| (harvey) a little bit of heaven, a little bit of hell |
| | (#)Dim 28 Avr 2019 - 17:43 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
Si Alfie devait faire la liste des quartiers de Brisbane de son préféré à celui qu’il aime le moins, la partie sud de la ville arriverait certainement bonne dernière du classement. En réalité, Alfie a déjà tenu cette liste et, effectivement, Logan City est mal-aimé du trentenaire, tant le quartier ne lui est pas familier, ce qui explique pourquoi il ne met quasiment jamais les pieds ici. Parce qu’il personnifie la routine et la conformité, le coin représente tout ce qu’Alfie n’apprécie pas à Brisbane. De ses belles maisons aux clôtures blanches et au jardin entretenu comme si c’était l’aboutissement de toute une vie de vivre dans un quartier résidentiel, au café dont on prône l’amabilité du propriétaire qui connaît tout le monde au fitness dans lequel s’entassent des dizaines de personnes à toute heure de la journée, Alfie imagine sans difficulté la vie des individus qui passent sous le rayon x qu’est son regard alors qu’il fait les cents pas depuis qu’il est arrivé au Oates Park. Il y croise Susan, l’assistante médicale qui passe par le parc à une heure aussi matinale pour « admirer le lever du soleil » alors qu'elle cherche surtout à trouver du sens à une énième journée de travail où on ne lui demandera que des tâches basiques alors qu’elle est capable de tellement plus. Il y a Phil, l’avocat au costard bien taillé qui se prône modèle d’écologie en allant au travail à pieds, alors même qu’il a un gobelet Starbucks dans une main et un Iphone dans l’autre. Il y a Crystal, la petite étudiante qui vient faire son yoga pour « se ressourcer » et qui ne manquera pas de partager la grande nouvelle avec sa centaine de followers qui lui laisse penser qu’une carrière d’influenceuse s’ouvre à elle, parce que tant qu’à être inutile, autant le partager avec le reste du monde. Il y a tous ces Adam, Ella, Jessica, et leurs comparses qui débutent leurs journées par un latte, pour s’enfermer dans un bureau et y faire la même tâche encore et encore, passer la pause de midi avec les collègues dans un parc en mangeant un buddha bowl parce que tel magazine en a parlé, être libéré de leur travail à seize heures tapantes pour aller boire un coup avec les copains parce que c’est ce qu’on fait le mardi, à moins qu’en fait on soit plutôt mercredi et dans ce cas-là c’est plutôt cinéma avec les enfants. Si Alfie est critique, c’est principalement parce qu’il en est le principal concerné. Il ne peut pas le nier ; le voilà avec deux thés et deux cafés, ainsi qu’un ensemble de pâtisseries qui n’attendent que d’être offertes, le tout avant de filer au travail et d’enchaîner sur la soirée série du jeudi avec Jules. Il s’est ancré dans une routine sans même s’en rendre compte, et continue de s’en enliser sans réussir à y trouver une échappatoire. Mais est-ce qu’il cherche vraiment ? Le vrai problème, ce n’est pas que ce quartier ne lui est pas familier, c’est qu’il l’est beaucoup trop.
Mais Alfie s’accroche à la première option, et c’est la raison pour laquelle, quelques jours plus tôt, il a donné rendez-vous à Harvey dans ce parc dans lequel il ne se rend jamais, dans un quartier où il ne vient jamais, à une heure de la journée où les badauds ne s’attardent jamais. Le retour d'Harvey le chamboule plus qu’il ne veut l’admettre, principalement parce qu’il le met face à l’une de ses erreurs, perdue au milieu de tant d’autres, de celles commises durant sa jeunesse, de celles qu’il continue de commettre, de celles qu’il va commettre pour prétendre qu’il n’en a jamais faites. Il aurait pu se contenter de ne jamais recontacter le jeune homme après que celui-ci lui ait laissé son numéro, ou prétexter être trop occupé pour le faire, se convaincre qu’il est trop occupé pour le faire, plutôt. Il aurait pu sortir de sa vie aussi vite qu’il y est revenu, amener de nouveaux questionnements plutôt que d’apporter des explications. Et ce n’est pas tant pour fournir celles-ci à Harvey qu’il lui a donné aujourd’hui rendez-vous que pour se convaincre que sa vie actuelle lui suffit, lui convient, plutôt que d’admettre qu’il commence à s’ennuyer, à avoir des regrets. Mais il ne peut pas en avoir, il en a bien conscience ; c’est pour cette raison qu’il doit parler avec Harvey, de ce qui l’a poussé à partir sans se retourner, de ce qui l’a amené à devenir le cliché de tout ce qu’il exécrait. Un historique qu’il refuse de dévoiler à quiconque, mais dont il donnera aujourd’hui tous les détails, et tant pis s’il doit rouvrir ses plaies pour panser celles d'Harvey ; c’est ce dont il a besoin, de se rappeler toutes ces souffrances endurées pour justifier cette monotonie presque plus insupportable que n’importe quelle mutilation qu’il s’est infligée ou, plus récemment, qu’on lui a infligée.
Alfie jette un coup d’œil à sa montre, réalise qu'Harvey a quelques minutes de retard sur l’heure annoncée, commence à s’inquiéter. Pas qu’il ne vienne pas, mais que son programme soit mis à mal. Parce qu’il n’a pas seulement choisi stratégiquement le lieu de manière à s’assurer de ne pas être interrompu par une quelconque connaissance qui en viendrait à se joindre à eux, mais le moment de la journée n’est pas plus anodin. Si ce n’est pas un trait qu’il partage avec Jules en temps normal, lorsqu’il est question de servir ses propres intérêts Alfie a besoin d’avoir la maîtrise de la situation, et si cela peut sembler étonnant de se rencontrer à une heure aussi matinale, c’est principalement parce qu’à un moment ou à un autre, il devra forcément s’éclipser pour aller travailler, ce qui laisse une porte de sortie si la discussion échappe à son contrôle et qu’il sent la panique le submerger. Il continue à faire les cent pas, tournant autour de la table sur laquelle il a disposé le déjeuner de fortune, scrutant les alentours, quand finalement apparaît enfin la silhouette d'Harvey au loin. Alfie ne sait pas s’il est heureux ou non qu’il n’ait pas changé d’avis, et il n’arrive toujours à se positionner une fois que son ancien ami est arrivé à son niveau, ce qui se traduit par une incapacité à savoir que lui dire – encore une fois. Un « salut » lui paraît être un bon début, qui fait bientôt suite à un certain silence. Il aime entrer directement dans le vif du sujet lorsqu’un des deux partis attend quelque chose de l’autre ; mais avec Harvey ce serait trop brutal, et ça risquerait de mettre à mal la conversation qu’ils se doivent d’avoir, celle qu’Alfie ne veut pas voir lui échapper, et c’est très exactement ce qu’il se passerait dans cette hypothèse. « Désolé, je sais qu’il est tôt, mais j’ai des semaines chargées en ce moment, et avant d’aller bosser c’est un peu le seul créneau que je pouvais te proposer. À défaut, l’honnêteté fera l’affaire. Du coup, pour me pardonner, j’ai pris le petit-déjeuner, t’as le choix entre du thé, du café, des muffins, des pancakes, bref, t’es assez grand pour choisir et te servir. » Qu’il conclut avec un léger sourire, se maudissant de plus en plus d’avoir accepté ; se demandant aussi si ses cours ne viendraient pas à débuter exceptionnellement plus tôt aujourd’hui.
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| | | | (#)Mar 30 Avr 2019 - 4:14 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
Je ralentis jusqu’à l’arrêt, et sans couper le moteur, enlève mon casque pour observer les environs. Assis sur ma bécane, je profite du calme lié à l’heure matinale et je considère les personnes qui traversent le parc d’un air pressé, sans faire attention à tout ce qu’il y a autour d’eux. Certains font leur jogging matinal, d’autres se rendent au travail et s’apprêtent à passer plusieurs heures enfermés dans l’un de ses hauts buildings, peu traînent ou s’attardent ici. Ce n’est pas l’heure pour ça et je suppose que c’est la raison pour laquelle Alfie a choisi cet horaire. Pas de témoins, pour faire comme si ce rendez-vous n’existait pas et le cacher au vu de la honte qu’il doit lui inspirer. Je ne comprends pas pourquoi il m’a contacté, je ne sais pas pourquoi il m’a convié à le rejoindre ici ce matin. Il lui aurait été si facile de m’ignorer après nos retrouvailles, Brisbane est immense et le destin ne nous aurait pas réunis deux fois de suite. Et à présent, c’est moi qui hésite, ne sachant pas si je dois le rejoindre ou non.
Pourquoi est-ce que, malgré moi, je m’accroche autant à la vie ? Je dois aimer souffrir, il n’y a pas d’autres raisons valables. Masochiste sur les bords, je m’accroche alors que le destin ne cesse de me cracher à la gueule. Ou est-ce moi qui n’arrive pas à accomplir quoi que ce soit ? Mes propres inhibitions m’empêchent d’avancer, je suis bloqué depuis toujours. Bloqué dans le passé, les blessures violentes de ce dernier ne se sont jamais réellement refermées. Je tremble encore de terreur en apercevant mon père dès que je ferme les yeux. Je sens mon cœur se déchirer lorsque je vois les services sociaux nous embarquer loin de la maison, Lonnie et moi. L’incompréhension, la colère, la haine et la terreur, tout s’est mélangé. Inlassablement je revis cette journée infernale, causée par une seule personne, celle que je maudis chaque jour pour son geste désespérée.
J’inspire profondément pour calmer mes pensées qui me rendent fou et me donnent envie de me réfugier dans la boisson. Lorsque je bois, je ne pense plus. Et j’aimerais tant effacer ses souvenirs, effacer cette vie, repartir de zéro, recommencer. J’ai essayé. J’ai échoué. L’échec de cette seconde chance que je m’étais donné a fini de me mettre à terre. Cette fois, je ne me relèverai pas. Alors je ne suis pas sûr qu’il faille que je rejoigne Alfie ce matin. Je ne veux pas l’entraîner dans ma chute, ni lui causer du tort. Il ne le mérite pas, vraiment.
Et pourtant, j’ai tellement envie de passer ces quelques minutes en sa compagnie. Je suis si seul. Bordel, je fais pitié. Je souffle, exaspéré et sors une cigarette de mon blouson en cuir pour l’allumer. Les vapeurs léthifères s’infiltrent en moi, et réussissent à calmer légèrement ma montée de stress. Je place la béquille de ma bécane et décide de descendre. Je tire nerveusement sur ma clope, pour me raccrocher à ça, à ce qui va finir par me tuer un jour ou l’autre. Puis, je finis par m’engager dans les allées du parc, la boule au ventre.
