Dix secondes. Je n’irais pas jusqu’à dire que je me sens bien, mais sous l’eau, j’ai l’impression d’être loin de toute réalité, ou en tout cas de la mienne, et c’est pile ce dont j’avais besoin. J’entends des bruits de voix étouffés au-dessus de ma tête mais ils me paraissent lointain. Je suis seule au monde. L’eau vacille au même rythme que les mouvements de mes bras destinés à conserver ma tête dans l’eau. Vingt secondes. J’aimerais rester ici pour toujours, ne plus avoir à parler quand je préfère me taire, à sourire quand je n’en ai pas envie, à faire semblant d’accepter ce que je n’accepte pas ou que sais-je encore. Ici, ça me parait possible, quelques longueurs m’ont suffi pour oublier cette journée pourrie, cette rencontre qui aurait dû être fabuleuse mais qui ne l’a pas été et ce message resté sans réponse alors que les questions se bousculent encore dans ma tête. Trente secondes. De petites bulles remontent à la surface, m’indiquant que mes poumons se vident désormais et qu’il va falloir remonter à la surface. Je suis vraiment nulle en apnée, je n’ai aucune endurance, mais j’imagine qu’il faut un entrainement régulier pour parvenir à s’améliorer et je ne suis pas sûre d’en avoir l’envie ou la patience. Quarante secondes. Mes pieds frappent le sol et me propulsent à la surface. Je prends une grande inspiration, retrouvant les bruits du monde réel avec une certaine déception. Deux enfants se chamaillent au loin, sous la surveillance d’une baby-sitter – ou peut-être est-elle une sœur ou une mère beaucoup trop jeune – qui ne daignera intervenir que lorsque l’un des deux se sera fracassé le crâne sur le carrelage. Une personne d’un certain âge avance au ralenti dans un des couloirs réservés aux nageurs expérimentés, provoquant des murmures offusqués de la part des travailleurs qui estiment qu’une personne retraitée devrait au moins avoir la décence de venir profiter du lieu durant les heures où ils sont coincés devant leur ordinateur. Une jeune femme, écouteurs sur les oreilles, semble être en train de reproduire des mouvements appris dans un des cours d’aquagym hors de prix dispensés à des horaires pourris qui ne permettent qu’aux femmes entretenues par leurs maris de s’y présenter. Et moi, dans tout ça, malgré l’heure de nage que je viens d’accomplir, je n’ai pas vraiment réussi à trouver ce que j’étais venue chercher et ne repartirais qu’avec les muscles endoloris d’avoir subis un tel exercice. Pourtant, il va bien falloir rentrer. Le maitre-nageur resté jusqu’ici en retrait a entrepris de faire le tour des bassins pour inciter les gens à sortir de l’eau, l’heure de fermeture approchant. Je m’exécute, trainant un peu sous la douche pour gagner du temps, exécutant mécaniquement les mêmes gestes que je reproduis à chaque fois que je mets les pieds à la piscine municipale, mes pensées m’emportant bien loin d’ici. Je suis la dernière à quitter les vestiaires, sous le regard sévère de l’employé chargé de la fermeture qui vient de voir son planning être retardé d’une minute à cause de mon effroyable lenteur. Un mince sourire d’excuse étire mes lèvres alors que je presse le pas vers la porte.
Lorsque la porte de l’appartement claque derrière moi, je n’ai pas besoin de demander s’il y a quelqu’un pour m’en assurer. L’absence de lumière est un bon indicateur et j’ai pris l’habitude d’être la première à arriver ces derniers temps, voire même la seule, même si je ne rentre pas toujours spécialement tôt suite à un passage chez Leo ou une sortie natation comme ce soir. Je ne prends même pas la peine de consulter mon téléphone pour savoir si Alfie a pris la peine de justifier cette énième absence, une de plus dans cette longue série qui n’en finit plus. Ce soir, et comme souvent ces derniers temps, je ferais réchauffer n’importe quel reste trouvé au fond du frigo en lisant un des ouvrages que j’ai rapporté du boulot. Joie. Aujourd’hui, les choses sont tout de même différentes de ces derniers jours, parce que les mots d’Harvey hantent mon esprit sans me laisser le moindre répit. Je touche à peine à mon assiette et relis trois fois la même page de mon livre sans parvenir à en comprendre le sens. Je devrais sans doute aller me coucher, ça ira sûrement mieux demain matin, mais je sais que je n’arriverais jamais à trouver le sommeil tant j’ai les nerfs à vif. Je veux des réponses à mes questions, je veux comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’Alfie, parce que je n’arrive vraiment plus à suivre. J’ai tout tenté du déni le plus total jusqu’à lui trouver des excuses pour chaque comportement qui me paraissait sortir de l’ordinaire. Mon imagination a des limites et je crois que j’arrive au bout de ce qu’elle peut me proposer. Ma conversation avec Joseph m’avait déjà beaucoup secouée mais parce que cet homme me paraissait aussi étrange que dérangeant, j’avais réussi à me détacher des mots qu’il avait prononcé. Pour Harvey, c’est différent, il est mon ami, ses mots n’avaient pas pour objectif de me blesser mais plutôt de me faire ouvrir les yeux et maintenant je sais que je dois avoir une vraie conversation avec Alfie. C’est pour cette raison que je décide de l’attendre, malgré le fait que j’ignore à quelle heure il va daigner revenir, ni s’il va vraiment le faire – même si je pense que oui – et s’il ne va pas prendre la fuite en apercevant que je l’ai attendu de pied ferme. Je prends le risque, laissant défiler les heures en tentant tant bien que mal d’avancer mes lectures, me levant pour dégourdir les jambes dès que je sens mes paupières devenir un peu lourdes, pianotant du bout des doigts sur la table du salon pour tenter de rester en mouvement et ne pas m’assoupir. Lorsque j’entends les clés tourner dans la serrure, j’ai l’impression d’être là depuis une éternité, ma montre m’indique qu’il est une heure du matin, heure à laquelle je devrais être dans les bras de Morphée puisque je travaille le lendemain. Il ne me reste plus qu’à prier pour que ce ne soit pas Joseph qui vient rendre définitivement ses clés mais même sans l’apercevoir, il me suffit d’écouter la manière dont il se déplace pour imaginer ses gestes et savoir que ce n’est pas à notre ex-colocataire forcé que je devrais me confronter ce soir. J’ai quitté ma chaise pour m’avancer vers lui, m’arrêtant à une distance que je juge raisonnable. « Trop gentil de me faire grâce de ta présence. » J’amorce, annonçant la couleur directement parce que quitte à me lancer là-dedans, autant lui faire part de l’état d’esprit dans lequel je me trouve et donner à cette conversation l’ambiance qu’elle mérite d’avoir. « Ça tombe bien, je crois qu’on a des choses à se dire. » Que tu as des choses à me dire. Il n’a plus le choix maintenant, je n’ai pas l’intention de le laisser s’échapper.
JULIANA & ALFIE ⊹⊹⊹ I need a place to take refuge, See I been loving you blind And I guess that made it hard for me to find That we were caught up in the middle of a worn out dream, I knew we were in trouble but baby I almost screamed.
« Quand tu auras deux minutes, si tu pouvais me faire une liste de tous tes ex, ce serait sympa. Juste histoire de savoir s’il y a d’autres amis à moi parmi eux. C'était gênant. » L’amorce du premier message tourne en boucle dans son esprit alors qu’il manque de heurter un chien et son propriétaire, ne prenant pas la peine de s’excuser – pour ça, il faudrait qu’il prenne conscience de ce qui l’entoure. Alfie avance, à un rythme soutenu qui lui est pourtant habituel, dépassant les quelques autres coureurs sur son chemin sans prendre le soin de se décaler pour faciliter les croisements, provoquant quelques râles voire même insultes qui n’atteignent pas son esprit. Ce sont les mots de Juliana qui accaparent celui-ci depuis plusieurs heures, sans qu’il n’arrive à passer au-dessus de ceux-ci, sans qu’il ne soit en mesure de prendre le chemin de l’appartement pour éclairer toutes ces interrogations qui le fatiguent autant que cette course à laquelle il s’adonne depuis dix minutes – ou est-ce une heure ? Il a essayé de se convaincre que c’était une mauvaise plaisanterie de la jeune femme pour se jouer de lui autant qu’il se joue d’elle, ou à défaut, un énorme hasard qui n’aurait aucune incidence sur leur quotidien si ce n’est une gêne partagée un court instant lorsqu’elle viendrait à lui expliquer la situation avant que les choses ne retournent à la normale. Brisbane est certes une grande ville, mais les coïncidences existent et il en fait l’amère expérience. Quoi qu’amer, il n’est pas certain, car il a tenté de réfléchir à l’identité de l’ami en question, et toutes les propositions qui s’offrent à lui ne lui paraissent pas honteuses, ni problématiques. Il ne connait pas l’entier du cercle de connaissances de Jules, mais à l’imaginer, il suppose qu’elle pourrait être liée à Judith, la fille du pasteur à l’image parfaite en surface, qu’il a pris soin de dévergonder dès lors qu’il a compris qu’elle n’attendait que ça ; et il s’en était amusé des nombreuses confessions qu’elle allait devoir faire pour se pardonner leurs divers écarts qui n’avaient probablement rien de « normaux » à ses yeux. Ou peut-être s’agit-il de Saleh, l’expert-comptable qu’il a croisé dans un bar il y a quelques années et qui était devenu un coup régulier, mais compte tenu de sa difficulté à assumer son homosexualité, il n’est pas sûr qu’il ait pu en parler à Jules, dont il croit savoir qu’ils fréquentaient le même lycée. Peut-être est-ce Terrence, ou est-ce Terry, Teddy ? Alfie n’a pas retenu son prénom parce que c’est bien la dernière chose qui l’intéressait, mais il a retenu l’impressionnante bibliothèque du jeune homme lorsqu’il l’avait fréquenté occasionnellement pendant plusieurs semaines avant de rencontrer Jules, et peut-être même qu’il avait mentionné être un fidèle client de la bibliothèque où travaille cette dernière. Mais aucun d’entre eux ne peut prétendre au titre « d’ex » parce qu’Alfie ne les a jamais considéré comme des « relations », raison pour laquelle l’incertitude a régné, avant que Jules ne mette un terme à celle-ci. « Harvey. En temps normal j'aurais été ravie de t'annoncer qu'un de mes amis était de retour à Brisbane, mais en l'occurrence, je ne t'apprends rien, n'est-ce pas ? » Harvey. De toutes les personnes qui composent sa liste de partenaires intimes, c’est le dernier qu’il aurait imaginé avoir en commun avec Jules. Harvey Hartwell. Alfie accélère ses pas, expire bruyamment et rapidement, le souffle qui commence à ne pas suivre la cadence qu’il impose à son corps. Hartwell connaît Jules. Et Hartwell lui a dévoilé leur passé commun, car qui d’autre ? Amelia n’est plus de ce monde pour témoigner de cette relation, et il ne l’aurait jamais mentionnée de lui-même à sa compagne, pas même si elle s’était terminée à l’amiable, parce qu’elle appartient au passé, justement, et qu’il ne considère pas que ce soit un détail très important à partager avec Jules. Et il a insisté, Alfie, croyant jusqu’au bout que tout ceci est une mauvaise plaisanterie dans le but de le faire rentrer plus vite que prévu, pour le punir de son comportement distant de ces dernières semaines. « Si seulement. » Deux petits mots qui traduisent de l’agacement plus que palpable, même pas écrans interposés, de la jeune femme. Deux petits mots qui lui ont confirmé que la confrontation est inévitable et l’ont convaincu de repousser celle-ci jusqu’à tant qu’il le peut, qui lui font appréhender celle-ci, et toutes les choses qu’il pourrait glisser sous la colère et qui n’aurait rien à voir avec Harvey, mais qui ciblerait Jules, et uniquement elle. Alfie accélère encore un peu plus alors que son esprit n’est plus qu’un amas d’idées qu’il ne parvient pas à articuler les unes aux autres, mais qui ne font qu’accentuer cette panique qui gagne ses veines depuis le début de la soirée. Jules. Harvey. Ce que le second a pu dire à la première. S’il a révélé leur passé commun, qu’est-ce qu’il a encore glissé quant au passé d’Alfie, qu’il met tant d’énergie à dissimuler ? Son énergie, pour l’instant, est accaparée par sa course, qui lui permet d’oublier, légèrement, toutes ses pensées qui maltraitent son esprit. Et pas seulement Harvey, ou Jules, mais également tout le reste. Ce sommeil capricieux, ce besoin de s’évader, de partir, de franchir les limites, encore et toujours, de retrouver la bonne vieille sensation d’un apaisement immédiat et d’une aiguille plantée dans son bras. Alors il accélère, Alfie. Encore. Encore, jusqu’à bientôt ne plus en pouvoir, jusqu’à ce que son souffle soit saccadé, jusqu’à ce que ses poumons semblent ne plus pouvoir se remplir d’air, jusqu’à ce que sa gorge s’assèche complètement, jusqu’à ce que la douleur dans son dos se réveille, enfin. Parce qu’il se focalise désormais sur elle ; et sur le besoin de la réactiver, toujours plus, pour qu’elle prenne le dessus sur la douleur que lui cause ses pensées. Et il court, Alfie, à en perdre haleine, à ne bientôt plus sentir ses jambes, ni tout le reste, si ce n’est ses muscles dans son dos dont la guérison n’est pas encore complète, et qui continuent de le faire souffrir malgré tout ce qu’il prétend. Ça picote, en premier lieu, ça tire à chaque mouvement, et ça finit par être une brûlure qui se propage tout le long de ses épaules et de sa colonne vertébrale. Il ne s’arrête pas, il en veut plus, parce que ça fait du bien quand ça fait mal. Et même ses yeux qui commencent à s’humidifier, ni ses dents qui se serrent le font s’arrêter, et ce n’est que lorsqu’il manque de trébucher parce que ses jambes ne tiennent plus qu’il est forcé de s’interrompre, et de reprendre ce souffle qu’il avait délaissé. Et il est épuisé, enfin. La douleur se mêle à la fatigue accumulée depuis des jours – et des semaines, des mois en réalité – et il serait prêt à s’effondrer sur ce banc à côté de lui s’il s’y autorisait, parce qu’il n’y a plus grand-chose qui soit opérationnel à ce instant, si ce n’est le besoin de sombrer dans les bras d’un Morphée qui le délaisse bien trop souvent à son goût. Sa montre lui indique qu’il est bientôt une heure du matin, et c’est en marchant avec un équilibre précaire à en rendre jaloux tous les alcooliques du quartier qu’il regagne son appartement, se raccrochant au fait que Jules doit dormir, et que de toute façon, épuisé ou non, son sommeil ne durera qu’une poignée d’heures et qu’il sera, quoi qu’il advienne, éveillé bien avant la jeune femme.
Il aurait dû le prévoir. Il l’a connaît par cœur après trois ans de vie commune, il aurait dû s’attendre à ce qu’elle ait besoin d’explications, à ce qu’elle lui demande des comptes, parce que c’est ce qu’elle fait de mieux, pas vrai ? Alfie soupire tandis que ses tentatives pour se glisser sur la pointe des pieds dans l’appartement s’avèrent un échec, et qu’elle le confronte sans même qu’il ait eu le temps d’ôter ses chaussures. Le ton qu’elle emploie laisse présager cette confrontation qu’il a anticipé toute la journée, et la fatigue aidant, il n’y aucun sourire amusé qui ne s’affiche sur ses lèvres, ni aucune justification balancée sur le ton de l’humour pour désamorcer une situation qui lui échappe, seulement une lassitude d’être toujours considéré quand le coupable quand son seul méfait est d’être ce qu’il est ; de faire ce qui lui plaît. « Je peux très bien repartir, si tu préfères. » Qu’il rétorque en lui adressant un bref regard, avant de se diriger vers le lavabo pour se servir un verre d’eau fraîche englouti en une poignée de secondes. Il se satisfait d’être dos à la jeune femme alors qu’elle poursuit ses attaques, car ce sont bien ses yeux qui se lèvent automatiquement au ciel. Revenant vers elle, c’est contre un meuble qu’il s’appuie alors que ses jambes menacent de le trahir à tout moment, et ce sont ses sourcils qui se froncent alors qu’il capte à nouveau le regard de Jules. « Vraiment ? Qu’il débute, un peu agacé. Je vois pas ce qu’il y a à dire. » Qu’il admet, non pas par envie d’éviter la confrontation, mais parce qu’il le pense réellement. Parce que j’en ai marre de justifier chacun de mes actes parce que tu ne les comprends pas. Mais l’heure n’est pas à la rancune, mais aux explications. Des explications qu’il ne compte pas fournir, ou probablement pas autant qu’elle en attend. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? J’ai eu une vie avant toi, Jules. Je ne pensais pas que toi et Hartwell étiez amis, et je peine encore à l’envisager, d’ailleurs. J’imagine bien que ça a dû être gênant, et j’en suis désolé, mais je ne vois pas ce que je peux te dire d’autre. » Parce qu’il n’y a rien d'autre à dire. Parce que tout ceci appartient au passé, parce que ça n’a plus d’importance, parce que ça ne dicte pas celui qu’il est aujourd’hui et qu’il ne comprend pas sa réaction. « Je ne comprends pas pourquoi ça a l’air de te mettre en colère. » Qu’il admet, et à cet instant, ça le frappe. Parce qu’Harvey ne s’est pas contenté de lui dire qu’ils se sont bien connus, mais qu’il l’a bien connu, aussi, c’est désormais une certitude. Et il ne reste plus qu’à mesurer l’ampleur des dégâts causés par Harvey, alors qu’il mesure déjà l’ampleur des dégâts qu’il va causer à ce dernier.
L’ambiance de l’appartement a instantanément change pour s’alourdir de manière notable lorsque j’ai adressé la parole à Alfie et j’en viens presque à regretter ma solitude qui pourtant commence à devenir extrêmement pesante avec le temps. Je n’ai jamais interdit à Alfie de vivre sa vie – à une exception près que je préfère évidemment passer sous silence, vivre dans le déni est ma plus grande spécialité – alors j’ai du mal à comprendre pourquoi prendre ses distances avec moi est devenu une véritable nécessité pour lui. Bien sûr, il y a toujours cette petite voix qui me dit que ce n’est pas vraiment le cas, qu’il est juste très occupé et qu’il n’a pas le temps de se poser à la maison. Le fait qu’il continue à respecter notre tradition du jeudi constitue un bon indicateur de sa bonne foi. Peut-être que je me fais des films. Pourtant, alors que j’attends, bras croisés qu’il daigne m’adresser un regard que je n’obtiens pas, le ton qu’il emploie pour me proposer de partir me fait comprendre que finalement mes craintes ne sont pas si infondées que ça. Pas d’étonnement de sa part. Pas de tentative d’humour. Pas de bisou de bonsoir – ou bonne nuit compte tenu de l’heure – juste un agacement perceptible et une probable envie de fuir la situation. Et ça m’énerve. Beaucoup. Parce que s’il a un truc à me reprocher, j’aurais préféré qu’il me le dise au lieu d’attendre lâchement que ce soit moi qui amorce la conversation qu’il aurait dû essayer de tenir des jours auparavant. « Il vaut mieux pas. » Je ne sais pas trop ce que je ferais s’il décidait de faire demi-tour et de me planter-là avec mes doutes et mes interrogations, je crois que je suis arrivée au bout du nombre d’incertitudes que j’étais capable d’encaisser sans flancher et je ne laisserais certainement pas cette ambiance désagréable perdurer pendant encore des jours, voire des semaines ou encore pire, de longs mois. Il n’a pas envie d’être ici, c’est une évidence, mais moi je n’avais pas envie d’être à l’origine de cette discussion et c’est pourtant le rôle que je joue parce qu’il n’a pas été fichu de le faire. Ma position n’est donc pas franchement enviable et le ton qu’il emploie depuis qu’il a franchi la porte – certainement en adéquation avec le mien, mais j’ai toutes les raisons du monde d’être énervée contrairement à lui – ne permet pas aux tensions de s’apaiser, loin de là. Il prétend ne pas savoir ce qu’il y a à dire sur la situation et je hausse un sourcil. Est-ce maintenant que je dois lui demander s’il se fout vraiment de ma gueule ? Je me crois capable d’accepter beaucoup de choses et de prendre en compte les critiques si elles ne me paraissent pas infondées. En revanche, j’ai beaucoup de mal avec le fait qu’on prenne pour une idiote et entre Ariane qui a l’air de penser que je suis la dernière de cruche, Joseph et son histoire de viol tiré par les cheveux et maintenant celui qui partage ma vie, je crois que j’ai ma dose. Pourtant, je ne dis rien, je me contente de le regarder, attendant qu’il se décide à donner l’explication que je lui demande. Lorsqu’il se décide à prendre la parole, je suis soulagée de ne pas avoir à insister pour le faire parler davantage mais mon soulagement est de courte durée devant autant de mauvaise foi. Il pense sincèrement que je suis en colère parce qu’il a eu le malheur de partager le lit d’un garçon que je connaissais dix ans en arrière ? Il pense vraiment que je suis comme ça ? Je trouve ça tellement injustifié. J’ai accepté de me coltiner cette connasse d’Ariane depuis que je le connais – ou presque – en essayant de tenir ma langue à chaque fois que j’avais envie de l’étrangler, occultant le fait qu’il s’agit de son ex mais je serais capable de lui faire une scène pour avoir couché avec Harvey Hartwell ? C’est ridicule. Je déteste sa manière d’agir comme si c’est moi qui avais un problème et que je me faisais des films alors qu’il est évident que c’est tout le contraire, sinon il ne serait pas autant sur la défensive. J’ai envie d’exploser, de lui dire tout ce que je continue depuis des semaines mais je ne sais même pas par où commencer, il y en aurait tellement à dire. « Je…. Ce n’est pas ça qui me met en colère. » Mon ton est calme, posé mais le timbre tremblant de ma voix indique toute la colère que je tente tant bien que mal de contenir. « Je sais bien que tu as eu une vie avant moi et je ne te l’ai jamais reproché. » Et je déteste qu’il me prenne pour ce genre de fille capable de faire une crise de jalousie pour une vie qu’il a menée alors qu’il ne me connaissait pas. C’est insuffisant, je le sais, ça ne sert à rien de me justifier, je ne devrais même pas avoir à le faire tant ses propos semblent infondés. Il veut savoir pourquoi je lui en veux, n’est-ce pas ? Alors c’est exactement ce que je vais lui donner. « Le problème, c’est que tout le monde, toi y compris, semble trouver parfaitement normal de me prendre pour une imbécile. » Le ton de ma voix a changé et je me mets à faire les cents pas devant lui sans même m’en rendre compte, énumérant chacun des faits qui me viennent à l’esprit pour ponctuer mes propos. « D’abord il y a eu Joseph qui m’a avoué que tu l’avais mis en garde contre ma curiosité avant d’essayer de se rattraper aux branches en me racontant qu’il t’avait violé. » Pathétique et pourtant véridique. « J’ose même pas imaginer le portrait que tu as dressé de moi pour qu’il se dise que son mensonge allait passer sans problème. » J’ignore à quel point je suis dans le vrai et je ne suis même pas sûre d’avoir envie de le savoir. J’ai passé des heures à me demander pourquoi son ami avait bénéficié d’une telle mise en garde contre moi sans pour autant parvenir à trouver la solution. « Et il y a eu Ariane, j’aurais même pu commencer par elle, qui semble avoir pour leitmotiv dans la vie de me faire comprendre que je ne suis pas assez bien pour toi. » Bon, pour le coup, il est déjà au courant puisque j’ai évoqué maintes fois en sa présence mon envie de débarrasser l’univers de cette bactérie géante et franchement inutile. Dommage que je n’aie pas l’étoffe d’une criminelle. « Tu imagines bien que j’ai remarqué que tu me fuyais, aussi. Au départ, je me suis dit que tu avais simplement du travail, ou que tu rattrapais le temps perdu avec des amis, mais ça fait des semaines que ça dure, si on dine trois fois ensemble dans la semaine c’est presque miraculeux. Quand je me couche tu n’es pas là, quand je me réveille tu n’es pas là non plus et si je ne voyais pas tes affaires changer de place, je pourrais croire que tu ne vis plus ici. » C’est légèrement excessif mais je ne suis plus à un détail près, je suis entrainée par mon flot de paroles que je n’interromps que pour reprendre mon souffle, continuant à déballer tout ce que j’ai encaissé ces dernières semaines sans oser lui en parler pour ne pas envenimer les choses. « Aujourd’hui c’était au tour d’Harvey de débarquer pour m’apprendre qu’il te connaissait, il avait l’air tellement surpris qu’on soit ensemble, il m’a dit que c’était impossible, alors j’ai posé des questions et j’ai eu l’impression qu’on ne parlait pas de la même personne. Tout ce qu’il me racontait me paraissait être à des millénaires de ce que je savais de toi. » Cette conversation était aussi gênante que lunaire et je ne serais pas étonnée qu’Harvey ne me donne plus jamais de nouvelles après ça. « Il m’a dit que vous vous étiez revus, mais ça t’as oublié de me le dire, j’imagine. » Je m’arrête enfin pour lui faire face, levant les yeux vers lui, cherchant à savoir s’il va fuir mon regard ou s’il avait se décider à l’affronter, cette fois. « Je comprends plus rien, Alfie. » Ou peut-être que je n’ai jamais rien compris, finalement, que j’ai toujours été la gourde malléable qui suivait ses lubies. « J’ai l’impression qu’il y a un truc qui m’échappe mais j’arrive pas à savoir ce que c’est. » Sinon ce serait trop facile, bien sûr, j’aurais pu m’en sortir bien mieux et ne pas me retrouver devant lui, à vider mon sac. « Alors oui, je m’en fous de savoir que tu as couché avec Harvey, Peter, Jack ou ta prof d’histoire de lycée. » J’espère pas, quand même, ce serait trop bizarre mais là n’est pas le question. « Ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi tout le monde me parle de toi comme si tu étais une bombe à retardement ? De quoi est-ce qu’on cherche à me préserver ? Pourquoi est-ce que je suis obligée de te dire tout ça pour que tu me parles ? » J’ai beaucoup trop de questions sans réponse et le pire, c’est que je ne suis même pas sûre qu’il ait le courage ou ne serait-ce que l’envie d’y répondre. « Je pensais qu’on se faisait confiance et qu’on pouvait tout se dire. » Il n’a pas le droit de m’enlever ça, il n’a pas le droit de détruire cette confiance aveugle que je lui porte depuis le tout début et pourtant, je ne vois pas comment il pourrait justifier tout ça sans faire exactement ce que je redoute.
