Modifier ses habitudes, bousculer un peu son quotidien. Parfois cela passait simplement par de petites choses simples comme faire ses courses dans un supermarché différent ou tester cette nouvelle gamme de café même si on s'évertue à boire la même chose depuis des années. C'était ce qui avait conduit Sohan au supermarché à Logan City. Il e venait jamais faire ses courses là en temps ordinaire, après tout, ce n'était pas le quartier le plus proche de chez lui et puis il avait pour habitude en général de faire ses courses en sortant du travail le soir. Il connaissait donc le supermarché de Spring Hill, non loin du poste de police comme sa poche, mais aujourd'hui, il avait passé l'après-midi chez un de ses amis à Logan City. La bataille avait été terrible, manette en main, ils avaient décidé d'en découdre à Call of Duty. Il n'avait pas prévu de rester si longtemps. Le plan était normalement de se retrouver pour boire un café et Sohan avait aussi promis à son ami de faire un peu de nettoyage dans son ordinateur. Une chose en entrainant une autre cependant, ils avaient passé l'après-midi assis sur le canapé à se tirer dessus dans un jeu vidéo. Autant dire que la productivité n'avait pas vraiment été au rendez-vous et qu'il s'était presque étonné de voir que les heures avaient défilé aussi rapidement. Il allait repartir chez lui, après tout, il avait tout de même des choses à faire, notamment faire ses courses, n'ayant pas eu l'occasion de les faire la veille quand il était sorti du bureau bien plus tard que prévu à cause d'un bug général qu'il avait mis bien plus de temps à résoudre que ce qu'il aurait pu penser au premier abord. Quand il était sorti de là, il avait comme l'impression que sa tête allait exploser et il était rentré chez lui pour se coucher sans même prendre le temps de manger. Les courses, il n'y avait même pas pensé une seule seconde et c'était seulement ce matin qu'il s'était rendu compte qu'il n'avait plus rien dans son réfrigérateur à l'exception de deux yaourts blancs et une brique de jus d'oranges presque vide. Il n'avait donc pas réfléchi quand il était passé aux abords du supermarché avec sa voiture, il s'était directement engagé sur le parking pour se garer. Puisqu'il était là, autant en profiter pour faire ses courses avant de rentrer chez lui et se cuisiner un bon repas. Ca ne servait à rien d'attendre et de toute façon, il n'était plus réellement en mesure d'attendre. Des yaourts en guise de diner, ce n'était pas forcément ce qu'il considérait comme un bon repas et encore moins comme un repas consistant.
Il n'avait jamais réellement apprécier faire les courses. Pour lui, c'était plus une corvée qu'autre chose et il aurait bien aimé avoir quelqu'un pour les faire à sa place. La cuisine, c'est son dada, il n'y a pas de soucis, il prend plaisir à cuisiner, mais quand il s'agit de sortir pour aller acheter les ingrédients, c'est une toute autre histoire. C'est sans doute pour cela qu'il est plutôt du genre à planifier ses repas pour la semaine et à tout acheter d'un coup. Le but étant de ne pas avoir à y aller tous les deux jours et de pouvoir tenir la semaine entière avec ce qu'il avait prévu. Bien sûr, il s'autorise quelques écarts parfois et il ne rechignera jamais quand il s'agit de devoir faire des courses supplémentaires parce qu'il a décidé, un peu au dernier moment d'inviter du monde à diner. A la limite, c'est probablement le seul contexte dans lequel il prendrait presque plaisir à faire ses courses et à soigneusement choisir ses ingrédients. Pour l'heure, il avait récupéré la liste qu'il avait posée sur le siège passager de sa voiture hier matin et déambulait dans les allées du magasin. Il prenait les rayons un par un, ne connaissant pas suffisamment ce supermarché pour pouvoir aller directement là où il avait besoin de quelque chose. Il tâtonnait si on pouvait dire ça comme ça, faisait beaucoup d'allers et venues quand il se rendait compte qu'il avait oublié quelque chose se trouvant dans un rayon qu'il avait parcouru deux minutes plus tôt. Sohan s'apprêtait à attraper une boite de tomates en conserve quand il aperçu sa soeur au bout du rayon. "YAS !" lui lance t-il commençant à s'approcher d'elle, un large sourire dessiné sur les lèvres. Cependant, il s'arrête net quand il voit la personne arrivant sur ses talons. Fatima, leur mère à qui il n'a pas adressé la parole depuis des années et qu'il prend toujours bien soin d'éviter quand il vient chercher sa soeur pour aller faire un jogging. A ce moment-là, il ne sait pas trop ce qu'il doit faire. Il est comme figé. Il aimerait faire marche arrière, mais il se rend compte que c'est déjà trop tard. Sa soeur l'a vu et sa mère l'a probablement vu elle aussi. C'était trop tard. Il n'avait donc pas le choix que de prendre une grande inspiration et de se diriger vers les deux femmes. "Salut maman." Lance t-il nerveusement en direction de sa mère, osant à peine la regarder dans les yeux. "Je pensais pas vous croiser là." dit il ensuite, réalisant à quel point c'était idiot comme réflexion. Après tout, ses parents habitaient à seulement quelques pâtés de maison de là.
