It was you who picked the pieces up when I was a broken soul, and then glued me back together, returned to me what others stole. I don't want to hurt you, I don't want to make you sway like I know I've done before, I will not do it anymore. I've always been a dreamer, I've had my head among the clouds, now that I'm coming down won't you be my solid ground ? ☆☆☆
Certaines occasions étaient plus propices que d’autres à la sensation que le temps n’avait pas eu d’emprise, que les choses étaient toujours les mêmes. Il n’y avait rien de plus faux, dans le cas d’Hassan, mais pourtant alors qu’il se tenait en bordure de terrain ce dimanche matin, son sifflet autour du cou et la main en visière au-dessus de ses yeux pour observer comme il se devait les deux groupes d’enfants – une majorité de garçons, mais aussi quelques filles plus nombreuses d’année en année – s’échangeant des ballons dans une discipline relative et à la hauteur de leur jeune âge, il avait eu la sensation d’assister à cette scène exactement de la même façon qu’il le faisait six ou sept ans plus tôt. Les matinées fraiches et humides du mois de juin n’avaient pas changé elles non plus, et d’apparence Hassan ne différait lui que par les pattes d’oie un peu plus creusées au coin de ses yeux et par l’impression de flotter un peu plus qu’à une époque dans la veste de survêtement aux couleurs du Logan City Rugby Club. Comme toujours dissipés – pour les plus énergiques – ou encore à demi endormis – pour les autres – au début de la matinée les enfants atteignaient le pic de leur concentration entre neuf heures et demi et dix heures, puis cédaient à nouveau progressivement à la déconcentration générale passée la pause collation. Un dimanche matin comme le brun en avait vécu tant d’autres depuis qu’il avait décidé de les consacrer à ces sportifs en culottes courtes, et qui n’avait pas vocation à se démarquer de tous les précédents, en somme … Et pourtant. « Est-ce que Zoe elle va plus être ma copine ? » Reniflant discrètement à intervalles réguliers, le petit blessé du jour semblait néanmoins s’être donné pour mission de ne pas verser la moindre larme – et Hassan avait fait mine de ne pas voir les deux ou trois à avoir malgré tout glissé sur ses joues lorsque l’interne était venu examiner son bras une première fois. « Qu’est-ce que tu en dis ? Tu as envie qu’elle ne soit plus ta copine, toi ? » Secouant la tête pour témoigner de son désaccord, le gamin avait utilisé son bras valide pour essuyer sans aucune grâce son nez avec le revers de sa manche, et attrapant un mouchoir dans le distributeur à proximité le brun le lui avait tendu avec un sourire. « Alors je suis sûr que Zoe n’en aura pas envie elle non plus. Elle a pleuré un peu parce qu’elle a eu peur quand tu t’es fait mal, mais si quand vous vous reverrez tu lui expliques que tu n’es pas fâché contre elle, vous continuerez d’être copains comme avant. » La dénommée Zoe, auteure malheureuse du plaquage ayant conduit le petit Jack aux urgences du Saint Vincent en ce dimanche midi, semblait en effet plus inconsolable encore que le véritable blessé, au point que les pompiers se soient d’abord mépris sur l’identité de leur client du jour, et qu’Hassan se soit mentalement noté de passer un coup de téléphone aux parents de la petite dans l’après-midi afin de la rassurer sur l’issue de cette mésaventure. « Est-ce que Maman arrive bientôt ? » Machinalement et avant de répondre, le brun avait vérifié l’heure sur son téléphone puis assuré en s’armant d’un sourire tranquille « Bientôt, oui. Pourquoi tu ne me racontes pas ce que tu as fait hier, en attendant ? Je t’ai entendu dire au pompier tout à l’heure que tu étais allé faire une longue balade à vélo ? » Malgré tout, il espérait presque aussi fort que Jack pour que sa mère soit belle et bien arrivée jusqu’à eux d’ici à ce que l’enfant ait terminé de conter les péripéties de l’escapade en vélo dans laquelle l’avaient embarqué oncle, tante et cousins.
***
Moins d’une heure plus tard, Hassan avait finalement laissé Jack aux bons soins de sa mère – que l’inquiétude semblait avoir mise au bord de la crise de nerfs avant que le médecin ne vienne lui assurer que son fils serait de nouveau comme neuf d’ici quatre ou cinq semaines, tout au plus – et attendait d’avoir quitté le sas des urgences pour passer un coup de téléphone à Phil. À la fois parce qu’il était président du Club et avait géré le reste de la troupe pendant qu’Hassan grimpait dans l’ambulance pour accompagner leur blessé de guerre, mais également parce que le brun avait laissé une grande partie de ses affaires dans le vestiaire, y compris son casque et ses clefs de moto, et espérait ne pas trouver porte close à son retour. Ayant remonté presque tout le couloir jusqu’à la salle d’attente, il avait à nouveau croisé la silhouette de Yasmine, déjà entraperçue en coup de vent plus tôt dans la matinée alors qu’elle gérait ses propres urgences. Et alors qu’il lui faisait signe qu’il s’apprêtait à s’en aller elle avait de son côté usé de sa plus efficace gestuelle pour le convaincre de l’attendre. Combien de temps ? Il n’en avait en revanche pas la moindre idée, mais l’arrivée au compte-goutte de ce qui semblait être la relève de l’après-midi avait fini par le persuader que la brune n’en aurait pas pour longtemps. Une fois passées les portes automatiques de l’entrée, il lui avait fallu traverser le nuage de nicotine qui semblait stagner devant les portes de tout lieu public qui se respectait, lui faisant presque un quart de seconde regretter de ne pas avoir lui aussi une cigarette à se mettre dans le bec, et à peine avait-il convenu avec Phil de laisser un double des clefs du vestiaire à portée de main pour lui que Yasmine était réapparue, délestée de sa tenue de travail et encore occupée à dénouer ses cheveux pour leur rendre un brin de liberté. « C’est pas exactement l’endroit où je prévoyais de passer mon dimanche midi. » qu’il avait aussitôt fait remarquer pour tenter un brin d’humour, visant à dissiper le malaise qu’il craignait de voir s’installer dès le début de la conversation. Après avoir soufflé le froid durant des semaines sans qu’Hassan n’y trouve de véritable explication, la jeune femme soufflait désormais le chaud sans qu'il ne sache du coup plus sur quel pied danser, partagé entre un certain soulagement et l’impression, malgré tout, que Yasmine se rajoutait à ceux qui croyaient pouvoir entrer et sortir de sa vie comme d’un moulin au gré de leurs humeurs. Peut-être le Ramadan y était-il pour quelque chose, peut-être en avait-elle profité pour décider de changer son fusil d’épaule avec lui – mais le pourquoi et le comment, encore une fois, il n’en savait rien. Arrête de te poser tant de questions. « Y’aurait de la place pour moi sur votre siège passager, Nurse Khadji ? » Dénouant la veste de sport jusque-là serrée autour de sa taille, il l’avait enfilée en réprimant un frisson, réalisant que là-dehors le temps était resté humide et le ciel plus couvert encore qu’il ne l’était le matin. « J’ai laissé ma moto au club, et il parait qu’on va dans la même direction. » Fut un temps où elle ne lui aurait pas demandé de l’attendre, et aurait même peut-être prétexté en avoir encore pour un moment, guettant le moment où il aurait débarrassé le plancher pour en faire de même de son propre côté. Et faute d’y comprendre quoi que ce soit, Hassan avait fini par se persuader qu’apprendre à s’en contenter était la seule solution pour que Yasmine ne lui glisse pas définitivement entre les doigts.
La paperasse faisait partie intégrante du travail d'infirmière. C'était une tache fastidieuse, particulièrement longue et rebutante aux yeux de tous ceux qui avaient choisi ce métier dans l'idée d'échapper au travail administratif. Yasmine avait souvent été témoin de la désillusion des nouveaux arrivants au sein du service des urgences à l'instant où ils se retrouvaient trop brusquement confrontés à leur pire cauchemar. La pâleur de leur visage reflétait le mal d'une génération apeurée par le simple fait de devoir traiter des feuillets déconstruits ; ça expliquait aussi l'informatisation bienvenue des dossiers médicaux qui s'entassaient moins sur les bureaux, mais qui, malgré leur dématérialisation, il fallait tout de même remplir, vérifier et faire confirmer par les titulaires. Un enfer administratif comme on les dépeint dans les documentaires anxiogènes du dimanche après-midi, où les erreurs fatales sont communes et les pertes nombreuses. A ce stade, le service juridique de l'hôpital n'en finissait plus de s'arracher les cheveux, accumulant, eux aussi, maintes piles de plaintes sur leurs bureaux. Ils ne cessaient de chercher des solutions moins contraignantes au laisser-aller général concernant la paperasse de l'établissement ; alors oui, la paperasse, c'était ennuyeux, c'était pourtant nécessaire de se montrer régulier dans son traitement, Yasmine en avait toujours eu conscience. Si certains s'exemptaient de cet exercice en le refilant aux autres, elle de son côté restait très assidue dans la gestion de la paperasse dont elle devait s'occuper, autrement, elle avait l'impression constante de faire du travail bâclé. Il était inutile de préciser que grâce à sa définition très précise de l'éthique professionnelle, passer outre ce pénible exercice ne faisait pas partie de sa façon d'envisager son métier qu'elle s'était toujours tenue d'exercer dans ses bons et ses mauvais côtés, et cela même quand s'il s'agissait de rester assise une heure de plus à cocher des cases, ou à vérifier des transmissions établies à l'arrache entre deux interventions délicates. Malgré toute sa bonne volonté, ça ne l'empêchait pas d'en soupirer de lassitude, contrainte et forcée d'en découdre avec le matériel informatique de l'hôpital avec lequel elle avait toujours un peu de mal, beaucoup plus à l'aise avec un stylo à la main qu'avec une souris qui fonctionnait une fois sur deux. Elle en était d'ailleurs à parcourir du regard les derniers onglets d'un rapport informatique quand son attention fût attirée par une silhouette qu'elle connaissait bien et sur laquelle ses yeux clairs s'arrêtèrent pour la seconde fois de la matinée. Debout derrière un poste informatique transportable, elle plissa les paupières pour faire le point sur ce qu'Hassan était en train de faire de son côté, retiré dans le sas des urgences qu'il avait rejoint, le téléphone à la main. Aussitôt, elle fit danser ses longs doigts avec hésitation au-dessus du clavier, tachant de ne pas se laisser gagner par l'impression erronée que s'il était dans le coin à cette heure-ci, c'était forcément parce que quelque chose n'allait pas chez lui ; des vieux restes de l'époque où il n'était pas au meilleur de sa forme et qui resurgissaient parfois. Parce que c'était comme ça, et qu'il avait beau être guéri aujourd'hui, des pensées positives et des projets qui l'étaient tout autant remplissant désormais son esprit, elle savait que toute sa vie, elle s'inquièterait pour lui.
Elle n'avait pas eu le temps de s'en soucier véritablement tout à l'heure, lorsqu'elle l'avait croisé pour la première fois. L'adrénaline de l'urgence sur laquelle elle devait intervenir l'empêchant d'envisager le pire, sa redescente soudaine lui laissa cependant tout le loisir de se poser des questions ; des questions qu'elle ne mit pas bien longtemps à chasser d'un mouvement de tête, consultant en troisième vitesse la liste des admissions de la matinée, et s'apercevant dans la foulée que le jeune homme n'était présent qu'en tant qu'accompagnant. Un sourire fendit son visage, et tandis qu'il lui faisait signe qu'il partait, elle lui fit comprendre par des gestes brefs, mais précis, qu'elle finissait bientôt, le sommant gentiment de l'attendre. Hassan accepta, au plus grand plaisir de Yasmine qui le gratifia d'un pouce levé. Elle ne pouvait s'empêcher de s'enthousiasmer à l'idée que ça leur donnerait l'opportunité de retrouver un semblant de bonnes habitudes, à l'image des nombreuses fois où ils s'étaient attendus devant l'hôpital dans le passé. La jeune femme se mordit la lèvre inférieure en se hâtant de terminer ce qu'elle était en train de faire, charmée par la perspective de terminer son service sur une bonne note. Faire marche-arrière, redevenir plus saisissable, voire plus transparente… ça lui était venue après sa dernière visite chez le jeune homme ; une visite tendue, qui lui avait laissé un goût amer dans la bouche, mais pas autant que la pilule qu'elle s'était contrainte à avaler à sec, et qui contenait la formule anticipée d'une amitié brisée par sa faute. Elle avait compris que battre en touche sous des prétextes nébuleux ne servirait pas la cause qu'elle défendait en secret, et qui s'avérait peut-être trop ambitieuse pour être juste – qui sait, elle s'était peut-être trompée, finalement. Ça lui faisait du mal d'imaginer qu'Hassan ait choisi de fréquenter Ginny sans lui en parler plus ouvertement, mais lui devait-il des explications à ce sujet ? Pas vraiment, avait-elle finit par se sermonner, prenant conscience un peu trop tard que sa jalousie latente l'avait desservie.