Je n’ai aucune idée de ce qu’il me veut et je m'attends un peu à tout et rien. Je préfère m’armer en conséquences. Il se peut que ce qu’Alfie me dise me fasse mal. Encore un peu plus mal. Et il se peut aussi que j’espère, bêtement, qu’il apaise un peu mes tourments. Affligeant, je sais. Qu’il me dise que j’ai eu mon importance dans sa vie, qu’il a tenu à moi malgré tout… Suis-je vraiment devenu aussi pitoyable ? Le manque de sommeil me rend à fleur de peau (ou est-ce mes récentes retrouvailles avec Lo’ ?), je ne suis pas sûr d’être prêt à encaisser tout ce qu’Alfie veut me dire en fin de compte.
Quoiqu’il en soit, je me forge un visage impassible et lisse au rythme de mes pas qui me guident vers lui. Et lorsque je l’aperçois, un sourire se dessine sur mes lèvres. Il a l’air nerveux, à faire les cent pas autour de la petite table en bois du parc, sur laquelle il a disposé tout un tas de trucs. Curieux, je comprends en m’approchant qu’il s’agit d’un petit-déjeuner – le truc que je ne prends jamais. Et ça peut sembler très bête, mais ça me réchauffe le cœur de voir qu’il a eu cette attention-là. Je crois qu’en dix ans, c’est le premier à m’apporter un petit-déjeuner. Rien que pour ça, je fonds.
Mon regard étonné le dévisage alors qu’il a l’air particulièrement tendu. Bien, au moins je ne suis pas le seul à redouter cette rencontre. Je lui souris, simplement, à son salut rudimentaire et des flashs de notre adolescence me reviennent. Cette façon qu’on avait parfois de s’ignorer en public uniquement pour se rendre fous. Il m’a fait péter des câbles tellement souvent Alfie ! Et aujourd’hui, nous voilà comme deux étrangers à s’observer silencieusement sans trop savoir comment agir. Avant, on ne s’embêtait pas vraiment avec la forme. Ces dix ans nous ont apparemment mis une claque à tous les deux, et notre impulsivité semble avoir été mise au placard.
- Désolé, je sais qu’il est tôt mais j’ai des semaines chargées en ce moment et avant d’aller bosser c’est un peu le seul créneau que je pouvais te proposer. Du coup, pour me pardonner, j’ai pris le petit-déjeuner, t’as le choix entre du thé, du café, des muffins, des pancakes, bref, t’es assez grand pour choisir et te servir.
Mon regard glisse sur la table fournie et je ris légèrement en voyant tout ce qu’il a prévu. C’est tellement étrange en vérité. Il n’avait pas besoin d’apporter tous ces trucs, je me serais contenté d’un rien moi. Il le sait, mais peut-être tient-il à me montrer à quel point LUI a changé ? Je passe une main dans mes cheveux, les repoussent vers l’arrière et hoche la tête, sans masquer mon amusement (signe de ma grande nervosité).
- Je vois ça. Tu m’as pris pour un ogre en fait, mais c’est cool. Je ne dis jamais non à la bouffe alors ça m’va. Et t’inquiète, j’ai pas dormi cette nuit donc le créneau me va.
Je m’assois autour de la table, en souriant et en attrapant un gobelet de café. L’odeur ravit mes narines et je le porte à mes lèvres pour en boire une petite gorgée. Je relève mes yeux vers lui et explique, pour me justifier sur mes activités nocturnes
- Je travaille de nuit, c’est pour ça. J’irai me coucher après.
Si j’arrive à dormir, mais cela dépendra de ce que tu as à me dire. Je continue de le regarder, droit dans les yeux et je me surprends à aimer détailler son visage plus mature que dans mes souvenirs. Il a un truc hypnotique, Alfie, qui m’a toujours un peu subjugué. Son intelligence m’a toujours laissé admiratif, son bagout aussi. J’attrape un muffin et commence à le briser entre mes gros doigts, pour m’occuper un peu les mains et je demande
- Bon alors, tu ne m’as pas fait venir aux aurores juste pour le petit-déj. Du coup, tu veux m’expliquer ? Et t’en fais pas pour moi, j’ai pas besoin d’être épargné, je suis un grand garçon.
Clin d’œil complice, petit sourire nerveux et mon regard se baisse sur le muffin réduit en un petit tas brioché sur la table. Je glisse un bout dans ma bouche et ose un regard vers Alfie en ayant l’impression d’être un animal face à l’abattoir.
- Spoiler:
J’aimerai bien avoir le lien de la chanson du titre si tu as ! Les paroles me plaisent bien Merci
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| | | | (#)Mar 30 Avr 2019 - 7:07 | |
| Faisant les cent pas autour de la table en bois, ses ongles marquant des lignes sur ses paumes, son souffle se veut saccadé, son comportement reflète de son état nerveux ; mais Alfie ne l’admettra jamais. Il n’est pas quelqu’un de stressé, c’est une constante à laquelle il s’accroche, celle qui lui permet de toujours garder une distance avec les événements, plutôt que de reconnaître que son organisme est effectivement soumis à certaines pressions émotionnelles auxquelles il ne parvient pas à s’ajuster. Tout juste veut-il bien admettre qu’il est très légèrement inquiet, plus à l’idée que la conversation lui échappe que de véritablement avoir celle-ci. Il a pris son temps pour contacter Harvey ; non pas parce qu’il pesait le pour et le contre de cette nouvelle rencontre, mais parce qu’il songeait au discours qu’il pourrait tenir, aux mots qu’il devrait employer. Il n’a pas menti ; il sait pertinemment qu’il doit des explications à son ancien ami. Rien ne l’y oblige, pourtant, et la décision n’est pas plus bienveillante qu’elle en est égoïste. Il n’est pas seulement question d’Harvey, il est aussi surtout et question de lui. Non pas parce qu’il va être au cœur du récit, qu’il va ouvrir cette porte qu’en temps normal il verrouille à outrance, user de mots pour apaiser le flot d’interrogations que sont les pensées d’Harvey, mais parce qu’il a besoin de raviver les souffrances pour mieux appréhender ce nouvel apaisement, qui ne cesse d’être remis en question, qui l’a encore été récemment en vue des yeux rougis et de l’air détendu qu’affiche perpétuellement Joseph, parce qu’il a besoin d’analyser les réactions d’Harvey pour se convaincre toujours plus qu’il vaut mieux un bon mensonge qu’une mauvaise vérité, et surtout parce qu’il a besoin de se replonger dans le passé autant que son vieil ami – si ce n’est pas plus. Si le sentiment d’être désormais deux étrangers lui est toujours perturbant, il s’avère aussi terriblement bénéfique à cet instant où il va, pour la première fois depuis des années, ouvrir la brèche auprès de quelqu’un ; quelqu’un qui n’aurait pas pu lui être proche. Et finalement, même si son comportement le trahit toujours, il commence à se penser apaisé, Alfie, à presque se réjouir, à espérer se sentir mieux, se sentir vide, à l’issue de cette conversation tant redoutée. Comme si elle allait être miraculeuse, comme si le fait de poser des mots sur un ressenti allait l’aider à surpasser celui-ci, comme si elle allait l’aider à reprendre le cours d’une vie qui commence à s’effondrer, comme si cette piqure de rappel quant à celui qu’il a voulu devenir allait le remettre sur le droit chemin, comme s’il se convainquait que ce serait le cas, parce qu’il n’a plus d’autres solutions pour justifier sa conduite des dernières semaines.
Mais alors, pourquoi est-ce qu’il se sent aussi dépassé lorsque Harvey apparaît enfin dans son champ de vision ? Il s’en étonne, Alfie, alors qu’il ne devrait pas ; il a toujours été une tornade d’émotions, les bonnes comme les mauvaises se mêlant sans cesse – et peut-être est-ce pour ça qu’il est aussi épuisé, parce qu’il n’arrive jamais à faire le tri. La nervosité se mêle à l’excitation, l’optimisme à un certain défaitisme, son énergie constante tente de lutter contre son épuisement grandissant. Il se fatigue, Alfie, et il se perd, encore et toujours, dans des pensées qu’il n’arrive jamais à contrôler, qui l’assaillent déjà avant même d’avoir prononcé le moindre mot. Et il repense à toutes ces personnes qui lui disent que c’est génial, qu’il n’arrive jamais à s’ennuyer, qu’il a constamment des idées folles ; mais celles-ci sont transformées en idées noires dès lors qu’il est confronté à un contexte qui lui demande de réfléchir plus que de penser, et c’en devient infernal. Il le sait, il l’anticipe, il aura beau se raccrocher à tout ce qu’il trouve, au regard d’Harvey, à cette eau qui coule à la fontaine à côté d’eux, à cette brioche perdue qu’il compte engloutir, ça ne l’empêchera pas de cogiter, de flipper, de tout envisager, de couler. Comme c’est déjà le cas, alors que la voix d’Harvey finit par le ramener sur terre, et c’est un regard perdu pendant un quart de seconde qu’il offre à son ancien ami, tentant de se souvenir du contenu de ses paroles, y parvenant finalement avec difficultés. « J’ai pas dit que c’était tout pour toi. » Qu’il laisse échapper avec un fin sourire, tandis qu’il s’apprête à interroger Harvey sur les raisons derrière son manque de sommeil, questionnement anticipé par le principal concerné. Et il se sent con, Alfie. De la manière dont les vieux relents d’égoïsme ont repris le dessus, alors qu’il ne devrait pas. Il ne pousse plus à la consommation pour le plaisir d’avoir un camarade ; il ne vole plus l’argent de son oncle pour qu’on accuse sa cousine ; il ne frappe pas un type dans un bar seulement parce qu’il s’emmerde ; il a juste repoussé le sommeil d’Harvey, mais il s’en sent tout aussi coupable. « Oh, désolé, je savais pas, sinon… enfin, on aurait trouvé un autre créneau, fallait me le dire, ça m’aurait pas ennuyé. » Qu’il se confond en excuse, prenant finalement place à son tour, optant pour sa part pour un thé, et une brioche perdue qu’il touche sans pour autant que son appétit soit réellement sollicité. « Et tu bosses dans quoi, du coup ? » Qu’il demande, autant intéressé qu’il l’est de reprendre le contrôle de la conversation. Pourtant, il reperd très vite celui-ci lorsque Harvey décide d’entrer dans le vif du sujet. Il ne s’en serait pas vexé en temps normal, Alfie, parce qu’il apprécie que les choses soient posées dès le départ – mais seulement quand il n’est pas l’accusé, comme c’est l’impression qu’il a aujourd’hui. « Ah, ouais, t’es toujours aussi direct. » Qu’il s’amuse un bref instant avec un sourire, dans une tentative de gagner du temps, non pas pour éviter le sujet, mais pour remettre de l’ordre dans ses pensées. « Je sais pas vraiment par où commencer. Oh, c’est pourtant si simple, Alfie. Par le début. Mais lequel, au juste ? Je t’ai pas menti, si j’ai coupé les ponts c’était pas contre toi, je l’ai fait avec tout le monde, c’est ce qui m’a paru être la meilleure solution. Il débute, baissant le regard, faisant passer cette brioche d’une main à l’autre. Enfin, au départ, c’était pas ma volonté, en fait. Je… Il relève finalement la tête, accepte de croiser le regard d’Harvey. Tu te souviens d’Amelia ? » Il demande, bien qu’il connaisse la réponse. Quiconque l’ayant connu à cette époque a connu Amelia ; sa petite amie officielle, celle qui l’a entraîné plus bas que terre, surtout. Jamais l’un sans l’autre ou jamais l’un avec l’autre, leur relation n’était faite que d’un mélange d’amour et de haine, et pourtant, il en redemandait. Encore et encore, lui donnant sans cesse l’autorisation de resserrer son emprise autour de lui, lui permettant d’exercer ce contrôle qu’il ne parvient toujours pas à expliquer à l’heure actuelle. Il n’était pas con, pourtant, Alfie, il aurait dû remarquer que là où il estimait qu’elle le tirait vers le haut, elle ne faisait que de l’emporter avec elle. Il le savait, probablement, au fond, mais ça lui plaisait. Et les conséquences sont toujours bien là, et peut-être que ça lui plaît toujours. Il soupire, s’empresse de reprendre la parole à cette pensée. « Et tu te souviens de mes parents, et de tout leur délire ‘’gloire à Jésus’’ ? » Il ajoute, avec un fin sourire. Le début. S’assurer que le contexte est posé, avant d’évoquer les faits. Surtout, gagner encore quelques instants.
