“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
Une journée des plus banales commence aujourd’hui. Je me réveille, je me prépare pour aller bosser, j’arrive au restaurant je fais la mise en place avec mon équipe en cuisine et je vérifie que tout est prêt en salle. Comme tous les jours. Rien n’a changé. À ce moment-là je ne savais pas encore que j’allais avoir une visite après le service de ce midi. Ça fait maintenant presque une semaine que j’ai revu Alex. Une partie e moi avait été contente de la revoir, une autre frustrée, déboussolée voire en colère. J’ai toujours pensé qu’en la revoyant un jour, j’aurais des réponses à ces questions qui me hantent depuis maintenant de longues années. Mais je suis bien tombé de haut quand je me suis rendu compte qu’elle n’allait rien me dire. Même si elle m’a fait cette promesse : « Je te dirais tout, un jour. Promis. » Je m’en souviens très bien. Elle me l’a promis. Même si c’était la Alex bourrée elle m’a quand même fait une promesse. Alors j’espère qu’elle va s’y tenir. Je veux des réponses. Oui je sais je suis chiant vous allez me dire qu’il s’agit du passé et qu’il est peut-être temps que je passe à autre chose. Mais j’ai pourtant bien tourné la page croyez-moi, mais j’estime mériter de savoir la vérité non ? Même si la revoir a fait remonter tout un tas de souvenirs et sentiments que j’ai pu ressentir pour elle. Qu’est-ce qu’elle voulait dire par ‘je te dirais tout un jour’ ? Est-ce qu’elle a tant de chose à me dire ? Ces retrouvailles m’ont laissées encore plus de questions. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle j’en ai parlé à Juliana il y a quelques jours. J’avais besoin d’un avis et point de vue féminin sur la situation. Et dans ce genre de moment c’est toujours vers elle que je me tourne.
Tout était prêt, nous avions reçu une livraison de vin ce matin qui vient tout juste d’être rangée. Ce midi on a beaucoup de réservations alors je sais que le service ne va pas être de tout repos. Un peu avant midi les commandes commencent petit à petit à arriver en cuisine et on commence alors à s’activer derrière les fourneaux. J’essaie toujours d’avoir un œil sur chaque assiette qui est prête à sortir parce que je veux m’assurer qu’elles soient bien toutes parfaites. Pour moi, l’esthétique du plat est toute aussi importante que son goût alors si je vois une assiette pas très belle ou avec un petit défaut je demande systématiquement à ce qu’elle soit refaite. Oui je suis chiant et dans ce genre de moment je sais que mes employés doivent me détester. Mais en même temps ma réputation est en jeu et je suis vraiment très très perfectionniste. Et ça, chaque personne qui me connaît un minimum le sait. Je veux toujours que tout soit parfait et qu’on ne puisse rien reprocher aux plats que je sers en salle. Et malheureusement beaucoup de cuisiniers oublient le travailler de belles assiettes. Pour moi c’est presque carrément tout aussi important que son goût. On sent qu’il y a du mouvement en salle, et en cuisine on est tous en plein rush. Il est 12h30 et c’est clairement l’heure de pointe. Il faut aller vite parce que beaucoup vienne manger ici pendant leur pause déjeuner alors on ne peut pas se permettre d’être long à les servir. Dans tous les cas on ne doit pas être long parce que bien souvent c’est ce qu’on peut facilement reprocher à la cuisine. Etre long à sortir les assiettes. Sauf qu’il s’agit tout simplement d’avoir une bonne organisation et si c’est le cas, on peut facilement réussir à être plus ou moins rapide.
Il est à peu près treize heure trente et la plupart des clients sont en train de partir. L’heure de pointe est en train de toucher à sa fin, on est en train de finir de cuisiner les derniers plats et les derniers desserts sont en cours de préparation. Comme bien souvent après un gros service comme ça, je suis fatigué et je n’ai qu’une hâte : être ce soir pour partir dormir. Quatorze heures. Cette fois tous les clients sont partis. Ou presque. Une serveuse vient me voir en me disant que la salle était pleine tout le long du service. Ce genre d’information me fait toujours tellement plaisir. Et ça se voit sur mon visage. Après avoir nettoyé une partie de la cuisine je mange en vitesse une assiette de magret au canard qui n’avait pas été servie. « Chef, il y a quelqu’un qui vous demande en salle. Une certaine Alex. » me prévient Sophia, une des serveuses. Je m’arrête soudainement de manger. Bah alors ça. Je m’y attendais pas. Alex est là. Alexandra est dans mon restaurant. Elle m’attend. Elle veut me voir. Oh putain. Je m’étais pas préparé à ça. Je pose ma fourchette dans mon assiette à moitié vide et je me tourne vers Sophia. « Alex tu dis ? » je lui demande en fronçant légèrement les sourcils. Elle acquiesce d’un signe de tête. Je ne pensais franchement pas la revoir de sitôt et même pour tout vous avouer je m’étais presque préparé à la possibilité de la voir à nouveau disparaître comme il y a dix ans. « Ok j’y vais merci. Euh… prends ta pause maintenant tu peux revenir vers 17h30 tout à l’heure. » Je lui souris doucement et elle me remercie en se dirigeant vers la sortie. J’ai presque envie de la faire patienter encore un peu, la faire attendre encore de longues minutes. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le bon plan, j’ai clairement pas envie qu’elle finisse par partir agacée d’avoir à m’attendre plus longtemps. Je prends alors mon courage à deux mains et je sors de la cuisine et je n’ai pas besoin de chercher bien longtemps parce que je l’aperçois très vite. Elle est là, seule assise à une table devant une salade qu’elle n’a quasiment pas touchée. Elle a donc mangé ici ce midi ? Enfin manger est un bien grand mot puisqu’elle n’a pas fini son assiette. « Elle était pas bonne cette salade ? » lui demandais-je tout en m’avançant vers elle. Je lui souris doucement pour lui montrer que je ne lui en veux absolument pas de laisser une assiette presque pleine à moitié encore. C’est aussi une manière d’entamer la conversation. Je suis pas très doué pour ça. Surtout face à une Alex que je ne pensais pas revoir tout de suite. « T’as meilleure mine que la dernière fois. » je lui fais remarquer tout en m’installant en face d’elle. Ce n’est pas un reproche, juste une constatation. J’espère qu’elle ne le verra pas du mauvais œil. C’est la première fois qu’elle vient ici, je me demande si elle aime. Quand on était ensemble je lui avais parlé de cet endroit pendant un nombre incalculable d’heures. Sauf qu’à ce moment il ne s’agissait que d’un rêve, une fantaisie, un objectif que je m’étais fixé. Rien n’était encore fait et je devais encore beaucoup travailler pour parvenir à atteindre cet objectif. « Alors t’en penses quoi ? » lui demandais-je en contemplant la décoration de la salle. Son avis reste important pour moi, même si elle n’était pas là quand j’ai ouvert, ni même quand j’ai commencé à mettre ce projet en marche. Je veux quand même savoir si tout ça lui plaît. Et puis ça nous évitera de reparler de cette soirée catastrophique qu’on a passé il y a peu.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
La salle est vide, du moins elle est presque vide le service est terminé depuis maintenant presque vingt minutes. Alex est assise seule à une table dans un coin du restaurant. J’appréhende la conversation que nous allons avoir. Je ne sais pas de quoi on va parler, je ne sais pas si on va reparler de cette soirée de retrouvailles. Il n’y a pas grand-chose à dire en réalité. Elle avait beaucoup bu, elle n’était pas en capacité de répondre à mes questions. Ou bien elle n’en avait tout simplement pas envie ? Malheureusement je pense que c’est plutôt la deuxième solution. Je crois qu’elle n’avait juste pas envie de m’apporter ces informations. En tout cas je ne compte pas lui reposer toutes ces questions aujourd’hui. À moins qu’elle ne soit venue pour me dire toute la vérité Ça m’étonnerait… Je ne sais pas pourquoi elle est venue aujourd’hui. Je m’approche doucement vers elle constatant qu’elle n’avait quasiment pas touché à son assiette. Elle se contentait de maltraiter sa salade avec ses couverts. D’ailleurs en arrivant je lui fais la en lui demandant si elle avait aimé cette salade ou non. « Euh, si si enfin je pense, mais je n'ai pas très faim. » Sa réaction m’arrache un léger rire. Je la regarde et je remarque qu’elle a une bonne mine, elle semble aller bien. Elle est plus reposée que la dernière fois que je l’ai vu. D’ailleurs je lui fais cette nouvelle remarque tout en prenant place en face d’elle. Elle me remercie tout simplement, et elle ne dit rien de plus. Elle ne parle pas beaucoup. Je me demande encore plus pourquoi elle est ici du coup. Un silence s’installe entre nous. Je la regarde à nouveau quelques secondes, mais je finis par détourner le regard assez vite à croire que c’est maintenant à mon tour d’éviter son regard. Il y a deux jours à peu près à cette même heure j’étais assis à cette même table avec Juliana en train de manger et nous nous parlions de nos problèmes respectifs. Elle me parlait de sa situation actuelle avec Alfie et moi je lui avais parlé de mes retrouvailles perturbantes avec Alex. Et me voilà aujourd’hui avec cette dernière. Je ne pensais pas qu’elle reviendrait. Du moins pas si vite. Je dois avouer que voir qu’elle a fait l’effort de venir d’elle-même me fait vraiment plaisir. « Par contre toi tu as l'air fatigué. » En même temps je le suis. Je n’ai pas forcément très bien ou beaucoup dormi cette nuit et je viens de finir un gros service. « Ça se voit tant que ça ? Je sais pas comment je dois le prendre. » Je me sens presque obligé de sourire doucement pour lui montrer que je n’étais pas sérieux et que je ne le prenais pas mal. Avant quand on était ensemble je passais mon temps à la taquiner sans tout et n’importe quoi. En particulier sur son accent british que je m’amusais à essayer d’imiter de temps en temps. Mais honnêtement je n’étais pas très doué pour cette imitation. Mais je m’en foutais, le plus important c’était juste me moquer d’elle. « Tu as mangé un peu ? » J’acquiesce d’un simple signe de tête. « Ouais j’ai mangé une petite assiette de magret de canard avant de venir te voir. » En général après un gros service je n’ai pas beaucoup faim, aussi dingue de cela puisse paraître. On reste plusieurs heures dans l’odeur de la bouffe, on cuisine pendant des heures… C’est peut-être bizarre mais moi à force ça me fait perdre mon appétit. Je mange rarement beaucoup les jours ou je travaille. « Tu partagerais un dessert avec moi ? » Je relève les yeux vers elle. On faisait ça tellement souvent avant quand on allait au restaurant tous les deux et qu’on avait plus assez faim pour prendre un dessert chacun. « Euh…ouais carrément ! T’aimes toujours les crèmes brûlées ? Il en reste normalement. » Je me souviens que c’était l’un des desserts qu’elle préférait avant. Je lui en faisais souvent et elle me disait tout le temps que c’était délicieux.