Dernière édition par Sohan Khadji le Ven 9 Aoû 2019 - 0:36, édité 1 fois
La gestion du planning des courses en pleine période de Ramadan avait toujours été mené d'une main de maître chez les Khadji. Comme si cette période n'était pas déjà assez éprouvante pour ceux qui s'y soumettaient, se retrouver entouré de denrées les plus délicieuses les unes que les autres, c'en était trop pour la cadette qui faisait toujours partie du convoi pourtant. C'était tout simplement parce que, dans ces moments-là, elle savait que son masochisme latent était intenable – trop éprouvée par la faim et la soif pour ne pas plier, elle déposait les armes bien avant d'avoir le temps de ne serait-ce émettre la moindre protestation mentale à l'encontre de la torture qui l'attendait, et quand on était gourmande comme elle l'était, et ce depuis qu'elle avait daigné pointer le bout de son joli nez, ce n'était pas si exagéré que ça de parler en ces termes particuliers. Ainsi, depuis qu'elle avait le permis de conduire, c'est-à-dire depuis plus d'une dizaine d'années maintenant, elle se faisait cependant un petit plaisir de jouer les taxis attirés pour sa mère, si consciencieuse dans le ravitaillement des stocks du foyer, que la voir déambuler dans la petite superette de Logan City était un spectacle auquel Yasmine tenait à assister aux premières loges, surtout à la fin du jeûne. D'ailleurs, ce dernier se terminait le lendemain, leur faisant miroiter le retour de leurs habitudes alimentaires, et c'était tant mieux. Malgré la fatigue accumulée au cours du mois passé, autant à cause de son jeûne qu'à cause du travail et de la vie en général, Yasmine était de très bonne humeur, enthousiaste que tout soit enfin terminé pour enfin pouvoir se concentrer sur autre chose que l'état de ses choix religieux et autres prières qu'elle s'était contrainte à prononcer de façon plus assidue qu'à l'accoutumé. Peut-être que c'était ça qui la réjouissait : d'avoir tenu ses engagements envers le Prophète avec une facilité étonnante pour une fois. Mais franchement, elle parierait davantage sur sa vie sociale qui avait retrouvé un semblant de normalité – depuis quelques temps, portée par un élan courageux inespéré, Yasmine avait cessé progressivement d'éviter de croiser Hassan, autant dire que le poids qui pesait sur tout son corps s'était incroyablement allégé, et son humeur, toujours un peu ronchon depuis son retour de Diffa, s'en ressentait. Accoudée à la barre centrale du caddie rempli de courses, la jeune femme suivait les déambulations de sa mère à l'angle d'un rayon. Fascinée par la grâce de ce petit bout de femme tout en courbes et en rondeurs, elle esquissa un sourire en biais lorsqu'elle s'arrêta quelques instants pour sociabiliser avec une cliente qui passait par là. C'était drôle, cette façon qu'avait Fatima de se fondre dans la masse des gens qui l'entouraient malgré les préceptes qui la faisaient vivre et la rendaient heureuse. On n'aurait pas été tenté de croire qu'elle était si ouverte au dialogue, toujours prête à tendre la main vers celui qui en avait le plus besoin, et pas avare de conseils et de paroles : son expression constamment bonhomme était cependant un bon indicateur qu'elle ne se laissait pas impressionner par les amalgames. Elle ne se laissait pas arrêter par le voile savamment noué qui recouvrait ses longs cheveux épais, et son caractère était plus affirmé que celui qu'on lui prétendait en la voyant ainsi attifé – non, elle n'était pas soumise, juste pieuse et portée sur les écrits, et toute sa vie, elle l'avait très bien vécu, malgré les drames récents à la frontière de son pays d'adoption, et les doigts pointés dans sa direction. De ce fait, parfois seulement, Yasmine la trouvait bien hypocrite quand elle lui reprochait d'être si à l'aise tandis qu'elle suivait le mode de vie des occidentaux qu'avec Amjad, ils avaient choisi pour leurs enfants ; lorsque Yasmine voyait sa mère en action, comme à ce moment-là, elle ne pouvait s'empêcher de ne pas regretter d'être celle qu'elle était, pas très pieuse et portée sur les traditions, certes, très bien intégrée toutefois, et c'était tout ce qui comptait.
Elle écrasait un bâillement avec le dos de sa main, quand une voix l'interpella par-derrière. Sitôt, les yeux de Yasmine s'immobilisèrent sur la silhouette de sa mère qui la rejoignait gaiement. Tout doucement, elle tourna la tête vers Sohan dont le regard s'était un instant perdu, se voilant immédiatement quand il aperçut Fatima qui, tout comme lui, s'immobilisa au milieu du geste qu'elle était en train de faire. Penchée au-dessus du caddie, une boîte de pois chiches à la main, elle resta muette "Maman." commença Yasmine en arabe, s'apercevant un peu trop tard que c'était inutile de changer de langue, étant donné que Sohan comprendrait lui aussi. Mais c'était trop tard, et elle reprit en troisième vitesse "C'est la fin du Ramadan, pas de scandale aujourd'hui." Parce que malgré le fait qu'ils s'étaient faits au monde qu'ils avaient rejoints en fuyant le leur, les parents Khadji avaient leur limite dans l'acceptation, et l'homosexualité de leur fils en faisait partie. Néanmoins, laver leur linge sale en public ne faisait pas partie de leur politique, aussi quand elle cala sa boîte de pois chiches au milieu du reste des courses savamment empilées, Fatima affronta les yeux clairs de sa fille, et opina simplement du chef, tandis que Sohan s'approchait enfin d'elles. Il était pâle, plus que d'habitude. Alors que Yasmine s'était sentie lasse quelques secondes plus tôt, l'impression d'être soudain plus qu'éveillée, prise entre deux feux, la fit se redresser avec une raideur douloureuse. Ce genre d'urgence, elle savait les gérer, et plutôt bien si on considérait les compliments qu'elle recevait de la part de ses supérieurs à l'hôpital ; de ce fait, c'est avec un sourire étonnamment naturel qu'elle dit à son frère aîné "Ouais, c'est l'Aïd demain. Tu connais maman, elle a toujours peur de pas en faire assez, alors…" Elle désigna le caddie du menton, lui montrant par la même comme il était plein, et attendit un instant ; que Fatima daigne s'exprimer, que Sohan daigne poursuivre sur sa lancée. Mais rien de plus ne se passa lorsque le jeune homme salua leur mère, trop occupée à regarder ses mains avec une attention décuplée. Se trouvant trop gauche à son goût, craignant le meilleur comme le pire, Yasmine lâcha finalement son caddie pour s'approcher de son frère. Elle le prit dans ses bras, fermant très fort les yeux, et lui murmura tout doucement "Je suis contente de te voir là." Puis, se décalant pour lui taper sur la poitrine, restant près de lui autant pour le soutenir que pour subtilement montrer à Fatima qu'elle était prête à faire tampon s'il le fallait, elle ajouta, poussant sa mère à prendre part à la conversation avec une risette qui découvrit ses dents droites, et creusa ses fossettes "Tu trouves pas qu'il aurait besoin de sortir plus, ma' ? Ça fait des mois que je lui dis qu'il est trop pâle, ça jure avec ses cheveux." Comme si ça avait une quelconque importance d'amener un sujet aussi bateau – la jeune femme se mordit l'intérieur de la joue. C'était toujours mieux que de la supplier à genoux de ne pas lui tourner le dos, alors tout en restant souriante, Yasmine tourna la tête vers Sohan, cherchant son regard pour lui apporter tout le réconfort et le soutien dont il avait besoin après ces années de silence entre lui et leur mère.
