus rien à faire, que la partie est perdue d’avance, que quoiqu’on fasse ça n’arrangera rien… J’ai été si longtemps soumis, terrorisé par l’homme qui au lieu de me pousser vers l’épanouissement, m’a enfermé dans la peur de l’autre pour toujours. La glace me fait frissonner. J’obéis, même si je sais que ça ne changera pas grand-chose. Mes poings sont toujours dans un sale état. Je n’ai personne à qui je dois me justifier alors ! Peu importe au final… Je hausse les épaules à sa question. Son sang, le mien, quelle différence ?
Elle ose croiser mon regard, finalement. Ça ne dure que quelques secondes et dans ses yeux je perçois toute sa reconnaissance. J’y décèle aussi une certaine culpabilité, avant que la honte ne lui fasse détourner à nouveau les yeux. Je pousse un nouveau soupire. Je ne vais pas lui faire la morale, elle retiendra la leçon si elle le veut et ça ne tient qu’à elle de ne pas se fourrer dans le même pétrin à nouveau. Je demande, un peu brutalement
- Combien ça coûte ? Une nuit entière ?
Je réalise à ma question qu’elle pourrait penser que je suis intéressé. Ce n’est pas le cas. Je prends juste des renseignements que j’estime nécessaire. Mais je comprendrais qu’elle se demande si elle n’a pas échanger un pervers pour un autre vu ma dégaine de tueur avec mes mains ensanglantées.
Harvey s’enfonce dans un silence qui ne devient pourtant pas pesant. Les secondes s’étirent, je m’applique avec ma poche de glace de fortune, constatant très rapidement que ce n’est pas avec ça que je vais améliorer quoi que ce soit. Il a les mains dans un sale état. J’aurais pu totalement le comprendre s’il avait été mécanicien ou toute autre profession manuelle pouvant avoir ce genre de répercussion mais les vigiles ne sont pas connus pour passer toutes leurs soirées à taper sur des gars bourrés. En général, ils se contentent le ton ou d’appeler les flics sur les problèmes deviennent vraiment ingérables. Pas Harvey, manifestement. J’aimerais lui poser des questions, essayer de comprendre ce qu’il y a en lui, pourquoi il fait ça, ce que ça lui apporte. Est-ce qu’il se bat avec des types dans la rue ? Est-ce qu’il est une sorte de lutteur ou quelque chose dans ce goût-là ? Est-ce qu’il se défoule sur les murs de son appartement ? Est-ce qu’il a un appartement au moins ? Mais bien sûr, je me garde bien de tout commentaire, me contentant de regarder ses mains et d’y appliquer avec beaucoup de concentration les glaçons qui commencent déjà à fondre. Pour bien faire, il faudrait du désinfectant, un anti-inflammatoire et de quoi nettoyer les taches de sang séchées coagulées. Mais, faute d’avoir en ma possession les outils nécessaires à cette reconstruction, je reste là, à faire du mieux que je peux avec les moyens du bord, jusqu’à ce que la question résonne dans la pièce, me poussant brusquement à lever de nouveau les yeux vers lui. Etonnée. Choquée. Un peu déçue, peut-être aussi, de voir que l’aide qu’il m’a apportée était en fait un leurre destiné à servir ses propres intérêts. Le tissu plein de glace est repoussé sur la table basse et je me recule un peu dans le canapé sans cesser de le dévisager et sans laisser paraitre ma déception. Après tout, c’est mon travail, je suis là pour ça et je sais pertinemment que je ne lui dirais pas ça. « Et moi qui pensais que tu avais agi par pur altruisme, vous êtes vraiment tous les mêmes. » Je ne devrais pas être surprise, je n’ai encore jamais rencontré un homme qui résiste réellement à mes charmes pour se comporter de manière amicale. Quoi que, il y a eu évidemment Blake, mon fidèle meilleur ami jusqu’à ce que je me serve de lui de la plus odieuse des façons et que nous coupions les ponts. Il y a mon frère aussi, celui qui a un tel regard de jugement à chaque fois qu’il pose ses yeux sur moi que je préfère ne pas le voir pour éviter d’assister à ça. Il y a Camil aussi, mais s’agissant de mon ancien maitre de stage, je doute fort qu’il réalise à quel point il est facile de m’avoir et j’essaie évidemment de tout faire pour qu’il ne s’en rende pas compte. « Ca dépend de ce que tu veux faire pendant la nuit. » Je finis par répondre, en haussant les épaules avant d’enchainer sur des explications un peu plus poussée. « En général, j’adapte mes tarifs en fonction de l’état de dépravation des clients, moins t’es attirant, plus tu coûtes cher. Ce n’est pas très autorisé mais disons que c’est un privilège de l’ancienneté, tu ne diras rien, hein ? » De toute façon, il vient de me demander des faveurs sexuelles sur son lieu de travail alors même si je ne compte évidemment pas lui refuser, je sais que je suis éventuellement dans une position de force s’il commence à me faire un peu chier. Je devrais lui faire confiance après ce qu’il a fait pour moi mais Raelyn m’a appris que la méfiance envers autrui était un mal nécessaire si on voulait limiter les risques du métier. « Mais ça va, tu as du potentiel, on peut s’arrêter à cent balles la nuit, ça te va ? Je te fais un prix parce que tu m’as sorti de la merde, mais ce sera un peu plus cher si tu veux que je reste dormir avec toi, et je rallonge pour les éventuels extras. » On dirait que je parle de vulgaires courses dans un supermarché mais c’est un peu le cas, finalement. C’est mon métier, alors oui, je ne vois pas pourquoi je serais plus enthousiaste que ça, je le fais parce qu’il faut le faire, ça s’arrête-là. « Tu veux une liste des extras ou tu visualises ? » Je n’ai aucun problème à être plus crue s’il faut l’être, je m’adapte à chacun de mes clients pour les mettre à l’aise, à lui de me dire comment il a envie que je devienne et je ferais exactement ce qu’il me dit de faire.