Tout le long de notre relation, je n’ai pas arrêté de bassiner Alex avec ce restaurant de mes rêves que j’avais en tête. Je savais que je voulais ouvrir mon propre restaurant plus tard. Je n’arrêtais pas de lui dire que je voulais ouvrir un restaurant de gastronomie française, parce que j’éprouve un véritable amour pour la cuisine française. Je la vois détailler le restaurant et observer les murs et la décoration. C’était bien plus qu’un rêve, c’était réellement mon objectif. Je savais que j’y arriverais un jour parce que je savais que je ferais tout pour atteindre mon objectif. J’ai toujours été très très ambitieux, perfectionniste et prêt à tout pour valider les objectifs que je me fixais. Elle me connait, elle le sait. Et si elle l’avait voulu elle aurait pu être présente quand j’ai ouvert ce restaurant. « C'est très réussi, j'aime beaucoup vraiment. Et en y repensant, je n'aurais pas vu ça autrement. » Je lui souris. J’ai la chance d’avoir réussi à réaliser mon rêve. Pendant des mois et des mois j’ai tout donné pour que ce projet se réalise et pour qu’il soit exactement comme je l’avais imaginé. « Merci ! J’ai tellement galéré si tu savais. » Dire que j’ai galéré c’est peu dire. « Pendant plusieurs mois je passais la plupart de mon temps ici à bosser. J’y ai investi littéralement toutes mes économies. Si ça fonctionnait pas j’étais vraiment fauché. » Je lâche un petit rire nerveux. Je dis ça en riant mais au final sur le coup, Victoria et moi on en rigolait beaucoup moins parce que j’avais vraiment tout investi et pendant un peu plus d’un an financièrement je devais vraiment faire attention. « Tu l'as tellement rêvé, ça fait quoi de vivre son rêve ? Tu dois être comblé ? » Qu’est-ce que ça me fait de vivre mon rêve ? Ça c’est une bonne question, je n’en ai aucune idée. C’est clairement gratifiant. Dire que je suis comblé je ne sais pas si c’est vraiment vrai. Je suis heureux d’avoir réussi à ouvrir mon restaurant, mais il me manque quelque chose pour être vraiment comblé. Je sais ce que c’est ce petit quelque chose. Il faut que j’arrête de vivre constamment dans le passé en pensant à Victoria et à la vie qu’on aurait pu vivre à deux. « J’pense qu’on peut clairement dire que professionnellement je suis comblé ouais. Je pouvais pas rêver mieux. Le restaurant fonctionne super bien, il a sa petite réputation… » Je précise professionnellement oui, parce que on ne peut pas dire que je me sens si bien dans ma vie personnelle. Même si je me sens mieux qu’il y a un voire deux ans. « Et toi ? Comment tu vas ? Qu’est-ce que tu deviens ? » C’est ça que j’appelle des vraies retrouvailles. Parce que ça fait…huit ans non ? Huit ans qu’on ne s’était pas vus. Je suis sûr qu’elle a un tas de choses à me raconter.
Mais elle finit par me révéler la véritable raison de sa venue ; « Je t'ai ramené ta veste. » Mon regard dévie sur ma veste qu’elle a posée juste à côté. Je passe une main dans mes cheveux tout en lui répondant « Merci. C’était pas pressé tu sais. » Pas que je ne sois pas content de la voir. Honnêtement, j’aime voir cette Alex-là. Celle qui n’a pas abusé de l’alcool. Et puis elle reprend la parole. « Et je voulais aussi te remercier pour l'autre soir, pour le taxi, ta patience. J'aurais préféré que l'on se recroisse dans d'autre circonstance. » Je pense que c’est un peu sa manière de s’excuser et j’apprécie ce geste. En même temps je ne me voyais pas la lâcher dans un taxi seule. Elle n’a clairement pas eu le comportement le plus irréprochable du monde et je pense qu’en me disant tout ça dans un certain sens elle le reconnait et j’en suis plutôt satisfait. « J’aurais aussi préféré te recroiser dans d’autres circonstances. » En fait, j’aurais préféré que tu me tiennes au courant de ton retour à Brisbane. Mais ça, je le garde pour moi. « Et me remercie pas, c’est normal. Je pouvais pas te laisser toute seule pas dans l’état dans lequel tu étais. S’il t’était arrivé quelque chose je m’en serais voulu. » Clairement oui. J’aurais culpabilisé. Et quel genre de connard laisserait une fille complètement torchée toute seule ? Même si elle n’a pas eu un comportement irréprochable je ne pouvais pas la laisser se démerder toute seule, au moins j’avais la conscience tranquille et je savais qu’elle était en sécurité chez elle. « T’as pas été trop malade le lendemain matin ? » lui demandais-je tout en me servant un verre d’eau pour en boire quelques gorgées. Je lui pose une question mais au fond je connais la réponse. Bien sûr qu’elle a dû être bien malade. Je suis sûr qu’elle a dû se réveiller avec une migraine horrible et des nausées atroces. La pauvre. Vous croyez que c’est me revoir qui lui a donné envie de boire autant ? « Je suis pas toujours comme ça. » Ce qui me pousse donc encore plus à me poser cette question. Qu’est-ce que j’ai pu faire ou dire pour qu’elle ressente autant le besoin de boire comme ça ? Je me vois mal lui poser cette question ça serait certainement assez étrange. Je la regarde un long moment sans rien dire. « Oui je sais t’en fais pas. » Je lui dis ça comme si c’était une évidence. Je sais qu’elle a toujours aimé sortir et boire, mais quand on était ensemble j’avais réussi à la canaliser là-dessus. Et elle, elle me faisait sortir de ma petite zone de confort. On se complétait plutôt bien. « Tu vois je suis à l'eau aujourd'hui. » Elle sourit. Doucement certes, mais un sourire tout de même. C’est la première fois que je la vois sourire. Première fois depuis huit ans. Je lui rends son sourire et je prends mon verre pour lui finir. « Ouais je vois ça ! » lui répondis-je d’un petit ton qui se voulait enthousiaste. Je la sens moins angoissée mais toujours aussi tendue. Et je ne sais absolument pas comment faire pour la détendre. « La dégustation de vin français ça sera pour une autre fois du coup. » Petite blague qui est peut-être un peu maladroite. C’est clairement pas comme ça que je vais réussir à la détendre. Mais j’avoue que je ne sais pas comment faire et dans ce genre de moment je peux me montrer assez maladroit. Comme là par exemple.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
Je crois que voir Alex dans un état où son alcoolémie est égale à zéro, j’en avais besoin. Elle me semble beaucoup moins triste que la dernière fois et ça me rassure un peu. Elle me demande si j’accepte de partager un dessert avec elle. Chose que l’on faisait souvent quand on était ensemble. Juste pour le plaisir de passer un moment ensemble, pour le plaisir de partager un délicieux dessert et aussi par gourmandise. Lui proposer une crème brûlée m’est tout de suite venu comme une évidence. Je me souviens qu’elle adorait ce dessert avant, et je suppose que c’est toujours le cas. C’est pour ça que je lui en faisais régulièrement. Je voulais juste lui faire plaisir et si ça fonctionnait avec une simple crème brûlée, moi ça m’allait complètement. « Va pour une crème brûlée alors, c'est marrant que tu te souviennes de ça. » Si elle savait. Je me souviens encore de tous les détails de notre relation, je me souviens de notre rencontre, de notre premier rendez-vous, de notre premier baiser… Je me souviens aussi de ses goûts, son plat préféré, son dessert préféré, sa couleur préférée… Quand je vous dis que je me rappelle de tout je ne vous mens pas. On oublie pas si facilement ce genre de chose, surtout quand on est attentif et attentionné comme je le suis. « Je me souviens encore de beaucoup de choses tu sais. » On est beaucoup moins tendus que la dernière fois qu’on s’est vus, ça se voit et ça se sent. C’est plaisant. C’est beaucoup plus agréable. Je m’absente alors de table un court instant pour aller chercher une crème brûlée en cuisine. En règle générale les desserts sont préparés en avance et avant de les servir il ne nous reste plus qu’à terminer avec les dernières petites finitions. Je reviens pour poser le dessert au milieu de la table et je lui donne une petite