JULIANA & ALFIE ⊹⊹⊹ And if you're looking for change, I'll be what you're looking for. Even if it's not who I am. I can change, I can change for you. I can bend, I can break, I can shift, I can shake, Place the trail through the drive of rain, Girl I can change for you.
Le résultat est sans appel ; ça n’en rend la défaite que plus amère pour un Alfie peu habitué à l’échec. Il s’est battu pourtant, et certains diraient qu’il n’a pas démérité ; de son point de vue il n’a surtout pas été à la hauteur. Pas assez rapide, pas assez stratège, pas assez fort, il ne pouvait espérer rivaliser dans ce combat qui se profilait inégal dès le départ, d’autant plus face à l’adversaire incroyable qui vient de prendre le dessus sur lui. Littéralement, puisqu’Anabel a posé un pied sur son torse pour démontrer de toute sa supériorité et attester du territoire conquis. Il lève les mains en preuve de bonne foi, se relevant à moitié afin d’être assis, ce qui permet à la petite fille de faire le tour de sa silhouette avec une corde de fortune, officialisant son statut de prisonnier suite à cette attaque de pirate on ne peut plus réussie. « Capturé ! À l’eau ! » Qu’elle s’amuse même en lui tournant autour, l’épée en plastique brandie en l’air, tandis qu’il plisse les yeux et exagère un soupir vaincu, pour accentuer son rôle de victime désemparée. « Pas si vite moussaillon ! Il faut encore réussir à m’emmener jusqu’à la planche. » L’enfant lui offre un regard déterminé face à son sourire moqueur, élevant son arme factice pour venir le pousser au niveau des épaules. Vaincu, Alfie finit par se relever péniblement, conservant les deux extrémités de la corde à l’intérieur de ses paumes entremêlées dans son dos afin de ne pas se libérer par inadvertance, tandis qu’il avance en traînant les pieds, ce qui lui vaut quelques rappels à l’ordre à coups de fausse épée. Il finit par arriver jusqu’à la salle de bains où la baignoire remplie d’eau froide l’attend. À cette vision, bien-sûr qu’il panique, implore, négocie pour sa vie, et c’est après quelques minutes de jugements silencieux et inébranlables qu’Anabel prend enfin le temps de considérer sa demande. « Hmmm, je te laisse partir si on mange de la pizza ce soir et pas ce truc bizarre que tu fais toujours ! » Alfie plisse les yeux, s’abaisse légèrement pour faire face à la demoiselle. « C’est du quinoa. » Qu’il proteste lentement et avec une fausse fermeté que la gamine ne prend évidemment pas le moins du monde au sérieux compte tenu de son regard intransigeant. Elle le pousse avec une force qui, bien-sûr, manque de le faire trébucher dans l’eau – et autant dire qu’il a vu toute sa vie défiler devant ses yeux en vue du regard évidemment paniqué qu’il lance à sa filleule. « D’accord, t’as gagné, t’as gagné ! LIBEREEEE-MOIII. » Qu’il supplie une dernière fois devant le regard satisfait d’Anabel qui baisse son arme et le libère en enlevant la corde autour de lui. Il reprend son calme et savoure sa liberté face à une petite fille qui ne manque pas de toupet lorsqu’elle ajoute, dans un élan de confiance : « Je gagne toujours avec toi ! » Qui interpelle un Alfie peu décidé à la laisser s’en sortir de la sorte. « Ah bon ? T’es sûre ? » Il rétorque avec un air sceptique, qu’elle contre avec un hochement de tête affirmatif et énergétique, juste avant qu’Alfie fasse un pas vers elle pour l’attraper, la bloquer contre lui et basculer en arrière dans l’eau. L’enfant n’est pas aussi mouillée que lui, mais la manière dont elle se débat et son rire qui résonne dans la pièce lui confirment que ça valait bien la peine d’inonder celle-ci.
Anabel bien emmitouflée dans une serviette – il ne manquerait plus qu’elle tombe malade, ce qui ne fera que confirmer à Stephen que c’est une bien mauvaise idée de la confier à son parrain de temps à autre – Alfie les vêtements encore mouillés à sa suite, ils regagnent le salon où la prochaine activité pour occuper Anabel autrement que devant un écran en ce temps pluvieux lui permet de troquer la piraterie pour la noblesse ; car c’est bien un fort qu’ils s’apprêtent à construire. Anabel y passera la nuit, le salon étant à son entière disposition puisqu’Alfie a pris soin d’envoyer Joseph sur un autre canapé pour le week-end. La construction demande plusieurs draps et couvertures, le canapé ainsi que les chaises et la table à manger sont réquisitionnés, et après une bonne heure de travail d’équipe (consistant surtout en un Alfie qui se plie à la tâche sous les ordres d’une Anabel pour qui « ce n’est pas très droit », « plus haut », « hm non j’aimais bien comme c’était avant ») le château en couvertures tient debout ; et avec l’ajout de quelques coussins et d’une guirlande lumineuse, il en devient même accueillant. Tant mieux, car c’est bien là qu’ils devront manger maintenant que la quasi-totalité des meubles ont été utilisée pour cela, et que l’appartement est presque dévasté pour permettre à sa filleule de dormir dans une cabane qui n’a pas l’air d’être à deux doigts de s’effondrer. Pas sûr que Jules approuve l’état des lieux, d’ailleurs, et c’est une question qu’il se pose enfin lorsque la jeune femme rentre du travail, très rapidement accueillie par une Anabel se précipitant vers elle en hurlant son prénom. À sa suite, Alfie lui vole un baiser, tandis qu’il ne prend pas la peine d’expliquer ce qu’il s’est passé ici, la yourte en couvertures trônant au milieu de la pièce étant une justification en elle-même. « Je vais commander les pizzas pendant qu’Anabel te fait le tour du propriétaire, qu’est-ce que tu prends ? » Une fois les commandes de Jules et celle d’Anabel prises, Alfie se retire dans la chambre pour passer le coup de téléphone autant que pour profiter de se changer et revêtir des vêtements secs. Au bout de quelques instants, il les rejoint, alors qu’Anabel raconte leur fil de leur journée, et arrive juste à temps pour éviter la catastrophe lorsque la petite s’aventure sur une pente dangereuse. « Oh et puis tu sais pas ce qu’on a fait ! On a voulu voir si on pouvait faire de la fumée san-. » « On a joué aux pirates touuuuuut l’après-midi. » Qu’Alfie l’interrompt rapidement avec un regard soutenu. « Ah oui, c’est vrai et c’était trop génial ! » Alfie acquiesce avec énergie, parce qu’il ne manquerait plus que Stephen découvre que l’expérience menée par Anabel et son parrain n’a pas été un grand succès et que l’expression en question fait sens. « Bien-sûr que c’était génial, vu que mademoiselle a gagné, n’est-ce pas ? Mais bon, j’ai pas la défaite trop mauvaise, parce que je dois dire que j’ai jamais vu pareille pirate de toute ma vie, Anabel en aurait été une excellente dans une autre vie, et moi une très bonne victime, enfin bon, elle va te raconter tout ça si c’est pas déjà fait, mais dis-moi, pourquoi ce choix de pizza ? » Noyer le poisson ? Tenter de le faire, du moins, même si dans les faits il n’aurait pas à le faire parce qu’Anabel se porte très bien, merci pour elle.
Les pizzas englouties, un énième visionnement de vice-versa et une âpre négociation plus tard, il est l’heure pour Anabel de rejoindre les bras de Morphée, et les deux locataires du lieu lui laissent le salon, non sans que là où Alfie s’assure qu’Anabel vienne le réveiller en cas de fringale nocturne pour qu’ils fouillent les placards ensemble, Jules s’assure qu’aucun couteau ne soit accessible à la petite fille. Quelques derniers mots échangés, et le couple se retire dans sa chambre, Alfie laissant la porte très légèrement entrouverte au cas où Anabel aurait besoin de quelque chose durant la nuit (bien qu’il sache pertinemment qu’il sera probablement réveillé une bonne partie de la nuit et qu’elle n’aura pas à faire grand-chose que de murmurer pour attirer son attention). « Il faut que je te prévienne par contre, Joseph étant pas là jusqu’à lundi, j’ai aucune intention de démonter la cabane sans l’avoir testée avant, donc tu devras faire avec pendant encore deux jours. » Il l’informe en haussant les épaules tandis qu’il ôte son pull au bénéfice d’un t-shirt, et qu’il finit par lui adresser un sourire amusé. Car il est évident qu’Alfie ne peut laisser cette œuvre trôner au milieu du salon sans y passer au moins une nuit, parce que bon sang, c’est le rêve de tout enfant que d’avoir une cabane du genre. « Je t’offrirai des fleurs pour me faire pardonner tout ce bordel. » Qu’il ajoute avec un sourire entendu, preuve que la suggestion n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. « J’ai passé une excellente journée, mais comme à chaque fois avec Anabel, je suis exténué. » Il avoue en se jetant sur le lit. « Et la tienne, tout s’est bien passé ? » Il questionne, relevant finalement la tête pour adresser un regard à Jules.
La sucette poisseuse du charmant bambin, installé sur les genoux de sa mère dans le coin lecture prévu pour les enfants, frôle pour la troisième fois en l’espace d’une minute la magnifique couverture de Léo le loup et je dois presque m’accrocher à l’étagère derrière moi pour me retenir d’intervenir. J’aime travailler en semaine parce que c’est toujours le moment de la semaine où le rayon jeunesse n’est pas le plus peuplé puisque les enfants sont à l’école ce qui me permet de me consacrer pleinement à chacun d’entre eux. En voyant toutes ces petites têtes blondes feuilleter les ouvrages à leur disposition, je me dis que la lecture a encore un bel avenir devant elle, finalement. Pour les inciter à revenir dès que possible, je mets le masque de la parfaite bibliothécaire gentille, tolérante et prête à tout pour satisfaire les clients, virevoltant à droite et à gauche pour donner des conseils aux parents parfois un peu dépassés ou aux adolescents recherchant des romans d’amour complètement niais sans pour autant vouloir l’avouer aux copains. J’en profite pour sauver deux ou trois ouvrages aux passages, tombés entre les mains de personnes peu scrupuleuses qui risqueraient d’écourter leur durée de vie. C’est le cas de ce pauvre petit loup qui ne va pas tarder à se retrouver affublé d’une grosse trace de sucre indélébile si je n’interviens pas pour suggérer poliment à cette maman de remettre la sucette dans l’emballage au moins jusqu’à la fin de la lecture. Je l’aurais sûrement fait, en temps normal, mais il a l’air si passionné le petit bout par la jolie histoire racontée par maman que je n’ai pas le cœur d’interrompre ce beau moment en jouant les vieilles aigries. On est vendredi, c’est le dernier jour de la semaine, je me dois d’être un peu moins psychorigide que les autres jours, je me le suis promis, alors je me contente de regarder de loin le massacre imminent, prête à porter secours au pauvre livre lorsque son pronostic vital sera bientôt engagé. Chaque page qui se tourne est un pas de plus vers la fin et donc la délivrance mais également l’occasion pour le bambin d’oublier la sucrerie qu’il tient en main pour s’extasier devant de nouvelles images. Difficile de faire fi des montagnes russes émotionnelles provoquées par un pareil spectacle et je suis presque heureuse qu’on me force finalement à détourner les yeux en m’appelant pour un autre conseil un peu trop loin pour que je puisse garder un œil sur cette horrible tragédie.
La journée s’est finalement déroulée à une vitesse folle mais c’est seulement alors que je tourne la clé dans la serrure de la porte principale que je me rends compte à quel point je suis exténuée. Les cris d’enfants résonnent encore dans ma tête et, loin de me rebuter, me donnent vraiment l’impression d’avoir réussi cette journée. Heureusement que je ne déteste pas l’élan d’enthousiasme enfantin car je suis sur le point d’être confrontée à ce qui s’apparente certainement au pire des spécimens que je connaisse puisque la tornade Anabel a élu domicile à la maison pour la journée et la nuit. Evidemment, rien ne pourrait me faire plus plaisir et c’est pour cette raison que je presse un peu plus le pas que d’habitude, impatiente à l’idée de la retrouver et d’entendre le récit un peu confus qu’elle me fera de sa journée. Mon empressement n’a absolument rien à voir avec la légère appréhension que j’ai ressenti ces dernières heures à l’idée d’arriver devant notre appartement en voyant une inondation s’écouler sous la porte d’entrée, ou de la fumée sortir par les fenêtres, pas du tout, voyons. J’ai toujours adoré voir Alfie jouer avec Anabel parce qu’il est toujours difficile de dire qui s’amuse le plus entre les deux. Malheureusement, je sais aussi que même si avoir conservé son âme d’enfant peut être très utile lorsqu’on est confronté à une gamine de six ans légèrement hyperactive et particulièrement autoritaire, ça peut être aussi dangereux quand il s’agit de poser des limites et de savoir s’arrêter. Toutefois, bien que tentée de donner des conseils tels que « essaie de la garder en vie jusqu’à mon retour », « tu devrais enregistrer les numéros d’appel d’urgence qui sont aimantés sur le frigo » ou encore « je ne crois pas qu’il soit nécessaire de lui apprendre à manier un couteau de cuisine ultra performant », je me suis gardée de faire le moindre commentaire, choisissant de croire qu’il pouvait pour une fois avoir le sens des responsabilités. Il y arrive bien quand il s’agit de son travail, mais j’ai bien conscience que face à une bouille d’ange et des yeux de biche, la tâche soit plus compliquée.
Lorsque je franchis la porte de l’appartement, aucune odeur de brûlée ne vient chatouiller mes narines et c’est bien un large sourire qui illumine mon visage alors qu’un « JUUUUUUUUULES » tonitruant sort de la bouche de la mini tornade qui n’a absolument pas l’air fatigué même après une journée passée avec le tout aussi hyperactif Alfie. Pas de doute, ces deux-là se sont bien trouvés. J’ai à peine le temps de lâcher toutes mes affaires au sol et de me pencher pour réceptionner son câlin s’apparentant davantage à une prise de catch qu'elle s’éloigne de moi une demi-seconde plus tard, me laissant me redresser pour être accueillie de manière un peu moins démonstrative par un Alfie qui ne semble pas avoir de catastrophe imminente à m’annoncer. De l’entrée, j’aperçois vaguement une pyramide de meubled recouverte de draps qui ne m’alarme pas plus que ça puisque mon imagination avait eu la gentillesse de me préparer au pire. « Végétarienne, avec plein de poivrons, s’il te plait. » Alfie sort de la pièce, alors que la petite fille m’entraine par la main vers « le plus beau château du monde, tu vas voir, Jules » et m’explique en détail avec de grands gestes et un enthousiasme sans limite le déroulé de la construction. Je ne manque pas de ponctuer son récit de petits « wow » et autres « impressionnants » alors que je bois ses paroles, totalement bouche-bée devant les talents d’architecte évident dont ils ont fait preuve cet après-midi. Mes sourcils se froncent pour la première fois de la soirée lorsqu’une histoire de fumée est évoquée, me renvoyant immédiatement aux doutes que mon cerveau a pu élaborer tout au long de la journée. Je me garde cependant de faire le moindre commentaire. « C’est vraiment toi qui as gagné ? Tu es trop forte ! » Je me contente de dire à la petite fille qui, bien sûr, acquiesce, hochant la tête à toute vitesse avant de me raconter l’embuscade et la capture d’Alfie, ajoutant des détails qui rendent parfois un peu compliquée la compréhension de l’histoire mais qui m’évitent d’avoir à justifier réellement mon choix culinaire de ce soir. Heureusement pour tout le monde, le diner arrive avant qu’Anabel ne soit tentée de me rejouer la scène pour me montrer à quel point elle a été brillante et c’est après un repas particulièrement sain et un film dont je pourrais presque réciter les répliques par cœur qu’il est temps pour la petite fille d’aller se coucher dans le fameux château élaboré par son parrain. Je ne manque pas de m’assurer que tout est en ordre avant de regagner notre chambre non sans avoir vérifié au moins dix fois que certains placards étaient bien fermés. Un bisou de bonne nuit plus tard, Anabel consent à nous laisser nous éclipser.
Que la cabane ne soit pas démontée à la première heure demain matin n’a rien de surprenant, mais je crois que c’est la première fois que je suis vraiment contente de savoir que Joseph va finir par revenir pour reprendre possession du canapé car je n’ai pas à trouver d’excuse pour qu’un rangement ait lieu. Si je suis capable de faire preuve de beaucoup de tolérance, j’avoue qu’une yourte en plein milieu du salon ne fait pas partie des projets que j’envisageais pour le réaménagement de notre petit espace de vie. « Si tu me fais une petite place, je crois que je peux l’accepter. » Parce que quitte à ce qu’il expérimente la vie de nomade pendant tout un weekend, j’aimerais bien le tester, moi aussi, le château d’Anabel. Je m’assoie en tailleur sur le lit, trop fatiguée pour être assez multitâche pour tenir une conversation et faire quoi que ce soit de constructif dans le même temps. « Franchement, je m’attendais à pire. » Honnêteté, encore et toujours, enfin dans un cas comme celui-ci, il est assez facile d’en faire preuve, les risques pris ne sont pas trop importants. « Mais je veux bien les fleurs quand même. » Pour toutes les autres conneries pour lesquelles il n’a pas jugé nécessaire de se racheter et parce que le simple fait que je ne sois pas fâchée prouve que je mérite d’en recevoir. C’est seulement lorsqu’il m’avoue avoir passé une merveilleuse journée en compagnie d’Anabel que cette idée un peu trop envahissante qui me trotte dans la tête depuis des semaines à présent revient à la charge, me soufflant que cette soirée presque familiale pourrait devenir notre quotidien si j’arrivais enfin à aborder le sujet. Comme à mon habitude, je commence d’abord par la repousser, parce que lutter contre mon envie de mettre le sujet sur la table est chaque jour un peu plus compliqué mais que, faute de trouver les bons mots pour me lancer, je préfère encore me taire. Malgré tout, je dois bien reconnaitre que si je cherchais un moment idéal pour me lance, celui-ci est tout de même extrêmement bien choisi. Voir Alfie avec Anabel me montre à quel point il serait un père formidable, il est tellement à l’aise dans son rôle de parrain et elle est tellement attachée à lui notre petite tornade, je ne vois pas comment il pourrait être réfractaire à cette idée. Le regard d’Alfie se plonge dans le mien, me permettant de réaliser qu’il s’est adressé à moi. « Hein ? Euh… Oui, oui, très bien. » Je bafouille, vaguement mal-à-l’aise d’un seul coup, allant même jusqu’à baisser les yeux vers le chouchou accroché à mon poignet que mes doigts triturent avec une nervosité mal dissimulée. Allez Jules, dis-le. J’ai beau avoir tourné dans ma tête tous les moyens possibles et imaginables d’amorcer cette conversation, je peine une fois de plus à trouver les bons mots. « J’adore vous voir ensemble, tous les deux. » Mon intonation traduit le peu d’assurance dont je fais preuve mais maintenant que je suis lancée, je ne peux plus reculer. « Tu as déjà eu envie de… » L’enchainement est difficile et même si je tente de faire bonne figure, je me liquéfie littéralement intérieurement. « … D’avoir ta propre famille ? » Formulation ô combien maladroite, mais c’est malheureusement tout ce dont je suis capable. Je relève les yeux vers Alfie, cherchant dans son regard cette approbation que j’espère tant sans pour autant pouvoir mettre de côté l’angoisse d’une possible désillusion qui me noue l’estomac et ça ne fait que commencer.