"Je vois vraiment pas pourquoi. Il fait tellement bon vivre dans les hôpitaux, surtout aux urgences." répondit-elle avec une fausse innocence, battement de cils inclus. Une main plongée dans ses longs cheveux parfumés, qu'elle secoua en sortant par la grande porte des urgences, elle avait troqué sa tenue de travail au profit d'une tenue de ville basique – un regard au ciel couvert de Brisbane, et elle estima avoir fait un bon choix en décidant de ressortir sa vieille parka. S'avançant dans la direction d'Hassan, c'est parce qu'elle prenait tout aussi à cœur que lui de ne pas laisser la bonne ambiance environnante retomber comme un soufflé qu'elle s'approcha plus près pour lui donner une accolade pas trop serrée. Mimant soudain la réflexion, le menton posé furtivement sur l'épaule du jeune homme, Yasmine rompit leur courte étreinte, et tout en feignant de repousser une longue mèche de cheveux par-dessus son épaule quand il lui demanda si elle avait une place pour lui du côté passager, elle lui répondit avec légèreté "Rares sont ceux que je laisse grimper, mais c'est si gentiment demandé que je m'en voudrais beaucoup de refuser, professeur Jaafari." Elle tenta un clin d'œil (raté, comme toujours), et fit valser son sac à l'intérieur de sa Jeep qu'elle déverrouilla d'un même mouvement. Ces derniers temps, motivée par un mois de jeûne et par l'introspection qui allait souvent de paire avec ce dernier, elle s'était aperçue qu'en plus d'être puérile, son attitude envers le jeune homme depuis son retour du Niger était atrocement injuste. Ça ne lui demandait pas tant d'efforts que ça, éviter Hassan étant moins naturel pour elle que le contraire, mais elle s'était reprise, doucement, disséminant textos et bonne volonté pour lui prouver qu'elle avait manqué de discernement, bien qu'elle ne fût pas sans imaginer que tout ce chambardement dans leurs habitudes devait paraître bien étranges aux yeux du jeune homme. Elle s'expliquerait. Peut-être. S'il lui demandait les vraies raisons de son changement brutal d'attitude. Elle s'y attendait, quand tout se tasserait, à ce qu'il tente de creuser… pour l'heure, elle monta dans sa voiture, et l'expression de son visage radieux permutant en un froncement de sourcils tout professionnel, elle reprit le court de la conversation "J'ai su pour le petit. Jack, c'est ça ?" Dans un soupir mêlant sentiments de joie et de fatigue, elle posa l'arrière de sa tête sur le haut de son siège. Yasmine marqua une pause, juste le temps de l'observer quelques instants étirés, avant d'ajouter tout doucement "Il devrait bien s'en remettre, sois pas inquiet." Elle resta immobile encore une poignée de secondes, cherchant son regard comme elle reprenait une inspiration ; puis elle se ranima d'un bond, lançant plus énergiquement "Bon, alors ! Le club, je suppose ?" Elle inséra sa clef pour démarrer, vérifia le point-mort en tout premier et enfin, fit ronronner le vieux moteur de son véhicule qui grinça un peu quand elle se renfonça dans son siège "Faudrait pas laisser croire à ta dulcinée que tu la délaisses pour les beaux yeux d'une autre." Elle parlait de la moto, évidemment. Faisant jouer son volant pour le débloquer, elle ajouta sur le même ton enjoué "A ce propos, tu me dois encore une balade. Ça fait un an maintenant, il serait temps d'honorer ta promesse."
Peut-être était-ce sa mère ? Bien que l’idée ne l’enchante pas – elle avait même tendance à lui faire de la peine – Hassan envisageait de manière de plus en plus plausible que le regain d’accessibilité de Yasmine à son égard ne soit que l’œuvre de remontrances plus ou moins voilée que Fatima aurait pu faire à sa cadette, lassée de la voir jouer les filles de l’air dès qu’il était question que le brun fasse un saut chez eux comme s’il était soudainement devenu le porteur d’une maladie contagieuse dont elle souhaiterait se préserver. L’infirmière, pourtant, ne lui donnait pas l’impression de se forcer lorsqu’elle lui avait fait signe de l’attendre, et ne s’était pas cachée derrière l’excuse du travail pour s’éviter une énième conversation dont Hassan lui-même n’avait de toute façon pas osé prendre l’initiative. Alors il ne savait pas trop, il ne savait plus, et de gamberger sans cesse à ce sujet ne faisait que creuser un peu plus l’amertume qu’il ressentait envers Yasmine tout en se détestant pour ça. Mais il n’avait qu’à demander, au fond. Il aurait pu questionner, exiger une explication, crever l’abcès quitte à en subir les conséquences ensuite … Simplement il n’y arrivait pas, pas le courage suffisant, et pour cette seule raison il ravalait tout ce qui lui serrait la gorge et se contentait d’accepter qu’il ne valait peut-être pas mieux qu’elle, au fond, préférant l’illusion qu’à éviter tous les deux l’éléphant au milieu de la pièce ils finiraient par oublier cet accro à une relation dont le brun avait de plus en plus de mal à distinguer les contours. Il n’avait pas son pareil pour faire l’autruche, ces dernières années l’avaient prouvé, et malgré un pincement au cœur désormais récurrent il avait affiché un sourire aussi sincère qu’il le pouvait lorsque l’infirmière l’avait rejoint. « Je vois vraiment pas pourquoi. Il fait tellement bon vivre dans les hôpitaux, surtout aux urgences. » Lui rendant son étreinte avec habitude, la réflexion de la brune lui avait arraché un éclat de rire un brin sarcastique et lui avait fait secouer la tête « Plus suffisamment exotique pour moi, la magie des débuts n’opère plus. » Jouant les faux blasés, il avait enfoncé un peu sa nuque dans ses épaules comme il le faisait parfois en osant un brin d’humour qu’il n’assumait pas totalement ; Il avait depuis longtemps passé le cap de rire de ses propres déboires médicaux, mais savait qu’autour de lui la chose mettait encore parfois mal à l’aise. Qasim en était la preuve la plus parlante, encore trop souvent sujet aux sourires crispés. « Rares sont ceux que je laisse grimper, mais c'est si gentiment demandé que je m'en voudrais beaucoup de refuser, professeur Jaafari. » reprenait de son côté Yasmine tandis qu'il tentait de négocier la place de copilote, et se fendant d'un « Quel honneur. » il s'était accaparé le siège passager dès le véhicule ouvert. Maintenant qu'il y songeait, il n'était pas remonté dans cette voiture depuis avant le départ de la jeune femme pour le Niger, soit presque une éternité. Mais tombée à pic pour l'empêcher de gamberger à nouveau la réflexion de la brune était tombée à pic « J'ai su pour le petit. Jack, c'est ça ? » Et Hassan d'acquiescer. « Il devrait bien s'en remettre, sois pas inquiet. » La main attrapant la boucle de sa ceinture de sécurité, il avait secoué la tête et assuré avec légèreté « Oh, je ne suis pas inquiet … C'est le métier qui rentre. » avant de s’attacher. « Mais les enfants m’épateront toujours. Il n’a pratiquement pas versé une larme, et il était bien plus inquiet à l’idée que la petite qui l’a fait tomber ne veuille plus lui parler que par le fait d’être bon pour un bras dans le plâtre. » Épaté, attendri, Hassan n’y voyait en définitive qu’une preuve supplémentaire qu’eux adultes ne méritaient pas l’innocence et la gentillesse naturelle des enfants. Visiblement sujette à un regain subit d’énergie, Yasmine avait de son côté fait démarrer la Jeep « Bon, alors ! Le club, je suppose ? Faudrait pas laisser croire à ta dulcinée que tu la délaisses pour les beaux yeux d'une autre. » Provoquant d’abord un léger blanc chez Hassan, bien incapable de comprendre où se situait le sous-entendu et ce qu’il était supposé en faire, l’infirmière s’était finalement vu offrir un sourire moqueur tandis que le brun s’en sortait par l’une de ses habituelles pirouettes « Ça va c’est géré, Phil et moi on a décidé d’être un couple libre maintenant qu’on cumule quatre divorces à nous deux, il sera pas jaloux. » Le véhicule à peine en mouvement Hassan avait abaissé la vitre de la portière et s’y était accoudé, tournant à nouveau la tête vers Yasmine alors qu’elle reprenait « A ce propos, – vraiment ? S’était-il questionné – tu me dois encore une balade. Ça fait un an maintenant, il serait temps d'honorer ta promesse. » et le quittait ensuite des yeux pour manœuvrer et prendre la direction de la sortie du parking. Malgré la tentation furtive de faire remarquer que les mois qu’elle avait passé à l’éviter y étaient sans doute un peu pour quelque chose, il avait à nouveau ravalé cette bile de négativité dont ni elle ni lui n’avaient besoin, et opté pour une approche un peu moins tranchée en soulignant simplement « Mais le champ est toujours libre, j’attends seulement que tu me fasses de la place dans ton emploi du temps de ministre. » avec une apparente légèreté. « Je me voyais déjà t’emmener en virée au cinéma après que tu m’aies supplié de t’accompagner pour aller voir Aladdin, mais à l’évidence la vie d’adulte a terminé de te priver de ton âme d’enfant. » Soupir un brin exagéré, air boudeur, et après avoir marqué un temps de pause il avait ajouté « Et ça Khadji, c’est triste. » en arquant un sourcil à l’instant où elle quittait une seconde la route des yeux pour poser le regard sur lui. Un an déjà. Après coup la réflexion de la brune lui avait fait prendre conscience du temps déjà passé depuis son retour du Niger, et avant qu’Hassan ne loupe visiblement le coche d’une évolution dont Yasmine avait préféré le tenir à l’écart. A moins que ce ne soit lui qui ne s’en soit tenu à l’écart, sans le savoir. Le sourire s’effaçant de son visage alors que s’y creusait machinalement la ride du lion, il avait poussé un soupir appuyé puis brusquement changé son fusil d’épaule « Tiens, tu fais quoi cet après-midi ? En dehors de jouer les taxis pour mon humble carcasse, j’entends. » L’idée folle qu’elle lui ait fait sa remarque dans le but de lui tendre une perche ayant furtivement traversé son esprit, il l’avait saisie à la volée entre brin d’espoir et réelle incertitude.
"Comme quoi, c'est pas la taille qui fait la force." commenta Yasmine, parée à quitter le parking de l'hôpital. C'était pour cette raison qu'elle aimait travailler avec les tout-petits, parce qu'elle était persuadée qu'on avait plus à apprendre auprès de citoyens miniatures qui, parfois confrontés à l'horreur à peine le bout de leur petit nez pointé à l'extérieur de leur cocoon si douillet, se souciaient davantage de leur poupée ou de leurs petites voitures que des soins éprouvants qu'ils recevaient quotidiennement. Elle aurait aimé prétendre au même niveau de courage que la plupart des petits malades qu'elle côtoyait très régulièrement, mais c'était comme les dents de lait, finalement : le courage, on le perdait en grandissant, et sans même recevoir une quelconque récompense de la part d'une Fée préposée. Cependant, ce n'était pas toujours le cas, comme en témoignait Hassan qui faisait partie de la catégorie de personnes qui, au yeux de Yasmine, avaient été les bouc-émissaires du Destin. Elle retint un petit rire gentiment sardonique en se disant que ça lui allait bien de parler avec autant de détachement du prompt rétablissement de son poulain, alors que lui-même avait été capable de se remettre de tant d'épreuves, non sans démontrer quelques signes de faiblesses, n'empêche qu'il était bel et bien là ; installé à côté elle, dans sa voiture, à ne pas se rendre compte d'à quel point elle l'aimait pour avoir été celui qui lui avait régulièrement donné des leçons de courage qu'elle tentait timidement de mettre en pratique, sans grand succès. A certain moment, elle avait peut-être craint qu'il ne tienne pas le coup, épuisé par ses traitements et ses hospitalisations, mais Hassan la surprenait toujours. Même aujourd'hui, alors qu'un court silence accompagna la boutade qu'elle laissa échapper à propos de la supposée jalousie d'une amoureuse. Il devait avoir décidé de tourner le tout en dérision, ayant sans doute remarqué la soudaine raideur dans la nuque de sa chauffeuse. La façon dont il géra la situation, ça l'allégea d'un poids qu'elle sentit peser sur sa poitrine quand elle se dit qu'elle était peut-être allée trop loin en se permettant ce trait d'humour. C'était anodin, mais l'existence supposée de quelqu'un dans la vie d'Hassan n'avait pas été la raison pour laquelle Yasmine s'était éloignée de lui durant tout ce temps ? N'était-il pas trop tôt pour elle que de risquer cette pente glissante avec une telle décontraction ? "Emploi du temps de ministre, n'exagère pas." laissa-t-elle échapper, prenant une mine dont l'éloquence surjouée la fit ressembler à une actrice de télénovela – et pas la meilleure dans le genre, loin de là. Sous couvert de théâtralité, elle devait bien admettre néanmoins que cette tendance qu'il avait à toujours remettre son emploi du temps sur le tapis commençait à l'agacer, dans le fond. Oui, elle savait qu'elle était l'unique responsable de leurs rendez-vous manqués, des semaines qu'ils avaient passé à ne faire que se croiser, et elle s'en voulait assez pour ça, au demeurant. Était-ce vraiment nécessaire de remuer constamment le couteau dans la plaie, et de faire tourner la situation en rond ? D'autant qu'elle tachait de faire amende honorable, convaincue que la façon dont elle avait agi était aussi injuste que puérile. Yasmine essayait de se rattraper, d'expier les fautes qu'elle avait commise, quand bien même si le concept était tout chrétien : elle se donnait les moyen de le faire, de gommer sa maladresse pour que le charme agisse de nouveau, et que leur relation retrouve sa légèreté d'antan. Ça devait compter pour quelque chose, et elle aurait aimé qu'Hassan le remarque.