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| | | | (#)Mar 30 Avr 2019 - 16:51 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
- Et tu bosses dans quoi du coup ?
Mon regard se fixe sur la table alors que je sens la honte m’ensevelir sous une épaisse couche boueuse. Parce que c’est Alfie, mon poste de vigile dans un club de strip-tease me rend honteux et je n’ai pas envie de le lui dire. Parce que je n’ai pas envie qu’il me voit comme un loser. Mais c’est ce que je suis, de toute évidence. Sinon, j’aurai obtenu ma thèse, je serais à présent docteur en mathématiques appliqués et je travaillerai dans la modélisation des transports chez IBM à Dublin. Je n’ai que des regrets et mes yeux pour pleurer.
- J’suis vigile dans une boite de strip.
Parce que mentir n’a jamais été mon fort, parce que je n’en vois pas l’intérêt et parce que, encore une fois, c’est Alfie. Et si mes échecs peuvent le faire se sentir mieux, c’est toujours ça d’accompli après tout. J’ai parlé vite, de manière un peu rude pour faire comprendre que je ne voulais pas m’éterniser sur le sujet. Néanmoins, je suis conscient qu’en acceptant ce rendez-vous matinal, j’ai aussi accepté de me livrer et si Alfie me demande ce que j’ai fait durant dix ans, je lui dirais sans détours. Et peut-être alors que j’entreverrais cette petite lueur d’admiration dans son regard, avant que la déception ne revienne l’assombrir.
Je ne m’épanche pas et j’en viens rapidement aux faits. Ce n’est pas moi qui ait mis en place ce petit-déjeuner après tout, alors à lui de commencer. Je ne mesure sûrement pas l’ampleur de ce qui se joue pour lui à ce moment, je perçois simplement sa nervosité et la mienne y fait écho. Je joue plus avec le muffin que je ne le mange alors qu’il essaie de se lancer. L'odeur des conifères qui nous entourent, le bruit de la rivière dont l'eau s'écoule à quelques mètres de nous, tous ces petits détails autour me permettent de contrôler ma nervosité, de justesse. Presque par réflexe, je fronce les sourcils et lève mon regard vers lui. Pour lui prouver mon sérieux ou mon intérêt ou pour masquer des réactions spontanées pouvant être blessantes, j’adopte un air qui se veut impliquer mais distant car je reste méfiant.
- Je ne sais pas vraiment par où commencer. Je t’ai pas menti, si j’ai coupé les ponts, c’était pas contre toi, je l’ai fait avec tout le monde, c’est ce qui m’a paru être la meilleure solution. Enfin, au départ, c’était pas ma volonté en fait. Je… Tu te souviens d’Amelia ?
Ce brusque virage me surprend et j’arque les sourcils avant de hocher la tête. Si je me souviens d’Amelia… Comment l’oublier ? Cette garce savait y faire pour obtenir ce qu’elle voulait et elle a mis plus d’une fois mon pote à l’envers avec ses conneries. Je m’en méfiais comme de la peste car elle avait une influence néfaste sur toutes les personnes qu’elle côtoyait. Et Alfie était totalement accro à cette nana d’ailleurs, ce qui m’agaçait énormément à l’époque. Déjà parce que c’était une nana. Ensuite parce que ses intentions n’étaient pas claires. Et enfin parce qu’il tombait dans le panneau à chaque fois pour s’insurger juste après de tout ce qu’elle lui faisait subir. A croire qu’il aimait ça à l’époque.
- Et tu te souviens de mes parents et de tout leur délire « gloire à Jésus » ?
Je pouffe, hausse les épaules et rétorque
- Ouais, je me rappelle. J’vois pas le rapport entre les deux, Amélia était loin d’être une sainte mais bon, continue tu m’intrigues.
Alfie a toujours su raconter les histoires et alors qu’il s’apprête à me livrer un pan de sa vie que j’ignore, je me prête au jeu et l’écoute avec encore plus d’attention, prêt à absorber le moindre détail qui satisfera ma curiosité maladive. Parce que je le sens en déséquilibre ce matin, Alfie et j’aimerai bien en comprendre les raisons. Il ne me semblait pas autant perdu lors de notre dernière entrevue alors je commence à me poser des questions. Et je me sens impliqué parce que c’est lui, parce que nous avons été très proches à une époque et que ce lien qui m’unit à lui n’a pas disparu. En sa présence, je le retrouve rapidement et je suis pendu à ses lèvres, prêt à réagir pour l’aider, le soutenir ou donner mon avis. Il ne me parlerait pas s’il n’en avait pas besoin, je le sais. Ce rôle qu’il me donne, je le remplirais parce qu’en dépit du gros foirage global qu’est ma vie, j’ai toujours cette pointe d’altruisme qui m’épate moi-même et surgit parfois en certaines compagnies.
- Spoiler:
Merci pour la musique Et ne t'en fais pas, j'ai toujours de quoi rebondir avec tes postes
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| | | | (#)Lun 6 Mai 2019 - 16:42 | |
| Quel con. C’est la pensée qui traverse son esprit lorsqu’il apprend qu’Harvey n’a pas eu l’opportunité de passer par la case « sommeil » avant de le rejoindre. D’autres se seraient contentés d’un mot d’excuse sincère ; ne voyant pas l’intérêt de se flageller pour si peu, d’autant plus lorsque le jeune homme confirme que ce n’est pas un problème. Mais à cet instant, aux yeux d’Alfie, tout prend des proportions problématiques. De sa présence, de celle d’Harvey, de cette conversation qu’il désire autant qu’il la craint, à tout ce qui précède celle-ci et tout ce qui la suivra. Là où certains y auraient vu une simple méprise, il y voit un geste égoïste traduisant de ces relents du passé qu’il souhaite expier aujourd’hui. Ce n’est pas grand-chose, pourtant, mais cela met en évidence la manière dont Alfie n’a pensé qu’à lui, ne pense encore qu’à lui à cet instant, voulant s’assurer la maîtrise d’une situation qui lui a échappé par le passé et qui va forcément lui échapper encore aujourd’hui. Alors, comme à chaque fois qu’il est mal à l’aise, et ayant repéré la façon dont Harvey ancre désormais son regard sur la table, c’est par une plaisanterie qu’Alfie tente de désamorcer la situation. « Oh, mais alors ça veut dire entrée gratuite pour les potes ? » Qu’il questionne avec un sourire, malgré peu intéressé par la réponse. Pas que le quotidien d’Harvey ne soit pas sujet à de la curiosité de sa part, seulement il est peu probable qu’il mette les pieds dans cet endroit, plus parce qu’il n’est pas certain que Jules apprécie la chose que parce qu’il ne serait pas en mesure de se contrôler. Quoi qu’il en soit, son sourire s’efface rapidement alors qu’Harvey lance les hostilités sans plus tarder, surprenant un Alfie qui ne pensait pas y être confronté aussi rapidement. Qu’est-ce qu’il croyait, au juste ? Qu’ils échangeraient des banalités d’usage pour le simple plaisir d’être conventionnels et d’éviter une brutalité mal acceptée par le commun des mortels ? Mais Alfie n’a jamais été fan des conventions, et le voilà pourtant qu’il l’aurait été pour arranger ses intérêts. C’est à l’issue d’un long soupir qu’il parvient à prendre la parole ; sans pour autant savoir quoi dire, ni comment. Incapable de s’exprimer alors même qu’il s’agit probablement de sa plus grande force en temps normal, il décide d’agir comme il le fait toujours lorsqu’il a beaucoup à dire ; poser le contexte dans un premier temps, en venir aux faits par la suite. Agir ainsi lui permet également de glaner quelques précieuses minutes pour mieux organiser ses pensées – sans prendre en compte le fait qu’il se laisse toujours dominé par celles-ci et que ce n’est pas aujourd’hui, ni jamais, qu’il parviendra à les dompter.