Difficile de déterminer qui de l’enfant ou de son parrain apprécie le plus cet après-midi en compagnie de l’autre ; difficile aussi de déterminer si la construction du château de fortune qu’ils viennent de terminer vise plus à plaire à la jeune fille qu’à Alfie. Celui-ci, en adulte responsable, a pensé à tous les détails importants. S’il ne s’est pas préoccupé de vérifier que la guirlande lumineuse qui fera office de veilleuse n’ait aucun fil à découvert, ou qu’il n’y a pas de risque qu’une chaise glisse sur l’enfant durant son sommeil, il a pris soin de s’assurer que la cabane peut accueillir la longueur d’un adulte d’un mètre huitante, que l’angle de la télévision lui permet de regarder celle-ci en étant couché et qu’il y a un espace suffisant pour y stocker quelques paquets de snacks au quinoa et autres bonbons, ainsi que quelques bouteilles d’eau aromatisées. Alfie ne se formalise pas de cette pointe d’égoïsme qu’est la sienne en vue de l’engouement dont Anabel fait preuve pour s’approprier les lieux, elle qui est déjà enfouie au milieu des coussins et en hurlant qu’« elle ne partira jamais d’ici », même si Alfie, malgré tout l’amour qu’il porte à la petite, espère évidemment l’inverse. Pas seulement pour profiter de leur construction seul, comme l’enfant qu’il est plus qu’Anabel l’est elle-même, mais principalement parce que si les instants passés en compagnie de sa filleule sont toujours précieux, c’est surtout parce qu’ils tendent à être rares. Ne l’avoir qu’occasionnellement avec lui permet à Alfie de ne voir que les bons côtés de l’enfant, ainsi toutes les crises que peuvent lui rapporter Stephen ou sa tante lui semblent complètement irréelles et – c’est ce qu’il apprécie tout particulièrement – hors de sa portée. Si Anabel s’est déjà faite l’initiatrice d’un ou deux caprices à l’occasion, aucun d’entre eux ne l’a amené à être désemparé face à la situation, contrairement au ressenti que lui partageait parfois sa tante lorsqu’elle avait la pleine garde de l’enfant. S’ajoute à cela une fatigue qu’il n’avait pas vu venir – et qu’il met évidemment uniquement sur le compte de l’énergie sans fin d’Anabel et pas de toutes les heures de sommeil qu’il est incapable de rattraper depuis plusieurs semaines – ainsi qu’un besoin d’être en mesure de faire ce qui lui plaît quand il le veut sans avoir de compte à rendre à quiconque, et Alfie se satisfait volontiers du rôle de parrain qui, à ses yeux, regroupe tous les avantages d’avoir un enfant sans les nombreux désavantages qu’il voit à pareille situation. Encore une fois, c’est bien ce raisonnement qui lui permet d’autant profiter de la journée, et de faire fi de son régime alimentaire qu’il veut pourtant sain ainsi que du couvre-feu imposé d’ordinaire à Anabel ; ce n’est qu’une fois, ils peuvent bien se permettre de transgresser les règles et, jusqu’à preuve du contraire, il est le seul décisionnaire quand il est seul avec Anabel – Jules a son mot à dire, mais aussi bas cela soit-il, il n’hésite pas à utiliser la carte « parrain » pour que son avis prime sur le reste ; sans quoi il pourrait difficilement compter sur la petite fille pour être son assistante dans les nombreuses expériences scientifiques qu’ils ont fait ensemble au cours des années. Celles-là même qui sont a priori « peu adaptées aux enfants », m’enfin, Alfie a testé la plupart d’entre elles sans chaperon quand il était plus jeune et il n’a subi aucune séquelle si ce n’est une curiosité exacerbée pour comprendre comment les choses fonctionnent et qu’il tient à partager avec Anabel dès que l’occasion se présente. Pour autant, et parce qu’il ne veut pas que la jeune fille devienne un sujet de dispute alors même qu’elle est synonyme de joie, il s’affaire à faire d’elle un cobaye – non, rectification essentielle pour s’assurer d’autres visites d’Anabel et non d’un ordre d’éloignement ; une associée – lorsqu’ils ne sont que tous les deux, non sans l’avoir briefée à de nombreuses reprises sur ce qu’elle est en droit de dire ou non lorsqu’il s’agit de raconter sa journée avec lui – et c’est là qu’on remercie notre ami Watson pour avoir démontré que le conditionnement ne s’arrête pas aux seuls chiens.
C’est d’ailleurs le moment pour Anabel de démontrer que toutes ses séances de face à face à coups de « on a été voir une exposition sur Tintin/on est allé au parc/on a été au cinéma/insérer tout autre mensonge qui permet la survie de Stephen » et autres « si on te demande si l’alarme incendie a sonné ou si on a porté des lunettes de protection la réponse est… ? » afin de confirmer que tous les apprentissages qui lui seront essentiels dans la vie (à savoir, mentir avec certitude pour éviter de faire de la peine à quelqu’un), ont porté leurs fruits puisque Jules arrive enfin de sa journée de travail. Et parce qu’au-delà de jouer avec le feu (littéralement) Alfie aime surtout vivre dangereusement, c’est la raison pour laquelle il s’absente quelques instants, laissant sa compagne et sa filleule ensemble au risque de déclencher une Troisième Guerre mondiale si la petite ne parvient pas à tenir sa langue. Et bien évidemment, parce que la vérité sort de la bouche des enfants, il se demande à quel moment il a pensé que l’apprentissage du mensonge était une bonne chose – notons qu’il ne questionne pas celui-ci pour des raisons de valeurs ou d’éthique, et qu’on peut sérieusement attribuer le titre de pire parrain du siècle à Alfie – puisqu’il suffit d’environ une minute pour qu’Anabel manque de créer un incident diplomatique. Rien à faire, la nature est mal faite et les enfants ne devraient pas avoir la capacité de parler avant celle de raisonner ; et dans un élan de fureur particulièrement exagéré, Alfie pousse légèrement l’épaule d’Anabel du plat de la main après avoir croisé le regard sceptique de Jules, ne manquant pas aussi de coller sa main sur sa bouche, ce qui encore une fois ne manque pas d’amuser la gamine qui aime tourner son parrain en bourrique. Mais parce qu’elle rit à gorge déployée plus qu’elle ne pousse de cris d’agonie, parce qu’elle court encore partout plus qu’elle ne rampe au sol et qu’elle en revient toujours vers Alfie plus qu’elle ne le fuit, on peut considérer que cette journée a été une réussite et que Jules n’a rien à dire puisque de toute évidence, l’intégrité physique autant que psychique de l’enfant ont été préservées ; mieux, elle pourra faire la maligne dans la cour de la récréation quand il s’agira de nommer plusieurs composants de la fumée – pas que ce soit très utile à des gamins de cinq ans, mais Alfie se dit que c’est toujours mieux que de connaître les dernières paroles de la chanson pop du moment ; il a le sens des priorités, voyez. Tout comme la priorité la plus essentielle cette nuit vise à informer plus que nécessaire Anabel de ne pas manquer de le réveiller si elle a une soudaine envie d’un fondant au chocolat au milieu de la nuit, dans quel cas il se fera un plaisir de partager cette fringale nocturne avec elle – parce qu’évidemment que c’est ce qu’il faut faire dans ce type de situation plutôt que de renvoyer l’enfant au lit.
Désormais seul avec Jules, Alfie ne rêve plus que d’une chose qu’il ne pensait plus possible : un repos amplement mérité. Dans leur lit pour ce soir, puis dans la construction de fortune qui trône dans le salon pour la nuit prochaine, parce qu’il est absolument hors de question de remettre les lieux en ordre sans y avoir profité à son tour – et puis, après tout, il y a participé à l’élaboration de la cabane à hauteur de 90% (la version officielle étant plus proche des 50 pour faire plaisir à Anabel), il a un droit de regard sur ce que va devenir celle-ci à l’issue de la soirée. Haussant un sourcil à la demande de Jules, laissant échapper un « hmmm, ça doit pouvoir se négocier » traduisant de l’intense réflexion qu’elle lui demande, il finit par se rapprocher pour passer ses mains autour de sa taille et la rapprocher de lui. « Qu’est-ce que tu crois, j’ai pensé à tout. » Qu’il admet finalement, lui volant un baiser sur le bout du nez avant de mettre un terme à cette étreinte pour se jeter sur le lit – signe que son énergie est, pour une fois, parvenue à être totalement épuisée. Vautré tel une étoile de mer, Alfie n’a même plus la force de se glisser sous le duvet alors qu’il s’agirait d’une nécessité pour ne pas tomber malade puisque ses cheveux sont encore un peu mouillés, et c’est au prix d’un effort qui lui semble surhumain qu’il parvient à sortir la tête des coussins pour la tourner légèrement en direction de Jules, les sourcils froncés et la moue boudeuse. « Non, Jules, je n’ai toujours pas pour ambition d’embrasser ma vocation de magicien en utilisant Anabel comme cobaye pour le numéro de la personne coupée en deux. » Vexé ? Un chouïa. Si Alfie ne se rend pas toujours compte que son approche des bons moments prend le plus souvent la forme de mauvaises idées qui flirtent parfois avec une mise en danger, ce n’est pas pour autant qu’il embarquerait Anabel dans quoi que ce soit qui pourrait sérieusement la blesser, parce qu’à défaut de savoir établir des limites pour lui-même, celles qui entourent les autres sont très claires. « J’aviserai. » Qu’il rétorque concernant les fleurs, le ton pas aussi désagréable qu’il ne le laisse présager, finissant par changer de sujet sans aucune autre raison que celle de seulement questionner la jeune femme sur le déroulement de sa journée. Ses sourcils se froncent à nouveau alors qu’il se redresse légèrement, prenant appui sur ses paumes et enfonçant son regard dans celui de Jules maintenant qu’il est à sa hauteur. « T’es sûre ? » Il demande, tandis que les prochains mots qui s’échappent d’entre les lèvres de Jules le laisse tout aussi sceptique, se demandant s’il y a un sens à chercher ou si elle veut simplement changer de sujet. Il acquiesce silencieusement, ne sachant guère répondre à cette remarque. Et il reste d’autant plus interdit lorsque Jules finit par parvenir à formuler une phrase complète, et peut-être qu’il aurait préféré qu’elle s’arrête en cours de route. Un instant, il est tenté de lui dire qu’il a déjà sa propre famille, mais ce serait insultant pour la jeune femme que de jouer à plus stupide qu’il ne l’est, car il sait très bien de quelle famille elle parle. Il se demande si c’est une question piège ; surtout, il se questionne pourquoi. Pourquoi cette question ? Pourquoi maintenant ? Alfie ne comprend pas, et c’est par un soupir qu’il traduit de son agacement à ne savoir quel comportement adopter dans cette situation. « Pas vraiment, non. À vrai dire, l’idée lui a déjà traversé l’esprit sans qu’il ne se pose réellement la question, c’est la raison pour laquelle il rectifie très vite ses propos. Je veux dire, je me suis jamais vraiment posé la question. Inutile de mentir et de se lancer dans un débat qu’il devrait avoir en interne avant de le partager, être honnête fait l’affaire – il présume. Donc… je sais pas. Mais Alfie prend toutefois conscience que ce n’est probablement pas ce qu’elle attendait, et qu’il lui faut être plus précis. Je parlerai pas d’envie, mais je dirais pas non plus que j’en ai une aversion. » Il conclut en haussant les épaules, avant de se laisser tomber en arrière, pertinemment conscient que le sommeil risque d’attendre, d’autant plus qu’au lieu de laisser couler, il reprend la parole, pour quelques mots dont il mesure la portée, et probablement aussi les conséquences, et alors que tout son être lui implore de ne pas les prononcer, c’est comme s’il avait une envie soudaine de frotter l’allumette. « Pourquoi tu me demandes ça ? » Oh, il le sait très bien, Alfie, et si une part de lui craint cette confrontation, une autre s’en réjouirait presque.
L’enfant et sa sucette ne sont plus qu’un lointain souvenir, j’ai retrouvé mes deux pirates pour la soirée et déguster un repas sans la moindre trace de quinoa est une petite victoire que je dois entièrement à la ténacité de la petite fille qui reste avec nous cette nuit, pour le plus grand bonheur de son parrain bien que celui-ci ait l’air totalement épuisé. Et pour cause, rien que d’entendre le récit d’Anabel de cette merveilleuse journée, je comprends parfaitement que toute son énergie ait été sapée par ce petit ange. Evidemment, ça m’amuse, parce qu’il est vraiment difficile de trouver quelqu’un d’aussi énergique qu’Alfie et aussi sportive que je puisse être – même en n’étant pas sûre que ce soit le terme approprié pour décrire quelqu’un qui essaie vaguement d’aller nager à peu près régulièrement –, j’ai parfois du mal à le suivre. J’imagine que cette journée folle aura au moins l’avantage de lui faire passer une bonne nuit puisque je n’ignore évidemment pas que les dernières ont été plutôt compliquées, me réveiller sans qu’il soit à mes côtés est devenu mon quotidien et même si Alfie a toujours été matinal, je le suis aussi, ce qui est une chance lorsqu’on est avec quelqu’un qui ne tient pas en place et n’a pas besoin de onze heures de sommeil pour être en pleine forme durant la journée. Alors forcément, ce changement m’inquiète un peu, déjà parce que c’est pire qu’avant notre fabuleuse soirée d’anniversaire, mais aussi et surtout parce que je n’avais pas mis longtemps à prendre ladite soirée comme excuse pour ses absences répétées et que je dois bien reconnaitre que ce n’était pas le cas, puisque ses allées et venues ont repris de plus belle. Bien sûr, ça ne remet pas en question notre couple, il est toujours le même, drôle, attentionné, patient, il s’intéresse à ce que je fais de mes journées, ses gestes sont toujours les mêmes, son regard aussi, mais il est plus souvent absent, est très occupé et semble toujours avoir un million de choses à faire entre cinq et sept heures chaque matin. Alors j’admets que, pour une fois, que nous soyons réveillés par une Anabel surexcitée qui viendrait sauter sur le lit pour nous tirer du sommeil est exactement ce que je souhaiterais, même si ce même tableau est certainement un cauchemar pour de nombreux parents peu désireux de faire une croix sur leur grasse-matinée du dimanche matin.
De toute façon, nous n’aurons pas besoin de cette grasse-matinée car, à en juger l’état d’Alfie, il ne va pas falloir dix minutes avant que ce dernier rejoigne les bras de Morphée et étant donné qu’il me sera difficile de lire dans le noir, je pense que je vais tout simplement l’imiter, préférant de très loin le laisser profiter de ce rare sommeil plutôt que de devenir un énième élément perturbateur de ce dernier. D’autant plus que je ne peux qu’imaginer que la prochaine nuit dans une cabane au confort légèrement approximatif ne sera pas si reposante que ça, autant profiter de celle-ci. « Je n’en ai jamais douté. » J’affirme avec sincérité, avant que ses bras, venus brièvement entourer ma taille, ne me relâchent pour qu’il s’écroule sur le lit, totalement lessivé. Un sourire se dessine sur mon visage alors que je contemple mon hyperactif petit-ami totalement vaincu par une gamine de presque six ans, résistant à peine à l’envie de le charrier, parce que, même si je trouve ça attendrissant, savoir qu’Alfie a enfin trouvé un adversaire à sa taille – et quel adversaire – me fait évidemment mourir de rire. Je ne donnais d’ailleurs pas cher de l’état de notre appartement compte tenu du duo formé pour la journée, ce que je ne manque pas de préciser à mon petit-ami qui ne manque pas de faire la moue, boudant presque aussi bien qu’Anabel alors qu’il me précise qu’il n’avait pas prévu de porter atteinte à son intégrité physique. « Oh mais ce n’est pas pour Anabel que j’ai peur, je sais bien que tu fais attention à elle, mais je m’attendais à avoir un appel m’annonçant que nous allions devoir dormir à l’hôtel cette nuit. » Et je l’imagine très bien me dire que « il y a eu un petit imprévu, mais rien de bien grave Jules, je t’assure, d’ailleurs nous pourrons retourner y vivre dans deux ou trois semaines ». Mais bon, j’ai été sans doute un peu dure avec lui puisque nous avons encore un toit au-dessus de notre tête, notre logement a peut-être vécu un bouleversement qui demandera un ménage important dès le départ de notre petite tornade mais pas de travaux de remise en état ce qui est une petite victoire.
J’aurais sans doute dû m’en tenir aux félicitations de rigueur pour son sens des responsabilités allant bien au-delà de celui que je lui prêtais, mais c’était sans compter la fourberie de mon subconscient qui attendait la moindre occasion pour me rappeler que j’ai un sujet important à aborder avec Alfie et que repousser encore et toujours l’échéance alors que le moment est si bien choisi serait une grave erreur. Evidemment, j’aurais pu ne pas l’écouter et repousser encore, parce que c’est plus facile d’ignorer mes envies plutôt que de les exprimer et me heurter à un refus, mais – et j’en suis moi-même surprise – je parviens enfin à rassembler le courage nécessaire pour évoquer tout haut ce à quoi je pense tout bas quasiment depuis notre emménagement. Evidemment, la réaction d’Alfie est à peu près conforme à ce que j’imaginais et alors que mon regard croise les siens, je n’y décèle que de l’incompréhension et une pointe d’agacement et lorsqu’il prend enfin la parole pour me dire qu’il n’y pense pas vraiment, non un « oh », prononcé sur un ton dans lequel pointe une certaine déception, vient ponctuer ses propos qu’il tente pourtant d’étoffer par la suite. Je réalise évidemment qu’il est à des millénaires de penser la même chose que moi, que l’idée ne lui a même jamais traversé l’esprit et que si c’est quelque chose qu’il peut envisager dans sa vie, ce n’est absolument pas dans les prochaines semaines ou dans les prochains mois que ce sera le cas. « D’accord. » J’acquiesce simplement, alors qu’il finit de m’expliquer qu’il est dans un entre-deux dont il ne semble pas avoir l’intention de sortir prochainement. Bien sûr, je ne suis pas du tout d’accord avec ça, mais je ravale ma déception qui n’a pas vraiment lieu d’être et que je n’ai pas vraiment le droit d’exprimer, dépliant mes jambes pour m’apprêter à me lever du lit et me changer. Ma flemme s’est subitement envolée et je ressens le besoin d’agir pour éviter de trop réfléchir à cette conversation qui n’en est pas vraiment une puisque je n’ai pas l’intention d’insister, je me souviens parfaitement du discours tenu par Caleb quelques jours auparavant et je tiens à prendre les conseils de mon ami en compte pour ne pas faire n’importe quoi. Et c’est parce que je pensais que le sujet était clos que la question d’Alfie me déstabilise, me poussant à répondre par un mensonge qui ne parviendra évidemment pas à le convaincre. « Sans raison particulière, je voulais juste savoir. » Pas du tout et je me rends compte que ce n’est pas un non-dit que j’ai le droit de laisser passer, pas maintenant que j’ai enfin osé amorcer cette discussion même si elle promet de devenir douloureuse. « C’est juste que… » J’aurais aimé que tu sois sur la même longueur d’onde que moi ? Ce serait bien que notre relation avance ? On n’a plus dix-huit ans et les années défilent beaucoup trop vite ? « … je commençais à l'envisager et comme on n’en a jamais parlé avant, je voulais savoir ce que tu en pensais. » Et c’est d’ailleurs bien ça le problème, nous n’avons vraiment jamais abordé le sujet ce qui, au bout de trois ans de relation, peut sembler un peu étrange mais puisqu’Alfie semble aussi peu concerné par cette envie de fonder une famille, je crois que je comprends pourquoi cette discussion n’a jamais eu lieu avant que je l’initie. « Mais ce n’est pas très important. » L’expression de mon visage dit tout le contraire et je sais pertinemment que c’est faux mais mon envie de minimiser les choses pour m’assurer que rien ne change entre nous vaut bien ce mensonge pourtant énorme et probablement impossible à croire.