Elle ravala doucement son ressentiment, resserrant ses doigts autour de son volant. Saisissant la perche que le jeune homme lui tendit de bon gré, elle lui répondit sur un ton qu'elle tenta de faire paraître aussi léger que possible, malgré la sensation d'aigreur qui remonta le long de sa trachée "C'est parce que je suis toujours pleine d'amertume à l'idée qu'ils ne nous aient pas contactés pour jouer les rôles principaux. J'aurais enfin eu une bonne excuse pour sortir mon costume à un autre moment qu'à Halloween, mais noooon…" Par dépit, elle secoua la tête tout en s'engageant vers la sortie de l'hôpital. Lui adressant un regard à la dérobée, concentrée sur la route qui se présentait devant elle, elle laissa ses sourcils se hausser "Si tu m'offres l'occasion de retarder mon retour à la maison, je suis bien tentée de te dire que je suis libre comme l'air." mais pour être sûre, il faudrait quand même que je consulte mon emploi de ministre avant, retint-elle de justesse, s'éclaircissant la gorge à la place pour mieux se préparer à reprendre – assez subitement d'ailleurs "Hassan ?" commença-t-elle, et elle profita de l'arrêt imminent de son véhicule devant un feux tricolore pour se tourner vers lui de trois-quarts, et poser les yeux avec détermination sur son profil qu'elle observa attentivement. Dans une très grande inspiration – elle fit trembler sa poitrine, ses lèvres entrouvertes et remuer les cheveux qui se trouvaient à proximité de ces dernières –, Yasmine lui demanda "T'es fâché contre moi ?" Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, car elle ajouta aussitôt, oubliant un temps qu'elle était au volant de sa voiture et qu'elle risquait de s'attirer les foudres des conducteurs impatients si elle mettait trop de temps à redémarrer "Je te connais. Je sens que les quelques fois où je t'ai évité ne sont pas bien passées et je comprends pourquoi, mais…" Ses yeux clignèrent frénétiquement tandis qu'elle cherchait ses mots qui, pourtant, n'attendaient que d'être prononcé ; à croire qu'elle cherchait à ménager son effet "Si on passe l'après-midi ensemble, autant crever l'abcès et repartir sur des bases saines." Parce que lui reprocher constamment ses indisponibilités n'étaient sûrement pas la meilleure méthode à adopter, qu'on se le dise. Un premier klaxon se fit entendre, et même si c'était tentant de rester campés devant le feux tricolore pour ennuyer l'homme qui passa la tête par la vitre de sa voiture en vociférant que les bonnes femmes étaient toutes des dangers publics avec une voiture entre les mains, Yasmine reprit prudemment la route en même temps que la parole "Pose-moi toutes les questions qui te viennent à l'esprit. J'y répondrai aussi honnêtement que possible, c'est juré." Et elle dégaina son petit doigt dans l'espace qui les séparait dans l'espoir qu'il vienne y crocheter le sien pour sceller la promesse qu'elle venait de lui faire. Et sans le vouloir, elle lui donna tort, à lui qui, pour la blague, venait de l'accuser d'avoir perdu son âme d'enfant. La preuve que non, puisqu'à 30 ans bien entamés, Yasmine était intimement convaincue que le Serment du Petit Doigt était un gage irréfutable d'honnêteté.
Il y voyait un brin d’ironie, dans le fait qu’elle réclame maintenant du temps qu’il avait promis de lui accorder dans l’euphorie et la satisfaction de son retour à Brisbane, mais dont elle était si habilement parvenue à se défaire durant les mois qui avaient suivi. Il n’avait jamais cru à cette excuse de vouloir le « laisser vivre » et n’y voyait qu’une année entière perdue en enfantillages dont il aurait été incapable de dire comment ils avaient débutés … ni comment ils s’étaient résolus. Et résolus ils ne l’étaient peut-être même pas réellement, à la lueur des dernières décisions prises par Hassan. Pour l’heure, et faute de l’énergie suffisante pour entretenir cette querelle dans laquelle il peinait à trouver son rôle, le brun s’était forcé à une apparente légèreté, tendant des perches si faciles à saisir que Yasmine n’aurait pas eu d’autre choix que de s’engouffrer dans la brèche à son tour. « C'est parce que je suis toujours pleine d'amertume à l'idée qu'ils ne nous aient pas contactés pour jouer les rôles principaux. J'aurais enfin eu une bonne excuse pour sortir mon costume à un autre moment qu'à Halloween, mais noooon … » Malgré tout elle était parvenue à lui arracher un sourire avenant, et après avoir machinalement passé le bout de ses doigts sur la partie de barbe lui recouvrant la mâchoire, le brun s’était accoudé à la fenêtre en lui affirmant « C'est qu'on n’est pas suffisamment trash pour Hollywood, toi et moi. » Alors ils avaient loupé le coche de cette séance de cinéma qui aurait eu le goût sucré de la nostalgie, soit. Elle n’avait pas proposé, lui non plus, une occasion manquée supplémentaire à ajouter à la liste qui s’allongeait, et face à laquelle Hassan s’était renseigné sur les projets de Yasmine pour le reste de l’après-midi comme on tentait d’empêcher l’eau de s’échapper entre ses doigts. « Si tu m'offres l'occasion de retarder mon retour à la maison, je suis bien tentée de te dire que je suis libre comme l'air. » Presque comme si un rayon de soleil était parvenu à s’infiltrer entre l’épaisse couche de nuages, le sourire du brun s’était fait plus affirmé l’espace d’un instant et il avait répondu d’un signe de tête, un « Vendu. » léger en guise de ponctuation. Le projet, néanmoins, n’était pas parvenu à dissiper entièrement le sentiment de malaise qui subsistait dans l’habitacle de la voiture dès que les mots manquaient, et le silence à nouveau était venu s’abattre sur ses passagers telle une chape de plomb à la lourdeur insupportable. Arrêtée à un feu tricolore, la Jeep ronronnait en leur offrant un vague fond sonore auquel l’enseignant ne prêtait même plus attention, à nouveau accoudé à la fenêtre et visiblement absorbé par le paysage pourtant déjà observé cent fois. « Hassan ? » - « Hm ? » Peut-être parce qu’il avait senti le léger tremblement de sa voix, le brun avait continué de fixer la rue et les quelques piétons allant et venant sur le trottoir plutôt que de tourner la tête vers l’infirmière. Et il avait bien fait, s’était-il dit alors que Yasmine demandait enfin « T'es fâché contre moi ? » ne lui laissant même pas le temps de répondre avant de se justifier maladroitement « Je te connais. Je sens que les quelques fois où je t'ai évité ne sont pas bien passées et je comprends pourquoi, mais … » Mais quoi ? « Si on passe l'après-midi ensemble, autant crever l'abcès et repartir sur des bases saines. » Crever l’abcès et repartir sur des bases saines, n’était-ce pas ironique, ça aussi ? Elle ne niait même plus l’avoir évité sciemment, mais attendait des explications et de l’honnêteté de sa part là où elle-même n’avait pas su – ou pas voulu – en faire preuve. « Je ne suis pas fâché. » qu’il avait alors assuré dans un mensonge éhonté, s’enfonçant un peu plus dans son siège d’un air renfrogné. Mais comment espérait-il l’en convaincre alors qu’il n’y croyait même pas lui-même ? Bien sûr, qu’il était fâché. Et plus encore il était peiné, tant par la situation que par la façon qu’avait Yasmine de faire comme si sa réaction n'avait pas de sens. Le coup de klaxon ayant retenti dans leur dos les avait fait sursauter, et se résolvant à redémarrer sans avoir obtenu de véritable réponse l’infirmière avait appuyé sur l’accélérateur et laissé le chauffard pressé les distancer de quelques mètres avant de reprendre « Pose-moi toutes les questions qui te viennent à l'esprit. J'y répondrai aussi honnêtement que possible, c'est juré. » En guise de gage de sa bonne foi, la brunette avait tendu son petit doigt au-dessus du levier de vitesse : une promesse d’enfant, pour un désaccord d’adulte, dont Hassan doutait qu’ils se relèveraient avec aussi peu de séquelles que lorsque les chamailleries visaient la dernière glace du congélateur ou la partie de cache-cache un peu trop intense. Le cœur serré, il avait fixé la main de la jeune femme un court instant avec tristesse, avant de détourner à nouveau le regard sans s’en saisir. Elle lui mentait depuis des mois, l’époque où ils se disaient les choses avec honnêteté était révolue. « Je suis pas stupide Yas’, je sais très bien pourquoi tu t’es mise à m’éviter. » qu’il lui avait alors admis, certain de ce qu’il avançait, et la gorge serrée par la déception. « Et c’est vrai, ça m’a fait de la peine que tu réagisses comme ça alors que ça fait des mois que vous me tannez tous avec le fait que je dois arrêter de me lamenter sur ce que j’ai perdu, penser à l’avenir, faire des projets … » Et il essayait, il essayait vraiment de ne plus être ce type-là, celui qui crashait sciemment sa voiture par lâcheté, celui qui pensait ne jamais se remettre de sa rupture avec Joanne, celui qui n’avait plus goût à rien … Il essayait, pas ce n’était à l’évidence pas suffisant. « Mais j’aurais encore préféré que tu sois honnête et que tu me dises franchement que tu étais contre, plutôt que de m’éviter comme tu l’as fait. Ça m’aurait au moins empêché de me torturer l’esprit des nuits entières en me demandant ce que j’avais bien pu faire de travers cette fois-ci, avant de relier les points moi-même. » Est-ce que cela valait plusieurs mois de pénitence et le fait de ne pas être tenu au courant de ses projets d’aller s’installer à mille kilomètres de Brisbane pour autant ? Il était certain que non, peu importe l’opinion qu’elle avait concernant ses choix de vie. Yasmine, enfin, s'était résolue à arrêter la voiture sur le bas côté – il y avait de ces conversations qui méritaient plus d'attention qu'une oreille distraite et les yeux qui regardaient la route. « Qu’est-ce qui s'est passé, Yas' ? Quand est-ce qu'on a arrêté de se dire les choses ... ? » Avait alors murmuré Hassan avec tristesse en tournant la tête vers l’infirmière, conscient sans oser l'avouer que les choses s’étiolaient depuis son séjour au Niger ; Peut-être même avant cela. Il le réalisait juste un peu trop tard.
Le suspens, trop peu pour Yasmine. Elle s'y était frottée néanmoins, retenant sa respiration, dans l'attente de la promesse qu'elle proposait à Hassan de sceller, le petit doigt dressé dans l'espace qui les séparait, et le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. Elle pouvait deviner à quel point les bases de leur relation s'était effritée et évidemment, elle en prenait l'entière responsabilité. Elle ne se serait pas donnée autant de mal pour réparer ses erreurs de jugement si elle avait pensé ne serait-ce qu'une seconde qu'Hassan avait quelque chose à voir avec sa décision de le laisser vivre de son côté. Mais quelque part, il avait quelque chose à voir avec tout ça, c'était pour cette raison que c'était si difficile finalement, parce que d'un côté comme dans l'autre, chacun d'eux avaient une part détournée de responsabilités, même si lui n'en était pas tout à fait conscient, Yasmine s'évertuant à prendre la plus grosse pour lui éviter l'indigestion. Aussi naïf que ça paraissait, elle était convaincue que faire preuve de bonne volonté suffirait sans doute à assainir l'atmosphère ; ça avait toujours sa méthode, celle qu'elle avait masterisé avec le temps. Mais elle avait ses failles, et elle s'en rendit compte, réalisant un peu trop tard que sur ce coup-ci, elle se trompait lourdement. Hassan détourna la tête, accordant un regard indéchiffrable à la main qu'elle récupéra sans plus de cérémonie. Quelque chose se brisa en elle, et elle ne sut déterminer si c'était son cœur qui avait reçu un coup de trop, ou si c'était la confiance qu'elle lui avait toujours accordé qui venait d'éclater en mille morceaux et que cette fois, elle ne réussirait pas à rassembler pour pouvoir les recoller prudemment, se disant que ça tiendrait le coup quelques temps encore, même si elle savait en elle-même que ce ne serait pas le cas. La boule qui s'était formée au fond de sa gorge remonta douloureusement quand elle déglutit en fixant le panorama qui s'étalait devant ses yeux, et même si l'envie était prégnante, elle s'interdit de se mettre à pleurer, considérant que ce serait beaucoup trop facile de le faire maintenant – beaucoup trop gênant, aussi. Ses doigts se resserrèrent autour de son volant, faisant jouer le cuir usé entre ses paumes humides, et elle se redressa un peu dans son siège, se dandinant avec inconfort. Sa main, celle qu'elle lui avait présentée, pesa soudain beaucoup trop lourd au bout de son poignet, et alors qu'elle tacha de se reconcentrer sur sa conduite, ignorant les invectives vulgaires de l'homme qui avait dépassé la Jeep à toute vitesse, elle se somma avec force de ne pas céder à la tristesse, et encore moins à la panique qui menaçaient toutes les deux de pointer le bout de leur vilain nez.
