Ca parle d’art alors je reste concentré. Un peu. Quelques minutes. Je l’écoute, au moins, quand il parle de peinture, quand il explique qu’il s’y est essayé, quand il sous entend surtout qu’il a abandonné. Bien sûr que ça boost encore une fois mon ego, que de savoir qu’il a abandonné un domaine artistique dans lequel j’excelle - ce n’est pas le moment de préciser que l’inverse est tout aussi vrai, parce que ça ça ne boosterait pas du tout mon ego. Il n’y a aucun signe de défiance dans mon regard, aucun signe de quoi que ce soit parce que cette fois ci je le jure : je suis sage.

Sage, jusqu’à ce qu’il précise la danse moderne. Sage, jusqu’à ce qu’il ajoute la valse. Oh, come on, c’était si prévisible que j’en rigole, que je m’en pince les lèvres, que je perde aussitôt le peu de sérieux que j’avais réussi à accumuler et mettre de côté pour cet instant précis. Il le savait, pourtant, que j’allais réagir comme ça, que j’allais être incapable de le prendre au sérieux s’il passait de l’art à la danse comme s’il n’y avait rien de plus normal à ça. C’est dommage, pourtant, puisqu’il avait bien commencé. Je jurerais qu’il profite de ma moquerie pour enfoncer un peu plus l’aiguille dans mon épiderme, pour appuyer un peu plus avec le chiffon pour enlever le surplus d’encre. ”Ah ouais, cool.” La réaction est aussi fausse que l’applaudissement de la première dauphine au moment du couronnement de Miss Australie - vous voyez le genre. Non pas que je regarde ce genre de programme, mais on y a tous déjà assisté au moins une fois. ”On t’a mis un couteau sous la gorge ?” Tout le monde le connaît, le Auden qui ne sait pas où s’arrêter alors que tout le monde sait déjà qu’il n’aurait jamais dû commencer. Il va vraiment vouloir me faire la peau alors que je pensais avoir peu à peu su gagner son attention. A défaut de pouvoir être dans la représentation de Casse-Noisette, je lui propose d’autres solutions pour sa future carrière de danseur-tatoueur. ”C’est parce que t’as déjà signé pour Le Lac des Cygnes, avoue.” Cette fois ci il n’y a plus de moquerie dans ma voix, seulement un sourire quelque peu amusé. La danse n’est pas une forme d’art que j’apprécie ni ne reconnaît réellement, mais ils utilisent leur corps comme je le fais avec mes doigts et mon imagination alors soit, on pourrait dire que les deux se valent à peu près. La peinture reste plus noble, bien sûr, mais la danse a droit à un prix d’honneur ou un truc dans le genre.

”Ils ressemblent à quoi, les tatouages que tu dessines toi même ?” Il m’a proposé de styliser le tableau sur ma cheville un milliard de fois et je l’ai envoyé bouler à chaque fois, sans même prendre en considération sa demande dans mon esprit tellement l’idée d’avoir le travail d’un contemporain sur mon corps me semblait farfelu. Maintenant que ma souffrance (une séance de tatouage qu’il va l’appeler) semble peu à peu toucher à sa fin, je prends le risque de me renseigner sur lui et sur le talent qu’il semble réellement avoir. La raison aurait voulu que je pose la question avant de me tatouer mais il est certain que mon ego en a décidé autrement. ”Je ne vais pas prendre d’autre rendez vous pour me faire tatouer de si tôt, c’est promis.” Je reprends presque aussitôt, léger, le rassure quant à mon absence de son lieu de travail pour les mois à venir. Ce seront des vacances bien méritées pour lui puisqu’à partir de maintenant tous ses clients sembleront être des anges tombés du ciel.

On arrive finalement à la fin de la séance sans que personne n'ait pris le temps de tuer personne et c’est un fait assez exceptionnel pour que je prenne le temps de le souligner. J’ai rangé mon humour de merde et les remarques allant avec ce qui a eu pour effet immédiat d’apaiser le tatoueur et sûrement moi avec, quand on sait qu’il ne fait que enfoncer une aiguille dans mon épiderme depuis plusieurs heures et que c’est précisément la raison de ma venue - stupide Auden. Alors qu’il se dérobe de cette dernière, je profite pour laisser mes yeux glisser dessus, satisfaits de voir le travail réalisé par l’artiste se concrétiser peu à peu. Il est doué pour l’agencement des couleurs tout comme il est doué pour cet art ci en général, quand on doute presque que ce ne soit qu’en 2D. Je le pense fort mais jamais je n’aurai l’audace de le lui préciser oralement ; ça lui ferait bien trop plaisir et moi, ça me tuerait sûrement par la même occasion. Parce que les compliments tuent et que personne ne pense à nous prévenir de ça.

« Sérieux, comment t’as choisi mon salon? Parce que j’ai du mal à croire que tu as décidé de confier la reproduction d’une toile de Munch au premier venu. » Il la pose, sa foutue question à un million. A peine ai-je eu le temps d’ouvrir le classeur qu’il ne peut pas s’empêcher d’épancher sa curiosité. Cela m’amène à sourire doucement et à avoir mon rire qui se mue en un simple souffle alors que je me concentre sur les œuvres qu’il a déjà pu réaliser. Mon œil entraîné se focalise sur l’ombrage, le tracé précis, le positionnement, le choix des couleurs et des proportions. Cela va de dessins de quelques centimètres à des jambes et des dos entiers, je prends mentalement note de sa capacité à varier entre tout et son contraire, de l’oiseau débordant de couleurs à la scène macabre en noir et blanc. Je le savais doué, certes, mais peut être pas autant. Cela conforte encore un peu plus mon ego parce que finalement c’est moi qui l'ai choisi et non pas l’inverse. ”Un gars est venu à l’atelier avec un de tes tatouages. J’aimais pas le choix du motif mais t’as réussi à plutôt bien le rendre.” Les compliments sont alambiqués, ce n’est généralement pas le premier trait de caractère qu’on ajoute à la liste sous mon portrait (en dessous de toutes les insultes, oui, cette liste là même). ”Je voulais voir ce que t’avais dans le ventre.” Là, je ne mens pas. Là, je ne prends aucun chemin détourné. J’y suis allé au culot, me basant sur une seule de ses œuvres alors qu’il aurait très bien pu avoir raté toutes les autres. Je ne sais pas peser le pour et le contre tout comme je ne sais pas prendre mon temps avant de simplement foncer tête baissée. Il avait l’air doué, j’ai voulu le vérifier par moi même. Fin de l’histoire. En plus, elle a une happy end cette fois. Soyez heureux, merde. ”La prochaine fois je reviens avec Da Vinci, t’auras un peu plus le droit de te plaindre.” Je lui ai dit que je ne comptais pas revenir de si tôt, certes, mais je ne lui ai pas dit que je ne comptais pas revenir tout court. Loin de là. Il aurait dû rater sa séance s’il voulait que ce soit le cas et à vrai dire là encore je doute que mon esprit obstiné n’aurait pas pris le dessus.