Elle est là, devant moi, seule, contrairement à d’habitude et alors que je tiens l’opportunité parfaite de faire enfin ce que j’imagine depuis des semaines, j’hésite. Qui suis-je pour me mêler de la vie des gens ? Pour leur dire ce qu’ils doivent faire ? Pour leur donner des conseils sur la manière dont ils doivent se comporter ? Je ne suis pas une sainte, loin de là, et je n’ai pas toujours fait les bons choix. C’est pour cette raison, en général, que j’évite au maximum de m’immiscer dans la vie privée de mes proches et encore plus dans celle des personnes que je ne connais pas. Avec cette fille, c’est différent, elle a quelque chose de particulier, quelque chose qui me touche et la voir repartir presque tous les jours avec ce minable ne fait que renforcer mon désir d’aller vers elle. Cette fois, je tiens l’opportunité parfaite, elle est à quelques mètres de mois, certainement plongée dans ses pensées, ou alors elle attend quelqu’un. Il faut que je me décide vite, l’opportunité ne se représentera peut-être pas une seconde fois, et je risque de regretter de ne pas l’avoir mise en garde. Bien sûr, je sais que je m’expose à un refus pur et simple d’écouter ce que j’ai à lui dire, et j’ai également conscience que je vais me montrer sous un jour que je préfère cacher lorsque je suis à l’université, parce que je fais toujours très attention à garder ma vie professionnelle à l’écart de mon statut d’étudiante. Je vais aller à l’encontre de tous mes principes, me mettre sacrément en danger et pourtant, mon hésitation laisse progressivement place à une détermination qui me pousse à marcher vers la jolie rousse.
Je me souviens parfaitement la première fois où je l’ai aperçue sur le campus. Ou plutôt, la première fois où je les ai aperçus. Si la présence de celle qui se prénomme Charlie ne m’aurait peut-être pas frappée en temps normale, le fait qu’elle soit accompagnée de cet être horriblement néfaste m’a évidemment frappée. Elle était jolie, heureuse, souriante et lui… Je n’en sais trop rien, je n’ai jamais vraiment su définir ce qu’il était vraiment. Une chose était sûre, je détestais l’idée qu’il puisse désormais trainer sur le campus alors qu’il était pourtant un des habitués du club, de ceux qui venaient glisser des billets dans mon soutien-gorge pour que je l’enlève et un peu plus pour que je lui offre la nuit torride dont il rêvait sans pouvoir l’obtenir sans la payer. Je me souviens du dégoût que m’a inspiré ce couple qui ne pouvait pas en être un, d’avoir espéré si fort que ce ne soit qu’une illusion, d’avoir encaissé la désillusion de les voir bien trop proches pour entretenir autre chose qu’une relation amoureuse. J’ai eu l’espoir que ce soit juste une histoire d’un soir, même si le fait qu’il l’ait ramenée jusqu’au campus prouve le contraire, mais ses allers et venues se sont multipliées, me faisant perdre l’espoir que cette charmante jeune fille parvienne à lui échapper. Au début, je me suis contentée d’observer, de loin, évidemment, par peur qu’il me reconnaisse, et puis, parce que cette fille m’inspirait une compassion que je n’étais pas habituée à ressentir, je me suis mis à fouiller, à poser des questions. C’est comme ça que j’ai appris qu’elle était une étudiante brillante, vouée à une bonne carrière, aimée de tous et avenante.
La décision que je devais prendre s’est imposée d’elle-même et alors que je parcours les quelques mètres qui me séparent de la jeune fille, je réalise tout ce que cette révélation va impliquer, pour elle, certes, mais aussi pour moi. « Excuse-moi… Bonjour… Charlie, c’est ça ? » Un sourire vient ponctuer mes paroles. Je sais que j’inspire confiance, j’ai la tête de la petite étudiante modèle, ce qui est très chiant pour draguer dans les soirées étudiantes mais très pratique lorsqu’on veut cacher son côté prostitué. « Je suis désolée de te déranger, on ne se connait pas mais Et tu vas tellement regretter de me connaitre dans quelques instants. j’aimerais te parler de quelque chose d’important. » Contre toute attente, je ne suis pas vraiment mal-à-l’aise et la seule gêne que je ressens provient surtout du fait que je vais probablement gâcher sa journée et peut-être bien plus que ça en lui faisant ces révélations. « Ce n’est pas mon genre de me mêler de la vie des autres, je t’assure, et je me doute que tu n’as pas envie que je m’immisce dans la tienne. » Mais je vais le faire quand même et je ne vais pas te laisser le choix. J’espère avoir piqué assez sa curiosité pour qu’elle me laisse aller au bout de ma révélation sans s’enfuir. « Tu aurais deux minutes pour qu’on prenne un café ? » Bah ouais, parce que quoi de plus normal que de boire un café avec une fille pour lui dire « eh, je me tape ton mec ! Tu ne m’en veux pas trop j’espère ? » Nous allons passer un horrible moment, je n’ai aucun doute là-dessus.
Une nouvelle journée de travail se terminait, la fin des études approchait à grand pas et Charlie ne se permet plus de rater une seule occasion d’avoir de bonnes notes et un bon dossier. Elle hésite sur ce dont sera fait son avenir et elle ne veut risquer aucune porte fermée à cause d’un dossier par assez méritant. Ceci dit, cela ne l’empêche pas de continuer à sortir régulièrement et de passer ses journées avec John. Cela ne l’a pas non plus empêchée de partir sur un autre continent pour de l’humanitaire avec lui pendant quinze jours. Elle pense que la crise est passée et que désormais tout ne peut qu’aller pour le mieux. Sa vie commence peu à peu à rentrer dans l’ordre, elle est toujours occupée à travailler (pour ses études ou au bar), à voir ses amis et son petit copain, ou à sortir. C’est la vie parfaite dont elle rêve ; pas une seule seconde de pause, pas une seule seconde seule. A l’issue de cette journée, elle dit au revoir à Simon et aux autres étudiants de leur promotion. Tout le monde va retourner chez lui travailler, Charlie n’y fait pas exception pour une fois. Elle a cependant prévu de sortir plus tard ce soir avec ses amis puisque John travaille. Toujours le sourire fixé sur son visage, elle s’arrête le temps de mettre ses écouteurs et de lancer l’album A Night at the Opera, le seul qu’elle peut écouter en boucle sans jamais se lasser même si elle connaît désormais l’ordre des chansons par coeur. Son entreprise est perturbée par une jeune femme qu’elle ne connaît pas mais dont l’inverse n’est pas vrai. Elle est douce, au visage angélique. Le sourire, même crispé, qu’elle tend à Charlie ne fait que la conforter dans son idée. La rousse range les écouteurs dans sa poche, à la fois interloquée, curieuse et inquiète. Les rôles auraient aisément pu être inversés, d’ailleurs c’est généralement Villanelle qui vient voir les gens qu’elle ne connaît pas dans le seul but de faire connaissance. Cette fois ci néanmoins, elle doute qu’elle ne veuille seulement faire connaissance, elle a l’air bien trop mal à l’aise pour ça. « Oui oui … C’est bien moi. Tu as besoin d’aide ? Ca va ? » Si seulement elle savait que ce n’est pas Primrose qui a besoin d’aide, mais bien elle. L’attitude de Charlie change peu à peu lorsqu’elle commence à lui parler de sa vie privée. Elle craint l’espace d’un instant qu’elle ne soit de ces étudiants militant contre l’abus d’alcool et la consommation de drogue, de ceux faisant la moral au premier venu. Il est vrai que Charlie ne cherche pas vraiment à cacher ce qu’elle fait le soir venu, mais elle est loin de s’en vanter non plus. Elle sait que ce qu’elle fait est mal et elle ne cherche à tenter personne, ce sont ses problèmes et les siens seuls. « Ecoute … si c’est pour l’alcool je n’ai besoin de personne pour me faire la morale ... » Non. Ce n’est pas ça. Elle s’en rend compte rapidement, la jeune femme face à elle semble réellement inquiète. Si ce n’est pas ça alors ce ne peut rien être d’autre, il existe sans doute une autre rousse … répondant au nom de Charlie aussi … sur le campus qui, elle, a besoin d’aide. Cela ne peut être que ça. Charlie n’a aucun problème, sa vie est parfaite. « Oui d’accord prenons un café. » Elles n’ont qu’à traverser la rue pour trouver leur bonheur. Les commerçants savent bien que les étudiants sont le meilleur marché pour la consommation de caféine, ils se battent pour être au plus proche des universités. La rousse remet son sac sur ses épaules et y range les petits fils noirs tout en gardant son téléphone à la main. « Désolée je ne connais pas ton prénom ? » Elle se sent gênée à l’idée que la jeune femme ait pris le temps de connaître le sien et que l’inverse ne soit pas vrai. Les deux étudiantes avancent encore de quelques mètres pour se retrouver à la terrasse d’un café. Il ne paye pas de mine, mais elles n’ont pas besoin d’une table au Eleven Madison Park. « C’est ton heure de gloire, je t’écoute ! » Charlie tente de cacher son inquiétude en détendant l’atmosphère et en étant souriante. Elle pense que l’inconnue fait une simple erreur sur la personne, rien de mal ne peut arriver.