Il lui disait avoir compris pourquoi elle l'évitait, ce qu'elle ne niait plus avoir fait puisque de toutes les façons, elle avait beau s'en défendre autant que faire se peut, elle lisait dans ses yeux qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'elle lui avait dit l'autre fois, lorsqu'elle s'était pointée chez lui pour lui fournir des explications montées à l'arrache – qui n'étaient pas mensongères ceci dit, même si elle avait préféré taire le fond du problème, se cachant derrière des suppositions qu'il avait visiblement fini par démêler. Cette idée la pétrifia un court instant, et parce qu'elle était toujours en pleine possession de ses moyens à ce moment-là, la tête suffisamment froide pour se rendre compte que ce ne serait bientôt plus le cas, elle décida qu'il était plus prudent de faire une halte sur le bas-côté. Doucement, elle dériva de sa trajectoire, laissant le moteur bruyant de sa voiture combler le silence qu'elle avait laissé s'étirer entre deux bribes de phrases prononcées par le jeune homme. Ce silence pris de l'ampleur, prenant ses aises, étirant ses longs membres – sans aucune gêne, il s'installa pour de bon sur la planche arrière lorsqu'elle coupa le moteur qui cessa ses grognements. Ses mains restèrent agrippées à son volant, tant elle hésitait à affirmer ou infirmer ce qu'il lui disait avoir enfin saisi. Après tout, il n'avait pas accepté sa promesse, alors était-elle vraiment obligée de la respecter, et d'être aussi honnête que possible, comme elle lui avait assuré qu'elle le serait ? Elle était épuisée par cette situation, alors effectivement, elle était obligée, quand bien même elle ne se sentait pas tout à fait prête à admettre la vérité, trop consciente que ça ne ferait rien d'autre qu'empirer les choses. Cependant, c'est après un instant de réflexion pénible qu'elle prit une grande inspiration, du genre profonde et douloureuse, mais qui lui permit de se concentrer sur ce qu'elle avait retenu des paroles qu'il avait laissé filer, le regard perdu partout ailleurs, sauf sur elle. Yasmine sentit alors qu'il tournait la tête dans sa direction, que son regard se posait sur son profil et cette fois, c'est elle qui préféra ne pas le regarder, tandis que la tension dans ses muscles s'affirmait aussi résolument que l'idée que le temps était venu de dire les choses telles qu'elles étaient.
"C'est toi qui me poses la question, vraiment ?" lui demanda-t-elle, les yeux cherchant un point d'ancrage auquel se raccrocher, valdinguant de part et d'autre du pare-brise en même temps que ses sourcils se froncèrent subtilement, et qu'elle reprenait avec une toute nouvelle détermination – un peu fragile, mais son ton restait assez ferme pour que le tremblement de ses lèvres passe encore inaperçue "Ça t'a fait quoi d'apprendre que j'envisage de partir de la bouche de maman, Hassan ? Ça t'a fait du mal, je le sais… alors mets-toi à ma place, et comprends que ça m'a fait autant de mal d'apprendre que tu fréquentes Ginny depuis un moment, et que de son avis, ça a l'air plutôt sérieux." Ses sourcils se froncèrent plus fort, et elle laissa un sourire nerveux, sans joie et même un peu amer, fendre son visage qu'elle s'obstinait à ne pas tourner dans sa direction. Ses yeux continuèrent à s'agiter, ne réussissant pas à se fixer sur un point, pendant quelle murmurait en secouant légèrement la tête de droite à gauche "T'as prétendu que t'étais pas prêt pour ce genre de relation, tu m'as textuellement dit que ça faisait plus partie de tes projets de t'impliquer dans ce genre d'histoire." lui rappela-t-elle, et son sourire s'élargit légèrement, mais disparut quand elle tourna enfin la tête de son côté et qu'elle poursuivit avec, cette fois-ci, un petit trémolos dans la voix "Je sais que ça me regarde pas, mais j'ai jamais dit que j'étais contre. En fait, je la trouve parfaite pour toi." Même si c'était douloureux à admettre, elle le fit avec beaucoup de sincérité, vite remplacée par la tristesse qu'elle avait tant cherchée à repousser depuis tout à l'heure "Comment tu peux penser que ça me pose un problème de te voir heureux avec quelqu'un d'autre ?" Pourtant, c'était un peu le cas, même si elle avait fini par se faire à l'idée que tous les quelqu'un d'autres du monde vaudraient mieux qu'elle, qu'elle n'avait aucune chance, qu'elle avait toujours été, et qu'elle serait toujours, hors-jeu ; il lui fallait peut-être une conversation de cette teneur pour se l'ancrer définitivement en tête, et passer à autre chose. Toutefois, ça la blessait profondément qu'il puisse avoir la certitude que ses intentions étaient mauvaises, et que seule la désapprobation qu'elle aurait prétendument ressentie à propos de cette histoire soit la seule cause de sa prise de distance. Yasmine affronta ses yeux pour les sonder avec autant de volonté que si elle avait été à la recherche d'un trésor perdu, ne réussissant pas à mettre la main sur l'énigme qui semblait voiler son regard aussi sombres que les siens étaient clairs ; elle ne réalisa même pas qu'elle était en train de se fourvoyer, de tomber dans son propre piège "J'ai besoin de prendre l'air." finit-elle par dire en secouant promptement la tête, faisant fatalement retomber les cheveux qu'elle avait plusieurs fois coincés derrière ses oreilles devant ses yeux, et rompant le contact visuel avec initiative. D'un coup d'épaule, elle poussa brusquement la portière de sa Jeep avec autant de hardiesse, s'en extirpant d'un bond pour emplir ses poumons d'une goulée d'air beaucoup trop tiède pour que ça soulage véritablement les relents de panique qui remontaient résolument le long de son sternum.
Dans un élan de trouille qu’il n’assumait même pas, Hassan s’était surpris à penser qu’il aurait mieux fait de ne pas demander à Yasmine de le raccompagner en voiture à sa sortie des urgences, et que la conversation qui venait de s’amorcer ne se serait ainsi jamais produite. Il savait pourtant très bien que les choses couvaient depuis trop longtemps, et qu’à retarder l’un et l’autre l’inévitable ils n’avaient fait qu’empirer la situation. Pris entre deux feux diamétralement opposés, le brun se sentait pris au piège dans une situation si inextricable qu’elle n’avait tout bonnement pas de solution : l’honnêteté il l’avait déjà tentée avec Joanne, et cette dernière l’avait quitté sans regrets. Ne rien dire il l’avait tenté avec Sohan, et tous les deux s’étaient éloignés presque aussi brutalement. Face à Yasmine, désormais, Hassan se sentait à un carrefour dont les deux directions le mèneraient droit dans le mur – il ne la comprenait plus, peinait à croire que l’amie qu’il avait retrouvée à son retour d’Afrique était bien la même que celle qu’il avait déposée à l’aéroport huit mois avant cela, et voyait leur relation s’étioler comme une conséquence dont il ne parvenait pas à comprendre la cause. Mais n’était-ce pas ce qu’elle lui reprochait au fond ? De ne pas voir, de ne pas comprendre, d’être incapable de réaliser lui-même l’ampleur d’une erreur dont elle lui tiendrait rigueur sans qu’il n’en ait conscience ? Hassan était las, fatigué que son quotidien ne soit plus fait que de questionnements et d’incertitudes en pagaille, et abattu que Yasmine en face désormais partie elle aussi, après qu’il se soit pourtant persuadé tellement longtemps qu’à l’image de Qasim et contrairement à tout le reste, elle ne lui ferait jamais défaut. Mais Qasim était sa famille, et les Khadji ne l’étaient pas ; Hassan pouvait y croire autant qu’il le voulait, il était temps qu’il se fasse une raison à ce sujet.
Le moteur éteint, et le silence les enveloppant de la plus désagréable des manières, le brun avait questionné en désespoir de cause et presque sans le moindre espoir d’obtenir une réponse, certain de voir Yasmine s’en sortir avec une nouvelle pirouette dont elle se défendrait des semaines plus tard. Le « C'est toi qui me poses la question, vraiment ? » reçu à la place avait donc atteint Hassan avait la force d’une gifle, le laissant interdit et permettant à Yasmine d’avoir le champ libre pour continuer « Ça t'a fait quoi d'apprendre que j'envisage de partir de la bouche de maman, Hassan ? Ça t'a fait du mal, je le sais … alors mets-toi à ma place, et comprends que ça m'a fait autant de mal d'apprendre que tu fréquentes Ginny depuis un moment, et que de son avis, ça a l'air plutôt sérieux. » D’abord heurté par ce qui semblait être l’aveu d’un mensonge par omission décidé dans le simple but de lui donner une leçon, Hassan avait ouvert des yeux ronds comme des soucoupes à la mention de Ginny « Attends … quoi ? » Sans réellement lui laisser le temps de comprendre le sens de ses paroles, Yasmine, visiblement désireuse de ne pas être coupée dans sa lancée, avait poursuivi « T'as prétendu que t'étais pas prêt pour ce genre de relation, tu m'as textuellement dit que ça faisait plus partie de tes projets de t'impliquer dans ce genre d'histoire. » sa voix se mettant à trembler mais son regard continuant d’éviter ostensiblement Hassan. « Je sais que ça me regarde pas, mais j'ai jamais dit que j'étais contre. En fait, je la trouve parfaite pour toi. Comment tu peux penser que ça me pose un problème de te voir heureux avec quelqu'un d'autre ? » La masse d’informations lui parvenant de façon brouillonne, le brun avait la sensation de s’être fait jeter à la figure un puzzle dont on aurait attendu de lui qu’il connaisse l’image finale avant même d’avoir eu le temps d’assembler la moindre pièce. Quelque chose ne collait pas, quant à Yasmine elle se défendait sur un terrain où Hassan n’avait pas choisi d’attaquer. « J'ai besoin de prendre l'air. » Peut-être à cause du manque de réaction flagrant dont il faisait preuve, elle n’avait pas attendu de réponse pour s’extirper de la Jeep et en claquer la porte, arrachant à son passager un bref sursaut.
D’abord il en avait voulu à Fatima, d’avoir une fois encore colporté ses espoirs comme s’il s’agissait de la réalité. Puis il s’en était voulu à lui-même, forcé d’admettre qu’au fil du temps il avait cessé de nier et laissé les sous-entendus vis-à-vis de Ginny couler sans plus chercher à les balayer – Fatima le laissait paradoxalement plus tranquille depuis qu’elle s’imaginait qu’il n’était plus un cœur à prendre. Et finalement il en avait voulu à Yasmine, de sauter sur la conclusion qu’il lui mentait effrontément plutôt que d’envisager un instant que sa mère puisse avoir, une fois encore, monté des hypothèses sans les vérifier, et de l’accuser d’avoir « prétendu » sans lui laisser le bénéfice du doute une seule seconde. Mais surtout, d'estimer ne plus avoir besoin de passer du temps avec lui s'il fréquentait quelqu'un, comme on se débarrassait avec plaisir d'un baby-sitting compliqué une fois les parents rentrés du cinéma. Peut-être que c'était ça au fond … La page Joanne définitivement derrière lui et les choses se tassant avec Sohan, Yasmine n'avait plus à se sentir obligée de surveiller ses arrières au cas où lui reviendrait l'idée de se foutre en l'air, et la comédie avait assez duré. Mais ça n'avait aucun sens. Et en même temps il devait regarder la réalité en face. Mais dévalorisation et paranoïa étaient deux symptômes de sa dépression dont il n'avait jamais terminé de se débarrasser, alors peut-être se faisait-il des idées. Il ne savait pas, il ne savait plus, et subitement sa ceinture de sécurité et l'habitacle de la voiture lui avaient donné l'impression d'étouffer et il s'était résolu à quitter le véhicule à son tour, ne trouvant que peu de réconfort dans l’air lourd et moite du début d’après-midi.
Les mains s’enfonçant dans les poches de sa veste de survêtement, il s’était adossée à la portière après l’avoir refermée et avait pris le temps de quelques inspirations néanmoins les bienvenues, ne souhaitant pas céder à la tentation de dire les choses sans les réfléchir. Plus de malentendus, c’était assurément la dernière chose dont ils avaient besoin. « Ginny est une amie. » avait-il enfin commencé, la tête basse mais le regard allant néanmoins chercher après le profil contrarié de Yasmine. « Je me suis beaucoup reposé sur elle quand tu es partie au Niger et que Joanne m’a quitté pour de bon, pas longtemps après. Tu connais Ginny, elle fait toujours en sorte de ne pas te brusquer et d’essayer de t’apaiser, et à ce moment-là je crois que c’est ce dont j’avais besoin. Mais ça n’a toujours été qu’une amie. » Les mains toujours vissées à ses poches, Hassan avait malgré tout entrepris de se redresser, de baisser les épaules, de relever la tête. De poser plus franchement les yeux sur Yasmine dans l’espoir de croiser son regard. « Et si tu m’avais posé la question, je te l’aurais dit. » Mais tout le monde chez les Khadji semblait plus au courant de sa vie amoureuse que lui-même, Hassan ravalant son amertume en même temps que cette remarque, bien décidé à ne pas perdre le calme avec lequel il tentait de s’exprimer. « Maintenant, puisque ça a l’air d’avoir une telle importance, je fréquente effectivement quelqu’un. Simplement j’en ai jamais parlé, parce que c’est pas sérieux et ça n’a pas vocation à le devenir, et là-dessus je t’ai jamais caché mes intentions ou prétendu quoi que ce soit. » Et puis, il avait toujours fonctionné comme ça au fond … Il n’y avait bien que Fatima pour s’imaginer qu’il n’avait connu personne entre Amal et Joanne. « Yas’, ton frère et toi vous êtes ce que j’ai de plus cher avec Qasim … Ça a toujours été le cas, ça restera toujours le cas, et même si j’avais fréquenté Ginny ou n’importe qui d’autre, je comprends pas ce qui a pu te laisser penser un seul instant que vous n’étiez plus ma priorité. » A moins, bien sûr, que Ginny n’ait été que l’arbre qui cachait la forêt, la bonne excuse tombée à pic pour éviter le véritable éléphant au milieu de la pièce. « Est-ce que c’est pour ça … ? » qu’il avait enfin osé questionner, après quelques instants et la gorge se serrant à nouveau douloureusement. « Que tu désapprouves le projet d’adoption. Parce que mes priorités risquent de changer ? » Et pourrait-il seulement promettre que ce ne serait pas le cas ? Il n’en savait rien. Sans doute que non, parce qu’il avait toujours entendu dire qu’avec un enfant les priorités changeaient du tout au tout … Mais quelles étaient de toute façon les chances que la question se pose réellement, au bout du compte ? Minces, minimes, pour ne pas dire presque inexistantes.
