C'était la première fois qu'elle mettait les pieds dans une maison d'arrêt composée de détenus exclusivement masculins. Jusqu'à présent, Romy était restée dans le confort relatif du centre correctionnel pour femmes dirigé par son père, et ce depuis qu'elle était en âge de marcher. Elle y avait ses repères, ses habitudes -si l'on pouvait dire ça de cette façon- au travers des nombreux stages effectués, mais pour sa dernière année d'études, la gamine Ashby n'avait pas eu d'autre choix que de se diversifier et d'aller observer d'autres établissements, à regrets. C'est ainsi qu'elle se retrouvait pour les trois semaines à venir dans ce centre pénitencier qu'elle ne connaissait pas, avec pour mission de réaliser une étude sur le bien être en prison. Comme si cette phrase n'était déjà pas une immense connerie à elle seule. La petite blonde traînait les pieds, peu encline à se pencher sur un projet auquel 1) elle ne croyait pas et 2) qui la mettrait en contact avec une population carcérale à laquelle elle n'était pas familière, et qui la considérait certainement comme une espèce de gratte papier débarquée tout droit d'un service de hauts perchés à la mairie, ce qui au passage, n'était pas totalement faux puisque cette étude était de leur fait et qu'on lui avait refourgué le bébé à son arrivée pour justifier de sa présence entre leurs murs. Ben voyons. "Vous avez trente minutes. Restez à votre place, pas de contact physique avec le détenu." Arrivée face au sas d'une pièce qui servait aux entretiens entre le personnel et les prisonniers, Romy se demandait bien à quel moment elle avait l'air aussi stupide pour se laisser approcher par son rendez vous à venir, mais son interlocuteur, l'un des gardiens aux allures de cow boy, semblait faire son job, à savoir : un énième contrôle d'autorisations -ô joie- et autres mises en garde qu'elle connaissait par cœur maintenant. "Vous avez un bouton de secours si besoin, on vous regarde à la caméra." Et c'était tout. Un bourdonnement sonore lui indiquait que la porte était ouverte, et là voici désormais face à ce type en tenue beige dont les poignets étaient reliés par des menottes attachées à la table dans un enchevêtrement de chaînes qu'elle trouvait assez dangereux. Pour elle. S'approchant avec autant d'assurance qu'elle le pouvait (c'est à dire très peu) Romy se laissait glisser en face, sur une chaise métallique inconfortable et clouée au sol pour éviter toute sorte de débordement. Elle se délestait au passage de l'énorme dossier qu'elle avait amené avec elle, le lourdant sur la table. Ce dernier comportait des éléments sur le type à interroger : nom, prénom, état civil, et crime commis, mais aussi le contenu de cette fichue étude dont la première question était jugée par l'étudiante comme relativement stupide : "Joseph Keegan. Vous avez pris cinq ans pour trafic de drogue il y a six mois ... et votre seule exigence pour le moment a été d'avoir une bible à disposition dans votre cellule ? Ok." qu'elle commençait en parcourant rapidement des notes qu'elle n'avait pas lues, sans quoi elle ne tirerait pas une tête aussi surprise tant elle bloquait sur le dernier point. Depuis quand un type qui était en taule pour ce genre de délits était aussi attaché à Jésus et à ces conneries ? Puis elle se rappelait qu'il s'appelait Joseph. "Ouais, euhm, est ce que vous trouvez que votre foi est respectée ici ?" Autant commencer par là, tant qu'on était dans le thème. Il y avait de fortes chances qu'elle zappe les premières questions de toute façon.