J’ai fait des pieds et des mains pour réussir à conserver ce secret durant mes années universitaires et voilà que je m’apprête à le révéler à une parfaite inconnue, consciente pourtant des conséquences qu’une telle vérité pourrait avoir sur la poursuite de mon cursus. Pourquoi est-ce que je lui accorde autant d’importance alors que je ne la connais même pas ? Pourquoi est-ce que je suis prête à laisser reposer mon avenir sur ses épaules sans savoir si elle est véritablement digne de confiance ? Je crois que j’essaie simplement de la sauver d’un milieu dans lequel on n’entre pas avec une possibilité d’en sortir dès qu’on le souhaite. Je crois qu’à l’époque, lorsque j’ai plongé dans cet univers où obtenir des billets était peut-être plus facile qu’ailleurs, j’aurais aimé qu’on me mette en garde contre les risques que je prenais. Désormais, les chaines qui m’entravent m’empêchent de prendre des décisions par moi-même, je suis liée aux plus grands et ce sont eux qui décident à ma place, je suis devenue une poupée, un pantin, et si j’ai décidé de l’accepter, c’est tout simplement parce qu’il est plus facile de ne pas se débattre dans un piège duquel on ne sortira pas plutôt que de s’épuiser à tenter de trouver une sortie inexistante. Je ne crois pas aux miracles, je n’ai aucune échappatoire et je ne veux pas que Charlie subisse le même sort, ou au moins qu’elle le fasse en ayant connaissance du danger qui l’attend et des risques qu’elle prend. « Non, non, je n’ai pas besoin d’aide, ça va très bien, je te remercie. » Mais toi, tu vas aller beaucoup moins bien dans quelques instants. Ses deux questions achèvent de me convaincre, parce qu’elles prouvent que c’est bien la jeune fille avec le cœur sur la main que décrivent toutes les personnes que j’ai interrogées. L’introduction du sujet est pourtant difficile, je tâtonne un peu, cherchant les bons mots, ceux qui ne seront pas blessants mais qui lui permettront tout de même d’entre la vérité brute et non dissimulée sous des tonnes de figures de style qui n’ont pas lieu d’être. Il faut que je me lance, mais je prépare le terrain, doucement, lui faisant entendre rapidement que nous allons aborder sa vie privée et que ça risque de ne pas lui faire plaisir. « Rien à voir, je t’assure, je ne suis pas là pour te reprocher quoi que ce soit. » Juste pour te mettre en garde. « On n’a qu’une vie. » Si les soirées étudiantes peuvent vraiment mal tourner lorsque certains jeunes perdent le contrôle, j’ai de mal à voir Charlie faire partie de ces personnes-là, non pas qu’elle ait l’air si sage que ça, mais suffisamment pour que je ne lui prête pas un passé ou un présent de délinquante. Compte tenu de mon propre visage, je sais à quel point ce préjugé peut s’avérer faux, mais je prends le risque.
Je suis soulagée que la jolie rousse accepte le café que je lui propose et alors que nous nous dirigeons vers l’établissement se trouvant de l’autre côté de la rue, je me présente enfin. « Primrose, je suis étudiante en dernière année de droit. » Bien sûr, j’ai envisagé de mentir, de dissimuler mon identité, parce que ça aurait été utile si elle avait voulu se retourner contre moi, mais j’ai conscience qu’en agissant de la sorte, je décrédibilise d’emblée tous les propos que je pourrais tenir par la suite et que ça ne joue donc pas du tout en ma faveur. Nous nous installons à une table en terrasse et je commence franchement à appréhender et à me demander ce que je fais ici. Il est trop tard pour reculer à présent, je vais affronter cette conversation, parce que j’en ai pris l’initiative et parce que j’ai l’impression que je lui dois la vérité avant qu’elle ne tombe de trente-six étages en l’apprenant. « Je ne sais pas trop par où commencer. » J’admets, oubliant l’idée de dissimuler mon évidente nervosité parce que je n’y arrive pas du tout, de toute façon. Je soupire avant de reprendre. « Je n’ai pas pu m’empêcher de te voir arriver ou partir avec un homme ces derniers temps et je voudrais te dire que c’est un gros connard qui va sauter des putes sur son temps libre le connais plutôt bien. » Je connais ses préférences sexuelles, tout du moins, mais ce n’est pas assez politiquement correct pour que je commence directement par-là, je tiens d’abord à m’assurer que Charlie est bien dans l’ignorance des agissements de son mec, parce que s’il s’avère qu’elle est au courant et qu’elle les cautionne parfaitement, non seulement j’aurais l’air conne mais en plus je me serais grillée bêtement pour une fille qui n’en vaut pas la peine. Malgré tout, je crois en mon instinct, elle est beaucoup trop propre sur elle pour accepter de telles choses et il suffit de voir la manière dont elle a tiqué sur sa consommation d’alcool qui ne doit pas être si élevée que ça pour savoir qu’elle est à des millénaires de tout savoir de la noirceur de ce monde. « Est-ce qu’il t’a déjà dit ce qu’il faisait dans la vie ? » S’il lui a balancé qu’il était commercial, comptable, astronaute, politicien ou un autre truc dans ce goût-là, je vais avoir du mal à m’empêcher de rire. « Ou quel genre de personnes, il fréquente ? » Des prostituées, par exemple ? Si jamais il l’a fait, je regrette carrément de ne pas avoir été une petite souris pour assister à cette conversation qui a dû être épique. « Je le connais assez pour savoir que ce n’est pas quelqu’un de très recommandable, je voulais m’assurer que tu sois au courant de tout ça. » Bien sûr, ma parole ne vaut rien, elle va vouloir des détails, des exemples et je vais évidemment les lui donner, mais d’abord, je tâte le terrain, appréhendant tout de même sa réaction. Ce n’est pas parce qu’elle m’a été décrite comme une fille adorable et sans histoire qu’elle n’a pas un caractère bien trempé prêt à s’exprimer dans ce genre de situation un peu trop déstabilisante. Quoi qu’il arrive, je ne reculerais pas, elle saura la vérité.
Le stress de la jeune femme se transmet peu à peu à Charlie. Elle ne sait toujours pas ce dont il est question mais son cœur bat déjà plus fort, plus rapidement. Sa confiance apparente s’efface lentement, Primrose de dernière année de droit a quelque chose d’important à lui annoncer. Sur le coup, Charlie pense à ses parents. Ils sont morts dans un accident ? Pourquoi un accident déjà ? Et pourquoi ses parents ? Et pourquoi une parfaite inconnue aurait elle été mise au courant avant elle ? Serait elle sa sœur cachée ? Non tout ça va trop loin. Peut être que Charlie lui a promis un verre qu’elle n’a jamais rendu, si ce n’est que ça elle lui en paiera même deux, y’a pas idée de faire des frayeurs pareilles ! Au fond, la rousse sait que ce n’est toujours pas ça. Ce doit être quelque chose d’autre. Le fait que ce n’ait rien à voir avec l’alcool la rassure quelque peu, elle n’avait vraiment pas besoin d’une autre leçon de morale.
Primrose est un magnifique prénom.