Une attaque de panique, une vraie, c'est une petite mort beaucoup moins agréable que celle colporté par tous les amants du monde qui jugent bon de faire dans la poésie de bas-étage sur le sentiment exaltant laissé par une partie de jambes en l'air ; une attaque de panique, une vraie, ça fait tellement mal à l'intérieur de la poitrine qu'une fois sur deux, l'impression de faire un arrêt cardiaque annihile toutes les angoisses qui ont engrangé ce sentiment qui vous pénètre de part et d'autre et enclenche au passage tous les systèmes d'alarmes ultraperfectionnés mis en place par votre cerveau pour vous protéger du danger immédiat. Un danger immédiat illusoire, la plupart du temps, que Yasmine avait dû affronter à de maintes reprises au cours des derniers mois, au point qu'elle était désormais capable de savoir exactement quand son corps réagirait face au trop-plein de choses qu'elle ne se sentait plus capable de gérer. Grâce à un tas de petits signes précurseurs que l'infirmière qu'elle était connaissait sur le bout des doigts en théorie, les couloirs des urgences pullulant de patients angoissés à tort ou à raison, mais dont il fallait se méfier pour ne pas les surinterpréter ; la majorité du temps, elle ne se trompait pas, même si elle aurait préféré. Au Niger, Soheila lui avait appris quelques techniques pour réussir à calmer ses attaques de panique qui survenaient encore de façon sporadiques à cette époque, lui donnant espoir quant au fait qu'elles disparaîtraient une fois qu'elle aurait retrouvé la sécurité de son cocoon australien. Il fallait s'en remettre à ses sens, se concentrer entièrement sur cinq choses qu'elle pouvait voir, quatre qu'elle pouvait toucher, trois qu'elle pouvait entendre, deux qu'elle pouvait sentir, une qu'elle pouvait goûter… ça lui permettait de s'ancrer dans la réalité, de s'accrocher férocement à l'environnement qui l'entourait et de repousser les sensations erronées produites par son esprit qui divaguaient beaucoup trop, constamment sollicité. Sur le moment, ça fonctionnait merveilleusement bien, mais sur le long terme, ça ne réglait en rien le fond du problème… en vérité, elle pouvait tout juste se satisfaire de savoir à peu près quand elle devait se retirer pour se calmer, sachant pertinemment que si quiconque prenait conscience de l'état dans lequel elle se mettait, souvent pour pas grand-chose, on lui demanderait de fournir des explications et pire encore, on lui demanderait de se faire soigner. Sauf que ça, le jugement clinique d'un spécialiste, aussi pernicieux que gorgé de jugements sévères dissimulés sous des soi-disant études du comportement pour paraître plus polis au moment des comptes-rendus de séance de thérapie, ce n'était plus une solution envisageable à ses yeux – ça ne l'était plus depuis que son ancien thérapeute l'avait accusée de se complaire dans ses angoisses pour s'éviter d'affronter ce qui la torturait vraiment. Ça, ce qu'il avait réussi à comprendre après plusieurs séances, c'est ce qui la fit quitter le siège de sa Jeep sans demander son reste.
Oppressée par le regard d'Hassan, mais aussi par le sentiment d'avoir elle-même provoqué cette situation qui lui semblait sans issue, Yasmine tacha de remplir ses poumons d'un peu d'air neuf. Mais déjà, elle sentait que le chemin était pénible, et que ça lui faisait mal d'envisager de prendre une autre goulée sans craindre que sa poitrine ne se déchire pour de bon. Elle ouvrit sa parka plus rageusement qu'elle ne le voulut, tirant sur la fermeture Eclair dans un zip sonore, laissant apparaître les lignes plus moulantes du débardeur qu'elle portait par-dessous. Le semblant d'air qui frôla sa peau lui fit du bien, même si elle se sentit frissonner sous la moiteur relative à l'état de nervosité qui la fit s'agiter. Pendant une fraction de secondes, le temps qu'elle rejoigne l'avant de la voiture pour appuyer ses reins contre la carrosserie, elle espéra qu'Hassan ne descende pas de la voiture. S'il pouvait juste la laisser faire quelques pas pour qu'elle puisse s'éclaircir les idées et se concentrer sur ce qu'elle ajouterait ou non une fois qu'elle rejoindrait le véhicule, ce serait parfait. Mais d'un autre côté, elle voulait qu'il s'amène, qu'il la force encore un peu à lui dire ce qu'elle avait sur le cœur ; parce qu'autrement, elle se refermerait pour de bon, et ne réussirait jamais à le considérer comme rien d'autre que l'ombre rassurante qui planait au-dessus de sa tête, si proche, mais si loin à la fois que, lui aussi, semblait parfois se complaire dans le rôle qu'il s'était attribué depuis trop longtemps déjà – celui de l'ami proche, beaucoup trop proche pour qu'aucun doute, pour qu'aucune ambiguïté ne fasse son chemin pour s'installer.
Elle avala sa salive lorsqu'il descendit de la Jeep. Tachant de respirer le plus silencieusement possible, même si elle était trop consciente du mouvement régulier de sa poitrine qui montait et descendait, Yasmine resta stoïque ; il ne manquerait plus qu'elle halète, ce qui aurait fini de la décrédibiliser pensa-t-elle, alors qu'elle écoutait Hassan sans l'entendre, concentrée sur les détails du panorama et cherchant à mettre en pratique la technique de Soheila ; elle restait maîtresse d'elle-même à ce moment-là, et aussi longtemps qu'elle se sentirait en mesure de le faire "Ça me regarde pas." répondit-elle alors quand il affirma que, si elle lui avait posé la question au sujet de Ginny, il lui aurait répondu de bon grès. Elle le savait, mais à quoi bon le lui faire remarquer, si ce n'est pour l'entendre lui poser d'autres questions auxquelles elle n'avait pas envie de répondre ? En tout cas, pas quand l'angoisse et la colère étaient en train de se mêler de façon si étroite, qu'en cet instant, elle ne réussissait plus à les déceler l'une de l'autre. Elle serra les dents, et après avoir prit une grande inspiration, elle lui demanda avec une douceur certaine – une supplication vacillante, mais ferme "Ne me prends pas de haut comme ça, Hassan. Pas aujourd'hui, je t'en prie." Ce fût la façon dont il tourna sa phase qui la heurta, cette façon toute particulière qu'il laissait filer parfois que ce qu'elle ressentait n'était pas aussi valide que ce que lui ressentait, lui. Il la blessa, vraiment – puisque ça a l’air d’avoir une telle importance, ça sentait la dérision à plein nez, et c'est ce qui la fit reculer de l'endroit où ils s'étaient posés, histoire de mettre un peu de distance entre eux – une distance qu'elle ne regretta pas, car ce qu'il ajouta tout de suite après la fit semer un sourire sans joie dans sa direction. Tout en pivotant sur elle-même, les bras écartés de part et d'autre de sa silhouette engoncée dans sa parka grand ouverte, Yasmine lui dit "J'ai pas besoin que tu fasses de moi ta priorité. Je suis pas en train de te dire que j'ai manqué d'attention. Je suis une grande fille, Hassan." Encore et toujours, on doutait de sa capacité d'indépendance – un second frisson la parcourut, tandis qu'elle ajoutait "Je sais que j'en ai souvent donné l'impression, parce que c'est comme ça qu'on a toujours fonctionné, mais mon monde ne tourne pas qu'autour de toi." En même temps qu'elle le lui disait, elle comprit combien, elle aussi, elle l'avait cru pendant une bonne partie de sa vie ; que son monde, c'était en partie lui, et que rien d'autre n'était envisageable si elle voulait que ça tourne rond. A quel point avait-elle eut tort ? Elle se le demanda furtivement, mais elle ne s'y appesantit pas encore, parce que c'était le moment de lâcher le morceau, de lui dire exactement pourquoi cette non-histoire avec Ginny l'avait tant contrariée "Je suis jalouse, d'accord ? Ça va pas plus loin que ça." finit-elle par lâcher, les bras toujours écartés, comme en signe de réédition forcée, et ce sourire douloureux qui remonta ses pommettes la fit plus grimacer qu'autre chose. Pourtant, il dissimula les tremblements de son menton lorsqu'elle s'aperçut comme elle était stupide sa raison, et comme il faisait bien de la traiter comme ce qu'elle était dans le fond : une sale gamine à qui on avait subtilisé son jouet favori sans qu'elle ne puisse émettre sa désapprobation autrement qu'en tapant vigoureusement du pied. Soudain, Yasmine eut honte d'émettre tout ça à voix haute. En plus de sa respiration qui s'emballait doucement, s'hachurant quand elle posa les doigts sur ses yeux pour qu'ils ne croisent pas ceux d'Hassan, elle sentit sa voix se gonfler de larmes au moment où elle laissa échapper quelques jurons en arabe, puis qu'en anglais, elle reprit, tout en secouant la tête – sans doute que, de nouveau, ce fût l'idée qu'il puisse penser qu'elle avait réellement des intentions ou des pensées mauvaises à son égard qui la fit pleurer pour de bon, et baisser les mains pour dégager son visage, laissant éclater le vrai chagrin qui marquait ses traits "Mais non, pourquoi je désapprouverais ?" Elle s'y efforça, à affronter son regard – pour chercher elle-même la réponse à sa question, mais sa vue était brouillée et finalement, elle n'était pas sûre qu'elle était prête à définitivement se rendre compte qu'Hassan la soupçonnait d'alimenter méchanceté et désapprobation à son propos. Restant là où elle était, les pieds si profondément ancrés dans le sol qu'elle souhaita un instant qu'il l'engloutisse, elle murmura "Ça va pas plus loin que ça, je te jure." Et là, s'il remettait sa parole en doute, elle ne pourrait plus rien pour lui.