La tranquillité dont ils bénéficient maintenant qu’Anabel sombre dans le sommeil lui est agréable, et il est le premier à se surprendre d’une telle pensée tant il n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse être la sienne. Lui, Alfie Maslow, réputé infatigable, lui qui a toujours épuisé les autres plus que la réciproque, lui qui tient difficilement en place, lui qui est capable d’aller courir cinq kilomètres après approximativement deux heures de sommeil, lui dont les nuits se résument à des siestes sans jamais que cela ne se répercute sur son énergie, le voilà complètement lessivé par la journée qu’il vient de passer en compagnie de sa filleule. Oh, il est certain qu’Anabel n’est pas la seule responsable, mais s’il fallait réellement en identifier un, Alfie préfère imaginer que les nombreuses heures à courir partout, à s’époumoner pour entrer dans son rôle de victime et à supporter le poids de la petite fille qui grimpe sur lui comme un singe à un arbre est la cause de cette fatigue telle qu’il n’en a pas ressentie depuis longtemps. C’est la raison pour laquelle, lui qui exècre habituellement le silence et le calme, se complaît dans celui-ci aussitôt le seuil de la chambre franchi, et qu’il retrouve avec plaisir un lit qu’il tend à fuir depuis quelques semaines. Prêt à s’endormir sans même s’être confortablement installé entre les draps, c’est toutefois le doute que lui partage Jules qui le maintien éveillé encore quelques instants, alors qu’il s’en offusque (presque faussement). Alfie fronce les sourcils alors qu’elle précise le véritable fond de ses paroles, peu satisfait par ses explications – parce que jusqu’à preuve du contraire il apprécie cet appartement, et vu la galère que c’est d’en trouver un idéalement situé près de l’université, avec un certain standing sans pour autant y laisser un rein en loyer par mois, la survie de cet appartement pourrait fait l’objet d’une nouvelle règle dans le code Maslow-Rhodes dont il a récemment appris l’existence. Enfin, c’est la version officielle pour se donner bonne conscience et contredire Jules, dans les faits la vérité est ailleurs est Alfie n’aurait aucune difficulté à se séparer de ce bien – encore moins s’il a fait les frais d’une expérience qui a mal tourné, parce que pendant quelques instants il se sera véritablement éclaté ; ça vaut bien quelques sacrifices et s’il ne s’agit que de matériel, il s’en accommode sans difficultés. Mais parce qu’il sait pertinemment qu’il ne serait pas crédible à s’offusquer alors que Jules le connait suffisamment pour ne pas accorder le moindre crédit à toute justification sortant de sa bouche, il se contente d’acquiescer de manière convaincue à sa proposition – et finalement, il en oublie très vite la règle du code alors que la perspective d’une nuit à l’hôtel est loin de lui déplaire. « Ceci dit, on peut toujours aller dormir à l’hôtel sans avoir besoin d’une excuse. » Car pourquoi en faudrait-il une ? Que ce soit parce que l’appartement est inhabitable ou parce qu’ils envisagent simplement de voyager, lui part du principe qu’il n’y a pas de raison plus valable que celle d’en avoir envie. Finalement, son visage se veut plus sérieux, et une moue boudeuse reprend place sur celui-ci. « Oh, et puis, s’il te plaît, Jules, tu me connais. Qu’il début, soudainement bien plus réactif qu’il y a quelques instants. Je t’aurais pas appelé, mais mise directement devant le fait accompli. » Parce qu’il est ainsi, Alfie, et qu’il ne voit pas l’intérêt de parasiter les pensées des gens quant à un événement sur lequel ils n’ont aucune maîtrise, ainsi il n’aurait pas pris la peine d’avertir Jules au préalable pour ne pas bouleverser le cours de sa journée et se serait contenté de l’accueillir avec ce visage d’innocent qui traduit d’un coup foireux pour que le pansement soit arraché en quelques secondes plutôt que de laisser la plaie macérer des heures. L’image et la façon de faire peuvent prêter à sourire, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit effectivement de sa manière de procéder, que ce soit pour un incident aussi anodin qu’une fuite d’eau ou d’autres qu’il passe volontairement sous silence.
Et c’est celui de Jules qui finit par envahir la pièce, alourdissant une ambiance qui se voulait plutôt légère malgré la fatigue et la prédisposition d’Alfie à se vexer plus facilement qu’en temps normal. L’anthropologue ne comprend pas ce soudain revers d’humeur, et s’il imagine un bref instant que la jeune femme puisse avoir vécu une journée pas si agréable qu’elle ne le prétend, ce n’est que lorsqu’elle reprend la parole qu’il comprend qu’il ne s’agit pas de ça, mais d’un sujet bien plus important – et par conséquent, auquel il aurait apprécié ne pas être confronté alors que ses pensées sont aussi fuyantes que ce soir, auquel il aurait, finalement, apprécié de ne pas être confronté du tout. En tout cas pas ce soir, ni cette semaine, et peut-être pas les prochaines non plus. S’il a conscience que c’est un sujet qu’ils auraient été amené à aborder à un moment ou à un autre, cela ne le rend pas plus facile à aborder, surtout lorsque Jules le met devant le fait accompli de telle façon ; parce qu’elle profite qu’Anabel serve d’amorce, parce qu’elle le piège dans l’intimité de leur chambre, parce qu’elle profite que son état ne soit pas optimal. Il se sent presque pris au piège. Non, il se sent carrément pris au piège, et les réactions de Jules à chacune de ses tentatives pour clarifier le fond d’une pensée qui n’a pas vraiment été réfléchie au préalable ne font qu’accentuer ce sentiment négatif, de même que la manière dont elle essaie désormais de fuir un sujet qu’elle a elle-même posé sur la table. Et ça ne fait que renforcer son agacement, autant dirigé envers sa compagne qu’envers lui-même pour ne pas avoir anticipé cette conversation qui fait sens après trois ans de vie commune, et pour les vraies pensées que le sujet anime en lui mais qu’il se refuse de partager, alors même que Jules s’épanche de son côté, en admettant qu’elle commence à envisager cette possibilité, sur laquelle Alfie refuse toujours de mettre des mots. Le trentenaire finit par laisser échapper un nouveau soupir en songeant à son sommeil qu’il ne trouvera finalement pas de sitôt, se relevant pour faire quelques pas dans la pièce et fermer délicatement la porte de la chambre – car quitte à ce qu’Anabel raconte les exploits du jour, il préfère que Stephen découvre la vérité sur leur association de véritables scientifiques fous que les détails d’une discussion qui s’annonce animée pour le couple. « C’est pas l’impression que j’ai. » Il admet, passant ses prunelles sur le visage de la jeune femme, qui, assurément, n’a pas apprécié ses réponses – si tant qu’on puisse considérer qu’elles en étaient. Alfie se mure dans le silence tandis qu’il fait quelques allers-retours dans la pièce, incapable de s’immobiliser autant qu’il est incapable de poser le regard sur Jules maintenant qu’il fuit celle-ci, et qu’il en ignore presque son existence tandis qu’il réfléchit à ce qu’il doit faire, à ce qu’il pourrait dire. La brèche a été ouverte ; il est difficile d’ignorer le sujet désormais, et il en a parfaitement conscience. Mais il continue de repousser celui-ci en cherchant des alternatives pour l’ignorer, pour prétexter que ce sommeil le rattrape alors même qu’il a disparu, pour trouver une excuse suffisamment crédible pour qu’elle s’agace peut-être, mais n’insiste pas, pour repousser cette affirmation qui se fraie doucement un chemin jusqu’à ses pensées qu’il était parvenu à canaliser et qui se réactivent comme si elles avaient des mois et des mois de questionnements à rattraper, le fatiguant, de cet épuisement qu’il ne parvient pas à calmer par quelques heures de sommeil, et qui lui est si désagréable qu’il en devient insupportable. Et cette affirmation continue son bout de chemin, il rouvre les yeux comme pour s’éviter de voir les mots s’afficher en lettres capitales dans son esprit, il accentue ses pas pour ne pas que son rythme cardiaque s’emballe, mais c’est peine perdue ; il le sait, et c’est peut-être la raison pour laquelle il arrête de lutter.
Jules veut des enfants. Et lui ? Il ne sait pas. La question ne s’est jamais posée ; ou plutôt, elle s’est très vite retrouvée confrontée à la réalité des faits, ce qui l’a empêché de réellement y songer. Mais aujourd’hui, la fuite, aussi séduisante soit-elle, ne semble plus être une option, et lorsqu’il croise à nouveau les prunelles de Jules, il se rend compte que tout en lui traduit de ce qu’elle doit probablement craindre ; un refus pur et simple. Mais ce n’est pas le cas. Du moins, dans le monde d’Alfie tout est nuancé, complexe et difficile à exprimer, et c’est peut-être pour cela qu’il peine à reprendre la parole et qu’il lui faut de longues minutes avant que ses lèvres ne parviennent à s’ouvrir. « Ça m’arrangerait que tu sois plus explicite pour comprendre ce que tu veux vraiment dire ou savoir. Il débute, avant de songer à la brutalité de ses mots. Je veux dire, je… je vois où tu veux en venir, qu’il reprend avec hésitation, par « ce que j’en pense » tu voudrais savoir si je l’envisage aussi, et j’imagine que « je sais pas » n’est pas considéré comme une réponse acceptable ? Question rhétorique. De la même manière que le corps d’Alfie parle pour lui, le visage de Jules a parlé pour elle. Mais… c’est la vérité, j’en sais rien. Il confirme en haussant les épaules. Ouais, je sais que dans un monde parfait tout le monde est supposé avoir un avis sur la question, mais… J’en sais rien, j’en sais rien, j’en sais rien, et je pourrais le répéter des millions de fois que ce serait une réponse toujours aussi frustrante autant pour toi que pour moi. C’est pas que je m’imagine pas avec, ou sans, c’est juste que j’arrive pas à me projeter. Et ça ne devrait pas être étonnant, parce qu’il a toujours été incapable de le faire, et tout dans son comportement laisse présager qu’il ne pense jamais au lendemain, même immédiat, et qu’il lui est donc particulièrement difficile d’imaginer les choses sur un si long terme. Et puis, c’est… C’est quoi, Alfie ? Tout résonne en même temps, le laissant aussi interdit qu’épuisé. C’est perturbant de l’imaginer, au point où il n’arrive pas à poser les mots dessus. C’est stupide de tergiverser autant pour quelque chose qui n’est de toute manière pas aussi immédiat que son état de panique le laisse présager. C’est surtout la porte ouverte à admettre certaines faiblesses, et il ne sait pas s’il est prêt pour cela. C’est juste compliqué. C’est le mot le plus adapté à ce qu’il ressent. Ce n’est pas aussi facile que ça semble l’être pour Jules ; il a toujours su qu’elle était prête, elle n’a pas eu besoin de le confronter pour que cela lui semble une certitude. Et c’est pour cette raison qu’il reprend aussitôt. Pour moi, je veux dire. » Parce que le problème vient bien de lui dans la finalité, c’est lui qui a évité les sous-entendus, c’est lui qui a toujours tenté de changer de sujet, c’est lui qui tente encore de le faire ce soir, c'est lui dont les doutes se veulent bien plus présents que toutes les certitudes du monde, et loin d’être un égocentrisme mal placé, il s’agit surtout d’une douloureuse vérité – peut-être plus pour lui que pour elle, finalement. Il ne se sent pas prêt mais, surtout, il ne s'en sent pas capable.
Sombrer directement dans un sommeil profond après cette journée épuisante – surtout pour lui – me parait être le programme de la soirée mais c’était sans compter sa capacité à vaincre sa fatigue et à retrouver une énergie sortie de nulle part au moment où je m’y attends le moins. Le sujet de notre appartement susceptible d’être réduit en poussière à la suite d’une de ses expériences semble être suffisamment captivant pour qu’il sorte provisoirement de l’état semi comateux dans lequel il se trouvait déjà et je regrette presque d’avoir lancé la conversation et de lui voler des précieuses minutes de sommeil dont il manque cruellement. Bien entendu, je ne peux pas nier que l’idée de dormir à l’hôtel est plutôt alléchante et je sais que si nous le souhaitions vraiment, ce serait quelque chose que l’on pourrait se permettre – surtout grâce à lui – et qui serait vraiment sympa à envisager. Je me retiens de lui dire que, pour ce faire, il faudrait qu’il lève un peu le pied sur ses activités actuelles et passe un peu plus de temps avec moi, parce que ce ne serait pas approprié et qu’aucune remarque ne vaut la peine que j’efface la lueur enthousiaste que je décèle dans son regard. « Quand tu veux. » J’adore les hôtels, tout est si propre, si bien rangé, entrer dans une chambre telle que celle-ci me donne l’impression d’arriver sur une photo d’un catalogue de magasin de meuble et j’aime beaucoup trop cette sensation. « On pourra essayer de deviner les parfums des petits échantillons de shampoing qu’ils mettent dans les douches et sauter sur le matelas pour tester la résistance du lit. » Et oui, je me sens parfaitement capable de créer un tableau de notation avec des critères particuliers et de remplir cette grille d’évaluation avec plein de petits commentaires pour pouvoir ensuite le retranscrire dans mon journal intime et m’en rappeler si jamais nous souhaitons retourner dans l’hôtel un jour. Comme quoi, malgré tous les efforts d’Alfie pour le vaincre, mon côté psychorigide refait toujours surface de temps en temps. Toutefois, je ne peux pas m’en vouloir de laisser parler mon naturel alors qu’Alfie ne fait rien pour lutter contre le sien, allant jusqu’à m’avouer qu’il ne voit aucun problème à passer sous silence un éventuel carnage de notre domicile. « Ou alors, ça aurait été une telle catastrophe que toutes les chaines de télévision auraient diffusé un flash info spécial que j’aurais eu la chance de découvrir directement sur mon téléphone. » Car en bonne working girl qui se respecte, je me suis évidemment abonnée et je reçois à longueur de journée des informations plus ou moins utiles. Le gros titre « effondrement d’un immeuble à la suite d’une expérience qui a mal tourné » me semble hautement approprié et c’est bien ce qui m’inquiète.
Finalement, alors que tout me pousse à aborder un sujet bien trop sérieux, j’en viens presque à regretter de ne pas avoir assisté à l’effondrement de notre immeuble qui m’aurait certainement fait passer toute envie de fonder une famille avec Alfie – en tout cas au moins pour quelques mois – me rappelant que son côté homme mature et responsable n’a pas encore été mis en lumière dans notre vie quotidienne. Malheureusement pour moi, cette piqûre de rappel n’a pas eu lieu et c’est pour cette raison que je dois assister à son explication qui n’en est pas une, cherchant à rebondir sur ses propos sans réellement y parvenir, choisissant même de minimiser le sujet que je viens de lancer avec une conviction qui ne le trompe absolument pas. Et il soupire, Alfie, pour la seconde fois depuis le début de notre conversation ce qui n’a rien de rassurant. Lorsqu’il se lève du lit et se dirige vers la porte, mon cœur loupe un battement tant je suis persuadée qu’il va sortir de la pièce et me planter là avec encore plus de questions et de doutes qu’avant d’oser aborder ce sujet visiblement aussi sensible que je l’avais envisagé. La porte se ferme et même si je suis rassurée qu’il soit resté avec moi et qu’il n’ait pas cherché à fuir – de toute façon à part dans la salle de bain, il n’aurait pas vraiment pu trouver beaucoup d’endroits où aller –, sa remarque me prouve qu’en effet, ma piètre tentative pour fuir le sujet que j’ai moi-même lancée est un échec sur toute la ligne. J’ouvre la bouche, prête à rétorque que ce n’est vraiment pas grave voire même que le mieux est encore de passer à autre chose mais aucun son ne sort. Je reste figée, toujours assise sur ce lit que j’aimerais tant quitter pour partir loin, très loin d’ici. Bien sûr, c’est moi qui ai provoqué ça et je savais très bien que c’était de cette manière que ça allait se passer. Si ça avait été facile, le sujet aurait déjà été abordé longtemps auparavant. J’aurais dû continuer à repousser l’échéance, à faire comme si tout allait bien, à prétendre que je n’en avais pas envie, que ce n’était pas un de mes projets de vie. Pourquoi est-ce que je ne suis pas capable de me contenter de ce que j’ai ? Pourquoi est-ce que j’en veux toujours plus ? Je lui ai demandé de rester à Brisbane, il l’a fait, il est ici avec moi parce que je le lui ai demandé, ça devrait me suffire. Mais ça ne suffit pas. Alfie fait les cent pas dans notre chambre et alors qu’il entame son troisième aller-retour, j’enfouis mon visage dans mes mains pour ne pas avoir à le regarder. Privée de la vue, je perçois tout de même chacun de ses déplacements et je réalise à quel point il est angoissant de le savoir aussi près de moi alors que j’ai l’étrange sensation qu’il n’a jamais été aussi loin. J’aimerais me lever, le prendre dans mes bras, me blottir contre lui, m’excuser d’avoir parlé de ça, promettre que je n’en reparlerais jamais mais aucun retour en arrière n’est possible à présent. Il est trop tard pour reculer.
Le silence s’éternise, rompu seulement par les bruits de pas d’Alfie qui ne le rendent pas moins pesant. Je vais devoir dire quelque chose, je le sais, parce que je ne peux pas laisser la nuit s’écouler en restant sans bouger mais lorsque je relève la tête, affrontant de nouveau cette scène que je préférais ignorer, je suis surprise de croiser le regard d’Alfie qui semblait pourtant m’avoir totalement mise de côté quelques instants auparavant. La peur et le désarroi que je crois lire dans ses yeux me paralysent instantanément, me faisant oublier toute idée d’être celle qui accomplirait l’acte héroïque de renouer le dialogue. J’aimerais que le lit puisse m’aspirer entièrement pour que je disparaisse, que je ne sois plus obligée d’être cette spectatrice passive du combat intérieur qui se livre devant moi et auquel je ne comprends rien. Contre toute attente, alors que je pensais que toute communication entre nous était impossible, au moins pour ce soir, Alfie se reprend, tente de m’expliquer sa précédente question avec des mots qui me percutent de plein fouet et me font bien plus mal que je voudrais l’admettre. Il voulait avoir mon opinion parce que ça l’arrangeait ? Je peine à croire que ce sont véritablement les mots qui viennent de sortir de sa bouche et pourtant… Je ramène mes genoux jusqu’à ma poitrine, entourant ces derniers de mes bras pour adopter une position quasi fœtale, comme si cette dernière était une barrière suffisante pour me protéger des mots douloureux qui vont nécessairement suivre. Je m’attends au pire alors qu’il me demande si son incapacité à me répondre est acceptable. Je me contente de hausser les épaules, incapable de répondre quoi que ce soit qui ne lui confirme pas que, en effet, j’ai du mal à accepter cette indécision alors qu’elle est pourtant compréhensible et sûrement parfaitement normal pour quelqu’un qui n’a pas mis la famille en tête de sa liste de priorités. Est-ce que tout le monde est vraiment censé avoir un avis sur cette question si délicate ? Je n’en suis pas persuadée, mais est-ce que tout le monde a déjà pensé au moins une fois à cette éventualité ? J’imagine que oui, et en étant en couple depuis trois ans maintenant, je m’étais évidemment attendue à ce qu’elle finisse par lui traverser l’esprit. Il faut croire que cet aspect du couple avait été relégué vraiment très loin sur sa liste de priorités. « Tu ne sais pas. » J’achève à sa place la phrase qu’il n’arrive pas à terminer sûrement par peur de me dire une énième fois qu’il est absolument incapable de savoir où il en est. Ma propre me voix me parait lointaine, toute assurance s’est désormais envolée et alors que je pensais ne pas pouvoir être plus mal en point, il m’assène le coup de grâce. J’arrive pas à me projeter. Ses mots résonnent dans ma tête, plus douloureux que n’importe quelle autre incertitude parce qu’il ne s’agit plus seulement de cet enfant désormais, il s’agit de nous, de notre avenir ensemble, de nos projets. Je me rends compte que je prenais pour acquis le fait que j’allais passer le restant de mes jours à ses côtés, parce qu’il a pris une place centrale dans ma vie et je pensais sincèrement avoir la même dans la sienne. La panique me gagne et si je regrettais déjà d’avoir voulu mettre le sujet sur la table, cette impression que tout est en train de s’écrouler soudainement le rend tout bonnement insupportable. « Tu n’arrives pas à te projeter… » Ma voix se brise et je m’arrête brièvement, prenant une grande inspiration avant de poursuivre, posant cette question que je ne pensais pas avoir à exprimer un jour, pas avec lui. « … avec moi ? » C’est un cauchemar, un véritable cauchemar. Je ferme les yeux pendant quelques secondes, tâchant de refouler les larmes qui menacent de me monter aux yeux. Je ne pleurerais pas, il en est absolument hors de question, aussi difficile que soit cette situation, je tiens à l’affronter en restant maitresse de moi-même. Je ne veux pas le voir s’éloigner encore davantage de moi parce que je ne serais pas capable de gérer correctement les différentes émotions qui se bousculent en moi. Et puis, il y a toutes ces questions restées en suspens, toutes ces justifications plus énigmatiques les unes que les autres et qui appellent à demander des éclaircissements. Je me reprends du mieux que je peux, si je dois apprendre des vérités qui blessent ce soir, je préfère toutes les apprendre d’un seul coup. Il serait le premier à me dire que dans la vie, il vaut mieux arracher le sparadrap d’un seul coup. « Pourquoi est-ce si compliqué pour toi ? » Parce qu’il ne se projette pas avec toi, Jules. Si je craignais qu’il ne soit pas prêt à fonder cette famille, jamais je n’avais imaginé que ses sentiments pour moi n'étaient peut-être pas aussi forts que ceux que j’éprouve pour lui. Je ne le quitte pas des yeux et pourtant j’ai l’impression de ne pas le voir réellement, tout ce que je ressens c’est cette peur panique d’apprendre que finalement nous n’avons pas d’avenir.