Charlie savait inconsciemment que la discussion allait dériver vers John. Quoi d’autre. Rien ne va avec lui et elle tente de se persuader du contraire depuis plus d’un mois. Ils ne partagent aucune passion si ce n’est coucher ensemble, n’ont pas d’amis en commun, ont des horaires de vie opposées, ne partagent pas la même vision de la vie et du futur, n’ont clairement pas le même âge ... et pourtant elle ne peut s’empêcher de l’aimer, lui et tous ses faux pas. Lui et tous les coups d’aiguille qu’il ne cesse de lui planter dans le cœur. Elle l’aime autant qu’elle aime ses imperfections, elle serait capable de tout lui pardonner. Malheureusement. John est le seul homme qui l’accompagne régulièrement à l’université, il ne peut y avoir aucun doute possible. Elle rencontre ses autres amis sur le campus même et pas avant, veillant bien à séparer la vie qu’elle mène de jour et celle de nuit. Ce qui l’étonne c’est que Primrose avoue le connaître plutôt bien. Plutôt bien ? Elle fronce instinctivement les sourcils. Lorsque la rousse connaissait John plutôt bien, c’est quand il était son plan cul. Mais ... il n’a plus de plan cul désormais. Ils sont en couple et il n’a pas le droit de faire ça. Tout le monde sait qu’on ne doit pas tromper son conjoint, n’est ce pas ? Alors ce doit être forcément autre chose. Ils ont pu discuter pour une raison quelconque, il n’y a rien de grave à cela. « John ? Je ... enfin oui bien sûr que je sais. Il est barman au MacTavish. » Sa voix trahit son doute grandissant, elle est bien trop aiguë et brisée. Est ce qu’il est arrivé quelque chose à John ? Son cœur ? Oh non, elle aurait du le forcer à arrêter de faire ces stupides combats illégaux ... Elle parle de ses fréquentations, ce ne peut être qu’à cause des combats. Oui, ce doit être ça. Mais Charlie a promis de garder le secret, elle l’a promis pas seulement à John mais à Alec aussi. Primrose a l’air d’une fille bien, vraiment bien, mais elle ne peut tout lui révéler. « En tant que barman j’imagine qu’il côtoie un peu toutes sortes de gens, parfois certains ne sont pas trop fréquentables ... » Tout le monde est fréquentable, elle déteste les mots qui sont sortis de sa bouche. Tout le monde est fréquentable, il faut apprendre à connaître la façon de penser et surtout l’histoire de chacun et tout devient plus clair généralement. Personne ne naît mauvais ... tout comme personne ne naît bon.
Il n’est pas fréquentable ... enfin, ce n’est une surprise pour personne. Tout le monde pense ça de lui aux premiers abords. Ils ne le connaissent pas comme elle elle le connaît, c’est tout. Il n’y a pas de mal à ça, Charlie ne leur en veut pas. Ils font confiance à leur instinct et chacun tente de protéger la douce et frêle rousse. Il n’y a pas de mal à ça. « Écoute je sais qu’il n’est pas parfait mais ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas recommandable ... Je le connais bien. Je sais que c’est un homme bon. » elle sourit à l’étudiante. Si elle est en dernière année, les deux femmes doivent sensiblement avoir le même âge. Elle est si belle. « Primrose ne t’en fais pas pour moi, vraiment. C’est gentil de vouloir m’aider mais tout va bien »
Cette conversation me met tellement mal-à-l’aise que je transmets doucement mon angoisse à Charlie qui a l’air de se sentir de moins en moins bien au fur et à mesure que les minutes passent. Je devrais sans doute tout balancer directement, parce qu’il est toujours mieux de lâcher la bombe le plus vite possible lorsqu’on ne peut pas faire autrement que de la sortir. Malgré tout, je prends quand même la peine de me renseigner sur ce qu’elle sait avant de me lancer, parce que je ne veux pas commettre d’impair et faire une révélation sur quelque chose qu’il aurait déjà parlé avec elle et qu’elle aurait accepté. Evidemment, il parait extrêmement peu probable qu’une fille normalement constituée soit d’accord avec le fait que son mec couche avec des prostituées sur son temps libre, mais sait-on jamais. Notre société actuelle est de plus en plus ouverte et libérée et compte tenu du fait qu’en fouillant un peu sur YouTube, il n’est pas rare de voir des hommes et des femmes exprimant des fantasmes que l’on pourrait qualifier de particulièrement déplacés, j’imagine que celui-ci pourrait en faire partie sans problème. Malgré tout, quand Charlie évoque le travail de barman de son soi-disant parfait petit-ami, je comprends qu’elle ne sait sans doute rien de tout ça et que ce que je vais lui apprendre va sans doute être un peu difficile à encaisser. J’acquiesce silencieusement à sa supposition sur les personnes peu fréquentables qu’il est susceptible de fréquenter, résistant à l’envie de lui balancer un si tu savais qui la ferait plus paniquer qu’autre chose. Il va falloir que je lui explique les choses en douceur et ça ne va pas être facile. Il n’y a pas de bon moyen de dire à quelqu’un : je suis une prostituée et je me tape ton mec, ou s’il y en a, j’aurais aimé le connaitre parce que je risque d’en avoir bien besoin dans les minutes à venir. « Je suis vraiment heureuse que tu sois épanouie, je t’assure. » Mais je vais quand même briser ton épanouissement, parce que je préfère que ce soit maintenant que dans de longs mois. Qui suis-je pour prendre une telle décision ? Ne devrais-je pas la laisser se faire sa propre expérience de vie ? Je l’ignore mais il est de toute façon bien trop tard pour se poser des questions. « Mais parfois on croit connaitre les gens alors qu’en réalité, ils ne montrent pas vraiment ce qu’ils sont. » Je ne sais pas vraiment qui est John, mais je suis sûre d’une chose, ce n’est pas un homme bon et il va falloir qu’elle ouvre les yeux à ce sujet. Les risques que je prends sont énormes, j’en ai parfaitement conscience, mais je ne reculerais pas et pour une fois, j’ai l’intention de faire les choses bien.
Le moment est venu, je dois parler, je ne peux pas la laisser se faire des films pendant des heures, ce ne serait pas correct de ma part, je lui mets déjà bien trop la pression comme ça. « Ce que je vais te dire ne va sans doute pas te plaire, alors je m’excuse d’avance, j’espère que tu ne m’en voudras pas trop. » Jolie entrée en matière pas du tout angoissante. La panique me noue l’estomac et j’appréhende carrément sa réaction. « Il y a quelques temps, j’ai eu de gros problèmes d’argent. » Je commence, consciente que mon histoire va être difficile à raconter et que c’est surtout soutenir le regard de Charlie qui va être compliqué pendant cette conversation. « Durant cette période, j’ai fait la connaissance d’un homme qui était patron d’un club de striptease, il m’a proposé de m’embaucher en tant que danseuse et comme c’était ma dernière chance de m’en sortir, j’ai fini par accepter. » Pour le coup, j’ai un peu déformé la réalité, passant sous silence ma carrière sur le web ainsi que le fait que c’est bien moi qui suis allée à la rencontre de cet homme et non pas l’inverse. Je ne suis pas vraiment prête à assumer tout ça devant une étudiante en apparence sans problème que je risque certainement de dégoûter bien assez comme ça. « Au départ, je ne faisais que danser, et avec le temps, mon patron m’a fait découvrir son monde, ça a commencé par des show privés pour des clients qui en avaient les moyens et c’est allé de plus en plus loin, jusqu’à accorder des faveurs sexuelles à certains clients qui donnaient de généreux pourboires aux danseuses qui acceptaient de passer la nuit avec eux. » Et évidemment, si l’utilisation de la troisième personne du pluriel me permet de faire semblant de ne pas être réellement impliquée dans tout ça, je sais que Charlie n’est pas assez stupide pour croire que je n’ai pas participé à ça. « J’imagine que je n’ai pas besoin de te donner plus de détails. » Pitié, ne m’en demande pas plus. Si j’arrive à accepter mon métier, j’ai du mal à envisager de raconter le détail de mes nuits plus ou moins sordides à une parfaite inconnue. « Tout ça pour te dire que ton petit-ami, je le connais, c’est un des habitués du club. » Je laisse l’information monter jusqu’à son cerveau avant d’en rajouter une couche. « C’est un de mes clients. » S’il admire le show des nombreuses danseuses présentes, c’est souvent sur moi qu’il jette son dévolu pour passer un moment loin des regards et les billets qu’il aligne pour me rendre un peu moins farouche suffisent sans doute à lui faire croire que je suis parfaitement consentante. Je retiens mon souffle, attendant l’explosion de colère à laquelle je m’attends venant de Charlie. J’ai sans doute brisé son couple, aujourd’hui, mais elle avait le droit de savoir.
Elle n’aurait pas dû accepter, elle n’aurait pas dû venir, elle aurait dû rentrer chez elle tête baissée et musique à fond dans les oreilles. C’est ce qu’elle fait toujours, c’est ce qui marche parfaitement. Voilà qu’elle sort de sa routine et voilà que le monde s’écroule. La seule chose qu’elle peut faire c’est regarder Primrose dans les yeux, espérant au fond d’elle qu’elle ne dira rien et que son petit conte de fée à deux balles pourra continuer son cours. C’est mal et c’est digne d’un enfant de six ans, mais Charlie préfère vivre heureuse dans l’ignorance, ce qui est paradoxal pour une future journaliste. Imaginez là face aux dégâts d’un tsunami "Ici Charlie Villanelle en direct du Japon, l’après midi est ensoleillé et un maximum de 31 degré est prévu sur Kyoto, bonne journée !" ... "Ah les milliers de morts ? Non non vous inquiétez pas, ce sont des mannequins." Mais Primrose paraît si douce, si innocente, elle ne peut décemment pas lui annoncer de si mauvaises choses avec ce visage d'ange. Tous les arguments sont bons à prendre pour penser que le pire n’est pas à venir, malheureusement tous les arguments sont erronés.