Elle savait que son allure ne jouait pas en sa faveur, qu'elle avait l'air trop jeune, trop frêle, trop douce, et ce bien malgré elle. Romy n'était pas de celles dont la présence se remarquait au premier coup d'oeil, elle n'avait rien de magnétique, de particulier si ce n'est des yeux d'un bleu pâle et sa conduite de bichette effarouchée. Son arrivée dans cette pièce n'était en rien fracassante, bien au contraire. Lamentablement retombée sur cette chaise métallique, un dossier qu'elle avait balancé sur la table sans avoir pris le soin de le lire au préalable ; la blondinette n'avait aucune envie d'être ici, et si elle tentait d'afficher un masque professionnel face à son interlocuteur du jour, ce dernier ne prenait pas. « T’as l’assurance d’un pitbull, toi. C’est la première fois qu’on t’enferme avec un méchant monsieur ? » Elle penchait la tête sur le côté tandis que le dit Joseph Keegan lui montrait ses poignets dont les menottes qui y étaient accrochées émettaient un tintement métallique glacial. Qu'est ce qu'il faisait froid ici. « Ils t’ont probablement dit que j’suis pas dangereux, pourtant… Les menottes semblent dire le contraire. » Il aurait presque eu l'air grotesque dans sa façon de se tenir, ainsi à son aise avec cet air moqueur flanqué sur le visage, et Dieu sait que Romy aurait aimé savoir donné le change, mais la vérité étant qu'elle était dans d'autres dispositions. Agacée, ennuyée, contrariée, embêtée.. la jeune femme se foutait pas mal de cette étude qu'on lui avait refourgué, et elle mentirait si elle disait se sentir tout à fait à l'aise au contact des détenus encore. Si le courant passait bien avec les femmes en règle générale, sa candeur lui donnait un sacré fil à retordre en ce qui concernait la population carcérale masculine... même si on lui avait assuré que ce type était loin d'être un gangster. « Si j’réponds à tes questions, j’reçois des friandises en retour, ou ça s’passe comment ? » qu'il demandait finalement, et elle en retour, tiquait bêtement sur son souhait. Romy avait été préparée à tout (absolument tout) sauf à ça, aussi ne put elle s'empêcher de relever le menton vers l'homme en face d'elle pour tenter de voir s'il était bel et bien sérieux. "On m'a jetée dans le grand bain sans brassards. Mais les menottes et notre distance de sécurité me font me sentir en sécurité." Faux. Absolument faux. Elle avait beau tenté d'avoir l'air aussi détachée et blasée que possible, la blondinette se voyait déjà virer au bleu avec des chaînes autour du cou, mais plutôt crever que de l'avouer. D'un geste du bras elle s'était contentée de désigner l'espace entre eux, et elle espérait que ce soit suffisant pour appuyer ses dires. Safe, elle était parfaitement safe. "Je suis encore à la fac, on m'a collé une étude "bien être en prison" sur le dos. Je peux essayer de vous trouver des skittles si on arrive à la fin de cette liste." qu'elle poursuivait en désignant du menton le bout de papier qu'elle se devait de noircir en recueillant les précieuses (tout était relatif) informations livrées par Keegan. ".. donc alors, cette foi ? Respectée ?" Bien décidée à ne pas se laisser distraire, Romy attrapait son stylo d'un geste presque décidé. Presque. Il lui était difficilement concevable de montrer un tant soi peu d'entrain face à cette étude. D'autant plus qu'elle n'avait absolument pas potassé le dossier de ce détenu et qu'elle faisait connaissance avec ce dernier en direct (ce qui n'était absolument pas professionnel, mais personne n'irait la dénoncer) ".. d'ailleurs, excusez moi, mais vous n'avez clairement pas la tête du bon chrétien. Vous vous êtes convertis en prison ? La religion ça vous aide à vous sentir mieux ?" et quoi ? Ok ces questions n'étaient pas dans la liste, mais 1) il n'y avait aucune raison que son interlocuteur ne l'apprenne, et 2) la réponse qu'il lui fournirait serait sans doute mille fois plus pertinente que les interrogations présentes sur cette foutue fiche.