Le souffle court, le coeur qui s'emballe, un coup de chaud. C'est ce qu'il ressent quand il aperçoit sa mère aux côtés de sa soeur à quelques mètres de lui. Le seul confort qu'il trouve dans cette situation c'est de voir que sa mère semble tout aussi prise de court que lui et il l'observe un instant rester bloquée, boite de conserve à la main juste au-dessus du cadi. Sa mère n'a pas le temps de dire quoi que ce soit que Yasmine la met déjà en garde. C'est la fin du ramadan. Le scandale est à éviter durant ce mois saint et en particulier la veille de l'Aïd. Il se dit que c'est sûrement sa chance de la journée. Ce serait tombé à n'importe quelle autre période de l'année, sa soeur n'aurait peut-être pas eu d'argument pour temporiser. La religion, c'était une partie intégrante de Fatima, elle allait donc au moins se contenir pour aujourd'hui. Du moins c'est ce qu'il se disait. Il n'avait aucune idée de la façon dont sa mère allait réagir. Que ce soit aujourd'hui ou un autre jour. Il s'imagine cependant que la période de ramadan et le supermarché sont deux facteurs en sa faveur. Sa mère n'est pas du genre à régler ses histoires en public. Même quand ils étaient enfants et qu'ils avaient le malheur de faire des bêtises à l'extérieur de chez eux. Fatima ne disait rien sur le moment, mais elle n'oubliait pas et ils ne passaient jamais à côté d'un rappel à l'ordre dans les règles de l'art une fois rentrés chez eux. Cependant, ça n'empêchait pas que sa gorge venait de se serrer et qu'il était totalement désemparé. Cependant, il ne peut pas rester planté là et il ne peut pas non plus faire demi tour et continuer ses achats comme si de rien n'était. Alors, il inspire un bon coup, s'approche de sa soeur et de sa mère, esquisse un sourire et lance la première phrase qui lui passe par la tête. Il se sent bête de dire ça, mais il remercie intérieurement sa soeur de rebondir dessus évitant une situation encore plus embarrassante qu'elle ne l'était déjà. Il salue sa mère avant de répondre à sa soeur parce que ça lui parait logique et que même si ça fait plusieurs années qu'il ne s'est pas retrouvé comme ça face à elle, ça reste machinal. Il est un peu déçu quand elle ne lui répond pas et se contente de regarder ses mains comme si elle ne savait pas où se mettre ni quoi dire. Comme tiraillée par des sentiments contradictoires. Il ne se laisse cependant pas abattre si sa mère n'est pas prête à lui parler pour le moment, Yasmine elle est toujours là prête à apaiser les tensions autant qu'elle peut. "Je vois que vous avez de quoi faire !" lui lance t-il tout en la serrant dans ses bras. Elle est contente de le voir là, il n'est pas sûr que sa mère qui est toujours muette pense la même chose, mais ce n'est pas grave. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle le prenne dans ses bras comme sa soeur venait de le faire.
Il ne savait pas ce qu'il aurait fait sans Yasmine dans cette situation. Quoi que, si, il le savait très bien. Il aurait tourné les talons au moment où il aurait croisé sa mère dans l'allée, il ne serait pas venu à sa rencontre et il aurait fait comme s'il n'avait rien vu. Comme si c'était une simple étrangère qu'il ne connaissait pas. Car au final après toutes ces années, c'était un peu l'impression qu'il avait. Que sa mère et ses parents devenaient des étrangers. Il savait qu'il revaudrait ça à Yasmine d'une façon ou d'une autre à un moment. Elle trouvait toujours les mots. Elle savait y faire et Sohan, bien que perturbé par l'absence totale de réaction de sa mère depuis qu'il est arrivé devant elle ne pu s'empêcher d'esquisser un sourire franc face à la remarque de sa soeur. D'ailleurs il ne manque pas non plus de voir un soupçon de sourire se dessiner sur le visage de Fatima au même moment. Si Yasmine n'était pas infirmière, elle pourrait probablement se reconvertir en magicienne ou quelque chose du genre, il en était persuadé. "Soit pas jalouse de mon teint parfait Yas !" lance t-il avant de se tourne vers sa mère "T'aurais pas un remède pour elle maman ? Parce que ça vire à l'obsession là." dit il avant de faire un clin d'oeil à sa soeur. Leur mère avait toujours des remèdes pour tout. Pour le moindre bobo, elle avait une recette de grand-mère, qui aussi étonnant que ça puisse paraitre, marchait à chaque fois. Pas de doute qu'elle avait un remède pour la fixette de Yasmine où ne serait-ce qu'une bonne parole remplie de sagesse. Il ne savait cependant pas si sa mère allait répondre ou se contenter de baisser la tête pour regarder ses mains. Il n'était pas du genre à avoir peur du silence. Bien au contraire il n'avait pas ce besoin de combler le vide dans une conversation entre amis par exemple, en revanche, dans ce contexte particulier, le silence était plus que pesant et il ne pu s'empêcher de poser une autre question avant même que Fatima n'ait le temps de répondre à la précédente. "Ca va à la maison ?" demande t-il plus à sa mère qu'à sa soeur même s'il savait que cette dernière n'hésiterait pas à répondre si Fatima ne le faisait pas. "Papa va bien ?" continue t-il. Tellement bateau comme questions. C'était idiot, mais il avait l'impression qu'il ne savait pas quoi dire à sa mère. Comme s'il aurait eu besoin de se préparer à cette rencontre, préparer ce qu'il allait bien pouvoir lui dire en avance. Là, il ne savait pas par où commencer. Ne sachant pas non plus ce qu'il pouvait dire ou pas. "Ca me fait plaisir de te voir." Ose t-il quand même dire à demi mot, sans avoir réellement le courage de regarder sa mère dans les yeux.
Ce n'était pas dans les habitudes de Fatima de rester si silencieuse. Au contraire, elle n'était pas avare de paroles d'habitude, s'attirant les sourires attendris des inconnus, mais aussi les soupirs ingrats de ses propres enfants. De ce fait, le lourd silence qui s'étirait entre elle et ces derniers parut factice à sa cadette. Comme si tous les trois, ils s'étaient soudain mis à jouer à un jeu qu'ils ne maîtrisaient pas bien et dont les règles leur paraissaient si nébuleuses qu'inconsciemment, ils craignaient de perdre la main gracieuse que le Destin leur avait tendue. Yasmine baissa un instant les yeux sur le sol carrelé de la superette, déglutissant discrètement en même temps qu'elle réfléchissait au meilleur moyen d'apaiser les choses si jamais cette rencontre impromptue venait à tourner au vinaigre. Elle aurait aimé qu'Hassan soit présent. Juste pour ne pas se retrouver seule au centre de la tension insupportable qui régnait dans le mince espace qui les séparait tous les trois – il n'était peut-être pas plus doué qu'elle pour gérer le conflit, pourtant elle était intimement convaincue qu'il aurait su quoi dire sans faire tourner le tout à la farce grotesque comme elle s'obstinait à le faire avec maladresse, prise par surprise et trop consciente qu'il y avait beaucoup trop à perdre si jamais l'un deux décidaient de tourner les talons et de retourner à ses emplettes. Ainsi, chacun avait rejoint son poste ; Sohan se tenait à quelques pas à peine du caddie de sa mère, répondant aux tentatives de sa sœur de ne pas rendre les choses encore plus compliquées qu'elles ne l'étaient déjà ; Fatima était à l'autre extrémité, transie par la surprise, le visage oscillant entre plusieurs expressions qu'aucun de ses enfants n'auraient su décrire à ce moment-là ; Yasmine était pratiquement au milieu, même si elle se tenait fermement sur ses deux pieds à la droite de son frère – elle avait carré les épaules comme le font les médiateurs professionnels, déterminée à faire ce qu'il fallait pour temporiser et pour apaiser alors que son cœur cognait si fort dans sa poitrine, qu'elle crut à un instant à peine qu'il allait s'en extraire et s'étaler au milieu de l'allée centrale. A cela s'ajouta une inspiration profonde, puis elle releva la tête doucement, choisissant ses gestes comme ses paroles avec un soin bien particulier.