Et l’histoire commence. Généralement, quand la personne commence par introduire le sujet en présentant sa propre histoire, ça sent pas bon. Dans les films, c’est jamais bon. C’est toujours un moyen d’essayer d’adoucir la chute. Mais même si on pose un coussin, après être tombé de dix étages ça fait toujours mal (et ça c’est si on s’en sort en vie). Le coussin ne fait que la faire patienter un peu, s’impatienter beaucoup. La rousse essaye de garder bonne apparence, telle Beth Boland face à son mari ou n’importe qui tentant de la mettre à terre, mais elle n’est pas Beth. Elle n’est pas dans une série télévisée non plus. Dans la vraie vie, personne braque un supermarché et se retrouve impliqué dans un trafic de drogue avec un dealeur beau gosse ; ça existe pas. Dans la vraie vie tu braques un supermarché et tu te retrouves directement sur la case prison. Et c’est pas un double de dé qui te sortira de là. Charlie ne peut empêcher ses yeux de se remplir peu à peu de larmes. Aucune n’a encore coulé pour le moment, elle serre la mâchoire et tente de garder son regard posé sur la jeune femme. Primrose est un magnifique prénom. La rousse ne pense pas un seul moment à juger son interlocutrice, l’argent est la source de tous les maux et malheureusement chacun tente de s’en sortir à sa manière. Primrose a emprunté sa propre voie, l’avis des autres n’a aucune putain d’importance. « J’imagine que je n’ai pas besoin de te donner plus de détails. » Non, sinon la crise de larmes va arriver plus tôt que prévu et ce sera extrêmement gênant pour tout le monde. Le seul moyen pour l’étudiante d’éviter ça c’est de serrer la mâchoire comme une forcenée, en oubliant que par la même occasion ses ongles se plantent dans la paume de sa main. Si elle doit pleurer pour quelque chose, elle préfère que ce soit à cause de la douleur plutôt que pour un homme. A cet instant précis, elle ne peut détester l’autre étudiante. Que pourrait-elle bien lui reprocher ? D’avoir voulu lui épargner des années de mensonges avec un connard ? Mais oui ça alors, c’est elle la connasse dans l’histoire alors, quelle idée de vouloir le bien d’inconnus ! Les mains en sueur et la peau meurtrie, elle les frotte sans aucune délicatesse sur ses genoux avant d’attraper son verre. L’espace d’une seconde, elle repense à Clément racontant son histoire. Il devait être aussi mal à l’aise qu’elle. Alors c’est donc ce que ça fait de ne pas se sentir à sa place. C’est pas vraiment la meilleure sensation du monde.
John, un habitué du club. La chute est logique. Elle lui déchire le coeur, mais fallait s’attendre à ce que l’histoire se termine comme ça. Il ne peut plus y avoir de confusion, ils parlent malheureusement bien de la même personne. Charlie en revient à s’enfoncer les ongles dans la peau toujours en serrant la mâchoire. Pour le twist final elle y ajoute un fort pincement de lèvres et une gorge nouée, ça vaut bien ça. Finalement, une larme s’échappe le long de sa joue. Lassée, elle la laisse couler. Ca ne changera rien de toute façon. Ca ne fera pas de John un homme bon. Au fond, elle se doutait bien que tout n’était pas rose entre eux, mais pas à ce point … Pas au point de payer des prostitués. Elle ressemble trop à Primrose. Elles ont le même visage, la même innocence apparente. Charlie prend une inspiration en fermant les yeux puis expire doucement. Elle reprend son verre entre ses deux mains juste pour les tenir occupées. « Dis moi Primrose, quel âge as-tu ? » Sa jambe droite est prise d’un tremblement incontrôlable, elle décide d’ignorer le problème en espérant qu’il disparaisse de lui même. Ce serait une bonne initiative ça, corps. Poser à son tour une question est la seule chose dont elle soit capable. Sa gorge est trop nouée pour qu’elle lance un nouveau sujet de discussion pour mieux en oublier le dernier. Surtout que la réponse lui importe bien plus que Primrose ne pourrait le croire. Du revers de la manche, elle chasse la larme qui avait commencé à sécher sur son visage. « Fichues allergies, hein. » tente-t-elle dans un demi sourire. Fichue fierté, hein.
Je suis une horrible personne. Je parle encore et encore devant une Charlie qui se décompose au fur et à mesure que mon histoire prend forme et qu’elle ne imagine la chute qui ne peut pas être autrement que ce qu’elle imagine. C’est vraiment affreux parce que maintenant que la machine est lancée, je ne peux rien faire pour atténuer la réalité ou la rendre plus difficile à accepter. Je suis donc condamnée à la voir se liquéfier devant moi, voyant sa relation sur laquelle elle a certainement mis beaucoup d’espoir, s’envoler en fumée. Si j’ignorais l’attachement qu’elle pouvait avoir envers John avant de venir la voir, je me rends compte désormais que si la sincérité de cet homme laisse à désirer, Charlie, de son côté, agit vraiment avec son cœur. C’est triste pour elle, ça prouve simplement que les bonnes personnes tombent souvent sur les mauvaises. Je crois que c’est pour ça qu’elles sont de plus en plus rares, de nos jours, parce qu’elles sont noircies par tous ceux qui se mettent sur leur passage avec de mauvaises intentions. J’espère que pour la jolie rousse, il n’est pas trop tard, qu’elle ne laissera pas ce sale type prendre sa joie de vivre et son innocence parce qu’elle ne mérite pas ça. Le pire, c’est que si jamais cette relation la détruit, j’en aurais été en partie responsable, parce que je n’ai pas parlé plus tôt ou parce que j’ai parlé tout court. Impossible, pour le moment, de savoir vraiment si j’ai fait le bon choix ou si je me suis trompée. J’aimerais me rassurer en me disant qu’il est évident que j’ai agi de la bonne manière, que lui faire ouvrir les yeux était ce que j’avais à faire de plus intelligent et que je lui ai rendu service. Si seulement c’était aussi facile. La vérité, c’est que les choses sont bien plus complexes que cela. Peut-être que Charlie aurait pu changer John, peut-être qu’il ne remettra plus jamais les pieds au club parce que sa relation avec elle sera sincère, peut-être même aurait-il fini par tout lui avouer de ce passé sombre aux mœurs discutables. Maintenant, je ne saurais jamais si Charlie aurait pu être son déclic à lui parce qu’il me parait évident qu’elle ne pourra pas accepter ça. Ou peut-être que si ? Peut-être qu’elle va lui pardonner, parce que c’est une gentille fille, parce qu’elle est amoureuse et parce qu’elle n’a pas le courage de s’imaginer sans lui. Je ne sais rien de leur couple, je ne sais rien de Charlie et ce que je sais de John se résume à quelques confidences sur l’oreiller et un profond dégoût lié à la manière dont il gère sa vie. Autant dire que ce n’est pas assez pour pouvoir anticiper le futur et ce que ma révélation va entrainer pour eux.
Charlie a les larmes aux yeux, je la vois lutter pour ne pas éclater en sanglots et je me trouve encore plus horrible d’espérer qu’elle parvienne à ravaler sa tristesse au moins jusqu’à ce que je ne sois plus ne face d’elle pour la voir pleurer. Je suis une horrible personne. Je n’ai jamais su gérer ce sentiment chez autrui, je ne sais pas comment me comporter, quoi dire, si je dois consoler la personne, la secouer pour qu’elle se reprenne, l’écouter parler, compatir ou que sais-je encore. Il devrait y avoir un mode d’emploi pour ces trucs-là, je suis sûre que j’aurais pris le temps de le lire malgré mon emploi du temps surchargée. En attendant, je suis tendue, prête à devoir faire face à une situation que je ne maitrise pas et que je ne comprends pas vraiment. Malgré tout, même si je ne sais pas à quoi m’attendre, je suis extrêmement surprise de la question qu’elle me pose, pas du tout en adéquation avec le sujet. Où veut-elle en venir ? Que cherche-t-elle à prouver ? Que je suis dans la tranche d’âge des filles appréciées par son petit-ami ? J’imagine que Charlie doit être aussi jeune que moi, peut-être un peu plus jeune, peut-être un peu plus vieille, mais dix ans ne nous séparent pas, j’en suis certaine. Il faut croire que ce John est encore plus un sale type dégueulasse que ce que j’imaginais. « J’ai vingt-quatre ans, je vais avoir vingt-cinq en juillet. » Je sais que cette réponse ne lui apportera rien, parce qu’elle n’est pas liée au sujet, elle se demande peut-être comment une jeune étudiante de mon âge peut assez déraper pour devoir se taper des hommes d’âge mûr pour gagner sa vie. Je ne lui en ai pas assez dit pour qu’elle sache à quoi ressemble ma vie et j’imagine qu’il vaut mieux que je m’abstienne. Elle n’a rien à comprendre en réalité parce qu’il n’y a pas de logique dans tout ça, pas de fil conducteur, moi-même je ne sais pas comment j’ai atterri ici, tout ce que je sais c’est que je ne fais absolument rien pour en sortir. Et finalement, elle craque, Charlie, elle laisse s’exprimer toute sa tristesse face à cet aveu qu’elle ne pensait pas entendre et qu’elle espérait ne pas entendre, d’ailleurs. Je suis désolée, terriblement désolée mais mes excuses ne suffiront pas. « Tu devrais en parler à quelqu’un, de ces allergies. » Dis-je simplement, jouant le jeu alors que je ne suis pas dupe, désireuse de ne pas faire face à cette vague d’émotions que je ne saurais de toute façon pas gérer. « Certaines allergies peuvent être soignées facilement, je te souhaite que ce soit le cas pour toi. » Un jour, peut-être, elle se rendra compte qu’elle n’a pas besoin de ce type dans sa vie, au contraire, mais je me doute que ça doit être un peu trop dure à encaisser pour elle pour le moment. Je suis mal-à-l’aise, je suppose qu’elle aurait aimé avoir en face d’elle une confidente et amie attentive et non pas la connasse qui vient, sans le vouloir, de briser les rêves d’avenir qu’elle partageait avec celui qu’elle considérait comme sa parfaite moitié. J’aimerais trouver une parole réconfortante, lui dire que ça va s’arranger mais les mots ne franchissent pas mes lèvres, alors je reste-là, sur ma chaise, contemplant la table pour ne pas la voir craquer.