Lombaires appuyées contre le meuble de la cuisine, ses doigts cramponnés à celui-ci, et le regard qui fixe inlassablement cette porte d’entrée, Alfie tente de s’accrocher au comptoir pour ne pas céder à cette furieuse envie de se précipiter hors de cet appartement et de fuir cette conversation qui lui échappe déjà, alors même qu’elle vient seulement de commencer. C’est la raison pour laquelle Alfie n’exprime jamais sa frustration, se cache derrière ce masque d’insouciance constant, prétend que jamais rien ne l’atteint ; parce que la vérité, c’est que tout l’atteint, à des degrés si extrêmes que la fuite n’est pas seulement une réaction mécanique, c’est surtout une stratégie nécessaire à sa survie. Ce n’est pas qu’il a peur du conflit, Alfie, ça n’a jamais été un problème pour lui de lancer un débat, d’y participer, de faire entendre son opinion quand bien même il est le seul à penser de telle façon ; c’est surtout que cette conversation avec Jules ne peut pas été réglée en prenant du recul comme il le fait d’ordinaire, parce qu’il y est directement concerné. Et que chaque mot, chaque soupir, chaque regard qu’elle lui adresse ne prend pas une seule signification ; ne traduit pas d’un agacement, d’une colère, d’une sincérité, mais d’une multitude d’autres interprétations qui s’immiscent dans son esprit, qui se battent les unes avec les autres pour ressortir vainqueur de la bataille, et lui faire interpréter un simple soupir comme un moyen d’évacuer la rancœur d’avoir oublié, il y a dix-huit mois, d’acheter du pain au curry à cette petite boulangerie éphémère du dix-huit juin au quatorze septembre dans le quartier de Redcliffe. Jules est particulièrement clair dans ses critiques, pourtant Alfie ne peut s’empêcher d’essayer d’y voir un sens caché, quelque chose qu’il aurait loupé, et plutôt que de se concentrer sur ce qu’il pourrait dire, ce qu’il voudrait dire pour sa défense, il ne peut s’empêcher d’imaginer divers scénarios quant à comment seront accueillis ses propos ; se mordre la lèvre sera interprété comme un moyen de retenir une moquerie, esquisser un pas en sa direction comme un geste potentiellement agressif, ne pas soutenir son regard comme une faute presque avouée. Alfie, d’ordinaire si spontané, n’arrive pas à l’être à cet instant, parce qu’il n’y a plus rien qui soit clair dans son esprit, et ça l’agace, ça l’épuise et au-delà de ça, ça ne fait que lui confirmer qu’il a raison de conserver le silence sur certains pans de sa vie, ceux-là même qui voudraient se rappeler à lui à cet instant, parce qu’ils arriveraient à le calmer, eux. « T’es explosé Alfie, y’a des bouts de toi dans tous les sens, éparpillés et tu peines à les rassembler », Harvey a raison, en fin de compte, mais pas de la manière dont il l’imaginait ; ce n’est pas lui qui est éparpillé, ce sont ses pensées, comme toujours. Alfie n’a jamais réussi à les rassembler, aujourd’hui ne fera pas exception à la règle, et là où il s’agirait d’une simple conversation, certes un peu houleuse mais pas impossible à tenir, elle s’avère l’être pour un Alfie qui cogite, encore et toujours, oubliant jusqu’à la présence de sa petite amie, jusqu’à ses mots pourtant prononcés il y a à peine quelques instants. Tout est trop intense avec un esprit comme le sien, les reproches, son attitude, la manière dont il interprète les choses, la manière dont il n’arrive pas à le faire. Alfie prend trop à cœur, alors que Jules semble lui reprocher de l’inverse. Et ça implique de nouvelles questions, toujours plus, et un nouveau ras-le-bol général : d’être lui-même, et d’être incapable de se comprendre, de se fatiguer autant, de fatiguer les autres, d’être incapable de se positionner, de réfléchir, d’être incapable de se calmer, d’être incapable de fonctionner, juste une heure, une minute si vraiment il ne doit pas être trop demandeur. Il veut se calmer, il a besoin de se calmer, Alfie, c’est très exactement ce qu’il ne peut pas dire à sa petite amie.
Et les potentielles réactions se court-circuitent les unes aux autres pour faire émerger la plus inappropriée de toutes ; ses éclates de rire, qui rompent de la pire des façons avec le silence ambiant. Un rire dont il n’arrive pas à se remettre, un rire extrême, mais qui parvient malgré tout à lui faire gagner une poignée de secondes pour mettre de l’ordre dans ses pensées – essayer, du moins – et tenter de prendre la parole à son tour, et ne pas céder à cette envie de fuir d’ici en courant – parce qu’il se sait capable de le faire, et qu’avec n’importe qui d’autres, il s’y serait probablement exécuté. Avec Jules, il essaie seulement de faire entendre ce qu’il pense, maladroitement. Et il se heurte à un mur, c’est l’impression qu’il a, et qui ne font que l’aider à se braquer et à cogiter toujours plus. La jeune femme ne lui facilite pas la compréhension, après qu’elle ait évoqué Ariane, pour qu’elle se rétracte à sa tentative de solution. Alors, c’est ainsi ? Elle balance les reproches, il lui doit encaisser, et ce qu’il peut dire n’a guère d’importance ? Alfie plisse les yeux, demeure muet, alors qu’elle reprend la parole. Que Joseph ait paniqué ne le surprend pas, et il se contente d’acquiescer silencieusement de façon à enregistrer l’information. « J’ai l’impression qu’il t’a vendu ça comme si je t’avais présenté comme Meduse, alors que j’étais désolé de te l’imposer, parce que… c’est pas tant la prison le problème, c’est que je savais très bien qu’il était pas clean et je voulais pas que tu le saches. » Il concède, cachant certaines informations, en étant tout de même honnête avec sa petite amie. À moins que… il ne voulait pas qu’elle le sache. Il ne voulait pas le savoir, surtout. Alfie s’est mis des œillères pour ne pas admettre la vérité, pour ne pas reconnaître que son ami ne s’en est pas sorti comme lui, pour ignorer la jalousie qui pointait à chaque fois que Joseph rentrait avec les yeux rougis et l’air absent. C’est la raison pour laquelle il n’en veut pas à Jules que leur colocataire se soit éclipsé sans demander son reste, alors même qu’il se sent toujours redevable envers lui. Mais être perpétuellement confronté à l’accalmie que Joseph peut s’offrir et non lui en devenait douloureux pour Alfie. Le ton radouci de Jules tant à calmer la tornade qui s’affaire à tout détruire dans l’esprit d’Alfie, et il en vient même à envisager de se montrer plus bavard concernant Harvey. « Oui, c’est juste que-. » Il marmonne, trop inaudible pour que Jules l’entende, ou veuille l’entendre, et Alfie se braque à nouveau aux propos de la jeune femme. Son visage s’obscurcit, ses sourcils se froncent et sa mâchoire se crispe. En une fraction de secondes, il se prend sa tentative de s’ouvrir dans la figure, comme ce fut le cas il y a quelques semaines lorsqu’ils ont abordé le sujet délicat des enfants – et Alfie penche désormais dans l’autre extrémité, celle de la colère noire, celle qu’il peine à contenir alors qu’il fusille Jules du regard. Harvey ne cherche pas à se venger, Harvey est quelqu’un de bien, contrairement à toi, Alfie, alors je préfère le croire et le défendre. C’est l’interprétation qui s’en fait, et une seule question émerge : pourquoi ? Pourquoi lui accorde-t-elle plus de crédit ? Pourquoi ne peut-elle pas le croire ? Pourquoi se plaint-elle de son comportement alors que le sien est également à ravoir ? Pourquoi veut-elle qu’il lui parle alors qu’elle lui donne l’impression de ne jamais écouter ? Pourquoi est-ce qu’il essaie de s’ouvrir, encore, alors qu’il se heurte constamment à un mur ? Pourquoi ils en arrivent-là ? Pourquoi ne peut-elle pas essayer de le comprendre ? Pourquoi personne cherche à le faire, lui le premier ? Et il n’a rien qui sort d’entre ses lèvres, incapable de parler, de s’exprimer sans que le son de sa voix ne résonne dans l’appartement, sans que sa patience soit mise à mal, sans qu’il ne s’attaque à Jules parce qu’il est incapable de s’attaquer au véritable responsable : lui-même. Tout semble lui échapper depuis son retour à Brisbane, et ce n’est pas un retour qu’il avait envisagé de lui-même. L’idée de quitter la ville s’immisce à nouveau dans son esprit, et heureusement (ou non) pour elle, Jules reprend la parole, et c’est avec un rapide « vous avez quoi ?! » qu’il se fait à nouveau entendre, et il se pourrait qu’il y ait mis plus de colère que voulu. Amelia appartient au passé, un passé auquel il est plus attaché qu’il ne veut l’admettre, et il s’agit d’un deuil qu’il n’a jamais réellement fait, raison pour laquelle il n’apprécie pas que la jeune femme ait pu être abordée au détour d’une conversation – surtout de la part d’Harvey, le même qui sait à quel point il aime conserver les souvenirs d’Amelia pour lui et ne pas la partager, comme il a dû tout partager avec ses parents, les médecins, les thérapeutes, et tout le corps médical qui l’avait soigné de près ou de loin, après son accident, ou pendant son sevrage. « Oh, trop aimable de votre part. Non, effectivement, c’était pas son rôle de t’en parler et c’était pas le tien de l’encourager. » Bien qu’il n’en sache rien, mais pour qu’ils en arrivent à discuter d’Amelia, c’est bien qu’il y avait matière à le faire. « J’en reviens pas que vous en ayez parlé, surtout que je t’ai dit tout ce qu’il y avait à savoir sur elle. » Ou presque. Alfie n’a pas caché l’accident, parce que les marques en sont encore présentes sur son corps, ni que la jeune femme lui avait causé plus de mal que de bien et qu’elle demeurait un sujet sensible. Jules sait qu’il n’aime pas parler d’elle ; et il ne comprend pas comment elle a pu le faire avec Harvey. « Oh, donc maintenant on va juste écouter ce que Saint Harvey nous dit ? Faut dire qu’il est tellement équilibré et cohérent comme type, c’est le même qui m’a balancé à dix minutes d’intervalle que ‘’c’est vraiment qu’un con que je devrais détester’’ et que je devais ‘’aller me faire foutre’’, mais puisque c’est quelqu’un de bien, hein. » Il s’agace d’une voix glaciale et d’un regard noir, alors que Jules achève en admettant qu’elle n’est pas convaincue par ses explications. Le contraire aurait été étonnant, elle qui accorde tellement plus de crédit à Ariane et Harvey. Cette pensée ne l'aide pas à se calmer, bien au contraire, et c’est toujours avec le même regard dur qu’Alfie observe Jules. Il l’écoute, tente de contenir son venin qui ne demande qu’à être craché, de se raisonner quant à ce qu’il voudrait dire, mais qu’il ne peut pas. Il aimerait parler, Alfie, mais chaque phrase qui s’échappe de la bouche de Jules ne fait que le confirmer qu’il ne peut pas. Alors il reste muet, encaisse, et finit par tenter un « c’est pas de passer du temps avec toi qui est un effort, c’est de penser à mieux arranger mon planning ou à arrêter de me perdre dans mon travail et oublier le reste autour. C’est pas comme ça que je voulais dire les choses, je suis déso- » Désolé. Il l’est depuis le début de la conversation. Il l’était quand ils ont évoqué la possibilité d’avoir des enfants. Il l’était lorsqu’elle a cru qu’il avait oublié leur anniversaire, il l’était à celui d’Anabel quand elle l’a réprimandé, il l’était lorsqu’elle a dû lui avouer que Joseph était parti, il l’était à son retour de Brisbane. Il l’est toujours, parce qu’il prend tous les tords, sans jamais qu’elle n’envisage qu’ils puissent être partagés. C’est toujours lui le problème, c’est toujours sa manière d’être, sa manière d’agir, et il devrait s’adapter à ce qu’on attend de lui ; c’est ce qu’il a toujours fait, c’est ce qu’il croyait ne plus avoir à faire aux côtés de Jules. Et pour la première fois, Alfie le réalise. Et peut-être qu’il a cogité pendant une minute, ou une dizaine, il a perdu la notion du temps, mais le mutisme dont il a fait preuve finit par être interrompu par la voix d’Alfie, toujours plus glaciale, et qui s’élève plus qu’il ne le voudrait. « Te parler ? Mais te parler de quoi ? Je dois m’inventer des trucs pour que tu sois satisfaite, parce que t’as l’air de découvrir comment je fonctionne après trois ans de vie commune ? » Parce qu’Alfie parle. Beaucoup, le plus souvent, et qu’elle n’est pas sans savoir que c’est au travers ces discours qu’on décèle ses inquiétudes, parce qu’il n’est pas capable de les exprimer clairement. Qu’elle s’en surprenne aujourd’hui l’agace, mais ce n’est pas ce qui le met véritablement hors de lui. « Et pourquoi, surtout ? Pour que tu accordes plus de crédit à ce que Joseph, Harvey, ou même Ariane te disent plutôt que ce que moi je peux te dire ? Non, pardon, c’est vrai, Harvey est quelqu’un de si bien que, pourquoi tu t’emmerderais à m’écouter moi, ton copain, plutôt que ce type que t’as pas revu depuis des millénaires ? Pourquoi tu me croirais plutôt que c’est addict qui squatte ton canapé et qui vendrait père et mère pour une dose supplémentaire ? Et surtout, pourquoi t’accepterais d’enfin croire que c’est toi que j’aime pour ce que tu es et non pas Ariane ? Pour que tu me jures que tu comprends et finalement me faire la gueule pendant une semaine parce que j’ai eu le malheur de m’ouvrir et croire que tu pourrais comprendre mes peurs ? » La liste pourrait s’étendre, Alfie décide toutefois de s’arrêter-là, et de balancer un simple « si tu veux que je te parle, commence déjà par écouter » en guise de conclusion, parce qu’il sait qu’il pourrait poursuivre ; et qu’il pourrait devenir véritablement blessant. Et il s'adonne enfin à cette fuite tant voulue, alors qu'il lui passe à côté sans même lui adresser un regard, pour rejoindre la salle de bain afin de s'emparer d'un linge pour éponger la sueur qui lui colle à la peau, pas uniquement due à sa course effrénée. Finalement, Jules a obtenu ce qu’elle voulait, il lui parle, et rien ne dit qu’elle ne le regrette pas, désormais.
Dernière édition par Alfie Maslow le Mar 1 Oct 2019 - 18:53, édité 1 fois
Je déteste cette impression de ne pas avoir le contrôle sur les événements, j’aime que tout soit planifié, organisé, que les choses se déroulent dans un ordre précis, prévu à l’avance, de préférence par moi et que rien ne déroge à la ligne de conduite que j’ai précédemment établie. Alfie le sait mieux que personne, il a toujours été parfaitement conscient des difficultés que je pouvais rencontrer lorsque je me retrouvais dans une situation que je ne maitrise pas et pourtant, il ne semble avoir eu aucun scrupule à me l’imposer ces derniers temps, et à en croire son éclat de rire franc et presque moqueur, j’ai l’impression qu’il est même ravi de me voir aussi déstabilisée et vulnérable qu’en cet instant. La colère est certainement ce qui m’empêche de céder à la tristesse alors que je contemple la distance qui semble s’installer progressivement entre nous sans qu’Alfie en ait l’air dérangé. Les explications s’imposent, en tout cas pour moi, et c’est pour cette raison que, malgré l’insécurité à laquelle je dois faire face dans ce contexte où je me retrouve dépossédée de tout ce qui pourrait me rassurer habituellement, je me lance, espérant encore qu’on arrive à se comprendre et à réparer ce qui peut l’être. Malheureusement, ses explications sont loin de me convaincre et ses aveux concernant l’état dans lequel se trouve encore Joseph malgré le temps passé en prison n’ont pas l’effet qu’il espérait – si toutefois il espérait sincèrement que sa justification me permette de me radoucir – puisque je comprends de moins en moins le mystère planant au-dessus de son ami d’enfance. « Il vivait sous notre toit et il n’avait pas vraiment prévu de partir, à la base, je crois que j’avais le droit de savoir avec qui on cohabitait. » Non seulement j’en avais le droit, mais il avait surtout le devoir de m’informer que Joseph pouvait être un individu dangereux qui pouvait ingérer des substances pouvant altérer ses facultés et modifier sa perception de la réalité. Je n’y connais rien en drogue, je n’ai jamais approché d’aucune de ces merdes illicites pour la bonne et simple raison que je n’y ai jamais trouvé d’intérêt particulier si ce n’est montrer sa petite rébellion d’adolescent et se bousiller la santé. Pour la seconde option, il m’avait suffi de voir mon père mourir presque sous mes yeux pour avoir envie de rester loin de tout ça, et quant à la première, j’imagine qu’être celle qui triait les factures et téléphonait au docteur pour prendre rendez-vous quand mes frère et sœurs étaient malades justifie le fait que j’ai sauté l’étape crise, faute d’avoir du temps à lui accorder. « J’aurais aimé que tu ne prennes pas cette décision à ma place. » Je déteste cette sensation d’être un pantin et ce n’est pas la première fois que j’y suis confrontée, malheureusement. Il est sûrement facile de se jouer de moi parce que je suis la gentille, celle qui viendra au secours de celui qui tendra la main, celle qui ne fait pas de vagues, se plie aux opinions des autres et est capable de ne pas exprimer sa frustration pour prendre le moins de place possible. Malgré tout, si je peux imaginer que des personnes mal intentionnées se jouent de moi et de mon caractère souple, jamais je n’avais envisagé que ce soit Alfie en personne qui profite de ma flexibilité pour imposer son mode de vie sans se soucier de ce que je pouvais penser ou ressentir. Au fond, je sais que je suis un peu injuste parce que moi aussi je lui ai imposé des choix de vie, notamment celui qui nous amène à être ici, aujourd’hui, l’un en face de l’autre dans cet appartement que nous avons partagé avant qu’il décide d’en faire un simple lieu de passage plus qu’un véritable domicile. J’ai ma part de responsabilité dans ce quotidien bancal que nous vivons actuellement, mais j’ignore si c’est vraiment notre quotidien le problème et tant qu’Alfie continuera à me fuir, je ne pourrais que culpabiliser en imaginant le pire sans pour autant parvenir à mettre le doigt sur la véritable raison de son éloignement. Et c’est frustrant parce que je ne vois pas comment je pourrais réparer une erreur que je n’ai pas conscience d’avoir commise. Sans dialogue, nous n’arriverons à rien et je n’ai pas l’impression qu’Alfie soit disposé à me l’offrir ce soir, comme tous ceux qui l’ont précédé, d’ailleurs. Pourtant, il parle, oui, bien plus que ces derniers jours mais ses mots sonnent affreusement faux à mon oreille et je n’arrive pas à me convaincre de la justesse de ses propos. Malgré tout, je persiste, je réponds à ses questions, je m’efforce d’être la plus honnête possible, sûrement autant pour me libérer de ce poids que pour l’inciter à faire de même. J’ai la sensation que nous avons des choses à nous dire. Aborder le sujet d’Harvey n’a fait qu’empirer les choses et je crains un instant qu’il ne se ferme totalement sans pour autant réussir à comprendre qu’il se montre aussi énervé alors que nous nous sommes contentés d’aborder le sujet Amelia sans que cette dernière ne vienne prendre trop de place. « Je n’ai pas voulu… » Me renseigner sur toi dans ton dos ? Obtenir des informations que tu ne m’aurais pas données de ton plein gré ? Savoir ce que tu me cachais ? La vérité c’est que c’est exactement ce que j’ai voulu faire et le nier serait stupide. « Je lui ai simplement demandé comment vous vous étiez rencontrés, c’est pour ça qu’il m’a parlé d’elle. » Je ne sais pas pourquoi je ressens ce besoin de me justifier comme si je l’avais trahi. Sans doute parce que c’est le cas, en réalité ? Parce qu’il a raison, pousser Harvey à me parler de lui n’était pas mon rôle, mais comment suis-je censée lui expliquer que j’étais prête à tout pour comprendre cet éloignement qu’il me faisait subir et qui me paraissait – et me parait toujours – insupportable ? Je ne trouve pas les mots et je me contente d’essayer de me décharger d’une responsabilité qui m’incombe malgré tout. « J’avais pas prévu de l’inciter à continuer, je sais que je n’aurais pas dû le faire, mais j’ai eu l’impression qu’il ne me parlait pas de la même personne et que ses souvenirs et les tiens ne concordaient pas, ça m’a rendue curieuse. » Ce trop plein d’honnêteté ne me rends pas service, j’en ai parfaitement conscience mais tant pis. Il faut jouer cartes sur tables, sinon nous ne nous en sortirons jamais. « Je suis désolée. » C’est le cas. Je ne veux pas trahir sa confiance, j’ai déjà beaucoup de mal à lui accorder la mienne ces derniers temps alors si elle s’effrite de son côté également, j’ai vraiment peur d’aller droit dans le mur. Malgré tout, je ne comprends pas vraiment sa colère envers Harvey. Il est mon ami et à ce titre, j’estime normal d’accorder du crédit à ses paroles, surtout lorsqu’en face, je n’ai que le mutisme d’Alfie qui ne fait rien pour se montrer rassurant. « Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre vous, mais je le connais bien et je ne pense pas qu’il cherche à te nuire. » Ou à nuire à qui que ce soit, tout du moins de manière volontaire. « Mais ce n’est pas de Harvey dont il s’agit. » Mais de lui et de ce qu’il se passe dans sa vie d’assez important pour que notre relation s’en trouve altérée. Je devrais donc être soulagée qu’il fasse l’effort de se détacher de Joseph, d’Ariane et d’Harvey pour en venir au vrai fond du problème, mais entendre qu’il est submergé de travail ne me satisfait pas, ce n’est pas ça qui l’empêche de croiser mon regard lorsqu’on est dans la même pièce, de se lover dans mes bras en allant se coucher ou de partager un repas en tête-à-tête. Si les travaux universitaires lui prenaient autant de temps, j’imagine que la musique et sa bande de potes deviendraient également secondaires et je n’ai pas franchement l’impression que ce soit le cas. En l’occurrence, la seule qui est passée au second plan en ce moment dans la vie d’Alfie, c’est moi et je suis blessée qu’il ne fasse même pas l’effort de trouver une excuse potable pour justifier son attitude alarmante. « Alors c’est ce que je suis devenue à tes yeux ? Le reste ? » Le prononcer à haute voix me fait encore plus mal au cœur que de l’avoir entendu quelques secondes auparavant. Alfie a réussi à me reléguer au rang des éléments insignifiants de son existence avec une facilité aussi blessante que déconcertante. « Je ne m’attendais pas à ça. » Alors que toi tu es toute ma vie. C’est certainement ce que j’aurais eu envie d’ajouter, parce que je le pense sincèrement, mais le concept d’offrir une rose à celui qui vous force à marcher pieds nus dans les orties est assez déplaisant pour que je parvienne à m’abstenir de m’aplatir bêtement. J’aime Alfie, de tout mon cœur, mais je ne cautionne pas ses paroles et je n’ai pas l’intention de renoncer à cette explication que je souhaite obtenir sous prétexte qu’il se montre désagréable et blessant, sans doute en conservant l’objectif de mettre fin à cette discussion que je lui ai imposée sans lui permettre de fuir, une fois de plus. Toutefois, malgré toute la bonne volonté dont je tente de faire preuve, on tourne en rond, il agit comme si je me faisais des films alors que je reste persuadée que ce n’est pas le cas et reste de marbre face à des arguments qui ne sont pas assez bien construits pour paraitre crédibles. Et pour se protéger, il me heurte une fois de plus, parce que c’est si facile pour lui qui me connait par cœur et qui sait donc pertinemment comment m’atteindre. « T’es injuste. » Je souffle, alors qu’il semble prétendre que seule mon incapacité à le comprendre me pousse à me poser des questions ces derniers temps. Il se trompe. J’espère qu’il se trompe. J’ai besoin qu’il se trompe. parce que ça fait trois ans que j’apprends à le connaitre, trois ans que je suis à ses côtés pour les bons et les mauvais moments, trois ans que ma vie est liée à la sienne, trois ans que je lui ai accordé suffisamment ma confiance pour me livrer totalement à lui. Je ne peux pas croire que je me sois trompée. Ma force commence à décliner sous le poids des coups qu’il m’assène et malgré tout, je conserve mon courage pour le contredire une fois de plus, parce que malgré tout ce qu’il peut dire, je reste convaincue que son attitude n’est pas anodine. « Je ne veux pas que tu inventes quoi que ce soit, la vérité suffira. » Difficile de réclamer une vérité dont on ignore tout. Je ne sais même pas de quoi je suis en train de parler, tout est flou et j’ai bien peur que son objectif ne soit nullement de m’aider à éclaircir cette zone d’ombre que nous traversons depuis un moment déjà. Tout ce que je peux faire, c’est espérer que ma persévérance paye et que les mots durs laissent place à un véritable dialogue que je me bats pour obtenir malgré son attitude réfractaire évidente. Je sais pourtant que j’aurais dû me méfier car si Alfie a mesuré ses propos jusqu’à présent, rien n’est plus dangereux que le flot de paroles ininterrompu qui est capable de s’échapper de ses lèvres de manière aussi incontrôlée que l’était sa première rencontre avec Leah. C’est bien ce qui finit par me tomber dessus et lorsqu’il reprend enfin la parole après une pause qui m’a semblé durer une éternité, je commence à réaliser que je n’ai rien imaginé du tout et que sa rancœur est bien réelle, quoi qu’il puisse en dire. Malheureusement, et ça je m’étais refusée à le croire jusque-là, c’est bien contre moi qu’elle est dirigée et je ne suis pas sûre de bien comprendre pourquoi. Je n’arrive pas à saisir la haine qu’il exprime envers Harvey, ni ce que vient réellement faire Ariane dans tout ça, et encore moins Joseph à qui je n’ai pas accordé la moindre crédibilité. Je ne vois pas non plus à quoi il fait référence en parlant de cet ancien conflit qui m’aurait poussé à lui faire la gueule durant une semaine, je n’ai jamais eu la sensation de lui avoir infligé une chose pareille. Bien sûr que je suis prête à le comprendre et à entendre ses peurs et je ne comprends pas du tout comment il peut en douter. J’ai toujours été à ses côtés, prête à l’écouter et à l’épauler dans les moments difficiles de sa vie. J’ai accepté son rythme de vie de folie, j’ai veillé sur lui, je l’ai aidé à accepter ses blessures qui l’ont changé… Je ne suis certainement pas parfaite, mais je ne me vois pas comme le monstre sans cœur qui refuse de lui laisser une place. Pourtant, alors que je l’écoute, j’ai l’impression que c’est exactement comme ça qu’il me perçoit. Ses derniers mots me portent le coup de grâce et alors qu’il me plante au salon pour se diriger vers la salle-de-bain, je reste immobile, m’efforçant de digérer les mots durs qu’il vient d’employer sans pour autant que j’arrive à les trouver pleinement justifiés. Je suis perdue. Je ne sais pas comment réagir, ce que je suis censée faire et si je trouvais déjà difficile de ne pas maitriser la situation, je trouve encore plus dur de voir l’homme que j’aime m’accabler de reproches alors que je n’ai pas l’impression d’avoir mal agi. J’ai envie de renoncer. La fuite a toujours été mon option privilégiée et me blottir sous la couette pour mettre un terme à ce qui semble se transformer en un règlement de comptes me semble une solution idéale mais je sais que je ne parviendrais pas à trouver le sommeil tant que je n’aurais pas compris d’où sortent de pareils propos. Je ne l’écoute pas. Il a une place si essentielle dans ma vie que je ne vois pas du tout comment je pourrais ne pas lui prêter l’attention qu’il demande mais c’est ce qu’il semble penser alors à moi de découvrir pourquoi. Je me dirige donc vers la salle de bain, et m’arrête dans son dos, m’appuyant contre le chambranle de la porte alors que le miroir en face me permet de détailler les traits de son visage. « Je t’écoute, et je suis désolée si je t’ai donné l’impression que ce n’était pas le cas. Je t’en prie, tu peux continuer. » Je regrette déjà ces mots tant j’ai peur de ce qu’ils pourraient déclencher mais si j’ai forcé cette confrontation ce soir, c’est parce que je voulais savoir ce qu’il avait sur le cœur. D’une manière ou d’un autre, je finirais par le savoir, alors autant que ce soit maintenant. J’ignore ce que je serais capable d’encaisser, tout ce que je sais, c’est que je veux le retrouver, j’ai besoin de lui à mes côtés et si la colère qu’il éprouve contre moi l’empêche d’envisager notre vie de couple aussi sereinement qu’auparavant, alors je n’ai pas d’autre choix que de le laisser l’extérioriser, en espérant de toutes mes forces que ses mots ne viennent pas détruire tout ce que nous avons construit. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de le perdre qu’à cet instant précis.