Alfie plaisante peut-être quant à l’hypothèse que Jules puisse, un jour, retrouver leur appartement en feu, mais il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit pas d’exagération d’un côté comme de l’autre même s’il le prétend en surjouant les faits. En réalité, s’il n’a aucune prédisposition à la pyromanie et qu’évidemment si un tel incident arrivait il serait bien malheureux et complètement involontaire, c’est une éventualité qu’il est bon d’effectivement envisager sachant que la cuisine de ses parents peut témoigner de la maladresse dont il a déjà eu fait preuve. Et sa chambre. Et le salon. Et le jardin. Quoi qu’il en soit, la maison est toujours restée entière malgré ses exploits, et peut-être qu’ils ont effectivement dû loger quelques jours chez une cousine ou un grand-père quand il était plus jeune, mais jamais bien longtemps (parce que, qu’est-ce que c’est six mois à l’échelle d’une vie, hm). Ainsi, la perspective de finir à l’hôtel ne l’effraie pas et ne freine pas sa créativité – un mot politiquement correct pour désigner son manque de responsabilité ou, plus approprié, son imbécilité constante – mieux ; envisager la chose lui donne envie de réserver de suite une nuitée, et que Jules se rassure, il ne compte pas mettre le feu à l’appartement ou développer un écosystème toxique pour avoir une excuse pour déserter les lieux – il n’a jamais eu besoin de cela. L’idée plaît à la jeune femme autant qu’à lui et voilà qu’il sait désormais ce qu’il offrira à Jules pour son anniversaire qui approche à grands pas. Du moins, si elle oublie la perspective de passer tout un week-end à trier et deviner les échantillons mis à leur disposition, car soudainement Alfie n’est plus aussi certain de vouloir quitter leur appartement. « Tu pourras essayer de deviner les parfums des petits échantillons. Qu’il précise, les sourcils froncés et l’air sévère, avant de reprendre : par contre, pour ce qui est de tester la résistance du lit, compte sur moi. » Ton entendu et air plus détendu, il affiche un sourire au coin à cette perspective qui lui paraît bien plus séduisante que de trier des échantillons. Et, de manière générale, il est bien plus réceptif à la possibilité de mettre le désordre que l’inverse, Jules ne devrait pas s’en étonner dans l’hypothèse où sa phrase s’est voulue innocente. « Oh, quand même, tu me vexes, tu sais que je suis le roi du juste milieu et que c’est quand même un poil extrême ce que tu suggères là. » Un tout petit peu. Plus sérieusement, parce que la perspective de passer des mois – si ce n’est des années – en prison ne lui est pas franchement réjouissante, Alfie fait de son mieux pour que ses idées, même les plus folles, ne représentent un danger que pour lui-même et non autrui. C’est un point d’honneur, et au-delà d’une certaine bienveillance qui le caractérise vis-à-vis des autres, il s’agit surtout d’un trait de caractère dont il n’est jamais parvenu à se dissocier et qui le pousse à constamment chercher des limites qu’il n’est pas encore parvenues à fixer.
L’une d’entre elles aurait pu être d’écouter son corps et sombrer dans un sommeil ô combien nécessaire plutôt que de repousser celui-ci par besoin de savoir ce qui préoccupe ainsi sa compagne. Peut-être qu’elle ne se serait pas formalisée de son manque de politesse, peut-être qu’elle aurait compris qu’il préfère les bras de Morphée aux siens, peut-être que si elle n’a pas pris l’initiative d’en parler d’elle-même c’est que ce n’est pas si important. Et ça l’est, pourtant, c’est ce qu’il comprend aussitôt par la manière dont Jules tente de revenir en arrière et prétendre que le cours de la soirée est parfaitement normal ; mais il ne l’est plus. Elle ne s’en rend peut-être pas compte, mais aux yeux d’Alfie ce qu’elle vient de lâcher n’a ni plus ni moins l’effet d’une bombe, aux conséquences qu’il n’avait pas appréhendées. S’il s’imaginait que le sujet se devrait d’être abordé un jour ou l’autre, il ne pensait pas qu’il réagirait de cette façon. Peut-être est-ce la façon dont il se sent piégé qui le fait autant paniquer, et que si la discussion avait simplement eu lieu au cours d’un repas normal à l’issue d’une journée normale, il n’aurait pas été aussi confus quant à ses propos. Mais parce qu’Alfie n’a pas grand-chose de normal quand il s’agit de ses réactions, le moment est finalement approprié, de même que son ressenti si on prend les choses de son point de vue : il n’a jamais réfléchi à la question, et devoir élaborer une réponse alors même qu’il n’en sait rien lui apparaît tout bonnement impossible. Mais parce que c’est Jules, et parce qu’elle mérite que, pour une fois dans sa vie, il ne se dérobe pas avec une pirouette dont il a le secret, il essaie d’être plus explicite, alors même qu’il n’y a rien de très cohérent qui occupe ses pensées. Et il essaie, Alfie, il essaie vraiment, peut-être qu’elle ne s’en rend pas compte, mais le simple fait qu’il ne tente pas de détendre une atmosphère qui devient pesante par une plaisanterie douteuse pour désamorcer sa gêne est un grand pas en avant pour lui. L’envie de fuir est bien présente, parce qu’il s’est conditionné à réagir ainsi, mais c’est aussi parce qu’il fait face à Jules qu’il ne le fait pas ; parce qu’elle lui demande toujours de faire des efforts, qu’elle le formule explicitement ou qu’il l’interprète ainsi. Elle ne l’a jamais forcé à rien – rectification ; elle ne l’a presque jamais forcé à rien – mais il a cette envie de lui prouver qu’il peut être meilleur, meilleur que ce que certains ont toujours pensé, et que cette patience dont elle fait preuve depuis trois ainsi que cette chance qu’elle lui a laissée alors même qu’il n’a pas vraiment le profil du compagnon idéal sont appréciées à leur juste valeur. C’est la raison pour laquelle il acquiesce lentement à la répétition de Jules quant à son incapacité de se projeter, avant d’écarquiller les yeux, d’entrouvrir la bouche et de sentir son rythme cardiaque s’accélérer lorsqu’elle ajoute ces deux petits mots qui le font devenir pâle. « Quoi ?! Non, non, non, non. » Qu’il répète un nombre incalculable de fois dans un débit plus rapide qu’il ne l’a jamais été, traduisant d’une vraie angoisse quant à l’interprétation qu’elle a pu faire de ses mots. Il ne les pensait pas aussi maladroit – mais est-ce qu’il sait seulement que sa manière de voir les choses est rarement partagée par le reste du monde ? La voix brisée de Jules a rendu son cœur dans le même état, et c’est sans une once d’hésitation qu’il vient s’asseoir sur le lit à ses côtés, passant un bras autour des épaules de la jeune femme pour la rapprocher de lui dans un geste qui se veut rassurant même s’il paraît peu adapté à la situation – et aucun moment il ne songe à ça tant il veut surtout que cette idée saugrenue ne s’implante pas dans son esprit et qu’il est bien déterminé à lui prouver qu’elle a eu tort de l’envisager. « Non, il est pas question de toi là, pas du tout. Qu’il se confond en excuse dans un premier temps, avant de laisser échapper un soupir visant à faire le tri dans ses pensées. T’es bien la seule personne avec qui je peux me projeter. » Envisager de me projeter. Mais ce n’est pas ce qu’elle veut entendre et, pourtant, c’est la stricte vérité. Pas qu’il soit incapable d’envisager un avenir avec Jules ; il est seulement incapable de s’envisager un avenir tout court. Alfie n’a jamais été de ceux qui font des plans sur la comète, bien au contraire, et cela lui a permis de s’éviter de nombreuses désillusions. Et s’il sait que tout le monde ne fonctionne pas sur ce principe, il peine malgré tout à le comprendre. Parce que sa façon de faire a toujours fonctionné – du moins, jusqu’à aujourd’hui – et qu’il n’arrive juste pas à percevoir l’intérêt de plans sur le long terme quand tout peut s’arrêter en un claquement de doigts – il en a fait l’amère expérience à de nombreuses reprises au cours de sa vie. Et cela peut surprendre cette manière qu’il a de vivre sa vie, comme s’il est constamment préparé à une issue fatale sur laquelle il n’aurait pas d’emprise, comme si, dans un sens, c’est ce qui lui plait. Mais il pensait que Jules avait appréhendé sa manière de faire, s’y était adaptée, l’aimait même pour ça. La désillusion est douloureuse, et au-delà de ça, ne fait qu’accentuer ses idées parasitaires. Jules ne comprend pas. Alfie chasse cette pensée tandis que son regard cherche celui de la jeune femme, conscient qu’il lui en faut certainement plus pour oublier cette interprétation qu’elle a faite de ses propos. « Désolé, c’est pas comme ça que j’aurais dû dire les choses. Mais je t’assure, Jules, t’es la seule qui me donne envie de me projeter, et la seule avec qui je veux me projeter. » Il conclut en déposant un baiser furtif sur sa tempe, car même si la certitude dont il fait preuve est exagérée, le fond de sa pensée est véridique. C’est la raison pour laquelle il y a cette peur qui l’a envahie, celle de prendre le risque de perdre la jeune femme. Une hypothèse qu’il ne peut envisager, de la même manière qu’il n’arrive pas encore à s’imaginer franchir les différentes étapes que demande toute relation façonnée par les critères idéaux de la société dans laquelle ils vivent. Il ne se voit pas encore devant l’autel, il ne parvient pas à se projeter avec des enfants, mais il y a une chose dont il est sûr. « Je… j’arrive pas vraiment à m’imaginer avec des enfants, c’est ce que je voulais dire, mais ce dont je suis sûre par contre, c’est que j’ai pas envie de te perdre. » Et encore moins à l’issue d’une conversation comme celle-ci. Parce qu’il sait pertinemment qu’il ne trouvera jamais personne comme elle, avec la patience et l’amour nécessaire pour tenter de le canaliser, de ne pas se formaliser de sa maladresse ou de son comportement parfois inadéquat, et qu’il n’est pas prêt à renoncer à cela. Sa vision des choses peut sembler égoïste – et elle l’est probablement – mais il ne réduit pas Jules à ses qualités, c’est un amour sincère qui l’unit avec la jeune femme, de celui qu’il n’a jamais ressenti auparavant, pour personne. Elle lui apporte bien plus que quiconque, bien plus que ce que lui peut lui apporter, et il se surprend encore de cette facilité avec laquelle elle a déconstruit des idées reçues dont il voulait se tenir éloigné. La vie de couple n’est pas pour lui, il aime trop butiner pour parvenir à se poser, il apprécie les relations explosives voire carrément toxiques parce que c’est ce qui le fait vivre. Et il n’y a rien de tout ça avec Jules – bien que le calme de leur relation ne soit évidemment pas synonyme d’ennui – et il en redemande, encore et encore.
Il n’est pas encore convaincu que la vie de couple soit faite pour lui – ou plutôt, la vie de couple conventionnelle – mais il sait pertinemment que la vie de famille n’est pas encore envisageable de son côté, contrairement à une Jules qu’il a toujours sentie prête – et c’est peut-être pour cela qu’il n’a jamais osé aborder le sujet de lui-même, parce qu’il se doutait que la conversation serait aussi difficile à avoir qu’elle l’est ce soir, et que tant qu’il ne serait pas mis devant le fait accompli, il ne serait pas celui qui s’aventurerait sur ce terrain glissant. Jules finit par lui poser la question qu’il redoutait, celle qui nécessite une vraie réponse et qui l’empêche de se défiler. Il rend enfin sa liberté à la jeune femme, ses coudes venant se poser sur ses cuisses tandis que ses mains flottent et ses doigts se lient entre eux, mais ce tic ne parvient pas à apaiser ses tensions. Alfie jette un coup d’œil à la porte avant de baisser la tête, essayant de se raisonner quant à cette foutue envie de prendre ses jambes à son cou et de se barrer d’ici sans regarder en arrière – au moins pour la soirée. « C’est juste que... Qu’il ferait un mauvais père, qu’il serait irresponsable, qu’il mettrait probablement la vie de son propre enfant en danger, qu’il n’est pas assez patient pour ça, qu’il n’est pas prêt à abandonner sa vie actuelle pour s’adapter à celle que nécessite la venue d’un enfant, qu’il n’est pas sûr d’en avoir vraiment envie, qu’il l’aimerait beaucoup en réalité et que ça lui fait peur, qu’il n’est simplement pas prêt, qu’il ne pense pas y arriver, qu’il lui faut régler certaines choses avant d’envisager cette possibilité, la liste est infinie. Je m’en sens pas capable. » Il admet finalement, tête baissée et lèvre pincée. Parce qu’il ne s’agit plus des envies de Jules désormais, mais de ses faiblesses à lui, celles-là même qu’il refuse de partager en temps normal et auquel il n’a d’autres choix que de se confronter pour justifier sa vision des choses. « Je pense pas que je ferais un bon père, voilà, c’est tout. » Qu’il conclut, avant de se lever rapidement en direction de l’armoire. « Faut que je me change de toute façon. » Qu’il lance de manière abrupte, ôtant son t-shirt précédemment mis, et fouillant sa garde-robe à la recherche d’un nouveau bout de tissu, sans vraiment se rendre compte de sa manière de faire, le pilote automatique ayant été enclenché en guise de mécanisme de défense.
Dans notre couple, j’ai toujours très bien tenu le rôle de la rabat-joie qui met toujours le doigt sur les possibles défaillances des plans élaborés par un Alfie perdant soudainement conscience des réalités lorsqu’il déborde un peu trop d’enthousiasme. C’est sûrement pour cette raison que la perspective de finir à l’hôtel parce que notre logement aura été ravagé par l’une de ses idées un peu trop ambitieuse ne parait pas si exagéré que ça, et ça semblerait sûrement très inquiétant pour toute personne normalement constituée. Il faut croire que je n’en suis pas une car même si je ne serais pas ravie de perdre notre appartement à la suite d’un malheureux incident et que je suis la première à tenter de le canaliser, j'ai parfaitement conscience que ce grain de folie est ce qui m’a charmée en premier chez lui. Alfie m’a appris qu’on pouvait aller au-delà des conventions, que rien ne semblait impossible si on faisait preuve d’imagination et que toutes les barrières pouvaient être escaladées avec un peu de créativité. Bien sûr, c’est excessif et son enthousiasme doit être nuancé, mais avant de le rencontrer, j’étais très certainement tombée dans l’excès inverse et à force de peser le pour et le contre avant de prendre la moindre décision, je finissais par ne plus rien faire du tout. Je n’irais pas jusqu’à dire que je n’aimais pas ma vie avant qu’il en fasse partie, j’avais la chance d’exercer un métier passionnant et d’avoir un entourage aimant et toujours présent pour moi, mais je me limitais parce que j’étais trop psychorigide pour prendre des risques autres que ceux que j’avais mesurés au millimètre près. Il y a des rencontres qui changent une vie pour la rendre meilleure et Alfie a été la rencontre. Je ne suis pas sûre qu’il réalise à quel point il m’est indispensable à présent. Un jour, sûrement, je le lui dirais mais pour ce soir, j’apprécie l’atmosphère légère instaurée par nos plaisanteries et la répartie toujours aussi vive d’un Alfie pourtant ensommeillé. « Deal. Tu approuveras mon idée quand tu pourras utiliser ceux que j’aurais embarqués discrètement lors de notre départ. » Parce que cette étude comparative a évidemment pour objectif d’ajouter un crime à la longue liste de ceux déjà commis dans ma carrière de délinquante, bien entendu. Le vol d’échantillons gratuits mis à disposition des clients étant sans doute un acte ô combien répréhensible, cela va de soi. Je réprime un éclat de rire susceptible de tirer Anabel des bras de Morphée alors qu’il se prétend le roi du juste milieu, idée qui me parait affreusement éloignée de la réalité. « Tu es sûrement le roi de beaucoup de choses » Je quitte provisoirement ma position assise, me laissant glisser vers lui, anticipant l’impact de mes paroles en supposant que mon affection suffira à le minimiser. « Mais pour ce qui est du juste milieu, je crois que des cours de rattrapage s’imposent. » Et mes lèvres viennent effleurer son cou, comme si je pouvais imaginer un seul instant qu’un baiser suffise à lui faire oublier cet affront. Ce n’est que la vérité pourtant, mais apparemment la nier ne lui pose absolument aucun problème.
Ma position assise retrouvée, je fais face, impuissante, à la bombe que je viens de lâcher et aux conséquences de cette dernière. Il est trop tard pour faire demi-tour à présent, trop tard pour retrouver cette désinvolture qui me manque cruellement et trop tard pour que j’essaie de lui faire croire qu’il peut minimiser l’importance de ces futurs projets pour moi. Il a l’air de lutter, Alfie, contre des pensées ou des images connues seulement par lui. J’ai peur de l’appréhension qu’il manifeste à cette évocation qui aurait dû – à défaut de le réjouir – au moins ne pas le répugner, j’ai peur de ce que je pourrais apprendre et plus que tout j’ai peur de devoir renoncer à une vie sur laquelle je ne me suis jamais imaginée devoir tirer un trait. La suite me prouve que j’ai eu raison d’avoir peur et c’est la panique qui me saisit instantanément, alors que je demande des éclaircissements, perdant bien malgré moi le contrôle de mes émotions pour laisser définitivement tomber toute idée de parvenir à garder ce masque de neutralité qui n’a jamais bien fonctionné avec Alfie, de toute façon. Je n’arrive pas à imaginer que tout ce qu’on a construit puisse reposer sur des bases aussi fragiles, je crois en lui et en nous plus qu’en n’importe quoi d’autre et je n’imaginais pas une seule seconde qu’il soit capable de m’abandonner. Je ne l’imaginais pas. L’emploi du passé est plus juste à ce moment précis mais aussi tellement douloureux, parce que je ne peux pas croire qu’après trois années durant lesquelles aucun doute aussi minime soit-il ne s’est immiscé entre nous, il puisse venir tout remettre en question avec une seule petite phrase. J’ai l’impression d’avoir basculé dans un univers parallèle cauchemardesque et je ne demande qu’à en sortir. Contre toute attente, Alfie l’entend, cet appel, et balaye mes doutes aussi facilement qu’il les a fait naitre dans mon esprit. Il m’attire contre lui et je sens mes muscles se relâcher alors que je savoure ce soulagement aussi instantané qu’inattendu compte tenu de la tournure que prenait notre conversation. « Tu m’as fait peur. » Je souffle, sans doute un peu trop honnête mais poussée par ce besoin d’extérioriser toute l’angoisse que je viens de ressentir en étant incapable de lutter contre elle. Mes bras libèrent mes genoux, ma main vient chercher maladroitement la sienne et nos doigts s’entrelacent sans pour autant que ce contact parvienne à me redonner toute la sérénité qui était la mienne avant que cette fameuse conversation ne vienne tout écraser. Cette proximité physique ne nous rapproche pas vraiment tant la faille qui s’est créée à cause d’un sujet pourtant anodin pour beaucoup de couple est immense, et m’en rendre compte ne me permet pas de trouver l’apaisement que je recherche après de telles montagnes russes émotionnelles. Malgré tout, son affection et ses paroles rassurantes ont l’effet escompté et je réalise que mon interprétation de ses paroles était à des millénaires de la réalité. Il veut se projeter avec moi. Plus que toutes ses excuses, c’est évidemment cette information que je retiens, parce qu’elle me prouve pour la première fois depuis de bien trop longues minutes qu’il est encore possible que nous regardions dans la même direction. « Tu ne me perdras pas. » Je me hâte de lui assurer avec une totale sincérité, parce qu’il me parait impossible que quoi que ce soit puisse nous séparer, parce que la vie sans lui serait beaucoup moins belle, parce que j’ai été à deux doigts de le perdre et que cette expérience douloureuse m’a fait comprendre à quel point je n’étais pas prête à imaginer mon futur sans qu’il en fasse partie. Je ne réalise pas à quel point il peut être facile d’ébranler cette certitude, parce que c’est bien de ça dont il s’agit, une certitude. Mon expérience aurait pourtant dû me servir de leçon, se projeter est une chose, mais la vie est faite d’imprévus et j’ignore tout de ceux qui m’attendent. « Je suis désolée. » Parce que c’est à mon tour de présenter des excuses qui s’imposent. J’ai engendré tout ceci et même si je n’aurais sûrement pas pu repousser cette échéance indéfiniment, j’ai peut-être choisi le pire moment pour me lancer. « J’aurais dû présenter les choses autrement, c’est juste que » tu as repoussé chacune de mes tentatives « je ne savais pas comment faire. » Ça n’excuse pas l’angoisse dans laquelle je viens de nous plonger mais je n’ai pas de meilleure justification à apporter.