La réflexion d’Harvey lui provoque un léger froncement de sourcils agacé alors qu’il estime ne pas voir le rapport. Coupé dans son élan avant même d’avoir pu véritablement démarrer, Alfie perd à nouveau le fil, et à cet instant, ce ne sont plus des explications, mais un majeur bien tendu qu’il souhaiterait offrir à Harvey, ainsi qu’un « merci, t’es trop bon » sarcastique alors qu’il l’invite à continuer. Il se raisonne pourtant, se raccrochant à cette petite voix qui lui impose de poursuivre, de donner ces réponses tant voulues, d’évoquer ces questions qui l’ont tant entravé. Et qui continuent de le faire. « Le rapport, c’est qu’à cause d’elle mes parents ont découvert qui j’étais vraiment, et que grâce à eux, j’ai découvert qui je voulais être. » La formulation prête à sourire, elle n’en demeure pas moins vraie. « On a eu un accident. » Et il aurait pu s’arrêter là, l’histoire peut être résumée en quelques phrases ; on a eu un accident qui m’a plongé dans le coma des semaines, et à mon réveil j’avais pas le choix, soit je changeais, soit je finissais en camp de redressement, et ceux prévus par mon père allaient avoir un effet encore plus dévastateur. J’ai opté pour la première option en éliminant tous ceux qui m’auraient empêché d’y arriver. Il aurait dû s’arrêter-là, mais c’est comme si les mots, contenus si longtemps, ne demandaient désormais plus qu’à s’échapper. Parce qu’il n’a jamais pu parler à quiconque de cet accident ; à l’exception de Rachel. Mais Rachel n’est plus là, et la plaie béante laissée par son absence ne cesse de s’agrandir à chaque fois qu’il aurait besoin de son oreille attentive, parce qu’elle était la seule à lui l’offrir, la seule qu’il acceptait. Jusqu’à aujourd’hui, car ni Jules, ni Norah, ni Hassan, ni Owen, ni personne d’autre ne peut s’empêcher d’avoir un jugement ; c’est dans la nature humaine. Mais celui d’Harvey lui paraît être le plus supportable. « Je sais même pas comment on a… » réussi à monter dans cette voiture tellement on était défoncés. Il n’est pas fier de l’évoquer, et peut-être est-ce pour cela que sa voix se brise avant même d’avoir véritablement entamé le récit. « On s’était lancé des défis à la con toute la semaine précédente et je sais pas ce qui m’a pris… » Si, il le sait très bien ; le besoin d’adrénaline, encore et toujours, le même qu’il s’injectait directement dans les veines mais qui n’était plus suffisant. Il lui en fallait plus, toujours plus, et peu importe les dommages collatéraux et les conséquences du moment que ses besoins, eux, étaient satisfaits. « Elle était au volant, se félicitait d’être constamment amendée sur ce tronçon quand tant d’autres n’osaient pas l’emprunter, elle se vantait de connaître cette route par cœur, d’être capable de l’emprunter à pleine vitesse et les yeux fermés, alors je lui ai demandé de me le prouver. » Et il n’hésite plus, Alfie, parce qu’il a besoin d’arracher le pansement d’un coup sec, et peu importe la douleur que cela cause au premier abord, par la suite ça fait foutrement du bien. « Je lui ai demandé de changer d’avis après coup, mais elle avait sa fierté, et j’ai pas insisté autant que j’aurais dû. » Et il sait très bien pourquoi. Parce qu’il avait aimé ça autant qu’elle. Parce qu’il s’était conditionné pour se dédouaner de toute responsabilité ; ce qui rend les choses d’autant plus douloureuses maintenant que celle-ci le frappe. « On a tenu dix minutes, je crois, mais ça a pas été au-delà ; on s’est planté dans un ravin, et j’ai dû perdre connaissance directement, et elle, elle est morte sur le coup. » Non. Elle a agonisé, elle a tenté de parler, elle l’a supplié de l’aider. Mais il a juste regardé, n’a rien tenté, et les blessures causées par l’accident autant que la drogue qui modifiait son comportement n’étaient pas ses seules entraves à toute réaction de sa part. Les années ont passé, et si Alfie a oublié beaucoup de choses de cette période de par les lésions provoquées par la consommation excessive de drogue, cette nuit reste gravée dans sa mémoire quand bien même il prétend le contraire jusqu’à espérer s’en persuader. « Tu dois t'en moquer, et puis les détails sont pas importants, je sais pas pourquoi je te raconte tout ça. » Il le sait très bien, mais il a besoin de conserver un minimum de contenance. « J’ai fini dans le coma pendant plusieurs semaines, et je suppose que mes parents ont interdit toute visite, parce qu’à mon réveil y’avait personne, ni les jours et les semaines qui ont suivi. J’ai pas cherché à comprendre, de toute façon il n’y avait aucune négociation possible avec eux ; ils ont compris ce qu’il se passait me concernant, et j’étais au pied du mur, soit je réagissais, soit c’est eux qui le faisaient. J’ai fini les cours à domicile en même temps que ma rééducation, et j’ai été envoyé en Inde pour un voyage humanitaire. C’est putain de cliché, mais à mon retour j’avais de nouvelles perspectives, et ouais, tu entrais pas dedans, ni tous ceux que j’ai pu côtoyer avant ça. C’est juste que ça m’a semblé la meilleure chose à faire, j’avais la possibilité de laisser tout ça derrière moi et j’ai pas hésité, enfin, j’ai pas voulu hésiter, alors… ouais, j’ai juste voulu faire disparaître celui que j’étais, et c’était pas envisageable qu’on me le rappelle, d’une façon ou d’une autre. » Il s’interrompt parce que le besoin de reprendre son souffle prime désormais sur la nécessité d’évacuer tout ce qui comprime son cœur, et c’est presque d’une traite qu’il vide le thé devant lui – peu importe s’il se brûle au passage. Car finalement, le plus dur n’est pas encore derrière lui. « Je suis pas désolé d’avoir agi ainsi, ça m’a été bénéfique, ça m’a réellement été bénéfique et je crois que… » Il perd le fil de ses pensées, laisse échapper un soupir. Et après ? Il se sent lessivé, mais pourtant léger, et lorsqu’un fin sourire se dessine par réflexe sur ses lèvres, il prend conscience qu’il en a oublié l’essentiel. Qu’il a été égoïste, encore et toujours, mais pas de cet égoïsme qui l’a tiré vers le bas ; de celui qui l’a ramené vers le haut. S’il fait ça pour lui, à l’origine il le fait aussi pour Harvey. Et il se décide enfin à calmer le flot de ses paroles qui traduisent de toutes ses pensées à évacuer, pour plonger son regard dans celui du jeune homme. « Mais je suis désolé de t’avoir laissé sans réponses, sans au revoir, tu méritais mieux que ça. » Qu’il affirme, la lèvre pincée, parce que malgré tout, ce n’est pas suffisant. Tout ce qu’il pourra dire ne sera jamais suffisant.
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| | | | (#)Mar 7 Mai 2019 - 5:13 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
Un haussement de sourcil, un éclair au fond de ses prunelles claires et je sais que ma réflexion l’a agacé. Rien n’a changé alors, on ne peut toujours pas évoquer Amélia sans qu’il s’enflamme. Des disputes me reviennent, où nos poings finissaient par clore le sujet tant celui-ci revenait sur le tapis, constamment. L’influence d’Amélia, les conneries dans lesquelles elle l’embarquait et Alfie qui courrait derrière, prêt à tout juste pour se sentir vivant, juste pour vivre intensément. J’ignore où elle se trouve à l’heure actuelle, mais loin de lui je l’espère. Qu’elle s’est lassée, qu’elle a trouvé un autre mec prêt à tout pour elle, un autre à flinguer. Je ne suis pas objectif, pour moi elle est fautive et responsable de beaucoup d’emmerdes qui sont arrivées à Alfie. La drogue, essentiellement. Et pas un petit joint qu’on fume pour se détendre et rêvasser, non. C’était pire que ça, et je n’aimais pas le voir s’enfoncer chaque jour un peu plus, courir après un idéal inexistant, après des rêves fantasmés et irréalisables. Au fond de moi, je savais qu’il méritait mieux et qu’il gâchait sa chance. La chance d’être né au sein d’une famille aimante, à l’éducation rigide certes, mais ses parents l’aimaient indubitablement et il avait un foyer. Ça me révoltait de le voir faire, de le voir s’indigner de la rigidité et du conventionnalisme dont ses parents faisaient preuve, tout ça pour prôner des idéaux délirants, sans but dans le fond. Et Amélia l’entrainait là-dedans, elle avait repéré l’excellent candidat qu’il était et elle se servait de lui, de la révolte qui grondait dans ses tripes, de la folie qui menaçait dans son esprit. Sur la touche, j’ai observé tout ça sans pouvoir rien y faire. Je n’avais pas de poids face à elle, je n’étais pas de taille clairement. Je me heurtais constamment à un mur, presque le même que je viens d’apercevoir rien qu’en insinuant qu’elle n’était pas bonne pour lui. Certaines choses ne changent pas.
Alfie enchaîne alors, un peu plus furieusement et me prends par surprise. Les mots résonnent dans ma tête, et durant quelques secondes, je peine à les comprendre. « On a eu un accident. » Cette phrase résonne, troublante confession à l’aspect mortuaire. Je cesse de bouger et mon regard bleu se pose sur mon ami, alors qu’il poursuit sur des explications bouleversantes. Et c’est comme un cauchemar. Un putain de cauchemar qui ébranle lentement, s’insinue vicieusement et frappe cruellement. Sauf que cette fois, il ne s’agit pas du mien. Je devrais peut-être m’en sentir soulagé mais ce n’est pas le cas. C’est bien pire au final. Pire que mes cauchemars, pire que mes fantômes du passé que j’ai fini par adopter par la force des choses. Là, c’est inédit. Brutal. Je ne m’attendais pas à ça et je me rends compte alors que je suis totalement passé à côté de tout ça. A côté de ce qui a surement dû être le drame le plus terrible de sa vie. Je suis passé à côté, trop fumé, trop renfermé, trop égoïste pour voir que mon pote, celui que j’aimais un peu plus que comme un simple ami, était en train de vivre l’enfer. Égoïstement, j’ai pris son silence pour une trahison alors qu’il luttait pour guérir, le cœur en peine et le corps en miette. Quel genre de personne fait ça ? Ce n’est qu’à ce moment que je remarque alors la paume de sa main gauche, brûlée entièrement et un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Je détourne le regard de cette vision déchirante, et déglutis difficilement car mon ventre vient de se tordre violemment. Putain Alfie, toi aussi je t’ai laissé tomber. Accablante constatation. Je me sens terrassé par ces confessions, elles me mettent à terre tandis que j’essaie d’imaginer l’enfer qu’il a vécu. Je suis le pire des amis, indéniablement. Grotesque, je ne suis qu’une putain de mascarade. Venir lui reprocher son silence, lui demander des comptes, l’obliger à se replonger dans tout ça, dans toute cette merde… Putain mais quel connard !
Alfie s’excuse. Il termine sa tirade en s’excusant et moi je pleure comme un con. Les larmes ruissellent sur mes joues tandis que je le fixe, impuissant et coupable au fond de n’avoir pas été à la hauteur. Je ne mérite pas grand-chose, non. Pas même ces confessions je crois. Je ne sais pas, je ne sais plus. Je me lève, ébranlé par tout ce que je viens d’apprendre, tout ce que j’ignorais, tout ce qui m’a échappé durant toutes ces années. Je me sens minable, un peu comme toujours, avec cette cruelle sensation d’échouer constamment. J’échoue, je n’en tire aucune leçon et je recommence. Inlassablement. J’essuie d’un revers de manche les larmes qui ont inondé mon visage et je fais le tour de cette petite table en bois. « Lève-toi. » Je dis, simplement. Courte hésitation, moment étrange comme suspendu dans le temps. Je m’approche et le prends dans mes bras. Étreinte nécessaire, quand les mots manquent les gestes disent bien plus. Je le serre contre moi, mes bras musclés ne le laissent pas s’échapper et mon cœur se serre de douleur alors que je réalise que j’ai failli le perdre… Et comme un con, j’aurai pensé toute ma vie qu’il s’était juste détourné de moi. Les mots s’échappent, se veulent réconfortants. Comment pourraient-ils l’être après tout ce temps. « Je suis désolé, Alf’, je… j’étais loin de m’imaginer ça… » Ma main se serre sur sa nuque, l’étreinte dure encore quelques secondes. Je me confesse à mon tour « Pardon. Pardon de t’avoir fait chier et demandé des explications. Je suis tellement désolé que tu aies dû vivre ça seul… Je suis désolé que tu l’aies perdu comme ça. » Parce que, même si je détestais Amélia et que ce n’était qu’une connasse profiteuse, elle ne méritait pas de mourir ainsi. Et lui ne méritait pas de la perdre cette façon horrible. Je m’écarte, souffle un peu et essuie à nouveau mon visage. « Putain mais je ne suis vraiment qu’un con, tu devrais me détester. » Je relève mon regard vers lui, c’est douloureux et ça fait mal même si j’ignore pourquoi. Mes pensées s’emmêlent, je suis perdu. Je désigne sa main gauche du doigt et demande « C’est l’accident ? Combien de temps tu es resté dans le coma ? T’as eu des séquelles ensuite ? » Les questions, inévitables, pour bien mesurer l’étendue de mon ignorance et de ma stupéfaction. Mon regard vadrouille d’un point à un autre. De la fontaine, aux étendues d’herbes, bosquets de fleurs, marcheurs et joggeurs, mère et enfants en promenade, chiens tenus en laisse, tout y passe. « T’es parti en Inde… » Je souffle, plus pour moi-même, pour digérer toutes les informations. « Et tu fais quoi maintenant alors ? » J’essaie, de me raccrocher au présent qui est bien plus positif, du moins il le semble – encore que je peux être surpris vu la bombe qu’il m’a annoncé. Nerveux, je le fixe en le détaillant, ayant l’impression de redécouvrir le garçon que j’ai connu. C’est devenu un homme, un homme avec ses souffrances, un homme qui se bat chaque jour pour sa vie. Et là, comme ça, je réalise brusquement qu’Alfie a tout mon respect.