Cela n’a pas toujours été à son avantage, mais s’il y a quelque chose qu’on ne peut pas nier concernant l’anthropologue, ce sont ses opinions bien arrêtées qu’il n’hésite jamais à partager (surtout quand on ne lui demande pas de le faire). Aussi déplaisant que cela puisse être, Alfie a un avis sur tout – et il est bien question d’avis et non de jugement. C’est une part importante de son métier ; mais il n’a pas attendu d’être formé à celui-ci pour se forger ses propres idées et affirmer celles-ci quand bien même il était parfois le seul à penser de cette manière. Le conflit, les disputes, les débats houleux n’ont jamais représenté un problème à ses yeux : au contraire, c’est dans la confrontation qu’il s’épanouit le plus, car il considère que c’est de celle-ci que les changements et améliorations découlent. Il ne compte plus le nombre de connaissances (voire d’amis) qu’il a perdu parce qu’il était un peu trop arrêté sur une opinion qui ne plaît pas aux autres, parce que cela lui tenait à cœur de la défendre – sans vouloir l’imposer à quiconque –, parce qu’il aime se faire entendre pour mieux comprendre. Et loin d’être de ceux qui rejoignent les débats en cours de route, Alfie a souvent été l’investigateur de ceux-ci : son répondant et son intérêt pour le conflit l’ayant grandement aidé à poser le contexte autour de ceux-ci sans que cela ne termine en pugilat général. Pourtant, c’est la direction que prend cette confrontation avec Jules – parce qu’on ne peut pas réellement parler de conversation lorsque l’un n’entend pas l’autre. Et là où il aurait dû parvenir à retourner la situation, pas nécessairement à son avantage personnel mais surtout à celui de leur couple, Alfie préfère se murer dans le silence, et faire l’économie de mots. Il pourrait prétendre ne pas comprendre la manière dont il se braque, dont il est bloqué face à Jules, mais il sait très bien pourquoi il préfère se taire et jouer ce rôle qui ne lui correspond pas plutôt que de l’affronter : parce que d’ordinaire, il n’a rien à perdre et il n’est pas dérangé par les conséquences de ses opinions. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, et dans l’esprit d’un Alfie qui dresse souvent les divers chemins qu’une action, qu’un comportement, qu’une parole peut engendrer une fois qu’il est trop tard, aucun de ceux qu’il envisage ne lui permet de rejoindre Juliana à destination. C’est tout l’inverse, et tout ce qui s’offre à lui sont deux voies bien distinctes qu’ils n’emprunteront pas ensemble. Mais c’est déjà le cas depuis quelques semaines, pas vrai ? Depuis cette conversation quant à leur avenir, cette conversation aux conséquences qu’Alfie refuse de mettre en mots à défaut de pouvoir les nier. À moins que les non-dits entre eux, la rupture de toute communication remonte à plus loin, maintenant qu’ils évoquent Joseph. Et probablement que la présence de son ami a été un élément déclencheur – il préfère s’en convaincre plutôt que d’admettre qu’on en revient toujours au même point : à lui, et uniquement à lui. « Je sais, mais… qu’est-ce que tu aurais répondu, si je t’avais présenté la situation dans son ensemble ? Je suis pas sûr que tu aurais été aussi conciliante, et ça aurait été normal, mais… c’est mon pote, et j’en ai pas toujours été un de mon côté, je… je voulais me racheter, coûte que coûte. » Alfie concède ce point à Jules, conscient dès le soir de l’arrivée de Joseph que sa façon de faire n’avait pas été adéquate, et qu’ils auraient dû avoir cette discussion à tête posée et non pas dans la précipitation de se retrouver face à un Joseph les mettant devant le fait accompli. « Pour ce que ça vaut, Joseph est certes… bizarre, gênant, tout ce que tu veux, mais il n’est pas dangereux. Je te l’aurais jamais imposé si j’avais eu le moindre doute sur ça. Jamais. » Il lui assure, tentant un mince sourire, parce qu’aussi tendue puisse être cette conversation, malgré tout ce qu’elle peut penser et qu’il ne parvient pas à déchiffrer, il ne l’aurait jamais, jamais, jamais mise en danger. La sécurité, le bien-être, l’amour qu’il porte à Jules sont toujours passé avant tout le reste – même si elle peut être amenée à en douter. Mais le calme relatif d’Alfie ne dure qu’une seconde, jusqu’à ce que sa petite amie ouvre à nouveau la bouche et qu’en seulement quelques mots, elle parvienne à réactiver toute cette colère contenue en lui. Il pousse un soupir, hausse les sourcils et se mord la lèvre pour tenter de ne pas rebondir, pour ne pas dire ce qu’il pense, mais il ne parvient pas à stopper la rancœur qui s’échappe de son cœur. « Je comprends, mais parfois nos décisions ne nous appartiennent pas. » Il se contente de préciser en haussant les épaules, avant de baisser le regard par crainte du reflet qu’elle pourrait lire dans celui-ci. Il ne sait pas vraiment pourquoi il affirme cela, Alfie, ou peut-être qu’il le sait que trop bien mais qu’il n’est pas encore prêt à le reconnaitre. Mais lui aussi a pris des décisions qui ne lui appartiennent pas totalement ; et peut-être qu’il est temps qu’elle soit confrontée à ce cas de figure.
Et elle ne fait que confirmer ses mots lorsqu’ils évoquent Amelia ; la décision de parler d’elle ne lui est pas revenue et pourtant, le voilà confronté aux conséquences de celle-ci. Et il aimerait ne pas s’énerver autant, Alfie, parce que ça ne lui ressemble pas ; mais il ne parvient pas à se contenir et à cet instant, il en veut tout autant à Harvey qui n’a pas su ignorer les interrogations de Jules qu’à cette dernière pour les avoir formulées en premier lieu. « Tu n’as pas voulu ? » Qu’il questionne froidement aussitôt lorsqu’elle marque une brève pause, prêt à s’agacer et à lui demander comment ils ont pu en arriver à ce sujet de conversation si « elle n’a pas voulu ». L’excuse n’est pas recevable, il n’en croit pas un traître mot, à peu de choses près il croirait entendre un adolescent qui tente de déguiser son vol en un emprunt longue durée. « Je lui ai simplement demandé comment vous vous étiez rencontrés » Par réflexe, les yeux d’Alfie se lève au ciel. Comme si ce n’était pas évident, comme s’il n’avait jamais expliqué que leur relation datait du lycée et que, par conséquent, c’est bien dans ce cadre qu’ils se sont trouvés. Il n’y a pas d’histoire intéressante cachée derrière cette rencontre, seulement une fin tragique. Il fronce les sourcils alors qu’elle mentionne son incompréhension des souvenirs que sont les siens par rapport à ceux d’Harvey, et encore une fois, il ne peut s’empêcher de penser qu’elle boit les paroles du Hartwell alors que, de son côté, il ne voit celles-ci que comme un moyen de lui nuire. « Ouais... » Qu’il soupire alors qu’elle explique être désolée, l’envie de lui souligner qu’il est trop tard pour ça ravalée difficilement. « Tu peux préférer jouer aux devinettes et tourner autour du pot si tu veux, ou tu peux me demander directement les choses plutôt que de faire confiance à quelqu’un qui la détestait tellement qu’il a forcément une vision biaisée de la réalité. » Mais la sienne ne l’est pas, lui qui l’aimait tellement ? « Je n’aime pas parler d’elle, mais je préfère encore que tu viennes demander tes informations à la source. » Il conclut, l’invitant par la même occasion à profiter de cette conversation pour combler les blancs qu’elle souhaite combler. Il serait disposé à le faire, parce que la situation l’y oblige et non pas par réelle volonté de sa part. C’est un fait ; Amelia n’est pas un sujet qu’il souhaite aborder, parce qu’il ne sait comment le présenter sans révéler certaines informations ou, pire encore, sans admettre qu’elle lui manque parfois malgré le mal qu’elle a fait et les traces qu’elle a laissées. Toujours est-il que si elle doit être mentionnée, ce n’est pas par Harvey, ni par Joseph, encore moins par ses parents ou quiconque aurait pu la côtoyer de son vivant ; il est le seul gardien légitime des souvenirs de la blonde. « C’est marrant, j’ai pas l’impression que tu me parles de la même personne, tes souvenirs et les miens ne concordent pas. » Il se contente d’ajouter lorsqu’elle évoque une nouvelle fois l’attachement qu’elle a pour Harvey, son air renfrogné ayant cédé la place à un sourire forcé et – il est vrai – un tantinet provocateur. Parce que c’est exactement ce qu’il fait, Alfie, il provoque. Plus lui-même que Jules, en réalité, car s’il était capable de mettre sa mauvaise foi de côté une fraction de seconde, il admettrait que Harvey n’est pas du genre à nuire. Du moins, c’est le souvenir qu’il a conservé de ce dernier, jusqu’à leurs récentes retrouvailles et, désormais, celles du Hartwell avec sa compagne. Car il ne fait aucun doute pour lui qu’il a cherché à le nuire – consciemment ou pas. Évoquer Amelia est une déclaration de guerre, d’autant plus venant d’un type qui sait à quel point il a eu des difficultés à se détacher d’elle et qu’il peine encore aujourd’hui à complètement se détacher de son premier amour et son influence. L’évoquer, ce n’est pas seulement ressasser les souvenirs, c’est surtout réactiver cette emprise. Parce qu’il n’a pas été guéri de sa propre volonté, il n’a jamais été sevré d’elle par envie, ce fut une obligation, il n’a jamais réellement donné son accord et la séparation n’a jamais été pleinement acceptée de sa part, ce qui la rend si facile à contester.
Il ne s’agit pas d’Harvey, selon Jules, et Alfie penche légèrement la tête en fronçant les sourcils pour exprimer ses doutes. À l’instant, il s’agit très exactement de Harvey. De ce qu’il a pu lui dire, des doutes qu’il a pu lui dicter, de ce retour fracassant dans leurs vies respectives, et de l’équilibre qu’il bouscule par sa simple présence. Une présence dont devrait s’inspirer Alfie, lui qui tend à se montrer fuyant. Et s’il tente de se justifier, Jules ne semble pas disposée à accepter ses explications. Pire, les mots, certes maladroits, qu’il utilise sont retournés contre lui. « Jules... » Qu’il soupire, exaspéré. Contre elle. Contre lui, aussi. Contre son incapacité à gérer ses relations, à ce don pour tout gâcher, parce que son empathie est dirigée vers des inconnus, et trop peu souvent vers ses proches. « C’est pas ce que je voulais dire, tu le sais très bien. » Du moins, il croyait qu’elle savait. Qu’elle savait comment il peut se montrer maladroit, comme il est parfois incapable de prendre en compte les émotions des autres, comment il est incapable d’exprimer les siennes. Une main passe sur son visage fatigué alors qu’il laisse échapper un soupir en relevant les yeux vers le plafond. Il ne sait pas comment se sortir de ce pétrin sans s’enfoncer toujours plus, il serait tenté de ne pas essayer, mais il sait aussi que cela ne serait pas pardonné. « Sérieusement, comment tu peux croire ça ? Je devrais même pas avoir à le préciser. » Tant c’est une évidence. Mais peut-être que ça ne l’est qu’à ses yeux, en fin de compte. L’anthropologue se mord la lèvre, préférant se taire plutôt que de presser le détonateur quant à toute cette situation qui menace d’exploser à tout moment. « Je suis un peu ailleurs, d’accord ? Avec le travail, le retour de Harvey, l’existence de Leah, le départ de Joseph, ça fait beaucoup et je-ouais, peut-être que je te délaisse, mais c’est pas volontaire, j’ai juste… quelques trucs à gérer, mais rien qui ne se réglera pas tout seul d’ici quelques semaines. Il y a rien à en dire. » Ce n’est pas faux, ce ne sont que quelques éléments sur la liste de ses préoccupations, et rien de suffisamment conséquent pour qu’on s’y intéresse. D’après lui, mais aussi d’après le comportement de Juliana. Il a bien compris qu’il devait accepter l’existence de Leah sans broncher, qu’on l’avait mis devant le fait accompli sans se soucier de ce que ça pouvait ressasser en lui, et il a compris que ses mots, son opinion, n’avaient que peu de valeur. Ce n’est pas un souci contrairement à ce que l’on pourrait penser – bien au contraire ; cela fait bien longtemps qu’il a enregistré le fait que ses sentiments n’entraient rarement dans l’équation. Ses parents, sa famille, ses amis parfois, Amelia à la fin, c’est comme s’il devait cacher ses ressentis sous le tapis, pour mieux les oublier. Il a toujours fait ainsi, et ça lui convient. Il ne peut pas s’inventer des problèmes, des besoins, pour le simple plaisir de parler. Ça ne fonctionne pas, ça ne fonctionnera jamais. « Honnête. » Il proteste, alors que Jules prétexte une injustice. Non, il n’est pas injuste ; il est réaliste, il est honnête – et peu importe si ça ne lui plaît pas. « Mais j’ai rien à dire, Jules, bon sang ! C’est juste une mauvaise période qui me tombe dessus, comme ça, sans raisons, comme ça arrive à tout le monde, il n’y a rien à dire de plus, je comprends pas moi-même et je dois juste attendre que ça passe. » Il se justifie, là-aussi sans mentir. Il sait que quelque chose ne va pas ; il ne sait juste pas quoi exactement, ni pourquoi, et encore moins comment se délester de cette sensation de perpétuel étouffement. Mais Jules insiste, et sa patience est mise à mal. Parce qu’elle remet encore et toujours ce qu’il peut dire en cause – et que jusqu’à preuve du contraire, il est le seul à se connaître. Mais Jules remet tout ceci en question, et il finit par céder du terrain à la colère ; il ne parvient plus à la contenir, mais tout juste à la maîtriser pour qu’elle ne soit pas explosive. Depuis le début de la conversation, il a cette désagréable impression qu’aucune de ses paroles ne vaut quelque chose ; et qu’il peut s’exprimer autant qu’il le souhaite, Jules s’est fait un avis sur la situation et le sien importe peu. Il devait simplement souligner ce fait, sans entrer dans les détails, en évitant les reproches. Et pourtant, ce sont bien eux qui finissent par s’échapper d’entre ses lèvres, dans un débit accéléré par la nervosité et la colère, dans des propos qui deviennent presque un monologue. Il n’a plus de souffle à l’issue, mais une chose est certaine : il ne peut pas parler si elle refuse d’écouter. Et c’est très exactement l’impression qu’il a, accentué par cette conversation, confirmé par le silence dont elle fait preuve. Alors il abandonne, Alfie, alors qu’il la contourne pour se rendre jusqu’à la salle de bain, se munissant d’une serviette pour éponger sa sueur, se dirigeant ensuite vers le lavabo pour s’asperger le visage d’eau glacée. Lorsqu’il relève la tête, c’est le reflet de Jules qu’il croise dans le miroir, et sa voix qui parvient jusqu’à ses oreilles. « Je t’en prie, tu peux continuer ». Trop aimable. Il émet un bref rire, spontané, nerveux, qui s’accompagne de mouvements de tête tandis qu’il baisse le regard sur l’évier. « Laisse tomber. » Il soupire, daignant finalement se tourner vers elle alors qu’il s’appuie contre le meuble. Laisse tomber, et pourtant, il est le premier à ne pas y parvenir. « Pourquoi m’avoir dit que c’était pas grave si je n’étais pas prêt à avoir un enfant, si tu le pensais pas ? » Il demande finalement, la voix plus posée que quelques instants auparavant. « Je t’ai crue, quand tu me l’as dit. » Ou presque. « Je sais pas si c’était volontaire, mais tu me l’as reproché, que tu le veuilles ou non. » Il se passe une nouvelle fois la main sur le visage tandis qu’il préfère éviter le regard de Juliana. « Moi aussi, je comprends plus rien. Je comprends pas comment tu peux me rassurer un jour, et ne plus vouloir me regarder ou m’adresser la parole le suivant. » Car c’est bien la manière dont se sont déroulées les choses. « Je comprends pas comment tu peux t’attendre à ce que je te parle alors que toi-même tu ne le fais pas. » Du moins, dans sa perception des choses, c’est ainsi qu’il les interprète. « Tu veux que je te parle ? Bien. J’ai été ravi de découvrir l’existence de Leah. J’ai été enchanté par le fait que vous étiez tous au courant avant moi. J’ai été si heureux d’avoir été mis devant le fait accompli et de me préparer à la rencontrer dix minutes après avoir appris son existence. Ce fut un bonheur d’avoir à fermer ma gueule parce qu’a priori, il était logique que je l’accueille à bras ouverts. C’est vrai, après tout, c’est une situation totalement normale pour moi, que de me faire à l’idée que ma cousine a été remplacée, de me souvenir qu’elle n’est plus là. C’était incroyable que tu me fusilles du regard durant tout l’anniversaire d’Anabel, enfin, les quelques fois où tu voyais que j’existais. Ce fut délicieux de profiter de ton agréable silence, juste après tes belles paroles de la veille. Alors, sache que le plaisir de ne rien comprendre est partagé. » Il achève, relevant le regard, et affichant son sourire forcé sur les lèvres. « Je croyais qu’on y « arriverait », pour reprendre ses termes, mais je pensais pas que on ce serait moi. » Et le problème, c’est qu’il n’y arrive pas plus qu’elle.
Je ne me doutais pas que provoquer cette conversation ouvrirait tous ces dossiers conservés sous clés et qui auraient sûrement – pour certains – dû le rester. J’ai l’impression qu’on parle sans se comprendre, qu’on échange sans s’entendre et que nous ne sommes pas près de trouver un terrain d’entente. Pourtant, j’aimerais tellement que ce soit le cas, qu’on puisse résoudre les problèmes qui nous séparent ces derniers temps, qu’on mette le doigt sur ce qui nous dérange et qu’on soit capable de l’évoquer calmement. Pour le moment, c’est loin d’être une réussite et j’ai l’impression qu’Alfie se braque au fur et à mesure que les secondes s’écoulent et je me retrouve face à un mur ce qui n’arrange rien à la situation. Je l’ai attendu pour avoir cette explication qui me tenait à cœur et il ne semble pas disposé à m’en donner une. Je ne sais pas vraiment si ça m’attriste ou si ça me met en colère, c’est peut-être un mélange des deux en fin de compte, mais je me contiens, je fais de mon mieux pour continuer à exposer tout ce qui me passe par la tête, faisant preuve d’une honnêteté qui pourrait peut-être me desservir mais qui est surtout destinée à faire avancer les choses à défaut qu’il s’en montre capable de son côté. J’ai l’impression qu’il arrive à me comprendre s’agissant de notre ancien colocataire – forcé pour ma part – et ça me rassure sur l’issue de cette conversation, parce qu’il faut bien se rassurer comme on peut. Ce n’est qu’un petit gravillon sur un chemin qui en est couvert, mais c’est un début. « Je ne sais pas, Alfie, mais au moins j’aurais su. » Je sais très bien, au fond, que j’aurais dit oui quand même, parce que le retour de Joseph dans sa vie l’a mis dans tous ses états et qu’il m’a montré tout de suite à quel point cette cohabitation lui tenait à cœur. Jamais je n’aurais pu m’opposer à ça. Jamais. Mais je sais aussi que ça ne sert à rien de le lui dire, parce que je ne peux pas le prouver et que, de toute façon, ça ne s’est pas passé comme ça. Rejouer le passé est impossible mais mieux gérer le futur qui s’annonce est encore à notre portée et c’est sur ça que je veux me concentrer. « Gênant est un très bon qualificatif. » J’esquisse un pâle sourire, le premier depuis le début de notre conversation et certainement le dernier au vu de tout ce qu’il nous reste à extérioriser, mais j’apprécie qu’il ait cherché à assurer ma sécurité et malgré tous les doutes que je peux avoir en ce moment sur notre relation, je n’ai jamais supposé qu’il avait arrêté de veiller sur moi. Il est moins présent, certes, mais j’ose encore espérer que si j’avais vraiment besoin de lui, il volerait à mon secours comme il l’a toujours fait. C’est peut-être la seule chose rassurante à laquelle je peux me raccrocher dans cette zone floue dans laquelle nous nous sommes installés depuis bien trop longtemps déjà. Et pour ce qui est d’être flou, il est le meilleur et c’est par un froncement de sourcils que je réponds à sa remarque énigmatique que je ne suis pas sûre de réussir à comprendre mais sur laquelle je choisis de ne pas rebondir. Un seul cheval de bataille à la fois, ça vaut mieux.
Il m’apparait désormais très clairement qu’en termes de cheval de bataille, j’aurais probablement dû mieux choisir le mien. Défendre Harvey Hartwell face à Alfie était probablement la pire idée que je puisse avoir et j’aurais sûrement dû m’en douter compte tenu de l’animosité ou plutôt des non-dits qu’ils laissaient tous les deux planer. J’adore Harvey, je trouve sincèrement que c’est quelqu’un de formidable. Il ne fait pas toujours les bons choix, certes, j’imagine que c’est son côté un autodestructeur qui parle pour lui, mais il a un bon fond et je le crois incapable de nuire à autrui délibérément. Je suis donc incapable de croire Alfie lorsqu’il prétend le contraire et je me rends bien compte que chacune de mes justifications attise davantage sa colère. J’ai eu tort de mentionner Amelia, j’ai encore plus tort d’enfoncer le clou maintenant, et le ton cinglant avec lequel il retourne mes propos contre moi ne laisse pas planer le doute sur la manière dont il les reçoit. Même si je sais que j’ai eu tort, je ne peux malgré tout pas vraiment entendre ses arguments. Depuis quand il accepte de parler d’Amelia ? Depuis quand il est ouvert sur le sujet ? Depuis quand est-il ouvert tout court ces derniers temps ? A quel moment je pouvais deviner que j’avais le droit de m’immiscer dans ce pan de son passé qu’il préfère passer sous silence ? Certes, j’ai choisi la solution de facilité en demandant à Harvey plutôt qu’en le contraignant à revivre des moments qu’il n’avait pas envie de partager, mais ça ne serait pas arrivé si je n’avais pas eu l’impression qu’il n’était plus vraiment le même ces derniers temps. Si mon tort est d’avoir essayé de comprendre à tout prix, alors je l’accepte mais je ne crois pas que ça fasse de moi une horrible personne emportée par une curiosité mal placée. Je n’ai jamais eu de problème avec le fait de ne pas tout partager mais lorsque son attitude m’impacte directement, les choses sont forcément différentes. « C’est vrai que ça aurait été dommage de passer à côté d’une autre conversation aussi agréable que celle-ci. » Je rétorque froidement, à mon tour, parce que sa mauvaise foi est irritante et que ça me tue qu’il ne soit pas capable de reconnaitre que son incapacité à partager des choses importantes est ce qui m’a poussé à trouver une autre source d’information que la source qu’il mentionne si bien. Pour lui c’est facile, je n’ai jamais eu aucun secret pour lui, il connait chaque détail de mon passé du plus heureux au plus douloureux et je pensais que la réciproque était vraie jusqu’à ce que Joseph et Harvey se chargent de me remettre les pieds sur terre. « S’il n’y avait que nos souvenirs qui ne concordaient pas, ce serait un moindre mal. » Nous ne concordons ni au passé, ni au présent, ni au futur et ce n’est pas rassurant du tout mais puisqu’il préfère le sarcasme à une conversation pourtant importante pour chacun de nous, je n’ai aucun scrupule à enfoncer le clou à mon tour, laissant parler mon agacement plutôt que ma raison.
La situation ne s’arrange pas, en plus, puisque non seulement je suis censée m’adresser à lui, même sur les sujets dont il n’a pas envie de parler mais en plus je suis censée deviner ce qu’il veut dire même lorsque sa maladresse le pousse à être carrément blessant. Son soupir me gonfle. L’évidence avec laquelle il remet en cause mon interprétation m’agace. Je soupire à mon tour, autant sous le coup de l’énervement que parce que la lassitude commence à prendre le dessus sur ma patience. « C’est vrai, j’avais oublié que j’étais censée tout savoir et être passée maitre dans l’interprétation de toutes les vacheries que je peux recevoir par inadvertance. » Et je suis super injuste parce que les vacheries en question ne sont pas si nombreuses que ça, la preuve, je serais bien incapable de lui citer un exemple s’il me le demandait. Mais parce qu’il trouve judicieux de me piquer, je m’efforce de faire de même ce qui est complètement stupide et ne va certainement pas arranger nos affaires. Je crois qu’au fond, j’en ai parfaitement conscience, mais être le tapis sur lequel il s’essuie les pieds, très peu pour moi et si je peux lui faire comprendre que son attitude m’impacte et que ce n’est pas que de lui dont il est question, alors je n’aurais rien à regretter. J’avais abandonné l’idée qu’il puisse sortir quelque chose de constructif de cette altercation aussi suis-je surprise quand il justifie finalement son état, invoquant son boulot – encore –, Harvey que j’étais si contente de revoir et qui semble être une source de problèmes pour lui, Leah, celle qui a redonné le sourire à Stephen mais qui prend une place laissée vacante par une femme qu’il aimait énormément. Toutes ces raisons sont valables mais elles ne justifient pas le mutisme dont il fait souvent preuve me concernant et son absence bien plus fréquente et à laquelle je n’ai pas spécialement envie de m’accoutumer. « Pourquoi t’as rien dit ? Pour Leah ? Pour Harvey ? Pour Joseph ? On aurait pu en parler. » Bon, désormais, je comprendrais qu’il ne veuille plus me parler d’Harvey mais à la base il ne savait pas que je le connaissais donc si son retour l’avait à ce point chamboulé, il aurait pu aborder le sujet entre le fromage et le dessert. Pour ce qui est de Leah, je ne suis pas sûre de lui être d’un très grand secours, j’étais bien moins proche de Rachel qu’il pouvait l’être, malgré tout, je peux concevoir que ce nouveau couple soit un chamboulement pour lui mais on aurait pu en discuter plutôt qu’il aille agresser la jeune femme le jour de l’anniversaire d’une enfant qui ne devait pas assister à une telle chose. « Et tu sais à quel point je suis désolée que Joseph soit parti, je sais que c’est de ma faute. » Mais on en a parlé et ça avait l’air d’aller. Manifestement, je devrais être capable de deviner tout ce qu’il ne me dit pas et je n’en suis absolument pas capable. Me rendre compte que je ne connais pas Alfie aussi bien que je le devrais, ou en tout cas qu’il le voudrait, est difficile à encaisser mais je me garde bien de faire tout commentaire. Il est honnête, certes, mais parfois l’honnêteté fait plus de mal que de bien, la preuve. « On doit juste attendre que ça passe. » Il ne semble pas avoir compris que vivre sous le même toit implique nécessairement que la vie de l’un impacte celle de l’autre. Je le trouve égoïste de croire qu’il est le seul impacté par la situation d’autant plus que c’est à cause de cette mauvaise période que je me retrouve éveillée à une heure tardive, l’estomac noué, à me prendre des réflexions que je ne voulais pas entendre et que je trouve plus ou moins justifiées.