Je ne suis pas au bout de mes peines car si Alfie semble disposer à s’ouvrir à moi, je suis manifestement très douée pour poser toutes les mauvaises questions. Il s’écarte de moi, libérant mes épaules et ma main pour se reculer, n’essayant même pas de dissimuler sa gêne et son hésitation. Encore une fois, l’incompréhension et l’impuissance sont les deux émotions qui dominent alors que je l’observe, m’obligeant à respecter la distance qu’il a créée même si je ne parviens pas à savoir à quoi elle est due. Il ne s’en sent pas capable . Je crois que je ne réalise pas véritablement la portée de ses mots, sa réaction me semble normale et parfaitement justifiée compte tenu du sujet. Un enfant est un bouleversement énorme auquel il faut se préparer, il ne s’agit pas de choisir la couleur du rideau du salon ou d’envisager l’adoption d’un nouveau compagnon pour notre animalerie en formation, ça demande de la réflexion, et je trouve même rassurant qu’il réussisse à se rendre compte des responsabilités qu’un tel changement de vie implique. J’ai lu assez de livres pour savoir que la maternité et la paternité sont deux choses très différentes et ne s’appréhendent pas du tout de la même manière. Le côté abstrait de l’arrivée d’un enfant n’est pas vécu de la même manière par celles qui ont la chance de porter la vie. Alors non, à ce moment-là, je ne vois pas vraiment pas où est le problème. Pourtant, son regard fuyant et l’absence de cette étincelle habituelle qui le caractérise auraient dû m’indiquer qu’il y avait bien plus que cette inquiétude naturelle. Mais si ses précédentes paroles ne suscitent pas une inquiétude particulière, la suite est toute autre et je réalise sans mal que son appréhension va bien au-delà des appréhensions classiques ressenties par tout individu lambda. Il prend la fuite, Alfie, à peine ces mots prononcés, sans croiser mon regard, se plongeant dans son armoire à défaut de pouvoir mettre encore plus de distance entre lui et moi. Malheureusement pour lui, je n’ai pas l’intention de fermer les yeux sur ses paroles, je n’en ai de toute façon absolument pas le droit. Je descends du lit à mon tour, parcourant rapidement la distance qu’il a imposée entre nous. Doucement, je repousse les vêtements qu’il manipule avec une délicatesse relative pour le tourner vers moi et le ramener, certainement malgré lui, à cette conversation qui ne peut pas s’arrêter sur une note aussi négative. « Si c’est ça, la véritable raison, tu as tort. » J’affirme sans la moindre hésitation, pas du tout effrayée à l’idée d’être en totale opposition avec l’opinion qu’il a de lui. « Tu es toujours à la hauteur, Alfie, quelle que soit la situation, tu es celui qui désamorce les problèmes, qui fédère, qui apaise les tensions. » Parce qu’il est lumineux, Alfie, il a tellement de choses à apporter et n’importe quel enfant aurait de la chance de l’avoir pour père. « Et le pire, c’est que ça a toujours l’air si facile et si évident pour toi. » L’humour est sans doute sa meilleure arme pour faire face aux réalités, mais il a tellement d’autres qualités dont il ne semble même pas se rendre compte. « Je sais que c’est différent, parce que c’est faire un pas vers l’inconnu mais personne ne nait parent, c’est quelque chose qui s’acquiert avec le temps. » Moi aussi j’ai peur, évidemment, même si, au fond, j’ai toujours eu la sensation d’être faite pour ça et c’est parce que nous serons deux que je me sens prête à vivre cet immense chamboulement. Sans Alfie à mes côtés, ça n’en vaudrait pas la peine. « Et puis, ce n’est pas parce que j’en ai envie que ça doit être immédiat. » S’il savait combien me coûtent ses propos, il n’en serait sans doute pas aussi sûr mais ma volonté de l’apaiser est à cet instant bien plus forte que n’importe quel désir. « On a du temps devant nous, beaucoup de temps. » J’ai rassemblé dans cette affirmation toute la conviction dont je suis capable de faire preuve. Evidemment, la question que je ne pose pas mais qui me parait évidente est : combien de temps ? Parce que si je peux imaginer patienter des mois, j’ai déjà plus de mal à compter en années et c’est sans doute ce qu’il va me demander de faire.
La thématique de leur appartement réduit en cendres suite à une des nombreuses expériences sortie de l’imaginaire (et accentuées par son manque de bon sens) d’Alfie en devient un tel running gag qu’il est légitime de se questionner sur la probabilité que l’acte soit effectif tant il semble que l’anthropologue anticipe les faits et prépare sa chère et tendre à cette possibilité. Au moins, elle ne pourra pas totalement lui en vouloir et il pourra, son sourire d’abruti aux lèvres, lui assurer qu’« il l’avait prévenue » qui lui assurera, de son côté, de nombreuses nuits sur le canapé. Rectification : sur le sol de la chambre d’hôtel qu’ils loueront à ce moment-là, puisque canapé il n’y aura plus. Et si Jules a l’air d’accepter l’idée, il n’empêche qu’il s’agit là d’un jeu dangereux auquel elle se soumet ; et la frontière entre l’humour et le défi apparaît comme très mince aux yeux d’un Alfie le plus souvent déconnecté de la réalité. Il n’envisage pas toutes les conséquences à ce comportement dont ils s’amusent ; ni la potentialité de blesser d’autres personnes (parce que le concernant, c’est loin d’être un problème que d’assumer les risques d’un tel comportement – bien au contraire), ni celle de mettre à mal un immeuble entier, d’obliger des gens à délaisser leurs appartements, d’être confronté aux forces de l’ordre et aux autorités à plus haute échelle, et d’en payer le prix – littéralement. Ce sont des questions qui ne se posent pas alors qu’elles devraient relever de l’évidence, et c’est la raison pour laquelle titiller le trentenaire sur le sujet peut être véritablement risqué, car la graine a été plantée dans son cerveau ; et elle va se développer jusqu’à porter ses fruits. C’est d’autant plus délicat qu’Alfie n’a aucune attache à cet appartement, qu’il n’y voit qu’un amas matériel dont la perte ne l’empêcherait pas de vivre sa vie, et surtout qu’il n’a aucune notion du danger quand bien même c’est un point sur lequel il essaie fortement de se raisonner – sans toutefois que ce soit toujours un grand succès, sans quoi il ne passerait pas un jour par mois dans la salle d’attente des urgences. Sans quoi aussi il réfléchirait comme tout individu constitué quant à son envie d’un séjour à l’hôtel et se contenterait de réserver celui-ci sans autre motif qu’une envie et non derrière une justification qu’il aurait provoquée de toutes pièces. Et encore une fois, Jules le pousse presque à la faute – c’est ainsi que se font les connexions dans son esprit – lorsqu’elle se réjouit à son tour de cette perspective. « Je crois surtout que tu désapprouveras la tienne au moment où tu te rendras compte de tout ce qu’on peut faire sur un lit king size qu’on ne peut pas faire avec des échantillons de parfum. » Il rétorque, se pinçant les lèvres et haussant innocemment les épaules. Malgré tout, elle marque un point, il y a fort à parier qu’il approuvera son idée, non pas parce qu’il pourra utiliser les fameux échantillons, mais principalement parce qu’ils lui permettront de créer encore et toujours de nouvelles listes dans son esprit, qui s’ajouteront à toutes celles rédigées et emmagasinées, qu’il ressort des archives dès lors qu’il lui est nécessaire de se calmer. Ordre alphabétique du nom des parfums, pourcentage d’odeur de rose sentie par ordre croissant, perspective de succès sur le long terme, … la liste est longue, et à partir de quelques échantillons il peut sans autres développer des dizaines d’autres idées. Et heureusement que Jules ne peut pas lire dans les pensées, sans quoi il perdrait fortement en crédibilité quant à s’imaginer roi de la demi-mesure. Pas qu’elle ait besoin de cette capacité pour laisser échapper un rire qui traduit du crédit à accorder à de tels propos. Il hausse un sourcil et affiche un sourire au coin quand elle le proclame roi de beaucoup de choses, l’air de lui demander d’en dire plus et d’énumérer les titres qui sont les siens, mais il oublie très rapidement cette perspective alors qu’elle se glisse auprès de lui, et que son cou se arque, son regard se perdant sur le plafond tandis qu’un sourire naît sur ses lèvres alors qu’il sent celles de Jules effleurer sa peau. « Si c’est toi qui me les donnes, j’en prends autant qu’il sera nécessaire. » Il confesse, acceptant de troquer le rôle de professeur pour celui d’élève avec le plus grand plaisir dès lors que la maîtresse s’appelle Juliana Rhodes, et peut-être qu’il s’avérera être un élève récalcitrant pour mieux profiter de la discipline qu’elle a à offrir.
Dix mots suffisent à ce que son sourire s’évapore alors que Jules lui demande s’il n’a jamais envisagé d’avoir sa propre famille. La question peut sembler anodine, il n’en est rien ; et malgré toute la stupidité derrière laquelle Alfie se cache pour éviter certains sujets, il sait pertinemment qu’il ne peut s’adonner à cette manière de faire sans envenimer une conversation de laquelle naîtra forcément des tensions. C’est une discussion qu’ils étaient forcément amenés à avoir tôt ou tard, seulement Alfie espérait qu’elle se présenterait plus tard que tôt ; la faute a un avis tranché sur la question qui diffère avec celui – tout autant assuré – de Juliana. À vrai dire, elle n’a pas besoin de l’exprimer à voix haute pour qu’Alfie sache son opinion. Bien-sûr que Jules a déjà envisagé de fonder sa propre famille, et probablement que l’idée n’est pas née durant leur relation, mais a toujours été présente. Il ne peut pas la blâmer, connaissant son passif il sait à quel point c’est un rôle avec lequel elle est à l’aise, car elle possède une prédisposition naturelle à endosser celui-ci, contrairement à lui. Jules a toujours été douée avec les autres, que ce soit les enfants – qui justifie son choix de métier – ou les adultes ; elle sait s’y prendre avec eux et ne passe pas pour une dégénérée dès qu’elle ouvre la bouche. Alfie ne peut pas en dire de même, et la maladresse dont il fait preuve dans ses rapports sociaux lui font reconsidérer cette perspective. Ce n’est pas tant d’avoir des enfants qui lui est difficile d’envisager, c’est tout ce que cela implique ; dont l’obligation de se projeter dans un futur dans lequel il ne s’imagine pas. Il essaie de le faire comprendre à Jules, mais son choix de mots s’avère bien maladroits, et une nouvelle fois il s’agace contre lui-même – à quel moment peut-il être un bon père s’il est incapable de communiquer ? Son gamin finira probablement en thérapie pour dix ans lorsqu’il viendra le moment de lui annoncer que le Père Noël n’existe pas ou de lui expliquer le concept de la mort. Enfin, à cette dernière hypothèse, c’est plus l’internement pur et simple qui se présentera lorsqu’Alfie tentera de faire comprendre à sa progéniture que non, tout le monde ne monte pas au ciel après s’être éternellement endormi au cours de son sommeil, et que oui, se manger un train dans la gueule fait effectivement de vous une imitation grandeur nature de vomi post-soirée arrosée. Dans l’immédiat, l’heure n’est pas à imaginer la manière d’annoncer les choses à un enfant qui n’existe pas encore – et qui n’existera probablement pas avant un certain temps – mais à rassurer Jules sur cette méprise entre eux. Alfie est incapable de s’imaginer un futur, d’aussi loin qu’il se souvienne il n’a jamais songé parvenir à passer le cap des quarante ans, et à vrai dire l’idée de la mort ne l’a jamais terrorisé, au contraire, elle le fascine, c’est une perspective qui le séduit plus qu’elle ne l’effraie. Raison pour laquelle il n’a jamais envisagé un quelconque avenir pour lui-même, songeant plus à la possibilité de pousser son dernier soupir avant d’envisager un quelconque projet sur le long terme. Mais s’il devait le faire, Jules serait à côté. Presque. Il ne dira pas les choses à voix haute telles qu’il les pense, mais dans la projection à laquelle il se soumet, il a repris ses terrains et il ne revient à Brisbane que dans l’optique de voir la jeune femme. Et c’est aussi parce qu’il sait très bien qu’elle serait l’opinion de sa petite amie quant à cette vision des choses qu’il préfère conserver le silence et la rassurer du mieux qu’il peut, parce que la seule certitude qu’il a à cet instant, c’est qu’il ne veut pas la perdre et qu’il veut continuer d’évoluer à ses côtés. S’étant glissé à ses côtés, il ne sait plus vraiment qui cette étreinte vise à rassurer, mais il en profite certainement tout autant qu’elle, tandis qu’il murmure un « désolé » avant de lui embrasser la tempe. Quand bien même Alfie est tiraillé entre de nombreuses idées contradictoires, qu’il ne peut se permettre de formuler, il est certain de son amour pour la jeune femme et de son envie de construire quelque chose à ses côtés – même si là-aussi, sa notion de « construire quelque chose » semble éloignée de celle de la jeune femme. Accueillant la main de Jules qui se fraie un chemin jusqu’à la sienne, il presse doucement ses doigts et se concentre sur ce geste qui a le don de (quasiment) toujours le rassurer. Il sait pourtant qu’il n’est pas question de lui à cet instant, mais Alfie se veut égoïste ; et au-delà de vouloir rassurer Jules par cette étreinte, il est surtout question de se rassurer lui-même et se persuader ainsi que la conversation qui se dessine ne chamboulera pas leur quotidien autant qu’il le craint déjà. Mais il n’arrive pas à s’enlever cette idée de la tête ; et Alfie en oublie presque la présence de la jeune femme alors qu’elle a tant insisté sur le fait que le sujet n’est pas si important. Bien-sûr qu’il l’est, bien-sûr que toutes les réponses qu’il peut lui donner ne seront jamais considérées comme satisfaites tant qu’il n’arrivera pas à se fixer une opinion sur le sujet. Et il n’entend plus que l’écho lointain des paroles de Jules. Elle lui assure qu’il ne la perdra pas, des paroles qui devraient être plaisantes, mais qu’il ne peut s’empêcher de remettre en cause. Il la perdra. Il la perdra quand il sera incapable d’avancer à la même vitesse qu’elle, quand elle se projettera plus qu’il n’est capable de le faire. Peut-être même qu’il l’a déjà perdue, comme il a toujours perdu tout ce qui compte un minimum à ses yeux, et il ne voit pas pourquoi aujourd’hui ferait exception à la règle, en réalité.