Avec un sourire faussement amer adressé à son aîné, elle marmonna, une pommette saillant sous l'effet de son rictus un peu nerveux "Parfait." Haussant les sourcils en même temps, attendant que Fatima réagisse elle aussi, elle retint son souffle. Son regard se coula graduellement vers elle, et elle la fixa longtemps ; le temps de mettre en marche une dimension parallèle dans son esprit – une dimension dans laquelle elle n'hésitait pas à s'approcher d'elle et à la secouer en la sommant d'arrêter ses enfantillages et d'embrasser son fils avec toute la chaleur qu'on lui connaissait. Mais combien ça lui coûterait d'agir de cette façon, elle qui s'était empressée pour que les choses se passent en douceur ? Yasmine cligna frénétiquement des paupières. Elle s'en voulait souvent de ne pas s'être suffisamment battue pour faire entendre raison à ses parents, essayant au contraire de répartir les fautes entre les deux parties de façon juste et égale. Elle avait tendance à considérer Amjad et Fatima comme des gens bien. Et ils étaient des gens bien, c'était indéniable – mais à côté de ça, leur refus de comprendre Sohan la menait à penser que, comme tout le monde au fond, eux aussi avaient leurs défauts, et pas des moindres. Pour une fille aussi aimante et dévouée qu'elle l'était, en plus d'être si proche de sa famille que ça en devenait étouffant parfois, c'était une vérité difficile à avaler, et jamais elle n'avait pensé à se préparer à l'affronter. Eux qui ne juraient que par la tolérance se montraient si fermés à l'identité de leur fils que ça donnait lui donnait mal au ventre. Elle avait fini par se rendre coupable d'une situation qu'elle était certaine de pouvoir régler par sa simple volonté, sauf que ça s'avérait si profondément insoluble finalement qu'elle avait préféré laisser les choses s'entasser – partir huit mois n'avait sans doute pas arrangé les choses, et bien qu'elle était rentrée désormais, elle n'avait pas véritablement été présente depuis son retour, et elle avait laissé ses tentatives de réconciliation de côté, espérant qu'un déclic se ferait chez chacun des parties impliquées, comme ça avait été le cas dans la brouille entre Sohan et Hassan. C'était nettement plus compliqué, néanmoins.
Sohan lui dirait le contraire, mais elle avait sa part de responsabilité dans ce silence prolongé entre lui et leurs parents, et tandis qu'elle se mettait une bonne fois pour toute dans la tête qu'elle était la plus à même de taper du poing sur la table, l'impensable se produisit "Elle n'a pas tort pourtant, je te trouve éteint." fit Fatima en tournant enfin la tête vers Sohan, délaissant le regard de sa fille qu'elle désigna du menton "Ecoute ta sœur, elle a l'œil pour ce genre de choses, et elle sait de quoi elle parle. Tu manges comme il faut ?" Une façon comme une autre de lui faire remarquer qu'elle le trouvait maigre comme un clou. Cette réflexion eut pour effet de faire rire Yasmine qui, dans un élan de puérilité, ne trouva pas mieux de regarder Sohan avec supériorité et de faire un pas sautillant en lui lançant un "Cheh !" fort à propos. Jugeant la situation débloquée, elle se détendit légèrement, permettant à son cœur de prendre un peu de répit, au point qu'elle se courba pour venir s'accouder au bord du caddie, suivant l'échange entre Fatima et Sohan avec une attention toute particulière. Ses yeux d'émeraude brillaient un peu, mais elle mettait ça sous le compte de l'éclairage cru de la superette qui lui sembla bien plus accueillante tout à coup "Il a repris des forces, mais je veille au grain. Comme lui d'ailleurs, tu verrais comme il est beau son jardin." répondit Yasmine, étant la plus à même à décréter de l'état de santé de son père qu'elle surveillant discrètement, et dont les excès de zèle ne cessaient de lui faire craindre une rechute de sa santé vacillante ; mais il aimait tellement jardiner que le faire sous des chaleurs étouffantes ne le dissuadait guère de s'adonner à sa plus grande passion, malgré les membres endoloris et les suées asséchantes. Remuant sur ses jambes, le bout de ses doigts au bord des dents, Yasmine tourna son regard vers sa mère, puis vers son frère ; un match de tennis sous-tension, voilà à quoi lui faisait penser la scène qui se jouait devant elle en cet instant critique. Elle ne s'attendait pas à un miracle, mais la réaction de Fatima lorsque Sohan lui dit qu'il était content de la voir la fit espérer qu'elle lui réponde la même chose. Sa mère pinça les lèvres avec tendresse, penchant la tête sur le côté en retenant une inflexion attendrie, mais elle ne lui répondit pas – Yasmine en revanche, sauta sur l'occasion pour ne pas laisser un malaise s'installer et se redressa du caddie en pointant Sohan du doigt, la tête tournée vers Fatima "Tu devrais lui dire de passer pour l'Aïd. Tu sais, au lieu de refiler tous les restes à tes mégères de copines qui ne sauront pas apprécier la légende derrière tes célèbres recettes… je veux dire, regarde-le." Jouer sur les sentiments de Fatima n'était pas aussi facile qu'il n'y paraissait. Yasmine y mit de la volonté, si bien qu'elle sa composa une mine sans appel, le cœur au bord des lèvres, lorsqu'elle tourna la tête dans la direction de son frère aîné et que d'une voix qu'on ne retrouvait que dans les spots préventifs contre les malades vénériennes, elle ajouta en surjouant un peu "Il doit se nourrir que de raviolis en boîte et de plats préparés."
Quand Fatima prend enfin la parole, c'est inespéré pour Sohan. Sur le moment il a l'impression d'avoir mal entendu. D'avoir simplement tout imaginé. Il ne peut empêcher le sourire qui se dessine sur ses lèvres et le rouge qui lui monte aux joues, comme un gamin timide qu'on viendrait de complimenter. Certes, ce n'est pas de l'acceptation que sa mère lui offre. Ce n'est pas un quelconque pardon non plus. D'ailleurs il ne s'attend pas à se faire pardonner. Il ne considère pas avoir quelque chose de mal à part tête lui-même et refuser de vivre dans le mensonge. Ce n'est pas grand-chose ce que sa mère lui offre en prenant la parole, mais ça lui fait extrêmement chaud au coeur. Même si finalement elle ne fait que confirmer les dires de Yasmine en plus de lui faire comprendre à sa façon qu'elle le trouvait maigre et qu'elle doutait très franchement qu'il se nourrisse correctement. Si elle en avait dit plus, elle aurait probablement prescrit une cure à base de makrouds et de cornes de gazelles. Des gâteaux qu'il appréciait, mais dont il limitait la consommation ayant pris conscience que ça avait beau être bon, ce n'était pas forcément très bon pour la santé et surtout, ce n'était pas vraiment compatible avec sa pratique quotidienne de la course à pied. "Bien sûr que je mange comme il faut maman, j'ai pas oublié tout ce que tu m'as appris." Autrement dit, il ne se nourrissait pas que de boites de conserves ou de plats préparés. D'ailleurs ces choses-là n'étaient pas courantes chez lui, même s'il fallait avouer que parfois quand il rentrait tard, il se contentait d'ouvrir une boite de raviolis ou de sauces bolognaises qu'il mélange avec des potes et considère ça comme un repas complet. La plupart du temps en revanche, il faisait en sorte de cuisiner durant le weekend afin d'avoir toujours des plats faits maison à disposition. Il lui suffisait ensuite de se servir le matin avant de partir travailler et de réchauffer le tout. C'était certes chronophage sur le moment, quand il fallait préparer plusieurs choses à la fois, mais au moins, il mangeait bien et gagnait du temps en semaine. Un bon compromis selon lui. En revanche, la réaction de sa soeur, n'a rien d'un compromis. "Trèèès mature !" lui lance t-il en levant les yeux au ciel. Il aurait même pu lui tirer la langue, il aurait bien aimé d'ailleurs, mais ça aurait été en total opposition avec ses propos. Il se retiendrait pour cette fois et serait donc le plus mature des deux, comme il était attendu d'un ainé. En réalité, elle aurait pu lui dire n'importe quoi à ce moment précis, rien ne pouvait amoindrir la joie qu'il ressentait à cause de quelques mots de sa mère.