cuillère « Voilà votre crème brûlée mademoiselle. » Je lui dis ça en français, juste avant d’en prendre une première bouchée. En huit ans, j’ai modifié ma recette de ce dessert en y ajoutant une petite touche personnelle secrète. Je me demande si elle va s’en rendre compte. Alors que nous dégustons tous les deux notre dessert notre conversation dévie sur mon restaurant. Je lui demande ce qu’elle en pense, si elle aime, si elle l’imaginait comme ça. Parce que bien sûr qu’Alex savait que j’avais cette envie d’ouvrir un restaurant. Je l’ai bassiné avec ça pendant plus d’un an. C’est juste qu’à l’époque je venais tout juste d’être diplômé, je n’avais que très peu d’expérience. Alors je savais que ce n’était clairement pas le moment et de toute façon je n’étais pas encore prêt à assumer toutes ces responsabilités. Je vis mon rêve, je vis de ma passion. Je sais que j’ai une chance que tout le monde n’a pas je m’en rends compte et c’est la raison pour laquelle je la vis à fond. Je passe beaucoup de temps au restaurant. Même si en fait je dois bien vous avouer que tout le temps que je passe au restaurant, c’est aussi pour m’occuper l’esprit. Parce que même deux ans plus tard, je pense encore beaucoup à Victoria. Alors certes maintenant j’arrive à parler et penser à elle sans avoir envie de crever tellement la douleur est forte. Mais ça reste difficile.
On a beaucoup parlé de moi mais en soit, je ne sais pas vraiment comment va Alex. Je ne sais pas ce qu’elle fait dans la vie, je ne sais pas ce qu’il s’est passé pour elle ces huit dernières années. Alors je lui demande de m’en dire plus. En espérant qu’elle ne m’envoie pas chier. C’est comme ça que j’imagine des vraies retrouvailles entre deux personnes qui ne se sont pas vues depuis plusieurs années. Alors peut-être qu’on va essayer d’oublier cette soirée de la dernière fois et faire comme si c’était la première fois qu’on se revoyait. Elle réfléchit. Comme si elle réfléchissait à ce qu’elle pouvait me dire ou pas. Comme si elle faisait le tri des informations ou bien comme si elle cherchait simplement les éléments importants dont elle avait envie de me faire part. « Je vais bien, mieux, l'air de Brisbane me réussit, sauf certains soirs. » Tant mieux très bien, je suis content de savoir qu’elle va mieux. Elle a l’air effectivement d’aller plutôt bien je trouve, elle a bonne mine elle semble apaisée. Ou bien c’est simplement une idée que je me fais. Mais sa dernière phrase me pose quand même certaines interrogations. « Sauf certains soirs. » Est-ce que ça veut dire qu’elle passe beaucoup de temps dans les bars à boire et à faire la fête ? Très certainement oui. Je la connais, et même quand on était ensemble elle a toujours été une grande fêtarde. Ce qui n’est absolument pas mon cas d’ailleurs. Moi je ne suis pas quelqu’un qui aime sortir, me mélanger au monde, à toutes ces personnes bourrées. Après la mort de Victoria j’ai passé beaucoup de temps un verre à la main dans les bars. Parce qu’il n’y avait que quand je buvais que j’arrivais à oublier un peu. C’était grâce à l’alcool que ma douleur s’anesthésiait ne serait-ce que pendant quelques heures. Alors c’est comme ça pour toutes les personnes trainant dans les bars ? Tout le monde y va dans le but de boire ou oublier ? « Mon père continue de me pourrir la vie, y'a des choses qui ne changent pas même après huit ans. Ma mère s'est suicidée l'année dernière, ce qui a été le déclencheur de mon retour. » Quand elle commence par me parler de son père, je grimace. Je n’ai jamais rencontré cet homme mais elle m’en avait beaucoup parlé. Il n’a clairement pas l’air d’être quelqu’un digne de confiance, et pire encore il n’a pas l’air d’éprouver le moindre attachement pour sa fille. La pauvre. Elle ne mérite pas ça. Et puis elle me dit que sa mère s’est suicidée l’année dernière. J’ai l’impression qu’elle me sort ça comme s’il s’agissait d’un simple événement qui s’est passé dans le dernier épisode de sa série préférée. De même, je n’ai jamais connu la mère d’Alex, elle m’en avait simplement beaucoup parlé. « Merde…euh…je suis désolé pour ta mère. » Je ne sais pas trop quoi dire de plus. Je suis plus que bien placé pour savoir que dans ce genre de moment de toute façon il n’y a pas grand-chose à dire ou à faire. Et la connaissant je suis sûr qu’elle ne doit pas apprécier ces phrases bateau énervantes du genre « Elle serait fière de toi. » Ou bien « Il faut que tu continues à vivre pour elle. » Ces phrases tellement énervantes qui nous énervent plus qu’autre chose. Le décès de sa mère a dû être assez difficile à encaisser. Surtout un suicide, ça doit vraiment être horrible. Encore une fois je me répète, elle ne mérite pas ça. Elle n’a jamais eu tout l’amour qu’elle méritait quand elle était enfant et maintenant elle se retrouve avec une mère morte. Super l’ambiance. « J'ai trouvé un job à Brisbane. J'ai finalement décidé d'être sérieuse et de reprendre mes études à Londres, et je suis désormais journaliste sportive. Je me suis installée à Redcliff, enfin ça tu le sais déjà. » Alex, journaliste ? Cette image me fait sourire et je l’imagine vraiment très bien exercer ce métier. Elle a toujours aimé le sport. Encore une chose qu’elle aime et que moi je déteste. Quand on y réfléchit, elle et moi on a très peu de points communs. Mais pourtant on était si bien ensemble. Nos différences ne nous éloignaient pas au contraire je pense même que ça nous rapprochait. Ça nous permettait de faire découvrir à l’autre plein de choses. « Je t’imagine tellement bien journaliste ! Ça m’étonne pas que tu aies fait ce choix de carrière. Et puis journaliste sportive en plus, tout ce que j’aime. » Je finis sur un ton ironique qui me fait doucement rire. Notre conversation est si fluide, on est à l’aise en présence de l’autre et je dois avouer que je préfère largement cette ambiance que celle de la nuit précédente. « Qu'est-ce que je peux te dire d'autres ? Ah si j'ai revu Timothy au cimetière en allant sur la tombe d'une amie décédée. » Bah dis donc, j’ai l’impression qu’elle et moi on a beaucoup trop côtoyé ces dernières années. Tim, qu’est-ce que je pouvais ne pas le voir en peinture dans le temps. Pour moi ce mec c’était juste le gars beaucoup trop proche de ma copine et qui en plus ne la voyait pas comme une simple amie. En amour je suis très jaloux et assez possessif. Sans que ça soit maladif bien évidemment. Mais après son départ on s’est retrouvés comme deux cons, abandonnés par la même femme. Alors ça nous a rapproché et on a fini par devenir amis. Je me demande d’ailleurs si la revoir a fait remonter les sentiments qu’il avait pour elle à l’époque. « Et toi alors. Tout va bien pour toi ? Je veux dire, tu n'es pas malade au moins ? » Je fronce les sourcils, quelque peu surpris par sa question. « Pourquoi je serais malade ? » lui demandais-je dans un petit rire. Cette fille continuera de me surprendre avec ses remarques et réflexions toutes aussi improbables les unes que les autres. Et c’est en partie pour ça qu’elle me faisait tant rire avant. « Enfin tout à l'heure tu as dis que tu étais comblé ''professionnellement'' alors j'espère juste que tu es heureux aussi dans la vie. » Oh ça. Si je suis heureux. En voilà une bonne question. Qu’est-ce que le bonheur déjà ? Voilà un bon sujet de philosophie. Hop, vous avez quatre heures pour faire une dissertation sur le bonheur ! Je ne sais pas si je suis heureux. En tout cas je ne suis plus malheureux comme j’ai pu l’être il y a deux ans voire même il y a encore quelques mois. Mais de là à dire que je suis heureux…faut pas déconner non plus. Je hausse les épaules. « Oui oui je vais bien moi. » Ouais bon, je pourrais être un peu plus convaincant. « Hm… à peu près une année après ton départ j’ai aussi quitté l’Australie. Je me suis inscrit à un stage de cuisine professionnel en France. J’ai été accepté et je suis parti huit mois à Paris. Je suis complètement