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| | | | (#)Sam 8 Juin 2019 - 22:27 | |
| Il ignore ce qui est le plus difficile à évoquer entre l’accident et les conséquences de celui-ci tant les deux sujets ont été mis sous scellés par ses parents au fil des années, lui imposant d’en faire de même au risque de rouvrir ces plaies qu’il a lui-même causées à ses géniteurs. Alfie a toujours obtempéré, tel un remerciement silencieux de lui avoir malgré tout offert un soutien indéfectible alors même qu’il était persuadé que ce serait l’opportunité rêvée pour eux de se détourner de ce fils qui n’a jamais correspondu à leurs attentes et qui n’arrive tout simplement pas à s’arrêter ; ni de penser, ni de parler, ni d’agir, les fatiguant autant qu’il se fatigue lui-même. C’est peut-être le seul point sur lequel il les a rejoints avec une docilité qui ne lui ressemble pas ; parce qu’il sait très bien qu’ils ont raison et que ressasser de tels souvenirs n’est pas bon, encore moins dans sa situation, et qu’il suffit d’évoquer le prénom de celle qui l’a mené jusque-là pour qu’il s’en retrouve chamboulé. Il le réalise encore une fois maintenant qu’il vient d’achever sa tirade, bien que soulagé par cette mise en mots des événements, toutefois conscient que l’accalmie ne dure toujours qu’un court instant. Il est plus facile d’évoquer ce qui le concerne lui ; de cet accident à ces séquelles en passant par les conséquences, car c’est du concret, des faits qui, bien que datant, ne peuvent être discutés. Il n’en va pas de même concernant les sentiments qu’Amelia animait en lui – et anime toujours. Son fantôme est toujours bien présent, et d’un amour toxique il s’est transformé en soulagement sadique, car la mort de la jeune femme aussi dramatique avait-elle pu être, s’était avérée le meilleur événement de sa vie. Et Alfie n’est pas en mesure de révéler de telles pensées sans que son point de vue se heurte une empathie imposée par le statut de macchabée, sauf avec Harvey qui a connu la jeune blonde et a été le témoin direct de toute l’emprise qu’elle exerçait sur Alfie. Une emprise qu’il ne regrette pas autant qu’on pourrait l’imaginer, car c’est en partie grâce à elle qu’il a pu prendre son indépendance et qu’il en est là où il en est à l’heure actuelle. Et parce qu’il l’a aimée, aussi. Sincèrement et à l’extrême, mais au-delà de ses veines, elle a surtout marqué sa vie. Les années ont passé, et ce n’est plus du ressentiment qui l’envahit lorsqu’il évoque sa tornade blonde, mais seulement une certaine nostalgie qu’il contient pour lui – là-aussi parce qu’il sait pertinemment que personne ne peut comprendre comment celle qui lui a ouvert le chemin des enfers peut lui manquer de la sorte. Mais ça, il ne le dira pas à Harvey, parce que lui-aussi ne peut pas comprendre. C’est seulement entre lui et le souvenir d’Amelia, une dernière chose d’elle qu’il peut garder et chérir pour lui.
Lorsqu’il relève la tête, ce sont les yeux humides d’Harvey qu’il croise, et face à cette réaction Alfie reste sceptique. Ses traits se durcissent et son regard s’assombrit tandis qu’il prend conscience d’à quel point il s’est fourvoyé. La réaction d’Harvey n’est pas celle attendue ; au contraire, elle est de celle qu’il fuit. Parce qu’il n’y voit pas un quelconque soutien ni aucune once de compassion, mais seulement de l’incompréhension et, pire encore, de la pitié. Mais à quoi s’attendait-il, au juste ? Quine ans ont passé, il ne peut plus prétendre anticiper les réactions de son ami, celui-ci a changé, autant qu’il est resté le même, cet être torturé tandis qu’Alfie ne l’est plus. Du moins, il croit ne plus l’être. Lorsqu’Harvey lui demande de se lever, Alfie obtempère malgré l’incertitude qui se lit sur son visage. Il s’attend à tout, des salutations polies pour qu’ils s’invitent à ne jamais plus recroiser le chemin de l’autre, à la violente gifle traduisant de toutes les rancœurs passées et, dans un sens, presque espérée. Il s’attend à tout, mais pas à ça, les bras d’Harvey l’encerclent et Alfie se sent aussitôt prisonnier ; l’entier de son corps se raidit, ses muscles se crispent et ses bras demeurent immobiles le long de son corps. Il bouillonne, le brun, alors même qu’il a toujours été tactile, mais ça ne suffit pas à passer outre le malaise qu’il ressent. Et la rage, bien contenue au fond de lui, est réactivée par la réaction incongrue et inattendue d’Harvey. Et les larmes de celui-ci et sa main sur sa nuque, et son regard de pitié font qu’il menace d’exploser, se détachant rapidement de cette étreinte non-voulue autant que non-appréciée, et peut-être qu’il l’a repoussé, tout ce qu’il saisit est la nécessité de regagner sa liberté, peu importe le moyen, peu importe la brutalité, peu importe ce qu’on peut en dire. Les lèvres d’Harvey se mouvent, mais Alfie est trop décontenancé pour que les sons qui résonnent à ses oreilles se transforment en mots et atteignent son esprit. Il entend malgré tout un désolé glissé par-ci, un autre par-là, mais rien de tangible jusqu’à ce qu’il finisse par comprendre qu’Harvey a retourné la situation à son avantage, s’en fait le martyr, se la réapproprie alors même que, dans le fond, cela ne le concerne pas. Il s’immisce entre Amelia et lui, comme il le faisait déjà autrefois, et c’est bien les relents de l’attitude de la première qui détermine celle qu’Alfie a à l’encontre du second ; il s’agace de sa présence. « Non. » Que l’anthropologue reprend enfin la parole par automatisme après qu’Harvey ait désigné sa paume brûlée, sans autres formes d’explication. « Cinq semaines. » Il ajoute, avant de glisser un « oui » en réponse à sa dernière question. Mais il n’y a plus rien d’autre qui s’échappe d’entre ses lèvres ; Alfie d’ordinaire si bavard n’est pas en mesure d’en formuler plus tant toute son énergie est accaparée par son besoin de se calmer, de ne pas déverser une rage qui ne lui ressemble plus sur un Harvey qui, finalement, n’a rien fait de mal à l’exception d’avoir une réaction inappréciée par le brun. Mais ce n’est pas un critère suffisant pour justifier des attaques, et Alfie n’est plus ainsi, c’est aussi ce qu’Harvey doit comprendre à l’issue de cette rencontre. « Je suis enseignant-chercheur à l’université. » Et là-encore, il pourrait évoquer tous les chemins qui l’ont mené à cette voie, se perdre dans des explications qu’il est le seul à comprendre, s’animer avec une passion qu’il est le seul à ressentir concernant son métier, mais il ne le fait pas. « En anthropologie. » Qu’il rajoute malgré tout, tandis que son regard se porte sur le muffin avec lequel il a passé plus de temps à jouer qu’à manger, s’en emparant une fois assis sans même avoir adressé un regard à Harvey toujours debout, glissant seulement un « il est dégueulasse ce muffin » entre deux bouchées de miettes qui lui permettent de rester suffisamment occupé pour justifier un mutisme dans lequel il s’enferme désormais.
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| | | | (#)Lun 10 Juin 2019 - 6:43 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
Bouleversé par les révélations de mon ami, je ne remarque pas tout de suite son attitude plus distante, voire froide. Il se referme sur lui-même, sûrement pour se protéger de mes émotions en vrac qui s’expriment malgré moi, maladroites, emmêlées, vivaces. Je n’ai jamais su les maîtriser, elles ont toujours débordées, un peu n’importe comment sans que je n’arrive à les contrôler. D’ailleurs, je ne tente même plus de le faire malgré que ce soit un frein évident à ma vie sociale. Parmi tant d’autres… Il y a trop de choses négatives en moi pour que je puisse en accueillir davantage, alors je m’épanche et je vide mon sac, d’ordinaire sur un ring, avec mes poings en rêvant que tout s’arrête. Espoir hypocrite, la mort n’est pas ce que je désire réellement, j’en aurai fini depuis longtemps sinon. Mais l’avenir reste flou et j’ai du mal à déterminer ce que je désire réellement au fond. Je crois que j’en ai peur. J’ai peur que mes désirs me condamnent à la souffrance, et donc j’anticipe sur celle-ci et me l’impose en m’assurant que ce sera toujours moins pire. S’infliger sa propre torture, plutôt que de subir celle des autres. J’ai trop subi. Je subis encore. Choqué par ce que je viens d’apprendre, ce sont mes ressentis qui prennent donc le dessus, et ni l’agacement perceptible, ni le regard incendiaire d’Alfie ne me font comprendre que mon attitude le blesse davantage. Ce n’est pas mon intention, évidemment, mais je ne suis pas doué pour recueillir les confessions et j’ai rarement des réactions adéquates. Je reste malgré moi un paria, quelqu’un qui observe sur le bas-côté les personnes qui vivent et interagissent les uns avec les autres sans comprendre ce qui les pousse à agir de la sorte. Je comprends le besoin de l’autre, la nécessité d’être compris, d’être soutenu pour avancer. Mais cette vision bien trop idéaliste des relations humaines n’est en rien convaincante pour moi, car il suffit d’un rien pour que tout explose, que le déséquilibre se crée et que tout ce qui est construit s’effondre brutalement. Et alors, spectateur de sa propre chute, que fait-on à part reprocher nos propres erreurs aux autres ? L’homme retourne bien trop vite sa veste pour mériter une confiance aveugle. Personne n’est digne d’un tel fardeau. Et je me persuade ainsi qu’en restant seul, on ne se déçoit pas. Faux, je me déçois constamment. La piètre image de moi que j’ai ne m’aide pas à remonter la pente, c’est improbable. Malgré ça, je persiste et je signe, persuadé que je ne mérite pas mieux et que je suis condamné à rester l’erreur que je suis depuis toujours. Un virus dans la matrice de certains. Peut-être dans celle d’Alfie, quoique… Egaler Amélia à ce niveau est carrément impossible. Sa mort est très certainement la meilleure chose qui soit arrivée à mon ami, même si cela a dû terriblement le faire souffrir. Je vais éviter toutefois de le mentionner.