Je suis prête à beaucoup de choses pour Alfie, parce que notre amour est plus important que ma propre personne et qu’une relation est faite de compromis. Toutefois, laisser tomber n’est clairement pas quelque chose que je ferais, ou en tout cas pas aujourd’hui. Si la politique de l’autruche fonctionne très bien la plupart du temps, je ne pense pas qu’il existe un cas de figure dans lequel ladite autruche remet sa tête dans le sable après avoir entendu un début de vérité parce qu’elle n’est pas prête à entendre la suite. Heureusement – ou pas – Alfie ne semble pas réellement espérer que je lâche l’affaire puisque c’est avec un soupir – décidément – qu’il se décide à me faire face pour déballer enfin tout ce qu’il a sur le cœur. Et finalement, je dois bien admettre que j’aurais préféré qu’il se taise, sa première question ô combien pertinente me frappe de plein fouet, suivi par le déballage de reproches qui sont malheureusement plutôt justifiées parce que le fait que je ne gère pas du tout la situation et que mon attitude, face à tout ça, est changeante est une réalité et que cette réalité me fait affreusement peur. Parce qu’il se passera quoi si je n’arrive pas à passer au-dessus de ma rancœur ? Quels seront les projets que nous pourrons faire à deux si je ne suis pas capable de mettre de côté mes propres rêves ? J’ai voulu le rassurer en prononçant les mots qui me paraissaient appropriés mais était-ce réellement quelque chose que je pensais ? Je n’en suis pas sûre, je crois même que je suis persuadée du contraire mais c’est beaucoup – beaucoup, beaucoup – trop dur à admettre à cet instant précis. Je ne veux pas que notre monde s’effondre, je ne veux pas qu’il porte sur son dos la responsabilité de ma tristesse et je ne veux pas être triste juste parce qu’il n’est pas sur la même longueur d’onde que moi. Je suis censée être plus forte que ça et je ne le suis pas, alors je suis capable de faire la gueule pendant plusieurs jours pour une stupide histoire de mini moto, de prendre la mouche dès qu’un propos allant à l’encontre d’une future vie familiale parvient à mes oreilles et de prendre la moindre réflexion comme une attaque personnelle d’Alfie visant à me faire bien comprendre que non, définitivement, il n’est pas prêt pour une vie de famille. Et puisqu’il ne m’a jamais dit que la situation lui pesait, je n’ai pas essayé de mieux faire ou de faire différemment. « Personne n’a jamais dit qu’il était logique que tu l’accueilles à bras ouverts. » Je commence, parce qu’il est plus facile de parler de Leah que de l’enfant que nous n’aurons jamais. « Je pense juste que ton entrée en matière n’était pas adaptée à la situation. On était là pour l’anniversaire d’Anabel, pas pour régler nos comptes ou extérioriser nos frustrations et Stephen était assez stressé comme ça à l’idée de nous la présenter. Il y avait une petite fille à rendre heureuse et sur le moment, c’était tout ce qui comptait. » Alors non, je ne lui ai pas demandé d’accepter Leah, et encore moins de l’apprécier, mais juste de faire bonne figure le temps d’un après-midi pour qu’Anabel ait des étoiles dans les yeux en se souvenant de sa fête d’anniversaire. « Personne ne te demande de faire comme si tu étais heureux de cette relation si tu ne l’es pas, bien sûr que c’est compliqué de voir Stephen de nouveau en couple et Rachel ne pourra jamais être remplacée par qui que ce soit. » Je ne pense pas que ce soit le but de Stephen, il a juste besoin de se reconstruire et d’être heureux et personne n’a le droit de le juger pour ça. Il se retrouve veuf à peine marié, c’est une situation extrêmement difficile et je pense sincèrement qu’on ne peut pas comprendre ce que ça fait tant qu’on ne l’a pas vécu. Alors même si c’est difficile de le voir aller de l’avant pour Alfie qui était énormément attaché à sa cousine, ce n’est pas une raison pour tout gâcher. Quand je vois que deux ans après la mort de sa future femme, Caleb est encore en train de croire qu’il ne pourra plus jamais être amoureux de sa vie, ça me fait plaisir de voir qu’il y a encore des personnes capables de lui donner tort. Mais évidemment, ce n’est pas un argument que je pourrais prononcer à haute voix. « Je ne t’ai pas ignoré, et je ne t’ai pas non plus fusillé du regard mis à part quand tu as dit à Leah qu’elle avait une sale tête, mais je ne crois pas avoir été la seule à ne pas apprécier… Je me suis contentée de me mettre en retrait parce que cette journée a été un peu… » Je marque une pause, hausse les épaules, cherche à conclure cette phrase par quelque chose d’un peu moins fort que « bouleversant » ou « catastrophique » alors que c’est exactement ce que je pense. « … Compliquée. » Parce qu’Alfie ne veut pas d’enfant, parce qu’Alfie se pense irresponsable, parce qu’Alfie a voulu me le prouver en achetant cette moto qui aurait dû rester bien sagement au magasin et que pour couronner le tout, Leah a tenu à m’annoncer sa grossesse, à moi, rien qu’à moi, quelle ironie. « Je n’étais pas très en forme, je voulais vraiment faire bonne figure pour Anabel mais je n’y suis pas vraiment arrivée. » Merci Leah.
Mais ce n’est pas Leah, le véritable problème, c’est cette conversation que nous avons eue et qui a creusé un fossé qui s’élargit au fur et à mesure que les jours passent. Je n’ai pas envie d’en reparler, parce que je sais que rien a changé et que je ne suis pas sûre de pouvoir être aussi positive que je l’ai été la première fois. Certes, être positive ne m’a pas servi à grand-chose puisque je n’ai pas réussi à le rester par la suite, mais je ne veux pas qu’il sache à quel point je souffre de ce refus. « Je t’ai dit que ce n’était pas grave parce que je ne savais pas quoi dire d’autre. » Je finis par avouer, mes yeux fixant résolument le carrelage parce que je suis incapable d’affronter son regard. « Je trouvais que ça sonnait mieux que c’est terrible, je ne sais pas comment je vais m’en remettre.» C’était beaucoup moins réaliste aussi, mais ça, je ne le savais pas encore à ce moment-là. « Et parce que je pensais réellement que j’arriverais à faire en sorte que ça ne soit pas grave, que je pourrais juste mettre cette idée de côté et faire comme si elle n’avait jamais existé. » Je voulais tellement le rassurer et au final, je n’ai réussi qu’à faire pire en lui faisant payer mon incapacité à accepter la situation. Le problème, c’est que je ne vois pas vraiment comment je pourrais agir différemment. « J’essaie d’y arriver, je t’assure, de toutes mes forces. » Je relève les yeux vers Alfie, sans trop savoir si c’est une bonne idée tant j’ai peur de lire encore plus de colère dans ses yeux. « Ce n’est pas aussi facile que je le pensais, c’est tout. » Incroyablement difficile serait sans doute plus exact, mais je ne pense pas que ce soit irrémédiable, j’ai toujours l’espoir que les choses s’arrangent, que je puisse passer au-dessus de cette déception que j’ai tant de mal à encaisser et qu’on puisse de nouveau être heureux. « Tu as sûrement raison, peut-être que c’est juste moi qui n’y arrive pas. » Mais ce n’est pas moi qui fuis la maison, ce n’est pas moi qui lui cache des choses sous prétexte qu’elles n’ont pas forcément d’importance, mon seul tort a été d’aborder un sujet important sur lequel nous n’avons pas réussi à nous mettre d’accord et de mettre un peu plus de temps que lui à le digérer. Oui, je l’ai rassuré, oui j’ai fait en sorte que ce soit un peu plus facile à encaisser pour lui, mais qui est venu me rassurer, moi ? Qui m’a aidé à faire le deuil de cette famille que je ne suis finalement pas sûre d’avoir ? Je me retrouvée seule à lutter contre ces sentiments contraires et c’est une bataille sans fin et fatigante mais il n’a pas du tout l’air de le comprendre. « Mais j’étais sincère quand j’ai dit qu’on y arriverait et j’y crois toujours. » Ou en tout cas, j’y croyais sincèrement avant qu’on se retrouve face à face dans cette salle de bain, à se regarder sans se reconnaitre et à se faire souffrir sans en avoir l’intention. Maintenant, je ne suis plus sûre de rien et j’aimerais tellement retrouver cette certitude que nous sommes inatteignable et que quelles que soient les épreuves que nous aurons à traverser, notre couple restera solide.
L’arrogance qui caractérise Alfie au quotidien lui a souvent joué des tours, notamment lorsqu’il s’agit de mettre sa fierté de côté pour admettre ses torts et ainsi ne pas céder à la solution de facilité qu’est la mauvaise foi. Si le trentenaire a appris à se croire en position dominante dans la plupart des confrontations auxquelles il est amené à participer, il peut lui arriver d’oublier que celles qu’il produit dans le cadre de son travail ne sont pas semblables à celles qui le touchent dans le domaine privée ; et il serait bon qu’il s’en rappelle pour éviter de brusquer Juliana plus qu’elle ne l’est déjà pas son comportement. Un comportement qu’il peine à justifier, parce qu’il persiste à penser que celui-ci n’a rien d’anormal et qu’il traduit seulement d’une difficulté passagère à trouver ses marques depuis son retour à Brisbane. Mais il ne parvient pas encore à mettre cette détresse en mots ; et le faire serait admettre que sa petite amie, si parfaite à ses yeux – même ce soir alors qu’elle ne s’adresse à lui que pour formuler des reproches – ne l’est finalement pas, et que le piédestal sur lequel il l’a placée dès le début de leur relation n’a pas lieu d’exister. L’évocation de Joseph lui permet de trouver un autre coupable à son mal-être ; même si là-aussi il ne peut révéler les raisons qui justifient son soulagement d’avoir vu son ami d’enfance franchir cette porte sans se retourner – et sans même dire au revoir, en réalité. Il n’est pas question d’une intimité retrouvée (même si c’est un argument non-négligeable) ou d’une colocation permanente à se marcher dessus et à devenir fou, non, Alfie connaît Joseph depuis l’enfance et peut passer outre la liste de ses défauts, à l’exception d’un seul : son addiction. Une addiction qu’il ne peut pourtant critiquer, pour en avoir été l’initiateur. Et si les années ont passées, qu’Alfie a tenté de se persuader que le Keegan était suffisamment grand pour prendre ses propres décisions et se libérer de l’influence néfaste que fut celle de son jeune ami, Alfie sait aussi qu’on ne passe pas à autre chose avec autant de facilité ; pour l’avoir vécu avec Amelia, la seule volonté ne suffit pas – souvent parce que celle-ci n’existe tout simplement pas. Pour l’avoir vécu surtout lorsqu’il partageait son toit avec Joseph ; et qu’il devait jouer à plus aveugle qu’il ne l’est réellement, ravalé sa jalousie et son envie dès qu’il croisait la béatitude et la sérénité artificielle de son ami, celle-là même qu’il a tant adorée, qu’il a tant recherchée lorsqu’il était plus jeune. Cette vieille connaissance qui s’est rappelée à lui par la simple présence de Joseph, emmenant avec elle une multitude de questionnements, de doutes, mais surtout de lutte acharnée contre lui-même et ses idées encore parasitées par les restes du passé. Il n’a pas voulu compter le nombre de fois où, lors de ses nombreuses insomnies, l’envie de fouiller les affaires de Joseph à la recherche du sommeil en pilule était si forte qu’il est en venu à se faire saigner les paumes à force d’y enfoncer ses ongles. Il a préféré justifié une étourderie pas si étonnante à chaque fois qu’il s’échappait d’une conversation avec lui ou avec Juliana pour que son regard se pose sur le sac de voyage de l’ancien taulard. Il a justifié la fuite de cet appartement par une surcharge de travail, dans lequel il s’est effectivement plongé pour supporter cet esprit et ses pensées menaçant sans-cesse de le faire replonger, plutôt que d’avoir cette discussion sincère avec Joseph et lui demander d’être clean ; le verbaliser reviendrait à l’admettre, et il n’est pas encore prêt pour cela. C’est la raison pour laquelle il n’a pas pu en parler avec Juliana ; et pourtant ce n’est pas l’envie et le besoin qui manquaient. Mais il a peur, Alfie, qu’elle lui adresse le même regard de déception que ses proches l’ont fait lorsqu’ils ont découvert la vérité sur ses addictions, il craint de lire la même pitié mélangée à de la colère qu’il ne parviendra jamais à effacer malgré toutes ses bonnes actions présentes pour effacer toutes les erreurs passées et, surtout, il est terrorisé qu’elle réalise qu’elle ne le connaît pas et qu’elle ne veut pas le connaître. Si Joseph a franchi cette porte sans qu’Alfie ne le regrette, il n’en serait pas de même pour sa petite amie, et le simple fait d’imaginer cette possibilité le déstabilise. Suffisamment pour qu’il n’écoute plus rien et qu’un instant un vent de panique le submerge en songeant à toutes les erreurs accumulées et qui menacent de lui exploser à la figure ; en songeant surtout à ce cercle vicieux dans lequel il s’est enrôlé sans même le vouloir : parce que c’est dans la destruction qu’il se sent le mieux, qu’il parvient à se (re)trouver, qu’il parvient à exister, et à se voiler la face quant à ce bonheur qu’on lui promet être réel, mais qu’il a l’impression de ne jamais avoir trouvé, sauf aux côtés de Jules. Cette même Jules qu’il fait souffrir, parce qu’il ne parvient pas à vivre autrement et qu’il ne se satisfait plus seulement de se faire du mal volontairement, et à lui-seul. Il implique désormais sa petite amie, et ce constat en est douloureux ; car il peut le prétendre autant qu’il le souhaite, il ne sait pas la rendre heureuse, il l’a découvert suite à leur discussion d’il y a quelques semaines et chaque geste, chaque mot, chaque soupir, semble confirmer ce douloureux sentiment. Mais elle n’est pas en reste ; et elle lui apporte également son lot de souffrance, même s’il se refuse d’ouvrir les yeux, et de songer un seul instant qu’il puisse ne pas supporter cette sédentarité imposée. Imposée par son accident, et lui-seul, par cette convalescence qui fut longue et qui n’est pas totalement terminée, et les douleurs dans son dos à la suite d’efforts trop intenses – qu’il quémande en fin de compte, forçant toujours et encore même quand son propre corps lui dit « stop » - qui le lui rappellent constamment. Il n’y a pas d’autres raisons, il ne peut pas y avoir d’autres raisons. Et lorsqu’il émet le moindre doute sur la question, il n’a qu’à se raccrocher à ce pâle sourire offert par Jules, qui va de pair avec celui de l’anthropologue alors qu’il repose les yeux sur elle, et qu’il ignore où ils en étaient. Mais elle sourit, elle lui sourit, et il se dit alors que tout n’est peut-être pas totalement perdu.
Elle a souri. Elle l’a fait, même s’il a disparu, même s’il s’est éteint comme son regard lorsqu’ils évoquent Harvey et qu’Alfie doute de ce dernier. Même si celui d’Alfie s’est également assombri, et que ses lèvres se sont figées en une expression plus dure lorsqu’elle commet une erreur ; peut-être celle de trop. L’évocation d’Amelia, le partage de détails de son existence avec celui qui aurait voulu réduire à néant celle-ci. Harvey n’a jamais pu supporter sa blonde volcanique ; et si Alfie peut comprendre que la manière dont il s’est joué de lui en passant de ses bras à ceux de son officielle, il n’a jamais pu accepter les propos virulents qu’il tenait à son encontre. Amelia n’était peut-être pas en reste ; mais Amelia pouvait se targuer de lui avoir permis de se délivrer de la douleur d’être un homme en faisant de lui son jouet. Et bon sang, qu’est-ce que c’était bon. Qu’est-ce que ça lui manque, aussi. Et c’est pour cela qu’il ne l’évoque jamais avec Jules, conscient qu’admettre ses sentiments encore présents ne ferait que renforcer cette incompréhension entre eux, et altérer sa confiance en elle déjà fragilisée, car qui peut rivaliser avec un fantôme ? Elle, elle y arrive pourtant, elle l’a même surpassée, parce qu’elle a ajouté un facteur qu’Amelia ne lui a jamais offert : il a réalisé que l’amour pouvait exister sans que la souffrance ne soit nécessaire. Il baisse la tête lorsque son ton froid contraste avec le maigre sourire qu’elle lui a offert quelques instants plus tôt, et il regrette déjà celui-ci, comme il regrette déjà la totalité de cette conversation. « Je demande pas à ce qu’elle soit agréable, mais à ce qu’elle se fasse avec moi. » Il précise sur le même ton, car c’est bien le problème ; et il aurait pu se satisfaire d’une conversation sur le même ton si au moins, il avait été concerné. « Tu voudrais que j’aille parler de Julian à Evelyn ? Que je l’interroge pour savoir à quel point il t’a détruite exactement, parce que ce que tu me dis me convient pas ? » Il questionne, volontairement provocateur, alors qu’il secoue la tête, traduisant de quelques regrets de se montrer aussi virulent. « Sérieusement, Jules. De moi-même je n’irai pas sur ce terrain, mais je… je peux comprendre que ça t’intrigue, et si tu veux savoir certaines choses, je n’ai pas l’intention de t’envoyer balader. » Il précise, un sourire très timide sur les lèvres pour contrer le ton autoritaire de sa voix. Une tentative de se montrer plus ouvert à la discussion qui se heurte à la réflexion de Jules, de quoi lui faire lever les yeux au ciel tout en dodelinant la tête d’un air las. « … Ou continues les devinettes, visiblement tu as l’air d’adorer ça. » Il se permet, d’un ton neutre, agacé de cette manière détournée dont elle use et abuse pour dire les choses ; et surtout parce qu’il n’est pas dupe, il sait très bien ce qui ne concorde pas entre eux à part cela, et il en revient à cette impression de ne pas la rendre heureuse, et de ne pas avoir le droit d’être réfractaire à l’idée d’avoir un enfant et, surtout, d’accepter sa rancœur qu’elle ne veut pas même admettre, mais qu’elle fait pourtant tout pour lui partager.
Et lorsqu’elle présume qu’elle est devenue « le reste » dans son quotidien alors qu’elle est le centre de celui-ci (même s’il ne sait pas le montrer), Alfie perd en contenance. De la même manière qu’elle a pensé qu’il ne parvenait pas à se projeter avec elle, les doutes de la jeune femme quant à l’affection et l’amour qui lui porte lui porte un coup, et ne font que confirmer cette incapacité qu’est la sienne de gérer ses relations. Il n’y est jamais parvenu et s’il pensait que trois ans d’amour et de vie commune avaient fait de lui un expert dans le domaine ; force est de constater qu’il est toujours aussi incapable dans le domaine, et qu’il le sera probablement toujours. Et c’en est agaçant, presque invivable, de ne pas être en mesure de se faire comprendre ni même de comprendre les autres. De constamment marcher sur des œufs, de constamment douter de sa manière d’être, de se demander ce qui cloche chez lui, parce que quelque chose pose problème dans sa façon de penser et de voir les choses, pas vrai ? Pourtant, elle le sait, Jules, que tout ceci est compliqué pour lui, qu’il n’en parle pas toujours, mais qu’il voudrait être différent, normal, juste une fois, juste pour se rendre compte des choses, juste pour les ressentir comme les autres, juste pour avoir l’impression d’avoir sa place quelque part et de ne pas toujours être hors-cadre parce qu’il ne comprend rien. « Les vacheries ? » Qu’il répète quand les propos de Jules atteignent ses oreilles. Il fronce les sourcils, dodeline légèrement de la tête avant de plonger son regard dans le sien. « T’as l’impression que je fais ça, que je t’envoie constamment des vacheries ? C’est comme ça que tu vois les choses ? » Et il se perd dans ses pensées, Alfie, réfléchissant à des exemples, aux moments où il aurait pu dépasser les bornes, où ses pensées auraient pu aller trop loin, où il aurait pu évoquer quelque chose qu’il aurait regretté aussitôt. Mais il ne voit rien, et il se met à douter de tout. « C’est comme ça que tu me vois ? » Il finit par demander, perturbé autant que perdu. « C’est ce que j’ai fait ? C’est ce que je fais ? » Il a besoin d’en être sûr, il a besoin de comprendre, parce qu’il a l’impression qu’en plus de ne pas reconnaître Jules, il ne se reconnait pas lui-même. En y songeant, ce n’est pas si illogique : il ne se reconnaît plus depuis son retour à Brisbane. Dans la provocation de laquelle il use pour mener cette conversation, de la distance qu’il met avec ses plus anciens amis, de l’agressivité gratuite qu’il a dirigée envers Leah. « Je sais pas. » Qu’il concède à la question de Jules, son regard se perdant sur le sol. « Je… » Je ne savais pas comment aborder les choses ? Je ne sais pas comment m’exprimer, ni même si je suis autorisé à le faire ? Je ne sais pas poser des mots sur mon ressenti ? « Je me sentais pas… légitime. » Qu’il admet, en haussant les épaules. « Parler de Harvey aurait nécessité de parler de la manière dont je suis parti du jour au lendemain sans lui fournir la moindre explication. » Il admet, avant de se reprendre face à l’image qu’il doit renvoyer : « j’avais mes raisons, c’était le mieux pour moi. » Il précise, en se pinçant les lèvres. « Et je ne voulais pas voir la vérité concernant Joseph. » Qu’il n’est pas clean, qu’il ne le sera probablement jamais. « Quant à Leah, je… d’avoir été le dernier au courant m’a donné l’impression que je n’avais pas à avoir d’opinion sur la situation. » Il reconnaît enfin, après des jours entiers à ressasser la situation. « Que ça aurait pu donner l’impression que je m’oppose au bonheur de Stephen. » Ce qui n’est évidemment pas le cas. « Et que ça aurait justifié de lui en vouloir parce que... je… » Il doit reprendre contenance, comme il le fait depuis des semaines, comme il l’a fait face à Leah même si on peut penser le contraire. Il a fait de son mieux ; non pas pour accepter la présence de Leah, mais pour oublier que celle-ci le met face à l’absence de Rachel, et qu’il n’y arrive plus. Il n’arrive plus à prétendre que son deuil est fait, à ne pas émettre des regrets quant à sa fuite alors qu’elle luttait contre la maladie, à s’habituer à son absence, à cesser de rechercher son regard lorsqu’il se sent mal, et son soutien lorsqu’il se sent replonger. Elle le comprenait, elle, et son décès lui a arraché une part de lui, une part qu’il ne retrouvera jamais et qui ne pourra être comblée. Il faut qu’il s’habitue à ce vide, mais il ne le souhaite pas, il ne le veut pas ; alors comment aller mieux dans ces conditions ? Le brun passe une main sur son visage, profitant ainsi d’essuyer la larme qui s’est frayée un chemin jusqu’au coin de son œil, frottant ses yeux dont la vision s’est brouillée. « Non, non, c’est pas ta faute. Le départ de Joseph n’est pas un problème, je-non, enlèves-toi ça de la tête, tu veux bien ? » Il assure en esquissant un bref sourire, encore un peu déboussolé par l’évocation de sa défunte cousine. Et comme toujours, il préfère reporter son attention sur un autre sujet, sur Joseph dans ce cas précis, puis sur Jules lorsqu’elle précise que cette période qu’il traverse les concerne tous les deux. Il se mord légèrement la lèvre, peu convaincu par ceci ; c’est lui qui peine à trouver le sommeil, c’est lui qui ne peut fermer les yeux sans voir le visage de ses bourreaux, sans entendre le bruit des coups, c’est lui qui se débat avec ses démons intérieurs, c’est lui qui lutte contre son envie de s’asséner un calme artificiel, c’est lui qui est confronté à une tornade d’émotions qu’il ne parvient pas à gérer et des faits qu’il n’arrive pas à reconnaître, lui donnant l’impression d’être en différé avec le reste du monde ; seulement parce qu’il n’arrive pas à se mettre sur la même fréquence. Mais il ne dit rien, se contente d’acquiescer silencieusement, réalisant malgré tout que son comportement a un impact sur les autres, même s’il se voile la face et tend à prétendre que ce n’est pas le cas. Il a toujours agi ainsi, en fin de compte, et son départ pour la Colombie a impacté autant Rachel que Stephen, et son retour n’a pas manqué de toucher Jules. Il n’est pas tout seul, et il devrait commencer à le comprendre.