Spoiler:
Maaaais t'as changé en friandises on parlera gâteries à un autre moment
Romy n’avait jamais été quelqu’un d’impressionnable. Elle avait beau se faire des scénarios tous plus terrifiants les uns des autres, comme : est-il possible que ce type puisse sauter au-dessus de cette table pour m’étrangler si je lui pose la question n°26 de ce foutu formulaire ?, elle arrivait à garder un semblant de distance entre le rationnel et l’irrationnel qui s’imposait à sa condition de gamine tout droit sortie d’un foyer de banlieue au schéma familial sans drama ni faux plis. Son interlocuteur hochait la tête, lui répondant d’un air bien trop paternaliste à son goût : « Tant mieux, tant mieux. Il n’y a rien de pire que la sensation de s’sentir en danger. J’suis content pour toi si t’arrives à garder ton calme dans un lieu aussi dangereux. » avant de ricaner, et elle en retour, penchait de nouveau la tête sur le côté en arborant l’ombre d’un sourire poli. Elle avait l’impression de nager dans une autre dimension avec cet homme. Il n’était pas comme les autres détenus qui peuplaient les cellules de cette prison, il avait quelque chose de différent, de plus sournois… mais après quelques secondes de réflexion, elle se rendait à l’évidence : ce n’était pas quelque chose qui devrait l’intriguer. La blondinette tachait de faire taire sa curiosité, se disant par la même qu’il était temps qu’elle se recentre sur l’objet de sa visite pour l’écourter au plus vite. Outre le fait qu’elle n’avait strictement aucune envie de se trouver là, le timer s’écoulait. On ne lui avait accordé que trente minutes pour son étude. Il était hors de question pour elle de se perdre en futilités, alors elle allait droit au but, n’hésitant pas à avouer qu’elle était étudiante si cela pouvait lui faire répondre plus vite à ses questions. « Aoutch. J’suis du niveau d’une étudiante, alors. Mon égo vient de se prendre une baffe. Cependant, j’peux pas refuser les Skittles. » qu’il grimaçait avant de jeter un regard à la caméra derrière laquelle devait se trouver quelques gardiens (elle l’espérait du moins). « J’peux les avoir tout de suite ? » Un silence, bien trop long, suivait les paroles du détenu Keegan, et durant lequel elle, peinait à garder son sérieux. La blondinette se mordait l’intérieur de la joue pour ne pas sourire ; ç’aurait été de mauvais goût, et plutôt que de laisser la possibilité au type de poursuivre sur cette lancée elle risquait de perdre à nouveau un temps précieux, alors elle avait embrayé sur son étude. Il avait beau s’appeler Joseph et réclamer qu’un exemplaire de la bible ne se tienne à disposition dans sa cellule, cet homme avait l’air de tout sauf d’un enfant de cœur … et de l’entendre glousser de la sorte ne faisait que la conforter dans cette idée. « Et toi, ta religion c’est d’me faire chier ? » Outch. Piquée, Romy relevait immédiatement le menton. Elle n’avait pas pour habitude de se faire bousculer de la sorte, ou du moins pas aussi directement, alors lorsqu’il corrigeait d’un : elle fut heureuse de ne pas avoir eu quelque chose d’autre à chercher pour lui répondre avec le peu de répartie qui était la sienne. « Oui, ma foi est respectée, si on veut. C’est pas comme si l’christianisme obligeait ses pratiquants à manger du homard et du caviar tous les jours. Et puis, les autres mecs m’respectent tellement qu’j’ai pas encore été enculé dans les douches. » Sans mauvais jeu de mots, la jeune femme aurait très bien pu s’exprimer d’un : ô seigneur qui aurait sûrement traduit la dureté de cette phrase qu’elle assimilait à peine, mais qui confrontait cette idée que non, elle n’était pas faite pour travailler auprès des hommes. Ou du moins, pas maintenant, elle n’avait pas les épaules suffisamment larges pour ne pas friser la crise cardiaque à chaque réponse qui brusquait un peu son esprit encore trop prude. Malgré tout, la gamine tenait le cap, elle ne cillait pas, ne tournait pas de l’œil, elle se contentait d’hocher la tête avec une fausse assurance qui ne trompait personne. « Ok, et c’est cool pour votre … enfin vous voyez quoi. » et en secouant doucement la tête, elle griffonnait les réponses du type sur son bout de papier. La prison respecte les pratiques religieuses de ses détenues , et basta. « Si t’arrives à m’poser une question intéressante, maintenant, c’est à toi que j’les refile, les friandises. D’ailleurs, c’quoi ton nom ? J’en ai marre de m’imaginer que tu t’appelles Roxanne. » cette fois ci ce fut un sourire amusé qui lui naissait au coin des lèvres tandis qu’elle reposait son stylo sur le dossier. « Presque. Je vous dit mon prénom si vous me dites … » reprenant la liste de ses questions pour trouver quoi faire peser dans la balance, Romy tentait de trouver quelque chose qui ne soit pas trop foireux à lui demander. « … comment vous trouvez la nourriture servie au self. Pas du caviar et du homard j’ai bien compris, mais ça va ? Vous sentez que vous avez accès à suffisamment de fruits et de légumes ? » Conneries. Elle s’exaspérait elle-même à poser ce genre de questions, mais quand bien même elle palliait à ce qu’elle estimait être du foutage de gueule en glissant un : « Romy » qui, elle l’espérait, suffirait à le motiver à lui formuler une réponse. Tout le monde ici connaissait où connaîtrait son prénom dans les jours à venir, alors un de plus un de moins ne faisait pas une grande différence.