Il ne s'attendait pas forcément à ce que Fatima lui réponde pour ce qui était de son père. Il est cependant content d'entendre une réponse de Yasmine et de ne pas se retrouver face à un silence pesant. Ce n'était pas une victoire pour lui, mais il avait comme l'impression que les quelques mots de sa mère avaient permis de détendre l'ambiance. Un peu comme s'il avait retenu son souffle jusque là. "J'espère pouvoir passer voir ça un jour. Il a toujours su comment entretenir son jardin." Lui répond-il. Ce n'est pas une promesse, ce n'est pas une proposition, c'est simplement de l'espoir. L'espoir qu'un jour la situation entre lui et ses parents s'apaisent. Il ne leur demande pas de comprendre, ni même d'accepter, il leur demande simplement de le voir comme Sohan, leur fils. Rien de plus. Ca en lui semblait pas bien compliqué et pourtant, il savait qu'il y avait une vraie frontière entre eux. En effet, quand il a l'impression que les choses avancent, il se retrouve comme face à un mur. Ca ne coûtait rien à Fatima de dire qu'elle aussi était contente de voir son fils. Pourtant, elle ne semblait pas capable de formuler ça avec des mots. Il s'y attendait, il n'en est pas moins déçu, mais il tente de ne pas le montrer. Un pas après l'autre. Elle lui avait adressé la parole, c'était déjà un bon début. Ils ne pouvaient pas mettre un terme à des années de 'conflit' en deux minutes. Une fois de plus, il peut compter sur sa soeur pour ne pas laisser la gêne s'installer. Honnêtement, il bénissait sa présence actuellement et se demandait ce qu'il avait fait pour mériter la soeur dont tout le monde rêverait. "Je voudrai pas m'imposer." répond-il poliment quand Yasmine lance l'idée qu'il passe chez ses parents pour l'Aïd. En réalité, c'est un peu plus compliqué que ça. Ce n'est pas tant qu'il ne veut pas s'imposer. C'est surtout qu'il a peur. Peur de la réaction de sa mère face à la proposition de sa soeur. Peur de la réaction que son père pouvait avoir si jamais il venait à se présenter chez ses parents pour l'Aïd et puis peur de savoir comment cela se passerait exactement si jamais il venait à faire ce pas en avant. Ce n'était pas l'envie qui lui manquait pourtant, il avait extrêmement peur de se faire rejeter. Mine de rien, il s'était comme habitué à cette situation et ne voudrait pas en changer pour qu'au final ça ne mène à rien. C'était sans doute lâche de sa part ce raisonnement et il s'en rend compte. Il ne devrait pas être gêné face à ses parents. "Mais ça me ferait plaisir de venir. Je pourrai peut-être préparer quelque chose aussi." Lance t-il presque dans un souffle, comme s'il avait peur que le courage le quitte et qu'il retire sa phrase avant même de l'avoir dite. "Ca serait le moyen de montrer à Yasmine, une fois pour toute, que je me nourris correctement et que malgré ce qu'elle a l'air de penser, je fais attention à ma santé." ajoute t-il, comme si ça pouvait jouer en sa faveur. Comme s'il ne voulait pas venir pour lui, mais pour sa soeur. La belle excuse. "Enfin, si c'est pas possible je comprendrai, comme j'ai dit, je voudrai pas m'imposer, l'Aïd c'est quand même particulier." Il comprendrait s'il n'était pas le bienvenu, ça n'en serait cependant pas moins douloureux, mais maintenant qu'il s'était lancé, il ne pouvait pas faire marche arrière.
Yasmine avait déjà manqué les retrouvailles entre Sohan et Hassan. Ça représentait un gros, un énorme regret que la promesse de futures soirées passées en leur compagnie à tous les deux rendait moins difficile avaler ; l'envie qu'elle éprouvait à l'idée de retrouver un tant soit peu de normalité était puissante ces derniers temps chez la jeune femme, ayant passé trop de temps à fuir ses bonnes et mauvaises vieilles habitudes, et à prétendre que la place qu'elle occupait dans la vie de chacun méritait qu'elle se montre beaucoup moins omnisciente, plus discrète encore qu'elle ne l'avait toujours été. Aussi, assister à celles de sa mère avec Sohan était un plaisir qu'elle avait bien du mal à dissimuler, ne réussissant pas vraiment à amenuir le sourire qu'elle essayait de retenir, appuyée sur le bord du caddie, la main dissimulant sa bouche. En même temps, elle ne se considérait pas comme étant au spectacle. Une part d'elle-même aurait aimé ne pas être confrontée à la tension évidente qui régnait dans l'espace qui les séparait, car elle savait très bien que, si le tout finissait par éclater, les dégâts seraient irréversibles, impossibles à colmater. Néanmoins, une toute petite voix lui disait que le pire était derrière eux en vérité – la révélation de l'homosexualité de son frère avait été une épreuve que ses parents avaient encore du mal à surmonter, mais il s'agissait du point culminant d'un conflit qui ne ferait que se tarir, au plus les années passeraient. De ça, Yasmine en était convaincue. Le plus dur dans le fond, ce n'était pas tant de régler le tout en obligeant ses parents à ouvrir les yeux sur la stupidité de leur raisonnement, c'était de réparer les années qu'ils avaient passé à rejeter l'idée que quelqu'un comme Sohan puisse être leur fils. En toute honnêteté, à la place de son frère, Yasmine ne savait pas si elle aurait eu assez de force de caractère pour passer l'éponge sur le sentiment d'exclusion que ses propres parents l'avait contraint à ressentir pendant tout ce temps – alors que dans le fond, elle était persuadée que sa mère avait toujours su que son fiston en avait après les garçons, tant elle était douée pour dénicher les vilains petits secrets de ceux qui l'entouraient. Voilà pourquoi elle admirait autant le jeune homme, finalement ; malgré la certitude qu'il avait de ne rien avoir fait de mal, de mériter mieux que d'être sévèrement jugé sur ses préférences sexuelles, il avait courbé l'échine et accepté de recevoir le blâme de la part de ses propres parents.