Il ne serait pas étonnant que le malaise autour de la table se répande dans tout le café. Primrose ne semble vouloir que le meilleur pour Charlie, mais c’est bien là le problème. En voulant l’aider elle ne fait qu’attiser les larmes. La rousse s’en veut d'être autant à fleur de peau, elle s’en veut d’avoir lâché cette larme ayant sans aucun doute mis l’autre étudiante dans l’embarras. Par dessus tout, elle s’en veut de pleurer pour un homme n’en valant apparemment pas la peine. Elle a parlé de lui à Léo, à Lia, à tellement de personnes ... Que va-t-elle leur dire désormais ? Elle ne veut pas être la sotte de l’histoire, la jeune femme n’ayant encore une fois rien compris à la vie. Cette situation est trop difficile à supporter, peut être que si elle en parle à John avant il trouvera une explication. Peut être que … c’était un pari entre amis ? (Quelle bande d’abrutis) Peut être que … il la pensait plus âgée ? (Ce n’est pas une excuse) Peut être que … ce n’était pas lui ? (Peu probable). Il devra trouver quelque chose de vite et rapidement s’il ne veut pas perdre la chaire qu'il fraîchement pêchée. La réplique du séisme se fait ressentir quelques secondes plus tard, lorsque Primrose, perdue à son tour, se contente de répondre à la question sur son âge. « C’aurait pu être moi. » Souffle-t-elle pour elle même dans un souffle. Elle redoutait sa réponse, elle redoutait d’avoir raison sur son jeune âge. Malheureusement, c’était bien le cas. Elle a vingt quatre ans, un seul de plus que Charlie. La rousse aurait pu être la prostituée, Primrose la petite amie … Non, l’étudiante en droit n’aurait pas été aussi naïve, elle ne sont pas toutes comme Villanelle. Elle, elle aurait de suite remarqué que quelques chose n’allait pas avec cet homme. Sans doute aurait elle pu continuer à faire de lui son plan cul, mais jamais rien de plus. C’est là où Charlie a fauté : lorsqu’il a commencé à se confier à elle, elle a écouté. Lorsqu’elle avait commencé à écouter, il était devenu impossible pour ce petit bout de femme de tout arrêter. Pourtant, elle se souvient avoir essayé de l’arrêter, elle se souvient avoir déjà pleuré à l’époque, tant de fatigue que de colère. Mais cela ne l’avait pas arrêté, cela n’avait pas suffit. Et cette nuit là fût la première d’une longue liste qu’ils ont passé dans son petit cocon de Bayside. Charlie pose ses coudes sur la table et sèche ses larmes avec la paume de ses mains. Il est hors de question qu’elle se montre faible pour lui à nouveau. Ni pour lui, ni à cause de lui, ni pour quoi que ce soit ayant un rapport avec lui. Dire qu’ils sont partis en voyage ensemble. Dire qu’elle lui a présenté Léo. Dire qu’elle commençait à rêver d’un futur avec lui. Dire que Primrose a son âge, putain. De toutes les révélations de cette fin d’après midi, l’âge de l’étudiante est sans doute ce qui la bouleverse la plus. Elles se ressemblent tant et ont pris des chemins si différents. Loin de Charlie l’idée de la juger sur son travail, ni même d’aborder le sujet à nouveau, mais peut être qu’elle l’admire. Cette petite femme est bien plus forte qu’elle ne le sera sans doute jamais. “Tomber m’est permis, me relever m’est ordonné” c’est bien beau, mais Villanelle ne fait que se relever pour mieux tomber et s’écorcher un peu plus les genoux. Le cercle vicieux ne s’arrête plus. Et puis de toute façon, c’est ce genre de phrases que tout le monde met sur instagram en dessous de la photo de son macaron, parce que ça fait bien.
Petit à petit, les mots de son interlocutrice tendent à lui rendre le sourire. Primrose doit penser qu’elle est détestée, la réalité en est toute autre. « Peut être qu’il vaut mieux ne pas étendre ce problème. » Elle n’a pas envie d’être moqué mais encore moins d’être prise en pitié. Ce qu’elle redoute sont les messes basses à son propos, dont les quelques mots pouvant en ressortir seraient “la pauvre”. Non, pas la pauvre. Elle ne vit pas pour cette homme ni aucun autre. Elle vit pour elle même et son propre avenir, au diable les embûches sur le trajet, surtout les vieux troncs décrépis. « Comment est ce que tu réagirais face à ce genre d’allergies toi ? » Filer la métaphore est réellement la meilleure chose à faire pour le moment, Villanelle n’est pas prête à poser des mots sur ce problème. Pas pour le moment du moins. Elle cherche juste du réconfort là où elle peut en trouver.
La détresse de Charlie me va droit au cœur, cette fille a tout pour plaire, elle est charmante, jolie, gentille, simple, intelligente… Elle renvoie l’image de celle que tout le monde rêverait d’être, moi comprise. Je ne comprends pas pourquoi c’est toujours aux personnes biens que les mauvaises choses arrivent mais j’imagine que c’est justement parce que Charlie est aussi adorable qu’il a été plus facile pour John d’en faire cette proie. Je déteste cet homme. Je déteste d’ailleurs tous les hommes qui viennent me regarder me dénuder sur scène parce que je sais que la plupart d’entre eux ont une femme, une vie de famille, un bonheur parfait qui ne les satisfait pas et qu’ils seraient prêts à foutre en l’air pour une paire de fesses et une nuit de folie pure. Je ne comprends pas pourquoi les gens n’arrivent pas à se contenter de leur quotidien, pourquoi ils ne sont pas capables de trouver une source de bonheur dans ce qu’ils possèdent et les voir tout gâcher en brisant des cœurs sur leur passage me rend malade. Pourtant, je ne devrais sûrement pas porter un jugement sur eux alors qu’à mon échelle, je suis exactement pareil. Si j’ai commencé à vendre mon corps, c’était pour pouvoir m’offrir toutes ces choses inaccessibles qui n’auraient jamais dû être à moi. Je suis tombée dans cet engrenage parce que je n’étais pas satisfaite de ce que j’avais et de ce que la vie m’avait offert. Pire que tout, au lieu de me battre pour acquérir tout ça à la sueur de mon front, j’ai choisi cette voie parce que je pensais que c’était la facilité, que ce salaire serait obtenu contre quelques faveurs, tout simplement. Je n’imaginais pas tout ce que ça impliquait, toute la souffrance que ce monde renfermait et toutes les horreurs que je verrais. Pourtant, six ans plus tard, je suis encore là, à me pavaner devant ces trop nombreuses paires d’yeux qui me fixent pendant de longues minutes alors que je répète encore et encore ces mouvements que je connais par cœur. Je n’ai jamais réussi à m’en défaire et au fil du temps, je me suis persuadée que ce que je faisais était bien, qu’il n’y avait pas de problème, que c’était un métier comme un autre. Il n’en est rien, je l’ai su, à une époque, mais maintenant il est trop tard pour faire marche arrière et je vis dans le déni parce que ce n’est que comme ça que je parviens à accepter celle que je suis devenue. Alors non, je ne suis pas d’accord avec la jeune fille, ça n’aurait pas pu être elle, parce qu’elle est innocente et naïve et que jamais elle ne se serait embarquée de son plein gré dans tout ça. Evidemment, je ne lui fais pas part de mes observations, ce n’est pas mon rôle, je ne peux pas prendre cette place-là.