Le type levait les yeux au ciel, soupirant d’un ennui qui arrivait à toucher la jeune femme tant elle se sentait aussi blasée que lui à l’idée de se trouver dans cette pièce avec cette liste de questions aujourd’hui. Ce n’était pas tant son job que cette étude qui l’ennuyait ; car si ça n’avait tenu qu’à elle, les paroles qu’elle lancerait au détenu Keegan ne porteraient pas sur sa foi ni sur la nourriture à peine comestible de la cantine. Autant de choses dont elle en connaissait la réponse et qui ne soulèveraient rien de plus qu’une vaste plaisanterie. Les douches étaient dégueulasses, les couchettes en polyester filaient de l’urticaire, et quant à la dignité des détenus … disons qu’elle avait pris un sacré coup lorsqu’en arrivant, on leur avait demandé de tousser devant un gardien, les fesses à l’air. Si plus tard, Romy développera de l’assurance et une capacité hors du commun à ne pas réagir à des conneries immenses, pour le moment elle n’était qu’une étudiante qui naviguait dans les eaux internationales de l’embarras, et alors qu’elle notait machinalement les réponses fournies par le type devant elle, à savoir : « J’me fiche complètement de c’qu’il y a dans mon assiette. J’mange c’qu’on me donne, j’ai jamais été difficile en c’qui concerne la bouffe. Et puis, j’saurais pas t’dire si la purée verte qu’ils nous font gober tous les jours est composée d’légumes. Ça goûte ni l’brocoli, ni les haricots, ni tous les légumes verts qu’tu peux nommer. » elle s’autorisait à lui livrer quelques informations sur elle, ne serait-ce que pour rendre cet échange plus attractif. Qu’aurait-il pu faire de son prénom dans le pire des cas ? D’autant plus qu’il n’était pas celui qui figurait sur son état civil… « De toute façon, ils pourront jamais m’donner ce que j’ai réellement envie d’manger. » Elle relevait le menton vers lui, haussant le sourcil en délaissant son carnet de notes. Elle ne s’attendait pas vraiment à ce qu’il soit coopératif dès la seconde question, alors prête à entendre quelque chose de plus intelligent que « De toute façon, ils pourront jamais m’donner ce que j’ai réellement envie d’manger. » -qu’elle ne comprit d'ailleurs pas tout de suite, la petite- Romy s'attendait au pire. Le brun regardait les murs, puis poursuivait pour faire sens : « Les seins d’une meuf, ronds, fermes. Y’a pas un seul pamplemousse qui peut remplacer ça ! Y’a un mec qui a l’exclusivité sur les tiens ? » Et voilà. Pas offusquée pour un sou, la blondinette dût se faire violence pour ne pas éclater de rire. Les remarques à caractère sexuel allaient souvent bon train dans cet univers, même chez les femmes, et c’étaient bien les premières choses auxquelles on l’avait prévenue. Romy s’y était habituée, davantage effrayée à l’idée de se faire étrangler par des menottes, que par celle de parler de ses deux ridicules œufs au plat devant un parterre de caméras. Tant qu’elle ne donnait pas son nom de famille ou son adresse, la jeune femme se sentait relativement en sécurité ici. « Je suis sûre qu’en cherchant bien il doit y avoir quelques détenus avec un joli 95D » qu’elle soufflait avec un sourire en coin, bien heureuse de constater qu’elle était dos aux dispositifs de vidéosurveillance et qu’elle pouvait dire ce qu’elle voulait sans prendre le risque d’être inquiétée quant à sa crédibilité de stagiaire. « Vous avez une femme ? … quelque chose qui y ressemble ? » se risquait-elle en éludant complètement 1) la suite du questionnaire et 2) la référence au petit ami volage qu’elle se traînait. Qu’importe l’étude, elle broderait avec ce qu’elle récolterait de cet échange, préférant se laisser porter par son intuition que par les demandes saugrenues qu’on lui avait intimé de se coltiner.