La voilà, la pointe de déception qui fait mal et qui blesse l’orgueil, celle qui m’avoue sans qu’elle ne le dise qu’elle rêve de mieux et qu’au fond, tout ça ne lui convient pas. Loin d’être flattée par ma question qui laisse supposer que je suis intéressé, elle est vexée et me le fait savoir par sa remarque légèrement acerbe. Dis-moi Primrose, à quoi tu t’attendais ? Espérais-tu, au fond de toi, qu’on te regarde pour autre chose que ton corps parfait, et qu’on s’intéresse à ce que tu ressens réellement ?
Je la regarde, avec mes grands yeux pales qui ont été trop déçus et qui n’expriment plus rien. A peine vivant. Je me contente de la fixer alors qu’elle m’explique, sans grande conviction, ce qu’elle fait de ses nuits pour un peu plus d’argent. Elle n’en tire aucune gloire, elle n’aime même pas ça et ne se force même pas à en donner l’illusion. J’ai du potentiel qu’elle vient de me dire. Du potentiel pour quoi ? Pour profiter d’une femme qui n’a pas envie de moi ? Triste potentiel alors.
Cent balles la nuit. J’ai envie de lui dire que ce n’est pas assez, que son corps ne peut pas être acheté pour si peu, que son corps ne devrait pas être acheté tout simplement. C’est son choix, mais si ce choix ne lui procure aucun plaisir alors qu’en est-il ? Pourquoi tu t’obstines, Primrose ? Pourquoi fais-tu quelque chose que tu n’aimes pas ? Je suppose qu’il y a des nuits meilleures que d’autres. Des amants plus doux et attentionnés que les autres. Peut-être même que ces derniers font preuve de générosité et qu’ils glissent un billet de plus sur les draps une fois l’affaire conclue. Parce qu’ils ont aimé ça, prendre possession de toi.
Je soupire et baisse mon regard vers mes phalanges teintes en rouge. Ce sang n’est pas le mien. Mes mains sont abîmées par les combats, mes phalanges craquent constamment et j’ai perdu des sensations à force de cogner. Ma sensibilité s’effrite peu à peu et tombe en ruine.
Sans relever les yeux et sans prononcer un mot, je fouille dans ma poche et en ressors mon portefeuille. J’ai toujours du liquide sur moi, que je dépense d’une seule et unique façon : dans la boisson. Et l’alcool, c’est une passion qui coûte cher. La vie, accessoirement, ce qui n’a pas de prix dit-on. Ma vie a la valeur de plusieurs bouteilles de whisky. Je sors deux billets de 50 dollars, en rajoute un de 20 et je les pose sur le matelas du lit sur lequel on se trouve, elle et moi.
Je brise le silence pour dire d’une voix rauque et un peu cassée - Rentre chez toi, Primrose et offre-toi une bonne nuit de sommeil. T’en as besoin.
Je ne veux pas que tu travailles ce soir. J’aimerais que tu te contentes de danser et d’affrioler les clients. Ça ne rapporte pas suffisamment, je sais bien mais je n’ai pas envie de te voir brisée. Cette pureté en toi, elle existe et il faut la protéger. Mon regard limpide et triste affronte l’incompréhension du sien. Elle réalise doucement que je ne profiterai pas d’elle et que je ne veux pas de son corps. Ce n’est pas ce qui m’intéresse chez toi, Primrose. Je ne sais même pas ce qui me pousse à agir comme ça avec toi en vérité. C’est pas la première fois que je ne me comprends pas, ce ne sera sûrement pas la dernière, à force je ne cherche plus à donner de véritable sens à tous mes actes.