Mais c’est un dialogue de sourds entre eux ; et si Alfie peine à s’épancher malgré les demandes de Jules, elle peine à l’écouter malgré ses certitudes d’en être capable. Oui, il pensait qu’elle pouvait le faire ; qu’elle avait entendu ses peurs et ses craintes lorsqu’ils ont évoqué ce bébé qui n’est pas à l’ordre du jour, lorsqu’il a reconnu que le problème ne touchait pas seulement une question d’envie, mais de capacité, de certitude, de confiance. Il pensait sincèrement qu’elle l’avait écouté ce jour-là, qu’elle avait pu comprendre malgré la déception, et qu’elle avait su qu’il n’était pas réfractaire, seulement apeuré. D’être ce mauvais père qui fait suite à cette mauvaise personne qu’on a toujours dépeint, de ne pas parvenir à remplir son rôle et pire encore ; de mettre en danger sa propre chaire. Qu’est-ce qu’elle fera le jour où les assistantes sociales débarqueront parce que leur gosse de quatre ans se ramène en classe avec des bleus ? Qu’est-ce qu’elle fera lorsqu’au cours d’une sortie au musée, il sera tellement absorbé par la nouvelle collection qu’il en oubliera qu’il n’est pas venu seul ? Qu’est-ce qu’elle fera le jour où il n’aura plus la patience au milieu des cris et des caprices, et qu’il cherchera du réconfort dans les paradis artificiels ? Il connaît la réponse ; elle regrettera. Elle regrettera d’avoir voulu partager ce projet de vie avec l’incapable qu’il est – parce que c’est ce qu’il est, et il finit toujours par décevoir les autres, c’est la seule certitude qu’il a concernant toute cette situation. Il l’a déçoit déjà, même si elle prétend le contraire. Même s’il veut le prétendre aussi, alors qu’il se réfugie dans la salle de bain pour ne pas poursuivre cette conversation qui laisse éclater de douloureuses vérités. Mais Jules s’accroche et veut les entendre, et il n’arrive plus à contenir le flot de préoccupations qui sont les siennes ; elle voulait qu’il parle, il ne peut désormais plus s’arrêter. Et lorsqu’il parvient enfin à se taire, à reprendre son souffle, son regard se perd dans celui de Juliana, appréhendant sa réaction, appréhendant d’autres attaques, appréhendant d’être l’auteur de celles-ci. « C’est justement parce que c’était l’anniversaire d’Anabel que j’ai dû me la fermer, et laisser de côté le fait que je ne voulais pas qu’il me la présente. » Il reprend la parole une fois que Jules laisse un silence s’installer entre eux, reprenant les choses dans l’ordre. Il persiste à penser qu’il a été mis au pied du mur face à toute cette situation ; d’abord en apprenant l’existence de Leah après tout le monde, ensuite en étant convié à la rencontrer à l’anniversaire de sa filleule – qu’il ne pouvait par conséquent pas manquer. « C’est plus compliqué que ça. Je suis pas un monstre, je suis content pour Stephen, crois-le. Il mérite d’être heureux, vraiment. Et Leah le rend heureux, c’est tout ce qui compte. Elle n’a pas l’air méchante, mais… » Elle n’est pas Rachel. Et il s’en veut de faire cette comparaison alors qu’elle n’a pas lieu d’être, mais sa cousine est omniprésente dans son esprit depuis quelques semaines. Son manque était déjà difficile à accepter au quotidien, mais il devient insupportable alors que plus que jamais, il a besoin d’elle. Il a foutrement besoin d’elle, et il ne peut rien faire pour lutter contre ça. « C’est difficile. » Il reconnaît, mais pas par rapport à la présence de Leah. « Sans elle. » Il précise, avant d’ancrer son regard dans le sol, et se mordre la lèvre jusqu’à ce qu’il se fasse légèrement saigner pour lutter contre son envie de s’effondrer, et que ses yeux lui brûlent à retenir les larmes qui menacent de couler. Ce n’est pas le moment. C’est difficile, il le concède, mais il n’ira pas plus dans les détails, et se taira quand à ce manque insupportable, quant à cette plaie béante qui n’a cessé de s’agrandir ces dernières semaines. « Pourquoi ? » Il finit par demander une fois sa contenance retrouvée, en relevant le regard. Pourquoi c’était compliqué ? Était-ce à cause de moi ? « C’était peut-être pas ton intention, mais ton regard parlait pour toi. » Il souligne, d’un ton neutre. Si elle n’a pas eu l’intention de le fusiller du regard, il veut bien la croire. Mais un manque d’intentionnalité ne veut pas dire qu’il n’y avait pas un fond de vérité. « Tu aurais dû m’en... » Parler. Mais c’est l’hôpital qui se fout de la charité, raison pour laquelle Alfie s’interrompt et préfère se plonger une nouvelle fois dans le silence, laissant ainsi la possibilité à Jules de reprendre la parole pour rebondir sur ses précédents propos. « La vérité. Tu aurais pu me dire la vérité. » Qu’il finit toutefois par souligner par la suite, lorsqu’elle explique ne pas avoir su que répondre. Il aurait préféré la vérité plutôt que de se leurrer de la sorte, car le retour à la réalité s’est avéré bien plus compliqué que s’il avait su dès le départ à quoi s’attendre. Et Alfie se plonge une nouvelle fois dans le silence lorsqu’elle explique qu’il est peu probable qu’elle s’en remette. Il l’écoute, mais ses yeux à lui fixent aussi le carrelage, alors qu’il a confirmation de toutes ses idées qui se sont immiscées dans son esprit depuis quelques temps : il ne peut pas la rendre heureuse, et elle vient de l’avouer de manière implicite. Elle a beau essayer de le rassurer comme la première fois, il n’accorde plus aucun crédit à ses propos, ni à ses certitudes qu’ils arriveront à passer au-dessus. Son regard se relève au même titre que celui de Jules, et c’est de l’incompréhension qui apparaît dans ses pupilles. « Tu... tu crois que tu n’arriveras pas à t’en remettre ? » Qu’il finit par demander lorsqu’il reprend la parole, réagissant sur la chose qui lui apparaît comme la plus évidente, et la plus douloureuse, aussi. « Ou… tu crois que tu n’arriveras pas à me pardonner ? » Car dans sa tête, c’est une idée qui fait son chemin. « J’ai l’impression que tu me laisses pas le bénéfice du doute. » Qu’il reprend finalement, ses mains venant se resserrer autour du lavabo derrière lui et ses pieds se croisant. « Tu as conscience que je n’ai pas été aussi catégorique sur la question que tu as l’air de t’en être persuadée ? » Il reprend, sa voix se voulant presque douce. « Ce n’est pas tant que je ne veux pas d’enfants, c’est que je ne m’en sens pas prêt. » Même s’il est vrai qu’il n’en a pas spécialement envie, il n’est pas complètement fermé sur le sujet, contrairement à ce qu’elle a l’air de penser. « Je sais pas comment être père. Et je sais que tu m’as dit que ça s’apprenait, mais je ne sais pas comment je pourrais le faire. Je… j’ai pas de bonnes références, dans le domaine. Ma relation avec mes parents est complètement fracturée, au point où on est des étrangers les uns pour les autres. » Il esquisse un rire nerveux, fuit le regard de sa petite amie face à cette vérité qu’il n’a jamais formulée de vive voix. Parce que personne n’est supposé douter de l’amour de ses propres géniteurs, pas vrai ? « Tout ça parce que je ne suis pas comment ils l’espéraient, parce qu’ils n’ont pas réussi à se faire à moi. Qu’est-ce que je vais faire, si j’arrive pas à me faire à lui ? » À leur enfant. « Je ne veux pas être comme eux, mais… je suis exactement comme eux. » Il ponctue d’un nouveau rire. Dénué d’émotions, incapable de communiquer, fermé à toute tentative de parler de soi pour résoudre les problèmes. « Je me sens pas prêt, mais je te l’ai dit, je me projette avec toi. » Qu’il confirme, avant de reprendre rapidement : « j’aimerais que tu arrêtes de penser que c’était un non catégorique, de donner l’impression que je suis totalement réfractaire à cette idée. » C’est la façon dont il interprète les choses, du moins. « Je ne le suis pas. » Il confirme, même s’il ne peut pas prétendre être particulièrement enjoué par cette idée. « C’est juste que l’idée n’est pas aussi évidente qu’elle l’est pour toi, parce que ça me demande certaines adaptations et que je sais pas vraiment comment m’y prendre. » Il soupire avec un haussement d’épaules. « Sur moi, ma façon d’être, ma manière de vivre ma vie, sur mon travail, et… enfin, voilà. » Il marque un bref silence avant de conclure ; « ce n’était pas un non. »
Si je n’avais pas eu l’idée stupide de veiller pour provoquer une confrontation qui me paraissait nécessaire, je n’aurais pas eu à affronter cette conversation difficile à soutenir et je n’aurais pas eu à entendre des vérités que je n’étais pas prête à admettre. Les paroles d’Alfie sont dures par moments et durant de courts instants, j’en viens à regretter d’avoir été à l’initiative de tout cela. Malgré tout, je me rends compte que nous en avions besoin et les minutes qui s’écoulent sans que nous ayons terminé de vider nos sacs respectifs prouvent qu’il était impératif que nous en arrivions là avant que nous explosions chacun dans notre coin. Peut-être qu’il ne le voit pas de cette façon là mais plutôt comme une punition que je lui inflige mais j’espère que s’ouvrir à moi lui permet de réaliser qu’il est sûrement plus facile de se livrer plutôt que de tout intérioriser constamment. Dans ce domaine, je n’ai pas de leçons à lui donner car s’il a choisi de tout garder pour lui en attendant que les choses se tassent d’elles-mêmes, j’ai finalement agi exactement de la même façon, préférant me montrer patiente – ou plutôt me voiler la face – en supposant que notre couple était indestructible et que cette distance entre nous ne signifiait rien si ce n’est que les préoccupations du quotidien prenaient le pas sur notre couple pour un laps de temps qui resterait restreint. Cependant, tous les sujets que nous évoquons les uns après les autres sont durs et je ne suis pas certaine d’avoir les épaules pour supporter tout ça jusqu’à ce que le jour se lève et que je sois obligée d’interrompre notre conversation pour aller travailler. Amelia fait malheureusement partie de ces tabous que nous n’évoquons jamais, parce que j’ai compris implicitement qu’il ne valait mieux pas l’évoquer, mais c’est justement le fait que ces souvenirs soient gardés précieusement sous clés qui m’intrigue et le fait qu’il compare ma conversation avec Harvey à celle qu’il pourrait avoir avec Evie me fait froncer les sourcils. « Je ne pense pas que ça me ferait plaisir, en effet. » J’admets, parce que c’est la vérité, j’aime l’idée qu’il me sache suffisamment honnête et transparente avec lui pour qu’il n’ait pas besoin de glaner des informations à droite et à gauche, mais le problème est là, justement, je ne lui cache absolument rien et je ne suis pas certaine que l’inverse soit vrai. « Sauf que tu n’apprendrais rien de plus que ce que je t’ai dit en discutant avec elle, parce que je t’ai absolument tout raconté, dans les moindres détails. Je ne suis pas certaine que tu puisses en dire autant et ça ne m’avait jamais dérangé avant que je me rende compte que votre relation était différente de ce que j’avais pu imaginer. » Ou plutôt que leur relation n’avait rien d’une véritable relation et était suffisamment malsaine pour que je sois heureuse qu’elle ne soit pas en capacité de débarquer dans notre vie comme Joseph a pu le faire quelques semaines auparavant. Malgré tout, Alfie fait preuve de bonne volonté en réitérant sa proposition d’éclaircir les zones d’ombres qui persistent et pendant un instant, j’hésite, pas certaine que le moment soit bien choisi et en même temps persuadée que cette opportunité ne se représentera pas une nouvelle fois. « Je crois que je ne comprends tout simplement pas qui elle était pour toi, je croyais que vous étiez amoureux et finalement j’ai l’impression que vous n’étiez pas vraiment un couple dans le sens classique du terme. Je veux dire, tu étais avec Harvey en même temps, non ? » J’ai peut-être des problèmes d’ordre chronologique mais dans mon esprit, il me paraissait évident que sa relation avec Amelia était suffisamment solide pour qu’ils la considèrent autrement que comme un passe-temps. « Ce n’est pas très clair, ce que je te dis mais ce n’est pas trop clair dans ma tête non plus. » Je veux juste savoir ce qu’elle lui apportait pour qu’il reste avec elle sans pouvoir lui accorder l’exclusivité ou alors ce qui manquait à leur relation pour qu’elle ne lui suffise pas mais ce sont des questions que je peux pas poser à haute voix parce que je ne pense pas que ce serait légitime de ma part.
Alfie me blesse sans vraiment le vouloir, en prononçant des vérités que je ne suis pas prête à entendre et parce que je suis sur la défensive et frustrée de ne pas voir cette conversation aboutir à quelque chose de positif plus rapidement, je me montre injuste envers lui, certaine de parvenir à le toucher par mes mots, à mon tour et désireuse de lui faire ressentir ce que je ressens moi aussi. Mais évidemment, parce que je réussis trop bien ce que j’entreprends, c’est bien la culpabilité qui m’assaille alors qu’Alfie a l’air complètement perdu face à mes propos. Je secoue la tête vigoureusement de droite à gauche pour démentir mes propres mots, regrettant immédiatement de l’avoir poussé à se demander à quel moment il avait pu si mal se comporter avec moi. « Non… Parfois… Je ne sais pas. » Une explication d’une clarté ahurissante qui ne résout rien « Ce n’est pas ce que je voulais dire, j’ai peut-être tendance à prendre les choses trop à cœur. » La vérité, c’est que malgré ses idées complètement dingues, son impulsivité qui le pousse à prendre des décisions que je n’aurais sûrement pas prises, Alfie a toujours été génial avec moi, patient, à l’écoute, protecteur même lorsqu’il le jugeait nécessaire et en le piquant de cette manière, je me comporte comme une horrible garce que je ne pensais pas être. « C’est juste que ces derniers temps, j’avais l’impression que tu étais là sans l’être alors forcément, c’était plus facile pour moi d’interpréter tes propos de manière négative. » Je me suis fait des films en imaginant que son éloignement avait un rapport avec notre couple, contrairement à ce qu’il me dit, mais j’ai quand même du mal à comprendre comment il peut prétendre que ça n’a aucun rapport avec moi mais me fuir comme si le simple fait de croiser mon regard pouvait suffire à assombrir encore davantage son moral vacillant. Je pensais qu’on était capables de parler de tout, de se confier sur tout, de s’écouter et de se comprendre et en refusant de se livrer à moi, j’ai l’impression qu’il essaie de me prouver que la confiance qu’il me porte n’est plus aussi forte qu’elle l’a été par le passé. C’est pour cette raison que je veux savoir pourquoi il ne m'a rien dit concernant Leah, Joseph ou encore Harvey et je suis heureuse et soulagée qu’il ne me réponde pas qu’il n’avait tout simplement pas envie de partager ça avec moi. « Harvey aurait du mal à te reprocher d’être parti de cette façon sachant qu’il a fait exactement la même chose. » Un jour, il n’est plus revenu à la bibliothèque. J’ai continué à y aller, tous les jours, attendant de le voir franchir les portes vitrées avec son air blasé faussé par des yeux pétillants laissant transparaitre sa bonne humeur. Il n’est jamais revenu, enfin si, mais seulement dix ans plus tard. Bien sûr, ce n’est sûrement pas comparable compte tenu de la nature de leur relation, mais si ça peut le rassurer sur le parti que je prendrais face à une pareille révélation, c’est déjà ça. « Depuis quand est-ce que tu as peur de mon jugement ? Tu n’as pas à avoir honte des décisions que tu as pu prendre, qu’elles aient été bonnes ou mauvaises. » Je ne l’ai jamais jugé, jamais, et c’est parce que nous avons pu nous faire confiance mutuellement que j’ai pu me montrer totalement honnête avec lui et j’étais jusqu’ici certaine qu’il agissait de même avec moi. Je lui ai confié mes pires craintes, les moments difficiles que j’ai eu à traverser, tous mes ressentis, même les plus enfouis et les plus durs à extérioriser alors j’ai beaucoup de mal à entendre qu’il ne s’est pas senti capable de se confier. « Ce n’est pas parce que Joseph n’est pas capable de faire les bons choix que votre amitié n’est pas importante, peut-être que tu ne peux juste pas l’aider. » Il faudrait pour cela que Joseph ait envie d’être aidé et ce n’est pas vraiment évident. J’ai l’impression qu’Alfie s’en veut de ne pas réussir à venir en aide à son ami, et le fait qu’il se sente redevable, pour une raison que je n’ai pas demandée, ne doit pas aider. « Je sais que tu te sens redevable mais tu fais de ton mieux, il faut que ça vienne de lui, aussi. » A moins de le séquestrer quelque part, mais la prison n’a pas eu l’air de le remettre sur le droit chemin alors j’imagine que ce n’est pas une prolongation de son enfermement qui l’aidera. Pour ce qui est de Leah, je comprends qu’il se soit retrouvé dans une position inconfortable et je m’en veux de ne pas avoir été là pour lui lorsqu’il en a eu besoin, j’ai été trop obnubilée par mes propres problèmes pour m’intéresser aux siens et je déteste me montrer aussi égoïste. « Je trouve ça très légitime, au contraire et ça ne veut pas dire que tu t’opposes au bonheur de Stephen, simplement que tu n’es pas encore prêt à tourner cette page alors que lui semble l’être. Personne ne peut te le reprocher. » Je crois que Stephen lui-même comprendrait les difficultés d’Alfie à accepter qu’une nouvelle personne partage sa vie. Le deuil est quelque chose de très personnel et s’il a encore aujourd’hui l’impression que Rachel nous a quitté hier, il n’est pas étonnant que la place de sa cousine ne soit pas vacante dans son esprit. « Tu sais, il n’était pas du tout prévu que tu sois le dernier au courant, je l’ai découvert complètement par hasard et je n’ai pas été capable de tenir ma langue, Stephen était dévasté quand il l’a appris. Être celui qui te l’annoncerait était important pour lui, très important, et je suis sûre que s’il a autant tardé à le faire c’est justement parce qu’il avait peur de te blesser. » J’ai minimisé les choses en pensant que si je les évoquais avec légèreté, alors l’impact qu’aurait cette bombe serait moins important mais finalement, j’ai juste envoyé à Alfie un message totalement faux disant que tout le monde devait se réjouir de ce nouveau bonheur et que sa tristesse et son malaise n’étaient en aucun cas acceptés. « Je pense quand même qu’elle n’y est pour rien, Leah, si tout cela reste difficile pour toi et c’est pour ça que je t’ai repris, je ne voulais pas qu’elle ne sente pas bien accueillie ou que Stephen se sente obligé de faire un choix. » J’ai voulu protéger la jeune femme, par solidarité mais aussi parce que notre précédente rencontre m’avait laissé entrevoir quelqu’un qui méritait qu’on lui laisse une chance. J’aurais dû en parler à Alfie et je l’aurais sûrement fait si je n’étais pas obnubilée par ma propre déception. Je n’ai pas fait attention à lui ce jour-là, tout comme je l’ai négligé alors que j’improvisais une soirée en compagnie de Joseph pour lui soutirer des informations. Il a beau prétendre que je ne suis pas coupable, je sais que je suis en grande partie responsable de ce qui est arrivé. Malgré tout, savoir qu’Alfie ne m’en tient pas rigueur est suffisant pour moi et je hoche la tête, acceptant quelque chose dont j’aurais pourtant du mal à me convaincre.
J’ai l’impression que la conversation devient plus facile parce qu’Alfie parle enfin, ouvre son cœur, dit ce qu’il pense réellement et ne met aucun filtre à ses propos, mais elle devient aussi plus difficile parce que les mots qu’il emploie sont durs et me font comprendre à quel point il doit se battre intérieurement pour réprimer des pensées pourtant légitimes mais qu’il s’efforce de garder pour lui. Bien sûr qu’il avait le droit de ne pas avoir envie de rencontrer Leah, bien sûr qu’il a le droit d’avoir du mal à imaginer que quelqu’un puisse remplacer Rachel et personne ne lui en tiendra rigueur s’il met du temps à accepter tous ces changements. J’aurais aimé qu’il se sente capable de m’en parler, j’aurais au moins pu le rassurer sur le fait que son ressenti était parfaitement normal et ne méritait aucun jugement négatif, mais ça ne s’est pas passé comme ça, malheureusement. « Pourquoi est-ce que tu n’as pas essayé de lui dire que c’était un peu trop tôt ? Il aurait compris. » Il aurait sûrement été attristé de se rendre compte qu’Alfie n’arrivait pas facilement à être heureux pour lui mais je suis certaine qu’il n’aurait pas eu de mal à se mettre à sa place et à comprendre que le drame était encore trop frais pour qu’il le voit dans les bras d’une autre. « Il sait parfaitement que tu veux le savoir heureux et je le sais moi aussi, mais tu ne peux pas mettre de côtés ce que tu ressens pour lui faire plaisir, c’est impossible. » Il a l’air de penser que son opinion compte peu et que s’il se tait, ce sera mieux pour tout le monde mais il suffit de regarder où on en est à présent pour se rendre compte que c’est loin d’être le cas, évidemment. « Leah est une fille super, c’est vrai, mais ce n’est pas pour autant que tu dois lui accorder une place importante dans ta vie à contrecœur. » Il vit à deux cent à l’heure, Alfie, il a besoin que tout aille vite, qu’il y ait de l’action constamment mais justement, dans ce cas de figure, je ne pense pas qu’aller vite soit la solution. Au contraire, il doit prendre le temps d’apprendre à la connaitre, prendre le temps de la découvrir et prendre le temps de lui créer une petite place. Un jour, peut-être, il se rendra compte de son attachement pour elle, mais au moins il n’aura pas forcé les choses. Evidemment, je crains fort que l’annonce de la grossesse soit un nouveau coup de massue pour lui mais je tiens ma langue parce que j’en ai fait la promesse et je maudis intérieurement Leah de m’imposer de garder le silence sur un sujet aussi important. « Le problème, c’est qu’on est pas dans ta tête, Alfie, si tu ne dis rien, on ne peut pas savoir ce que tu ressens. » Et c’est bien le problème, il peut avoir beaucoup de mal à se livrer, et surtout lorsqu’il s’agit de sentiments tels que ceux qu’il éprouve envers Rachel. « Tu as toujours donné l’impression que tu traversais tout ça si facilement, je me suis toujours demandée comment tu arrivais à être aussi fort, mais tu n’es pas obligé de l’être. » Je me souviens de l’annonce de la maladie, de son ton neutre, presque sans émotion lorsqu’il m’avait fait part de cette terrible nouvelle. Je me souviens de mes larmes, beaucoup trop nombreuses, mais je ne me remémore pas les siennes parce que je l’ai toujours vu nous porter tous avec une force dont peu de gens auraient été capables. Il a accompagné Rachel dans les pires moments, a soutenu Stephen lorsqu’il n’était plus capable de gérer la situation, a séché mes larmes alors que je revivais mon propre drame familial survenu des années plus tôt. Et lui dans tout ça ? Qui a été là pour lui ? Qui l’a épaulé ? J’aurais aimé être celle sur qui il pouvait se reposer, mais il a toujours donné l’illusion de n’avoir besoin de se reposer sur personne, ou en tout cas pas autant de fois que ce qui aurait été vraiment nécessaire. Mon cœur se brise lorsqu’il avoue que vivre sans elle est difficile et je fais un pas vers lui, juste un tout petit pas qui me permette de tendre le bras pour laisser mes doigts effleurer sa joue, dans un geste plus maternel qu’amoureux avant que ma main ne retombe mollement, comme si ce geste affectueux n’avait pas vraiment lieu d’être compte tenu de l’ambiance entre nous. « Je sais. » Je murmure finalement, parce que je ne peux rien dire d’autre, bien sûr qu’elle lui manque, bien sûr que son absence est douloureuse et bien sûr qu’il est difficile de faire son deuil lorsqu’on a décidé de ne pas dévoiler ses sentiments. Peut-être que cette conversation est le début d’un long chemin vers l’apaisement, en tout cas je l’espère, il a besoin que ses blessures cicatrisent, cette plaie béante va finir par lui faire énormément de mal. J’ignorais que Leah serait un sujet qui prendrait autant de place dans notre conversation. J’ai clairement minimisé l’impact de son arrivée dans nos vies et le fait de ne pas pouvoir dévoiler à Alfie les raisons de mon mal-être lors de la soirée d’anniversaire rend les choses encore plus compliquées, surtout lorsqu’il finit par me demander directement pourquoi ce goûter était aussi compliqué. « Elle… Elle avait besoin de se confier à quelqu’un et elle a profité de votre sortie pour se livrer et je crois que je n’étais pas la bonne personne pour entendre ses confidences. Je n’avais pas envie de savoir tout ça, j’étais mal-à-l’aise et je n’ai pas réussi à passer au-dessus pendant le reste de l’après-midi. » Encore maintenant, imaginer que cette femme en couple depuis quelques mois soit capable de mettre au monde un enfant alors qu’au bout de trois ans, c’est quelque chose que je ne peux pas envisager est beaucoup trop difficile à encaisser. Je me bats avec moi-même pour réprimer la jalousie que je ressens envers elle mais malgré tous mes efforts, je ne suis pas capable d’y arriver. « Je suis désolée de ne pas avoir été là pour toi alors que tu avais besoin de moi. » Je finis par déclarer, consciente que mon regard assassin n’a pas dû l’aider à se sentir mieux même s’il ne lui était pas directement destiné. J’étais tellement en colère et c’est lui qui en a fait les frais, parce que j’avais besoin d’un coupable et que son refus d’avoir un enfant avec moi m’avait suffi à lui confier sans scrupule le rôle de victime pour le reste de la journée.