Romy n'avait pas été confrontée à beaucoup de détenus jusque maintenant. Si l'étudiante avait vu défiler quelques dizaines de femmes, en ce qui concernait la population carcérale masculine, c'était quasiment le vide intergalactique. Ce n'était pas tant qu'elle ne se sentait pas de taille face à une voix qui s’élèverait sûrement plus haut que la sienne, ou qu'elle n'avait pas envie de bosser avec le sexe opposé. Disons que depuis toujours elle s'était sentie concernée par la cause féminine ... et que de fil en aiguille, Ashby père étant le directeur de la prison ou elle avait effectué tous ses stages, la jeune femme ne s'était jamais vue travailler autre part. Ce stage était un changement d'environnement dont l'étudiante se serait bien passée, car si dans son esprit tout était déjà pleinement considéré, ses tripes, elles, avaient fait un joli saut périlleux lorsqu'on lui avait appris qu'elle devrait rester en tête à tête avec un détenu -à l'unanimité dépeint comme peu dangereux certes mais qui n'en demeurait pas moins un type avec des chaînes aux poignets, la situation pouvait rapidement dégénérer, non ? « Quoi ? Désolé, j’t’écoutais pas. Tu ne m’en voudras pas si j’suis pas trop attentif, j’essaye de gérer ma gaule ! C’est difficile, avec toi dans la pièce. T’imagines pas à quel point j’préférerais que tu sois celle menottée ! » Effectivement, le détenu Keegan n'avait absolument rien d'effrayant, même si Romy reste sur ses gardes, just au cas où. Faisant teinter ses menottes avec un regard appuyé vers la caméra, la blondinette fit preuve d'une grande retenue pour ne pas rire jaune, aussi pour la forme, elle s'était gratté le bout du menton en relevant son majeur dans un geste qui pouvait être amplement interprété comme une jolie marque de provocation, car c'était bien cela dont il était question. Elle était une gamine effarouchée, mais toute gamine éffarouchée qu'elle était, Romy était peu encline à laisser son corps ridiculement filiforme ne pas se faire respecter de la sorte ; bien qu'au fond ça l'amusait. « Tu voulais savoir mes conditions d’vie, ici ? Pour tout le monde, j’suis le détenu numéro… Mille-quatre-cent-vingt-cinq. Note ça. J’suis plus un être humain. Donc, non. Aucune fille ne tombe amoureuse d’un numéro. » Elle penchait la tête sur le côté, prenant quelques secondes pour répondre quelque chose. Ses coudes venaient se planter de part et d'autre de ce dossier qu'elle ne regardait plus, puis laissant reposer sa mâchoire sur l'une de ses mains, la petite blonde ne sut s'empêcher de commencer par une petite pique. "Si vous parlez de votre gaule et de menotter une fille cinq minutes après une rencontre, croyez bien que votre incarcération n'est pas la première chose qui rebutera l'heureuse élue." Heureuse étant vraisemblablement un bien grand terme pour désigner cette pauvre fille. Keegan était loin d'être le type bedonnant et couvert de tatouages faits en taule, il avait quelque chose de ... différent dans le regard, si bien que Romy ne put s'empêcher de se demander comment un petit con pareil avait pu se retrouver derrière les barreaux. Chez les femmes c'était souvent le même schéma. Précarité, instabilité familiale ... le duo gagnant. Mais chez les hommes ... la contrebande, la violence et toutes ces conneries arrivaient en tête. En toute honnêteté, si la blondinette savait que ce type était là pour une question de trafic de drogue, elle ne l'imaginait pas le moins du monde en baron dangereux attiré par les Rolex et les porto-ricaines à forte poitrine. "Je peux vous demander ce qu'il s'est passé pour que vous arriviez ici ? Enfin votre version, pas celle qu'il y a la dedans." Et par la dedans elle désignait d'un vague mouvement du crâne l'épais dossier administratif et barbant qu'elle s'était trimbalée en arrivant ici, les jambes flageolantes et l'envie de vomir, ce qui s'était arrangé fort heureusement. Maintenant, Romy n'était pas détendue -n'abusons pas-, mais plutôt ... intriguée.