"T'imposer de quoi, t'es de la famille." renchérit aussitôt Yasmine, bien décidée à faire comprendre à sa mère qu'elle n'était pas disposée à entendre son refus d'accepter son propre fils sous son toit. Pourtant, elle laissa filer un "Ton père, benthi." Le regard que Yasmine lui renvoya sur le champ fût sans appel. Le sourire rayonnant qui continuait à effiler sa jolie bouche perdit de sa superbe, affaissant les commissures de ses lèvres graduellement, mais sûrement. Elle avait toujours admiré cette connivence entre ses parents, eux qui se soutenaient quoi qu'il arrive, s'aimant beaucoup trop pour faire front séparément, si soudés qu'ils représentaient l'exemple du couple parfait à ses yeux. Le respect qu'elle nourrissait pour leur histoire était sans limite, aspirant en secret à trouver un homme avec qui elle pourrait s'entendre aussi bien que sa mère s'entendait avec Amjad. Cependant, en cet instant précis, elle haït la manière dont Fatima usa de son joker, refusant subtilement d'accorder un moment à Sohan pour qu'il puisse retrouver le semblant de normalité qui lui faisait très sûrement défaut, à lui aussi. Un rire sans joie effleura ses lèvres, tandis qu'elle jetait un regard fugace en direction de son frère, avant de le reposer plus fixement sur sa mère "Alors tu vois aucun inconvénient à traîner dans les pattes des vingt divorcés des environs sous le prétexte qu'il faut faire preuve d'ouverture d'esprit, et ce sans demander l'avis de qui que ce soit, et surtout pas de papa. Mais quand il s'agit de faire un peu de place à table pour ton propre fils, il faut obligatoirement lui demander l'autorisation ? Connerie." Elle-même se surprit à lui parler de cette façon, mais l'hypocrisie qui suintait des pores de la peau caramel de sa mère lui donnait envie d'hurler à plein poumons – des poumons retractés par des mois et des mois d'angoisses reléguées si profond à l'intérieur d'elle, que respirer était devenue la chose la plus difficile à faire à ses yeux. Yasmine se força à inspirer, néanmoins, alors que ses yeux se bordèrent de quelques larmes ; une houle qui la fit trembler de la tête aux pieds, agacée par le silence et l'inactivité de sa mère. Qu'importe qu'elle lui ait demandé de faire amende honorable de son côté, elle n'était plus en état d'accepter de souffrir d'une situation aussi idiote que celle-ci, encore moins quand son frère, l'un des hommes les plus importants de sa vie, souffrait, lui aussi. Alors qu'elle s'était redressée, délaissant le caddie de sa mère, elle ajouta en s'agitant, les mains se lançant dans un ballet improvisé "Te cacher derrière ta pseudo-soumission, c'était bon quand on était encore trop petits pour se rendre compte que c'est rien qu'une excuse minable qui t'évite de prendre tes responsabilités, m…" Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase. La sensation cuisante qui se répandit le long de sa joue, et le nerf de son cou qui se bloqua sous le coup brusque avec laquelle sa tête fut contrainte de vriller sur elle-même ne laissait aucun doute sur ce qui venait de se passer. Si vite d'ailleurs, que son cerveau dut se remettre en route pour l'accepter totalement et douloureusement ; pour la première fois de sa vie, Yasmine venait de recevoir une gifle – une vraie, de la part de sa propre mère, qui plus est.
Il ne sait pas pourquoi il a dit ça, pourquoi il a ne serait ce qu'une seule seconde pensé que sa mère accepterait qu'il vienne à la maison pour l'Aïd. Ca faisait des années qu'il n'avait pas parlé à ses parents, des années qu'ils l'avaient rejeté pour ce qu'il était. Pourtant, quand Yasmine avait émis cette idée, ça lui semblait être un bon moyen de mettre toutes ces années de côté. De faire une croix sur le passé. Il avait oublié l'espace d'un instant que ses parents étaient coincés dans leurs traditions. Traditions vieilles comme le monde, démodées et auxquelles ils ne semblaient vouloir s'écarter pour rien au monde. Pas même pour leur propre fils. Il tachait toujours de ne pas trop penser à ça, parce que c'était bien trop douloureux. Parce qu'il aurait bien aimé que ses parents soient différents. Eux qui vivent en Australie depuis des décennies, eux qui se mélangent volontiers à la population, eux qui voient ce que peut-être la vie en dehors des traditions. Il espérait toujours que ses parents, aussi traditionnels qu'ils puissent être, étaient différents, qu'ils pouvaient mettre de côté ce en quoi ils avaient cru toute leur vie, ce qu'on leur avait enseigné depuis leur plus jeune âge pour comprendre leur fils et encore. Il ne leur demandait pas de comprendre. Il se doutait bien que des personnes de leur âge et religieux qui plus est puissent avoir du mal à comprendre que ce n'était pas un choix de vie de sa part. Qu'il ne s'était pas levé un matin en se disant que ça pourrait peut-être être sympa de s'intéresser aux hommes, d'aller à l'encontre de tout ce qu'on lui avait toujours enseigné. Il savait qu'ils ne pourraient probablement jamais comprendre ça, mais ce n'était pas ce qu'il leur demandait. Il leur demandait simplement de l'accepter tel qu'il était. Même si ça ne leur plaisait pas. Il aurait bien aimé qu'ils prennent un peu sur eux, comme il prenait sur lui. Ils ne voyaient sans doute pas les choses de cette façon, mais ce n'était pas facile de faire un trait sur ce qu'ils avaient pu lui dire quand il leur avait dévoilé son homosexualité. Cependant, s'il le fallait, il était prêt à tourner la page, à prendre un nouveau départ avec ses parents, mais il ne pouvait pas être le seul à faire des efforts. Ca ne fonctionnait pas comme ça, il fallait que ça aille dans les deux sens.