Ils étaient à un carrefour. Lequel, pour aller où, Hassan n’en avait pas la moindre idée, mais il avait le sentiment que cette discussion mettrait un terme à certaines choses et en ouvrirait d’autres, qu’il le veuille ou non. Il n’aimait pas cette sensation de ne pouvoir que tenter de limiter les dégâts, comme si espérer mieux n’était plus envisageable … Mais la faute à qui, si ce n’était à eux, incapable l’un comme l’autre de prendre le taureau par les cornes pour admettre que quelque chose n’allait pas et qu’il était peut-être temps de mettre cartes sur table. Soit, ils en étaient là maintenant. Et bien qu’il n’ait pas un instant envisagé que Ginny puisse faire partie de l’équation de ce qui posait problème, il s’était justifié à ce sujet avec docilité, s’agaçant malgré lui du « Ça me regarde pas. » reçu en retour parce qu’effectivement, ça ne la regardait pas, et pourtant elle en avait fait une raison légitime de le mettre sur la touche comme s’il avait commis là quelque chose de répréhensible. Comme si son seul tort au fond n’était pas tant l’identité de celle dont il visitait les draps que le fait qu’il voie quelqu’un, qui que ce soit. Et lui en voulait en fin de compte, de ça mais surtout du ton sur lequel elle avait ajouté « Ne me prends pas de haut comme ça, Hassan. Pas aujourd'hui, je t'en prie. » en se glissant dans la peau de l’oppressée tout en le forçant à multiplier les suppositions faute d’accepter de lui donner une explication concrète. Il en avait assez de jouer aux devinettes et d’enchaîner les revers dans l’attente qu’elle se décide à dire ce qui n’allait pas et ce qu’elle lui reprochait exactement. Et un revers il en avait essuyé un nouveau, la faute à une autre supposition malheureuse que Yasmine avait balayé d’un « J'ai pas besoin que tu fasses de moi ta priorité. Je suis pas en train de te dire que j'ai manqué d'attention. Je suis une grande fille, Hassan. » sans doute moins vindicatif que lui ne l’avait ressenti, quittant sa place à côté de lui contre la Jeep pour faire quelques pas et assénant « Je sais que j'en ai souvent donné l'impression, parce que c'est comme ça qu'on a toujours fonctionné, mais mon monde ne tourne pas qu'autour de toi. » comme un clou qu’on enfonçait en faisant volontairement claquer le marteau trop fort. L’idée qu’elle réduise à cela son affection pour elle le heurtait, et lui faisait l’effet d’un coup de poing qui l'avait sonné durant plusieurs secondes. La gorge serrée, le brun avait rentré sa nuque dans ses épaules en sachant bien que le frisson qui venait de le parcourir n’avait rien à voir avec la température extérieure, et concentré le gros des efforts dans le fait d’empêcher son menton de trembler en répondant « Y’a un moment que j’ai arrêté de prendre les choses et les gens pour acquis, toi mieux que les autres devrais le savoir. » Pas sa santé, pas son mariage, pas même Sohan – et pas elle non plus, donc. Elle était loin, l’époque où il croyait que certaines vérités, certaines sincérités, étaient immuables. Il en avait assez entendu ; Il n’avait toujours pas de réponses à ses questions, il ne savait toujours pas ce qu’elle lui reprochait en définitive, mais il n’était pas sûr de vouloir creuser davantage et s’essayer à d’énièmes suppositions pour qu’elle les balaye d’un revers de la main en piquant au passage là où elle était sûre de faire mal. Las, secouant la tête l’air de lui dire de laisser tomber, il s’était décollé à son tour de la voiture et envisageait de reprendre son chemin à pieds sans demander son reste lorsque la voix de Yasmine s’était élevée à nouveau. « Je suis jalouse, d'accord ? Ça va pas plus loin que ça. » Mais jalouse de quoi, alors ? D’une relation qui n’existait pas, de temps ou d’attention dont elle jurait pourtant la seconde d’avant ne plus vouloir de sa part ? Jalouse d’un projet qu’il décidait d’avoir sans elle, comme si elle n’en avait pas fait de même elle aussi ? « Mais non, pourquoi je désapprouverais ? » Et elle pleurait désormais, Hassan se retenant d’en faire de même parce que l’incompréhension surpassait la tristesse de la situation. « Ça va pas plus loin que ça, je te jure. » Plus loin que ça, comme si ce n’était rien et que le « ça » en question n’avait pas creusé entre eux un fossé qui n’avait fait que s’étirer au fil des mois. « J’en sais rien, Yas, pour les mêmes raisons qui m'ont fait hésiter pendant un an sur la meilleure décision à prendre. » Qu’elle ne lui demande pas d’en refaire la liste, il n’avait pas la force. « Il a fallu deux ans à Qasim pour admettre qu’il ne m’a pas encore pardonné ma tentative de suicide, alors pour ce que j’en sais ... » Pour ce qu’il en savait, l’honnêteté vous revenait parfois en pleine face sans crier gare et quand on ne l’attendait plus. Mais Yasmine était juste jalouse, et ça n’allait pas plus loin que ça, il fallait qu’il se débrouille avec ça et accepte qu’elle lui parle à nouveau par énigmes. Sauf que non. « Je comprends pas, Yas. » Les bras s’écartant dans une reddition similaire à celle invoquée par la brune quelques instants auparavant, il avait ignoré la boule qui se formait au fond de sa gorge « Jalouse de qui, de quoi ? De Ginny ? Du fait que je ne sois pas sagement resté dans mon coin à attendre que tu sois à nouveau disposée à me voir ? Ma porte a toujours été ouverte, tu le sais. » Et elle avait bien su la trouver, lorsqu’il avait fallu se dédouaner des propos hâtifs de sa mère. « Depuis que t’es rentrée du Niger tu agis comme si t'avais peur que je t’explose à la figure. D'abord j’ai cru que j’étais trop envahissant, ça faisait huit mois qu'on s’était pas vu, t'avais peut-être envie d’avoir la paix, soit, je t’ai laissée respirer. Ça fait des mois que je te laisse respirer. Alors ne viens pas me reprocher maintenant de ne pas être assez là, ou de ne pas t'inclure dans quoi que ce soit, parce que c’est pas comme ça que j’avais envie que les choses se passent et c’est pas moi qui ai décidé que j'avais subitement mieux à faire. » Et il n’était pas question qu’il pleure lui aussi, pas question qu’il ne cède un centimètre de terrain à ces larmes venue brouiller la silhouette de Yasmine et qu’il avait chassé d’un revers de manche. « J'en ai assez de courir après les gens, Yasmine. J’en ai assez qu’on rentre et qu’on sorte de ma vie comme si c’était un moulin. Ça fait trente ans qu’on se connaît, si y’a quelque chose que j’ai fait ou pas fait, que j’ai dit ou pas dit, il suffisait de venir m’en parler, et pas parce que ton monde tourne autour de moi mais parce que c’est ce que font les gens qui s'aiment. » Et il refusait de croire que ces trente années-là avaient été à ce point un mensonge. Il avait séché ses larmes lorsqu’elle chutait à vélo, fait des nuits blanche pour l’aider à réviser ses examens, traversé la ville à toute berzingue lorsqu’elle l’avait appelé à l’aide après son agression. Elle avait séché ses larmes lorsqu’il avait quitté Joanne, et tenu sa main lorsqu’il attendait la faucheuse au fond de son lit d'hôpital. Elle ne pouvait pas faire comme si tout ça ne comptait pas. « Tu me manques, Yas. Peut-être même encore plus que quand tu étais en Afrique, parce que là au moins je savais que c’était temporaire … » Haussant les épaules avec résignation, il lui avait offert un sourire plus triste qu'amer, les mains s’enfonçant à nouveau dans les poches de sa veste. C'était peut-être son monde à lui qui tournait autour d'elle, finalement.
Elle s'en voulait de pleurer, mais elle était arrivée à un niveau de saturation trop élevé pour réussir à se contenir. Il n'y avait pas que la panique qui la faisait perdre pieds à cet instant précis, il y avait aussi l'idée qu'après cette conversation, rien ne serait plus jamais comme avant entre elle et le jeune homme. Il s'agissait de l'une des raisons qui l'avaient tant empêchée de lui dire ce qu'elle avait sur le cœur ; la promesse vicieuse qu'ils arriveraient à un point de non-retour, parce que vraiment, comment agir après tout ça ? Ils ne pourraient plus faire comme s'ils ne s'étaient pas sciemment poussés l'un et l'autre dans leurs retranchements, ils ne pourraient même pas compter sur leur bon caractère pour estimer qu'il s'agissait d'un mal pour un bien et qu'il fallait tourner la page pour écrire un nouveau chapitre de leur relation. Ce n'était pas un concours, il y avait pourtant de fortes chances que Yasmine soit celle qui pâtirait le plus de ce qui était en train de se dérouler, non seulement parce que c'était de sa faute, mais aussi parce qu'elle avait plus à perdre que le jeune homme qui n'avait pas grand-chose à se reprocher finalement, cherchant simplement des réponses à son comportement, et essayant de déchiffrer ce qu'elle daignait lui céder au compte-gouttes, trop effrayée par la portée de tout ce qu'elle couvait depuis longtemps pour oser passer aux aveux. Il le faudrait toutefois, l'occasion lui était offerte pour la première fois de sa vie. Au travers de ses larmes, elle tenta de faire le point sur ce qu'Hassan lui disait tout en essayant de s'armer davantage de courage pour contrer le rythme de sa respiration qui s'accéléra au fur et à mesure. Yasmine ne se sentait pas bien, mais ce serait sans doute trop facile de compter sur un malaise pour lui éviter de se défendre. Elle se sentait déjà vidée, mais la colère qui s'était mêlée au reste la força à ne pas flancher. Elle remonta les manches de sa parka d'un coup d'épaules, déterminée, et la tête se secouant au rythme des paroles du jeune homme qu'elle fixa sans broncher, elle saisit la perche qu'il lui tendait en le coupant dans son élan.
"Mais je t'aime, Hassan." Ce n'était pas un secret, il n'avait pas besoin de simuler la surprise lorsqu'il en prendrait sens puisque c'était un fait avéré. Ils ne se le disaient peut-être pas souvent, mais ils savaient que c'était acquis. Seulement, cette évidence cachait autre chose, et c'étaient des sentiments plus étroits avec lesquels elle était aux prises depuis des années maintenant. Plus que tout à ce moment-là, elle tenait à les lui faire comprendre ; un élan vindicatif la poussa à prendre les choses en mains, même si elle avait conscience que ce serait difficile comptes tenus de l'état dans lequel elle se trouvait. Campée sur ses deux pieds, les épaules haussées pour parer l'opprobre qui lui tomberait dessus à la seconde même où elle reprendrait la parole, Yasmine se lança, non sans trémolos dans la voix "Ce serait pas un problème si je savais comment le gérer. Si les quelques gens qui me sont tombés dessus à ce sujet avant même que je me l'avoue à moi-même m'avaient pas fait sentir si honteuse à cette idée." Joanne, Edgerton… ils ne s'étaient probablement pas inquiétés de la mettre devant le fait accompli en lui faisant comprendre à quel point leur relation était malsaine d'un point de vue extérieur – encore quelque chose à ajouter à la liste de ce qui l'avait convaincue de ne jamais s'étendre à ce sujet : cette honte qu'elle ressentait à propos des sentiments qu'elle éprouvait pour le jeune homme. En fait, c'était le pire dans cette histoire. Ça lui donnait l'impression qu'elle convoitait quelque chose de sale et de scandaleux, et pour cause…"Parce qu'on est quasiment de la même famille, c'est ce qu'on m'a répété depuis que je suis gamine. Alors comment je suis sensée me débrouiller avec ça, dis-moi ?" C'était le ciment de leur relation, cette famille recomposée des années auparavant par ses parents qui s'étaient entichés des enfants de leurs bons amis et qui les avaient pris sous leur aile après leur tragique accident de voiture, laissant orphelins ces deux beaux garçons qu'ils s'étaient empressés de protéger. Combien de fois avait-elle entendu Hassan la désigner comme sa cousine ? Combien de fois n'avait-elle pas hésité avant de l'inclure dans l'arbre généalogique tronqué de ses propres parents ? Elle essuya rageusement les larmes qui coulaient encore sur ses joues, levant les yeux au ciel en poursuivant sur le même ton déterminé, mais si fragile à la fois, que chaque brisure dans sa voix était perceptible, donnant l'impression d'un rhume brusquement attrapé ; elle mourrait de soif, elle était essoufflée "C'est pour ça que je t'ai évité, c'est pour ça que j'ai préféré croire aux théories de maman à propos de ta vie amoureuse ; je voulais pas qu'à un moment donné tu t'en aperçoives toi aussi et que ça finisse par confirmer que quelque chose ne va pas chez moi." Quelque chose n'allait pas chez elle, et ça dépassait largement le stade du crush si présent dans toutes les parcelles de son petit corps qu'il la rendait malade à crever. Non, Yasmine n'allait pas bien, depuis des mois, et personne ne s'en inquiétait à l'exception de Molly qui la suivait à la trace en espérant qu'elle ne craquerait pas cette fois-là. Cette pensée la fit sourire avec amertume, autant que l'évidence qu'elle ne pouvait plus faire marche-arrière, et que le moment était venu pour elle de le dire vraiment. Elle baissa les yeux, et toujours à distance d'Hassan, c'est en n'essayant pas de fuir son regard qu'elle lui dit "Je suis amoureuse de toi." Ce ne fût pas immédiat, mais au fur et à mesure qu'elle prit conscience que ça y était, qu'elle avait osé lui dire la vérité, elle sentit un déclic s'enclencher à l'intérieur d'elle. Soulageant la pression qui pesait sur ses poumons malmenés par la crise de panique qu'elle tachait tant bien que mal de retenir, Yasmine eut le souffle coupé "Et tu sais quoi, je peux pas croire une seule seconde que tu t'en sois pas douté au moins une fois au cours de ces dernières années. Joanne s'en est aperçue, Edge s'en est aperçu... je leur ai donné tort, comment j'aurais pu faire autrement ?" fit-elle sur le ton de l'illumination, se retenant de se taper le front par la même occasion. Les yeux valdinguant de loin sur le visage du jeune homme qu'elle finit par pointer brièvement du doigt tandis que ses larmes se séchèrent d'elles-mêmes, laissant des traces subtiles sur ses joues qui remontèrent doucement sous l'effet du sourire sans joie qu'elle laissa de nouveau échapper, elle continua "Je suis rentrée pour toi. Je croyais être capable d'affronter tout ça après huit mois à penser à la meilleure façon de me défaire de ce que je ressens pour toi. T'en parler ou pas, le garder pour moi encore un peu en attendant que ça passe… mais ça passe pas. J'essaye pourtant, de toutes mes forces, et depuis longtemps." Elle opina du chef, déterminée à ce qu'il comprenne que cette histoire ne datait pas de la veille. Elle avait eu beau ne pas vouloir y croire, ça faisait des années que Yasmine nourrissait ses sentiments à l'égard d'Hassan. Un rire vint mettre fin au contact visuel qu'elle avait initié avec lui et sa tête se secoua plus fort. Elle la retint entre ses deux mains qu'elle plaqua sur ses propres joues, fermant les yeux pour supporter l'avalanche de souvenirs qui se mirent à lui tourner dans la tête à cet instant "Tu peux pas savoir dans quelles situations je me suis mise pour que j'arrête enfin de considérer que t'étais ma seule option en sachant parfaitement que j'avais aucune chance dans le fond." C'était pathétique, elle le savait. Elle prit une grande inspiration, tachant de garder encore un peu le contrôle, même si elle ne rouvrit pas les yeux dans l'instant. Elle attendit encore quelques secondes, dévalant sa phrase avant toute chose "Je me suis sabotée moi-même. J'ai fait et j'ai dit des trucs pour me défendre à propos de tout ça que je regrette tellement aujourd'hui. J'ai été odieuse, et je m'en voudrais toute ma vie." Haussant de nouveau les épaules, elle leva les bras de chaque côté de sa silhouette, mimant la faute à pas de chance en déclamant, la voix toujours très éraillée "Mais c'est rien, c'est pas vrai ? Je suis capable de tout encaisser, j'ai été formé pour ça après tout." S'autorisant à faire un pas vers sa voiture de laquelle elle s'était éloignée plusieurs minutes plus tôt, soucieuse de garder suffisamment de distance avec Hassan tant elle ne savait plus démêler tous ces sentiments qui l'envahissaient, elle reprit "T'es omniscient, Hassan. T'es toujours là, même quand tu l'es pas. J'ai voulu me laisser une chance de me prouver à moi-même que c'était qu'une passade, que je m'en remettrais en allant de l'avant et ouais, en décidant à ta place que t'avais mieux à faire parce que… parce que j'en peux plus, j'arrive au bout de ce que je peux tolérer en matière de déni." Elle s'arrêta en bon chemin, ancrant ses deux pieds profondément dans le sol pour traduire à quel point elle était lasse. Sa bouche s'ouvrit de nouveau une fois, puis une seconde, avant qu'elle réussisse enfin à pousser assez fort sur sa voix pour ajouter "J'y arrive plus, je suis fatiguée de prendre sur moi." Ça, c'était un sentiment général, mais ça s'inscrivait aussi dans cette situation en particulier. Elle était fatiguée, elle le ressentait tous les jours depuis qu'elle était rentrée. Même si elle pressentait que les larmes étaient de nouveau au bord de ses yeux, et que la douleur dans sa poitrine devenait insupportable au point qu'elle posa ses deux mains sur l'espace qui séparait sa gorge et son décolleté, elle lui dit avec clairvoyance "Je devrais pas me sentir aussi mal, je devrais pas avoir à me justifier non plus, mais c'est ce que je suis en train de faire, là, maintenant, et tout ça pour quoi ?" La question était rhétorique, aussi prit-elle le coche en répondant à la place du jeune homme dont elle chercha le regard pour ne plus le lâcher, même s'il lui apparaissait brouillé "Même pas pour me sentir mieux, mais pour que toi tu te sentes mieux." Ca aussi, c'était pathétique dans le fond ; et ce n'était pas tout à fait juste puisqu'elle avait la certitude que, qu'importe l'issue finale de cette conversation, le poids qu'elle avait traîné si longtemps avec elle ne serait plus qu'un mauvais souvenir. Parce qu'il savait maintenant. Mais au cas-où il n'aurait pas bien tout saisi, elle ajouta pour conclure, carrant d'abord les mâchoires pour retenir ses larmes, puis laissant filer d'une toute petite voix éraflée, un souffle rauque qui vacillait "Tout ce que je fais, c'est pour toi, tout le temps."