Je contourne la table et retourne m’assoir, le regard un peu perdu sur le petit-déjeuner émietté tandis que j’allume une cigarette, la main tremblante. Ce n’est qu’aux réponses d’Alfie et à son ton froid que je remarque son changement d’attitude. Ses réponses courtes expriment son désir d’en déterminer brutalement avec le sujet évoqué et je me retrouve perdu, sans comprendre pourquoi il réagit ainsi. Mon regard plein d’incompréhension se pose sur son visage qui n’exprime plus que de la contrariété désormais et je me demande comment j’ai réussi à vexer mon ami. Je ne suis pas fait pour comprendre les réactions des gens, ou alors Alfie est un casse-tête que je ne résoudrai jamais. J’ai essayé, il y a une quinzaine d’années, à le comprendre, à chercher ce qui pouvait bien le pousser à détruire tout ce que ses parents avaient construit pour lui et j’ai fini par comprendre qu’Amélia lui donnait l’illusion d’être plus vivant. Amélia ou les drogues peu importe, les deux étaient trop étroitement liés pour être dissociés. Je l’observe alors qu’il détruit le muffin et me réponds à peine, et j’en viens à me demander pourquoi. Pourquoi ces confessions ? Pourquoi cette rencontre matinale au parc ? Pourquoi ces réminiscences ? Que cherche-t-il à recréer ? L’ambiance d’autrefois, lorsqu’on s’insupportait tellement qu’on finissait par se foutre sur la gueule ? Je ne suis plus celui que j’ai été. L’impulsivité ne m’a jamais servie et je ne recherche plus les relations toxiques. Voilà pourquoi je le sonde du regard, en attente d’une explication ou du moins d’un indice qui me mettrait sur la voie de ce qu’il veut. Mais rien. Rien ne vient. Il continue de triturer son muffin et de le mastiquer en faisant preuve d’une nervosité que je ne lui reconnais pas vraiment, comme s’il essayait de masquer ses émotions, ou qu’il ne savait pas réellement comment les exprimer. Je ne suis pas doué, et je ne suis pas vraiment patient non plus. Lorsqu’une situation m’échappe, je ne supporte pas de la subir bêtement, alors je laisse échapper un lourd soupire en répondant –C’est toi qui les a choisi, tu devrais retenir l’adresse pour ne plus commander chez eux. Leur café n’est pas mauvais par contre. Et pour confirmer cela, je vide le gobelet au liquide tiède dans ma gorge. J’avale bruyamment, essuie mes lèvres d’un revers de manche et replaçant ma clope entre mes lèvres, je demande brusquement –Et donc ? Tu voulais me voir pour me balancer ça et c’est tout ? Tu veux mon avis ou tu t’en branles ? Je l’attaque légèrement, ne supportant pas de le voir aussi ‘mou’ et renfermé d’un coup. Depuis le début de notre discussion, je le laisse faire et j’écoute, mais je ne comprends pas le but de tout ça. Et bien que je sois en mesure d’être triste pour lui, le sens de cette mise en scène m’échappe. –Ou il y a peut-être un but plus subtil à tout ça qui m’échappe ?
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| | | | (#)Jeu 4 Juil 2019 - 15:19 | |
| L’évocation d’Amelia s’accompagne toujours d’une tornade d’émotions, et les effets en sont aussi dévastateurs qu’apaisants, à l’image du rôle qu’a été celui de la jeune femme dans la vie d’Alfie. Parce que si beaucoup ont retenu les mauvais côtés de la jeune femme, il n’en demeure pas moins qu’elle a aussi été un véritable point d’ancrage quand il n’avait plus rien d’autre – quand il pensait ne plus rien avoir d’autre. Amelia a toujours été à ses côtés, et malgré les disputes, malgré les insultes qui ponctuaient leurs phrases, malgré les coups qu’ils s’infligeaient l’un l’autre, malgré ce besoin de se blesser mutuellement, de récolter les lauriers de la souffrance de l’autre, elle ne l’a jamais lâché, et c’est seulement sa mort qui a coupé court à ce lien particulier, toxique, mais incroyablement fort qui les unissait. Sans cette issue, Alfie serait probablement toujours sous son emprise – et en fin de compte, il n’est pas sûr que ça l’aurait dérangé. Et si le sujet de la jeune femme est souvent tabou, au point où il prétend souvent se souvenir à peine de son existence, c’est uniquement pour masquer une vérité qui lui est douloureuse. Elle lui manque, parfois. Il se souvient de chacun de ses traits, il se souvient de son sourire charmeur autant que son regard accusateur qui, dans les deux cas, le rendaient dingue. Il se souvient de ses fossettes qui accompagnaient sa moue espiègle quand elle avait un mauvais plan en tête, mais aussi de ses yeux bleus océan qui lui donnaient un air glacial qui n’était pas seulement une légende. Il se souvient de ses cheveux blonds qu’il aurait pu caresser pendant des heures, autant qu’il pouvait lui les tirer à en arracher lors d’une énième dispute entre eux. Elle n’était pas en reste, et bien quelques marques qu’il affiche par-ci et là sur sa peau sont l’œuvre de la jeune femme, auxquelles il persiste à associer le souvenir d’une journée plus que d’un acte. Cet après-midi à refaire le monde assis dans un parc plutôt que cette cigarette brûlante appuyée sur son poignet parce que son regard s’était voulu trop insistant sur un camarade de classe croisé par hasard. Cette première injection d’héroïne qu’elle lui a offerte et qui lui a permis d’enfin être apaisé, pour la première fois depuis des années, plutôt que toutes ces doses qu’il lui a volées et dont a résulté en représailles cette entaille au couteau qui trône sur son épaule. Leur première fois, sa première fois, qui a été une expérience forte malgré la brutalité de la jeune femme et les quelques brûlures qu’on distingue encore légèrement sur son bas-ventre. Il peut le prétendre autant qu’il le souhaite ; elle exerce encore une emprise sur lui dont il n’arrive pas à se détacher – dont il n’a jamais voulu se détacher. Et ce n’est pas tant le manque de la jeune femme que le manque qui est la cause de cette absence de volonté, qui lui permet de prétendre être débarrassé de ces vieux démons qui continueront sans cesse de le poursuivre. Mais il s’agit de son nouveau point d’ancrage, celui qui lui permet de lutter contre cette envie d’anesthésier le corps et l’esprit, qui malgré toutes les expériences et conséquences, appartient toujours à la catégorie « bonne idée », parce qu’il s’agit de la plus efficace qu’il n’ait jamais connu pour faire taire ses pensées envahissantes et ce corps récalcitrant. L’évocation d’Amelia, la présence d’Harvey, tout ceci réactive des besoins dont il s’était persuadé ne plus en être, et Alfie s’en retrouve profondément déstabilisé, ce qui l’empêche d’interpréter la réaction d’Harvey pour ce qu’elle est : une forme de soutien, maladroite, mais sincère. Il ne sait pas exactement ce qu’il y voit, pourtant, Alfie, mais il sait qu’il n’en veut pas, et que les bras de son ancien ami entourent de sa silhouette lui est une sensation désagréable de laquelle il veut s’extirper au plus vite. Ce qu’il fait, sans délicatesse, sans tentative de paraître plus aimable qu’il ne l’est réellement. Et il se mure dans le silence, Alfie, répondant par une ou deux syllabes, comme si tous ces mots qui lui sont d’habitude indispensables d’expulser en deviennent empoisonnés et se doivent d’être restreints pour ne pas faire plus de dégâts. Pourtant, il en aurait des choses à dire, Alfie. Pas uniquement sur l’accident en lui-même, dont l’impact a été considérable, mais surtout sur toutes les conséquences qui ont découlé de cet événement. Parce que la vie n’est pas un film hollywoodien ; et ces quelques minutes ont bouleversé sa vie durant de nombreux mois. Il ne s’est pas réveillé d’un seul coup après cinq semaines en reconnaissant les visages autour de lui, en étant capable de se nourrir seul, en étant en mesure d’articuler des discours enflammés dont il a le secret. Ce fut un long processus durant lequel son cerveau a dû se remettre à fonctionner, et si ses yeux ont fini par s’ouvrir, il n’était pas conscient pour autant. Il n’est pas plus conscient aujourd’hui quant à tout ce qu’il s’est passé, et parfois il a l’impression que sa situation s’est améliorée en une poignée de jours quand d’autres fois il prend conscience des mois de travail que cela a nécessité pour qu’il parvienne à retrouver l’usage de ses jambes ou sa faculté de paroles. C’est une des raisons pour laquelle Alfie n’en parle pas beaucoup ; parce qu’il n’a pas réellement de souvenirs. Au-delà des os brisés, c’est surtout son crâne qui a été mis à mal, et ses facultés cognitives lui sont peut-être revenues, mais les motrices en subissent toujours les séquelles ; et l’équilibre précaire dont il se moque aujourd’hui n’est qu’un vieux souvenir de cet accident qui a laissé des marques. Il pourrait utiliser leur passé commun avec Harvey pour justifier ce besoin de partager ses doutes et ses craintes à quelqu’un qui l’a connu lorsqu’il s’était embourbé dans cet enfer personnifié par Amelia et les seringues qu’elle fournissait, quémandant son soutien face à une épreuve qu’il ne peut partager avec autrui, car ni Jules, ni Stephen, ni Norah, ni Tad ou encore Hassan n’ont connaissance de ces étapes qu’il franchit jour après jour pour se prétendre parfaitement sobre – tout en sachant que ce n’est pas parce que ses veines le sont qu’il en va de même pour son esprit, toujours complètement accro. Il pourrait ponctuer le tout par cette lueur d’espoir qui vient ponctuer chaque bon récit dramatique qui se respecte ; évoquer cette rencontre qui a bouleversé son quotidien en la personne de Jules, ou ce travail qui lui a donné des objectifs et une raison de s’accrocher. Mais la première est à l’origine de la perte du second, et s’il s’agit de deux sujets qu’il aurait en temps normal aucune difficulté à évoquer, il est conscient qu’ils en deviennent amers depuis peu. C’est la voix d’Harvey qui raisonne à nouveau à ses oreilles qui lui fait réaliser qu’il n’a plus grand-chose à lui dire – et il ne sait pas pourquoi il avait espéré le contraire après toutes ces années. Il ignore aussi ce qu’il attend d’Harvey, ou peut-être qu’il en a conscience : il réactive encore et toujours le passé, et ce caractère bien plus susceptible et piquant que celui qu’il se connaît aujourd’hui, et qui n’est peut-être pas vraiment le sien, en réalité. « Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ton avis ? » C’est plus brutal qu’il ne l’aurait voulu ; mais il ne comprend pas, Alfie. À aucun moment il ne lui demande son avis, il ne l’attend pas plus, le but était seulement de lui fournir des explications, des explications qui font suite aux événements s’étant déroulés pour Alfie – Harvey n’a définitivement pas d’avis à émettre sur la question. Il soupire, passe une main sur son visage avant de relever les yeux vers Harvey. « Mais je t’en prie, dis toujours, et répète-moi à quel point tu détestais Amelia. » Car son avis la concerne, dans le fond, n’est-ce pas ? Il ne peut émettre d’opinion sur l’accident, sur sa manière de faire, comment le pourrait-il ? Il va probablement mettre en évidence le fait qu’il n’en serait pas là s’il l’avait écouté, s’il s’était détaché de la jeune femme, s’il avait appris à vivre par lui-même plus qu’à travers elle. Fronçant les sourcils à l’interrogation d’Harvey, Alfie se veut plus agacé qu’il ne le voudrait. « Y’a rien de subtil ou qui t’échappe, Harvey, ça me semble très clair : tu voulais des explications, tu les as eues. » Alors qu’il aurait très bien pu ne pas s’en donner cette peine – d’autres n’ont pas eu cet honneur et Alfie ne s’en porte pas plus mal. « Ce qui m’échappe, c’est toi. Ta réaction, je sais pas ce que c’est mais si c’est de la pitié, je m’en porte très bien sans, l’accident… le reste, tout ça, c’est de l’histoire ancienne, je suis passé à autre chose, je me porte très bien aujourd’hui, j’arrive à gérer ma vie, et j’ai pas besoin de larmes, j’en ai pas eues et je ne comprends pas les tiennes. » Il tente de modérer ses propos, quand bien même cela ne semble pas être un succès. Mais dans la catégorie des incompréhensions, il ne pense pas être celui qu’il faut pointer du doigt. « De toute façon, c’est pas comme si on s’était déjà compris. » Qu’il laisse échapper dans un soupir, alors qu’un bref sourire naît sur ses lèvres. Mais son sérieux revient bien vite alors qu’il relève la tête pour croiser le regard d’Harvey. « Mais… enfin, si tu as d’autres choses que tu veux savoir, je peux encore te donner les explications que tu souhaites. » Il conclut en jetant un coup d’œil à sa montre. Il ne précisera pas combien, mais il a encore du temps devant lui. Suffisamment de temps pour tenter de répondre aux interrogations d’Harvey, et d’apaiser ses anciens tourments à lui ; parce qu’Alfie le présage et s’en réjouit par avance : il est peu probable que leurs chemins ne se croisent à nouveau à l’issue de cette rencontre, de cette confrontation, et cette opportunité est à saisir, autant pour l’un que pour l’autre.