Sa tristesse finit par s’exprimer complètement et je suis évidemment sensible à cette émotion qu’elle a si bien retenu tout au long de mon discours. Je sais que je dois l’aider, c’est un minimum, mais j’ignore comment faire parce que je ne sais pas gérer ce genre de situation. Je crois que je voudrais simplement lui dire qu’il faut qu’elle se secoue, que ce n’est qu’un mec, que l’amour c’est de la merde et qu’elle doit se relever et être plus forte que lui. Mais ce ne sont que des mots faciles à prononcer pour quelqu’un qui n’a jamais connu le sentiment amoureux et qui s’en tient à bonne distance. Ce n’est pas si simple en réalité, elle souffre et même si elle le voulait, elle ne pourrait pas décider d’arrêter de souffrir. En lui parlant, j’ignorais complètement que j’allais me trouver face à une fille déjà très amoureuse, j’aurais sans doute dû être plus courageuse et l’aborder avant, peut-être que j’aurais arrêté le massacre avant qu’il ne soit trop tard. Trouver les mots pour la consoler va être difficile mais alors qu’elle semble penser qu’elle doit garder tout ça pour elle, mon opinion est clairement différente. « Au contraire, extérioriser, c’est vraiment important, tu en as besoin pour avancer. » Mais avancer vers où ? Elle a l’air tellement perdue dans cette nouvelle réalité qu’elle ne s’attendait pas à vivre. J’ai peur qu’elle finisse par décider de vivre dans le déni, de faire comme si cette conversation n’avait existé, comme si je n’étais pas réelle. « Tu n’as pas à avoir honte de quoi que ce soit, tes amis et ta famille sont là pour t’aider, s’il y en a un qui doit avoir honte dans cette histoire, c’est lui. » Et moi, sans aucun doute, après tout, c’est moi la trainée qui me suis tapée son mec. Certes, c’était dans un cadre purement professionnel mais je ne crois pas que ça me dédouane de quoi que ce soit, en réalité. J’ignore si elle a réellement de la famille, des amis, ça oui, c’est une certitude, j’ai cru comprendre qu’elle était vraiment appréciée sur le campus. Malgré tout, je suis bien obligée de lui dire quelque chose alors je fais des suppositions pour tenter de la convaincre de se laisser aller à exprimer sa tristesse auprès des personnes qui ne voudront que sont bien. Je pensais sincèrement qu’elle préférerait se confier à un proche plutôt qu’à moi, la fille qui vient de briser son rêve et peut-être aussi son couple, aussi je suis surprise quand elle me demande mon avis, prenant pour prétexte ses allergies. J’hésite un instant avant de lui répondre, consciente que mon point de vue est sans doute un peu trop radical mais réaliste malgré tout. « Je pense que je me débarrasserais de la cause de mes allergies pour éviter d’avoir à les subir plus longtemps. » Parce que c’est la seule chose à faire, le dégager et ne plus jamais le revoir, mais en aura-t-elle vraiment la force ? Rien n’est moins sûr. « Mais je n’ai jamais été victime de ce genre d’allergies, alors c’est difficile pour moi de me mettre à ta place. » Je préfère préciser, désireuse d’atténuer un peu le tranchant de mes propos précédents. Elle est perdue et c’est normal mais je suis certaine qu’une fois ses idées éclaircies, elle saura quoi faire.
Primrose n’est peut être pas aussi douce que Charlie le pensait, mais cela n’est pas pour lui déplaire. Elle connaît beaucoup de douces personnes ne voulant que son bien, chacun la prenant avec plus de pincettes que les autres de peur de ne la briser. Sans doute a-t-elle aussi besoin de personnes la traitant comme une femme et non plus comme une gamine de six ans qui a perdu son doudou. Les deux jeunes femmes ne se reparleront sans doute jamais (l’australienne espère tant que ce scénario sera celui qui se confondra avec la réalité, tout comme l’inverse aussi), mais l’étudiante en droit aura eu un impact non négligeable dans sa vie. Bien sûr, elle lui aura appris que son petit copain n’est qu’un hypocrite avide de chair fraîche, mais au délà de ça elle tente de lui apprendre à être forte. Elle tente de lui apprendre qu’il y a une vie sans hommes, une vie sans femmes aussi. Beaucoup peuvent vivre sans attaches, sans relations … mais pas Charlie. Elle deviendra plus mature, plus alerte à l’horreur profonde de la nature humaine, mais jamais totalement indépendante. Le contact humain est et sera toujours vital pour elle, même s’il s’agit des pire raclures que la terre ait jamais abrité, ils restent des hommes faits de chair et de sang. A partir d’aujourd’hui, elle ne sera plus aussi ouverte aux relations impliquant l’amour. John pourra lui dire tout ce qu’il veut, sortir les meilleurs excuses du monde, l’amour qu’elle lui porte s’effrite de minutes en minutes.
« On fait tous des erreurs. » Parle-t-elle de son erreur de se mettre en couple avec John ? Ou de l’erreur de John d’aller fricoter avec des gamines devant vendre leur corps pour survivre ? Elle même ne le sait pas vraiment. Au fond, les deux hypothèses sont véridiques, et les deux hypothèses reflètent la réalité. Ni le premier point ni le second n’auraient dû arriver. C’est la seule chose qu’elle se contente de répondre au sujet d’extérioriser ses sentiments et sur qui rejeter la faute. Elle n’est pas du genre à parler de ses problèmes, régler ceux des autres étant un passe temps bien plus satisfaisant. Pour la faute, il est facile de la rejeter sur les autres, moins de se remettre en question. Peut être qu’elle aurait pû être une meilleur copine, peut être qu’elle aurait pu être davantage présente pour lui. Peut être qu’il a appris pour sa nuit avec Léo … Non, impossible. Ivywreath n’aurait jamais vendu la mèche, John ne peut pas être au courant. Cette histoire la rongeait de l’intérieur, mais, égoïstement, si John a aussi été voir ailleurs alors elle se sent un peu mieux. Elle ne devrait pas, c’est mal. Elle est toute aussi fautive qu’il ne l’est au final. Elle n’aurait pas dû, il n’aurait pas dû. Peut être que la nature a décidé de les remettre à égalité.
« Je pense que je me débarrasserais de la cause de mes allergies pour éviter d’avoir à les subir plus longtemps. » Le coeur de la Brisbane girl ne fait qu’un tour. Quitter John ? A ce point ? Il n’y a pas de mal qui ne puisse être soigné … (à vrai dire, il y en a des tas) Ils pourront dépasser cette étape, parce qu’elle l’aime. Ce n’est même pas qu’elle veut dépasser ce problème, mais surtout qu’elle le doit. Elle ne peut pas s’arrêter sur un échec, elle a de trop beaux projets pour qu’ils soient foutus en l’air. Elle n’a pas écrit “rompre avec l’homme que j’aime” dans la liste des cinquante choses à faire avant de mourir. En plus de tout ça … aurait-elle seulement la force de le faire ? Pourrait-elle faire du mal à cet homme, se faire du mal à elle même ? Tout ça dans le but d’avoir un possible meilleur futur. Rien n’est certain, tout devient instable. Sa vie est bancale, imparfaite, elle n’aime pas ça. « Certains maux font parfois mal avant de nous faire du bien. Les vaccins sont bien des virus qu’on s’injecte volontairement dans le but qu’ils n’arrivent de manière inopinée et plus grave. » John serait ainsi le vaccin de l’histoire. Un problème qui en éviterait un plus gros. Sans doute, ce n’est pas si loin de la réalité qu’il n’y paraît. Mais bon sang … Elle côtoie tellement d’hommes bons, d’hommes bons de son âge même. Pourquoi n’a-t-elle pas choisi l’un de ceux là. Belle, douce, gentille, cultivée … elle devrait pouvoir trouver un homme qui la mérite vraiment. Pourtant, elle s’entête à choisir les pires, à replonger elle même la tête la première dans le gouffre de l’espoir. « Peut être … qu’il a ses propres raisons. » Charlie n’a pas su être à la hauteur dans leur relation.