Elle avait laissé tomber l'idée de se cantonner à la stupidité toute relative du questionnaire, préférant se laisser une marge de manœuvre plus conséquente pour en apprendre davantage au sujet du détenu Keegan. Si lui poser toutes ces questions du style : "comment trouvez vous la bouffe de la cantine" ou "pensez vous que l'on respecte votre foi" lui garantiraient de mener à bien cette étude qu'on lui avait demandé de réaliser, elle n'en saurait pas plus sur son comportement, sur sa vision des choses ici, en prison, et clairement, Romy n'avait pas l'intention de s'éterniser et de rencontrer mille et un détenu pour valider son diplôme. Elle broderait en ce qui était question de l'étude, apposant un "passable" à chaque évaluation du matériel et un "manque d'intimité" lorsqu'il serait question des communs qui était évident, e basta. Lorsque le type lui avait lancé son stock de paroles lourdingues, Romy n'avait pas cédé à l'agacement, au contraire. Plus amusée qu'horrifiée à l'idée de causer la gaule de quiconque dans cette pièce dans ces circonstances, l'étudiante s'était contentée de lui répondre avec détachement, mais elle ne s'était pas attendue le moins du monde à ce que le Keegan ne lui réponde un : « J’vois que j’arriverai pas à te déstabiliser comme ça. J’imagine que j’peux arrêter d’faire semblant d’être un pervers. Et, toi, tu peux arrêter d’faire semblant d’être aussi sérieuse. » qui le fit devenir soudainement beaucoup plus avenant. Il avait changé du tout au tout face à une Romy qui prenait presque avec soulagement ce revirement. Penchant la tête sur le côté, elle laissait l'ombre d'un sourire lui naître au coin des lèvres, se mordant finalement l'intérieur de la joue pour ne pas rire. "Pervers très convaincant, au passage." que commentait la blonde pour la forme, sans toutefois relever le passage la concernant. Le détenu serait déçu d'apprendre qu'elle était toujours sérieuse. Sans rien de transcendant, aussi fun qu'une petite cuillère. Romy avait du répondant, mais ce n'était pas pour autant qu'elle se sentait l'âme d'une héroïne des temps modernes. Encore maintenant elle était morte de trouille à l'idée d'être dans la même pièce qu'un type ayant écopé de la prison ferme, seule. La caméra la rassurait un peu, mais force était de constater qu'elle réussissait à donner le change, car en réalité, ses jambes la soutenaient à peine.
Elle devait avouer que le Keegan 2.0 était nettement plus accessible à la conversation que le précédent, et quelque part, ça lui permettait de se remettre à cogiter d'une façon bien plus logique ... et intéressée. Elle voulait en savoir plus, elle voulait acquérir de l'expérience, alors la gamine serait reléguée au placard le temps de cette entrevue. « Arrête de me vouvoyer, j’suis pas un fossile. » Ok. Romy opinait du chef, attendant simplement que le type recouvre ses souvenirs après avoir jeté un rapide coup d’œil à l'épais dossier qui traînait sous ses coudes. Il serait extrêmement mal vu qu'elle se mette à tutoyer un type, cette barrière étant imposée pour limiter un possible lien qui pourrait se tisser, mais soit. Elle bidouillerait. « T’as probablement déjà fait des mauvais choix, toi aussi. Enfin, des mauvais choix du point de vue des autres. J’ai simplement voulu survivre. » qu'il concédait en haussant les épaules, se mordant la lèvre dans un geste qui trahissait quelque chose qu'elle ne comprenait pas bien. Survivre en dealant ? Non. Il y avait l'air d'avoir quelque chose là dessous. « Ne me fais pas la morale. J’sais que j’aurais pu trouver un job légal et j’ai essayé, j’t’assure. » Nous y voilà. « J’me suis juste rendu compte que c’est pas l’argent qui permet à un mec comme moi de s’sentir bien. » qu'il murmurait après un coup d'oeil à la caméra, ce qui lui valut un recadrage de la part des gardiens en bonne et due forme ; ils étaient toujours là. « Il vous encule le détenu ! » Wait wait wait. Tempérant ces paroles d'un mouvement du bras, Romy l'incitait plutôt à poursuivre sans se douter que le sujet lui retombait dessus : « Toi, t’es probablement en train de faire un mauvais choix en décidant de travailler pour la prison. C’est déprimant, ici. À moins que ton… truc ne soit qu’une étude psychologique quelconque et que t’as l’intention de devenir psy. » et sur ce, il pointait l'épais dossier dont il n'était désormais plus question. Psy ? Ce serait une catastrophe et une augmentation en flèche du taux de dépression dans le Queensland. Non, la blondinette débordait d'énergie et d'optimisme, mais son truc c'était davantage d'aider les autres en les tirant vers le haut que d'écouter leurs problèmes à longueur de journée. "L'argent, on a pas forcément besoin de vendre de la drogue pour en avoir. Et c'est sûrement cliché ce que je dis, mais ça suffit pas pour être heureux." Elle haussait les épaules, amenant son menton contre son poing, pensive. "Et vou..tu regrettes ? Me sers pas le baratin habituel du genre "j'ai pris conscience de la gravité de mes actes blablabla" , tu regrettes d'avoir fait ça ou tu recommenceras une fois sorti ? Avec plus de précautions." demandait elle, vraiment intéressée par sa réponse. Ils étaient filmés, donc il y avait peu de chances qu'il ne lui répondre de façon 100% honnête, mais elle espérait encore que son statut d'étudiante lui permettrait de recueillir des propos un brin plus vrais que ceux qu'on aurait pu lui servir dans un cadre officiel. Au passage elle éludait toute la partie la concernant, comme pour rétablir une distance réglementaire maintenant qu'elle s'était autorisé le tutoiement. Romy se permettait malgré tout une précision : "... pas psy, non. Mais je ne trouve pas que travailler ici soit déprimant." Au contraire. Elle trouvait ce boulot enrichissant, bien que trop épuisant.
