Je sors du taxi, mon sac en bandoulière pèse trois tonnes et la lanière est en train de me limer l’épaule. Je suis sûr que lorsque je le déposerai, j’aurai un trou à la place tant c’est douloureux. J’ai deux missions aujourd’hui : trouver un job et où dormir ce soir. Je ne peux pas contacter Lonnie après dix années d’absence pour lui avouer que je me retrouve à la rue, viré du pays. Pile l’année de ma thèse, ce qui solde toutes mes perspectives d’avenir par un gros trou noir : le néant. Je me suis fait aspirer par son immensité et maintenant je suis pommé. De retour dans la ville que j’ai quitté sans un regard en arrière il y a dix ans. Me voilà à la case départ, et les dix années passées s’envolent en fumée. Ça pourrait être foutrement poétique si ce n’était pas déprimant au possible à la place.
Je souffle la fumée de la clope que je viens tout juste d’allumer et scrute les alentours du regard. J’ai demandé au taxi de me déposer dans le quartier le plus animé de Brisbane, Fortitude Valley, celui qui regroupe le plus de bars, discothèques et restaurants… C’est stratégique, évidemment. Ce genre d’endroits recherche toujours du monde, alors je vais tenter ma chance. Qui sait, peut-être que la vie va me sourire aujourd’hui ? C’est beau d’y croire tiens. Je m’avance, avec ma dégaine de mec à la ramasse, mon sac en bandoulière sur l’épaule, mon vieux cuir qui me tient à cœur et mes doc martens usées. J’ai tout à fait conscience de mon allure peu recommandable, alors j’évite tout de suite de lorgner sur les annonces de serveurs. De toute façon, être aimable et à l’écoute du client ce n’est pas vraiment mon truc alors…
Je m’avance dans les rues, appréciant le dynamisme ambiant qui me semble familier. Le cœur de Brisbane n’a pas changé et les souvenirs me reviennent en masse alors que j’arpente les rues de mon enfance. Une certaine nostalgie me gagne et je me surprends à guetter les odeurs, à repérer des couleurs et des enseignes qui sont encore là, comme de vieux compagnons solidaires. Si ces murs pouvaient parler, ils en raconteraient des histoires !
Et puis, il y a ces nouvelles enseignes, aux devantures attrayantes et prometteuses. Je m’arrête plus particulièrement devant un club de strip-tease. Si ma mémoire est bonne, il y avait des bureaux avant dans cet immeuble. L’endroit est vaste et si le propriétaire a bien investi, il peut avoir transformé cet endroit en un business lucratif à en faire pâlir plus d’un dans le coin. Curieux, je m’approche pour en savoir un peu plus et découvre alors une annonce pour un poste de vigile. Serait-ce là le destin ? Ce job me conviendrait parfaitement ! Poste à pourvoir immédiatement. J'ai plus de vingt heures d’avion dans la tronche, mais je me sens tout à fait prêt à postuler. Sans réfléchir davantage, je pousse la porte des lieux et presque aussitôt une armoire avec de gros bras m’accueille.
- Monsieur, veuillez quitter les lieux. Cet établissement a un certain standing, vous comprenez ?
Quelle gentille façon de me dire que j’ai l’air d’un pouilleux ! Sans me démonter, je fais néanmoins face à l’armoire à glace en face de moi et lève l’annonce que j’ai arraché du mur pour la secouer devant son nez.
- J’viens pour le poste de vigile. Il est là le boss ?
Décontenancé, le vigile se fige quelques secondes et lit l’annonce pour s’assurer de la véracité de mes propos. Je souris, provocateur et il me jette un regard dédaigneux en disant
- C’est à l’étage, mais Monsieur Lesherr est occupé.
- Je sais frapper aux portes, ci-mer.