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| | | | (#)Sam 6 Juil 2019 - 6:03 | |
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HARVEY & ALFIE ⊹⊹⊹ Wake up in the morning, stumble on my life, Can't get no love without sacrifice. If anything should happen, I guess I wish you well, Mmm a little bit of heaven with a little bit of hell.
→ Il a l’air perdu dans ses pensées, Alfie, alors qu’il triture son muffin et répand les miettes sur la table au bois vieilli. Il a l’air perdu dans ses pensées et il m’échappe totalement. Comme toujours, il m’échappe. Je ne pense pas qu’une seule fois j’ai pu avoir une emprise quelconque sur lui, jamais. Peut-être durant nos ébats, courts et intenses, brusques et sauvages semblables à notre relation étrange, alternant entre soutien silencieux et accusations bruyantes. Tout fonctionne en paradoxe entre lui et moi, et si je pensais que cela était dû aux hormones traîtresses de l’adolescence, je me rends compte qu’il n’en est rien et que le même fonctionnement d’il y a dix ans se met en place entre nous. Et j’en ressors avec le même sentiment amer qu’avant : celui de ne pas être à la hauteur, de ne pas être assez bien pour Alfie et d’être le seul à s’investir dans cette relation ambigüe. Mais je ne suis plus le pauvre petit adolescent perdu en demande d’affection que j’ai pu être et je n’ai plus à investir dans une relation à sens unique. Aujourd’hui, l’affection est une chose dont je me passe aisément et je n’espère plus rien de mes relations éphémères. J’évite qu’elles durent, je redoute l’attachement car il me brise chaque fois un peu plus – et pourtant je ne peux pas m’empêcher de m’attacher. Je pense à Sid, à nos discussions à cœur ouvert lors de nos nuits partagées et mon cœur saigne à l’idée que tout doit s’arrêter. Car ça ne peut pas continuer, non. Je vais me ramasser la gueule, exactement de la même façon dont je me suis ramassé la tronche avec Alfie à cause d’Amélia il y a plus de dix ans. Est-ce qu’il n’a jamais su où compris Alfie ce que j’éprouvais pour lui ? Est-ce qu’il m’a seulement considéré en réalité ? Ou n’étais-je qu’un moyen d’extérioriser sa frustration lorsqu’Amélia se disait indisponible et le faisait galérer loin d’elle avec l’unique but de le torturer et le rendre encore plus accro à elle. Sitôt qu’elle réapparaissait, je n’étais plus rien à ces yeux, je n’existais plus. J’avais beau m’égosiller, crier, frapper, hurler… Il était inatteignable Alfie, avec Amélia dans les parages. Car il ne jurait que par elle, et elle le menait par le bout du nez, lui faisait faire n’importe quoi, se perdre un peu plus, toujours plus… Alors, non je ne suis pas forcément heureux d’apprendre sa mort, mais j’en suis tout de même soulagé, conscient que sa disparation est à l’origine de la survie d’Alfie. Une fois passé le choc, c’est l’incompréhension qui s’installe face à la réaction de mon ami. Et il m’agace Alfie, il m’agace tout autant que je l’énerve. La tension enfle entre nous, précipitée par une incompréhension mutuelle. Peut-être que nous sommes trop différents pour nous comprendre dans le fond. Surement, oui… - Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ton avis ? Rien qu’à l’intonation de sa voix, je sais exactement quelle direction nous sommes en train de prendre. Alors je secoue la tête, désabusé et je laisse un son presque moqueur sortir d’entre mes lèvres. Car tout ça ne rime à rien, comme toujours. Il s’étale Alfie, parce qu’il en a besoin, il déborde, il se répand un peu partout mais il n’attend rien de moi. Il aurait pu tenir cette conversation face au parterre de fleurs à côté au final. Sauf qu’avec les fleurs, la possibilité d’un conflit à venir n’est pas envisageable. Et c’est ça qu’il veut Alfie, en vérité. Je le sens, je le sais et j’en suis épuisé d’avance. Malgré tout, la colère gronde. Car je n’ai pas l’intention de me laisser faire comme avant, je n’ai pas l’intention de me laisser traiter comme un chien, un moins que rien, un chiffon qu’on jette après s’en être servi allègrement. Alors, les mots sortent seuls, colériques et plein d’animosité – Va te faire foutre, Alfie. Je souffle la fumée en biais, me mords la lèvre et ricane lorsqu’il évoque mes sentiments envers Amélia. – Toi-aussi tu la détestais, Alfie. La différence, c’est que t’aimais ça. Et j’hausse les épaules car c’est la réalité. Aussi moche qu’elle puisse être, aussi tordue et aussi douloureuse, c’est la cruelle réalité tout simplement. Et s’il a du mal à l’accepter, c’est son problème. Plus le mien. – Y’a rien de subtil ou qui t’échappe, Harvey, ça me semble très clair : tu voulais des explications, tu les as eues. Je lève les yeux au ciel en l’entendant alors qu’il retourne complètement la situation pour se dédouaner de son égoïsme plutôt écrasant. – J’aurai pu m’en passer, fallait pas te sentir obligé hein. Et c’est toi qui m’a donné rendez-vous Alfie, alors niveau clarté hein… Il ne faudrait pas abuser non plus et me prendre pour un débile incapable d’aligner deux pensées consécutives correctement. L’alcool me ronge peut-être le cœur et la cervelle mais je conserve toutes mes capacités mentales à jeun et je suis loin d’être con. Il devrait le savoir, Alfie. Il devrait savoir que j’ai fait des études, que j’ai mon diplôme d’ingénieur et que j’ai quasiment fini ma thèse. Il devrait savoir que j’ai des capacités au lieu de me prendre pour un abruti. Mais il ne s’y est jamais intéressé en vérité. Ni avant, ni maintenant, ni jamais. Et c’est aussi pour cette raison que ces mots ne m’atteignent pas aujourd’hui. Car il ne me connait pas en fait. Il ignore même tout de moi, ce qui n’est pas mon cas. Moi je peux le blesser, moi je peux lui renvoyer ses incapacités, je peux lui faire du mal. Et pour qu’il réagisse ainsi, c’est que je dois lui en faire uniquement en me trouvant en face de lui. Son agressivité me prouve qu’il n’est pas à l’aise dans ses baskets, Alfie. – Ce qui m’échappe, c’est toi. Ta réaction, je sais pas ce que c’est mais si c’est de la pitié, je m’en porte très bien sans, l’accident… le reste, tout ça, c’est de l’histoire ancienne, je suis passé à autre chose, je me porte très bien aujourd’hui, j’arrive à gérer ma vie, et j’ai pas besoin de larmes, j’en ai pas eues et je ne comprends pas les tiennes. Un simple sourcil arqué, je l’observe alors qu’il essaie de se convaincre tout seul qu’il a réussi sa vie. Ce besoin de se justifier me prouve le contraire, uniquement. Je roule des yeux, peiné pour lui au final. Il n’y a pas pire que de s’enliser dans ses propres mensonges finalement, et sa mauvaise foi. – De toute façon, c’est pas comme si on s’était déjà compris. Mais… enfin, si tu as d’autres choses que tu veux savoir, je peux encore te donner les explications que tu souhaites. Mais quel grand seigneur ! Dit-il en regardant sa montre, avec un mépris excessif que je ne mérite absolument pas. – Waow, c’est … J’ai pas les mots en fait. Et je le fixe, droit dans les yeux, à l’aise avec moi-même face à lui qui semble éparpillé dans tous les sens et pas du tout en phase. – Ce qui t’échappe, ce sont les émotions Alfie. Ressentir les choses et les exprimer, ce qui est naturel et humain. T’aurais peut-être dû chialer au lieu de tout renfermer en toi, car c’est en train de te bouffer. A tel point que tu t’étales partout, tu ne te rends même pas compte d’à quel point t’es explosé Alfie, y’a des bouts de toi dans tous les sens, éparpillés et tu peines à les rassembler pour te convaincre du contraire. Tu vas sombrer, Alfie, ce n’est qu’une question de temps. Persuade-toi que c’est faux, que je dis de la merde parce que je ne te comprends pas… En fait, je me rends compte que je m’en fous. Je m’en fous de ce que tu penses de moi, je m’en fous d’avoir ton soutien ou pas, je m’en fous c’est tout. Parce que je ne suis plus un adolescent en manque d’affection, que je n’ai plus besoin d’approbation dans le regard de l’autre pour exister, que je n’ai plus besoin de soutien pour avancer chaque jour et que de nous deux, je m’en sors le mieux pour le moment, ouais. Je chute consciemment, tandis qu’Alfie se voile la face. Il va s’écraser brutalement, ça lui pend au nez. Et puisqu’il refuse de s’y préparer et de constater l’inévitable, il va se fissurer à nouveau. Contrairement à lui, je ne vis pas dans le déni et c’est là qu’est ma force aujourd’hui. Ça me permet de me lever, et de lui balancer un – Merci pour le petit-déj’. Je cale une clope entre mes lèvres et m’apprête à partir, car c’est tout ce qu’il y a à faire, non ? Je retourne à mon appartement misérable et lui à son boulot précieux. Nos chemins se séparent et ne se croiseront plus à nouveau.