Romy était tout ce que l'on pouvait s'imaginer d'une gamine de vingt deux ans. Impulsive et effrontée, paradoxalement apeurée et incapable de suivre les règles sans se poser des questions. La jeune femme avait constaté -ravie- que son interlocuteur avait tombé le masque, qu'il lui parlait à cœur ouvert -du moins elle y croyait- bien qu'il ne semblait pas prendre sa remarque comme elle l'avait lancée. « J’arrive pas à le prendre comme un compliment. » Elle haussait les épaules ; "C'en était pas un." Romy avait loué ses talents d'acteurs de façon tacite, et même si sa nature la poussait à rester sur ses gardes, quelque part elle s'était dit que ce type ne lui ferait pas le moindre mal.
Consciente que ses paroles étaient épiées, la petite blonde l'avait écouté faire son petit laïus sans savoir exactement ce qu'il aurait été acceptable de répondre ou non. Elle n'était personne pour le sermonner -ni plus ni moins qu'une contribuable en apprentissage- mais il ne faisait pas l'ombre d'un doute qu'elle était persuadée que ce qu'elle lui avait répondu ensuite reflétait le fond de sa pensée, bien qu'elle se rendrait compte un peu plus tard que ses remarques, il vaudrait mieux qu'elle se les garde pour elle même. Si le détenu avait d'abord haussé les épaules, il s'était emporté là ou Romy -si elle n'attendait pas vraiment à un miracle de coopération- avait au moins aspiré à quelques éclaircissements. La jeune femme n'aurait pas su interpréter son énervement soudain : « Je me trompais, finalement. Tu n’essayes même plus d’être sérieuse. C’est la question la plus stupide que j’ai jamais entendue. » puisque non content de s'être fermé comme une huître, le type s'était relevé, s'était approché d'elle, et comme pétrifiée, elle avait été incapable de bouger. « Alors tu auras une réponse tout aussi stupide. En sortant d’ici, j’ai l’intention de te retrouver et de te faire avaler ton putain de crayon. » qu'il murmurait, et elle aurait presque pu sentir son souffle contre sa peau. Cette proximité la terrifiait, durait quelques micro secondes lui avaient paru durer des heures, elle fermait les paupières un instant, puis finalement la porte s'ouvrit brusquement. Le détenu se rassit avant même que l'un des gardiens ne doivent intervenir, et c'est à ce moment qu'elle s'autorisait à rouvrir les yeux. « C’était le dernier avertissement. Mademoiselle, nous vous prions de quitter la salle. Si vous le souhaitez, nous pourrons vous jumeler avec un autre détenu dans les prochaines semaines et vous n’oublierez pas de lui rappeler de ne pas faire de petits secrets. » La blonde ne se fit pas prier. Elle attrapait son dossier de ses mains tremblantes, ne relevant surtout pas le : « N’oublie pas ton crayon, Romy. » alors qu'elle rassemblait déjà suffisamment d'énergie pour lui faire face sans ciller. « Ah, et n'oublie pas les Skittles non plus ! » Tellement drôle. La jeune femme quittait la pièce ; sonnée, les jambes flageolantes. Elle se promettait de ne plus jamais se sentir en confiance si rapidement pour poser des questions aussi personnelles à des personnes qu'elle connaissait à peine. C'est en faisant des erreurs qu'on apprend, après tout.