J’ai repéré l’escalier, et je m’y précipite. Ce job est fait pour moi je le sens. Je n’aurais pas trop de mal à me mettre dans la poche la grosse barrique de l’entrée d’ailleurs, vu le manque de neurones. Quant à l’ambiance feutrée et terriblement sensuelle, elle me plaît évidemment. Je préférerais que ce soit un établissement gay, évidemment, mais j’aurai beaucoup de mal à assurer mon job en bandant alors… L’un dans l’autre, c’est sûrement mieux comme ça.
Arrivé devant la porte de mon boss, je frappe à la porte deux coups et attends qu’il m’autorise à entrer. Je n’aime pas attendre, mais je fais quand même faire l’effort étant donné que l’abruti en bas m’a dit qu’il était occupé. Je trépigne un peu sur place, impatient. J’ai envie d’en finir rapidement avec cette formalité. Histoire de me prendre une chambre dans un hôtel et de passer sous la douche.
→ Une voix rauque retentit de l’autre côté de la cloison et m’autorise à pénétrer dans la pièce. Sans hésitation alors, je pousse la porte et découvre l’antre du patron du Confidential Club. La pièce est immense, spacieuse, luxueuse. Il y a une baie vitrée sur toute sa longueur qui offre un point de vue exceptionnelle sur l’ensemble de la boîte, un mirador parfait pour tout garde du corps qui s’respecte. Cela dit, je ne sais pas si c’est l’genre du patron de laisser ses employés squatter son bureau pour redoubler en efficacité. Ce serait pourtant l’idéal. M’assoir dans l’un de ces fauteuils en cuir redoutablement confortable, un verre en crystal rempli d’un beau liquide ambré provenant d’un fut d’exception, à observer toute la nuit les corps se déhancher sur les podiums, les serveurs aller et venir de tables en tables pour s’occuper des clients excités par la marchandise exposée en ces lieux. Je m’y vois parfaitement, mais il ne faut pas rêver. Avant d’accéder à ce genre de privilège, il va falloir faire mes preuves et vu mon aspect de pouilleux fraîchement débarqué d’Irlande, je ne suis pas sûr que le patron ait envie que je pose mon cul sur l’un de ses fauteuils de riche. Mais j’aimerais bien les tester, malgré tout.
Après ma brève inspection de la pièce, mon regard se pose sur l’immanquable homme qui s’y trouve et qui semble posséder tout ce qu’il y a autour de lui. Charismatique, les épaules carrés et le regard sûr, je surprends une conversation téléphonique animée et j'ai droit ainsi à un bref aperçu de son autorité. Ça ne m’fait ni chaud, ni froid pour tout avouer. L’autorité, ça ne marche pas bien avec moi. Par contre, le charisme c’est autre chose. Faut dire que c’est un spécimen plutôt exceptionnel qui se trouve devant moi et je laisse mon regard traîner sur sa silhouette plus que parfaite, ses épaules carrés et son torse que je devine musclé aisément, son cul moulé dans son jean qui lui sied à merveille. Il est tout en puissance, le patron du Confidential Club et ce ne doit pas être un enfant de chœur au lit. Mes pensées dévient un peu des raisons pour lesquelles je me trouve ici alors qu’il met fin à l’appel, l’imaginant ouvrir un peu plus cette chemise pour dévoiler un torse appétissant avec une fine toison à partir du nombril, qui descendrait plus bas vers un membre imposant, empreint de virilité. Ok, merde, j’ai chaud. Je cligne des yeux et fixe mon attention sur un tableau accroché au mur. Une femme nue qui s’exhibe, fichtrement érotique pour le coup. Et la pression redescend toute seule, d’un coup.