Car Alfie cesse de se cacher derrière de fausses excuses, et d’un « c’est compliqué » évasif pour ne pas avoir à s’épancher plus longtemps sur une question qui lui devient délicate, il finit par admettre qu’il ne s’en sent pas capable. Pas seulement. Qu’il fera un mauvais père, surtout. C’est la seule certitude qu’il a sur le sujet, qui peut justifier sa position récalcitrante qui se heurte aux projets futurs de Jules. Et si Alfie a joué la carte de l’honnêteté, son malaise ne fait que s’agrandir ; parce qu’il sait que Jules n’attendait pas cette réponse. Qu’il aurait été plus facile pour lui de prétendre ne pas aimer les enfants, ne pas en vouloir, se proclamer stérile, inadapté, inscrit sur la liste des prédateurs sexuels, ou toute autre excuse qui l’empêcherait de s’ouvrir plus qu’il ne le fait déjà et partager des insécurités qu’il peine suffisamment à accepter pour s’oser les détailler. Il y a tellement de choses qu’il ne comprend pas, tellement de choses qu’elle ne comprendrait pas, qu’Alfie ne désire qu’une chose ; que cette conversation arrive à son terme pour ne pas avoir à se battre avec toutes ses pensées qui commencent à envahir son esprit. Parce qu’il sait que le combat est perdu d’avance, et ni la distance qu’il impose, ni la douceur des gestes de Jules, ni les propos qu’elle formule ne parviennent à calmer tout ce qui se passe là-haut. « Si c’est ça, la véritable raison, tu as tort. » Non, bien-sûr que j’ai raison. Il fera un mauvais père, tout comme il a été un mauvais fils, un mauvais ami, un mauvais copain, parce que c’est dans la suite logique des choses et qu’il a perdu l’espoir de voir son caractère aller dans le sens de sa volonté ; il n’en fera toujours qu’à sa tête, et peu importe les conséquences que cela peut avoir sur ses relations aux autres. « Tu es toujours à la hauteur, Alfie, quelle que soit la situation, tu es celui qui désamorce les problèmes, qui fédère, qui apaise les tensions. » Je n’ai jamais été à la hauteur, je suis celui qui provoque les problèmes et accentue les tensions. Ce soir ne fait pas exception à la règle ; s’ils ont cette conversation dans cette ambiance particulière, c’est bien à cause de lui. Si Jules est passé si près de la syncope, c’est à cause de lui. Si Jules doit envisager de tirer un trait sur le rêve d’une vie, c’est toujours à cause de lui. « Et le pire, c’est que ça a toujours l’air si facile et si évident pour toi. » Non, c’est une torture de constamment prétendre être quelqu’un que je n’ai pas l’impression d’être. Et ça le sera d’autant plus avec un enfant à charge, car ça implique des responsabilités qu’il n’arrivera pas à assumer, ainsi que cette multitude d’« et si ? » qui ligote autant qu’elle dicte chacune de ses envies. Et si je n’y arrive pas ? Et si je n’ai pas la patience ? Et si je regrette ? Et si je la fais, cette rechute qu’on attend de moi au pire moment ? « Je sais que c’est différent, parce que c’est faire un pas vers l’inconnu mais personne ne nait parent, c’est quelque chose qui s’acquiert avec le temps. » C’est faux. « Et puis, ce n’est pas parce que j’en ai envie que ça doit être immédiat. » C’est faux. « On a du temps devant nous, beaucoup de temps. » « C’est faux. » Il craque et sort de son mutisme, Alfie, relevant à peine les yeux vers une Jules dont il ne parvient pas à affronter le regard. Parce qu’il va la décevoir, comme il déçoit toujours, pas vrai ? Parce qu’elle ne comprend pas, surtout. Parce que personne ne comprend jamais. « Est-ce que tu te sens capable d’attendre des mois, des années ? » Il ne saurait exactement dire le temps nécessaire pour qu’il puisse se préparer et accepter cette idée, mais la seconde possibilité s’avère plus probable. « Je ne crois pas, pour ma part. » Il relève enfin les yeux, se mordillant la lèvre et laissant passer un silence ; il ne peut plus se permettre d’être maladroit dans le choix de ses mots. Mais il n’a jamais vraiment su trouver ceux-ci non plus, la tâche s’annonce ardue. « Toi… toi t’es née parent, c’est une telle évidence, c’est comme si c’était inscrit dans tes gènes, et moi-c’est… » Compliqué, encore et toujours. « Tu ne comprends pas, Jules. » Choix des mots, Alfie. Mais il ne songe plus à ses bonnes intentions, le tourbillon de ses pensées prenant le dessus. Elle est tout ce que tu ne seras jamais, Alfie. Jules est patiente, bienveillante, responsable, organisée, équilibrée, et lui… il ne peut prétendre à aucune de ses qualités qui caractérisent les bons parents. « Je-j’apprécie ce que tu essaies de faire, j’apprécie vraiment, mais je veux dire, c’est pas juste une histoire d’être prêt ou non, c’est mes capacités le problème, et… il passe une main sur son visage, finit par s’appuyer contre l’armoire derrière lui, elles en seront toujours un. » Alfie finit par se mordiller la lèvre pour ne pas en dire plus, car d’un sujet le voilà ayant dérivé sur un autre sur lequel il ne revient jamais – ou jamais sérieusement, du moins. Les gens s’en amusent, de ses pensées qui se multiplient comme des bactéries, et il les conforte dans cette idée, mais elles sont tellement plus qu’un esprit qui s’active toujours. C’est avant tout un esprit qui se noie, sans qu’il ne puisse réagir. Et on s’en amuse aussi, de ce caractère irresponsable, de cette manière qu’il a de toujours foncer tête baissée vers le danger et les mauvaises idées, sans se douter qu’il n’y peut rien, et qu’il ne le dit pas seulement pour accentuer son côté casse-cou ; mais il ne comprend réellement pas pourquoi certaines idées peuvent être problématiques. « Qu’est-ce qu’on fera, le jour où je l’oublierai au supermarché, ou pire, dans la voiture, parce que j’ai juste oublié qu’il était là ? Parce que j’ai pensé à autre chose, parce que je me suis laissé distraire ? Que je me rendrai pas compte que ce que je veux faire comme activité avec lui ce sera pas adapté ? Que tu devras toujours surveiller ce que je fais avec lui pour t’assurer que tout se passe bien ? Qu’est-ce qu’on fera s’il se montre difficile, s’il aspire chaque bribe de mon énergie, de ma raison et de ma patience ? Qu’est-ce qu’on fera, si ça devient un danger pour lui d’avoir un père borderline ? Qu’est-ce qu’on fera le jour où je n’en pourrai plus, et que mon seul refuge sera dans les comprimés ? Parce que je suis toujours sur ce fil, Jules, et je le serai toujours. Et ce sera pas juste l’histoire d’une fois, c’est constamment que mon attention et mon intérêt se font la malle. Et c’est pas grave tant que ça me concerne, non, c’est pas vrai, c’est épuisant, j’arrive à gérer, mais… » Il appuie sa tête contre le meuble derrière lui, préférant fixer le plafond que les yeux de sa petite amie qui traduiront probablement de son cœur qu’il vient de piétiner. « Et si je lui fais du mal ? » Qu’il reprend après un court silence, la voix qui se brise tant la perspective peut être une réalité. « Regarde, je suis loin d’être un exemple avec Anabel, elle a déjà fini deux fois à l’hôpital par ma faute, et je l’ai à peine un jour tous les 36 du mois, et je suis pas fichu de m’en occuper correctement, et pourtant j’essaie, vraiment, je dis à qui veut l’entendre que c’est la prunelle de mes yeux, et je le pense, mais… » Alfie laisse échapper un soupir, ses mains rejoignant une nouvelle fois son visage un bref instant, tandis qu’il essaie d’éviter le regard de sa petite amie – sans toutefois y parvenir. « C’est comme si c’était plus fort que moi et je sais pas comment faire pour changer ça. » Il le lui faudrait, ce bouton off, qu’on évoque souvent quand on parle de son cas. Il serait le premier à l’utiliser, et Dieu sait à quel point il lui serait nécessaire. « Alors crois-moi, m’avoir comme père, c’est le pire cadeau que je puisse faire à un enfant, et le pire que je puisse te faire à toi. » Même si tu vois les choses sous le point de vue opposé. Et Alfie ne parvient plus à soutenir le regard de Jules maintenant qu’il a définitivement piétiné chacune de ses espérances, s’enfermant dans un mutisme qui ne lui ressemble pas, le regard porté vers le sol, puis vers le plafond, sur l’étagère à sa droite, sur la fenêtre à sa gauche, partout, plutôt que de croiser celui de Jules et accepter cette vérité qu’il lira dans ses yeux : il ne pourra jamais la rendre heureuse.
Ma passion pour les échantillons vient d’être mise à mal par l’argument imparable utilisé par Alfie et contre lequel il me sera évidemment impossible de trouver une parade, malgré toute ma bonne volonté. C’est fourbe de sa part et il en a certainement confiance, le sourire faussement innocent greffé sur son visage en atteste. A l’occasion, il faudra que je lui précise que l’usage de tout type d’allusion de ce genre lors d’un débat enflammé est puni par l’article douze du code Maslow-Rhodes et que, par conséquent, il n’est absolument pas dans son droit. Mais puisque même en pleine librairie, il a réussi à envisager de passer la nuit à écrire ce fameux code, je veux éviter de lui rappeler cette idée farfelue à un moment où il a justement un ordinateur à portée de main et une nuit entière pour s’atteler à la tâche. Je suis persuadée que son état de fatigue ne l’empêcherait pas de laisser tomber la perspective d’une nuit reposante – enfant aussi reposante qu’elle peut l’être pour la pile électrique qu’est Alfie – au profit d’une rédaction qui lui permettra de faire preuve de sa ô combien célèbre créativité. Pire que la perspective de le laisser passer devant la nuit devant son ordinateur, il y a évidemment celle de lui fournir une arme qu’il ne manquera pas d’utiliser contre moi à chaque fois qu’il s’agira d’obtenir plus facilement mon accord pour quelque chose que je n’aurais probablement pas approuvé en temps normal. « Quels échantillons ? J’ai parlé d’échantillons, moi ? Je n’en ai pas le souvenir. » Je n’ai même pas honte de laisser tomber les armes, la perspective qu’il m’offre étant largement préférable à tous les tris d’échantillons du monde ce qui, pour une psychorigide assumée – plus ou moins assumée, plutôt – relève presque de l’exploit. L’hôtel vient donc encore de gagne des points, j’en oublierais presque que ce dernier a été envisagé comme lieu de vie de substitution après destruction accidentelle du nôtre. En revanche, s’il y a bien quelque chose que je n’oublie pas, c’est l’incapacité d’Alfie à se canaliser et donc à trouver le fameux juste milieu dont il prétend être le roi. Je pense être parfaitement réaliste en prétendant que j’ai autant de chance de voir Alfie trouver le juste milieu que celui de voir un rhinocéros asthmatique gagner la coupe d’Europe de patinage artistique. Mais si je me permets de me moquer gentiment, c’est surtout parce que cet aspect de sa personnalité fait évidemment partie de son charme et pour rien au monde je ne renoncerais à ses idées extravagantes qui m’ont appris que partager le quotidien du jeune homme signifiait nécessairement dire adieu à la routine et à la monotonie. L’idée de ne pas pouvoir me réfugier dans un emploi du temps millimétré m’aurait sans doute paniqué quelques années auparavant, mais Alfie semble avoir ce pouvoir que je n’explique pas vraiment qui me permet de lâcher prise bien plus facilement et de vivre relativement sereinement les différents bouleversements qu’il amène bien souvent avec lui. « Je crois que je peux faire ça pour toi. » Je fais mine de réfléchir, semblant presque envisager ces cours fictifs comme une contrainte parce qu’il est évident que je n’ai pas la moindre envie de profiter de n’importe quelle opportunité pour passer davantage de temps avec lui, pas du tout. « Mais je ne donne que des cours rémunérés. » Quiconque verrait dans mes propos une tentative de vengeance concernant des indices payant se tromperait, évidemment. Bien sûr, je sais bien que je n’ai aucun cours à donner à Alfie, nous avons toujours été très différents et tant mieux, le formater à mon image ne serait qu’une erreur monumentale.
Visiblement, je n’ai de toute façon pas besoin de jouer les professeurs pour commettre des erreurs, il suffit d’aborder le sujet des enfants pour que cette soirée qui promettait d’être agréablement banale se transforme en une quasi-apocalypse que j’aurais préféré éviter. Au fond, je sais bien que c’était inévitable, j’aurais dû en parler tôt ou tard, mais compte tenu de l’ampleur des dégâts, je pense que le plus tard aurait été le mieux. Mon incapacité à gérer les situations conflictuelles ou propice au dévoilement de problèmes potentiels de notre couple jusqu’ici passés sous silence va rendre cette conversation encore plus compliqué et comme Alfie n’est pas meilleur que moi à ce jeu-là – voire carrément pire – j’ai peu d’espoir quant à une issue favorable. Plus la conversation avance et moins je me sens bien, réalisant sans mal que nos projets de vie ne coïncident pas vraiment, sûrement pour la simple et bonne raison qu’Alfie ne semble pas très ouvert à l’idée d’avoir un projet alors que c’est quelque chose qui me parait pourtant essentielle. Ses propos me touchent bien plus que je ne voudrais l’admettre mais mes réactions trahissent largement la panique dans laquelle je me trouve plongée et même cette proximité physique d’habitude si rassurante ne parvient pas à m’apaiser complètement. Alfie a l’air affreusement mal-à-l’aise, lui aussi, et c’est sans surprise qu’il opte finalement pour une fuite qui ne le mène pas bien lien et qu’il en profite pour dévoiler enfin la véritable raison de ses doutes, raison qui me laisse sceptique tant elle me parait infondée. S’il y a bien une chose dont je suis certaine, c’est que je ne veux pas le blesser, mes rêves ne devraient pas bouleverser notre couple de cette façon et encore moins le bouleverser de lui, alors c’est tant bien que mal que je minimise l’importance de ce désir d’enfant pour le rassurer et faire de ce sujet aux conséquences que je n’avais pas envisagée, quelque chose d’un peu plus léger. J’aurais dû me douter que ça ne passerait pas, qu’il lirait en moi comme dans un livre ouvert et que mes tentatives échoueraient lamentablement. Pire que tout, il faut qu’il choisisse ce moment où la situation m’échappe définitivement pour poser LA question, celle qui tourne en boucle dans ma tête depuis ma conversation avec Caleb, celle à laquelle je suis incapable d’apporter une réponse et à laquelle je ne veux pas avoir à répondre. Comment suis-je censée choisir entre mon rêve de toujours et l’amour de ma vie ? C’est impossible et pourtant je commence à comprendre que c’est peut-être un choix que je vais devoir faire. Je reste muette jusqu’à ce qu’il apporte lui-même la réponse à la question qu’il vient de poser, réponse qui me surprend parce qu’il a l’air beaucoup trop sûr de lui. S’il est tellement certain que je ne peux pas l’attendre, qu’est-ce qu’il fait avec moi ? Il a fait preuve d’une grande perspicacité jusqu’ici, me prouvant une fois de plus qu’il était inutile que je tente de dissimuler quoi que ce soit, mais s’il savait depuis toujours ce à quoi j’aspirais et qu’il n’avait pas du tout les mêmes envies, pourquoi en est-on arrivé jusque-là ? Pour pouvoir constater par nous-mêmes que notre relation mène à une impasse ? Pour que je sois trop amoureuse de lui pour pouvoir renoncer à sa présence dans ma vie ? Je sais que je suis injuste, qu’il est aussi perdu que moi voire plus et que je ne peux pas lui reprocher de ne pas être prêt à devenir père mais devoir me confronter à ce choix me rend difficilement capable de faire preuve d’autant de discernement que je le devrais. « J’aimerais vraiment te dire que j’en suis capable. » Je relève les yeux vers lui dans l’espoir de croiser son regard sans pour autant y parvenir. Il me fuit et je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi et je me sens horrible de ne pas lui apporter l’apaisement dont il aurait besoin. Je viens à peine de lui dire qu’il ne me perdra pas et sans en avoir la moindre envie, je me contredis déjà. « Mais je n’en suis pas sûre. » Je ne sais pas si opter pour la transparence est ma meilleure option, mais puisque le silence est brisé, autant que je sois honnête jusqu’au bout. « Je vais essayer. » Je suis horrible. Je veux tellement le rassurer mais à chaque fois que j’ouvre la bouche, j’empire la situation. Il vaut la peine que j’attende même si ça me parait difficile, parce que ma vie sans lui serait beaucoup moins belle et que fonder une famille s’il n’en fait pas partie, ça n’a pas un grand intérêt finalement. C’est tellement limpide dans ma tête, mais pourtant je n’arrive pas à l’exprimer. « Je ne voulais pas te mettre la pression. » C’est pourtant exactement ce que tu fais, Jules. Je lui mets la pression parce que je ne sais pas quelle est ma deadline et que je ne peux pas lui promettre que notre relation survivra à cette attente comme je lui ai mis la pression lorsque je l’ai supplié de rester à Brisbane à la suite de son accident. Je me sens coupable de lui imposer mes choix de vie mais je ne vois pas comment faire autrement sans être malheureuse. Est-ce que ça veut dire que nous sommes incompatibles ? J’ai envie de croire que si c’était le cas, nous n’aurions pas mis trois ans à nous en rendre compte.
Je ne me rends pas compte que cette question déjà difficile à entendre ne représente que le sommet de l’iceberg et qu’il y a plus, bien plus, sous la surface. Je secoue la tête vivement pour le contredire lorsqu’il évoque une histoire de génétique. Je ne suis pas née-mère et si j’ai toujours eu envie d’avoir des enfants, je sais pertinemment que je vais me lancer dans une aventure inconnue durant laquelle je vais avoir beaucoup de choses à apprendre et à assimiler. Il ne peut pas me mettre dans cette position de mère parfaite alors que je n’en suis même pas une, nous apprendrons ensemble, c’est comme ça que fonctionne une famille. Il a raison, je ne comprends pas, peut-être même que je ne comprends jamais rien en réalité. Je prétends le connaitre mais j’arrive quand même à être à côté de la plaque, à ne jamais trouver les bons mots ou les bonnes explications, à faire en sorte que ma présence devienne un fardeau plutôt qu’une bénédiction. « Je voudrais comprendre, je t’assure, je ne demande que ça. » Je ne sais pas si ce sont mes propos qui achèvent de lui délier la langue ou si c’est qu’il accumulé trop de choses et qu’il a besoin de les extérioriser, mais je n’étais pas préparée à cette avalanche de révélation honnête, certes, mais aussi brutale qui me heurte de plein fouet sans que je sache comment réagir. J’essaie d’avancer ma main vers la sienne, ayant pour premier réflexe de retrouver cette proximité physique si rassurante, mais alors que mes doigts effleurent les siens, je laisse ma main retomber, incapable de savoir si j’adopte la bonne attitude. Chacune de ses phrases me serre le cœur et alors qu’il marque une pause dans ses explications, je réalise que ce n’est pas le fait qu’il exprime le rejet d’un éventuel rôle de père qui est si dérangeant dans ses propos mais plutôt le mal-être qui s’en dégage. Et si je lui fais du mal ? Il prend la parole de nouveau alors que je reste toujours muette, incapable de prononcer le moindre son alors qu’il continue à dénigrer ses capacités et même son attitude générale. Je suis incapable de croire qu’il puisse faire du mal à qui que ce soit et encore moins à son propre enfant et pourtant, je sais pertinemment que s’il l’exprime c’est qu’il se sent tout à fait capable d’une telle chose. Même avec Anabel, il n’a pas l’air de se sentir à la hauteur et ça me fend le cœur de l’entendre dire une chose pareille avec autant de conviction alors que la petite fille l’adore et que leur relation a toujours été spéciale et fusionnelle. Il n’a pas l’air de se rendre compte que tous les défauts qu’il prétend avoir n’en sont pas tant que ça aux yeux de ceux qui l’aiment, ou en tout cas pas aux miens. Alors crois-moi, m’avoir comme père, c’est le pire cadeau que je puisse faire à un enfant, et le pire que je puisse te faire à toi. Je cherche désespérément son regard sans pour autant le croiser alors qu’il se plonge désormais dans un mutisme qui laisse place à un silence pesant, faute que je sache ordonner tous les contre-arguments qui se bousculent dans ma tête. Difficile de réfuter tous ses propos alors qu’ils me paraissent pourtant aberrant, mais je sais que je n’ai pas le droit de le laisser penser ça de lui. « Je ne sais pas qui est-ce que tu essaies de décrire, mais ce n’est certainement pas le Alfie que je connais. » Comment peut-il avoir une vision aussi négative de sa propre personne ? Et comment j’ai fait pour ne jamais m’en rendre compte ? J’ai l’impression d’avoir basculé dans un univers parallèle. « Tu n’es pas l’irresponsable que tu décris. » J’en suis persuadée. « Anabel t’adore, elle n’attend pas de toi que tu l’installes sur le canapé avec un DVD pour être sûre qu’elle ne prenne pas le risque de se blesser, elle a la chance d’avoir un parrain formidable, créatif, qui prend le temps de lui faire découvrir plein de choses. Stephen ne te la confierait pas s’il n’estimait pas que tu es digne de confiance. » De toute façon, il suffit de voir le visage réjoui de la petite fille pour savoir qu’elle ne renoncerait jamais à une journée passée avec Alfie sous prétexte qu’elle s’est fait mal ou que les choses n’ont pas tourné exactement comme il l’avait prévu. Bien sûr que je devrais toujours le canaliser, mais c’est ce que je fais depuis tellement de temps maintenant que c’est devenu naturel. « Peu importe que tu ne fasses pas toujours tout parfaitement bien, parce qu’on est ensemble. » On est une équipe et nos différences sont ce qui fait notre force, je ne comprends pas qu’il n’arrive pas à le voir. « Tu seras toujours là pour être déraisonnable quand je serais trop raisonnable, pour être créatif quand je me montre terre-à-terre, pour être spontané quand je suis prévoyante, pour prendre des risques quand je veux tout contrôler… Et tant mieux ! » C’est ce qui fait que ça fonctionne, il m’a tellement apporté en trois ans, il m’a fait sortir de ma zone de confort, doucement, patiemment, me montrant chaque jour que j’étais capable de bien plus que ce que j’imaginais. Il fera un père formidable parce qu’il en a toutes les qualités, tout comme il est un petit-ami formidable. « C’est avec toi que je le veux cet enfant, pas avec une version améliorée de toi. » Malheureusement, il ne se voit pas comme je le vois et je commence à penser que ce n’est pas forcément son rôle vis-à-vis de moi ou de ce très hypothétique futur enfant qui est en question mais plutôt la perception qu’il a de lui-même. « J’ai jamais eu envie et encore moins besoin que tu deviennes différent ou meilleur. » Une fois de plus, j’ignore si mes propos sont en phase avec son discours, peut-être que je vais encore entendre que je ne le comprends pas, que je n’ai pas saisi ce qu’il voulait dire mais pourtant j’essaie de toutes mes forces. « Mais peut-être que toi, tu as envie d’être différent ? » Je ne sais pas trop sur quel terrain je m’engage, mais je ne peux pas ignorer le mal-être perceptible derrière les propos qui sont sortis de sa bouche. Je peux lui répéter inlassablement que je l’aime et qu’il n’a pas à changer pour moi, ça ne changera rien si c’est son acceptation de lui-même qui est en cause. En parlant de mon envie de fonder une famille, j’ai l’impression de m’être engouffrée dans une brèche jusque-là bien dissimulée et j’ai affreusement peur de découvrir ce qui s’y cache.