Quelque part au milieu du flot de paroles auquel Yasmine avait décidé de laisser libre court après l’avoir retenu pendant, il s’en rendait maintenant compte, bien trop longtemps, Hassan avait compris que l’explication après laquelle il courrait et la solution qu’il espérait trouver n’existaient tout simplement pas. Que la brune au fond n’avait plus à cœur de rendre un quelconque équilibre à la situation bancale dans laquelle ils s’étaient tous les deux laissés glisser, mais bien de vider son sac une bonne fois pour toutes pour mieux pouvoir s’en détacher ensuite. Durant des mois Hassan s’était rendu malade à l’idée d’être en train de la perdre, mais à la mesure qu’elle avouait, qu’elle justifiait, qu’elle reprochait, il réalisait qu’en réalité il l’avait déjà perdue depuis longtemps et qu’à n’avoir pas su le voir à temps il n’était plus rien d’autre qu’une vieillerie gardée trop longtemps au fond d’un placard par nostalgie, mais dont on trouvait enfin le courage suffisant pour se débarrasser. Il aurait eu des choses à dire, des aveux à faire et des sentiments à mettre en exergue au fil du monologue de la jeune femme, mais alors qu’elle semblait ravaler des larmes qui n’auraient pourtant rien eu à envier à celles auxquelles elle avait laissé libre court précédemment, et se plantait face à lui pleine d’une détermination qui semblait lui être venue à mesure qu’elle se déchargeait de ses mots, il avait laissé sa conclusion le sonner sans chercher à éviter ce qu’elle considérait peut-être comme son coup de grâce. « Je devrais pas me sentir aussi mal, je devrais pas avoir à me justifier non plus, mais c’est ce que je suis en train de faire, là, maintenant, et tout ça pour quoi ? Même pas pour me sentir mieux, mais pour que toi tu te sentes mieux. » Et c’en était un, pour sûr, que de réaliser que ce n’était pas ce qu’il avait fait ou n’avait pas fait qui la mettait dans un tel état, mais ce qu’il était. C’était l’entendre finir dans un murmure « Tout ce que je fais, c'est pour toi, tout le temps. » et réaliser avec impuissance qu’il n’y avait rien qu’il puisse faire ou dire pour réparer ce qu’il avait abîmé en n’étant pas celui qu’elle aurait voulu qu’il soit. Celui qu’il n’avait pas voulu – et ne pouvait pas – être. « Je me sens pas mieux de te savoir malheureuse. » Secouant la tête avec dépit, il avait à peine retenu un soupir las et enfoncé les mains dans ses poches pour faire quelques pas, jusqu’à tourner le dos à Yasmine et lui épargner des larmes dont elle n’avait pas besoin, et qu’il ne voulait pas donner. Il allait mal parce qu’elle allait mal, et elle allait mal parce qu’il était lui … Il n’y avait plus rien à arranger. Plusieurs fois il avait ouvert la bouche, voulu dire quelque chose, mais pour mieux s’en dissuader faute de croire qu’elle y trouverait un quelconque réconfort ou y verrait une quelconque sincérité. Et finalement les secondes étaient passées, les minutes peut-être, Hassan révisant chaque conversation et jaugeant chaque geste à la recherche de réponses qu’il n’obtiendrait pas et qu’il ne réclamerait plus. Il aurait aimé être surpris ; Il ne l'était pas. Il voudrait faire croire qu’il ne savait pas, mais il savait depuis longtemps, depuis bien avant que Joanne ne lui mette le nez dessus en pensant provoquer quelque chose. Yasmine l’aimait, et il aimait Yasmine … Mais ce n’était pas aussi simple. « Et maintenant ? » Serrant la mâchoire pour dissuader son menton de trembler, il avait fait demi-tour et cherché la silhouette de Yasmine avec l’impression déjà que ses contours se dessinaient moins nettement « On en reste là et on s'oublie … ? C’est ce que tu veux ? » Éraillée par le doute, sa voix lui était parvenue bien moins assurée qu’il ne l’aurait souhaitée. Est-ce qu’il l’avait aimée pendant trente ans pour la perdre de ne pas l’avoir aimée de la bonne manière ? De ne pas l’avoir aimée assez ? Il l’avait aimée pourtant, plus que les autres. Il l’aimait toujours, et sans doute que c’était une partie du problème. « Qu’est-ce que t’attends de moi, Yas … ? » Haussant les épaules en présentant ses paumes comme on témoignait de son impuissance, le brun se sentait plus démuni que jamais, malheureux de la savoir malheureuse et incapable d'y trouver une issue tout seul. Au fond il lui en voulait de le rendre responsable d’un poids qu’elle avait imposé toute seule sur ses épaules, mais même ça il préférait le ravaler, parce que ce n’était pas important. Pas aussi important que le reste de ce qui se bousculait dans son esprit et lui avait fait admettre dans un murmure de résignation « Je t’ai aimé de tellement de façons. Je t’ai aimé tellement fort si tu savais … » Avait-il seulement le droit de lui dire, maintenant ? Mais si ce n’était pas maintenant ce serait jamais … et les jamais Hassan en avait assez. « Tomber amoureux c’est tellement illusoire à côté, c’est tellement peu de choses. Et je suis désolé que ça soit pas ce après quoi tu attends, parce qu'à mes yeux je t'assure que ça vaut bien plus que toutes les Joanne et toutes les Ginny du monde … » Mais quel intérêt, si l’idée qu’il se faisait de l’amour véritable n’était pas l’idée que s’en faisait Yasmine ? « Mais y’a fallu que tu partes à l’autre bout du monde pour que je le réalise, y’a fallu que cette Yasmine-là me manque tous les jours pour que j’ouvre les yeux … Et cette Yasmine-là n’est jamais rentrée. » Seule était revenue celle fuyante qui n’avait eu cesse de lui glisser entre les doigts, refusant de parler, et creusant un fossé que les doutes et les insécurités d'Hassan n’avaient fait qu'alimenter contre son gré. « Elle n’est jamais revenue, et le Hassan que tu aimes, toi, ça fait longtemps qu’il n’est plus là lui non plus. » Celui avec qui tout n’aurait pas été perdu d’avance, et qui se serait encore suffisamment aimé lui-même pour se laisser aimer de quelqu’un d’autre sans y voir un sacrifice ou un choix par dépit. « J'ai plus l'énergie suffisante pour mener plusieurs batailles à la fois … Y'a fallu que je fasse un choix. Et ma priorité maintenant c'est cette demande d'adoption. » Il aurait préféré qu'elle comprenne, qu'elle soutienne ... Mais il ne lui reprochait pas de regretter que ses priorités ne soient plus celles qu'elle espérait. Il le regrettait aussi un peu. « Je suis désolé. » Pas d'avoir revu l'ordre de ses priorités, mais que celui qu'il avait finalement choisi la rende malheureuse.
Fatiguée et toujours un peu haletante, Yasmine inspira profondément ; pour se donner l'impression de ne pas être devenue qu'une coquille vide, départie d'une bonne moitié de ce qu'elle avait jalousement gardé dans son cœur au cours de ces derniers mois, de ces dernières années. Elle se sentirait mieux plus tard, lorsqu'elle considérerait pour de bon que ça avait été la meilleure chose à faire, même si elle n'était pas sans redouter ce qu'il se passerait désormais. Elle ne le savait pas elle-même, c'était bien pour ça qu'elle avait mis si longtemps à cracher le morceau, apeurée par ce futur indistinct avec Hassan. Avec les manches de sa parka, elle s'essuya presque rageusement les yeux… et maintenant ? "J'en sais rien, Hassan." dit-elle avec honnêteté, la voix très enrouée par ses larmes précédentes, par son épuisement psychique aussi. Le pire c'était que si un véhicule empruntait la chaussée et qu'il passait tout à côté de la scène qui était en train de se dérouler entre les deux jeunes gens, le conducteur soupçonnerait probablement une petite querelle d'amoureux. C'était si tristement ironique que dans un autre contexte, Yasmine en aurait souri. Quand il se tourna dans sa direction, quand elle s'aperçut qu'il bataillait lui aussi avec ses émotions, elle s'en voulut de lui avoir imposé tout ça sans un minimum de tact. Mais en vérité, elle avait été diplomate tout au long de sa vie, la coupe était pleine : sa limite avait été dépassée, elle en avait trop sur le cœur. Cette façon qu'il avait de toujours retourner la situation à son avantage en la faisant atrocement culpabiliser, ça avait été le maximum qu'elle pouvait tolérer… mais lui en voulait-elle pour autant, était-elle vraiment capable de se dire que, quoi qu'ils choisiraient de faire à propos de tout ça, qu'importe la façon dont ils réussiraient à surmonter toutes ces confessions pour redevenir ce qu'ils avaient toujours été, elle devait écouter sa stupide fierté qui lui soufflait que lui aussi, il devait prendre ses responsabilités ? Non, absolument pas. C'était son problème, pas le sien "N'essaye pas de me faire dire ce que j'ai pas dit. Tu me crois capable de tirer un trait sur toi ?" Il avait toujours représenté son équilibre, sa lumière au bout du tunnel… elle eut un sourire légèrement amer pendant qu'elle réussissait à réguler doucement les trémolos qui secouaient sa poitrine, sa voix, et son corps tout entier "Et ne me réponds pas que ça t'a pas paru si insurmontable que ça quand je t'ai évité tous ces derniers mois." Elle préférait anticiper sa répartie, elle savait combien elle lui venait naturellement quand il s'agissait de faire parler sa rancœur. C'était bon, elle avait donné dans le genre, elle n'avait pas besoin qu'il mette du sel sur la plaie. Il était temps d'envisager le tout sous un angle rationnel, et pas chercher à ajouter à sa charge allégée par sa confession pour qu'il gagne l'impression d'avoir remporté une victoire ; ce serait indigne de sa part, et elle lui en voudrait sans doute dans ce cas-là. Elle secoua la tête et de nouveau, elle passa ses manches sur son visage pour en chasser tous ce qui s'y lisait "J'attends rien de toi. C'est pas ton problème dans le fond, c'est moi qui toi apprendre à t'aimer autrement… tu pourras juste te passer de prétendre que t'es pas au courant maintenant."