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Oh je suis surpris, je ne pensais pas qu’il serait du genre poli et maniéré. Je l’imaginais plus sauvage et plus brusque mais mes fantasmes me jouent des tours alors que je ne suis qu’à moitié réveillé. Faut que je me ressaisisse : je dois avoir ce job. Plus vite cet entretien sera terminé, plus vite je pourrais aller prendre une douche et me poser. Me mettant brusquement en action, je m’avance jusqu’à son bureau immense et dépose sur celui-ci sans aucune manière l’annonce que j’ai arraché de la devanture du club. – J’viens pour c’tte annonce. Dis-je, en écrasant mon index épais et sale au beau milieu de la feuille. Je relève mon regard cristallin vers le sien et poursuis avec un sourire brut – A c’qui parait vous avez besoin d’un vigile au plus vite. J’peux faire l’affaire dès ce soir. Je me redresse, confiant et roule un peu des mécaniques en gonflant les pectoraux et plaçant légèrement les épaules en arrière. Je suis assez massif, et mes airs de brute épaisse ne peuvent que pencher en ma faveur. Je suis le candidat parfait et je tiens à le prouver, parce que j’ai de la suite dans les idées aussi. Comme le patron a une clope allumée, je prends cela pour une autorisation et farfouille dans mes poches pour trouver mon paquet. Ce faisant, j’explique – Pas que j’cherche à critiquer la façon dont vous voulez gérer votre business, boss, mais votre molosse à l’entrée est plus con que ses pieds et il laisse entrer n’importe qui dans votre club. La preuve, j’ai même pas eu à batailler pour pénétrer jusqu’ici alors que j’ai l’aspect d’un type qui sort de taule. J’allume ma clope avec nonchalance, tranquillement, sans demander la permission et j’ajoute pour souligner le défaut marquant de l’entrée : - J’pourrais avoir un flingue ou un couteau à la ceinture que cet abruti ne l’aurait pas remarqué. Il ne m’a pas fouillé, rien. A moins que ce ne soit vous qui vous en chargez – ce qui serait plutôt plaisant pour le coup – je trouve que ça manque de professionnalisme, sauf vot’respect bien sûr. Je relève mon regard vers le patron, tout à fait tranquille et conscient de ne pas adopter l’attitude la plus correcte qui soit. Je doute qu’il veuille embaucher des gens corrects et propres sur eux de toute façon, alors autant miser sur ça pour l’instant.
→ Tout est trop lisse, trop luxueux et pompeux dans ce bureau du roi de la nuit, et même si je ne suis pas le genre à faire des manières, je ne peux pas m’empêcher de me sentir inadapté au lieu, moi qui suis crasseux et complètement bousillé. D’un autre côté, je me dis que ça ne peut que jouer en ma faveur s’il cherche un type à l’allure revêche pour faire le taf – je crois honnêtement que j’ai rarement eu un aspect aussi misérable. De toute façon, si ce n’est pas ce job, s’en sera un autre car il faut bien avoir une source de revenus. Je ne m’en fais pas, je sais me démerder car même si j’ai quitté la ville brusquement il y a dix ans, je sais où aller pour me faire du fric – j’aimerai juste éviter de retomber si vite dans mes vieux travers. Ici, c’est ma ville, et ça a longtemps été mon terrain de jeu. J’ai passé plus de temps à arpenter chaque ruelle de Brisbane qu’à étudier sagement dans mon coin. Très tôt, il m’a fallu développer des réflexes de survie et je pense que c’est grâce à ceux-ci que je suis encore debout aujourd’hui. Mais y’a le poison qui coule dans tes veines dorénavant boy, et ça change tout ça. Le futur boss s’assoit derrière son immense bureau, et j’hésite à en faire de même, je jette un coup d’œil sur la chaise onéreuse puis m’y affale sans grande cérémonie, époussetant légèrement mon jean. J’ai eu le cul vissé à un siège pendant plus d’un tour de cadran complet, ce dernier proteste d’être à nouveau écrasé mais je l’ignore et tire sur ma cigarette en attendant la réponse du boss. Puisqu’il ne m’a pas déjà foutu à la porte, je suppose que