Au jeu du qui aura le dernier mot, Alfie est un adversaire redoutable et après trois ans de relation, Jules devrait suffisamment le connaître pour ne pas s’engager dans cette lutte perdue d’avance. Mais sa persévérance après toutes ces années, alors que l’issue est pourtant jouée d’avance, est justement une des raisons pour laquelle Alfie est aussi fou amoureux d’elle. Ce n’est pas une question d’avoir souvent le dernier mot parce qu’il adore ce sentiment, c’est surtout parce qu’elle est un adversaire qui n’a jamais baissé les bras, contrairement à beaucoup d’autres et si Alfie tend à ne jamais exprimer ce qu’il ressent, le fait que Jules n’abandonne pas la partie le concernant, là où tant d’autres l’ont fait (ses propres parents compris), est quelque chose de spécial à ses yeux. Et il n’est peut-être question que d’une plaisanterie à cet instant ; mais ça ne fait que conforter Alfie dans l’idée qu’ils se sont bien trouvés, et qu’elle lui apporte tout ce qu’il n’a jamais trouvé chez d’autres – et ce qu’il n’avait même jamais oser espérer. Un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’elle baisse les armes, plus amusé que victorieux, tandis que ses mains viennent délicatement se glisser jusqu’au creux de ses reins, la rapprochant légèrement de lui au passage. « Faible femme que vous êtes, miss Rhodes. » Il souffle à son oreille, s’amusant d’une situation dans laquelle, d’ordinaire, il est bien celui qui se retrouve à hisser le drapeau blanc face aux arguments plus que recevables de la jeune femme. Mais face à ceux qu’il a avancés, n’importe qui aurait craqué – il ne peut guère lui en tenir rigueur. Jules n’a pas à attendre bien longtemps pour obtenir une revanche puisque c’est elle qui marque le point suivant ; il peut le prétendre autant qu’il veut, il ne peut s’offusquer de cette incapacité qui lui est imputée de trouver le juste milieu. C’est la stricte vérité, elle le sait, il le sait, le monde entier le sait. Cela n’empêche pas Alfie de poursuivre sur cette voie, en décidant que Jules sera sa professeur dans le domaine, sans vraiment lui laisser le choix d’accepter ou non le job – parce qu’il est certain qu’elle ne peut qu’accepter, voyons. Il n’y a pas de raisons qui pourrait la dissuader d’avoir l’élève Maslow dans sa classe… ou plutôt, il y a des dizaines de raisons qu’il ne vaut mieux pas lister pour transformer cette excellente idée en très mauvaise idée. « Ton sacrifice est honorable. » Il s’en amuse, en fronçant légèrement les yeux pour souligner son ironie, avant de laisser échapper un rire. Nouveau point pour Jules, trois ans de relation font réellement d’elle une adversaire redoutable qui, parfois, parvient à prendre l’avantage. « Touché. » Il admet, une main qui vient frapper le haut de son torse et un équilibre précaire surjoué. « Je vais commencer à épargner tout de suite, ça va me coûter une blinde cette histoire. » Il soupire, avec un sourire désabusé. D’ici qu’il parvienne à atteindre ce fameux « juste milieu » qui est une notion qui lui est tout autant inconnue que la physique quantique, Alfie aura l’occasion de voir ses économies diminuer. « À moins que madame me fasse crédit ou accepte le paiement en nature ? » Il tente, son sourire d’idiot visé sur le visage, ponctuant le tout par un léger rire.
Et peut-être qu’il aurait dû poursuivre sur cette voie et lister les méthodes de paiement qu’il pourrait lui proposer ; espèces, chèque, crédit, carte bancaire, crypto-monnaie, reconnaissance de dette, la liste est longue et Alfie aurait pu la poursuivre durant des heures si nécessaire pour repousser cette conversation dans laquelle ils sont désormais engagés, bien moins légère et agréable que la précédente – mais ô combien plus nécessaire. Alfie joue à plus idiot qu’il ne l’est réellement, et si d’ordinaire il parvient sans difficultés à jouer ce rôle ; il ne sait pas vraiment pourquoi il joue celui-ci face à Juliana, qui le connaît suffisamment pour ne pas se laisser berner. Il est stupide de prétendre que la conversation le surprend, s’il est vrai qu’il ne s’attendait pas à celle-ci dans ce contexte, après leurs quelques échanges légers du début de soirée, il ne peut pas dire qu’il ne s’y attendait pas du tout. Bien-sûr que cette conversation était prévisible, et qu’il aurait fallu la mettre sur le tapis tôt ou tard ; seulement Alfie espérait que cela interviendrait bien plus tard qu’aujourd’hui. Parce qu’il n’ignore pas son opinion sur la question ; une opinion qui s’oppose à celle de Jules, qu’elle n’a pas même besoin de formuler pour qu’Alfie en prenne connaissance. Rectification. Alfie croyait ne pas ignorer son opinion sur la question et être en mesure de formuler les choses. Mais confronté à ce sujet important au sein de n’importe quel couple ; il réalise que rien n’est aussi facile qu’un simple « oui » ou un terrible « non ». Car il voudrait lui donner un simple « non », clair, net, concis et douloureux, mais c’est un terrible « oui » qui s’impose dans sa tête. Oui, il peut s’imaginer avec des enfants. Non, il ne se sent pas prêt, non, ce n’est pas une nécessité à son bonheur, non, il n’en veut pas maintenant. Avant de partager tout ceci avec Jules, Alfie aurait voulu avoir l’opportunité de réfléchir à la question pour lui-même ; il est désormais trop tard pour cela et il ne peut que tenter de formuler des réponses qui sauraient traduire de celles qu’il n’a pourtant pas. Au-delà d’une simple question de vouloir fonder une famille ou non, c’est toute la question des projets qui s’impose à lui ; de tous ses projets auxquels Alfie a toujours refusé de songer car ce n’est pas ainsi qu’il mène sa vie et ce n’est pas ainsi qu’il entend la mener. Et il n’est pas stupide, il sait pertinemment que sur ce point-là lui et Jules se veulent être de parfaits opposés ; et que la complémentarité qu’il perçoit au quotidien entre eux a des limites. Seulement, il ne pensait pas y être un jour confronté – pas parce qu’il aurait voulu poursuivre dans ce déni, mais parce qu’il espérait, naïvement, qu’une solution lui apparaîtrait d’ici que la situation se présente. Mais la conversation se poursuit et Alfie réalise qu’il n’y en a pas ; et que s’il est toujours capable d’improviser, aujourd’hui il se retrouve au pied du mur. C’est une sensation qui ne lui est pas familière, qui lui est carrément détestable. Et les paroles qui s’échappent d’entre les lèvres de Juliana lorsqu’elle sort de son mutisme ne font qu’accentuer les plaies qu’il s’est lui-même infligées. « J’aimerais vraiment te dire que j’en suis capable. » Mais ? Parce qu’il y a forcément une suite. Parce qu’elle lui donne l’impression d’être un chiot qu’elle flatte pour mieux l’attacher à la rambarde de l’autoroute. Elle le berce d’illusions, pour que le coup fatal fasse d’autant plus de dégâts. Et il attend Alfie, le cœur dans la gorge, la respiration coupée et les yeux qui la supplient. Dis-le. « Mais je n’en suis pas sûre. » Alfie reste silencieux. Il s’attendait à ces mots, mais il ne pensait pas que les entendre serait aussi difficile. « Je vais essayer. » Trop aimable. Alfie se pince les lèvres, acquiesce silencieusement, préférant s’enfermer dans ce mutisme qui lui est plus sécurisant que tout le reste. Il l’a constaté, ouvrir la bouche ne lui réussit pas ; et il ne voit pas pourquoi il devrait poursuivre dans cet effort. « Je ne voulais pas te mettre la pression. » Alfie hausse furtivement les sourcils, l’air de dire « et pourtant, on en est là », se contentant d’un vague « hm, hm. » qui clôt le sujet et d’ajouter une multitude de traits sous le prénom de Jules face aux nombreux points qu’elle vient d’engranger. Parce qu’au-delà de ne pas savoir quoi dire, il ne sait surtout pas quoi faire. Ce n’est pas seulement cette conversation qui lui devient inconfortable, c’est désormais leur relation toute entière qui lui semble compromise. Il ne sait pas comment il doit interpréter les choses. Elle va essayer. Elle va essayer quoi ? De ne pas trop lui en vouloir ? De ne pas le détester alors qu’il réduit à néant ses rêves ? De ne pas trop lui mettre la pression ? De ne pas s’imaginer une meilleure vie avec le voisin de palier, avec ce type croisé dans la rue, de ne pas chercher ailleurs ce bonheur qu’il ne peut lui offrir ? Alfie, détestant pourtant les plans sur la comète, en imagine désormais une multitude. Le contenu des scénarios diffèrent, mais l’issue est toujours là-même : il ne la rend pas heureuse, et viendra le jour où elle lui le reprochera. Elle le fait déjà, sans le vouloir. Elle va essayer. Ses mots tournent en boucle dans l’esprit d’un Alfie perturbé et silencieux. Elle va essayer. Et peu-à-peu, c’est une pointe de colère qui remplace le désarroi. Elle va essayer. Et lui, dans tout ça ? De toutes les fois où il a essayé de s’adapter à elle, à sa manière de vivre et d’appréhender son futur. Toutes ses fois où il l’a fait. Cette fois où il a mis son rêve de côté pour elle. Pourquoi rien de tout ceci n’est pris en compte ? Pourquoi il a l’impression de toujours être celui qui doit renoncer ? Et pourquoi, là où il avait encore l’impression, quelques minutes plus tôt, qu’elle parvenait à le comprendre, à le suivre, il est désormais à nouveau enfermé dans cette sensation que jamais il ne trouvera sa place, ni auprès d’elle, ni auprès des autres, parce qu’on lui demandera toujours d’être ce qu’il n’est pas, de s’adapter plutôt que d’accepter ce qu’il est.
Peut-être est-ce le fait d’être resté silencieux aussi longtemps qui le pousse à s’épancher plus qu’il ne l’aurait fait en temps normal. Peut-être est-ce l’impression de voir sa seule certitude être réduite en morceaux sans qu’il ne puisse rien faire. Peut-être est-ce cette impression de ne plus avoir rien à perdre qui motive Alfie d’admettre que ses réticences ne sont pas réellement liées au fait de vouloir ou non un enfant, mais de ne pas se sentir à la hauteur. Et il ne le sera probablement jamais, c’est quelque chose qu’il réalise à l’instant, une vérité à laquelle il n’a pas pu se préparer au préalable. Et bien-sûr que Jules ne comprend pas, parce qu’il ne comprend pas lui-même. Son auriculaire caresse la main timide de Jules, un bref instant, une seule seconde avant qu’elle ne fasse machine arrière au plus grand désarroi d’un Alfie. Elle va essayer. Elle n’essaie déjà plus. « Je sais, je sais, j'en… » J’en ai juste marre. Marre d’espérer que les autres arrivent à me suivre, alors que je n’y parviens pas moi-même. Alfie s’interrompt un court instant, et finit par parler. De ces choses qu’il n’appréhende pas encore très bien parce qu’il ne pensait pas qu’elles étaient réelles. Pourtant, elles sont bien là, tapies dans un coin de son esprit et de son cœur, et elles l’étouffent toujours un peu plus. Et il a l’impression, un bref instant, de parvenir à respirer, enfin, et ce n’est qu’à ce moment qu’il réalise qu’il est en apnée depuis si longtemps. Il est sincère dans chacun de ses mots, Alfie. Il ne se sent pas capable, il ne sera pas un bon père, il fera du mal. Parce qu’il finit toujours par le faire. Il aime se persuader qu’il parvient à être suffisamment censé pour se viser lui et seulement lui, mais ses actes causent toujours des dommages collatéraux. Ses parents et la relation brisée qu’il entretient avec eux. Amelia et son accident dont il est en partie responsable. Joseph et cette descente aux enfers dont il ne parvient plus à se sortir. Jules et ses rêves qu’il vient d’anéantir. Le regard ancré dans le sol, la voix de Jules lui semble lointaine alors que son esprit décide d’explorer son historique pour lui mettre le nez dans chacune de ses erreurs comme un chat auquel on force la propreté. « Je ne sais pas qui est-ce que tu essaies de décrire, mais ce n’est certainement pas le Alfie que je connais. » Si, c’est lui, seulement tu le connais pas parce que je refuse que tu fasses sa connaissance. Je refuse de reconnaître son existence. Alfie se mord l’intérieur de la joue, son regard finit par glisser près de la porte d’entrée, et il se surprend à prier. Il ne sait pas exactement quoi, mais il prie. Qu’Anabel se réveille, qu’un voisin bourré fracasse leur porte, qu’un oiseau s’écrase contre la fenêtre de l’immeuble, qu’Odie fasse une crise cardiaque, qu’il fasse une crise cardiaque. N’importe quoi, mais pitié, que ça s’arrête. Pitié, que ses idées se taisent. Pitié, que son imagination cesse. « Tu n’es pas l’irresponsable que tu décris. » Je le suis, et chaque parcelle de mon corps, couplé à mon dossier médical, peut te le prouver. Le type qui oubliera son gosse sur une aire d’autoroute, c’est moi. Le type qui oubliera de ranger les couteaux, c’est moi aussi. Le type qui sera à l’origine du traumatisme crânien de son gosse, c’est toujours moi. Le parent indigne qu’on décrit dans les journaux, c’est exactement moi. Et si Alfie demeure muet, il écoute. Et peu-à-peu, un fin sourire naît sur ses lèvres. Et elle marque des points, encore. Mais ceux-ci, il les lui accorde avec plaisir. Parce qu’on est ensemble. Parce qu’ils sont complémentaires, ils le sont depuis le premier jour. Et plus que jamais, cette complémentarité est essentielle à leur couple. Ils ont toujours fonctionné ainsi, et à cet instant, il se demande pourquoi il a imaginé que cela pourrait être un obstacle, alors qu’il s’agit d’un avantage, comme le précise Jules. Il l’écoute, et ses muscles finissent par se détendre alors qu’un sourire niais apparaît sur son visage. « J’ai jamais eu envie et encore moins besoin que tu deviennes différent ou meilleur. » Il a si longtemps recherché cette approbation de la part d’autrui, qu’Alfie ne sait guère comme réagir. Il relève la tête, écarquille les yeux, demeure muet encore quelques instants avant de murmurer un : « tu le penses vraiment ? » parce qu’elle doit se tromper, il ne voit d’autres possibilités. On lui a toujours demandé d’être une version différente ou améliorée de lui-même, qu’il en a parfois oublié que c’était des demandes anormales. Et à cet instant, il oublie que c’est une demande que lui a formulé la jeune femme il y a quelques mois de cela. Imitant le contact qu’elle a initié plus tôt, Alfie finit par tendre sa main près de la sienne pour entremêler ses doigts à ceux de Jules, dans l’espoir qu’elle ne recule pas, cette fois. Il se replonge dans son silence un bref instant alors qu’elle lui pose une question à laquelle il n’a jamais réfléchi auparavant. Principalement parce qu’à cet instant, la réponse lui semble parfaitement évidente, et qu’elle l’a probablement toujours été, seulement on ne lui a jamais demandé de la formuler jusqu’à aujourd’hui. Oui. Totalement. J’adorerais. « Je… Non, je ne crois pas, je ne pense pas. » Il hausse les sourcils, revient brièvement sur ses propos. « … parfois, comme tout le monde, mais pas vraiment. Je gère, je me gère, alors… ça me convient ainsi. » Et ça lui convient surtout parce qu’il n’a guère d’autres choix, et qu’à passer trente ans, il est trop tard pour découvrir qu’il est réellement ou qu’il veut être. Alfie s’est fait à l’idée – il croit – et il accepte la situation. « J’ai parfois peur de trop t’en demander. Je veux dire, c’est pas ton rôle, tout ça, de t’assurer que je puisse être responsable, d’avoir ton copain à charge, à surveiller, en plus de ton enfant. » Il confesse en laissant échapper un soupir. « C’est juste que… parfois, j’ai peur qu’un jour tu n’en puisses plus. Ce serait compréhensible, tu serais pas la première. » Et désormais, il sait que ce jour finira par arriver. Parce qu’elle va essayer. Mais elle n’y arrivera pas.
L’utilisation d’une basse manœuvre qui devrait être interdite par le code Maslow-Rhodes est ce qui permet finalement à Alfie d’emporter cette victoire qu’il ne mérite absolument pas. Malheureusement, je ne peux pas le blâmer puisque je suis la première à user et abuser de ce stratagème dès que je sens que la situation m’échappe et que la victoire a plus de chance d’être emportée par ma moitié. Nous sommes des habitués de ces petites compétitions sans importance, qui ressemblent, au moment où elles ont lieu à de grands combats d’importance presque vitale qui heureusement ne le sont pas vraiment puisque j’en ressors rarement victorieuse. Alfie est doué pour ça, il sait retourner la situation à son avantage en une fraction de seconde, il réfléchit vite, trouve de jolies parades et lorsque la situation semble perdue, il va dénicher un nouvel argument auquel je ne m’attends absolument pas et qui m’oblige à rendre les armes, non sans râler, plus pour la forme qu’autre chose. Cette fois encore, c’est lui qui aura eu le dernier mot mais cette victoire facile obtenue avec un argument qui n’en est pas vraiment un est sans doute moins jolie que d’habitude. « Totalement. » J’admets, encore moins en capacité de lutter alors qu’il glisse ses mains contre moi et se rapproche suffisamment pour que je sente son souffle sur ma peau. Il aurait pu réussir à me faire taire définitivement s’il n’avait pas jugé bon de prononcer une énormité en guise de vérité. Cette fois, je suis obligée de le reprendre, ne pouvant pas laisser passer une information aussi erronée sans intervenir, lui rappelant les progrès qu’il a à faire en matière de stabilité. Venant de moi, ce n’est absolument pas une critique, j’aime qu’il soit impulsif et changeant parce que je suis sûrement un peu trop constante et que ses lubies viennent pimenter ma vie juste assez pour que je ne tombe pas dans cette routine dans laquelle je serais bien capable de m’enfermer sans son aide, même si cette dernière ne me rendrait pas spécialement heureuse. Je ne suis pas douée pour l’improvisation, je ne suis pas douée pour la désorganisation et pour tout un tas d’autres choses dans lesquelles il excelle. Toutefois, ne pas le charrier alors que ce n’est plus une perche qu’il me tend mais plutôt un baobab aurait été criminel et c’est avec plaisir que j’enfonce le clou. « J’ai bien peur que ce ne soient pas des méthodes que j’ai l’habitude de pratiquer, mais pour toi, je crois que je suis capable de faire quelques concessions. » En l’occurrence, les concessions demandées ne sont pas insurmontables, je crois mêmes qu’elles joueraient plutôt en ma faveur. Toutefois, je doute qu’Alfie soit un jour capable de trouver réellement le juste milieu, cours particuliers ou non et ce, peu importe le professeur qui lui dispense lesdits cours.