« Tu penses peut être que je te déteste maintenant, mais en réalité je te suis redevable. Si jamais tu as besoin de moi, un jour je serai là pour te rendre la pareille. »
On fait tous des erreurs, c’est une certitude, mais certaines sont plus acceptables que d’autres et plus réparables aussi. Je me doute que ça doit être difficile pour Charlie d’assimiler tout ça et je ne veux pas la brusquer plus que je l’ai déjà fait. J’ai conscience que je viens de bouleverser ce qui faisait son équilibre au quotidien et je ne peux pas me permettre de lui rentrer dedans comme si sa souffrance n’avait aucune importance. Je ne sais pas ce qu’elle considère comme étant une erreur, en l’occurrence, le fait qu’elle ait accordé sa confiance à John ou le fait qu’il fréquente les clubs de striptease et s’offre les services de filles telles que moi ? J’espère que c’est la deuxième option qui prime dans son esprit mais Charlie a l’air beaucoup trop gentille pour qu’elle soit capable de blâmer qui que ce soit quand elle peut se blâmer elle-même à la place. C’est irritant, cette fille est irritante, je m’attendais à ce qu’elle se mette en colère, qu’elle hurle, qu’elle veuille tout casser, qu’elle me traite de tous les noms. J’admets que je suis heureuse de si bien m’en sortir, je préfère largement qu’elle accepte la vérité sans s’en prendre à moi, parce qu’après tout, je ne faisais que mon travail même si je lui ai fait du mal mais je pensais sincèrement que John perdait son estime et qu’elle remettrait en question son attachement envers cet homme qui ne mérite aucun sentiment à son égard mis-à-part le dégoût. J’aimerais le lui dire, le lui faire comprendre, mais qui suis-je pour me permettre de lui donner mon opinion ? Elle a sûrement des proches qui seront très capables de la remettre sur le droit chemin, je ne suis pas quelqu’un à qui il faut se fier, je n’arrive même pas à faire les bons choix pour moi alors je ne vois pas comment je pourrais le faire pour les autres.
Je ne voulais vraiment pas donner mon avis, mais lorsqu’elle me le demande, évidemment, c’est différent et bien que j’ai conscience d’avoir été un peu radicale, sa réaction me surprend et m’attriste à la fois. Alors ça va être comme ça ? Elle va faire en sorte de lui trouver des excuses pour éviter d’avoir à regarder la vérité en face ? Elle est prête à rester avec cet homme parce qu’elle préfère être accompagnée qu’être seule ? Parce que c’est une expérience comme une autre ? Je ne vois pas en quoi il est vaccin, on ne peut pas se vacciner contre le chagrin d’amour, ce n’est pas en souffrant un petit peu tous les jours que ça fera moins mal lorsqu’on devra souffrir d’un seul coup bien davantage. Je n’aime pas son raisonnement, je ne l’aime pas du tout, même, et puisqu’elle m’a demandé de m’en mêler, je n’ai pas l’intention de me gêner pour le lui dire. « On ne peut pas s’immuniser contre la douleur Charlie, ça ne marche pas comme ça. » Et puis même si ça fonctionnait, pourquoi s’infliger une chose pareille pour s’assurer de ne plus rien ressentir par la suite ? Quel est l’intérêt ? Les émotions et les sentiments sont ce qui font de nous des êtres humains, vouloir s’en défaire, c’est perdre son humanité. « Et John, ce n’est pas le vaccin, c’est le virus, c’est lui qui aurait besoin d’un traitement. » J’affirme, perdant d’un seul coup toute volonté de me montrer douce et protectrice tant mon envie de la bousculer est grande. Plus elle lui cherchera d’excuses et plus je serais dure parce qu’il faut bien quelqu’un pour contrebalancer et lui faire voir la vérité en face. « Malheureusement, aucun médicament n’a encore été inventé contre la connerie humaine et quelles que soient ses raisons, je peux t’assurer qu’elles ne sont pas bonnes. » J’ai conscience que c’est ma profession que je dénigre, mais peu importe, faire appel aux services d’une prostituée ne devrait pas être permis à un homme et encore moins si celui-ci a une copine, une femme, ou encore une vie de famille.
Elle va me détester, vraiment et elle aura sûrement raison parce que non seulement je lui apprends une horrible vérité, mais je ne la laisse pas se rassurer avec ses excuses à deux balles et son éternel optimisme. Peut-être que je ne devrais pas, peut-être que je devrais me taire, la laisser se faire des films, la laisser faire passer John pour un saint qui a fait quelques minutes erreurs. Je déteste l’idée qu’une fille aussi gentille se fasse manipuler, elle a l’air si adorable, si innocente, si facile à manipuler. Je me fais sans doute mes idées mais toutes les réactions qu’elle a pu avoir me laissent penser que je ne me trompe pas et qu’elle est bien trop candide pour être avec un homme tel que John. Elle me surprend encore une fois lorsqu’elle m’avoue qu’elle ne m’en veut pas et qu’elle m’est même redevable. Je secoue la tête, absolument pas d’accord avec ce qu’elle est en train de dire. Je trouve ça adorable qu’elle arrive à ne pas me considérer comme une ennemie, parce que je n’en suis pas une, j’ignorais tout du lien qui l’unissait à John et ce n’est pas à moi de refuser des clients, de toute façon, mon patron n’apprécierait certainement pas si je commençais à recaler les hommes mariés alors que ces derniers composent la grande majorité de notre clientèle. Toutefois, elle aurait quand même pu me haïr pour ce que je représente. « Tu ne me dois rien du tout, et à la limite si tu te sens redevable, essaie au moins de faire en sorte que je ne t’ai pas dit tout ça pour rien. » Et si en plus elle pouvait éviter de tout balancer sur le campus, je lui en serais infiniment reconnaissante mais pour le coup, je pense que je n’ai pas besoin de le dire pour qu’elle le sache. J’ai peut-être tort de lui faire confiance mais je suis persuadée que j’ai raison et qu’elle ne me trahira pas. On verra bien si l’avenir me donne raison ou tort.
L’apparente douceur et gentillesse de Primrose n’était réellement qu’apparence finalement. En tout cas, elle l’est peut être, mais pour une durée limitée. Sa patience a des limites, elle ne peut pas supporter les pleurnicheries de l’autre étudiante plus longtemps et se doit de la secouer un peu pour lui faire entrevoir une once de réalité. Mais elle ne sait pas qu’elle a à faire à l’éternelle optimiste, à l’éternelle bonne patte de l’histoire qui se fait toujours avoir. Ce n’est pas parce qu’elles ont le même âge et étudient dans la même université qu’elles sont les mêmes, loin de là. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité à vrai dire. Primrose est celle que Charlie ne sera jamais, Charlie est celle que Primrose a été. « On ne peut pas s’immuniser contre la douleur Charlie, ça ne marche pas comme ça. » Mais on peut toujours éviter de souffrir pour ne pas avoir à s’immuniser contre quoi que ce soit. Si on ne trouve pas le problème alors tout va bien dans le meilleur des mondes. Charlie préfère réellement se voiler la face plutôt que d’avoir à souffrir et embêter ses proches avec ses problèmes. Elle ne veut faire perdre son temps à personne, surtout pas à ceux qu’elle aime. Les erreurs qu’elle commet sont les siennes et personne ne devrait avoir à être ennuyé pour ça. La rousse s’en veut d’ailleurs que Primrose se soit fait tant de soucis pour elle, qu’elle lui donne tant de son temps alors qu’elle ne la connaît même pas. A sa place est ce que Villanelle en aurait aussi averti la personne que son petit copain la trompait ? Peut être, peut être pas, ce n’est pas vraiment le genre de situation qu’on peut prédire, tant de paramètres peuvent entrer en compte … « … et quelles que soient ses raisons, je peux t’assurer qu’elles ne sont pas bonnes. » Le ton monte sans que Primrose ne s’en rende sûrement compte, l’hypersensibilité de Charlie refait surface. Elle se sent à nouveau mal à cause de tout le mal qu’elle pense de John, de son John. Elle dit tout ça sans le connaître, elle a juste couché avec lui. Charlie aussi a couché avec plusieurs personnes et pourtant peu d’entre eux seraient capable de donner ne serait-ce son nom de famille, encore moins son âge. « Tu peux pas savoir ça, et moi non plus. » Si on reste logique, l’étudiante de droit est celle plus à même de connaître les hommes comme John, les hommes n’hésitant pas à payer pour avoir des relations sexuelles car incapable d’en trouver par eux mêmes. Villanelle omet volontairement ce genre de détail, préférant largement s’en tenir au fait qu’elle ne connaît pas John autant que Charlie, qu’elle n’a pas passé autant de soirées avec lui qu’elle, qu’il ne lui a pas confié tous ses secrets … Primrose s’en tient juste à une règle générale consistant à penser que tous les hommes côtoyant des prostitués sont de gros connards. C’est vrai pour la majorité, mais pour le John de Charlie, ça doit être différent, pour la simple raison que Charlie a besoin de le penser. Elle a besoin de penser que tout ceci n’est qu’un immense malentendu qui s’arrangera de lui même. « Je dois lui parler, ça sera la seule manière de connaître toute l’histoire. » Ce n’est pas du tout la parole de Primrose que Charlie remet en doute, mais les conditions dans lesquelles tout ceci s’est passé. Après tout, elle aussi a commis l’erreur de coucher une dernière fois avec Léo, le lendemain de l’officialisation de sa relation avec John. Peut être qu’il en a fait de même … Dans ce cas là elle ne pourrait rien lui reprocher, pas s’ils commettent tous les deux la même erreur.