tombé amoureux de cette ville, et de la France en général. Ce stage m’a permis d’en apprendre encore plus sur la gastronomie française et de perfectionner certaines techniques. Après je suis parti quatre mois en Italie à Rome. Aussi pour un stage culinaire. C’était incroyable aussi. L’Italie c’est aussi un pays magnifique. » J’omets volontairement la partie où je pourrais lui parler de Victoria. Lui dire que je l’ai rencontré à Paris et qu’après elle m’a suivie à Brisbane. Je ne vois pas l’intérêt de lui en parler. Et puis ça jetterait un froid entre nous j’en suis sûr. « C’est un peu après être rentré que j’ai décidé d’ouvrir mon restaurant et…voilà. » Je ne réponds pas vraiment à sa question à savoir si je suis heureux dans la vie. Parce que je n’ai pas moi-même la réponse. « J’ai dit ça parce que en soit, y’a franchement pas grand-chose à dire sur ma vie privée. » Ce qui est vrai d’un côté et complètement faux de l’autre. Depuis deux ans oui il n’y a plus grand-chose à dire sur le plan privé mais si je le voulais j’aurais pu lui dire qu’entre temps je suis tombé amoureux, je me suis fiancé et que ma future femme est morte. Mais ces informations, je les garde pour moi.
Tout ça c’était trop beau pour être vrai et Alex finit tout de même par reparler de la soirée d’il y a quelques jours. Mais je suis surpris qu’elle en parle par elle-même sans que j’en fasse la moindre allusion. Elle me remercie mais en même temps elle n’a pas à le faire. Je n’aurais jamais pu la laisser rentrer chez elle. La Alex bourrée je la connais et je m’en suis déjà occupé plus d’une fois. Je sais que le lendemain matin elle se réveille toujours avec un mal de crâne insoutenable et qu’elle a la plupart du temps des grosses nausées. C’est pour ça que j’avais tout prévu. « Un petit peu. » Je la regarde en souriant, lâchant même un petit rire tout en secouant doucement la tête. Je ne suis donc pas étonné qu’elle ait été malade le lendemain matin, je ne sais même pas pourquoi je lui ai posé la question. « C’est bien fait pour toi, ça t’apprendra à boire autant. » Dans le son de ma voix il n’y a absolument aucun reproche, plus de la taquinerie qu’autre chose. Moi aussi j’ai déjà eu la gueule de bois. Eh oui je ne suis pas aussi parfait que la plupart de mes proches me disent. Pas aussi parfait qu’Alex le disait la dernière fois. Et on peut ajouter à ma liste de défauts ma maladresse. « Tu sous-entends qu'il y aura une autre fois alors ? » Mon cerveau freeze et je ne sais absolument pas quoi dire. Est-ce que je veux qu’il y ait une prochaine fois ? Certainement inconsciemment oui je le voudrais bien sinon je ne lui aurais pas dit ça. Parce que j’apprécie toujours autant sa présence quand elle est sobre. Parce que ça me rappelle le bon vieux temps quand on était heureux tous les deux. Mais je ne sais tout de même pas quoi lui répondre. Je laisse un petit moment de silence s’installer. « Euh…bah…je sais pas. » N’importe quoi Caleb reprends-toi un peu. « Si c’est pour passer un moment comme ça c’est plutôt cool non ? » Un moment sans prise de tête, sans questions existentielles. Même si oui, j’aimerais toujours savoir le pourquoi du comment de son départ, j’ai bien compris qu’elle ne me donnera pas de réponse alors j’ai décidé d’abandonner. Elle m’en parlera quand elle se sentira prête. « Je pense qu’au bout de huit ans d’absence on a pas mal de choses à rattraper tu crois pas ? » Tout ce que j’espère c’est qu’elle ne s’évanouisse pas dans la nature comme la dernière fois. Parce que peu importe ce qu’il va se passer dans le futur, Alex restera certainement à jamais une personne très importante pour moi.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
Cette deuxième rencontre avec Alex est beaucoup plus plaisante que la première même si elle reste vraiment très inattendue. Elle est plus souriante que la dernière fois, je ne sais pas si j’ai raison mais elle me semble aussi beaucoup moins triste et j’avoue que ça me rassure aussi. Je n’aime pas la voir triste, je n’ai jamais aimé ça d’ailleurs. Quand on était ensemble et qu’elle avait un coup de blues je faisais toujours le con et je lui racontais tout un tas de blagues nulles rien que pour lui arracher un sourire ou même un rire. La voir sourire c’est quelque chose que j’adorais, je me souviens que je la trouvais si belle quand elle me souriait je ne vivais que pour ça. Partager à nouveau un dessert tous les deux comme au bon vieux temps, j’ai l’impression de revenir un peu plus de huit ans en arrière et l’espace de quelques secondes c’était presque comme si rien n’avait changé entre nous. On partage cette crème brûlée qui est posée au milieu de la table entre nous, on parle de tout et de rien. Exactement comme on faisait avant. Je pense que si on évite le sujet de son départ on pourrait très facilement retrouver cette complicité que nous avions autrefois. Et moi voilà maintenant content de la revoir, de repasser du temps ensemble et de voir qu’elle n’a pas l’air d’aller si mal que ça. J’en oublie ces retrouvailles désastreuses que nous avons vécu il y a peu de temps et je m’autorise à profiter de ce moment avec elle. J’oublie qu’il y a huit ans elle m’a brisé le cœur en partant, qu’à cause d’elle je me suis posé des millions de questions en me demandant ce que j’avais bien pu faire ou dire pour la faire fuir ainsi. J’oublie que j’ai eu tant de mal à oublier cette fille. Jusqu’à ce que j’aie rencontré Victoria. Mon Dieu. Victoria. Elle connaissait Alex. Enfin, je lui avais parlé de ma relation avec elle et de la façon dont elle s’était terminée. Je me demande ce qu’elle m’aurait dit si elle avait été encore là. Ce qu’elle aurait dit quand j’aurais dû lui avouer que mon ex petite-amie était de retour en Australie. Est-ce que si Victoria était encore là le retour d’Alex m’aurait bouleversé à ce point ? Je ne pense pas. À vrai dire je n’en sais rien. Pourquoi est-ce que la revoir me bouleverse autant ? Encore une fois, je n’ai aucune réponse à cette question. Je ne sais pas pourquoi ces retrouvailles me perturbent à ce point-là. Est-ce que c’est normal d’être aussi bouleversé par le retour de son ex ? Nous sommes restés ensemble pendant un an et demi, on a vécu des moments disputes, des moments heureux, on s’est aimés. Je pense que ce genre de choses nous marquent à vie et quand on revoie une personne qu’on a tant aimé, ça ne peut pas nous laisser indifférent. Peut-être que je me trompe. Peut-être que je ne devrais pas me laisser submerger par mes émotions comme ça. Peut-être au final, que ce n’est pas si normal que ça. « Elle est différente. » Je relève le menton vers elle alors que son intervention vient tout juste de mes sortir de mes pensées. « Ta crème brûlée, elle est différente je veux dire. Elle a changé, et en mieux. Enfin je crois, elle est très bonne en tout cas » Je la regarde, elle me sourit, et je lui rends son sourire. Elle se souvient. Elle s’est rendue compte que oui effectivement la recette de ma crème brûlée a changée, je ne pensais pas qu’elle l’aurait sentie mais si. Ça me fait plaisir. En même temps, des crèmes brûlées je lui en avais fait tellement souvent, parce qu’elle arrêtait pas de m’en demander. Dès qu’elle me demandait de lui cuisiner un gâteau ou une pâtisserie je lui faisais toujours en essayant de modifier un peu la recette pour y ajouter ma petite touche personnelle. « Tu te souviens. Effectivement oui, j’ai un peu changé la recette. » Et elle apprécie ce changement puisqu’elle me précise tout de suite que le dessert n’en reste pas moins bon. Ça me fait plaisir et son avis compte. Avant, son opinion était primordiale dans tout ce que j’entreprenais. Je voulais toujours avoir son point de vue, ses conseils. Mais quand elle est partie j’ai dû me mettre à devoir prendre des décisions seul sans qu’Alex ne soit à mes côtés pour me dire ce qu’elle en pensait. Au début c’était dur, mais j’ai fini par m’y faire.