Heureusement, il pouvait toujours compter sur Yasmine. Toujours prête à prendre sa défense face à ses parents, toujours prête à placer des bons mots en sa faveur. Il ne méritait pas une soeur comme elle et pourtant, une fois de plus elle prend sa défense. Une fois de plus elle tente de temporiser, alors qu'elle pourrait très bien laisser la gêne s'installe entre Fatima et Sohan. Elle assure qu'il ne s'imposerait pas. Qu'il était de la famille. Un sourire se dessine sur ses lèvres l'espace d'un bref instant. Jusqu'à ce que sa mère prenne la parole et vienne tout remettre en question. Amjad n'accepterait probablement pas sa présence, voilà ce que veut dire l'intervention de sa mère. C'est son sourire qui s'efface immédiatement de son visage. Lui qui pensait que leur échange se passait plutôt bien et qu'ils étaient sur la bonne voie tant bien que mal. Elle utilisait son père, absent pour lui faire comprendre qu'il n'était pas le bienvenu. C'est comme ça qu'il voyait les choses. Sohan ne manque pas non plus de voir le sourire de Yasmine disparaitre petit à petit. Ce n'est pas quelque chose qu'il a l'habitude de voir, elle qui trouve toujours le bon de chaque situation, surtout quand il est concerné. Ca n'annonce rien de bon et il n'a même pas le coeur de l'arrêter quand elle reprend la parole avec une tirade destinée à leur mère. Il l'écoute, sans bouger, ne sachant pas quoi dire, n'osant pas l'interrompre. Il en avait déjà trop dit. Il ne voulait pas empirer les choses. Pourtant, il savait qu'il devrait probablement intervenir, ce n'était pas à sa soeur de le défendre, il était assez grand pour se défendre tout seul. Cependant, il se contente de diriger son regard de sa soeur à sa mère, qui elle semblait rester de marbre face au monologue de Yasmine. "Yas ... C'est pas grave, laisse tomber." lui dit il une fois qu'elle s'arrête de parler. Il ne veut pas qu'elle ternisse sa relation avec leur mère pour lui. "Ca en vaut pas la peine. C'était bête de ma part de proposer ça." Ajoute t-il. En revanche, il n'est pas sûr qu'elle l'ait entendu puisqu'elle commence à s'agiter de nouveau et reprend la parole. Comme si elle n'avait pas encore eu l'occasion de dire tout ce qu'elle avait sur le coeur. Sohan, lui, baisse la tête complètement impuissant face à cette situation. Se disant qu'il aurait pu éviter ça s'il était allé faire les courses à côté de chez lui. Puis il entend avant de voir ce qui se passe. Il entend sa soeur coupée dans ce qu'elle était en train de dire, il entend la main de sa mère claquer sur la joue de sa cadette. Jamais leurs parents n'avaient levé la main sur eux. Pas une seule fois en plus de trente ans et il avait fallu qu'aujourd'hui tout cela change. "MAMAN !!" lance t-il d'un ton autoritaire se dépêchant d'aller aux côtés de sa soeur. Il voulait s'assurer qu'elle allait bien, non pas physiquement, mais mentalement. "C'est pas parce que t'as un problème avec moi qu'il faut que tu t'en prenne à elle, elle cherche juste à aider et d'ailleurs je suis plutôt d'accord avec tout ce qu'elle a dit." continue t-il, défiant sa mère à sa manière pour la toute première fois de sa vie. Il se tient droit, il n'est pas très costaud, mais à ce moment précis, face à sa mère, il parait imposant. Il la respecte de tout son être, mais il ne peut pas accepter qu'elle lève la main sur sa soeur. "Je suis désolé Yasmine, c'est de ma faute." Dit il ensuite à sa cadette, posant délicatement une main dans son dos. "T'auras essayé, je saurai à quoi m'en tenir maintenant." ajoute t-il d'un air désolé. Ce n'était vraiment pas comme ça qu'il avait imaginé ses retrouvailles avec sa mère.
C'était très grave, bien au contraire. Yasmine ne savait pas tout à fait si c'était l'accumulation de tant petites choses, ou si c'était l'attitude de leur mère qui la mettait hors d'elle… qu'importe finalement, elle avait fait en sorte de faire entendre sa voix cette fois. Et malgré l'impression d'avoir brusquement été marquée au fer rouge, la joue lui lançant atrocement tout à coup, elle avait bien du mal à se dire qu'elle venait de commettre une erreur. Elle avait défendu son frère, bec et ongles, endossant son rôle de petite sœur sans craindre ce genre de représailles. Et même si elle avait une seule seconde été en mesure d'imaginer que Fatima lui ferait regretter de s'être montée aussi peu courtoise avec elle, osant braver la barrière sacrée qu'elle s'obstinait à dresser entre elles et les problèmes de leur famille pour que les autres ne s'attardent pas de trop près, elle serait montée au créneau, lasse de la guerre inutile menée contre Sohan depuis qu'il avait fait son coming-out. La tête tournée de l'autre côté de l'allée du petit magasin, les yeux fermés sous le coup du choc provoqué par la paume de leur mère contre sa joue, la jeune femme ne pipa mot, sentant comme un remugle d'injustice parcheminer sa langue et lui donner la nausée – qu'elle ravala, de la même façon qu'elle ravala ses larmes, les deux saveurs ne se mariant définitivement pas très bien. Elle n'avait jamais été rebelle dans le sens premier du terme, petite dernière de la famille et seule fille qui plus est, beaucoup trop soucieuse de contenter tout le monde pour oser s'affranchir de l'éducation qu'elle avait reçue. Sur ses frêles épaules reposaient des conventions sociales qu'elle ne s'était jamais sentie prête à supporter, bien trop consciente du cliché qui collait à la peau des femmes de son ethnie et de sa religion ainsi que des idéaux grotesques montés par les autres pour parfaire l'image parodique qu'ils se faisaient de sa communauté. Au cours de ses trente et unes dernières années, elle avait cessé de compter les fois où on lui avait demandé pourquoi elle n'était pas voilée, comme si l'un allait forcément avec l'autre ; contrainte d'essuyer la déception de ceux qui se faisaient tout un monde de sa culture, elle avait fini par apprendre à se mordre le bout de la langue, acceptant le racisme ordinaire comme un fardeau nécessaire pour remporter la partie du grand jeu qu'elle voulait tant remporter. Elle ne rentrait peut-être pas dans la case traditionnelle tant chérie par ses parents, elle ne dérogeait cependant pas tout à fait aux règles qu'ils lui avaient strictement imposées, et ça lui convenait tel que c'était. Elle était sage, à défaut d'être soumise, et respectait dans la mesure du possible les préceptes qu'on lui avait inculqués dans sa petite enfance, jugeant silencieusement certains principes respectés par ses parents un tantinet archaïques. Respectueuse, polie, travailleuse, bienveillante, loyale et raisonnable, Yasmine avait quelques travers, jamais elle ne le nierait ; aussi, elle faisait en sorte de les dissimuler pour ne pas donner l'impression à Amjad et Fatima de déshonorer leur rôle de parents. Elle avait toujours fait ce qu'elle pouvait pour répondre à leurs attentes en tachant de savoir quelles étaient les siennes, et au fur et à mesure de son évolution en tant que femme, elle avait trouvé un équilibre qui lui convenait plutôt bien, s'insérant dans la société avec une certaine facilité et gardant profondément enfouis dans son cœur les convictions, quelles soient intimes ou spirituelles, qui lui permettaient d'avancer dans la vie. Elle avait réussi à sa manière, et même s'il manquait deux ou trois petites choses aux tableaux pour rendre ses parents fiers pour de bon, elle savait au fond qu'ils étaient ravis de la façon dont elle avait su gérer sa vie : en sortant rien qu'un peu du cadre qu'ils lui avaient imposés, certes, usant de l'héritage qui lui avait transmis néanmoins.