La discussion avec son interlocutrice n’avance de toute façon pas. Primrose prend John pour le virus, Charlie pour un vaccin expérimental. Elles n’ont pas du tout eu la même relation avec lui, la même histoire non plus. Il est normal que leurs avis divergent mais chacune semble vouloir camper sur sa position sans en démordre. Aucune ne lâchera de terrain, cela n’en vaut pas la peine. La rousse a réussi à garder la grande majorité de ses larmes dans le café, il est grand temps qu’elle relâche la pression et face ressortir tout ce qu’elle garde enfoui. « Tu ne me dois rien du tout, et à la limite si tu te sens redevable, essaie au moins de faire en sorte que je ne t’ai pas dit tout ça pour rien. » Le regard vide de la rousse se pose sur sa sauveuse. Elle ne sait plus quoi dire, plus quoi lui répondre non plus. Le problème, c’est qu’elle sait au fond d’elle que son interlocutrice a raison et qu’en persistant dans cette relation elle ne fait qu’attiser les problèmes. Que voulez vous, quitte à s’aventurer dans la merde autant le faire pleinement. Charlie est le genre de fille qui vit sa vie à 200%, les problèmes font parti intégrante de l’équation. « Je ne te promets rien, je ne peux vraiment rien te promettre Primrose, je suis désolée. » Désolée de ne pas être aussi forte que tu ne l’es. Désolée de ne pas être comme toi. « Je dois y aller … Je … pour réfléchir. Et voir John. Besoin d’explications. » Ce dont elle a surtout besoin c’est qu’il lui sorte une parfaite petit excuse qu’elle avalera avec le sourire aux lèvres. Ses yeux s'embuent à nouveau, elle boit son verre d’une traite. Sa gorge est soudainement sèche et la paume de ses mains commence à la brûler. Le coup de pression est passé, il est temps pour son corps de demander des comptes face aux petites blessures qu’elle s’est infligée elle même. « Prends soin de toi Primrose. » Ne fais pas les mêmes erreurs que Charlie, n’accorde pas ta confiance aux mauvaises personnes, et s’il te plaît tente de ne pas trop t’éloigner du droit chemin car tu es réellement une bonne personne. Charlie tâtonne pour reprendre son sac et se lever de sa chaise sans la faire grincer sur le sol. Ses jambes sont encore fragiles mais elle arrive à se mettre droit assez rapidement. Elle lance un dernier demi sourire à Primrose, ne pouvant rien lui offrir de mieux pour le moment, et repart d’un pas tout sauf décidé en direction de Bayside. A cette heure ci, John doit déjà être à la maison. Désormais elle va devoir l’affronter.
J’aurais dû être moins cash, plus tolérante, plus ouverte, moins catégorique aussi mais c’est plus fort que moi, ce mec me sort par les yeux et je ne supporte pas la manière dont Charlie cherche à lui trouver constamment des excuses. Elle a l’air d’être vraiment une fille super, qui essaierait à sa place de lui donner des circonstances atténuantes alors que rien ne peut justifier, à mon sens, qu’on fasse appel aux services d’une prostituée alors qu’on est en couple. C’est assez ironique de ma part de penser une chose pareille alors que c’est mon métier, c’est ce qui me permet de vivre et de payer mes goûts de luxe, je devrais sûrement me réjouir de voir que des hommes ont assez peu de principes et de valeurs pour me donnez des centaines de dollars pour me regarder bouger mes fesses et plus si affinité. Je crois que je suis très mal placée pour donner des leçons à qui que ce soit, en réalité, mais c’est plus fort que moi, je ne peux pas laisser être aussi gentille et compréhensive face à quelqu’un qui ne le mérite pas. Malheureusement, elle ne semble pas le comprendre et parce que je me montre sûrement trop dure avec elle, elle prend le parti inverse et défend corps et âme celui qu’elle semble considérer encore comme quelqu’un de bien malgré ses actes. Je soupire, incapable de savoir comment faire pour la convaincre et réalisant très certainement que je ne le peux pas, de toute façon. Tout ça pour rien, quel gâchis. « Tu as raison, je ne peux pas savoir, mais c’est assez facile à imaginer. » Franchement Charlie, comment tu peux croire qu’il ait de bonnes raisons de faire appel à une prostituée ? C’est peut-être pour s’entrainer à être meilleure avec ses amantes futures ? Dans ce cas, il y a du boulot, on pourrait s’attendre à ce qu’un homme de quarante ans soit meilleur que ça, mais c’est peut-être parce que je ne m’intéresse pas vraiment à lui que j’ai une aussi piètre opinion de ce dont il est capable. En tout cas, je ne comprends pas qu’elle veuille lui parler et lui permettre de s’expliquer, à sa place, j’aurais tout simplement dégagé toutes ses affaires de chez moi et je me serais arrangée pour ne plus jamais le revoir. On dit qu’il faut arracher le sparadrap d’un seul coup et je suis convaincue que cette solution est la meilleure dans le cas présent. « J’espère que tu ne le laisseras pas te raconter n’importe quoi. » J’ignore quelles sont les limites de sa naïveté mais elle a l’air d’être capable de croire en n’importe qui et en n’importe quoi du moment que ça lui permet de se voiler la face. C’est dommage, vraiment, j’espère que al vie ne se chargera pas de lui prouver à quel point il peut être dangereux de surestimer les gens et d’accorder sa confiance trop facilement. Malheureusement, je sais qu’il y a de fortes chances pour que ça arrive un jour.
Je vais trop loin, je le sais, mais c’est plus fort que moi et je n’arrive pas à arrêter. Les larmes de Charlie ont séché mais elle est décomposée, mal-à-l’aise et totalement perdue face à ma trop grande assurance et mon opinion trop tranchée. Je suis désolée pour elle, désolée qu’elle soit aussi déboussolée, désolée de ne pas être l’épaule sur laquelle elle peut pleurer, désolée de ne pas trouver les mots qui permettraient de la rassurer et de le faire du bien. J’aimerais, sincèrement, je voudrais être cette personne qui lui redonnerait le sourire et qui lui ferait du bien. Malheureusement, je n’ai jamais été très douée pour gérer les émotions, déjà les miennes, mais encore moins celles des autres. Alors je la pousse dans ses retranchements, à tel point qu’elle finit par décider de partir, incapable de contenir plus longtemps le malaise que j’ai instauré chez elle. Je la regarde mettre les voiles, prétendant avoir besoin d’explications sans être capable de prononcer le moindre mot. J’admets que je suis curieuse de savoir quelle bonne explication il va bien pouvoir lui sortir pour justifier d’avoir payé une prostituée pour s’envoyer en l’air alors qu’il avait une copine disponible pour pouvoir le faire. Ou alors, peut-être que Charlie est ce genre de fille qui a décidé de ne pas avoir d’expérience sexuelle avant son mariage et qu’il comble le vide laissé par cette interdiction en allant voir d’autres filles ? Je me demande si ce n’est pas encore pire, ça prouve simplement qu’il n’est pas capable de respecter la décision de sa compagne et de se passer de sexe pendant une période plus ou moins longue. Non, vraiment, je ne vois pas du tout quelle explication satisfaisante elle pense pouvoir obtenir, mais je sais aussi que je n’ai pas le choix que de la laisser faire ce dont elle a envie. J’ai déjà dit tout ce que j’avais à dire, je ne peux pas faire plus et si après tout ça elle juge encore qu’il a le droit d’être écouté, alors je ne peux pas aller contre. « Je comprends, tu n’as pas à être désolée, c’est moi qui le suis. » J’ai gâché son bonheur, peut-être pour une courte durée si elle arrive à pardonner à John mais je ne suis pas sûre qu’elle y parvienne. Et même si elle passe au-dessus de cette révélation, il y a fort à parier qu’elle reste dans un coin de sa tête malgré tout. Pauvre Charlie, elle ne mérite pas ça. Elle se lève, s’apprête à partir et je ne suis pas sûre de la revoir un jour. Sincèrement, j’espère que tout évoluera positivement. « Tu m’as demandé mon avis et je te l’ai donné, je suis navrée que ça n’aille pas dans ton sens. » J’aurais tellement aimé que ça se passe autrement. « Prends soin de toi aussi, Charlie. » Et je la regarde s’éloigner, espérant de tout cœur que si nos chemins doivent se recroiser, ce sera en de meilleures circonstances.