La conversation est fluide et elle semble beaucoup plus naturelle que la dernière fois, ce qui me prouve que nous n’avons pas perdus cette complicité que nous avions autrefois. Il me suffit de ne pas prononcer les mots « départ » et « pourquoi » et j’ai affaire à une Alex agréable, sobre et un peu souriante. Oui parce qu’elle ne sourit pas autant que dans mes souvenirs. Peut-être qu’elle n’est pas encore assez à l’aise. Ou bien c’est simplement parce qu’elle n’est plus aussi heureuse qu’elle ne l’était il y a huit ans. Je me demande si elle a fini par retrouver l’amour ? Si elle a rencontré un homme qui l’aimait autant qu’elle le mérite ? S’il te traitait comme une princesse ? J’espère. Parce qu’elle mérite tout ça. Même si j’ai l’impression qu’elle ne s’en rend pas compte, j’espère qu’elle sait qu’elle mérite des hommes qui l’aime pour qui elle est et qui la traite comme la princesse qu’elle est. Je ne lui parle donc pas de son départ mais je me permets de lui faire une réflexion sur la quantité d’alcool qu’elle avait ingurgité ce soir-là. Là-dessus je n’ai pas changé elle le sait. J’ai toujours été comme ça. « J'avais pas bu tant que ça, mais faut croire que je suis vieille et que je tiens bien moins l'alcool. » Elle sourit. Si Alex, tu avais quand même pas mal bu la dernière fois. Surtout que je pense qu’elle avait certainement dû boire quelques verres avant que je ne la rejoigne. « Par contre, toi tu as développé ta résistance à l'alcool à traîner seul dans les bars ? Et dire qu'avant je devais te supplier pour venir avec moi dans un bar boire autre chose que du vin. Tu as bien changé Caleb Anderson. » Elle rit, et je ris doucement à mon tour. Je ne pense pas vraiment avoir tant changé que ça pourtant. Je suis toujours le même, comme ma vie n’a pas changée tant que ça en huit ans. Sauf si on oublie le fait que j’ai réussi à ouvrir mon propre restaurant je veux dire. Rien n’a vraiment changé. Et c’est plutôt triste. « Je traîne beaucoup trop souvent seul dans les bars. Je passe la plupart de mon temps à boire comme un trou pour oublier ma vie de merde. » Je m’arrête de parler pendant un moment et j’attends de voir sa réaction. Tout ce que je viens de dire est bien évidemment faux, mais juste un instant, j’ai envie de voir ce qu’elle me dirait si c’était la vérité. Parce qu’effectivement quand on était ensemble elle devait me traîner de force pour que je l’accompagne dans ces bars. « Non mais je rigole rassure-toi c’est pas vrai. » Je ris à nouveau secouant doucement la tête. « Bon par contre oui j’ai quand même vraiment développé une certaine résistance à l’alcool parce qu’il y a quelques années j’ai vraiment eu une période pendant laquelle j’ai passé pas mal de temps dans les bars. » Boire pour effectivement oublier ma vie de merde et oublier que j’avais tué la femme dont j’étais éperdument fou amoureux. Celle avec qui je devais me marier et celle qui aurait dû être la mère de mes enfants. Mais ce détail je préfère le garder pour moi et ne pas lui partager. Je pense qu’il est trop tôt pour que je lui parle de Victoria. Et puis ça pourrait être assez gênant quand même non ? Je n’ai plus qu’à espérer qu’elle ne m’en demande pas plus sur cette fameuse période de ma vie parce que dans ce cas je ne lui mentirai certainement pas. «Et toi ? Je suppose que faire la fête c’est toujours autant ton truc qu’avant ? » Je me souviens, qu’elle me demandait bien trop souvent de l’accompagner à des soirées qu’elle avait de prévues chez tel ou tel ami. La plupart du temps j’acceptais en partie parce que je voulais lui faire plaisir et aussi parce que c’était une excuse pour passer encore plus de temps avec elle. Et ça, je ne disais jamais non. Sa présence était primordiale pour moi dans le temps et elle parvenait même à m’apaiser.
Elle me demande si je pense qu’il y aura une prochaine fois. Je ne sais même pas quoi lui répondre. Dans un sens oui, j’ai envie de la revoir parce que je sais qu’on a encore des millions de choses à se dire, parce que je sais que j’aime toujours passer du temps en sa compagnie. Mais je me demande si passer autant de temps avec mon ex petite amie est une bonne idée. En fait j’ai peur que ça fasse remonter des vieux sentiments à la surface. Des sentiments que je ne me sens pas encore prêt à assumer. J’essaie de rester assez neutre en lui disant que nous passions un bon moment –elle me confirme d’ailleurs qu’elle passait elle aussi un bon moment – et puis j’argumente en disant qu’au bout de huit ans sans se voir nous avions certainement beaucoup de choses à rattraper –ce qui est vrai d’ailleurs – « Et tu veux rattraper quoi en premier ? » Je me raidis, ne sachant pas trop quoi lui répondre. Je rêve ou cette phrase est totalement à double sens ? Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? Elle baisse les yeux, et je la connais. Si elle fait ça c’est qu’elle est certainement gênée. Mais un léger rire se fait tout de même entendre. « C'est pas ce que je voulais dire, excuse-moi. Parles moi de toi, pas du restaurant ou de la cuisine mais de toi. Tu fais quoi de tes journées quand tu n'es pas au fourneau ? » À mon tour gêné, je passe une main dans mes cheveux. C’est triste, parce que depuis deux ans je me suis renfermé dans mon boulot, travaillant toute la journée, tous les jours et voire même restant au restaurant jusqu’à très tard le soir pour m’éviter de faire face à la dure réalité de ma vie trop longtemps : je suis seul, Victoria n’est plus là. C’est moi qui conduisais et c’est elle qui a perdu la vie. Elle était trop parfaite pour ce monde. Aucun défaut je vous assure. Je ne sais pas quoi lui répondre. Elle va se rendre compte de la tristesse de ma vie de ces deux dernières années. Je relève enfin les yeux vers elle, haussant doucement les épaules. « Bah…je dois t’avouer que je passe beaucoup de temps au restaurant. C’est un business qui demande énormément de travail. » Depuis tout à l’heure je ne fais que lui parler de ma vie professionnelle. Mais en même temps côté personnel il n’y a vraiment pas grand-chose à savoir Alex, fais-moi confiance. J’évite à tout prix le sujet de ma vie personnelle et elle doit certainement le ressentir. En plus je ne réponds même pas vraiment à sa question. Je n’y réponds même pas du tout en fait. « Y a pas grand-chose à dire sur moi, j’tassure. » Voilà et ça, c’est tout ce que tu as à savoir Alexandra. J’évite son regard l’espace d’un instant. Il faut que je trouve un nouveau sujet de conversation et vite, pour qu’elle n’ait pas le temps de rebondir et de mes poser encore beaucoup trop de questions. Je relève les yeux vers elle, la regardant à nouveau. « Et toi ? Parle-moi encore de toi. De ton métier. » Oui voilà ça c’est bien ça. « Ça te plait ce que tu fais ? » C’est banal comme question, au final je suis pas si satisfait que ça de mon idée j’aurais franchement pu trouver mieux. Elle va me trouver bizarre, je le sais je la connais et elle aussi elle me connait un peu trop bien même. Elle risque de comprendre qu’il y a un sujet que j’évite mais en même temps si elle me connait si bien que ça, elle saura que je n’ai vraiment pas envie d’en parler.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