Cette gifle n'était pas méritée. Seulement, la façon dont ses parents avaient traité Sohan non plus. Du coup, si c'était le prix à payer pour leur faire comprendre que jamais elle n'accepterait de défendre leur point de vue de la même façon qu'elle avait défendu son frère, soit ; elle paierait, et avec les intérêts s'il le fallait. Au moins, Fatima connaissait exactement le fond de sa pensée désormais "C'est rien, ça va." rassura-t-elle son frère, la gorgée nouée, mais la voix portant avec suffisamment de clarté pour couvrir le reniflement discret, et déjà chargé de profonds regrets, que leur mère laissa échapper, toujours accrochée à son caddie. Yasmine dégagea son visage de quelques cheveux en redressant la tête, aussi dignement que la situation le lui permettait ; elle se somma de ne pas porter son regard sur Fatima, parce qu'elle savait qu'à la seconde où leurs regards se croiseraient, elle aussi, se mettrait à pleurer "Sohan, rentre chez toi." lui conseilla-t-elle après quelques secondes durant lesquelles elle prit de la hauteur pour contempler la situation d'un autre angle ; inutile d'envenimer les choses, vraiment. Elle posa le dos de sa main contre sa propre joue, y sentit une chaleur anormale s'y répandre tandis qu'elle ajoutait "Je passerai avant la fin de la journée." Elle opina, plus pour elle-même que pour le jeune homme, et alors que Fatima s'approcha d'elle en grimaçant sous le sanglot qu'elle laissa échapper, Yasmine fit un pas en arrière "Pas maintenant, maman." Plus à cause de l'action qu'elle s'apprêtait à faire que pour lui manquer de respect, Yasmine lui tourna le dos, se plaçant face à Sohan dont elle prit le visage entre ses mains, avant de lui murmurer "C'est pas de ta faute." Elle opina de nouveau, donnant l'impression d'attendre qu'il acquiesce ce qu'elle venait de lui dire ; car cette simple phrase impliquait tellement de choses en vérité. Après un silence, tout juste dérangé par les larmes contenues de leur mère, Yasmine planta un baiser sur la joue de son frère aîné. Le prenant un instant dans ses bras, elle lui dit, tout en reculant, les yeux plein de larmes, mais le visage déterminé à passer rapidement à autre chose "On se voit tout à l'heure, d'accord ?"
Non ce n'était pas rien, même si c'est ce qu'elle lui affirmait. Il ne pouvait pas croire que ce n'était rien tout comme il ne pouvait pas croire qu'elle allait bien. Ce n'était pas seulement la gifle, c'était tout ce qu'elle représentait et il ne pouvait s'empêcher de penser que tout ça était entièrement sa faute. C'était ça le plus douloureux pour lui, que sa soeur se retrouve dans cette situation à cause de lui. A cause de ce qu'il était. Parce que finalement, le problème était là, bien ancré et il se sent plus qu'idiot d'avoir pu croire ne serait-ce qu'une seule seconde que sa mère aurait peut-être changé d'avis sur lui. L'espoir fait vivre comme on dit et de l'espoir, il en avait eu un peu trop. A tel point que ça s'était retourné contre lui, au détriment de sa soeur. C'était grave. Très grave pour lui et ça lui brisait le coeur. Autant de voir sa mère lever la main sur sa soeur, chose qui n'avait jamais eu lieu auparavant, pas même une seule fois, mais aussi que sa mère haïsse à tel point ce qu'il était qu'elle n'acceptait pas que Yasmine ose lui tenir tête, ose lui donner le fond de sa pensée. C'est lui qui aurait dû se prendre cette gifle. Pas sa soeur qui depuis des années se trouve à jongler entre lui et leurs parents. Sa soeur qui a toujours été irréprochable dans cette histoire et qui n'avait jamais rien demandé à personne. Yasmine était un dommage collatéral et il ne pouvait pas l'accepter. Elle n'avait pas à payer parce que leurs parents ne l'acceptaient pas tel qu'il était. Lui qui avait l'impression d'avoir fait un pas en avant quelques minutes auparavant avait l'impression d'en avoir fait dix en arrière dans la foulée. Rien n'avait changé et si quelque chose avait changé, il n'y avait pas de doute sur le fait que c'était pour le pire. C'était probablement un peu pessimiste de sa part de penser comme cela, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Pas après ce qu'il venait de se passer. Il y avait des dizaines de choses qu'il aurait aimé dire à ce moment précis, cependant, aucun mot ne semblait réussir à sortir de sa bouche. C'était un mélange de choc et d'incertitude. Le choc évident de voir sa mère lever la main sur sa soeur en plein milieu du supermarché, elle qui était toujours d'une tenue et d'une attitude impeccable en société avait agi d'une manière qui ne lui ressemblait absolument pas. L'incertitude de ce qu'il était acceptable de dire dans cette situation. Il ne savait pas quoi dire à Yasmine. Même les plus plates excuses ne semblaient pas assez bien. Il ne savait pas quoi dire à sa mère non plus, il avait osé la défier après coup, restant aussi courtois que possible, ne pouvant pas se résoudre à manquer de respect à sa mère. Il avait l'impression qu'il devait pourtant dire plus, faire plus, mais il était complètement perdu. Jamais il n'aurait imaginé un tel scénario. Quand il avait trouvé le courage d'annoncer son homosexualité à ses parents, il s'était imaginé des dizaines de scénarios qui auraient pu se dérouler face à une telle annonce, mais jamais, ô grand jamais, il n'avait imaginé un scénario aussi violent.
Il s'en veut d'autant plus qu'encore une fois, c'est sa soeur qui mène la danse, c'est sa soeur qui agit comme la personne la plus mature, comme celle qui sait quoi faire. Elle lui dit de rentrer chez lui et même s'il n'a pas envie de la laisser seule, il sait qu'elle a raison, il sait que c'est la meilleure chose à faire. Il se contente donc de hocher la tête pour acquiescer. "T'es sûre que ça va aller ?" S'assure t'il tout de même. Il sait pertinemment qu'elle ne dira pas si ça ne va pas à cet instant précis, mais ça ne reste pas moins important pour lui de poser la question, parce qu'il a l'impression que les rôles sont inversés. Normalement c'est lui le grand-frère, en théorie ça devrait être à lui de défendre sa petite-soeur, pas l'inverse. Elle lui dit qu'elle va passer avant la fin de la journée et il hoche la tête une fois de plus. Il ne sait vraiment pas ce qu'il ferait sans sa soeur et il est éternellement reconnaissant de l'avoir dans sa vie, éternellement reconnaissant du soutien qu'elle lui apporte. Il est beaucoup moins reconnaissant quand sa mère s'approche de Yasmine en sanglotant et il se surprend à ne pas ressentir d'empathie pour elle à ce moment-là. Visiblement elle regrette son geste, mais il ne peut éprouver de la pitié à son égard, après tout, personne ne l'avait poussée à agir de la sorte, elle ne peut s'en prendre qu'à elle. "C'est entièrement ma faute Yasmine et j'en suis vraiment désolé." Réitère t-il quand elle lui prend le visage et lui assure qu'il n'y est pour rien. Elle a l'air de le penser vraiment, il peut le lire dans son regard, mais pour lui, il est entièrement coupable et rien ne pourrait le faire changer d'avis à cet instant. Ses excuses lui semblent d'ailleurs bien faibles et il ne manquera pas de s'excuser au moins une fois de plus quand elle passera chez lui tout à l'heure. Il ferme les yeux quand elle vient déposer un baiser sur sa joue et il la sert un peu plus fort que d'habitude quand elle le prend dans ses bras. Il ne sait pas ce qu'il pourrait faire de plus, ou dire de plus. L'impression d'en avoir déjà trop fait, trop dit pour aujourd'hui. Il reste donc silencieux quand elle se détache de lui, opine de la tête une dernière fois, acquiesçant à la question de sa soeur. "Au revoir maman." Trouve t-il tout de même le courage de dire avant de se diriger vers les caisses pour payer ses achats et rentrer chez lui.