Je ne sais pas si reconnaitre mes torts sera bénéfique pour nous et l’aidera à se rendre compte que je suis toujours là pour lui, bien que mon attitude ait pu lui laisser entendre le contraire, mais j’ai besoin d’être honnête parce que c’est comme ça que j’ai toujours fonctionné et que le fait de ne pas l’être m’a desservie jusqu’ici. Il a parfaitement raison d’ailleurs, j’aurais dû dire la vérité concernant mes difficultés à accepter son refus d’avoir ce bébé dont j’ai tellement envie, mais j’ai eu trop peur de l’impact que la vérité pourrait avoir. Notre couple a souffert de mon manque d’honnêteté plus que de la conversation en elle-même mais le sujet reste difficile à évoquer malgré tout et mon estomac se serre, tout comme mon cœur alors que mon regard croise celui d’Alfie et que je crois y lire autant de tristesse que de peur et d’incompréhension. Mes yeux sont brillants et j’enfonce mes ongles dans la paume de ma main en serrant le poing pour empêcher les larmes de couler sur mes joues. Je ne veux pas en reparler parce que je ne veux pas lui donner les réponses à ses questions. Je sais pertinemment qu’elles ne seront pas satisfaisantes et je n’ai pas envie de le décevoir ou de le blesser. Je n’ai plus vraiment le choix, je le sais, il a accepté d’évoquer Amelia, Harvey, Leah, toutes ces personnes qui font que son quotidien est plus compliqué qu’il le souhaiterait en ce moment, alors je ne peux pas me défiler parce que c’est à mon tour d’être mise en difficulté. « Si ! Bien sûr que si ! » Je me hâte de m’exclamer alors que je n’ai en réalité aucune certitude quant à ma capacité à surpasser cette déception. Je retombe dans mes vieux démons parce que j’ai tellement envie de me convaincre que je vais effectivement m’en remettre et que tout ira bien très prochainement. « C’est juste plus difficile que ce que je pensais mais je m’en remettrais, j’en suis sûre. » Il est beaucoup trop important pour moi pour que je laisse cette déception détruire tout ce qu’on a construit, j’aimerais qu’il le sache, mais je ne sais pas comment le lui faire comprendre et j’ai trop peur d’évoquer mon attachement pour lui dans un moment où nos doutes respectifs n’ont jamais été aussi nombreux. « Je n’ai rien à te pardonner. » J’affirme, cette fois-ci avec certitude, parce que je sais, évidemment, qu’il n’est coupable de rien et que si je suis déçue c’est parce que je vois mes rêves s’éloigner encore une fois alors que j’étais tellement persuadée de pouvoir les réaliser à ses côtés. J’aurais dû avoir cette discussion avec Alfie il y a bien longtemps, au lieu de me laisser porter par notre si belle histoire en m’imaginant que lorsque je déciderais que c’est le bon moment, il me suivrait naturellement. « C’est bien ça le problème, je ne devrais même pas t’en vouloir, tu as le droit de ne pas partager mon opinion et d’envisager l’avenir différemment, je devrais être capable de l’accepter. » Mais ce n’est pas le cas, je lui en veux de me faire aussi mal, je lui en veux de ne pas avoir la force d’affronter ses peurs, je lui en veux de se comporter comme un adolescent alors qu’il a largement passé l’âge et je lui en veux de ne pas s’être rendu compte avant qu’il ne pourrait pas me permettre d’accéder à ce rêve dont il avait pourtant pleinement conscience avant même que je n’évoque le sujet. Une fois de plus, je rejette la faute sur lui parce qu’il me faut trouver un coupable et que c’est certainement plus facile de le considérer comme tel, mais je sais pourtant qu’il n’en est rien. Il s’est simplement contenté d’être franc avec moi et j’ai piétiné toutes les belles paroles destinées à le rassurer que j’ai pu prononcer ce soir-là. Mes yeux fixent de nouveau le sol mais je finis par relever la tête lorsqu’il prend le temps de m’expliquer que je n’ai sans doute pas bien compris ce qu’il avait voulu dire. Dans un premier temps, ses paroles me rassurent parce qu’elles me permettent de croire qu’un jour, peut-être, je pourrais devenir la mère que j’ai toujours rêvé d’être, d’autant plus que les doutes qu’il évoque me paraissent normal et montrent justement qu’il est suffisamment responsable pour ne pas se lancer sur un coup de tête alors que c’est d’une vie humaine dont il s’agit et non pas d’un loisir passager. Le fait qu’il évoque sa relation avec ses propres parents me fait mal au cœur une nouvelle fois parce que je sais à quel point il a souffert du manque d’intérêt dont ont fait preuve ses parents vis-à-vis du petit garçon qu’il était et de l’adulte qu’il est devenu. Mais ce qui finit par transformer mon soulagement en inquiétude est bien l’évocation de ses capacités d’adaptation qui ne devraient pas être sollicitées dans une prise de décision telle que celle d’avoir un enfant. Je ne veux pas qu’il accepte simplement parce qu’il veut aller dans mon sens, ce n’est pas comme ça que ça doit fonctionner. « Tu n’es pas comme tes parents, Alfie, pas du tout, et parce que tu connais les erreurs qu’ils ont commises et que tu en as souffert, je suis persuadée que tu serais incapable de les reproduire. » Je suis certaine que les Maslow ont des bons côtés, mais pour ce qui est de l’éducation de leur fils, ils sont passés à côté de plein de choses. Je ne suis pas certaine que leur relation soit rattrapable même si j’espère qu’elle l’est encore. Je crois qu’Alfie aura besoin un jour ou l’autre d’évoquer avec eux son passé pour pouvoir arrêter de se torturer avec tout ça. « Mais c’est justement parce que je ne veux pas agir comme tes parents que je préfère considérer a réponse comme un non catégorique. » Je tente d’expliquer, sans trop savoir où je vais et si les mots que je m’apprête à prononcer vont être compris par Alfie. « Je n’ai pas envie que tu deviennes celui que j’ai besoin que tu sois, j’aimerais que tu puisses rester toi-même et que tu ne te sentes pas obligée de te conformer à mes désirs. Si je considère que tu accepteras peut-être un jour, je ne vais pas cesser d’espérer et d’attendre le jour où tu changeras d’avis avec impatience, je ne veux pas que tu portes toute cette pression, je n’ai pas le droit de t’infliger ça. » Est-ce que ce serait la première fois que je lui impose mes choix de vie ? Au fond, je sais bien que non et c’est aussi pour ça que je m’interdis d’agir de cette manière. Je n’ai pas l’intention de formater Alfie pour qu’il devienne une sorte de robot parfait, parce qu’il est déjà parfait à sa manière et que j’aime autant ses défauts – bon, honnêtement, parfois je les déteste aussi – que ses qualités et que c’est sa présence dans ma vie qui m’a permis d’être aussi heureuse et épanouie que je l’étais il y a encore quelques semaines. « Si c’est aussi difficile pour moi, ce n’est pas seulement parce que tu n’es pas prêt alors que moi je le suis, c’est parce que j’aimerais être capable de mettre mes rêves entre parenthèses pour le bien de notre couple et que je me rends compte que je ne le suis pas. » De nouveau, mes yeux fixent le sol, bien décidés à inspecter chaque millimètre de carrelage plutôt que d’avoir à affronter tout ce que je pourrais lire dans le regard d’Alfie. « Je ne veux pas être égoïste. » Je murmure presque, alors que c’est pourtant tout ce dont je suis capable, être égoïste. Je n’arrive pas à renoncer à l’idée de devenir maman, elle m’obnubile à tel point que ça en devient douloureux et je ne sais pas comment m’y soustraire. « Tu mérites mieux. » Mieux qu’un entourage qui n’est jamais satisfait de ses choix et de ses envies, mieux que ce que je peux lui en offrir en ne parvenant pas à faire le deuil de cet enfant qui n’arrivera pas maintenant et peut-être même jamais, mieux que de se voir imposer des choix de vie qui ne lui correspondent pas. J’ai toujours pensé que notre amour était tout ce dont nous avions besoin pour être heureux et je n’aspire qu’à retrouver cette insouciance des débuts. J’espère que c’est encore possible.
S’il avait redouté la confrontation sur le chemin du retour, il s’était accroché au fait qu’il ne s’agirait que d’un mauvais moment à passer ; et qu’une fois le sujet Harvey Hartwell clos, ils pourraient reprendre le cours de leur quotidien. Il n’avait pas envisagé la possibilité que Harvey ne soit qu’une excuse pour justifier l’ouverture d’autres chapitres et que, finalement, les explications qu’il avait pu préparer avant de franchir le seuil de leur appartement n’en resteraient que dans ses pensées. Car, en réalité, ce n’est pas tant Harvey le problème que son comportement des dernières semaines, un comportement qui ne lui paraît pas tant anormal compte tenu de la situation qu’est la sienne. Mais il n’a pas eu le temps de réfléchir à ces justifications-là, et Alfie a l’impression de converser avec un mur ; peu importe ce qu’il peut dire, il a cette désagréable sensation que Jules s’est forgée une opinion sur la question et qu’elle ne concédera à lui accorder du crédit seulement lorsqu’il formulera les choses telles qu’elle les imagine. Pire, il semblerait qu’elle fasse plus confiance aux remarques d’Ariane, aux bourdes de Joseph et aux révélations de Harvey, lorsqu’il prend conscience que leurs retrouvailles n’a pas seulement été l’occasion de révéler la nature de la relation entre les deux hommes, mais aussi de s’épancher sur celle qui liait Alfie à Amelia. Et si dans un premier temps cela le rend dingue d’apprendre que sa tornade blonde fut évoquée sans qu’il n’en donne l’autorisation, Jules marque un point : il peut le prétendre, la vérité est qu’il ne donne jamais vraiment son consentement pour parler d’elle. À quoi bon ? Amelia est morte et enterrée, elle appartient au passé, comme ses proches ont tenté de lui faire comprendre alors que son cadavre n’était pas encore froid. Toutefois, ce n’est pas parce qu’il peut comprendre sa curiosité qu’il la pardonne ; elle n’aurait probablement pas apprécié qu’il se permette un comportement similaire concernant sa relation avec Julian. Elle l’admet, et il pince les lèvres pour dissimuler le sourire victorieux qui tente de se dessiner sur ses lèvres, qui disparaît très vite lorsqu’elle reprend la parole. Il passe une main sur son visage pour masquer son agacement et le roulement de yeux qu’il ne parvient à contenir. Une nouvelle accusation s’ajoute aux précédentes, il commence à perdre patience ; pourquoi est-ce qu’il aurait dû tout lui raconter dans les moindres détails ? À ses yeux, elle n’avait pas besoin d’en savoir plus que les explications qu’il lui avait fournies pour expliquer la présence de cette cicatrice sur son torse lorsqu’il n’avait plus d’excuses pour la dissimuler. Un accident de voiture, une ex décédée, un deuil difficile. Le reste ne la concernait pas parce qu’Alfie n’a jamais compris quel était l’intérêt de révéler l’entier des détails de son passé à sa conjointe, principalement parce que l’idée est de construire un futur plus que de ressasser un passé. C’est avec Juliana qu’il se construit, ce n’est plus avec Amelia, et il ne voit pas pourquoi il aurait été de bon goût de lui faire une place dans cette relation, la seule qui est parvenue à panser les plaies infligées par son amour de jeunesse, qu’il s’oblige à rouvrir pour permettre à Jules de comprendre ce qu’il n’a jamais voulu expliquer. « On était jeunes, on avait seize ans, on allait pas passer notre vie avec l’autre ni s’enfermer dans une relation alors qu’on avait surtout besoin de se découvrir nous-mêmes. On avait besoin de repousser nos limites pour les connaître, alors bien-sûr que notre relation n’avait rien de classique. » Il précise en haussant les épaules. Il ne veut pas brusquer Jules, mais sa conception des relations amoureuses diffèrent fortement de la sienne, il l’a compris dès leur rencontre. Là où elle croit au prince charmant, ne jure que par la fidélité et le dévouement à l’autre, Alfie n’a jamais mené ses relations ainsi – jusqu’à ce qu’il développe des sentiments pour Jules. Et ça ne le dérangeait pas, et probablement que ça ne le dérangerait pas si les circonstances faisaient que cette manière de vivre pouvait encore être la sienne. « Je… désolé, mais à cette époque, ça me serait pas venu à l’idée d’être dévoué qu’à une seule personne. Encore moins à elle. Elle me manipulait, elle me faisait du mal, beaucoup de mal et… je voulais lui en faire aussi, et je savais que ça marchait quand j’étais avec Harvey. » Il explique, son regard qui fuit celui de Jules alors qu’il cherche ses mots. « C’était un dommage collatéral, c’était mon dommage collatéral, et c’est pour ça qu’il m’en a voulu, et peut-être qu’il m’en veut encore. » Pour cela, il faudrait s’y intéresser, et Alfie est passé à autre chose. « Mais j’étais dingue d’elle, et peut-être qu’elle aussi. C’était juste… notre façon de se le prouver. » En se rendant dingues. Parce que c’était ainsi que cela marchait entre eux, et que s’ils n’essayaient pas d’atteindre l’autre, cela donnait l’impression qu’ils en avaient plus rien à faire, et c’était absolument impensable. Alors ils se faisaient souffrir, juste pour se prouver qu’ils tenaient l’un à l’autre. « Je… je sais que tu ne comprends certainement pas, mais c’était… oui, c’était logique pour nous alors... » Laisse-moi au moins ça. Haussant les épaules, Alfie ne voit pas ce qu’il pourrait ajouter d’autre ; parce que le reste lui appartient. À lui, et à Amelia. Tout comme cette relation qu’il construit aujourd’hui lui appartient à lui et Juliana, et qu’Amelia n’a pas à parasiter celle-ci.
L’anthropologue est pris au dépourvu lorsqu’elle évoque des vacheries qu’elle recevrait, laissant Alfie interdit quelques instants et surtout complètement perdu face à ce qu’il est supposé comprendre de cette pique qui le blesse sérieusement alors même qu’il semblerait que ce soit elle qui soit blessée par tout ce qu’il peut dire. Alors il réfléchit, Alfie, il passe en revue les conversations qu’ils ont pu avoir au cours des dernières semaines, tentant de mettre en lumière les instants où il aurait pu être trop virulent, trop franc, trop direct, et presque sadique, à en croire Juliana. Si le but est de le faire réagir, elle n’aurait pas pu mieux s’y prendre ; et le voilà qui s’interroge sur plusieurs mois d’une relation quelque peu différente, il est vrai, mais qu’il ne pensait pas être autant écorchée. Pourquoi n’en a-t-elle pas parlé avant ? Lorsqu’il aurait été en mesure de prendre conscience de son comportement et de changer celui-ci avant qu’une rancune ne puisse naître, et qu’il cesse de la heurter à l’instant même où il aurait pu commencer ? Ils ont parfois eu des conversations houleuses, des disputes, des instants tendus comme tous les autres couples, mais jamais il n’aurait pensé qu’il pourrait se montrer blessant. Et il ne le prendrait pas aussi mal s’il y avait eu une part d’intentionnalité là-dedans, mais jamais, oh jamais, il n’a voulu, ni même envisagé, faire du mal à sa petite amie. Et lorsqu’il demande plus de précisions pour l’aider à comprendre, la jeune femme se rétracte et Alfie fronce les sourcils, l’air perdu ayant fait place à une certaine colère. Non ? Parfois ? Je ne sais pas ? Il n’en sait pas plus et il soutient le regard de Jules pour qu’elle poursuive et ne se défile pas, qu’est-ce qu’il a pu dire, exactement ? « Tu... » Te fous de moi ? Qu’il se retient de demander, lui laissant reprendre la parole et tentant de comprendre une telle réaction de sa part. Il y parvient lorsqu’elle explique que c’est plus facile d’interpréter ses propos de manière négative, même si cela ne le calme pas totalement. « D’accord, je vois. Je suis désolé si à cause de mon comportement, ça te paraît plus… facile d’interpréter les choses de cette façon-là, pour reprendre ses termes, ce n’est pas mon intention. » Il explique dans un premier temps, avant de rapidement poursuivre : « je suis sérieux, j’ai aucune envie de te blesser ou de te faire du mal, ça me viendrait pas à l’esprit, peu importe comment peuvent se passer les choses entre nous. Mais… tu peux pas me balancer ça comme ça, juste pour me faire culpabiliser. » Il souligne, parce que pendant un instant il a réellement cru que son comportement avait pu être particulièrement déplacé et incorrect, ce qu’il ne se serait probablement pas pardonné. Ou du moins, qu’il avait été dans l’attaque et la volonté de blesser Jules ; car on peut effectivement remettre en question son comportement, ce qu’il comprend alors que Jules lui reproche de ne pas avoir dit les choses. Mais à ses yeux ce silence était évident ; il s’est imposé de lui-même parce qu’il ne voyait pas d’autres options. Évoquer Harvey aurait nécessité d’évoquer la manière dont il s’est détourné de lui et surtout d’assumer auprès de Jules qu’il peut être ainsi ; et qu’il n’a jamais eu la moindre difficulté à faire sortir des gens de sa vie pour ses propres intérêts. Et il n’est pas surpris d’apprendre que Harvey s’est comporté de la même manière, lorsque Jules lui révèle que c’est ainsi que leur relation s’est achevée. Il relève la tête, se mord la lèvre dans une excuse silencieuse adressée à la jeune femme alors qu’il n’est pas le responsable de cet acte ; mais Jules aurait mérité mieux, parce que de manière générale elle mérite tellement mieux que ce que la vie et son entourage lui offre – lui y compris. Son estomac se sert alors qu’elle explique qu’il n’a pas à avoir peur de son jugement, et un instant il se dit que c’est l’opportunité de tout lui révéler, de faire preuve de cette honnêteté qu’elle réclame, mais il n’y arrive pas. Elle peut lui assurer autant qu’elle le veut, il a peur de son jugement, parce qu’il connait celui des autres, il connaît le sien sur sa propre personne, et il ne supporterait pas que la personne qui lui est le plus chère puisse se détourner de lui. Car elle le fera, peu importe ce qu’elle peut assurer. « Et pourtant, on en est là. » Il glisse avec un sourire pincé et presque triste : il a honte des décisions qu’il a pu prendre, surtout lorsqu’elles sont mauvaises. « J’ai peur de mon propre jugement avant celui des autres. » Il finit par admettre, avant de soupirer légèrement ; le sujet est clos, il ne veut pas s’attarder plus longtemps sur celui-ci. Mais il fait aveuglément confiance à son jugement, et le problème réside dans le fait que celui-ci ne l’a que très rarement amené à prendre les bonnes décisions et que, malgré cela, il persiste à lui faire confiance. Tout comme il persiste à faire confiance à Joseph, alors que ce dernier ne cesse de lui prouver qu’il ne le devrait pas. Et Jules marque un point, peut-être qu’il ne peut juste pas l’aider, parce que son ami refuse de l’être et qu’il est bien placé pour savoir qu’il est inutile de persister dans ce cas de figure. « J’en fais pas assez. » Qu’il finit par avouer, plus pour lui-même que pour Juliana. Et il n’en fera probablement jamais assez. Et Jules ne cesse d’appuyer là où ça fait mal lorsqu’ils évoquent désormais Leah, et qu’elle met en évidence le fait que Stephen semble prêt à tourner la page. C’est bien ça, le problème. C’est bien trop tôt, Rachel n’est pas décédée depuis deux ans qu’il s’est installée avec une autre fille et qu’ils élèvent ensemble Anabel. Ça va vite, ça va beaucoup trop vite et Alfie se débat avec cette idée parce qu’il a toujours été de ceux qui défendent le fait de mener sa vie comme on l’entend, et il ne peut donc pas juger la manière dont Stephen se remet. C’est contradictoire avec sa façon de penser, et c’est ce qui rend les choses aussi problématiques. « Mais il ne devrait pas ! Ça fait même pas deux ans. » Qu’il s’énerve avant de serrer le poing, conscient qu’il devrait réellement garder ce genre de pensées pour lui. « Et c’est en tardant autant qu’il a fini par me blesser. » Qu’il avoue avec un soupir. Parce que les Forbes étaient au courant avant lui, parce qu’Anabel l’était tout autant les nombreuses fois où elle est venue chez eux, que leurs amis communs l’étaient et même Jules. C’était une avance de quelques heures et elle n’a pas su tenir sa langue, mais il a eu l’impression d’être dans le Truman Show avec des protagonistes qui lui cachent délibérément la vérité. « Il a déjà fait un choix, de toute façon. » Il marmonne en secouant la tête. « Ouais, j’sais. Je suis… injuste. » Il précise, parce qu’il l’est ; il en a conscience. Mais Stephen n’était que difficilement joignable au cours des dernières semaines, trop occupé à construire une nouvelle vie de famille loin de la famille de Rachel. Et il le comprend, c’est bien le problème. Il le comprend, mais il ne l‘accepte pas. Raison pour laquelle il n’a pas voulu que Leah se sente accueillie dans cette famille dans laquelle elle n’a pas sa place. Et ça le tue, parce que ça ne lui ressemble pas, absolument pas, mais il ne peut pas s’en empêcher.
Alors peut-être qu’ils auraient dû attendre avant de faire les présentations, pour qu’Alfie puisse accepter la situation ou au moins, puisse s’y faire. Les choses ont été précipitées, il a eu l’impression de découvrir l’existence de cette Leah et de faire sa connaissance dans un contexte qui ne s’y prêtait absolument pas : l’anniversaire d’Anabel n’a fait qu’accentuer ce sentiment que Leah prend une place beaucoup trop importante pour son véritable rôle ; elle n’est que celle d’après, celle qui aide Stephen à panser ses blessures, sans aucune garantie que ce soit efficace et qu’elle se fasse une véritable place auprès de lui. Il aurait préféré rencontrer la brune dans d’autres circonstances, autour d’un souper, d’un café, d’un match de foot, mais certainement pas à l’anniversaire de sa filleule, la fille de Rachel – pas même celle de Stephen – alors que Leah prend le rôle de sa nouvelle maman en la couvrant de cadeaux et de bisous. « Et passer pour le rabat-joie de service parce que ça lui tenait vraiment à cœur et que je l’aurais envoyé balader ? » Non, il n’aurait pas voulu écoper du mauvais rôle. Et pourtant, c’est ce qu’il s’est passé, parce qu’il leur a donné raison : il n’était pas prêt et aucunement disposé à faire des efforts. « Mais il le faut, je vais pas pouvoir ignorer l’existence de Leah plus longtemps. Stephen l’aime, Anabel l’adore, tu sembles avoir trouvé une amie, et que je le veuille ou non, elle fait maintenant partie de notre quotidien. » Il s’agirait que d’une connaissance éloignée, Alfie parviendrait à s’y accommoder, mais Stephen n’est pas n’importe qui. « Je sais, oui. Mais… j’ai juste besoin de temps, ça va passer, je vais finir par gérer, ne t’en fais pas. » Il lui confirme, en affichant un léger sourire. « Et puis, si tout le monde l’adore, je vais bien finir par tomber sous son charme moi aussi. » Il ajoute, avant de reprendre : « limite tu devrais te faire du souci, j’dis ça, j’dis rien. » en affichant un sourire plus franc, qu’il pourrait presque ponctuer d’un léger rire si l’occasion s’y prêtait. Mais son naturel optimiste et détendu ne parvient pas à reprendre le dessus alors qu’il laisse divaguer, pour la première fois depuis longtemps, ses pensées vers Rachel. « Je sais. » Il répète quand Jules précise qu’ils ne peuvent pas savoir ce qui se passe dans sa tête. « J’essaie. Je t’assure, j’essaie. » De parler, de m’ouvrir. Mais c’est compliqué alors qu’il a été éduqué pour ne pas le faire. Alfie finit par baisser à nouveau la tête, murmurant un simple : « je ne le suis pas » à l’affirmation de Jules. Non, il n’est pas fort, c’est même tout l’inverse. Que cela concerne son passé ou Rachel, il n’est pas fort, il se cache derrière un masque d’assurance qui se fissure peu à peu. C’est une évidence qu’il n’admet jamais ; mais elle lui manque. Et si le temps diminue la blessure, dans son cas il a l’impression que c’est l’opposé, et que de jour en jour le trou dans son cœur laissé par la disparition de Rachel ne cesse de s’agrandir, jusqu’au jour où il finira réellement par engloutir tout ce qu’il y autour et qu’il n’arrivera plus à se raccrocher au reste. Il accueille le geste de Jules en fermant les yeux un bref instant durant lequel il s’accroche à cette douceur qu’elle lui offre, preuve que tout n’est pas totalement gelé entre eux, contrairement à ce qu’il était amené à penser lors de l’anniversaire d’Anabel, lorsque chaque regard qu’elle lui adressait lui donnait l’impression d’être des couteaux qu’elle se faisait une joie de planter dans sa chaire. Et si l’anniversaire s’est avéré compliqué pour lui, il en a été de même pour la jeune femme même s’il ne comprend pas vraiment ses explications. Il semblerait que Leah en ait profité pour se confier à elle, et si son naturel curieux a une furieuse envie de demander plus de détails, il sait aussi que si Jules ne lui en parle pas, c’est qu’il y a une raison. Elle ne peut pas lui reprocher de ne pas s’ouvrir et ne pas en faire de même simplement par esprit de contrariété, ainsi il respecte son silence et se contente d’un « d’accord » signifiant qu’il entend bien ses explications. « C’est pas grave, tu l’es toujours le reste du temps. » Il lui assure avec un fin sourire, non pas pour la rassurer, mais parce qu’il s’agit de la vérité. Il a toujours pu compter sur Jules, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, elle lui a toujours offert un soutien sans failles. Jusqu’à il y a quelques mois, mais il n’y songe pas à cet instant précis, alors qu’il se réconforte en songeant à l’accalmie qui s’instaure alors qu’il angoissait encore quant à cette dispute quelques instants après avoir franchi le pas de la porte, et concernant toutes ces choses qu’elle pourrait lui reprocher.
Ce sentiment n’est que de courte durée alors qu’il comprend qu’encore une fois, Harvey n’était qu’un prétexte et que les problèmes qui les lient sous bien plus ancrés. Comme c’est le cas de cette discussion qu’ils ont eue il y a quelques semaines, à propos de cet hypothétique bébé que Juliana désire tant alors qu’il n’est pas aussi confiant quant à cette perspective. Elle a essayé de lui assurer que ses craintes étaient justifiées et n’étaient pas graves, depuis c’est tout le comportement de la jeune femme qui l’interroge. Une distance qu’elle lui a reprochée qui est finalement devenue la sienne, et des silences gênants accompagnés de regards lourds de sens. Si beaucoup tendent à penser qu’Alfie est stupide lorsqu’ils ne le connaissent pas, ce n’est pas le cas, et il comprend parfois les choses, comme c’est le cas lorsque Jules lui fait payer ses doutes, même si elle prétend le contraire : le fait qu’il ne se sente pas prêt à avoir des enfants est un problème pour elle. Et finalement, elle lui reproche de ne pas parler, mais elle ne le fait pas pour autant alors qu’il découvre qu’elle n’est pas sûre de s’en remettre. Il n’est pas surpris par cette révélation, il s’y attendait, mais l’entendre à voix haute est bien plus douloureux que lorsqu’il se contentait de l’imaginer. « D’accord. » Il se contente de répondre lorsqu’elle assure qu’elle s’en remettra ; parce qu’il ne sait pas quoi dire : il ne la croit pas. Elle a ressassé cette conversation des semaines durant, pour qu’il découvre seulement aujourd’hui qu’elle lui a menti, et qu’elle n’a aucune assurance de parvenir à passer outre sa déception, et probablement outre sa rancœur contre lui. Car bientôt, cela implique une autre question ; est-ce qu’elle sera un jour en mesure de lui pardonner de devoir mettre ses rêves de côté pour lui ? Encore une fois, elle fait preuve d’assurance, mais Alfie n’est pas convaincu maintenant qu’il a compris qu’elle s’était empêtrée dans un mensonge pour lui faire plaisir. Et le pire dans tout cela, c’est qu’il ne peut même pas lui en vouloir. Il hoche la tête pour ne pas que sa voix trahisse de son incertitude, et baisse la tête quand il prend un nouveau coup de massue : elle ne devrait même pas lui en vouloir. Elle lui en veut. C’est tout ce qu’il retient, maintenant qu’elle l’a confirmé explicitement. Elle lui en veut, et elle n’est pas capable de l’accepter. Il se mord la lèvre alors qu’il se sent vouloir exploser ; et qu’il voudrait lui hurler dessus qu’elle aurait dû lui le dire, plutôt que de vouloir trouver un consensus pour éviter une conversation douloureuse. Parce que c’est l’impression d’être l’inévitable coupable de toute cette histoire qui est désormais douloureuse, et le fait qu’elle vient d’accentuer une pensée qui devient omniprésente depuis quelques semaines : elle serait tellement mieux sans lui. Il bride son bonheur, et parce qu’elle participe au sien, il agit égoïstement en voulant la garder auprès de lui alors qu’il devrait la libérer. « D’accord. » Qu’il répète, encore un peu sous le coup de ces réalisations. Et parce qu’il n’a plus l’impression d’avoir grand-chose à perdre, Alfie finit par préciser les choses ; en partie agacé par le fait qu’elle ait interprété ses craintes comme un non catégorique alors qu’il n’en est rien. Ce n’est pas qu’il ne veut pas d’enfants, c’est qu’il ne se sent pas prêt. Pour lui, la différence est importante, même si pour Jules, cela semble en venir au même. C’est un problème de fond sur lequel il doit travailler, et qui ne pourra pas se régler aussi facilement qu’elle semble le penser, ce n’est pas seulement une peur d’être un mauvais père, c’est aussi d’être un parent comme ceux qu’il a connu et qui n’ont pas réellement participé à son épanouissement. « J’aimerais en être aussi sûr, mais je sais pas. Ce sera peut-être pas les mêmes erreurs, mais je… je vais en faire, c’est certain. J’aimerais juste apprendre à les… minimiser ? Avant qu’on puisse vraiment l’envisager. Enfin, tu vois. » Ou probablement que non, parce qu’il pensait sincèrement qu’elle comprenait sa vision des choses lorsqu’ils ont parlé de ce sujet quelques semaines auparavant, mais la déconvenue en réalisant que tous ses beaux discours n’étaient pas aussi sincères qu’elle le prétendait lui reste toujours en travers de la gorge. « Mais tu ne devrais pas ! » Qu’il coupe Jules alors qu’elle persiste à vouloir y voir un non catégorique, avant qu’elle ne poursuive et que son regard devienne plus dur sans même qu’il ne le veuille. Un instant, il est tenté de lui dire que c’est très exactement ce qu’elle attend de lui ; qu’il se conforme à ses désirs, mais cette pensées est vite balayée lorsqu’il s’oblige à se concentrer sur la suite de ses propos, qui, finalement, n’arrangent pas les choses. Il écoute Alfie, et il bouillonne intérieurement. Il aimerait la rassurer sur le fait qu’elle n’a pas à mettre ses rêves entre parenthèses, mais est-ce que ce serait justifié qu’il soit celui qui tienne ce discours ? Non, et au fond de lui, il le sait parfaitement. Il lui faut quelques instants de silence pour parvenir à regagner son calme, et il y parvient quand elle admet qu’il mérite mieux, tant elle se trompe sur la question. « C’est marrant, je me dis exactement la même chose te concernant. » Il admet, avec un léger sourire avant d’en avoir marre de cette distance et de faire quelques pas en sa direction. « Viens par là, il ne lui laisse pas vraiment le choix avant d’envelopper sa silhouette de ses bras, s’il te plait, qu’il demande, au cas où elle voudrait protester, on aura d’autres occasion de se détester. » Il glisse avec un léger sourire avant d’embrasser le sommet de son crâne. « Tu sais, je crois qu’à ce stade, on peut pas faire autrement que d’être égoïste. Tu as tes rêves, j’ai les miens et la vérité, c’est qu’ils ne sont pas compatibles, il faut qu’on l’accepte. » Il débute avec hésitation, conscient que le choix de ses mots n’est pas des plus adéquats. Et même s’il ressasse les propos de Jules, qu’il y trouve une certaine ironie, il n’oublie pas qu’elle a été celle qui l’a rassuré quelques semaines plutôt. Et même s’il se met à douter de sa sincérité, elle s’y est essayée, et c’est à son tour de le faire. « C’est juste qu’on est à deux stades différents de nos vies, et c’est compliqué pour nous deux, mais on va y arriver. On va vraiment y arriver, parce que la finalité dans tout ça, c’est nous deux, et on est au moins d’accord là-dessus, pas vrai ? » Il demande alors que son regard croise le sien et que ses mains caressent ses joues. « Je m’y sens pas obligé. » Si, parfois. « Et moi, je n’ai pas le droit de t’obliger à devoir renoncer à tes rêves. » Quelle douce ironie. « Je ne ressens pas de pression, et tu ne devrais pas en ressentir non plus. » Pas nécessairement par lui, mais par cette idée reçue selon laquelle son horloge biologique tourne alors qu’elle a encore du temps, beaucoup de temps devant elle. « Tu sais, quand tu m’as demandé si je voulais être différent ? » Il lui remémore alors qu’il décide cette fois-ci de détourner les yeux pour jouer avec une mèche de ses cheveux. « Je t’ai dit que je le voulais, parfois. Et c’était la vérité. Je l’aimerais. Et j’y travaille, alors… non, ce n’est pas une question de devenir celui que tu as besoin que je devienne, mais celui que j’ai besoin de devenir. L’obligation, elle vient de moi-même, et ça va prendre du temps, mais j’y travaille. » Qu’il lui assure d’un ton plus calme, alors qu’un timide sourire se glisse sur ses lèvres tandis qu’il repose son regard sur elle. Il y travaille, oui. Pas de la meilleure façon qui soit, mais ça, il ne le sait pas encore.