Elle renifla, se laissant happer par le silence que le jeune homme lui imposa. Elle ne s'y sentit pas forcément très à l'aise, pas après la déferlante de mots qu'elle avait laissé filer ; les catholiques avaient raison en définitive, la confession avait véritablement des vertus libératrices, une révélation qui la frappa… pas au point d'envisager une conversion cependant. Yasmine fit un pas devant elle, tachant d'échapper sans le vouloir vraiment à la chape de plombs qui tomba sur l'échange qu'elle partageait avec le jeune homme. Elle aurait voulu l'arrêter à ce moment-là, lui dire de garder ce qu'il avait à lui dire, surtout quand c'étaient ces mots-là qui, pour elle, avaient une toute autre portée. Oui, elle y penserait sans discontinuer au cours des prochaines heures, à cette manière si douce et naturelle qu'il avait eu de lui dire qu'il l'avait aimé. L'emploi du passé la fit tiquer, mais elle ne pouvait pas lui faire l'affront de lui dire de se taire, malgré son cœur qui se mit à cogner de nouveau trop fort dans sa poitrine, et sa vue qui se brouilla… elle laissa une seconde passer, le temps qu'il poursuive, et ce fût plus fort qu'elle "Arrête, Hassan." Elle abattit devant elle une main recouverte par sa manche trop grande, prête à marquer son point "Arrête de toujours minimiser ce que ça fait de tomber amoureux sous le prétexte que t'as connu des déceptions qui biaisent totalement ta vision des choses. T'as souffert, mais tu sais quoi ? On souffre tous dans ce genre de situations. C'est un jeu de perdants, personne ne sort vainqueur quand ça tourne mal, alors je t'en prie… arrête, arrête de considérer tes désillusions comme la meilleure façon de te protéger de ce qui te tombera dessus si tu décidais enfin, pour de bon, de te laisser aimer par quelqu'un qui n'est pas Joanne." Il lui répondrait probablement qu'il avait tourné la page, que ce n'était que du passé, et que c'était établi depuis des années désormais. A d'autre, son mariage, puis son divorce avec la blondinette avaient façonné la manière si acerbe qu'il avait de définir les chroniques de sa vie sentimentale… il n'avait pas le droit d'enjoindre quiconque à penser comme lui. C'était fabuleux de tomber amoureux, à qui mentait-il ? Là, Yasmine était en colère, et ça se perçut dans son regard qui s'attarda sur le visage du jeune homme qui… lui reprochait, quoi ? D'être partie ? Elle eut quelques battements de cils frénétiques, puis elle sourit sans aucune joie "C'est ça, hein ? Ce que j'ai lu sur ton visage les quelques fois où on s'est vus. Ça n'a rien à voir avec ma prise de distances depuis que je suis rentrée, ça date de bien avant ça…" Ça datait de l'annonce de son départ pour le Niger sans aucun doute. Alors comme ça, elle était la seule à ruminer des pensées, à ruminer des décisions ? Elle pencha la tête sur le côté, préférant ne pas s'appesantir sur l'offense qu'il venait de lui faire ; à considérer à voix haute que la Yasmine qu'il avait toujours connu était partie pour ne jamais revenir, sans même chercher à savoir ce qui avait fait qu'elle avait laissé la plus grosse partie d'elle en Afrique. Sa poitrine devint douloureuse, l'après-coup de la crise de panique qu'elle avait retenue, mais pas seulement. Car en fait, elle s'en rendit compte tout à coup, et elle le prit comme une gifle en pleine figure, elle qui l'avait toujours vu sous un jour favorable, le plaçant presque sous globe tant elle l'adorait, tant elle chérissait chaque défaut, chaque qualité qui faisaient de lui l'homme qu'elle aimait plus qu'elle ne s'aimait elle-même : le monde d'Hassan Jaafari ne tournait bel et bien qu'autour de lui, et elle devait composer avec ça, comme avec tout le reste. Elle remonta la fermeture éclair de sa parka "Tu seras un père génial." laissa-t-elle échapper dans un léger vibrato de chagrin… parce que pouvait-elle dire d'autre après ça, sincèrement ? Elle n'avait pas envie de lui soutenir qu'elle approuvait totalement son choix de priorité quand qu'il n'y verrait une façon bancale de se rattraper d'avoir jeté un pavé dans la mare de leurs rapports, alors qu'elle était farouchement convaincue qu'il faisait le bon choix à ce sujet, qu'il était fait pour devenir papa ; elle ne voulait pas s'approcher de lui pour le prendre dans ses bras, pas cette fois-là, pas comme ça. Et le voile de pitié qu'il laissa sciemment tomber sur son regard, ses excuses qu'elle trouva si déplacées dans ces circonstances, comme si elle lui avait demandé l'absolution d'une faute qu'elle avait commise, une validation de ses sentiments, ça lui fit du mal… plus encore que l'officialisation du caractère irréfutablement platonique de leur relation.
Suspendu aux lèvres de Yasmine, Hassan avait senti sa fréquence cardiaque s’emballer à un rythme désagréable, dans l’attente de ce qui lui apparaissait comme un verdict implacable. Elle était loin, l’époque où le noyau de ce qu’il considérait comme sa famille lui apparaissait comme inébranlable, et si sa brouille avec Sohan avait été un accro douloureux dont le brun aimait à se dire qu’il était désormais derrière eux, les deux s’étant promis de ne plus jamais laisser les choses dégénérer dans de telles proportions sans provoquer une discussion nécessaire, la situation dans laquelle se trouvaient actuellement l’autre Khadji et lui paraissait bien plus inextricable et bien plus difficile à arranger. Car Hassan avait la sensation d’avoir perdu le mode d’emploi de quelqu’un qu’il pensait connaître depuis toujours, et s’il en venait à lui demander ce qu’elle voulait, ce qu’elle attendait, c’était parce qu’il n’avait jamais été aussi sûr d’être à côté de la plaque et de ne pas être capable de trouver seul la réponse à cette question. Il avait envie d’arranger les choses, il avait envie de savoir comment ne plus être cette personne qui lui faisait du mal et à qui elle semblait tant en vouloir, mais il force était pour lui de constater qu’il n’était pas capable de trouver seul les réponses à ces interrogations et de corriger le tir sans une indication de sa part. Il n’était même pas certain de pouvoir encore corriger quoi que ce soit, à vrai dire, et lorsqu’elle avait questionné « N'essaye pas de me faire dire ce que j'ai pas dit. Tu me crois capable de tirer un trait sur toi ? » sur un ton qui laissait à penser qu’il ne s’agissait pas réellement d’une interrogation de sa part, il n’avait pu que hausser les épaules avec impuissance, la boule au fond de sa gorge l’empêchant d’admettre qu’il n’en savait absolument plus rien. Même de cela, il n’était plus sûr, et lorsqu’elle avait ajouté avec un brin d’amertume « Et ne me réponds pas que ça t'a pas paru si insurmontable que ça quand je t'ai évité tous ces derniers mois. » lui n’avait su que baisser les yeux d’un air abattu. Sans doute qu’il l’avait bien cherché, et l’air un peu défait il s’en était tenu à répondre dans ce qui tenait plus du murmure « J’essaye juste de trouver une solution Yas' … » Et il peinait à comprendre. Elle lui reprochait de n’avoir pas su voir – ou pas voulu – et de ne pas avoir suffisamment écouté, ou pas comme elle l’aurait souhaité, et maintenant qu’il la laissait fixer les règles et lui ouvrait une avenue pour dire ce qu’elle avait à dire, elle répondait à ses questions par d’autres et continuait de donner l’air de ne pas vouloir partager le fond de sa pensée. « J'attends rien de toi. C'est pas ton problème dans le fond, c'est moi qui doit apprendre à t'aimer autrement … tu pourras juste te passer de prétendre que t'es pas au courant maintenant. » Pour la seconde fois de la discussion il lui semblait se retrouver face à un mur. Et au risque de se voir reprocher plus tard de ne pas avoir suffisamment insisté, il n’avait pas renchéri. Il ne prétendait pas être magicien, et tenter de tirer de Yasmine des choses qu’elle ne souhaitait pas lui dire lui donnait l’impression de se battre contre des moulins à vent – et de perdre la bataille. Il aurait aimé qu’elle se voit comme lui la voyait, qu’elle prenne conscience de toute la complexité et de toute la mesure de ce qu’il ressentait pour elle et que ses mots maladroits ne parvenaient pas à exprimer à leur juste valeur. Elle comparait l’incomparable, et à la manière dont elle l’avait sommé d’arrêter avant d'asséner « Arrête de toujours minimiser ce que ça fait de tomber amoureux sous le prétexte que t'as connu des déceptions qui biaisent totalement ta vision des choses. T'as souffert, mais tu sais quoi ? On souffre tous dans ce genre de situations. C'est un jeu de perdants, personne ne sort vainqueur quand ça tourne mal, alors je t'en prie … arrête, arrête de considérer tes désillusions comme la meilleure façon de te protéger de ce qui te tombera dessus si tu décidais enfin, pour de bon, de te laisser aimer par quelqu'un qui n'est pas Joanne. » il avait compris que ses phrases brouillonnes n’avaient pas eu la portée qu’il avait voulu leur donner. Il n’y avait que dans le futile qu'Hassan était doué avec les mots. « Mais au bout du compte ce n’est pas de Joanne dont j’ai été incapable de me séparer quand j’ai cru que c’était la fin de la course. » Ravalant tout le reste, il avait haussé les épaules avec fatalisme et offert un sourire résigné avant de détourner le regard. Elle voulait se persuader qu’il était le seul à ne pas avoir vu ce qui était devant son nez, et croire que sa vision de ce que signifiait aimer quelqu’un avait plus de sens que la sienne … Et soit. Il ne pouvait pas la forcer à voir ce qu’elle ne voulait pas voir, comme elle ne pouvait pas le forcer à dire ce qu’il ne voulait pas dire. Il n’y avait peut-être simplement pas de solution à ce casse-tête, et pas de bonne fin à cette histoire, ni pour elle ni pour lui. Et peut-être même Hassan s’en serait-il contenté s’il n’avait pas eu l’impression de perdre sa meilleure amie en cours de route … « C'est ça, hein ? » Relevant les yeux vers elle, il avait questionné du regard. « Ce que j'ai lu sur ton visage les quelques fois où on s'est vus. Ça n'a rien à voir avec ma prise de distances depuis que je suis rentrée, ça date de bien avant ça … » Les sourcils froncés, il avait jaugé Yasmine avec incertitude. Elle ne voyait toujours pas ? « Tout ce que je sais, c’est que la Yasmine qui est partie au Niger avait envie de changer le monde … et celle qui en est revenue avait l’air d’en porter tout le poids sur ses épaules. » Et cela lui semblait être beaucoup dire, tant la brune était passée maitresse dans l’art d’y faire peser des choses qui ne lui incombaient pas. « Et j’aurais aimé comprendre, j’aurais aimé qu’elle ose m’en parler … Mais chaque fois que j’ai voulu faire un pas en avant elle en a fait deux en arrière, et je … » Il ne savait même plus. Là aussi c’était comme se battre contre des moulins à vent, car ce qu’elle avait refusé de partager en l’espace de plusieurs mois elle n’allait pas subitement accepter de le faire maintenant. Au fond Ginny n’était qu’une excuse, un arbre qui cachait l’immensité de la forêt. « J’aurais écouté. J’aurais sans doute pas été d’une grande aide, j’aurais pas eu de solution miracle à proposer … Mais j’aurais écouté. » Et c’était probablement de là que venait sa question, celle qu’il avait eu le malheur de poser quand elle était encore au volant : quand avaient-ils cessé de se dire les choses ? À quel moment, et par lequel de ses actes lui avait-il laissé penser qu’elle ne trouverait plus l’oreille attentive qu’il avait toujours essayé d’être ? Il pourrait sans doute ajouter ces questions-là à la pile de celles auxquelles il n’aurait pas de réponse ; Ou pas dans un futur proche, du moins. Il se sentait vide. Épuisé par la conversation, épuisé par son impuissance face à la détresse de la brune, et sans qu’il ne comprenne bien pourquoi il avait senti son cœur se fendiller un peu lorsqu’elle avait dit « Tu seras un père génial. » et lui avait au passage arraché un sourire qui n’avait pas grand-chose d’heureux. Il avait froid maintenant ; Il aurait voulu un épais blouson sous lequel enfouir toute la mélancolie qu’il sentait déborder, mais il n’avait que cette stupide veste de survêtement, et de dépit il s’était contenté de rentrer sa tête dans ses épaules en réprimant un frisson. « Je vais rentrer à pieds. » Ça valait sans doute mieux, pour eux deux. Le bout de sa chaussure allant frapper mollement dans un caillou qui se trouvait là, il avait relevé la tête. « Appelle-moi. Quand tu seras prête. » Dans trois jours, trois semaines, trois mois … Pas dans trop longtemps, espérait-il. Mais ce n’était pas à lui de décider. « N’importe quand. Je ne suis jamais loin. » Un autre jour il aurait piqué un baiser sur sa joue comme il l’avait fait de si nombreuses fois. Mais cette fois-ci il n’avait pas osé, et forçant simplement un sourire sur ses lèvres en effleurant sa joue du bout des doigts, il avait tourné les talons à regrets et avec une unique certitude : Yasmine avait raison, c’était un jeu de perdants, et cette fois-ci encore il n’y avait pas de vainqueur.