Est-ce que passer la nuit avec Harvey me dérange vraiment ? Non, pas plus que ça en réalité, je ne suis pas du genre à refuser d’offrir mes services ou à faire la fine bouche et il est évident que j’ai connu bien pire dans ma longue carrière de strip-teaseuse que le garçon qui se tient en ce moment à mes côtés. Toutefois, j’avais vraiment imaginé qu’il avait agi de la sorte par pure bonté d’âme et non pas pouvoir espérer quoi que ce soit en retour. Tant pis, je ne devrais pas être surprise par le genre humain à présent, j’ai sûrement entendu les pires horreurs sortir de la bouche de ceux qui atterrissaient dans mon lit et aidé à l’accomplissement de fantasmes malsains et peu ragoutants qui m’ont marqué et dont j’évite de me rappeler encore aujourd’hui. Tout ce que j’espère, c’est que les accès de violence dont fait vraisemblablement preuve Harvey restent en-dehors du cadre sexuel car je n’ai jamais été une grande adepte des pratiques SM. Mais bon, dans le pire des cas, si c’est ça qui l’intéresse, je pourrais évidemment m’exécuter et facturer un peu plus cher. C’est comme ça que je procède en temps normal, je ne m’impose pas de limites, je me contente d’adapter le barème en fonction des efforts que ça me coûte. Lorsqu’Harvey commence à sortir des billets qu’il pose sur le canapé, je ne suis nullement surprise. La facilité que j’ai à convaincre les gens de sortir leur argent pour que je me retrouve à poil ne me surprend plus. Malgré tout, je ne me considère pas comme particulièrement belle ou particulièrement attirante, c’est juste que j’ai en face de moi des hommes tellement désespérés qu’ils sont prêts à tout pour ne pas rentrer chez eux sans avoir eu une femme, n’importe laquelle, dans leur lit. Le pire, c’est que j’ai parfaitement conscience que la plupart de mes clients vont ensuite retrouver leur femme, leur embrassant doucement l’épaule pour les saluer alors qu’elles sont à mi-chemin entre le réveil et le sommeil, tout juste perturbé par la lumière du couloir qui s’infiltre doucement dans la chambre. Devrais-je refuser de servir un client parce qu’il porte une alliance ou que la marque de cette dernière est parfaitement visible ? J’imagine que oui, mais j fais fi de toute forme de conventions ou même du respect parce que devoir me questionner sur mes actes les rendraient sûrement bien plus dégueulasses à mes yeux que je ne veux l’accepter.
Un billet de vingt vient s’ajouter aux deux billets de cinquante déjà présents et je lève un regard étonné vers Harvey. Mon étonnement s’accroit encore lorsqu’il me dit d’aller me coucher. Mon regard passe de Harvey aux billets et des billets à Harvey. J’hésite. Ça ne me ressemble pas. L’appât du gain a toujours été bien plus fort que tout le reste pour moi mais je n’ai pas l’habitude d’être confrontée à une pareille situation. Pourtant, au bout de quelques secondes qui me paraissent être une éternité, j’attrape l’argent qu’il m’a donné et me lève du canapé. « Très bien. Bonne nuit, alors. » Je me dirige vers la porte, bien décidée à rejoindre le vestiaire et à partir d’ici le plus vite possible. Toutefois, au moment de sortir, je me retourne une dernière fois vers le jeune homme, figeant mon regard dans le sien pour éclaircir la situation. « On est bien d’accord, si tu ne viens pas avec moi cette nuit, tu ne pourras pas exiger que ce soit le cas un autre soir, je ne prends pas les paiements différés. » Je précise, cherchant à m’assurer qu’il ne débarquera pas chez moi dans une semaine pour réclamer remboursement de sa dette. « Je ne te suis pas redevable de quoi que ce soit. » Mon ton est dur, je veux jouer les femmes fortes, celles que rien ne peut atteindre. Au fond, j’ai juste envie de lui dire merci pour ce qu’il fait pour moi, pour m’avoir sorti de ce mauvais pas, pour me payer la nuit que je viens de louper et pour m’avoir laissée partir sans me toucher. Mais les mots ne franchissent pas mes lèvres, parce qu’il m’est difficile de reconnaitre mes faiblesses, parce que je ne veux pas me mettre à nue devant cet homme que je connais à peine et parce que j’ai toujours appris que jouer les durs permettait de tenir les gens à bonne distance, bons comme mauvais, histoire d’éviter d’être blessée ou d’être blessante. J’espère que cet avertissement suffira à le tenir hors de mon chemin. Sans ajouter une nouvelle parole. Je franchis la porte, regagnant le vestiaire d’un pas pressé sans prêter attention aux déhanchés sexy qui se poursuivent dans la salle principale à quelques mètres de moi. Mon travail ici est terminé et pour la première fois depuis longtemps, je vais pouvoir regagner mon lit sans être obligée de me laver pendant trente minutes pour effacer toutes ces impuretés. Malgré tout, je n’arrive pas vraiment à sourire. Cette rencontre m’a secouée plus que je ne voudrais l’admettre et j’ai beau tourner et retourner cette conversation dans ma tête, je n’arrive pas vraiment à réaliser quelles étaient les intentions de Harvey. J’ai vraiment peur de les découvrir.