Est-ce que je traîne souvent seul dans les bars ? Non, ça n’arrive même presque jamais, c’est soir-là c’était exceptionnel mais je ne sais pas pourquoi je me suis dit que lui faire croire le contraire pourrait être assez drôle. Elle semble assez choquée mais on dirait qu’elle me croit bien, elle a l’air de croire au Caleb trainant dans les bars seul tous les soirs, toujours complètement bourré. En fait, peut-être que c’est pour ça qu’elle m’a quittée il y a huit ans, peut-être que j’étais trop sérieux pour elle et que je ne m’amusais pas assez. C’est possible. Parce qu’Alex elle, c’était une grande fêtarde, elle aimait sortir s’amuser avec ses copines. Et moi j’ai toujours été bien plus casanier. Mais je ne l’empêchais pas de sortir pour autant, elle faisait ce qu’elle voulait de ses soirées, nombreuses sont les fois où elle passait de longues heures avec ses amies à sortir, elle rentrait tard. Mais je ne lui disais rien et ça ne me dérangeait pas, parce que je savais qu’elle était comme ça et je l’aimais comme elle était. Quelques fois elle me traînait dans les bars avec elle le soir, aussi un peu pour me forcer à sortir je pense et elle avait raison. Je pense que c’est aussi en partie grâce à elle que je me suis un peu plus ouvert aux autres. « T'es con, c'était pas drôle. » Je lui souris d’un air amusé parce que moi si j’ai trouvé ça assez drôle quand même. « Bah si c’était drôle quand même. Si t’avais vu ta tête. » Je ris doucement, je la taquine comme je le faisais tout le temps avant. Là maintenant tout de suite, je me sens bien. J’ai l’impression de retrouver la Alex que j’ai connue il y a des années et des années. Celle dont j’étais tombé amoureux, celle pour qui j’aurais été capable de tout. Ça m’aide à me souvenir à quel point nous étions bien tous les deux, à quel point nous étions amoureux. Ce qui encore une fois ne fait que m’aider à me poser encore plus de questions. Pourquoi est-ce qu’elle est partie si nous étions aussi bien l’un avec l’autre ? Peut-être qu’elle n’était pas heureuse avec moi elle ? Mais qu’est-ce que je faisais de mal alors si je n’étais pas capable de rendre heureuse la femme que j’aimais ? Elle avait pourtant l’air bien elle aussi. Elle me semblait également épanouie avec moi, tout comme je l’étais avec elle. Mais peut-être que ce n’était qu’une illusion, peut-être qu’en fait elle n’était pas bien avec moi, elle ne savait pas comment me le dire alors elle a décidé de partir. J’ai envie de lui demander si elle était heureuse avec moi, je crève d’envie de lui demander encore une fois pourquoi est-ce qu’elle m’a laissé tout seul comme un con. Mais je sais que si je lui demande, elle ne me répondra pas. Je la connais. J’ai compris que la bombarder de questions ne servait à rien. Elle m’en parlera quand elle jugera que c’est le bon moment. Mais en même temps je me demande s’il y a vraiment un bon moment pour annoncer à quelqu’un la vraie raison de son départ des années plus tôt ? « Beaucoup moins, je ne suis plus vraiment fêtarde, mais la dernière fois je venais de rater ma première interview, alors j'ai sans doute bu un peu trop! » Je fronce les sourcils en l’écoutant. Alexandra Clarke qui n’aime plus faire la fête ? Ça me parait étrange. Elle qui aimait tant ça avant. Elle est donc devenue comme moi ? Elle préfère passer ses soirées toute seule devant Netflix ou en lisant un livre ? « Vous avez bien changé mademoiselle Clarke. » Les gens changent. Que ce soit en bien ou en mal et on ne peut rien faire contre ça. Je ne sais pas encore si je préfère cette Alex ou l’ancienne, on a pas encore passé assez de temps ensemble pour que je me fasse une idée. Tout ce que je sais c’est que je suis content de pouvoir repasser un peu de temps avec elle sans que l’on s’engueule comme la dernière fois.
Je sens qu’Alex essaie de rediriger la conversation sur moi et je n’aime pas ça. Je ne sais pas ce que je peux lui dire ou non, je me vois mal me confier à elle en lui disant qu’un an après son départ je suis tombé amoureux d’une française que j’ai ramené avec moi en Australie, que nous étions fiancés et qu’elle est morte depuis maintenant deux ans. Nous avions tellement de projets elle et moi, nous avions dans l’idée de fonder une famille on voulait avoir des enfants. Beaucoup d’enfants. On avait les mêmes buts et les mêmes ambitions dans la vie. Elle me manque. Mon Dieu elle me manque tellement. Je donnerais tout ce que je peux pour pouvoir la revoir ne serait-ce que pendant une heure. Voilà. Est-ce que je lui dis tout ça ? Il ne faut pas oublier qu’Alex, c’est mon ex petite-amie et que nous sommes ne train d’essayer de retisser des liens, ou bien de rattraper un peu le temps perdu. Je n’ai pas envie de lui parler de Victoria, alors je détourne ses questions en redirigeant la conversation sur elle. Mais de quoi est-ce que je pourrais lu parler ? Sa famille est un sujet à éviter je le sais je la connais très bien. Je sèche. Je peux lui demander de me parler de son travail ? Ah oui ça c’est bien oui. Ça me semble être une bonne idée. « Tu sais journaliste sportive, je pense que je pouvais pas trouver mieux, c'était pas un rêve comme toi, mais c'est pratique, j'ai mes entrées pour les matchs maintenant et surtout je suis payée à parler de sport, t'imagine j'ai fais ça gratuitement presque toute ma vie, alors être payé c'est la cerise sur le gâteau pour faire une métaphore culinaire. Donc, j'ai pas à me plaindre. » Je l’écoute avec beaucoup d’attention. Elle parle de son travail avec passion ça se ressent. Elle aime ce qu’elle fait. En même temps comme elle le dit si bien, elle ne pouvait pas tomber mieux. Le sport a toujours été une de ses plus grandes passions, et être payé pour parler de sa passion c’est génial. C’est le rêve de tous. Je suis comme elle. Moi aussi je suis payé pour faire quelque chose qui me passionne. Je souris doucement. « Je suis content pour toi. » Je suis sincère. « C’est bien que tu aies fini par trouver quelque chose qui te plaît. Et comme tu le dis, t’es payée pour parler de ta passion c’est génial. » Malheureusement pour moi elle n’a pas l’air de vouloir s’étaler sur sa vie puisqu’elle me demande si elle peut me poser une question. Je ne sais pas trop pourquoi mais j’ai peur de ce qu’elle va me demander. Je hoche tout de même la tête. J’appréhende sa question et je suis sûr qu’elle va pouvoir le voir sur mon visage. Le truc quand on revoit quelqu’un qui nous connaissait par cœur il fut un temps c’est qu’on ne peut rien lui cacher, elle le verra forcément. Surtout que je n’ai jamais été extrêmement bon pour mentir. Elle joue avec ses ongles, je sais que chez elle ça veut dire qu’elle ne sait pas comment aborder la chose, elle ne sait pas comment me poser cette question. Elle est hésitante ça se voit, justement parce que je la connais et je connais très bien son langage corporel. « Je te sens sur la retenue sur ta vie. Tu sembles ailleurs par moment, tu changes de sujet, tu éludes des questions. Si tu ne veux pas en parler je comprendrais, mais je te connais, je sais qu'il y a quelque chose et si tu as besoin d'en discuter je suis là. » Oh ça. Sans le savoir elle vient de toucher mon point sensible. Si je change de sujet c’est juste que je n’ai pas envie de parler de moi parce qu’il n’y a rien à dire. Le pire c’est que c’est la triste vérité. Depuis deux ans ma vie se résume à une seule chose : mon restaurant. Je n’ai rien d’autre à dire sur moi parce que je ne vis qu’au travers de mon travail depuis la mort de Victoria. Mais ça, elle ne peut pas le savoir et c’est pour ça qu’elle me pose cette question. Sans vraiment m’en rendre compte, je ne la regarde plus maintenant et je suis très long à répondre ça sa question. Je ne sais pas comment lui répondre, je ne sais pas quoi lui dire. Il y a cinq minutes nous étions en train de rire tous les deux, je la taquinais et maintenant me voilà à ne même pas être capable de répondre à une simple question. « Euh... » Une bonne minute s’est écoulée avant que je ne commence par lui dire ça. « C’est rien de grave. » Faux. C’est complètement faux. Je me pince les lèvres et je finis par enfin relever les yeux vers elle. « Il y a deux ans j’ai juste perdu une personne qui était très importante pour moi. » Je ne sais pas ce que je peux lui dire de plus. Enfin si je le voulais je pourrais lui en dire tellement plus. «Mais je vais bien maintenant. J’ai juste mis du temps à m’en remettre. » Comme ça je pense que c’est bien non ? Je ne lui en dis pas trop, tout en étant honnête avec elle. Je ne lui dis pas que cette personne était une femme, celle que je considérais comme étant la femme de ma vie. Mais en même temps c’est tout de même légèrement sous-entendu. À elle de voir si elle veut me poser plus de questions ou si elle décide de mettre fin à la conversation.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