J’ignore pourquoi j’ai voulu le pousser à me parler d’Amelia alors que je savais pertinemment que cette conversation nous mettrait, tous les deux, mal à l’aise. J’avais inconsciemment besoin d’être rassurée sur sa vision des relations amoureuse et sur sa fidélité alors que je savais pertinemment que toutes les réponses qu’il pourrait me donner ne seraient pas en accord avec les principes que j’ai toujours eu. C’est stupide de vouloir remuer le passé pour se rassurer sur le futur alors que finalement c’est bien de notre relation qu’il s’agit à présent et non pas de celles qu’il a pu avoir. S’il a eu des problèmes pour s’engager par le passé et qu’il a considéré qu’il avait le droit de profiter de sa jeunesse sans s’enfermer dans une relation, il a toujours été parfaitement claire sur sa vision de notre relation et l’exclusivité à laquelle j’avais droit. Malgré tout, le fait que je commence tout juste à réaliser qu’il a été si différent du Alfie que je connais, quelques années auparavant, me dérange plus que je ne le voudrais. Pourtant, il m’a toujours laissé entendre que le nombre de ses relations avait été bien supérieur aux miennes, mais je m’étais juste contentée d’imaginer qu’il avait du mal à s’attacher et qu’il charmait les personnes qu’il rencontrait assez facilement pour ne pas vivre de trop longues périodes de célibat. Ce n’est d’ailleurs pas le nombre de personnes avec qui il a pu être qui me dérange mais plutôt le côté malsain que j’entrevois dans sa relation avec Amelia si on peut d’ailleurs qualifier ça de relation. Comment quelqu’un peut aimer se faire du mal ? Comment quelqu’un peut aimer faire mal ? Comment l’amour peut devenir synonyme de souffrance et que chacun y trouve son compte ? Ce sont plein de questions auxquelles je ne sais pas répondre et plein de questions que je n’ose pas formuler à voix haute, de peur de dépasser ses limites. C’est d’ailleurs un autre problème. Je n’ai jamais eu de limite avec lui, aucune, il sait tout de moi, mon passé, mes doutes, mes rêves, mes ambitions et mes peurs. Je me suis toujours montrée transparente avec lui, ou en tout cas j’ai fait le maximum pour l’être, et j’ai toujours pensé que c’était réciproque avant qu’Harvey et Joseph ne viennent remettre en cause cette certitude. Je ne veux pas croire qu’Alfie est différent de celui que je connais, je ne veux pas avoir à remettre en cause la confiance que je lui porte et je ne veux pas laisser des doutes mettre à mal notre relation. Malheureusement, ma capacité à adopter la politique de l’autruche a ses limites et les paroles prononcées par ceux qui ont connu le Alfie d’autrefois résonnent encore dans ma tête, m’empêchant de vivre dans le déni confortable dans lequel je me sens si bien. « Oh… » C’est la seule réaction dont je suis capable alors que je reçois des explications qui me paraissent à des années lumières des principes et des valeurs de mon petit-ami. « Oh. » Je répète une fois de plus, comme si cette simple syllabe pouvait éviter l’installation d’un silence pesant qui traduirait si facilement mon malaise et la difficulté à accepter cette relation malsaine et douloureuse qui semble encore si présente dans son esprit. « D’accord. » Je finis par déclarer alors que l’expression de mon visage et le ton de ma voix disent totalement le contraire. Je ne suis pas du tout d’accord avec tout ça. J’ai encore des milliers de questions à poser, mais ce serait par simple curiosité et pas parce que cette vérité nous permettrait d’aller de l’avant dans notre couple – enfin, je crois – et je ne tiens pas à le pousser plus que je l’ai déjà fait. Il a raison, je ne comprends pas, je suis totalement incapable de comprendre. J’aurais aimé avoir l’ouverture d’esprit nécessaire pour accepter ou au moins pour entendre que ce type de relation puisse exister mais ce n’est pas le cas et tout ce que je vois ce sont deux personnes perdues qui se sont enfoncées mutuellement parce qu’il était plus simple de partager une déchéance commune que de la vivre seule. Ce que je ne saisis pas, en revanche, c’est pourquoi Alfie s’est retrouvé embarquer là-dedans ? Lui qui vivait à deux cents à l’heure mais qui arrivait à garder la tête sur les épaules, lui qui était ambitieux et avait une perspective de carrière et de vie étudiante qui auraient dû suffire à le pousser à donner le meilleur de lui-même et non pas à s’abandonner à un amour destructeur. J’imagine qu’à seize ans, il est parfois difficile de ne pas se perdre et de faire toujours les bons choix et je ne sais pas vraiment comment il était à l’époque, mais je crois que je ne le saurais jamais et que les informations qu’il a pu me donner aujourd’hui sont les seules que j’obtiendrais sur ce chapitre de sa vie qu’il ne souhaite tellement pas aborder. Alors je laisse tomber, comme je le fais toujours, optant pour la solution de facilité parce que toute cette conversation est déjà bien assez dure comme ça et que je ne me sens pas capable d’affronter toutes ces vérités que je n’ai de toute façon pas vraiment le droit d’exiger de lui. Il n’y a plus que lui et moi, à présent et ça devrait me suffire.
J’ai sûrement raison de m’économiser pour la suite de cette conversation car cette dernière n’avance pas en s’arrangeant. Alfie me blesse par son honnêteté, certainement sans le vouloir, et c’est sur la défensive que je lui renvoie les coups, d’une manière peu justifiée et maladroite qui ne manque pas de le faire réagir. Je baisse les yeux de nouveau alors qu’il me réprimande, incapable de soutenir son regard alors que je ressens l’irritation dans ses paroles. « Je ne veux pas te faire culpabiliser. » Bien sûr que si. J’essaie vainement de me justifier ou au moins de me rattraper, d’exprimer mon point de vue dont la formulation initiale était loin d’être pertinente sans avoir l’air d’être en train de me raccrocher aux branches alors que c’est pourtant exactement ce que je suis en train de faire. « Je voulais juste que tu comprennes que j’ai tellement essayé de te faire dire ce qui n’allait pas sans y parvenir que j’ai fini par m’imaginer tout et n’importe quoi. » Il y a encore quelques minutes, il me jurait que tout allait bien, que je me faisais des films et qu’il était juste un peu surchargé de travail et cette fois, je suis heureuse de m’être accrochée pour qu’il lâche enfin ce qu’il a sur le cœur et qu’on puisse parler de nos problèmes pour pouvoir envisager des les régler. Nous nous sommes déjà disputés auparavant, comme tous les couples, mais jamais je ne l’ai senti s’éloigner de moi comme ces dernières semaines et je n’ai jamais eu aussi peur de le perdre. Le plus difficile a certainement été que j’ai eu l’impression de me battre toute seule pour nous et de voir des problèmes qui n’existaient pas pour lui alors qu’ils me sautaient aux yeux. Encaisser tout ce qu’il me reproche n’est pas facile, mais au moins je peux mettre des mots sur la distance qui s’est installée entre nous ces dernières semaines et ça me suffit à me sentir un peu plus légère sans pour autant que je nage dans le bonheur. J’en suis encore loin. Alfie n’a d’ailleurs pas l’air en meilleure position, loin de là et je découvre des choses que je n’imaginais pas vraiment comme une perception de lui-même que je trouve un peu dure et très peu réaliste. Certes, il n’a certainement pas toujours pris les bonnes décisions dans sa vie, mais qui peut se vanter d’avoir toujours fait les bons choix ? Ce n’est pas pour autant que mon regard sur lui va changer et je suis déçue qu’il s’imagine le contraire et me pense intolérante à ce point. Je ne suis pas sûre de pouvoir tout comprendre, c’est le cas avec Amelia, je ne peux pas le nier, mais tout entendre sans que mes sentiments en pâtissent, ça j’en suis certaine. J’aurais aimé rebondir sur ses propos, lui dire à quel point il a tort de se percevoir de cette manière et lui rappeler combien il peut être merveilleux, mais je sais bien que ça ne servirait à rien, parce qu’il n’est pas prêt à l’entendre et parce que la manière dont je le perçois semble être à des années lumières de l’idée qu’il se fait de lui-même et je crois malheureusement qu’il est le seul à pouvoir changer ça. Je déteste me sentir impuissante face à son mal-être, mais je ne peux, une fois de plus, pas le pousser à parler de sujets qu’il ne se sent pas prêt à aborder et même si respecter son silence me semble difficile, je me plie à sa volonté et reste muette, loin pourtant d’accepter ce qu’il vient de m’avouer. J’aurais aimé malgré tout que la suite de la conversation soit plus facile pour lui, que son amitié pour Joseph ne soit pas une si grande source de problèmes et qu’il ne sente pas une fois de plus pas à la hauteur. « Tu fais de ton mieux et tu ne peux pas t’en demander plus. » J’affirme avec certitude, en sachant pertinemment que je ne réussirais pas à le convaincre. Il semble incapable de s’estimer suffisamment bien pour ses proches alors que pourtant Joseph a énormément de chance de pouvoir compter sur lui. J’ignore ce qu’il s’est réellement passé entre eux pour qu’Alfie se sente aussi coupable de sa situation actuelle mais il a tendu la main à un ex-taulard qui était très loin d’opter pour la rédemption et il ne peut pas se blâmer d’avoir échoué à le remettre sur le droit chemin alors que Joseph lui-même ne voulait pas y aller. C’est un grand garçon, il saura assumer les conséquences de ses actes, même si son cerveau de la taille d’un pois-chiche est incapable de lui faire entendre que ses choix sont loin d’être judicieux. A force de vouloir être parfait pour les autres alors qu’on ne lui demande pas de l’être, Alfie va finir par exploser, personne ne peut être exactement ce que l’on attend de lui ou ce qu’il croit que l’on attend de lui et c’est valable aussi pour Stephen et sa nouvelle relation bien trop rapide. « Je ne te trouve pas injuste. » J’admets finalement alors qu’il avoue ne pas accepter son amour pour Leah. Ce n’est pas étonnant, loin de là, Rachel est encore tellement omniprésente, personne ne peut le blâmer de trouver le rétablissement de Stephen trop rapide même si le jeune homme a évidemment le droit de trouver le bonheur après le drame qu’il a vécu. « Tu n’es pas obligé de faire semblant. » En tout cas, pas avec moi, même si je lui ai laissé entendre le contraire parce que j’étais certainement trop blessée pour me rendre compte de sa difficulté à accepter la situation. Je m’en veux, bien sûr, parce qu’il n’est pas dans mes habitudes de le faire passer au second plan, mais je suis là, maintenant et j’espère que ce sera suffisant pour rattraper les moments où je ne lui ai pas tendu la main.
Je crois malheureusement qu’il a beaucoup de mal à saisir le concept d’agir pour soi-même et non pas pour les autres et c’est encore du jugement des autres dont il a peur alors qu’il m’avoue qu’il n’a pas voulu retarder les présentations pour ne pas gâcher le bonheur de Stephen. Je suis sûre qu’il aurait pu comprendre les réticences de son cousin s’il les lui avait expliqués calmement au lieu de subir ce goûter d’anniversaire absolument catastrophique. J’ai trouvé cette journée horrible parce que je n’avais pas vraiment Alfie à mes côtés pour m’aider à la traverser, que je lui en voulais de m’avoir nargué avec cette histoire de moto et que j’en voulais à Leah de faire de moi sa confidente au sujet de ce bébé surprise qui me rendait affreusement jalouse. De son côté, il a dû affronter le nouveau bonheur de Stephen, cette femme qu’il ne connaissait pas et qui lui rappelait l’absence de Rachel et mes regards fuyants parce que j’étais incapable d’être celle dont il aurait eu besoin. « Il ne s’agissait pas de l’envoyer balader mais d’exprimer ton ressenti et tu en avais parfaitement le droit. » J’insiste, parce que visiblement la communication ne semble pas être le point fort d’Alfie qui préfère se taire et faire plaisir à tout le monde même au détriment de son propre bien-être ce qui ne me semble pas du tout être une bonne idée sur le long-terme. La preuve, on en est là, et même si je sais que je n’ai rien à lui envier sur le sujet car moi aussi je préfère me taire plutôt que d’affronter des vérités qui mèneraient à des désaccords, il faut bien reconnaitre qu’il est allé un peu trop loin sur ce coup puisque j’ai dû carrément provoquer une confrontation pour l’amener à se confier. Que se serait-il passé sans cette discussion dont je suis l’instigatrice ? L’imaginer me noue l’estomac et je suis finalement heureuse de m’être fait violence avant qu’on dépasse ce fameux point de non-retour qui aurait pu être fatale à notre couple. Le ton humoristique d’Alfie alors qu’il me met en garde contre son futur attachement à Leah allège un peu la conversation et m’arrache également un sourire vite effacé par une expression faussement choquée de circonstance. « Alfred Maslow, je vous ai à l’œil. » Je rétorque, prenant l’attitude guindée d’une gouvernante peu commode l’espace d’un instant. « De toute façon, tu te rendrais vite compte que je suis beaucoup mieux, ce serait quand même dommage de me perdre juste pour réaliser à quel point je suis fabuleuse. » J’ajoute avec une arrogance que je suis en réalité loin de posséder, optant pour de la fausse prétention vis-à-vis d’une femme à laquelle je n’ai jamais envisagé de me comparer. « Mais tu as raison, tu as besoin de temps alors autorise-toi à ne pas y arriver tout de suite. » Il le dit lui-même, ça ne se fera pas en un claquement de doigts et feindre le contraire ne lui rend pas service. Je suis certaine que par la suite, la présence de Leah lui paraitra moins difficile mais pour le moment, c’est beaucoup trop tôt et je suis certaine que Stephen est capable de l’entendre et de l’accepter et que Leah elle-même ne verra pas dans cette distance une incapacité à l’apprécier mais bien des difficultés à faire le deuil de cette femme dont il était si proche et dont il a tant de mal à se séparer. En attendant, je persiste à lui faire remarquer que s’il ne communique pas, on ne peut pas deviner ce qu’il se passe dans sa tête et même s’il prétend en avoir conscience, je me doute que le chemin sera long avant qu’il se décide à exprimer la moindre de ses pensées au lieu de tout emmagasiner jusqu’à explosion. Cette nuit devrait pourtant lui faire comprendre que parler est certainement ce qu’il y a de mieux à faire pour désamorcer un conflit, mais il a l’air de trouver bien plus difficile que moi le fait de se confier l’un à l’autre et j’en suis évidemment peinée, justement parce que j’ai toujours trouvé facile de lui ouvrir mon cœur et que ça ne semble pas vraiment réciproque. « Tu as le droit de ne pas l’être. » J’affirme alors qu’Alfie avoue ne pas être fort, contrairement à ce qu’il laisse toujours transparaitre. Il ne m’a jamais dit que Rachel lui manquait avant aujourd’hui et j’ignorais à quel point son absence était douloureuse pour lui. Sa souffrance me touche, évidemment et j’en oublie l’espace d’un instant cette barrière que nous avons érigée entre nous pour cet affrontement qui n’en est plus vraiment un maintenant. Nous laissons tomber les armes au fur et à mesure que les explications s’enchainent et même si ses paroles ne sont pas toujours simples à encaisser, j’ai l’impression de le retrouver petit à petit et rien ne pouvait me faire plus plaisir. Je lui suis reconnaissante de me laisser conserver le secret de Leah même si je n’ai aucune envie de garder ça pour moi. J’ai déjà volé une annonce qui ne m’appartenait pas à Stephen et je ne peux pas me permettre d’agir de cette façon une seconde fois. Faire ça à Alfie me rend malade et je ne suis pas sûre que j’aurais été capable de garder le silence s’il s’était montré insistant. J’apprécie également qu’il ne me tienne pas rigueur de mon comportement à l’anniversaire d’Anabel et qu’il reconnaisse que je suis là pour lui, lorsque, contrairement à ce fameux après-midi, ma rancœur ne prend pas le dessus sur mon envie d’être auprès de lui pour les bons comme les mauvais moments. « Je fais de mon mieux. » Et ce n’est pas parfait, loin de là, parce que je ne suis pas toujours à la hauteur, ma conscience se chargeant de me rappeler constamment et encore plus à ce moment précis à quel point je suis incapable de mettre mes rêves de côté pour le bien de notre couple alors que lui a renoncé aux siens sans jamais me le reprocher.
Reparler de ce rêve que je dois abandonner – provisoirement selon ses dires, mais ça ne semble pas si provisoire que ça à mes yeux – et incroyablement difficile et je déteste l’idée de le blesser avec des mots que je pense mais que j’aurais préféré garder pour moi plutôt que de le blesser. Je me déteste d’avoir toute cette rancœur envers lui alors qu’il ne la mérite pas, je me déteste de ne pas accepter son choix alors qu’il est parfaitement légitime et que je devrais le respecter et je me déteste de ne pas avoir réussi pour le moment à surpasser toute cette colère que je ressens à chaque fois que je dois envisager notre futur sans tous ces projets que j’avais imaginé pour nous. Mais c’est de ma faute, finalement, justement parce que je me suis projetée avec mes rêves sans m’assurer qu’il les partageait, parce que j’ai eu peur d’aborder ce sujet trop sérieux la première et que je me suis contentée d’attendre – trop longtemps – qu’il arrive naturellement sur le tapis alors qu’Alfie n’avait aucune envie d’en parler. J’aurais dû être plus claire, ça n’aurait peut-être pas changé les choses mais peut-être que j’aurais pu plus facilement accepter si j’avais eu le courage de lancer cette discussion avant que mon envie de fonder une famille devienne si forte qu’un refus me paraisse trop difficile à accepter. J’aimerais le rassurer de nouveau, lui dire que tout ira bien, que nous réussirons à passer au-dessus de tout ça et que notre couple ne risque rien, mais je n’en ai pas la certitude et je ne l’avais pas non plus la dernière fois que je lui ai assuré que rien ne changerait entre nous. Je ne peux pas faire deux fois la même erreur, il a besoin que je sois honnête cette fois-ci et même s’il m’est difficile d’exprimer ce que je ressens réellement, je le lui dois. « Je suis désolée. » Je murmure, avec une émotion perceptible dans la voix alors qu’il me répète qu’il est d’accord de la même manière que je l’ai fait pour Amelia alors que j’étais loin de l’être. Je ne veux pas lui faire de mal mais je suis en train de lui faire c’est une certitude et le ton neutre avec lequel il rebondit sur les propos trop blessants que je laisse échapper à contrecœur m’angoisse bien davantage que sa colère qui serait plus que légitime. Je suis soulagée lorsqu’il reprend la parole, expliquant que son non n’est pas définitif mais provisoire même si l’explication qu’il donne est loin d’être satisfaite à mes yeux parce que je ne veux pas qu’il fasse ses choix en fonction de mes rêves mais bien qu’il s’épanouisse lui aussi dans notre couple sans avoir à se sacrifier ou à devenir quelqu’un de différent pour me rendre heureuse. Il a accepté de rester à Brisbane pour moi et c’est déjà énorme, je ne veux pas lui en demander plus, et je ne suis d’ailleurs pas certaine de pouvoir supporter davantage de culpabilité. Je sais pertinemment que c’est moi qui l’ai poussé à faire ce choix et s’il ne semble pas en être malheureux, j’admets que j’aurais préféré qu’il vienne de lui. « Bien sûr que tu vas faire des erreurs, et moi aussi, les parents parfaits, ça n’existe pas. » Malgré tout, je crois que je peux comprendre qu’il veuille s’assurer d’être à la hauteur avant de prendre une telle décision, je n’ai juste jamais eu à me poser cette question parce que ça a toujours été une évidence pour moi. Je ne peux pas lui demander d’adopter ma vision des choses juste parce que ça m’arrange et j’aurais tort de minimiser son envie de s’assurer qu’il soit apte à la paternité avant de l’envisager. « Mais je comprends que tu aies du mal à te projeter, j’étais sincère lorsque je t’ai dit que c’était normal d’avoir besoin de temps. J’ai juste été… » Anéantie en me rendant compte que tous les projets que j’avais imaginés s’écroulaient ? Dévastée par ces révélations auxquelles j’aurais dû m’attendre mais qui repoussaient encore mon désir de maternité ? Toutes ces explications sont vraies, bien entendu, mais je ne peux pas me permettre de les prononcer à voix haute, je l’ai encore trop blessé aujourd’hui. «… déçue. » Je ne suis pas sûre que le choix du terme soit bien plus approprié mais c’est ce que je ressens et parce que je tiens à être honnête avec lui, je finis par lui expliquer pourquoi il est si difficile pour moi d’accepter tout ça, à quel point j’aimerais réussir à passer au-dessus pour lui permettre de prendre son temps et combien je suis frustrée de ne pas m’en sentir capable. Un silence accueille mon discours et pendant un instant je crains d’avoir ravivé sa colère et c’est bien le soulagement qui accueille le sourire qui apparait sur ses lèvres avant qu’il ne m’attire dans ses bras. Je n’oppose évidemment aucune résistance à ce geste tellement naturel habituellement et qui pourtant l’était beaucoup moins ces derniers temps. Je reste muette, profitant de ce contact que j’aimerais voir s’éterniser alors que c’est finalement lui qui trouve les mots pour apaiser les choses, minimisant mes erreurs et expliquant les démarches qu’il entreprend pour devenir différent. J’ignore à quel point il est sincère et j’espère qu’il ne commet pas la même erreur que moi en me disant simplement ce que je veux entendre au détriment de ce qu’il pense réellement. « Evidemment. » Je confirme, car s’il y a bien une chose dont je suis persuadée, c’est que ce nous est une priorité, notre priorité et que quels que soient les obstacles que nous aurons à affronter, on y arrivera pour préserver tout ce qu’on a construit. Mon regard croise le sien, il s’est radouci, enfin, et je reconnais davantage le Alfie qui partage ma vie depuis plus de trois ans maintenant. « On va y arriver. » Je murmure, comme en écho à ses propos, le cœur plus léger bien que nous n’ayons pas vraiment trouvé de solutions à nos problèmes. Il affirme que je ne l’oblige pas à quoi que ce soit et ça me rassure parce que j’ai justement l’impression de le pousser à faire des choix qu’il n’aurait pas forcément fait de lui-même. Chacune de ses paroles m’apaise encore davantage et l’avenir m’apparait finalement moins obscur que ce que je m’étais imaginée. « Tu ne m’y obliges pas, mais tu ne peux pas non plus réaliser mes rêves à contrecœur, je dois simplement apprendre à leur donner moins de place. » C’est ce qu’il a fait pour moi, lui, en acceptant ce poste à l’université et en travaillant avec Eva, il s’est rapproché de moi en réalisant que les dangers auxquels ils s’exposaient me faisait souffrir et je ne pourrais jamais suffisamment le remercier pour ça. Je crois d’ailleurs que je n’ai jamais vraiment essayé parce que nous n’en avons pas reparlé, mais je sais pertinemment que c’est un sacrifice qu’il a fait pour moi et j’aimerais être capable d’en faire de même. « Ma priorité, c’est toi. » J’ajoute spontanément, parce que c’est la vérité et que je veux qu’il s’en souvienne parce que ce n’était pas flagrant ces derniers temps. Certes, mon envie d’avoir des enfants est toujours présente mais ce désir n’aura plus de sens si je ne peux pas le concrétiser avec lui, et c’est ma vie toute entière qui me paraitra bien insignifiante s’il n’en fait plus partie. Il le sait, j’en suis persuadée, mais après tout ce que nous avons traversé, j’estime qu’il est important de le lui rappeler. Je voudrais figer le temps pour profiter cette parenthèse entre les doutes et les incertitudes que nous avons à affronter, j’aimerais pourtant rebondir sur son aveu, lui poser des millions de questions sur les changements qu’il aimerait opérer et les raisons qui le poussent à vouloir être différent alors qu’il n’a pas besoin de l’être, à mes yeux. « J’ai du mal à comprendre pourquoi tu en as besoin mais si tu penses que ça te rendra plus heureux et que c’est vraiment pour toi que tu le fais, alors j’imagine que c’est une bonne chose. » Ma voix trahit mon incertitude parce que je ne suis pas sûre de bien saisir ce qu’il envisage de changer et encore moins les motifs d’un tel changement mais s’il y a une chose dont je suis certaine c’est que je serais là pour le soutenir, quoi qu’il arrive. « Si jamais tu veux en parler, tu peux compter sur moi, tu le sais, n’est-ce pas ? » Plus que toutes les questions que je pourrais lui poser, je veux lui rappeler qu’il n’est pas obligé de tout garder pou lui. Je dois être capable de respecter sa décision de faire seul ce travail sur lui-même et pour lui-même comme je dois être capable de l’épauler s’il en ressent le besoin. Tout ceci est un peu flou pour moi, mais mon envie de le voir heureux suffit à balayer mes interrogations, au moins pour cette nuit. Alfie a raison, nous avons le temps de nous détester et je veux profiter de cette accalmie que j’attends depuis des semaines. J’ignore si notre complicité sera de nouveau présente dans les jours à venir alors il est hors de question que je le laisse me lâcher pour les quelques heures qu’il me reste avant de retourner travailler. Mes mains remontent le long de son torse pour se poser sur sa nuque alors que je réduis la courte distance qui nous sépare pour emprisonner ses lèvres entre les miennes, clôturant notre conversation sans lui en laisser le choix. J’ai envie d’oublier nos rêves incompatibles, les non-dits qui persistent et les concessions que nous allons devoir faire. La nuit a été longue et éprouvante et pour le peu qu’il en reste, je veux simplement retrouver ses bras, revenir en arrière comme lorsque tout semblait encore si facile et me donner l’illusion que rien n’a vraiment changé. J’interromps ce baiser l’espace d’un instant, reculant à peine d’un millimètre pour murmurer un « reste avec moi. » à mi-chemin entre la demande et l’ordre, sans préciser de limitation de durée parce que finalement c’est autant de ce court instant dont il s’agit que du reste de notre vie. On y arrivera.