Elle me regarde avec ses grands yeux aux longs cils dans lesquels je perçois tellement de choses. Je n’y comprends rien, assurément. Je crois que je ne peux pas comprendre ce qui pousse une personne à donner son corps pour de l’argent. L’appât du luxe ? Les sensations ? Peut-être qu’après la première fois, le premier client, une routine s’installe. Le plus dur est fait, le reste devient mécanique. Elle simule sûrement, n’y prends pas de plaisir mais arrive très bien à faire croire le contraire.
Il faut dire qu’elle est plutôt douée pour ça, Primrose. Elle est douée pour faire croire que tout va bien et qu’elle est en contrôle. Là encore, elle relève la tête, fière et assurée, après avoir pris l’argent et elle clarifie la situation. C’est bien qu’elle le fasse, je ne lui en veux pas, je préfère qu’elle dorme apaisée ce soir. Elle ne me doit rien, j’ai agi de mon propre chef et elle ne m’a rien demandé. Je ne voulais pas voir une fleur s’effeuiller cette nuit, il faut croire.
Je hoche la tête, en signe d’acquiescement. Nous sommes d’accord. Elle n’a aucune obligation envers ma personne, elle peut même décider de prendre un autre client pour gagner plus d’argent si elle le souhaite, mais elle ne le fera pas. Car, même s’il est dur pour elle de l’admettre, elle a eu peur ce soir. Elle a cru qu’elle passerait à la casserole et que ce cinglé allait lui en faire voir de toutes les couleurs. Elle a cru qu’elle étoufferait entre ses mains épaisses et graisseuses, sous son ventre bedonnant et son haleine alcoolisé. Elle a eu peur ce soir, et elle a eu raison d’avoir peur.
Le monde de la nuit n’est pas fréquenté par des personnes bien intentionnées. C’est un monde où le danger est omniprésent et où il faut sans cesse regarder par-dessus son épaule en avançant. Ce n’est pas un monde pour les jolies fleurs, mais il arrive que quelques-unes d’entre elles s’y perdent, malheureusement. Elle s’en va et dans son sillage, mes lèvres s’étirent en un léger sourire flottant. Je reste là quelques instants, sans bouger, jusqu’à ce que l’envie d’une cigarette me sorte de ma torpeur.
Je prends la bouteille de whisky avec moi et sors du salon privé. Je vais devoir parler de cette altercation à mon boss, je le sais. J’ai protégé une fille, comme je devais le faire, j’ai juste un peu trop usé de mes poings pour le faire mais est-ce un crime ? Ici, tout est un crime. La prostitution, la drogue… Ce milieu n’est pas net, j’y évolue telle une ombre, sans attaches et sans but. Voilà ce qu’est devenue ma vie : pitoyable. Misérable. Je ne peux pas tomber plus bas.
Alors je bois pour oublier. Je bois pour que mes pensées arrêtent de me sermonner constamment sur les mauvais choix que j’ai faits. Je bois pour fermer les yeux sur la misère du monde autour de moi. Je ne suis qu’un putain d’alcoolique, tout comme mon père. Et il a fini misérablement cet enfoiré ! Le bide criblé de balles, il s’est vidé de son sang dans son salon comme un cochon sous les yeux de la femme qu’il avait martyrisé une bonne partie de sa vie. Je devrais normalement échapper à ce destin. Je me tiens assez éloigné de toute forme de relation en général, et puis je préfère largement les pectoraux bombés aux grosses poitrines. Sur ce point, je ne ressemble pas à mon père. Je viens de payer une fille pour qu’elle dorme seule et se repose. Y’a rien qui va chez moi, je ne tourne pas rond. Je devrais m’en foutre, non ? Alors pourquoi est-ce que je ne m’en fiche pas ? Dis-moi, Primrose, pourquoi est-ce que quand je regarde dans tes yeux, ma douleur s’y reflète, hein ?
FIN.
Spoiler:
Et c'était trop cute cette rencontre Je te laisse ouvrir le prochain sujet