J’ai presque l’impression de petit à petit retrouver la Alex qui me plaisait tant il y a huit ans. Même s’il y a toujours ces petits moments de silence et de gêne entre nous, ce moment que nous sommes en train de passer est bien plus agréable que ces retrouvailles ratées qui ont eu lieu il y a quelques jours. Je n’ai jamais été un grand fan de la Alex bourrée, même quand nous étions ensemble. Elle sortait pourtant souvent avec ses amies, c’est pas parce que je suis pas fêtard que je devais empêcher ma copine de l’être alors la plupart du temps elle sortait et moi je restais à l’appartement à occuper mes soirées. Ça ne me dérangeait pas. Et je ne doutais jamais de sa fidélité envers moi. Ce que je n’aimais pas c’est que je me doutais qu’elle devait se faire draguer par un tas de mecs dans les bars. Parce que oui, Alex était une très très belle fille. Enfin je dis ça au passé mais c’est encore d’actualité. Je la regarde et je me rends compte qu’elle est toujours aussi belle ça, ça n’a vraiment pas changé. « Et bien pas tant que ça figurez-vous monsieur Anderson. » Je fronce légèrement les sourcils. Elle me dit qu’elle n’apprécie plus autant faire la fête qu’avant alors si, elle a quand même pas mal changé. Mais ce n’est pas très grave, si elle sort moins qu’avant ça veut dire que je ne vais plus la voir bourrée aussi régulièrement qu’avant et moi honnêtement ça me va. Je suis persuadé qu’elle a évolué en bien. Elle a trouvé un travail, un travail qui lui plait et qui est clairement fait pour elle. Peut-être même qu’elle est heureuse, qu’elle a trouvé un homme qui l’aide à se sentir comblée. J’espère pour elle, elle mérite le bonheur. Même si le bonheur n’est clairement pas un sentiment qui est fait pour durer. « J'ai juste vieillis et je crois que ça se voit un peu non ? » Elle rit. Je la regarde. Elle a vieilli oui, comme tout le monde, comme moi. Elle a vingt-neuf ans, mais non ça ne se voit pas. Elle n’a pas pris une ride depuis la dernière fois que je l’ai vu. On peut juste voir sur son visage qu’elle a mûri, et heureusement elle n’a plus vingt et un an maintenant. Mais non je n’aperçois aucune trace de vieillesse sur son visage. « Non ça se voit absolument pas. T’es toujours aussi belle qu’il y a huit ans. » Je laisse un petit rire s’échapper avant de me rendre compte que je venais de dire ça à voix haute. Gêné, je me racle la gorge, et je détourne le regard. « Enfin…je veux dire que t’as pas vieilli. Enfin pas physiquement. » Mon Dieu, je m’enfonce, je suis ridicule. « Moi par contre, j’ai passé le cap des trente ans, ça, ça fait mal. » Je grimace légèrement. L’âge c’est qu’un chiffre, sur le principe je suis d’accord avec ça. Mais j’ai trente ans, je suis célibataire, j’ai pas d’enfant. Je suis bien partie pour finir ma vie tout seul si ça continue comme ça. C’était pas ça le plan que j’avais pour ma vie. Moi je voulais trouver la femme parfaite, me marier, fonder une famille et encore tout un tas d’autres clichés sur la famille parfaite, moi c’est ce que je voulais.
Tout ça j’aurais pu le faire, j’étais à deux doigt de l’avoir. Jusqu’à ce qu’un accident provoqué par moi-même tue Victoria. Cette soirée a changé ma vie, et ça n’a absolument rien de positif. J’étais heureux, amoureux, on avait de beaux projets pour notre futur. Justement tout allait beaucoup trop bien dans ma vie alors ça ne pouvait pas durer. Un peu comme avec Alex. J’étais amoureux et heureux avec elle, sauf qu’elle ne l’était certainement pas parce qu’elle a décidé de prendre la fuite et de me quitter. C’est peut-être ça qui m’a le plus fait mal. Me dire qu’elle n’était très certainement pas heureuse avec moi, peut-être pas aussi amoureuse qu’elle me le faisait croire ou tout simplement pas aussi amoureuse que je ne l’étais moi. J’ai cette poissé sentimentale qui me suit depuis toujours et j’ai la désagréable impression que ce n’est pas prêt de changer. En même temps depuis deux ans je ne cherche pas vraiment à être heureux c’est vrai. Je m’enfonce dans le travail pour oublier ma peine. Je vais bien mieux qu’il y a même trois ou quatre mois. Mais j’ai encore du mal à profiter de la vie comme avant. Mais au moins maintenant j’ai envie d’aller l’avant. C’est ça qui change par rapport aux derniers mois. « Tu es sûr que tu vas bien ''maintenant'' » Alex, si tu savais que tu es en train d’entrer sur un terrain encore très sensible… J’hoche la tête. Oui je vais bien maintenant, promis. Je sais que c’est pas flagrant, mais si elle m’avait vu il y a un an elle verrait que je suis dans un bien meilleur état. Je ne sais pas si elle attend que je lui en dise plus. J’ai du mal à m’imaginer lui parler de la femme qui a réussi à me faire oublier Alex. Ça pourrait être assez étrange. « J'espère que tu vas bien vraiment, mais tu sembles hésitant à ce propos. » Et elle ne semble pas vouloir changer de sujet de conversation, malheureusement. « Arrêtez tous de vous inquiéter pour moi comme ça, je vais bien oui. Sinon je dirais pas le contraire. » Faux. Très exactement une semaine après l’enterrement de LV, Romy est passée me voir et je lui avais dit que j’allais bien. Alors que c’était tout le contraire. J’allais tellement mal. Et elle le savait, mais pourtant je lui disais le contraire. Je ne veux surtout pas qu’on s’en fasse pour moi parce que je sais qu’en soit, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Cet accident c’est moi qui l’ai provoqué. C’était moi au volant alors si on réfléchit comme ça, je l’ai tué alors je ne peux pas vraiment m’en plaindre. Mon Dieu du Romy m’entendait raisonner encore comme ça elle m’engueulerait, c’est sûr et certain. « Je ne sais pas ce que tu as vécu Caleb, ni qui tu as perdu et je respecte ton silence sur le sujet si tu souhaites le garder pour toi. Mais tu t'en ai vraiment remis ou tu essayes de le faire croire ? » Comment casser l’ambiance en quelques minutes… Je ne sais vraiment pas si lui en parler est une bonne chose mais en même temps je me dis qu’elle va bien finir par l’apprendre un jour ou l’autre. Je lâche un long soupir, basculant mon visage en arrière, je passe mes mains dans mes cheveux. Je ferme les yeux un court instant et pour la première fois depuis ce début de conversation, je regarde Alex. « Tout à l’heure je t’ai dit que je suis partie un an en Europe pour des stages de cuisine ? J’ai rencontré quelqu’un en France. Elle s’appelait Victoria. Enfin bref, on était fiancé. Et elle est morte il y a deux ans. Accident de voiture. » Je ne rentre pas dans les détails tout simplement parce que je me vois pas lui raconter à quel point nous étions heureux à deux, que nous avions des projets de faire des enfants juste après le mariage. Tout ça, elle n’a pas à le savoir, et je pense que c’est même mieux pour elle qu’elle n’en sache pas plus. « J'ai perdu ma mère récemment, je dis pas que je comprends ce que tu vis, mais si tu veux parler et bien je suis là. » Elle me parle de sa mère, la perdre a dû être horrible pour elle. Elle ne mérite pas ça. « Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ta mère ? » Je sais qu’elle m’a dit qu’elle s’était suicidée. C’est certainement l’influence négative et toxique de son père qui l’a poussé à commettre cet acte. Je connais Alex, et je me doute très bien que la perte aussi brutale de sa mère a dû la bouleverser énormément.