c’est positif. – Le molosse comme vous l’appelez, s’appelle Cédric, mais vous vous en foutez n’est-ce pas ? Je fais une grimace, et me gratte l’arrière du crâne. Comment fait-il pour lire dans mes pensées hein ? En effet, je n’en ai rien à foutre du prénom du minus à l’entrée, il n’a pas fait son taf correctement. Un peu de bagout et il est fini, ce n’est pas sérieux. Du moins, je m’attendais à mieux vu le standing de l’établissement. – Mais je prends note de votre remarque. Sortez-vous de taule ? Et avez-vous un flingue ou un couteau sur vous ? Si c’est le cas, bonne chance pour me tuer. Faut dire qu’il est plutôt surprenant comme type et j’arque les sourcils, bouche légèrement ouverte, hébété devant son discours. Non, je ne sors pas de taule et non je n’ai ni couteau ni flingue sur moi… Je suppose qu’il marque un point. Je n’ai cela dit jamais prétendu vouloir le tuer. Mec, si je voulais te tuer, tu ne me verrais pas venir. Je te laisserai à peine le temps de réaliser que t’es en train de crever… J’ai vu des hommes en tuer d’autres à mains nues, tu sais… Des meurtres commis devant mes propres yeux. Peu de choses m’impressionnent quand on a un rapport aussi étroit avec la mort. - Et effectivement, je ne m’amuse pas à fouiller mes employés ou chaque personne pénétrant le bâtiment. Le Confidential Club a un très bon système de sécurité. Il y a des caméras partout. Ah les caméras, outil indispensable de notre ère. Mais si elles permettent d’avoir des preuves, elles ne préviennent pas réellement le danger. – Les caméras, ça aide. Que je réponds simplement, ne voulant pas me montre trop tatillon non plus. Si le mec a décidé de m’écouter jusque-là, je ne vais pas laisser passer ma chance. – Si vous souhaitez vraiment travailler ici, venez ce soir pour voir ce que vous valez. Mais d’après ce que je viens de voir, vous connaissez votre travail. A qui ai-je l’affaire ?T’as pas vu grand-chose, boss, mais si ça te suffit, c’est bon pour moi. J’suis pas du genre à me sur-vendre et je ne sais pas vraiment parler de moi alors je me contente de répondre d’une voix rauque, légèrement enrouée par le manque de sommeil et l’abus de cigarettes – Harvey Hartwell. J’serais là ce soir. Quelle heure ? 20h30, un peu avant l’ouverture. Le patron désigne alors la baie-vitrée et m’explique qu’en-dessous de la salle principale, il y en a une autre à laquelle peu de gens accèdent. Ça pue le trafic et la merde son histoire mais j’dis rien, j’montre rien. A nouveau, j’hoche la tête. Si je suis payé davantage pour mon silence, encore une fois, ça m’va. J’ai besoin de thunes pour me trouver un toit, de préférence pas trop loin et m’occuper de Daisy quand elle aura débarquée à son tour. Voyant le boss se lever, je me lève à mon tour, cigarette pendante sur mes lèvres séchées. – Si vous n’avez pas d’autre question ou remarque à faire, allez voir Sonia au rez-de-chaussée pour qu’elle vous indique les vestiaires pour que vous preniez une douche et qu’elle vous donne une tenue plus appropriée pour travailler. C’est avec la nette impression d’être un putain de clochard que je souris au patron de la boite. – ça marche, boss. J’aurai pu dire ‘merci pour l’opportunité’, flatter un peu son égo de mâle, me montrer docile et amical, mais c’est tout ce que je ne suis pas. Je vais faire mon job, tu vas me payer pour ça et tu seras content de le faire. J’écrase ma cigarette terminée dans son cendrier de riche, passe la lanière de mon sac contenant toutes mes affaires sur mon épaule et sort du bureau pour rejoindre les vestiaires donc et faire la rencontre de Sonia… Et je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que je vais détester travailler dans cet endroit. Surement pour ça que je fais le choix de rester d’ailleurs. Hey boy, et si tu t’enfonçais un peu plus dans la noirceur ? Et si tu broyais ton cœur au milieu de la misère humaine ? T’as envie de sombrer, si fort, si fort…