Peut-être que cette discussion légère aurait dû se poursuivre, on aurait continué à se piquer pour finir par sombrer dans le sommeil, le sourire aux lèvres jusqu’à ce que notre petite invitée transformée en tornade matinale vienne nous tirer du lit pour entamer cette journée avec toute la bonne humeur nécessaire. J’aurais préféré que ça se passe comme ça, vraiment, et pourtant c’est moi qui suis à l’origine de la tournure trop sérieuse et particulièrement désagréable que prend cette conversation. Ai-je eu tort de parler de mes envies de fonder une famille ? Je commence à croire que oui et alors que je patauge tant bien que mal dans mes explications, le visage d’Alfie se ferme de plus en plus. Je voudrais tellement le rassurer, lui dire que tout va bien, qu’il n’a aucun souci à se faire, mais ce serait un mensonge et je ne veux surtout pas commencer à ne pas être honnête avec lui. Nous avons toujours tout partagé, je ne peux pas être celle qui créera les premiers non-dits de notre couple, ceux qui finiront par nous revenir en pleine face parce que l’effet boomerang des vérités que l’on cache est de toute façon inévitable. Tout ce que je peux faire, c’est lui promettre d’essayer d’attendre qu’il soit prêt, de lui laisser le temps dont il a besoin, de ne pas lui mettre la pression et de tout faire pour qu’on finisse par être sur la même longueur d’onde sans que l’un d’entre nous ait besoin de se forcer à faire quoi que ce soit. Je ne peux pas le pousser à devenir père, c’est quelque chose de trop important pour qu’il le fasse à contre-cœur et il a au moins l’honnêteté de me dire qu’il ne se sent pas capable de l’être. Le problème, c’est que je ne sais pas du tout combien de temps ça peut durer et je ne peux pas lui demander de me donner une deadline. Qu’est-ce que je ferais si c’est permanent ? S’il se rend compte qu’une famille n’est tout simplement pas essentielle pour lui ? Qu’il ne voit pas son avenir avec des enfants et un foyer stable ? Comment ai-je pu attendre trois ans pour parler de ce détail qui n’en est pas un ? Je déteste avoir la sensation que tout est remis en question parce que s’il y a bien une chose que je ne veux pas questionner c’est le couple que je forme avec Alfie. Je suis incapable d’imaginer ma vie sans qu’il en fasse partie et je ne veux pas qu’il puisse avoir à y songer de son côté. Il n’a pas le droit de m’abandonner, ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais. En abordant ce sujet, je le mets face à des doutes qu’il n’avait peut-être pas jusque-là. Je suis vraiment une copine affreuse. Pire que tout, il se plonge désormais dans un mutisme éloquent et j’ai la très nette sensation qu’il est en train de baisser les bras. Lorsqu’il reprend la parole c’est avec une lassitude évidente teinté d’un désarroi que j’ai du mal à interpréter. Je voudrais être dans sa tête pour savoir tout ce à quoi il est en train de penser à cet instant et qu’il n’exprime pas pour une raison que je ne comprends pas. C’est le bon moment pourtant de me dire ce qu’il a sur le cœur, de se confier, de me dire sincèrement ce qui lui pose un problème dans tout ça. J’ai toujours pensé qu’on se disait tout, qu’il n’y avait pas de sujet tabou mais j’ai tort et la réalité me frappe bien plus douloureusement que je ne l’aurais souhaité. Alors j’essaye encore de le rassurer, j’argumente sans trop savoir dans quelle direction je vais ou si mes propos sont pertinents. Mes paroles sont fluides parce que j’exprime tout simplement ce que je pense et je pensais qu’il partageait mon point de vue. Il a une si piètre image de lui-même et si j’avais déjà conscience que certains événements de sa vie l’ont affecté au point d’avoir un impact sur sa confiance en lui, jamais je n’avais envisagé que ce soit à ce point. J’ai l’impression de ne pas le connaitre ou au moins de ne pas le reconnaitre à cet instant précis et c’est vraiment très déstabilisant. Malgré tout, je parviens finalement à le faire sortir de son mutisme. Enfin. « Bien sûr, c’est évident. » En tout cas, ça l’est pour moi, la tolérance est essentielle dans un couple et si nous ne parvenons pas toujours à nous comprendre puisque nous sommes très différents, nous avons au moins toujours respecté ces différences et surtout les faiblesses qui les accompagne. Si Alfie a été capable d’attendre pendant vingt minutes que je range par ordre alphabétique tous les livres de la bibliothèque alors que nous étions invités à déjeuner, je crois que je peux moi aussi accepter de rentrer chez moi en étant accueillie par un bazar monstre et une énigmatique odeur de brûlé, de temps à autres. Bien sûr, c’est une caricature, c’est bien plus que cela, nous avons nos failles respectives mais pour ma part, je les ressens moins lorsqu’il est là parce qu’il me rend plus forte. Une fois de plus, j’ai l’impression qu’il ne partage pas mon avis et ça me blesse plus que je ne veux bien l’admettre. Malgré tout, ce n’est pas de moi dont il s’agit mais de lui et s’il a besoin d’exprimer un mal-être dont je n’ai pas conscience, le moment est bien choisi pour qu’il le fasse. Lorsqu’il nie avoir besoin de changer, je suis un peu surprise mais ça me conforte dans l’idée que je ne le connais peut-être pas aussi bien que je le pense puisque même dans l’interprétation de son attitude, j’arrive à me tromper complètement. « D’accord. » Je capitule, sans même envisager une seule seconde d’insister. Si ça n’allait pas, il me dirait et comme il vient de me le dire, il gère, donc je n’ai pas à remettre quoi que ce soit en question. Je resserre la pression de mes doigts qu’il a entrelacés entre les siens, comme pour renforcer cette proximité alors qu’en réalité, même en étant à quelques centimètres de moi, je crois qu’il ne m’a jamais semblé aussi loin. « Je… Tu n’es pas une charge pour moi. » Toutes ses craintes me semblent tellement injustifiées que j’ai du mal à trouver un argument pour les contrer. Le Alfie que je connais – ou plutôt que je croyais connaitre puisque je commence à douter de mon propre discernement – n’a rien d’un poids pour moi et ne le deviendra jamais. J’ai conscience que ce bébé dont j’ai tellement envie remet beaucoup de choses en question, mais certainement pas l’amour que je lui porte et mon envie d’être à ses côtés. « Être avec toi n’est pas une contrainte, je n’ai pas l’impression d’agir par devoir, tu ne m’obliges à rien du tout. » Si je le suis dans ses délires, c’est pas plaisir, si je canalise son trop plein d’émotions c’est parce que j’aime être là pour lui, si je le serre dans mes bras lorsqu’il peine à trouver le sommeil c’est parce que j’en ai autant besoin que lui. Bien sûr, nous traversons nos difficultés, comme tous les couples et particulièrement en ce moment alors que je viens de lâcher cette bombe qu’il n’était pas prêt à réceptionner, mais je ne pensais pas que ça l’amènerait carrément à remettre en question notre quotidien que je jugeais pourtant sans nuage. « Peut-être que c’est moi qui t’en demande trop, en fait. » Cette idée me frappe soudainement et me parait bien plus pertinente que toutes celles qu’il vient d’énoncer. « Je veux dire, si tu as l’impression que je suis toujours derrière toi à veiller sur toi, c’est que je suis trop souvent sur ton dos. » Il doit alors avoir l’impression que je remplace sa mère, mère avec laquelle il entretient des rapports conflictuels dont je me garde de me mêler puisque je ne maitrise pas tous les paramètres du conflit en question. Comment en sommes-nous arriver là ? De fonder une famille, nous voilà en train de remettre en question notre mode de fonctionnement à deux alors que ça fait plus de trois ans que ça fonctionne, plus de trois ans qu’on s’aime et plus de trois ans que mon bonheur est presque sans nuage. Malheureusement, j’aurais dû m’assurer que la réciproque était vraie parce que ça ne semble pas être le cas. « Je crois que tu me sous-estimes, je n’ai pas l’intention de te lâcher. » Mais évidemment, ce désir d’enfant plane toujours au-dessus de cette conversation, rendant cette vérité un peu moins vraie alors qu’elle l’aurait pourtant été dans n’importe quel autre contexte. Et parce qu’il me semble décidément beaucoup trop loin, lorsque je lâche sa main, cette fois, c’est pour me blottir dans ses bras, fermant les yeux un instant en espérant que cette conversation s’efface pour qu’on puisse faire comme si elle n’avait jamais eu lieu. Je sais que ce n’est pas possible, non seulement elle a eu lieu mais elle nous affecte bien plus que je l’aurais imaginé. « On y arrivera. » Je murmure, sans trop savoir s’il m’a entendue ou non et sans être persuadée que ce soit vraiment lui que j’essaie de convaincre plutôt que moi.
Bien-sûr qu’il connaît Jules, suffisamment pour ne pas s’étonner – ni s’offusquer – quand elle s’émerveille autant devant la possibilité de ramener divers échantillons d’hôtel chez eux et passer un après-midi tout entier à trier ceux-ci selon une classification qui n’aura du sens que pour elle. Il n’a jamais été dérangé par les manies de la jeune femme, et s’il a parfois essayé de l’aider à s’en débarrasser, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un comportement qui l’insupporte, mais parce que cela en devient parfois difficile à vivre pour la principale concernée. Il n’a jamais tenté de la changer – du moins, sans son consentement – de la même manière qu’elle n’a jamais essayé (ou presque) de le faire de son côté. Alfie apprécie la jeune femme pour qui elle est, et aussi surprenant que cela puisse paraître, ce côté psychorigide a en partie été une des raisons pour lesquelles il est tombé sous son charme. Pour autant, qu’elle ne s’attende pas à ce qu’il approuve cette perspective quand celle qu’il lui propose lui paraît bien plus appréciable ; et force est de constater que sur ce point, il a su la convaincre. Les échantillons sont très vite oubliés grâce à la faiblesse de Juliana, qu’il ne manque pas de souligner même si en réalité, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Le plus faible d’entre eux, c’est bien lui, et elle aurait pu prononcer exactement les mêmes mots qu’il vient de le faire alors qu’il se serait enjoué pour une visite au salon du quinoa qu’il aurait celui qui baissait les armes. Mais ce n’est pas le cas ; et c’est la raison pour laquelle il affiche cet air satisfait sur le visage alors qu’il l’emprisonne dans ses bras et affiche son plus beau sourire victorieux. Sourire qui ne fait que s’agrandir alors qu’elle confirme sa faiblesse et qu’il concède à lui voler un baiser furtif sur les lèvres – parce qu’il demeure le grand gagnant de ce (terrible) affrontement, et qu’il ne faudrait pas lui accorder trop de gain. Du gain, c’est ce qui attend Jules alors qu’elle lui refuse des cours de soutien gratuits pour trouver ce fameux juste milieu. C’est de bonne guerre après leur soirée d’anniversaire, et loin de s’en offusquer, Alfie apprécie d’autant plus ce retour de boomerang. Oh, bien évidemment, il n’est pas au bout de ses idées et il compte bien faire en sorte que le paiement soit tout arrangeant pour elle qu’il ne le sera pour elle – ça exclut d’office le paiement en espèces, mais ça impose presque celui en espèces. Une perspective qui ne correspond pas aux méthodes habituelles de la professeure Rhodes, mais cette dernière est prête à faire quelques concessions, de quoi provoquer un nouveau sourire à Alfie. « Voyez-vous ça... » Qu’il murmure d’un ton entendu, amusé, alors qu’il lui vole un nouveau baiser, toujours furtif alors qu’il se remémore qu’ils ne sont pas seuls – et à cet instant, il n’a jamais été aussi agacé d’avoir à garder sa filleule.
Mais le soufflé retombe très vite, et le jeu de séduction n’est plus qu’un vague souvenir tandis que la question de Jules lui fait l’effet d’une douche froide pour calmer radicalement cette chaleur instaurée entre eux il y a encore quelques secondes. C’est efficace ; Alfie en oublie bien vite les quelques pensées qui ont traversé son esprit lorsque ses mains se sont resserrées autour de la taille de Jules, et ce qui encombre désormais son crâne n’est pas aussi agréable. Ça se bouscule là-dedans, ça le travaille, ça le perturbe ; et il ne parvient pas à formuler une réponse convaincante. Ce n’est pas aussi simple que le fait de ne pas aimer les enfants ou ne simplement pas en vouloir. Au fond de lui, il pense en vouloir, il ne sait juste pas quand, et dans quelles circonstances. Car celles actuelles ne conviennent pas à l’arrivée d’un bébé, même si Alfie n’arrive pas à le formuler ainsi. Il n’est pas prêt – il peut l’admettre, car cela ne lui paraît pas être une surprise compte tenu de sa personnalité encore elle-même enfantine. Il a des peurs, il a des craintes comme tout un chacun ; mais il y a aussi ses conditions qui ne sont pas remplies et ne le sauront peut-être jamais. Son métier tout d’abord, qu’il considère comme incompatible avec la présence d’un enfant, argument qu’il manque de formuler pour convaincre encore un peu plus sa petite amie que ce n’est pas une bonne idée avant de se rétracter en songeant en fait que justement ; son métier est parfaitement compatible avec l’arrivée d’un enfant. Parce qu’il est professeur, désormais, Alfie, il ne court plus le terrain et les pays, il est devenu un gentil fonctionnaire bien sédentaire, qui peut se permettre de prendre un semestre sabbatique pour s’occuper de sa progéniture. Qu’on se le dise ; il n’a aucune envie d’être père au foyer, mais il a encore moins envie d’avoir à abandonner ses envies de terrain pour le bonheur de son enfant. Égoïste ? Parfaitement, et là-aussi c’est un élément qu’il se garde bien de révéler à Juliana. Alfie se sent à l’apogée de sa vie – cette vie qu’il envisage toujours très courte. Il vit, du moins il croyait jusqu’à récemment, ce qu’il voit comme ses meilleures années : enfin stable (ou presque), libre, heureux (il croit), la naissance d’un enfant lui semble être en mesure de tout basculer. Il aime l’idée de se lever le matin sans avoir de compte à rendre, à pouvoir filer avec sa planche en surf près de la côte sans se préoccuper du reste, partir un week-end à Melbourne sur un coup de tête parce qu’il a décidé que cela pouvait être une bonne idée. Il aime n’être responsable de personne – pas même lui –, de pouvoir s’échapper dès qu’il le souhaite, de n’avoir rien d’autres à penser que son prochain plat de quinoa ou son prochain séjour à l’hôpital, de décider dix minutes avant que ce soit il ira voir un film au cinéma ou manger dans le restaurant le plus excentré de la ville. Toutes ces choses qui seront fortement perturbées par une vie de famille – ce n’est donc définitivement pas envisageable pour lui dans l’immédiat. Mais de l’immédiat, c’est ce que semble vouloir Jules, et c’est pour cette raison qu’il est autant perturbé. Elle peut nier les faits ; toujours est-il que ses propos ne parviennent pas à le rassurer alors qu’elle prétend qu’ils ont du temps, beaucoup de temps, et qu’elle saura être patiente. Du moins, elle essayera. Il n’est pas stupide, Alfie, leurs positions sont peut-être opposées ; elles n’en demeurent pas moins similaires. L’un doit faire des concessions pour le bonheur de l’autre et égoïstement, il se dit qu’il en a suffisamment fait pour leur couple pour ne pas être celui qui doit s’adonner aux prochaines. Cette certitude ne l’aide pas à s’apaiser et tout ce qu’il perçoit dans le silence de Jules ou dans son regard perdu n’est que des signes qui lui confirment qu’elle n’y arrivera pas. Il la connaît, il sait à quel point la famille a toujours été importante pour elle et il sait qu’il lui demande de s’en priver – une demande à laquelle elle concédera peut-être quelques semaines, quelques mois, mais qu’elle remettra en cause dès lors que c’en deviendra trop dur à supporter pour elle. Et ce sera le cas, un jour ou l’autre, il ne se fait pas d’espoir – autant anticiper pour que la déception en soit moins douloureuse.
Il a un regain d’espoir malgré lui lorsqu’elle lui affirme qu’elle n’a jamais voulu qu’il soit meilleur ou différent, et il n’est plus question d’enfant, mais de lui. Un instant, il en oublie la conversation alors qu’il cherche une ultime approbation à cette idée qui ne parvient malgré pas à se frayer un chemin dans son esprit – trop conditionné pour être une déception constante aux yeux des autres. Si Jules ne l’a jamais formulé, il s’est dit à plusieurs reprises qu’elle ne devait pas en penser le contraire. Il a toujours eu une certaine facilité pour gâcher ses relations et, au fond de lui, il s’est douté plus d’une fois qu’il parviendrait à la même issue avec Jules – qu’il le veuille ou non. C’est pour cette raison qu’un fin sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’elle certifie une nouvelle fois ne pas vouloir qu’il change, lui donnant l’impression que cette conversation et ses conséquences ne seront pas aussi désastreuses à termes qu’il ne l’envisage pour l’instant. Il se veut moins confiant alors qu’elle lui demande si lui, il voudrait changer, parce que la vérité c’est qu’il n’en sait rien. Ou il ne le sait que trop bien, mais il se doute qu’il est trop tard pour cela. Plus jeune, il avait espéré de nombreuses fois qu’on trouve une solution miracle qui lui permettrait de vivre avec ses pensées envahissantes et son énergie débordante, il avait imploré de nombreuses fois ses parents pour qu’ils l’aident à comprendre ce qui n’allait pas chez lui ; sans succès toutefois. Il était resté avec ce mal-être jamais pris au sérieux, jusqu’à ce que celui-ci explose à l’adolescence et qu’il prenne les choses en main. Il avait changé, enfin. Il s’était convaincu que c’était pour le mieux, et peut-être qu’au fond il sait encore que ce fut pour le mieux, mais il avait dû se rendre à l’évidence : ses besoins personnels étaient étouffés par les règles sociétales, et jamais il ne pourrait conjuguer les deux. Il avait dû se résoudre à faire un choix, et il avait très vite compris qu’entrer dans un moule semblait bien plus essentiel qu’être heureux.
Heureuse, il n’est pas certain que Juliana le soit compte tenu de la charge qu’il peut représenter parfois, et des idées folles qu’elle doit souvent canaliser pour ne pas qu’il se mette en danger plus qu’il ne le fait déjà. En réalité, un enfant, elle en a déjà un dans un sens, et il n’est pas sûr qu’elle puisse assumer d’en avoir deux, d’avoir autant de charge sur ses épaules – elle qui en a déjà tant eue à l’adolescence. Et si un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’elle le rassure une nouvelle fois, la réalité le frappe bien vite : elle passe son temps à le rassurer, elle gaspille son énergie à réparer ses insécurités. Il est une charge, et il le sera toujours ; seulement, elle ne s’en rend pas compte. « Quoi ? » Il demande aussitôt quand elle pense lui en demander trop, avant qu’elle ne justifie cette pensée. « Non, non, si c’est ce que tu as compris je- non, je t’assure que ce n’est pas ça. » Il confirme, sa main toujours dans la sienne, et son pouce qui caresse délicatement sa peau. « C’est absolument pas l’impression que j’ai. Enfin, que tu sois sur mon dos, je veux dire. Quant au fait de veiller sur moi, je-heureusement que… quelqu’un le fait. »Il précise, un sourire pincé sur les lèvres, songeant un bref instant à sa mésaventure (puisqu’il ne s’agit que de ça) qui l’a fait revenir de force à Brisbane. Et même en dehors de cela, il sait qu’il peut toujours compter sur Jules – et ça lui fait du bien de compter pour quelqu’un. Un sourire plus sincère s’affiche sur ses lèvres alors qu’elle certifie qu’elle n’a pas l’intention de le lâcher, et si ce sont des paroles qu’il apprécie, cela ne parvient pas tout à fait à apaiser l’ambiance. Qu’importe, il se fait à l’idée de faire semblant si cela peut leur permettre de clore cette conversation qui a remis tant de choses en perspective. Il tente de rattraper sa main qui s’échappe de la sienne, pour finalement réceptionner avec soulagement la silhouette de Jules contre la sienne. Ses lèvres viennent caresser la tempe de la jeune femme alors que ses bras la serrent tout contre lui. Un sourire pincé qu’elle ne peut pas voir se fraye un chemin sur ses lèvres lorsqu’elle précise qu’ils y arriveront – parce qu’il ne sait pas vraiment s’il en est convaincu. Il se détache de la jeune femme pour plonger son regard dans le sien. « Allez, viens. » Sa main rejoint à nouveau la sienne pour emprunter la direction du lit, dans lequel il se jette à nouveau, bientôt rejoint par sa petite amie contre laquelle il ne tarde pas à se coller, ses mains autour de ses hanches et sa tête dans son cou. Sauf que ce simple geste qui parvient habituellement à l’apaiser et à lui permettre de trouver le sommeil pendant une poignée d’heures demeure ce soir inefficace car il est la raison de son angoisse ; et qu’il se questionne quant à savoir combien de temps encore il pourra la serrer tout contre lui avant qu’elle n’en puisse plus.