“I lay in tears in bed all night, alone without you by my side”
Sans même m’en rendre compte je viens de lui confier que je la trouvais toujours à mon goût. Et en même temps c’est totalement vrai, je la trouve toujours aussi belle. Son sourie n’a pas changé et son rire est toujours aussi adorable qu’il ne l’était à l’époque. Bon même si je n’ai pas vraiment eu beaucoup l’occasion de la voir sourire ou l’entendre rire depuis nos retrouvailles, du peu que j’ai pu en voir rien de tout ça n’a changé. Elle me semble simplement moins heureuse et moins épanouie. Je ne sais pas pourquoi, j’espère que le fait d’être de retour à Brisbane va l’aider à s’épanouir à nouveau. Elle le mérite. J’essaie de changer de sujet de conversation en lui parlant de mon âge. En vérité avoir trente ans ne change vraiment rien à ma vie. Mais oui le jour de mon anniversaire j’ai pris un sacré coup de vieux dans la gueule et je me suis rendu compte que j’avais trente ans et qu’à part mon restaurant je n’avais rien accompli de ma vie. Et je vous jure que quand vous réalisez que vous menez une vie sans intérêt, c’est violent. Je le tourne à la rigolade, je lui dis que passer le cap des trente ans ça fait mal. Elle ne peut pas le savoir ni même le comprendre puisqu’elle a encore vingt-neuf ans. « Ouah t'es vieux. » Elle sourit, et moi je lève les yeux au ciel amusé. Elle dit ça pour rire mais en soit elle a complètement raison. Je commence à vieillir mine de rien. Je ne dis pas que je suis vieux et bon à rire, non j’ai encore –normalement – beaucoup d’années à vivre avant de mourir. Quoi que, on ne sait jamais. Qui aurait cru que LV mourrait à l’âge de vingt-six ans ? Elle était encore beaucoup trop jeune et elle avait encore tellement de choses à vivre. Mais de toute façon c’est de ma faute, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. « Je rigole. Mais je vais le passer aussi ce cap. Bientôt.» Je souris. Son anniversaire c’est en Janvier, elle a encore plusieurs mois pour profiter avant d’entrer dans le club des trentenaires. « Je t’offrirai un verre le jour de tes trente ans. Tu verras, ça change pas grand-chose à ta vie. » À part le petit coup de vieux mental que tu te prends en pleine gueule. Ça se dit ça, un coup de vieux mental ?
J’aurais dû un peu plus profiter de ces quelques instants de répit et de discussion légère parce que nous revoilà dans une conversation que j’aimerais fortement éviter. Je l’évite un maximum avec tout le monde, je souris je ris, je fais comme si j’avais tourné la page et comme si j’allais beaucoup mieux. Et en soit tout n’est pas faux. Je vais mieux ça c’est vrai. Mais je ne sais pas si j’ai réellement tourné la page. Victoria, je pense à elle encore tous les jours mais en fait je pense que c’est normal. Je sais qu’elle aura toujours une certaine place dans mon cœur, même si elle n’est plus à. Et je sais aussi qu’il y aura toujours une petite partie de moi qui l’aimera. C’est triste être amoureux d’une femme morte. J’aimerais vraiment pouvoir dire que j’ai tourné la page. Mais ce n’est pas encore le cas. En même temps est-ce qu’on peut tourner la page quand on perd la femme qu’on aime ? Je ne suis pas sûr. On peut apprendre à aller de l’avant, à faire un pas devant l’autre et à vivre sans elle. Mais je sais que je peux affirmer que je vais mieux oui. Mieux qu’il y a un an et même qu’il y a seulement quelques mois. Alors quand on remet ma parole en question et qu’on me demande sans cesse si je suis sûr d’aller vraiment mieux, oui ça m’énerve. Parce que je pense être le mieux placé pour définir mon état. Et je pense que ça se voit dans mon comportement que je commence à me sentir mieux, non ? Enfin Alex ne peut pas le savoir elle, parce qu’il y a encore quelques mois elle était je ne sais où. « Je suis désolé. » C’est la vie. C’est comme ça que j’essaie de relativiser. Enfin de plus ou moins relativiser. C’est tout, on ne peut rien y faire. Elle est morte et moi je suis en vie. Alors c’est à moi que revient la lourde tâche qu’est de continuer à vivre sans elle à mes côtés. Je n’ai pas l’impression de voir de la pitié dans son regard et putain qu’est-ce que ça fait du bien. C’est ça que je déteste le plus, les personnes qui te regardent l’air plein de pitié et qui te sortent les pires phrases du monde du genre « Mais il faut continuer à vivre, fais-le pour elle. » Croyez-le ou non mais celle-là on me l’a sortie un bien trop grand nombre de fois. Je ne sais pas si les gens pensent sincèrement quand nous disant ça ils vont créer comme une sorte de déclic. Mais je vous assure que moi ça a plus le donc de m’énerver qu’autre chose. Je ne lui réponds pas, qu’est-ce que vous voulez que je lui dise ? « C’est pas grave » ? Bien sûr que si c’est grave. Alors je me contente de hausser les épaules et je change de sujet. Pas moins déprimant mais bon après tout restons sur la même lignée. « Elle s'est pendue. » Ouch. Merci pour cette information mais c’était pas forcément à ça que je pensais quand je te demandais ce qu’il s’était passé avec ta mère. Je grimace légèrement. « Elle n'a jamais réellement réussi à passer outre sa dépression, c'était toujours comme ça avec elle, des hauts et beaucoup de bas et ce connard en a profité pour l'accabler encore et encore. Je l'ai usé aussi, sans doute un peu. » Sa dernière phrase m’intrigue. Comment ça elle l’a usée ? Je ne lui pose bien évidemment pas cette question, je la laisse juste parler. Parce que dans ce genre de moment il n’y a pas de bons mots, l’écoute et le silence sont toujours les bienvenus. Je suis bien placé pour le savoir. « C'était devenu trop dur à supporter pour elle, tout ça. Enfin je crois, elle a pas vraiment laissé de mots. » Elle n’a pas laissé de mot. Alors un jour Alex s’est réveillé et elle a appris le suicide de sa mère. Ça a dû être horrible. On doit vraiment se sentir impuissant dans ce genre de situation. « Finalement, je crois que c'est le geste le plus fort qu'elle ait faite de sa vie. » Sans doute. J’ai une pensée en tête mais je ne sais pas si je peux me permettre de la partager à voix haute. Je me suis toujours dit que pour commettre un tel acte qu’est le suicide, il fallait vraiment beaucoup de courage. Mais je ne pense pas que cette réflexion serait la bienvenue alors je la garde pour moi. « Je suis désolé. » Je reprends les mots qu’elle a utilisé un peu plus tôt. Que voulez-vous que je lui dise de toute façon. Pour elle ça a dû être tellement difficile. Le suicide de sa mère est sûrement l’élément déclencheur qui l’a poussé à revenir à Brisbane. Sans que je ne m’en rende compte ça faisait apparemment déjà un bon moment que vous étions là, en plein milieu de mon restaurant à discuter de nos vies respectives. Et Alex s’apprête à prendre congé. « Je crois que j'ai déjà assez abusé de ton temps. N'oublies pas ta veste et merci pour la crème brûlée. » J’allais d’ailleurs complètement oublier ma veste heureusement qu’elle me l’a rappelé. Ce qui l’aurait obligé à revenir me voir, ça aurait été dommage…ou pas. « Ah oui…euh bah de rien pour la crème brûlée. » Partager ce dessert nous a permis à tous les deux de nous replonger dans le passé et dans ces moments heureux que nous avions déjà passé il fut un temps. Enfin du moins, moi ça m’a rappelé tous ces souvenirs. « J'ai apprécié de te revoir Caleb. » Oh moi aussi… Et je suis mieux assez soulagé de pouvoir constater que nous avons encore tous les deux cette complicité, comme avant. Un sourire se dessine sur mon visage. Très léger, mais un sourire quand même. « Plaisir partagé Alex. » Ce qui est vrai. Elle se lève et je fais de même. On se retrouve face à face à se regarder comme des cons sans savoir quoi faire. Comment est-ce qu’on dit au revoir à son ex ? J’en ai pas la moindre idée. Je la regarde, et tout en passant une main dans mes cheveux je lâche un petit rire nerveux. « Bah du coup…salut. Passe une bonne journée. » Sérieux, j’avais pas un truc mieux à sortir ? Je me désespère moi-même. Je l’accompagne jusqu’à la porte d’entrée que je lui ouvre. « Et merci pour la veste. » Je lui dis, tout en la désignant du regard. C’est assez gênant, on ne sait pas comment se dire au revoir et ça se voit. Il y a comme un petit malaise entre nous, mais elle finit tout de même par quitter la salle et je la regarde s’éloigner.