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| | | | (#)Ven 9 Aoû 2019 - 17:43 | |
| Il ne comprend pas toujours ce qui se passe autour de lui, Alfie. Il ne comprend pas beaucoup plus les autres. Et ça lui est égal, car il se satisfait de ces fausses interprétations qu’il se fait des comportements des autres pour ne pas demeurer dans l’incertitude, pour avoir l’impression de comprendre là où son cerveau s’oppose toujours à ce qu’il rejoigne la vision du monde qu’a le commun des mortels et qui lui aiderait à supporter un quotidien qui lui échappe sans même qu’il n’en soit conscient, sans même qu’il ne puisse l’expliquer. Mais face à Harvey, face à ses larmes, à ses bras qui viennent l’emprisonner contre son gré, l’anthropologue ne parvient pas à dégager une justification qui lui paraisse cohérente – aussi cohérente que l’esprit d’Alfie puisse en formuler. Il aurait compris sa manière de faire s’ils avaient évoqué le sort des éléphanteaux devenus orphelins par la faute des braconniers, s’ils s’étaient remémoré la fin du Tombeau des Lucioles, si Alfie s’était lancé dans la défense de sa thèse de fin d’études, faisant ainsi souffrir d’ennui un Harvey qui n’en demandait pas tant. Mais que ce dernier réagisse de cette façon après ce qui apparaît comme l’événement qui a permis à Alfie d’être celui qu’il est aujourd’hui lui échappe complètement. Dans un autre contexte, si le brun était capable de réfléchir comme le font les autres (et Dieu sait qu’il l’aimerait), il parviendrait à relier les éléments ; et à comprendre qu’un accident aussi dramatique éveille forcément la compassion. Mais la compassion envers le sort d’Amelia – ni même le sien – n’a pas dicté sa compréhension personnelle de l’événement, alors il n’en attend pas autant d’autrui. Surtout pas d’un Harvey qui devrait le haïr, de la même manière qu’il haïssait Amelia, de la même manière qu’il la haït toujours. Et ça le rend dingue, Alfie. Cette manière qu’a Harvey de s’immiscer au milieu du lien qui l’unit avec sa tornade blonde. Amelia était à lui, et il était à elle ; personne d’autre ne doit, ne peut, entrer dans l’équation, pas même aujourd’hui. Et surtout par Harvey, surtout pas après tous les efforts qu’ont été les siens pour le séparer d’elle, alors même qu’elle était sa raison de vivre. Mais ça, Harvey n’a jamais compris. Harvey n’a jamais compris grand-chose le concernant, en réalité, et la réaction qu’est la sienne, qu’exècre Alfie ne devrait pas tant le surprendre : il ne comprend toujours pas. Il est comme tous les autres, au final, et il l’a toujours été. À certifier mieux qu’Alfie lui-même ce qui est bon pour lui ou non, quelles sont les limites entre le bien et le mal auxquelles il doit se soumettre, comment il se doit de penser les choses pour avoir l’air normal. Mais ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent pas qu’il a des notions de valeur bien à lui, que le mal lui fait du bien et que le bien ne cesse de lui faire du mal. Que cet accident est tragique ; mais ne demande aucune compassion tant il a été célébré comme une renaissance. Que cette renaissance s’est faite sur les cendres de sa bien-aimée, et qui a pourtant achevé de le détruire. Dans sa tête tout semble simple, mais aux yeux des autres c’est beaucoup plus complexe et Alfie ne cherche pas à se justifier, ni à s’excuser lorsqu’il repousse l’étreinte amorcée par Harvey, ni quand il se moque bien de son manque de délicatesse quand il proclame la vérité : il en a rien à foutre de son avis. Ni autrefois, ni maintenant, ni jamais. Et sans surprise, cela ne manque pas de faire réagir Harvey, ce qui provoque un sourire à Alfie. Qu’il aille se faire foutre, oui, mais qu’ils aillent tous se faire foutre avec lui. Son sourire disparaît bien vite lorsque son ancien amant évoque une nouvelle fois Amelia. « La ferme, Harvey, tu sais pas de quoi tu parles. » Qu’il rétorque aussitôt, l’air sévère et le poing qui fourmille. Il aimait la détester, et il détestait l’aimer, il ne peut pas le nier. Mais c’est tellement plus complexe que cette vision étriquée de l’amour et de la haine, qu’Harvey ne peut pas comprendre. Personne ne peut, à part Amelia et lui. Mais la première n’est plus là, alors ne demeure plus que l’interprétation du second. Ce n’est pas tant elle qu’il aimait que l’influence dont elle l’entourait, que cette liberté douloureuse mais ô combien nécessaire qu’elle lui a permis de découvrir. Avec le temps, il ne saurait dire si c’est la personne d’Amelia ou le souvenir qu’il s’est créé d’elle qu’il chérit le plus. L’un ou l’autre, peu importe, Harvey n’a pas à piétiner l’affection dont bénéfice toujours Amelia de ses opinions bien arrêtées à son sujet.
Alfie lève les yeux au ciel alors qu’Harvey justifie leur rencontre par le rendez-vous donné par l’anthropologue, ce dernier se retenant de préciser une nouvelle fois qu’il est bien celui qui quémandait des explications lors de leurs retrouvailles. Alfie ne ressent pas le besoin de s’expliquer ; il a toujours assumé les décisions qu’il a prises, quand bien même celles-ci pouvaient être décriées par son entourage, quand bien même celui-ci pouvait être le premier touché par son comportement, comme Harvey l’a été. Mais s’il peut formuler des excuses ; Alfie persiste à penser qu’il n’a pas à se justifier de ce qu’il perçoit comme salvateur pour lui ; il n’a jamais caché son égoïsme et la nécessité d’être bien avec lui-même avant de se préoccuper des autres. Pour son propre bien, il a entaché celui d’Harvey, et il n’a jamais regretté cette décision, ni autrefois, ni aujourd’hui que son ancien amant se retrouve devant lui, ni alors celui-ci a laissé entendre, entre les lignes, que son comportement pouvait l’avoir affecté. Mais Alfie a préféré se sauver lui-même quand l’occasion s’est présentée, et il ne pouvait pas s’handicaper d’un Harvey qui, malgré tous les discours qu’il peut tenir, est aussi éclaté que lui. Peu importe s’il se voile la face, peu importe s’il appuie sur les faiblesses d’Alfie pour conserver une contenance qu’il n’a jamais eue. Alfie soutient son regard, un rictus provocateur sur les lèvres qui se mue en un éclat de rire franc, bruyant, alors qu’Harvey achève son discours. Et si on lui demande, ce n’est pas la traduction d’une nervosité qu’il ne parvient pas à cacher ; car Alfie n’a aucune raison d’accorder du crédit à toute l’interprétation que vient de faire Harvey. Elle ne coïncide pas avec sa vision de voir les choses ce qui justifie qu’elle en soit ainsi réfutée ; et surtout, surtout, Harvey n’est pas dans sa tête, ne le sera jamais, et n’est ainsi pas en mesure de se permettre autant de certitudes quant à la manière qu’à Alfie de gérer les événements. « Oh merci, Sigmund Hartwell pour cette grande leçon de psychanalyse et cette introspection ô combien cohérente, à se demander pourquoi j’ai pas consulté plus tôt et qu’est-ce que je ferai sans toi, hein. » Connard. Et ses mots tournent en boucle dans l’esprit d’un Alfie qui est déconcerté un court instant, avant qu’il n’adresse un regard assassin à un Harvey qui est parvenu à injecter le poison du doute dans son esprit déjà malade. Je ressens les choses. Je les exprime. Je ne suis pas explosé, je ne suis pas éparpillé, je ne vais pas sombrer. Je vais bien. Je vais très bien. Je gère. Je. Gère. « Apprends déjà à gérer ta propre vie, après quoi tu auras un semblant de légitimité pour me donner des conseils sur la mienne. » Je ressens les choses ; je suis en colère. Je les exprime ; je te mets face à tes propres contradictions. Je ne suis pas explosé, je ne suis pas éparpillé, je ne vais pas sombrer ; pas autant que toi. Je vais bien. Je vais très bien ; pas comme toi. Il va bien, Alfie. Il n’a jamais été aussi bien. Un boulot épanouissant (qui n’est pas vraiment le sien), une relation stable (qu’il parvient à gâcher, comme toutes les autres), une routine bien installée à Brisbane (qui manque de le rendre dingue). Tout va bien ; il a la petite vie qu’on attend d’un homme de son âge ; il colle enfin aux standards qu’on lui a si souvent demandé de respecter ; il parvient à se fondre dans la masse comme tout être humain normal. La minorité doit s’adapter à la majorité, et il n’y a pas de place pour les gens comme lui, mais on peut leur en faire s’ils s’adaptent. Et peu importe son bien-être là-dedans, c’est une leçon qu’il a apprise au cours des années. Une leçon qu’Amelia, elle, ne lui a jamais imposée. Et son crâne tape, et son souffle s’accélère, et son regard se perd sur son avant-bras alors qu’il relève les yeux vers Harvey. Connard. Il a réactivé le souvenir d’Amelia, et de tout le reste ; et il ne peut pas se calmer comme il avait l’habitude le faire. Et il ne peut pas compter sur Rachel comme il le faisait autrefois dans ces situations. Et il ne peut pas se réfugier dans les bras de Jules comme il aime le faire. Et il est déjà parti, bousculé par le cours de ses pensées, sans même entendre les remerciements ironiques d’un Harvey, sans même poser ses prunelles sur cette silhouette qu’il voyait probablement pour la dernière fois, sans parvenir à s’ôter de l’esprit ses mots qu’il ressasse une nouvelle fois.
- sujet terminé - |
| | | | | | | | (harvey) a little bit of heaven, a little bit of hell |
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