Il voulait lui offrir des réponses à ses interrogations trop longtemps passées sous silence (il le sait, il l’a senti, n’a jamais tenté de changer les choses se complaisant dans ce mystère qu’il est en droit de conserver), et il réalise à l’expression de la jeune femme et au teint blafard qui devient le sien qu’il aurait dû s’abstenir. Mais elle ne pouvait pas s’attendre à des révélations acceptables dès lors que le sujet Amelia est mis sur la table, Alfie n’ayant jamais caché que son premier amour lui a causé beaucoup plus de souffrance que de bonheur. Du moins, c’est le discours qu’il parvient à tenir avec le recul, même s’il n’est pas toujours convaincu par celui-ci. Car la vérité, c’est qu’Amelia lui a surtout fait beaucoup de bien, mais que son entourage n’a jamais compris. Ce n’était pas juste une question de dépendance (car, dans le fond, il était bien plus dépendant d’elle que de tout la drogue qu’elle pouvait lui fournir), c’est surtout une question de liberté. Elle lui a permis de comprendre où se situaient ses limites (ou plutôt, qu’il n’en avait pas), elle lui a permis d’apprendre à se connaître même si la méthode utilisée n’était pas la meilleure. Mais sans elle, il ne serait probablement pas devenu qui il est aujourd’hui, et il lui doit énormément. Dans un sens, elle l’a sauvé en le faisant plonger, parce qu’Alfie a compris qu’il devait se libérer des chaînes que ses parents lui avaient mise autour des poignets, et que sans elle, il aurait probablement continuer à se faire du mal sans jamais parvenir à se maîtriser. La drogue avait au moins eu un effet bénéfique ; malgré tous les effets secondaires qu’il avait dû supporter et qu’il subit encore, il parvenait à contenir cette violence qui était devenue mentale plus que physique. Si le recul l’a aidé à comprendre qu’Amelia se servait de lui plus qu’elle n’était une mauvaise personne, contrairement à ce qu’il fait croire à tout le monde, il n’a jamais tenté de dissuader ceux qui pense encore qu’il a enfin totalement ouvert les yeux sur elle. La vérité, c’est que ses yeux demeurent mi-clos ; partagé entre la honte d’avoir été un pantin entre ses doigts et le bonheur de l’avoir été, justement. Il a été sa marionnette, son jouet, son objet, et rien n’a été aussi bénéfique à sa vie que la manière dont il s’est laissé faire. Mais il ne le dit pas, Alfie, se contente d’être docile et de hocher la tête quand sa drogue blonde revient sur le tapis pour être critiquée. Il a acquiescé silencieusement lorsque ses parents ont trié sa chambre avec lui à son retour de l’hôpital pour se débarrasser de toute trace d’addictions, poudrées comme morte, et il les a regardé balancé les photos de la jeune femme à la poubelle, ne parvenant qu’à en glisser une dans sa poche et qu’il a conservé durant tout ce temps. Il a murmuré un « oui » à chaque fois que Rachel lui confirmait qu’il était bien mieux sans elle et que – paix à son âme – son décès était la meilleure chose qui avait pu lui arriver. Il a reconnu auprès du psychologue qui le suivait à l’époque que leur relation n’était pas saine non pas parce qu’il s’était convaincu de cette vérité, mais parce que c’est ce que son interlocuteur voulait entendre. Il a bien appris, la leçon, Alfie, prétendant être passé à autre chose pour mieux conserver un souvenir intact de l’adolescente, parce qu’il était incapable de la sortir de sa vie et qu’il l’est toujours. Mais il sait aussi que personne ne comprendrait cette manière qu’il a de garder un lien avec elle. C’était leur manière de vivre les choses, quand bien même personne ne peut le comprendre, et encore moins Jules. Il le comprend bien, à sa réaction, que ce n’est pas les confessions qu’elle espérait. Mais c’est la vérité, et elle lui a demandé d’être honnête. Elle n’est pas sans savoir qu’il a eu un passé quelque peu tourmenté même s’il n’est jamais entré dans les détails. « Désolé. » Qu’il murmure, baissant la tête alors qu’il comprend bien qu’elle est choquée tant cela dénote avec sa vision de l’amour. Mais si Alfie est navré de l’avoir perturbée de la sorte et qu’il n’aime pas rouvrir ce sujet, il assume. Du moins, sur ce plan. Il assume qui il a été, il assume la manière dont il a vécu ses relations, il assume les erreurs qu’il a pu faire. Il ne s’est jamais vanté auprès de Jules des nombreuses infidélités qui ont été les siennes, mais il n’a jamais caché que c’est la raison pour laquelle il existe des tensions avec la marraine d’Anabel. Il ne s’est jamais vanté d’avoir eu plus partenaires à la fois, parfois au même moment, mais il ne s’est jamais caché qu’il a testé énormément de choses sur le plan intime. Il ne s’est jamais vanté de faire du mal aux autres, mais il n’a jamais caché qu’il avait une manière d’envisager l’amour différente du commun des mortels, différente de celle de Jules. « Tout comme c’est logique pour moi maintenant de t’être totalement dévoué, et d’apprécier de découvrir l’amour sans souffrance. » Qu’il lui assure avec un fin sourire, parce que c’est la vérité. Souffrance et amour ont toujours été extrêmement liés pour lui. La souffrance est souvent devenue de l’amour, et l’amour est souvent devenu de la souffrance. Plus j’allais mal, plus elle m’aimait. Et plus je l’aimais, plus j’allais mal. C’est ainsi qu’Alfie a longtemps pensé que les choses fonctionnaient, au point où toute la panique qui a pu le submerger au début de sa relation avec Jules n’étant pas liée à la conscience de développer des sentiments pour la première fois que de comprendre qu’il y avait une autre manière de faire et que cela reconfigurait sa manière de vivre. Il a toujours pensé que l’amour sans nuage était trop plat, trop ennuyeux, trop inintéressant, qu’il fallait constamment pimenter la chose, créer des défis, des tensions, provoquer une passion en suggérant la destruction. Avec Jules, il a compris que la passion pouvait être présente dès le moment où deux partenaires se font suffisamment confiance non pas pour se perdre l’un l’autre, mais se soutenir. Une notion dont il ignorait l’existence dans un couple, et qu’il a appris à apprécier. Il se veut toujours indépendant et ne pourra probablement jamais changer cela, mais bon sang, qu’est-ce que c’est agréable de savoir que l’on compte pour quelqu’un. Réellement, sans intérêt sous-jacent, seulement parce que l’autre vous aime, sans conditions.
Et pourtant. Un bref instant, quelques secondes d’incertitude qui lui paraissent durer une éternité alors qu’il comprend que c’est lui qui l’a fait souffrir. À moins que ce ne soit l’inverse, alors qu’elle se joue de lui, qu’elle essaie de le faire culpabiliser malgré ce qu’elle peut dire ? Alfie manque de souffle, et reste prostré de son côté de la pièce, incapable de comprendre quelles étaient les intentions de sa petite amie, ni ce qu’il doit penser de celles-ci. Bien-sûr, il la connait suffisamment pour savoir qu’elle n’a pas la fibre sadique, raison pour laquelle il acquiesce à ses propos, lui accordant le bénéfice du doute. Elle est sans doute maladroite. Toutefois, il parvient à s’apaiser lorsqu’elle partage de plus amples informations sur la situation, et il pince légèrement les lèvres. « Désolé. » Il répète, avant de poursuivre. « C’est juste que… je sais pas, je le savais pas moi-même. » Et il ne s’agit pas d’un moyen de se défiler ; c’est la vérité. Si Alfie rejette l’exclusivité de la faute sur l’existence de Leah et sur cette conversation quant à une future vie de famille qu’ils ont eu, il sait aussi qu’il y a tout le reste, qui, sans parvenir à le partager avec Jules, lui est déjà suffisamment difficile à exprimer envers lui-même. Cette sensation toujours plus présente et perturbante de ne pas trouver sa place alors qu’il n’avait jamais ressenti cette impression avec autant d’intensité, la lassitude de pédaler dans le vide à tenter de reconstruire avec ses parents une relation qu’il a délaissée sans difficulté pendant des années, le vide laissé par Rachel qui décide seulement maintenant de lui faire mal, de son cerveau qui n’arrive jamais, jamais, à se taire alors qu’il ne voudrait que ça, même une heure, même une minute, pour se reposer, de ses insomnies mêlés aux cauchemars qu’il maîtrise de moins en moins, et cette culpabilité naissante d’avoir survécu là où d’autres n’ont pas eu cette chance. Toutes ses interrogations qui l’amènent toujours sur le même chemin : vers cette addiction dont il se pensait totalement débarrasser et qui s’immisce à nouveau en lui sans qu’il ne parvienne à l’accepter. Il pensait réellement être passé à autre chose, et le constat qui s’impose de plus en plus à lui est perçu comme le plus dramatique de ses échecs. Il se débat, constamment, dès qu’il pose ses yeux sur Joseph, pour ne pas sombrer, alors qu’au fond de lui, il sait qu’il en est capable. Il sait qu’il n’a pas la volonté suffisante, et que ce n’est qu’une illusion, qu’il ne fait que se bercer de faux espoirs. Parce que de plus en plus, il aimerait que tout s’arrête, il aimerait que ce soit le vide autour de lui, il donnerait tout pour avoir ces quelques secondes de néant, de plénitude. Juste une fois, une dernière fois, pour se souvenir de ce que c’est de ne pas se laisser contrôler par des pensées envahissantes, pour se souvenir d’à quoi ressemble une nuit de sommeil. Une fois. Puis une autre, et encore une, et avant qu’il ne réalise, c’est tout le temps. Il sait comment ça marche. Et le pire dans tout ça ? Ça ne le dérangerait même pas. Et Jules peut lui promettre autant qu’elle le souhaite, peut le travailler au corps des semaines jusqu’à l’en convaincre, il campe sur ses positions, même s’il était prêt à enfin s’ouvrir, que l’idée lui a traversé l’esprit un bref instant, parce que l’occasion aurait été rêvée. Et puis, il se souvient. De son expression d’il y a quelques minutes, de son teint blafard, de son regard perdu posé sur lui, du jugement. Qu’elle l’accepte ou non, elle a émis un jugement sur sa manière de vivre sa relation avec Amelia. Alors il préfère ne pas voir ce regard, ces interrogations dans ses yeux, et cette déception de prendre conscience de l’homme avec qui elle partage sa vie, qui finalement ne vaut pas plus que celui avec lequel elle pensait terminer celle-ci il y a encore quelques années et qui lui a brisé le cœur. « Hm, hm. » Il marmonne en passant une main sur ses traits fatigués, pas tant par la conversation que par tout ce qui se passe dans sa tête et qui l’empêche de suivre tout ce qu’il se passe. Il fait peut-être de son mieux, mais ce n’est pas suffisant. Rien ne sera suffisant concernant Joseph, parce qu’il ne pourra jamais rattraper les heures du passé, cette soirée où il a insisté, encore et encore, en promettant un meilleur monde à son ami. Parce qu’il y croyait à ce moment-là. Et que j’y crois toujours. À nouveau, ses mains viennent couvrir un instant ses yeux perdus et mouillés, traduisant de ses nerfs à vif qui sont au bord de l’implosion. Harvey, Joseph, Leah, les noms s’enchaînent et Alfie ne parvient pas à trouver un instant pour respirer. Leah, ce bonheur retrouvé beaucoup trop rapidement, cette dernière preuve que Rachel ne reviendra jamais. Il n’est pas dans le déni, il était à ses côtés les dernières heures, il était à son enterrement, il revient régulièrement sa tombe : il sait qu’elle est morte. Il le sait, et pourtant, ça ne l’empêche pas de se surprendre parfois à réaliser un projet et prendre son téléphone pour appeler le numéro de sa cousine toujours présent dans son répertoire. Quelques secondes de légèreté avant l’impact, avec que ça le frappe à nouveau, que ça lui serre l’estomac et lui brûle la gorge. Des réflexes du quotidien dont il n’arrive pas à se séparer, et dont il n’arrivera peut-être jamais. À l’inverse, Stephen semble être parvenu à passer à autre chose, à établir d’autres mécanismes dans son quotidien, qui n’impliquent plus Rachel, ni de près, ni de loin. « Hm, hm. » Il marmonne à nouveau, esquissant un sourire pincé à Juliana, reconnaissant des efforts qu’elle met en œuvre pour l’aider à soulager tout ce qui s’active dans son esprit, gêné que ce soit toujours son rôle, d’être là, de le canaliser, de l’aider là où il n’arrive plus, de lui mettre cette pression sur les épaules. « Merci. » Il finit toutefois par glisser, sincère, le cœur serré, les yeux humides, mais quelques pensées en moins. C’est pas grand-chose, ça ne suffit pas, mais ça lui rappelle qu’il y a d’autres moyens, qu’il y a d’autres méthodes que celle dont il rêve constamment depuis quelques temps et pour cela, il lui en est extrêmement reconnaissant. « Je m’en rends compte maintenant. » Il confirme en hochant brièvement la tête. « Je vais vraiment essayer de travailler dessus, je t’assure. » Il ajoute, avec un sourire pincé parce que l’humeur n’y est plus, mais néanmoins sincère dans ses intentions. Il compte effectivement faire des efforts sur ce point-là, car même s’il est tout aussi conscient qu’il y a certains aspects qu’il n’est pas encore prêt à aborder librement, cette conversation crainte à son arrivée s’avère plus bénéfique qu’il l’aurait pensé. S’exprimer sans contrainte qu’en à ce qu’il ressent vis-à-vis de Leah, caresser du doigt ce qui le perturbe autant par rapport à Rachel, s’avère plus facile qu’il ne l’aurait pensé. Il ne peut pas lui garantir de toujours parvenir à agir de la sorte, car il a été éduqué sur un principe de « moins on en sait, mieux on se porte » qui fait de lui l’homme qu’il est aujourd’hui, mais il va faire des efforts, c’est certain. Même si Alfie n’est pas aussi détendu que d’ordinaire, il parvient malgré tout à plaisanter sur le sujet et un sourire plus sincère s’affiche sur ses lèvres lorsque Jules l’interpelle par son prénom, qu’il a tellement peu l’habitude d’entendre qu’il en vient presque à ne pas comprendre qu’il s’agit de lui. « J’ai pas besoin d’en arriver là pour m’en rendre compte. » Il souligne, avec un sourire aux lèvres, même si son comportement peut avoir laissé penser le contraire. S’il commence à comprendre que son éloignement fut problématique, et qu’il ne saurait réellement le justifier, une chose est sûre, il ne s’est pas rendu compte que cela pouvait impacter sa relation avec Jules, sans quoi il n’aurait jamais joué avec le feu et pris le risque de la perdre. C’est une éventualité qu’il est incapable d’envisager, et qu’il apprécie autant que ça lui fait peur, parce qu’il ne s’est jamais autant investi, parce que tout ceci demeure encore nouveau pour lui, et qu’il a mis trop de temps à se défaire de l’emprise d’Amelia pour trouver un nouvel objet de dépendance. Et pourtant, il l’est, à Jules. Il l’est totalement irrémédiablement, et ça ne le gêne pas, parce que cette fois, c’est parfaitement sain, et il peut se jeter à corps perdu dans tout ceci sans qu’il ne soit amené à le regretter un jour ou l’autre. Il reprend un air plus sérieux alors que Jules lui confirme qu’il doit s’autoriser du temps, acquiesçant à cette idée, prenant conscience qu’il est impératif qu’il concède effectivement à se laisser le temps d’accepter les choses, même si une part de lui persiste à penser qu’il n’a guère le droit. Stephen est heureux, Anabel aussi, ce n’est pas à lui de venir ternir leur bonheur sous prétexte qu’il n’arrive pas à passer à autre chose contrairement à eux. Il se laisse le temps de perfectionner son jeu de comédien, surtout, car c’est la seule chose qu’il puisse véritablement faire. Rachel est morte, ne reviendra pas, et tant qu’il n’arrivera pas à être complètement en mesure d’accepter cette idée, les choses ne pourront pas avancer. Parce qu’il n’est pas aussi fort que Jules le présume, et il finit par le concéder. C’est toujours avec un sourire presque forcé qu’il répond à la jeune femme quand elle lui confirme qu’il a le droit de ne pas l’être, ne sachant pas réellement que penser de cela. Ses parents ont des principes d’éducation assez arriérés (à ses yeux), et il a appris qu’un homme se devait d’être fort, d’être l’homme de la situation, de ne pas se laisser bercer par ses émotions. Serrer les dents, et avancer, sans jamais se plaindre. Et si Alfie s’est vite détaché de cette image toxique d’être un homme qu’ils ont voulu imposer, en étant parfois plus sensible qu’ils ne l’auraient voulu, en ayant d’autres intérêts, en ayant une attirance pour le même sexe, en étant simplement lui-même, il a été conditionné de cette façon et il est difficile de se débarrasser de principes qui l’ont accompagné si longtemps, même lorsqu’il ne le souhaitait pas. « Et je te remercie. Pour ça, et pour tout le reste. » Il mentionne par la suite, conscient que même si leur relation n’est pas parfaite en ce moment, qu’il est loin d’être le copain idéal, il est touché qu’elle soit toujours à ses côtés. Elle l’a peut-être confronté, il a peut-être certaines choses à lui reprocher, il lui cache peut-être encore quelques informations, il n’en demeure pas moins qu’il ne la remerciera jamais assez pour tout ce qu’elle fait pour lui, pour toute l’énergie qu’il lui prend sans qu’elle ne s’en offusque.
Et pour ce rêve qu’il lui retire, comme il vient à le comprendre lorsque le sujet revient sur le tapis, alors qu’Alfie a enfin admis que son comportement l’avait laissé sceptique, loin de comprendre comment elle pouvait l’avoir rassuré sur toutes ses incertitudes quant à un rôle de père qu’il ne pense pas avoir les épaules pour endosser, et à peine lui adresser la parole par la suite. Elle ne peut pas agir ainsi, elle ne peut pas le rassurer pour mieux lui planter un couteau dans le dos. Elle ne peut pas le laisser avec tous ces questionnements et tous ces doutes quant à savoir s’il est réellement capable de la rendre heureuse. Car la vérité, même s’il ne parvient pas encore à la formuler explicitement, est que ce n’est pas le cas. Qu’il brime ses rêves comme elle a brimé les siens, et qu’il commence à réaliser que l’amour ne suffit pas toujours, et que parfois il y a des compromis impossibles à réaliser. Finalement, il en revient au même stade : l’amour se conjugue avec la souffrance et l’un et l’autre sont en train de se faire du mal. Parce qu’il ne se voit pas avoir des enfants, parce que ce n’est pas une finalité pour lui, parce qu’il ne parvient pas à s’envisager père alors que Jules a toujours été confortée dans l’idée qu’elle serait une excellente mère et qu’elle aurait un jour sa propre famille. Mais Alfie l’empêche d’accéder à cet espoir, et elle verbalise enfin sa déception, qu’il avait toutefois bien compris sans qu’elle n’ait à lui dire le moindre mot. Il voulait juste l’entendre, plutôt que de cesser de se faire des idées, de cesser d’avoir ce minuscule espoir qu’il se trompe, qu’il s’agit encore d’une extrapolation qu’il fait à partir de rien. Il hausse les épaules sans vraiment la regarder alors qu’elle explique être désolée, et qu’il ne l’écoute bien plus, assailli par des dizaines de pensées qui activent le warning dans son crâne et hurlent dans tous les sens qu’il la perd, que cette fois, c’est certain et qu’il ne peut rien faire contre ça. Pire encore, que dans son égoïsme de la vouloir près de lui, il s’en fiche d’empêcher son bonheur. Non. Ce n’est pas qu’il s’en fiche, seulement il n’est pas suffisamment raisonnable pour accepter le fait qu’il faudrait qu’il accepte la situation et lui redonne sa liberté. Pourtant, ce qui sort d’entre ses lèvres sont des justifications, des envies de la rassurer, et malheureusement de lui faire croire qu’il changera d’avis, il en est certain. Le fait est qu’il n’est pas catégorique, mais qu’il n’a absolument pas l’assurance que les choses changeront, et que même l’acceptation de ses futures erreurs ne suffiront peut-être pas à le convaincre d’avoir ce bébé qu’elle désire tant. Il serait tenté de lui dire qu’il y a erreurs et erreurs, et qu’il se situe dans la seconde catégorie alors qu’elle est dans la première et que tout ceci est incompatible. Il baisse la tête lorsqu’elle explique être déçue, et son cœur se serre une nouvelle fois alors que cela ne cesse de confirmer ces idées qui tournent en boucle dans son esprit épuisé. Elle ne peut pas être heureuse avec toi. Elle ne le sera peut-être jamais. Tu la fais souffrir, et tu ne fais rien pour changer ça. Elle est anéantie et tu te contentes de regarder ton œuvre. Il se mord la lèvre alors qu’il a envie de hurler et de se frapper les tempes comme il le faisait plus jeune pour que tout cesse là-haut, lorsque la frustration était si intense que c’était le seul moyen pour lui de l’évacuer, mais il parvient à se contenir et se contente de passer ses mains sur son visage. « D’accord. » Il tente un sourire qu’il n’arrive pas à afficher, et parvient enfin à mettre son égoïsme de côté en réalisant qu’encore une fois, elle vise à le rassurer alors que lui, dans tout ça ? Il ne fait rien, il reste muet, trop occupé à se battre avec ses propres pensées pour apaiser celles de Jules. Alors il s’y essaie, maladroitement dans un premier temps, tentant malgré tout de lui faire comprendre que leurs divergences d’opinion quant au futur qu’ils envisagent ne sonnent pas le glas de leur relation – et peut-être qu’il essaie de s’en convaincre plus qu’il n’essaie de rassurer Juliana. Car en fin de compte, l’essentiel de tout cela, ce n’est pas cet hypothétique bébé, c’est eux, ensemble, comme cela l’a toujours été et comme cela devrait l’être. Et ce problème reviendra tôt ou tard sur le tapis, alors autant qu’ils l’oublient quelques instants, quelques semaines, quelques mois, s’accordant un répit bien mérité pour se retrouver à deux plutôt que de s’écharper quant à des projets qui sont encore abstraits. Ils ont le temps de le faire, dans l’immédiat Alfie a juste besoin d’une accalmie, de tenter de travailler sur les points qui sont ressortis au cours de cette conversation, de retrouver la confiance et l’amour de Jules alors qu’il quémande l’affection de celle-ci en l’invitant dans ses bras, juste pour la retrouver, un instant, une seconde et oublier tout le reste. « Je suis désolé. » Il répète une énième fois alors que Jules estime qu’elle doit donner moins de place à ses rêves. Et il ne saurait la contredire, mais il ne peut pas non plus lui l’imposer. Il esquisse un sourire peu confiant alors qu’elle précise que sa priorité c’est lui. Il voudrait lui confirmer que la réciproque est vrai, mais ne sont-ils pas là parce qu’il a donné l’impression du contraire ? Car si elle reste toujours une de ses priorités, contrairement à ce qu’elle peut penser, il doit aussi apprendre à travailler sur lui et à se mettre au centre, à accepter des choses qu’il refuse de voir, à travailler sur sa manière d’être plutôt que de souffrir de celle-ci. « Je sais. » Il confirme avant de baisser la tête, ne voulant pas s’épancher plus longtemps sur la question. Il a des choses à régler, c’est certain, mais par où commencer quand on vit toujours dans le déni de celles-ci ? Le regard ancré sur le sol, Alfie sent que ses paupières lui sont lourdes, et qu’il est désormais vidé de toute énergie, elle qui est d’ordinaire inépuisable. Il esquisse un pas en arrière pour rendre sa liberté à Jules, se mord la lèvre alors que le silence emplit la pièce et que la tension est toujours partante malgré la tournure plus douce qu’a pris la conversation. Il est tenté de lui demander s’il doit dormir sur le canapé, s’il doit même quitter les lieux, mais alors que sa bouche s’entrouvre, c’est elle qui prend les devants. Son regard quitte le sol pour se porter sur son torse sur lequel remontent les mains de Jules, avant qu’elles ne s’arrêtent sur sa nuque et qu’elle n’en profite pour le rapprocher d’elle et sceller la conversation par un baiser, auquel il répond sans pour autant comprendre ce qu’elle désire. Et comme si elle lisait dans ses pensées, la demande qu’elle lui formule est acceptée par un signe de la tête alors qu’il demeure silencieux, préférant l’acte à la parole. Ses mains entourent la silhouette de Jules pour la rapprocher à nouveau de lui, ses lèvres se posant sur les siennes un bref instant avant que sa tête ne se perde dans sa nuque, et qu’il la garde tout contre elle pendant de longues minutes. Comment un moyen de s’assurer que, quitte à ce qu’elle finisse par lui échapper, autant que ce ne soit pas ce soir.